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Full text of "Études folkloriques, recherches sur les migrations des contes populaires et leur point de départ"

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ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


ULVHAGES  DU  MÊME  AUTEUR 

Eu  rente  ô  lo  même  librairie 


Contes  populaires  de  Lorraine  comparés  avec  les  contes  des  autres  pro- 
vinces de  France  et  des  pays  étrangers  et  précédés  d'un  essai  sur  l'ori- 
gine et  la  propagation  des  'contes  populaires  européens.  2  vol.  in-S» 
raisin 18  fr. 

Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française. 

Us  Contes  indiens  et  l'Occident.  Petites  Monographies  folkloriques  à 
propos  de  contes  maures  recueillis  à  Blida  par  M.  Desparmet.  1  vol.  in-8 
raisin,  612  pages 20  fr. 

Ouvrage  posthume. 


Emmanuel     COSQUIN 

CORRESPONDANT  DE   l/lNSTITUT 
(Acadénde  des  Inscriptions  et   Belles-Lettres) 


ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


RECHERCHES 

SUR 

LES  MIGRATIONS  DES  CONTES  POPULAIRES 


ET 


leur    point    de    départ 


PARIS 
LIBRAIRIE   ANCIENNE  HONORÉ   CHAMPION 

EDOUARD    CHAMPION 
5,  quai  Malaquais,  5 

1922 

Tous  droits  ritervés 


SEEN  BY 

PRESERVATION 

StFrvtCES 


NOTE 


Ces  études  devaient,  dans  l'intention  d'Emmanuel  Gosquin,  être 
revues  par  lui  avant  d'être  réunies  en  volume.  Il  voulait  les  com- 
pléter, en  refondre  même  certaines,  d'après  les  documents  nou- 
veaux qu'il  avait  recueillis. 

La  mort  ne  lui  a  pas  permis  de  faire  ce  travail. 

On  pourra  se  donner  quelque  idée  de  ce  qu'il  avait  en  projet, 
en  lisant  l'extrait  suivant  d'une  lettre  de  lui,  du  12  mars  1913*, 
dans  laquelle,  s'excusan^  de  ne  pouvoir  entreprendre  une  édition 
annotée  des  contes  de  Perrault,  que  lui  demandait  M.  Edouard 
Champion,  il  lui  écrivait  : 

«  ...  Ce  à  quoi  je  dois  consacrer  toutes  mes  forces,  c'est  la  préparation 
de  cet  ouvrage  dans  lequel  je  réunirais,  en  les  refondant  parfois  et  en  les 
complétant  toujours,  mes  travaux  folkloriques  épars  çà  et  là.  J'y  joindrais 
une  introduction  et,  de  plus  (ce  qui,  à  mes  yeux,  serait  très  important), 
un  Mémento  du  folkloriste,  qui  donnerait,  avec  des  renvois  précis,  toute  la 
quintessence  doctrinale  du  livre.  C'est  là  une  grosse  affaire,  à  laquelle  je 
me  mettrai  dès  que  seront  terminés  quelques  articles  pour  lesquels  j'ai  pris 
des  engagements.  » 

Il  a  semblé  que,  telles  qu'elles  sont,  ces  études,  auxquelles  on 
n'a  rien  voulu  changer,  peuvent  être  lues  avec  profit  par  les  per- 
sonnes qui  s'occupent  de  la  question  des  contes  populaires. 

Emmanuel  Cosquin  a  laissé  une  grande  quantité  de  notes,  prises, 
les  unes  dans  l'intention  de  compléter  les  présentes  études,  les 
autres  en  vue  de  travaux  futurs. 

Ces  notes,  qu'il  n'a  pas  eu  le  temps  d'utiliser,  on  les  trouvera 
à  l'Institut  catholique  de  Paris,  rue  de  Vaugirard,  74,  avec  sa 
bibliothèque  folklorique. 


LF.s  CONTAS  POi>ULÂmr:s 


ET 


LEUR    ORIGINE 

(Mémoire  lu  au  3^  Congrès  scientifique  international  des  Catholiques 
tenu  à  Bruxelles  du  3  au  8  septembre  iSg4) 


Dans  l'immense  domaine  de  la  littérature,  plus  d'une  région  a 
longtemps  attendu  ses  explorateurs,  notamment  tout  un  pays  qui, 
jusqu'à  notre  époque,  ne  figurait  d'aucune  façon  sur  la  carte  offi- 
cielle, pas  même  sous  le  titre  de  lerra  incognila.  Quelques  voyageurs 
s'y  étaient  pourtant  aventurés,  et  ils  en  avaient  rapporté  des  pro- 
duits curieux  :  au  second  siècle  de  notre  ère,  Apulée  y  avait  trouvé 
la  charmante.»  fable  »  de  Psyché  ;  à  la  fin  du  dix-septième  siècle, 
Charles  Perrault,  Mme  d'Aulnoy  y  avaient  cueilli  ces  jolies  fleurs 
agrestes,  Cendrillon,  le  Chai  Botté  et  le  reste  des  Histoires  ou  Contes 
du  temps  passé,  la  Belle  aux  cheveux  d'or,  V Oiseau  bleu  et  les  autres 
Contes  des  fées.  Mais  la  provenance  de  ces  petits  récits  était,  .en  géné- 
ral, si  peu  connue  que  bien  des  gens  en  attribuaient  l'invention 
aux  éditeurs,  aux  arrangeurs. 

On  en  était  là  quand,  en  1810,  parut,  à  Gœttingue,  une  collection 
de  contes  recueillis  de  la  bouche  de  paysans  et  surtout  de  paysannes 
de  la  Hesse  et  d'autres  contrées  allemandes  par  deux  savants,  philo- 
logues de  premier  ordre,  Jacques  et  Guillaume  Grimm.  Le  succès  du 
livre  fut  grand,  et  l'impulsion  se  trouva  donnée  à  des  travaux  du 
même  genre  :  depuis  ce  temps,  on  a  vu  recueil  sur  recueil  de  contes 
populaires  se  former  chez  tous  les  peuples  européens  ;  l'Asie,  l'Afri- 
que ont  été  mises  aussi  à  contribution.  Mais  alors  s'est  révélé  un  fait 
de  nature  à  surprendre  :  en  comparant  entre  eux  ces  divers  recueils 
provenant  de  tant  de  peuples  différents  de  mœurs  et  de  langage, 

1 


3  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

on  a  constati'^  que,  de  la  Bretaj^ne  ou  du  Portutral  à  l'Annam,  do  la 
SilxTio  à  l'Inde  ou  à  l'Abyssinie,  il  existait  tout  un  iiiônie  répeitoiic 
d'  (•«•nteiî,  merveilleux  ou  plaisants.  Et  non  soulcnicut  on  y  trouvait 
un  fctnds  coininuii  d'idées,  des  élêmenls  identicpifs,  mais  cette  idf*n- 
filé  s'étendait  à  la  manière  dont  res  idées  étaient  mises  en  œuvre 
et  dont  ces  éléments  étaient  eomltinés.  Les  différences  élaienl  toutes 
superficielles,  simples  variations  de  costume. 

Tout  un  champ  nouveau  d'inx  estimât  ions  littéraires  s'ouvrait 
•  lune  d'une  manière  inattendue  ;  on  l'a  baptisé,  il  n'y  a  jtas  lùen  hmir- 
temps,  du  nom  très  général  de  folk-lore.  mot  anglais  nouvolKMueni 
forgé  et  qui  comprend  tout  ce  qui  touche  à  la  vie  jKqiulaire,  e(»ides, 
légendes,  proverl>es,  usages,  superstitions.  Quoi  <|u'JI  en  soit  du  nom, 
(te  pays  du  folk-lore  présentait,  lui  aussi,  dès  le  jour  où  il  avait  été 
un  j>eu  exploré,  son  prolilcme,  sa  question  des  sources  du  A'//  :  quelle 
éfriit,  en  efTet.  l'origine  de  ces  contes  partout  si  ressemblants  ? 


Mais  avant  d'aller  plus  loin,  il  ne  sera  sans  doute  pas  superflu  de 
donner  tout  au  moins  une  légère  idée  de  ces  ressemblances  éton- 
nantes. 

Une  dame  anglaise,  Miss  Roalfe  Cox,  a  publié,  l'an  dernier,  un 
gros  volume  oîi,  aidant  ses  lectures  personnelles  de  renseignements 
fournis  par  de  nombreux  correspondants,  elle  a  réuni  les  analyses 
de  tous  les  contes  populaires  actuellement  recueillis  qui  se  rapportent 
au  type  de  Cendrillon,  et  aussi  à  celui  de  Peau  d'Ane  :  ces  deux  types 
de  contes,  en  effet,  ont,  par  certains  points,  une  véritable  analogie, 
et  leurs  éléments  respectifs  se  combinent  parfois  pour  former  ce  que 
l'on  peut  appeler  des  types  intermédiaires.  Miss  Cox  a  fait  ainsi 
une  gerbe  de  près  de  trois  cent  cinquante  contes  de  tous  pays  (I). 

Parcourons  ensemble  ce  volume,  en  nous  arrêtant  surtout  sur  les 
contes  du  type  de  Peau  d\Ane,  mais  sans  nous  interdire  le  droit  de 
faire  de  petites  excursions  sur  le  domaine  de  Cendrillon,  si  voisin  de 
l'autre.  Je  serai  —  je  tiens  à  le  dire  d'avance  —  systématiquement 
incomplet  ;  autrement,  je  serais  infini  (2). 

Rappelons  d'abord  les  principaux  traits  du  conte  de  Peau  d'Ane  : 

1)  Cinderella,  by  Marian  Roai  fe  Cox  (un  volume,  publié  par  la  Folk-Lore 
s.cieiy,  Londres,  1893). 

Vl)  Dans  l'intérêt  de  la  brièveté,  je  ne  transcrirai  qu'exceptionnellement  le 
titro  des  collections  dont  font  partie  les  contes  que  j'aurai  à  mentionner.  On 
trouvera  ces  titres  tout  au  long  en  se  reportant,  soit,  quand  j'indiquerai  des  numé- 


LES  CONTES  POPULAIRES  ET  LEUR  ORIGLNE  à 

Un  roi  a  promis  à  la  reine  mourante  de  ne  se  remarier  qu'avec  une 
femme  remplissant  telles  conditions  ;  or,  il  se  trouve  que  sa  fille  seule 
les  remplit  ;  le  roi  déclare  qu'il  l'épousera.  Pour  échapper  à  cette 
union  criminelle,  la  princesse  feint  d'abord  d'y  consentir,  mais  seule- 
ment si  le  roi  lui  donne  certains  objets  qui  semblent  impossibles  à 
fabriquer.  Le  roi  ayant  réussi  à  se  les  procurer,  elle  s'enfuit  sous  un 
déguisement  qui  la  fait  paraître  une  créature  à  peine  humaine  ;  elle 
se  réfugie,  toujours  déguisée,  dans  le  palais  d'un  jeune  prince  où  elle 
remplit  les  offices  les  plus  bas,  et,  finalement,  une  bague,  mise  par  elle 
dans  un  gâteau,  permet  au  prince  de  découvrir  ce  ({u'est  en  réalité 
la  prétendue  servante. 

Telle  est  la  trame  ;  examinons  quelques  endroits  du  tissu. 
L'introduction  du  conte,  d'aJjord.  Dans  notre  conte  français  de 
Peau  d'Ane,  que  Perrault  a  recueilli  de  la  bouche  de  quelque  pay- 
sanne, et  rimé  en  1694,  la  reine,  mère  de  l'héroïne,  a  fait  pro- 
mettre, en  mourant,  au  roi  de  ne  se  remarier  qu'avec  une  femme 
plus  belle  qu'elle-même.  Or,  la  princesse  seule  est  plus  belle  que  sa 
mère.  De  là,  le  dessein  détestable  du  roi.  —  «  Plus  belle  »,  c'est  un 
peu  vague.  Aussi,  presque  tous  les  autres  contes  du  même  type  ont- 
ils  ici  quelque  chose  de  plus  précis.  (Et  c'est,  soit  dit  en  passant, 
une  première  indication,  avant  tant  d'autres,  qu'ils  ne  dérivent  pas 
du  livre  de  Perrault.) 

Ainsi,  dans  un  conte  allemand  de  la  Hesse  (Miss  Gox,  n°  161),  la 
reine  fait  promettre  à  son  mari  de  n'épouser  qu'une  femme  aussi 
belle  qu'elle-ijiême,  et  qui  ait  d'aussi  beaux  cheveux  d'or;  dans  un 
conte  napolitain  (n^  147),  la  défunte  reine  avait  également  des  che- 
veux d'or. 

Mais,  le  plus  souvent,  dans  les  contes  de  ce  type,  la  promesse  faite 
par  le  roi  est  de  n'épouser  que  la  femme  au  doigt  de  laquelle  ira 
['anneau  de  la  reine.  Ce  trait  se  rencontre  à  la  fois  en  Sicile 
(nos  159^  186),  en  Russie  (nos  171^  172)^  en  Norvège  (no  181),  en  Por- 
tugal (no  184),  chez  les  Grecs  de  Smyrne  (no  167),  etc. 

Ailleurs,  ce  sont  les  vêlemenls  de  la  feue  reine  que  doit  pouvoir 
mettre  celle  qu'épousera  le  roi.  Ce  détail  est  commun  à  un  second 
conte  grec  moderne  de  Smyrne  (no  176)  et  à  un  conte  écossais  (no  151  ). 
—  Ailleurs  encore,  il  s'agit  des  souliers  de  la  défunte.  Ce  dernier 
trait,  que  nous  ofïrent  deux  contes  italiens  (nos  134^  150J  et  un  conte 


pos,  aux  numéros  du  recueil  de  Miss  Cox,  soit  quand  je  donnerai  un  nom  d'auteur, 
à  l'index  bibliographique  placé  à  la  fln  du  second  volume  de  mes  Contes  populaires 
de  Lorraine  (Paris,  librairie  Vieweg  [actuellement  librairie  Champion],  1886). 


4  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

albanais  (n»  158),  nous  le  retrouvons  en  Asie,  chez  les  populations 
syriennes  de  la  Mésopotamie.  Dans  ce  conte  syriaque  (n^  189), 
c  'Uinie  dans  tous  les  contes  européens  où  figure  l'objet  ayant  appar- 
tenu à  la  reine,  l'essai  de  cet  objet  est  fait  sans  succès  à  toutes  les 
filles  du  pays,  et  c'est  ensuite  que  l'héroïne  l'essaie  innocemment,  et 
il  lui  va  à  ravir  ;  alors  le  père  déclare  qu'il  l'épousera. 

Enfin,  dans  un  conte  arabe  du  Caire  qui  a  échappé  aux  recherches 
de  Miss  Cox,  il  n'est  pas  question  des  souliers,  mais,  —  détail  l»ien 
oriental,  —  de  l'anneau  de  jembe  de  la  feue  reine  (1). 

Vous  rappelez-vous  les  trois  robes,  couleur  du  temps,  couleur  de 
la  lune  et  couleur  du  soleil,  que,  dans  Peau  d'Ane,  la  princesse 
demande  successivement  à  son  père,  avant  de  consentir  au  mariage, 
croyant  qu'il  sera  impossible  de  lui  procurer  ces  merveilles  ?  Dans 
nombre  de  contes  de  ce  type,  recueillis  dans  toutes  sortes  de  pays, 
l'héroïne  fait  des  demandes  analogues.  Ainsi,  dans  un  conte  petit- 
russien  (n^  153),  elle  dit  d'abord  qu'elle  voudrait  avoir  une  robe 
comme  l'aurore,  puis  comme  la  lune,  puis  comme  le  soleil  ;  dans 
un  conte  grec  moderne  de  Smyrne  (n»  176),  il  faut,  sur  la  première 
ri>be,  le  ciel  avec  ses  étoiles  ;  sur  la  seconde,  la  campagne  avec  ses 
fleurs  ;  sur  la  troisième,  la  mer  avec  ses  poissons. 

Quant  à  l'objet  bizarre  d'habillement  que  la  princesse  demande 
(  n  dernier  lieu  à  son  père,  je  constate  que  la  peau  de  l'âne  aux  écus 
ùOr,  qu'endosse  la  princesse,  ne  figure  guère  que  dans  le  conte  de 
]^•rrault.  Ce  n'est  pas  que  l'âne  aux  écus  d'or  lui-même  ne  soit  bien 
connu  dans  le  monde  des  contes  populaires,  et  je  pourrais  vous  le 
faire  retrouver,  avec  les  mêmes  qualités  merveilleuses,  mais  jouant 
un  rôle  plus  important,  dans  maint  conte  européen,  dans  un  conte 
syiiaque  de  la  Mésopotamie  et  dans  un  conte  de  l'Inde.  Des  animaux 
similaires  se  rencontrent  aussi  dans  un  autre  conte  indien  et  dans 
un  livre  tibétain  (2). 

.\  la  peau  de  l'âne,  correspond,  dans  beaucoup  de  contes  du  type 
que  j'étudie,  un  manteau  de  peau  plus  ou  moins  extraordinaire,  par 
exemple,  dans  le  conte  allemand  déjà  cité  (n^  161),  un  manteau  où 
df»it  entrer  un  morceau  de  la  peau  de  tous  les  animaux  du  pays  ; 

—  dans  des  contes  recueillis  en  Sicile  (n^  160),  en  Toscane  (n^  184), 

(1)  Quatre  contes  arabes  en  dialecte  cairote,  publiés  par  M.  H.  Dut.AC  dans  les 
Mémoires  delà  Mission  archéologique  française  au  Caire  (l"'  fascicule,  1884). 

(2i  Voir  dans  mes  Contes  populaires  de  Lorraine  les  pages  53,  55  et  58  du  tome  I. 

—  Ajouter  un  conte  de  l'Inde  septentrionale,  mentionné  dans  la  revue  anglaise 
Folk-Lore  (septembre  1893,  p.  397). 


LES  CONTES  POPULAIRES   ET  LEUR  ORIGINE  5 

en  Finlande  (n^  199),  en  Russie  (n^  144),  un  vêtement  de  peau  do 
truie  ;  —  ailleurs,  chez  les  Valaques  (n*^  195),  les  Polonais  (n^  206), 
les  Lithuaniens  (n"  194),  les  Petits-Russiens  (n°  153),  un  manteau 
fait  avec  les  peaux  de  certains  insectes  qui,  je  le  crains,  ne  se  ren- 
contrent que  trop  fréquemment  dans  ces  contrées. 

Dans  le  conte  arabe  du  Caire  dont  j'ai  déjà  parlé,  la  princesse, 
quand  elle  apprend  les  intentions  criminelles  du  roi,  commande  à 
un  corroyeur  un  vêtement  de  cuir,  fait  de  telle  façon  qu'il  ne  laisse 
paraître  que  les  deux  yeux.  Elle  se  revêt,  par  dessus  ses  riches  habits, 
de  cette  enveloppe,  et  alors  qui  l'eût  vue,  dit  le  conteur  arabe, 
eût  pensé  :  C'est  un  morceau  de  cuir. 

Après  le  morceau  de  cuir,  va  venir  le  morceau  de  bois.  Dans  le 
conte  grec  de  Smyrne,  la  princesse  se  fait  faire  à  sa  taille  une  sorte 
de  gaine  de  bois  pour  pouvoir,  dit  le  confee,  «  marcher  sans  être  vue  »  ; 
elle  a,  de  cette  façon,  si  bien  l'air  d'un  objet  de  bois,  que  les  gens 
restent  ébahis  devant  cette  boîte  ambulante.  Plusieurs  des  contes 
réunis  par  Miss  Cox  ont  ce  même  trait  du  vêtement  informe  de  bois  : 
je  mentionnerai  un  conte  toscan  (n?  134),  deux  contes  sardes  (n^s  142, 
143), un  conte  portugais  (no  184),  des  contes  norvégiens  (n^^  181,  etc.). 
—  Au  moment  de  la  publication  de  son  livre,  Miss  Cox  ne  pouvait 
encore  connaître  l'existence  de  deux  contes  de  l'Inde  septentrionale, 
publiés  l'an  dernier  seulement,  et  qui  nous  donnent  exactement, 
l'un  le  vêtement  de  cuir  du  conte  arabe,  l'autre  le  vêtement  de  bois 
lui-même  (2). 

Dans  d'autres  contes,  le  vêtement  de  bois  n'est  plus  informe  ; 
c'est  une  sorte  de  statue  creuse,  articulée,  dans  laquelle  se  met 
l'héroïne  (contes  italiens  des  Abruzzes  et  de  Rome,  n^s  159  et  150  ; 
conte  serbe,  n"  1.33).  —  Dans  les  deux  contes  italiens,  cette  statu*, 
à  la  forme  d'une  vieille  femme,  et  la  princesse  se  l'est  fait  faire  pour 
se  vieillir.  Dans  d'autres  contes,  également  italiens  {n^^  155  et  141  ; 
cf.  nos  215  et  281),  la  princesse  a  une  idée  bien  plus  étrange  encore, 
et  qui  semble  incroyable  chez  les  populations  de  la  Toscane  et  du 
pays  de  Bénévent  :  pour  se  donner  l'apparence  d'une  vieille  femme, 
elle  se  revêt  de  la  peau...  d'une  vieille  femme  morte  !  !  ! 

Est-il,  en  réalité,  italien,  ce  trait  que,  dans  le  livre  de  Miss  Cox, 
on  ne  rencontre  dans  aucun  des  contes  d'autres  pays  ?  Ce  serait 
bien  se  tromper  que  de  le  croire  ;  car  je  le  retrouve  d'abord  dans 
deux  contes  grecs  d'Épire,  appartenant  à  une  autre  famille  de  contes 


(1)  Voir  le  résumé,  malheureusement  trop  bref,  de  ces  deux  contes,  dans  la 
revue  Folk-Lore  (mars  1894,  pp.  86,  87). 


6  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

(Hahn.  n^  6.  var.  2,  et  n^  15).  Là,  un  jeune  homme,  qui  veut  cacher 
sa  beauté,  rencontre  un  vieux  bonhomme  ;  il  le  secoue  jusqu'à  ce 
que  sa  peau  se  vide,  et  il  se  met  dedans.  Je  retrouve  encore  ce  trait, 
mais  bien  plus  voisin  de  celui  des  contes  italiens,  à  des  centaines  et 
des  centaines  de  lieues  de  l'Italie,  dans  l'Inde  (Miss  Frère,  p.  201)  : 
Une  jeune  princesse,  qui  se  met  en  route  pour  une  longue  expédition, 
se  revêt,  elle  aussi,  de  la  peau  d'une  vieille  mendiante,  dont  elle 
a  trouvé  sur  la  route  le  corps  desséché.  Recueillie  par  de  bonnes 
gens,  elle  s'en  va,  chaque  matin,  dès  l'aurore,  sur  le  bord  d'un  étang, 
enlève  la  peau  qui  la  couvre,  et  se  pare  de  fleurs  et  de  perles.  Un 
prince  l'aperçoit  un  jour,  ainsi  transfigurée  (comme  le  prince  de 
notre  Peau  d'Ane  française  aperçoit  un  jour,  dans  tout  l'éclat  de  sa 
beauté,  l'héroïne,  qui,  ne  se  croyant  pas  vue,  a  dépouillé  son  enve- 
loppe grossière  et  s'est  revêtue  de  ses  riches  habits).  Rentré  au 
palais,  le  prince  indien  déclare  à  ses  parents  qu'il  veut  épouser  la 
vieille  femme  qui  demeure  à  tel  endroit.  On  le  croit  fou  ;  mais,  à  force 
d'instances,  il  obtient  que  le  mariage  se  fasse.  Comme  la  nouvelle 
épousée  prétend  obstinément  qu'elle  est  vraiment  vieille,  le  prince 
profite  d'un  moment  où,  se  voyant  seule,  elle  a  enlevé  la  peau, 
pour  s'emparer  subre})ticement  de  cette  peau  et  la  brûler. 

Ce  conte  indien,  on  l'a  remarqué,  n'est  nullement  sans  parenté 
avec  notre  conte  de  Peau  (VAne  ;  il  est  plus  voisin  encore  d'un  rin- 
(|uième  conte  italien,  un  conte  toscan  (n^  285).  Là  aussi,  l'héroïne, 
devenue  gardeuse  d'oies  chez  un  prince,  ôte,  un  jour,  sa  peau  de 
vieille  (car,  ici  encore,  il  y  a  une  peau  de  vieille).  Le  cuisinier  du  roi 
l'aperçoit  et  court  raconter  la  chose  au  prince  ;  puis,  d'accord  avec 
celui-ci,  il  dérobe,  pendant  la  nuit,  la  peau  que  l'héroïne  a  déposée,  et 
il  la  cache.  Force  est  alors  à  l'héroïne  de  confesser  qu'elle  n'est  pas 
vieille,  et  elle  épouse  le  prince.  —  C'est  là,  comme  on  voit,  presque 
le  même  enchaînement  de  faits  que  dans  le  conte  indien. 

J'ai  dit,  en  commençant,  que  les  deux  types  de  contes  de  Peau 
d'Ane  et  de  Cendrillon  avaient,  entre  eux,  par  certains  points,  une 
véritable  analogie.  J'aurais  pu  dire  qu'ils  avaient  des  éléments 
communs. 

En  efTet,  dans  tous  les  contes  populaires  connus  du  type  de  Peau 
d\Ane,  à  deux  ou  trois  exceptions  près  (dont  le  conte  de  Perrault), 
l'héroïne,  comme  Cendrillon,  se  rend,  splendidement  parée,  à  un  bal, 
à  une  fête,  à  une  noce,  et  elle  y  est  l'objet  de  l'admiration  de  tous, 
sans  que  personne  reconnaisse  en  elle  la  pauvre  gardeuse  d'oies  ou 
souillon  de  cuisine.  Seulement,  —  dans  les  contes  se  rattachant  au 


LES  CONTES  POPULAIRES  ET  LEUR  ORIGINE  7 

type  pur  de  la  famille  de  Peau  d'Ane,  —  cet  épisode  du  bal  s'enchaîne 
tout  autrement  avec  le  dénouement  que  dans  les  contes  du  type  de 
Cendvillon.  Point  de  pantoufle  perdue  par  l'héroïne  et  ramassée  par 
le  prince  ;  donc,  aucun  des  épisodes  qui  s'ensuivent.  Pendant  la 
troisième  soirée,  le  prince  glisse  une  bague  au  doigt  de  la  belle  incoîi- 
nue,  et  c'est  cette  bague  révélatrice  que  l'héroïne  met  dans  un 
gâteau  ou  dans  quelque  mets  destiné  au  prince.  Celui-ci,  fort  étonné 
de  retrouver  ainsi  sa  bague,  va  aux  informations  et  il  arrive  vite  à 
conclure  que  la  belle  dame  du  bal  et  l'étrange  créature  qui  a  pétri 
le  gâteau  sont  une  seule  et  même  personne. 

Dans  le  conte  de  Perrault,  c'est  sa  propre  bague  que  Peau  d'Ane 
a  mise  dans  le  gâteau  ;  car,  ici,  je  l'ai  déjà  dit,  il  n'y  a  point  de  bal. 
ni  par  conséquent  de  bague  donnée  par  le  prince.  Mais,  comme  h- 
prince  fait  essayer  partout  la  bague  énigmatique  pour  découvrir 
la  personne  à  qui  elle  appartient,  nous  trouvons  encore  ici,  à  défaut 
du  bal,  un  des  éléments  de  Cendrillon,  où  le  prince  fait  essayer  par- 
tout la  pantoufle  perdue.  —  Plusieurs  contes  de  la  famille  de  Peau 
d'Ane  (conte  grec  moderne,  no  166  ;  conte  russe  n°  144  ;  conte  écos- 
sais, no  142)  ont  intégralement  l'épisode  du  bal  et  de  la  pantoufle, 
c'est-à-dire  combinent  avec  le  thème  de  Peau  d'Ane  le  thème  de 
Cendrillon  lui-même. 

Dans  d'autres  contes,  toujours  de  la  famille  de  Peau  d'Ane,  — 
comme  dans  bon  nombre  de  variantes  de  Cendrillon,  du  reste,  — 
ce  n'est  pas  au  bal  que  va  l'héroïne,  mais  à  l'église,  et  elle  perd  un 
de  ses  souliers  d'or  en  s'enfuyant  au  sortir  de  l'office.  Là  aussi,  le 
prince  ramasse  le  soulier  et  le  fait  essayer  par  toutes  les  filles  du  pays 
(conte  petit-russien,  n"  153  ;  conte  polonais,  n^  206  ;  conte  lettc 
no  204  ;  contes  flnnois,  nos  197,  199  ;  contes  danois,  n^s  162,  16-3,  17.")  : 
contes  norvégiens,  n^s  181,  182  ;  conte  écossais,  n^  151). 

Si  j'en  avais  le  temps,  je  suivrais,  à  travers  tous  les  pays  d'Europe 
et  jusque  dans  l'Extrême-Orient,  chacun  des  épisodes  de  ce  conte 
de  Cendrillon  dont  je  viens  de  dire  un  mot.  Force  m'est  de  me  borner 
à  un  très  petit  nombre  de  rapprochements,  se  rapportant  unique- 
ment à  l'épisode  de  la  fameuse  pantoufle. 

Cette  pantoufle  du  conte  de  Perrault  est,  dans  presque  toutes  h  s 
autres  versions  européennes  et  asiatiques,  un  soulier  d'or,  une  san- 
dale d'or.  Je  passerai  très  rapidement  sur  les  contes  si  nombreux,  — 
notamment  sur  deux  contes  de  l'Inde  (1),    —  où  l'apparition  de 

(1)  Miss  Cox,  n"»  25  et  307.  —  Le  second  comte  a  été  recueilli,  du  côté  de  Boni- 


8  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

l'héroïne  en  public  produit  sur  un  prince  une  telle  impression  qu'au 
sortir  de  la  fête  ou  de  la  cérémonie,  il  se  met  à  sa  poursuite,  et,  ne 
pouvant  Talteindre,  ramasse  le  soulier  d'or  qui  a  échappé  au  pied 
de  la  jeune  fille.  Je  m'arrêterai,  de  préférence,  sur  les  contes  très 
rares  qui  présentent  d'une  autre  façon  la  perte  du  soulier  d'or. 

Dans  deux  contes  annamites  (n°s  68  et  69),  qui  correspondent 
aux  contes  européens  du  type  de  Cendrillon,  vivant  aujourd'hui 
encore  dans  la  tradition  orale  et  bien  plus  riches  en  épisodes  que  le 
conte  de  Perrault,  l'un  des  souliers  d'or  de  la  Cendrillon  de  ces  loin- 
tains pays  est  enlevé  par  une  corneille,  qui  le  laisse  tomber  dans  le 
palais  du  roi,  où  celui-ci  le  ramasse.  Alors,  le  roi  fait  proclamer  par- 
tout qu'il  épousera  la  jeune  fdle  au  pied  de  laquelle  ira  ce  soulier, 
etc.  —  Ici,  le  souvenir  de  la  légende  gréco-égyptienne  de  Rhodopis, 
racontée  par  Strabon  (liv.  X\'II)  et  par  Elien  (V'ar.,  liv.  XI 11), 
viendra  imniédiatement  à  l'esprit  de  ceux  qui  sont  familiers  avec 
les  auteurs  grecs  de  second  ordre.  Pendant  que  cette  Rhodopis  se 
baigne  avec  ses  suivantes,  un  aigle  enlève  un  de  ses  souliers  et  le 
laisse  tomber  dans  le  jardin  du  roi  d'Egypte  Psammétichus,  à  Mcm- 
phis.  Le  roi,  étonné  de  l'élégance  de  forme  de  ce  soulier,  fait  chercher 
partout  celle  à  qui  il  a])partient,  et  l'épouse. 

C'est,  —  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  le  constater,  —  un  trait  assez 
fréquent  des  contes  de  l'Inde,  qu'un  soulier  de  femme,  perdu  dans 
un  bois  ou  flottant  sur  une  rivière,  et  qui,  trouvé  par  un  prince  ou 
à  lui  apporté,  lui  donne  l'idée  de  faire  chercher,  pour  l'épouser,  celle 
qui  a  perdu  ce  soulier  (1).  Ce  même  trait  existe  dans  un  conte  armé- 
nien, de  la  famille  de  Cendrillon  (n»  8).  Là,  l'héroïne,  dans  sa  précipi- 
tation à  s'enfuir  après  la  fête  donnée  au  palais,  laisse  tomber  un  de 
ses  souliers  d'or  dans  une  fontaine.  Quand  on  mène  les  chevaux  du 
roi  à  l'abreuvoir,  ils  reculent  et  ne  veulent  point  boire.  On  cherche, 
et  le  soulier  d'or  apparaît.  Alors  le  roi  fait  proclamer  qu'il  mariera 
son  lîls  à  celle  qui  pourra  mettre  ce  soulier. 

11  y  aurait  bien  d'autres  rajiprochements  à  faire  encore.  Ceux  que 
j'ai  indiqués  brièvement  suflisent,  du  moins  je  l'espère,  à  mettre  un 
]KU  en  lumière  un  fait  général  très  important,  qu'il  convient  de 

bay,  chez  des  chrétiens  indigènes,  qui  font  aller  l'héroïne  à  la  messe  ;  le  conte  est 
néanmoins  bien  indien  :  ainsi  le  père  de  l'héroïne  est  un  ascète  mendiant,  et  l'on  y 
voit  un  roi  épouser  à  la  fois  six  sceurs.  Je  pourrais  encore  montrer  que  tel  détail 
rappelle  absolument  certain  passage  d'écrits  bouddhiques. 

\\)  Mi.-^s  Cox,  n°  235  ;  —  Asialic  Journal,  18.37,  p.  196  ;  —  Imiian  Antiquartf, 
novembre  1892,  n°  3  des  contes  publiés  par  M.  W.  Crooke  ;  —  Folk-Lore,  décem- 
bre  KS93,  p.  536. 


LES  CONTES  POPULAIRES  ET  LEUR  ORIGINE  9 

formuler  avant  d'aller  plus  loin.  Ge  fait,  le  voici  :  Quel  que  soit  le 
type  de  contes  que  vous  puissiez  étudier,  dans  ses  variantes  parfois 
si  nombreuses,  si  diversifiées,  recueillies  dans  tant  de  pays  différents, 
vous  ne  rencontrerez  pour  ainsi  dire  pas  un  seul  trait  caractéris- 
tique, si  petit  soit-il,  qui  soit  véritablement  spécial  à  telle  variante, 
à  telle  contrée.  Cherchez  bien,  et  ce  trait,  vous  le  retrouverez 
ailleurs,  dans  toute  sa  précision,  parfois  à  l'autre  bout  du  monde. 

Bien  que  le  règlement  de  nos  séances  me  talonne,  je  vais  vous  en 
donner  encore  un  exemple,  qui  est  très  frappant. 

Voici,  dans  un  conte  grec  n\oderne  d'Épire,  du  type  de  Peau  d'Ane 
(no  166),  un  passage  de  l'introduction  :  Apprenant  l'abominable 
dessein  du  roi,  son  père,  l'héroïne  dit  à  celui-ci  d'aller  trouver  l'évê- 
que  et  de  lui  demander  ce  qu'il  en  pense.  Le  roi  se  présente  devant 
l'évêque  et  lui  pose  cette  question  :  «Un  homme  a  un  agneau,  qu'il 
a  lui-même  élevé  et  nourri  ;  vaut-il  mieux  qu'il  le  mange  lui-même  ou 
que  ce  soit  un  autre  qui  le  mange  ?  —  Il  vaut  mieux  que  ce  soit 
lui-même  »,  répond  bonnement  l'évêque.  Et  le  roi  revient  dire  à 
l'héroïne  que  l'évêque  lui  a  donné  son  approbation. 

Ce  détail  de  la  question  captieuse  se  rencontre  si  rarement  qu'à 
l'exception  d'une  variante  grecque,  venant  également  d'Épire,  aucun 
des  contes  du  type  de  Peau  d'Ane  rassemblés  par  Miss  Cox  ne  nous 
le  présente.  N'en  concluez  pas  trop  vite  que  ce  détail  est  particulier 
aux  deux  contes  épirotes.  Miss  Cox  et,  avant  elle,  le  regretté  Reinhold 
Koehler  l'ont  retrouvé,  identique,  dans  un  conte  sicilien,  apparte- 
nant à  un  autre  groupe  de  contes  que  celui  de  Peau  d'Ane  (Gonzen- 
bach,  no  25),  et  j'ai  eu  la  bonne  chance  de  le  découvrir,  loin,  bien 
loin  de  l'Epire  et  de  la  Sicile,  au  Cambodge.  Voici  ce  passage  d'un 
des  Textes  Khmers,  dont  M.  Aymonier  a  publié  la  traduction  à 
Saigon,  en  1878  (p.  11)  :  «  Jadis,  au  pays  de  Kângchak,  régnait  un 
prince  qui  n'avait  qu'une  fille.  Convoquant  un  jour  ses  mandarins, 
il  leur  demanda  si  l'homme  devait  manger  ou  vendre  les  fruits  de 
l'arbre  qu'il  avait  planté.  Ignorant  le  dessein  du  roi,  ils  lui  répon- 
dirent que  les  plus  beaux  fruits  doivent  être  mangés  par  celui  qui 
les  a  cultivés.  »  Pour  se  soustraire  aux  intentions  criminelles  du  roi, 
la  princesse  invoque  les  esprits  célestes,  appelle  à  son  secours  Indra 
et  Brahma.  La  terre  s'entr'ouvre  et  tout  est  englouti. 

Dans  cette  légende  cambodgienne,  la'  question  énigmatique  n'est 
sans  doute  pas  littéralement  identique  à  celle  du  conte  grec,  bien 
que  le  sens  soit  exactement  le  même.  Mais  attendez  un  peu,  et  voyez 
comment  elle  est  conçue  dans  la  variante  grecque  :  «  J'ai  devant  la 
porte  de  ma  maison  un  pommier  ;  qui  doit  en  manger  les  fruits, 


10  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

moi  OU  un  étranger  ?  »...  Est-il  possible  de  constater  une  identité 
plus  complète  avec  la  forme  de  l'Extrême-Orient  ? 

Vous  avez  sans  doute  remarqué  le  passage  du  conte  cambodgien 
où  la  terre  s'ouvre,  à  la  prière  de  la  princesse,  pour  la  dérober  à  son 
indigne  père.  Eh  bien  !  ce  trait  se  retrouve  dans  le  conte  grec  d'Épire. 
et  les  aventures  de  l'héroïne  continuent  dans  un  monde  inférieur 
où  elle  est  ainsi  descendue  ;  il  se  retrouve  aussi  dans  des  contes  russes 
(Miss  Cox,  p.  150). 

Ainsi,  —  j'insiste  sur  ce  fait,  qui  est  capital,  —  il  y  a  sans  doute, 
dans  les  variantes  d'un  conte,  bien  des  combinaisons  diverses  et 
parfois  bizarres,  il  s'y  trouvera,  par  exemple,  des  introductions  diffé- 
rentes, des  épisodes  nouveaux  intercalés  (le  livre  de  Miss  Cox  et  les 
remarques  de  mes  Contes  populaires  de  Lorraine  en  donnent  une 
masse  d'exemples)  ;  mais  ce  sont  toujours  de  simples  combinaisons, 
et  un  œil  un  peu  exercé  pourra  toujours  les  décomposer  et  reconnaî- 
tre à  quels  thèmes  préexistants  ont  été  empruntés  les  éléments  qui, 
à  première  vue,  pouvaient  paraître  nouveaux.  En  un  mot,  dans  les 
variantes  d'un  conte,  il  n'entre  rien  de  l'imagination  personnelle 
du  conteur. 


Maintenant  nous  pourrons,  je  crois,  aborder  plus  facilement  la 
question  qui  se  posait  au  début  :  Quelle  est  l'origine  de  ces  contes 
partout  si  ressemblants  ? 

Plusieurs  solutions  du  problème  ont  été  mises  en  avant.  Passons 
rapidement  sur  les  théories  d'une  école  naguère  très  en  faveur, 
aujourd'hui  bien  déchue,  l'école  qui  voit  dans  les  contes  populaires 
le  dernier  terme  de  vieux  mythes  météorologiques  (solaires  ou 
autres),  se  décomposant  de  la  même  manière  chez  divers  peuples  qui 
auraient  eu  primitivement  les  mêmes  mythes,  et  donnant  finalement 
partout  un  résidu  identique,  les  contes.  Il  est  facile  d'indiquer  les 
invraisemblances,  les  impossibilités  de  ce  système,  et  je  l'ai  fait 
ailleurs  (1)  ;  mais,  à  l'heure  actuelle,  ce  qui  est  en  vogue,  en  Angle- 
terre particulièrement,  ce  n'est  plus  l'explication  mylhiqne,  c'est 
l'explication  anthropologique. 

Le  corj^phée  de  la  nouvelle  école  est  un  brillant  écrivain  anglais, 
M.  Andrew  Lang,  et  le  nom  â.' anthropologique  a  été  donné  à  son 
système,  parce  qu'il  s'occupe  beaucoup  de  ces  hommes,  plus  ou 

(1)  Voir  l'introduction  à  mes  Contes  populaires  de  Lorraine. 


LES  CONTES  POPULAIRES  ET  LEUR  ORIGINE  11 

moins  dégénérés  (M.  Lang  les  traite  comme  s'ils  étaient  primitifs)' 
qu'on  appelle  des  sauvages.  M.  Lang  étudie  avec  zèle  les  idées  qui 
hantent  le  cerveau  de  ces  pauvres  gens,  et,  constatant  qu'ils  croient 
à  diverses  choses  fantastiques,  telles  qu'objets  magiques,  bêtes 
qui  parlent,  etc.,  il  fait  remarquer  à  ses  disciples  que  ces  mêmes 
idées  se  rencontrent  dans  les  contes  populaires.  Donc,  conclut-il, 
les  contes  sont  le  produit  d'un  «  état  d'esprit  sauvage  »,  et,  comme 
cet  état  d'esprit  sauvage  est  le  même  partout  où  on  a  pu  l'observer, 
rien  d'étonnant  que  les  contes  populaires,  produit  d'un  état  d'esprit 
partout  le  même,  soient  les  mêmes  partout. 

A  ce  raisonnement  on  peut  faire,  —  et  j'ai  fait  en  diverses  occa- 
sions, —  une  réponse  de  ce  genre  (1)  : 

A  supposer  que,  chez  toutes  les  races  humaines,  il  ait  existé,  à  un 
moment  donné,  les  mêmes  idées  de  sauvages,  il  ne  s'ensuit  nullement, 
comme  une  chose  allant  de  soi,  que  ces  idées  aient  donné  naissance 
partout  à  des  contes  qui,  s'étant  formés  indépendamment  les  uns 
des  autres,  se  trouveraient  néanmoins  être  partout  identiques.  Com- 
ment, en  ellfet,  ces  idées  auraient-elles  partout,  spontanément,  revêtu 
les  mêmes  formes,  ces  formes  si  caractéristiques  qui  constituent  les 
éléments  des  contes,  et  comment  ensuite  ces  éléments  se  seraient-ils 
spontanément  groupés  de  la  même  façon  dans  les  mêmes  cadres  ?  Com- 
ment, par  exemple,  les  éléments  du  conte  de  Cendritlon  ou  de  celui  du 
Chat  botté  auraient-ils  pu,  sous  une  forme  identique,  bien  spécialisée, 
naître  partout  des  fameuses  «  idées  sauvages  »,  et  comment  le  grou- 
pement de  ces  éléments  aurait-il  pu  se  faire  tout  seul,  d'une  manière 
identique,  dans  tant  de  pays,  chez  tant  de  peuples  différents  ? 

Mais,  Ce  groupement  d'éléments,  M.  Lang  ne  l'envisage,  pour 
ainsi  dire,  pas  ;  il  ne  s'occupe  guère  plus  de  ce  qu'on  pourrait  appe- 
ler la  spécialisation  de  ces  éléments  ;  il  s'attache  presque  exclusive- 
ment à  rechercher  d'où  proviennent  les  idées  qui  sont  au  fond  de 
ces  éléments  ;  en  réalité,  ce  qu'il  étudie,  ce  n'est  pas  la  question  des 
contes.  Si,  avant  de  formuler  ses  théories,  il  avait  pris  la  peine  d'exa- 
miner de  près  les  groupements  d'éléments  bien  spécialisés,  les  combi- 
naisons caractéristiques  dont  je  parle,  il  n'aurait  jamais  écrit  des 
phrases  comme  celle-ci  :«  Les  chances  de  coïncidence  (entre  les  contes 


(1)  Outre  l'introduction  à  mes  Contes  populaires  de  Lorraine,  voir  ma  brochure 
L'Origine  des  contes  populaires  européens  et  les  théories  de  M.  Lang  (Paris,  librairie 
E.  Bouillon,  i890)  et  mon  mémoire  Quelques  observations  sur  les  «  Incidents  com- 
muns aux  contes  européens  et  aux  contes  orientaux  »,  dans  les  Transactions  of  the 
international  Folk-lore  Congress  (Londres,  1892).  (Cette  brochure  el  ce  mémoire  se 
trouvent  dans  le  présent  volume.  Voir  la  table.) 


12  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

)>  des  différents  pays)  sont  nombreuses.  Les  idées  et  les  situations  des 
»  contes  populaires  sont  en  circulation  partout,  dans  l'imagination 
))  des  hommes  primitifs,  des  hommes  préscienlifiqucs.  Oui  peut 
»  nous  dire  combien  de  fois  elles- ont  pu,  forluilemeni  s'unir  pour 
»  former  des  ensembles  pareils,  combinés  indépendammenl  les  uns  des 
»  autres  (1)  ?...  Nous  croyons  impossilile,  pour  le  moment,  écrit-il 
»  encore,  de  déterminer  jusqu'à  quel  point  il  est  vrai  de  dire  que 
«  les  contes  ont  été  transmis  de  peuple  à  peuple  et  transportés  de 
»  place  en  place,  dans  le  passé  obscur  et  incommensurable  de  l'anti- 
»  ({uité  humaine,  ou  jusqu'à  quel  point  ils  peuvent  être  dus  à  Viden- 
»  iilé  de  l'imagination  humaine  en  tous  lieux...  Comment  les  contes 
»  se  sont-ils  répandus,  cela  reste  incertain.  Beaucoup  peut  être  dû 
»  à  l'identité  de  l'imagination  partout  dans  les  premiers  âges  ; 
»  quelque  chose ,  à  la  transmission  (2).  » 

C'est  en  1884  que  M.  Lang  écrivait  cette  dernière  phrase.  Les 
années  portent  conseil,  et  peut-être  aussi,  —  y  a-t-il  fatuité  à  le 
dire  ?  —  les  critiques  des  adversaires,  de  ceux-là  surtout  auxquels 
on  fait  l'honneur  de  s'occuper  d'eux  à  chaque  instant,  et  dans  des 
livres  et  dans  de^  articles  de  revues.  Toujours  est-il  que,  quelques 
mois  après  la  seconde  des  deux  seules  répliques  que  j'aie  cru  devoir 
faire  à  ses  attaques  (3),  M.  Lang  s'exprimait  ainsi,  le  15  juillet  1893, 
dans  la  revue  The  Academy  :  «  Il  y  a  quelques  années,  je  disais  : 
«  Beaucoup  peut  être  dû  à  l'identité  de  l'imagination  partout  dans 
»  les  premiers  âges  ;  quelque  chose,  à  la  transmission.  Aujourd'hui, 
»  je  transposerais  le  beaucoup  et  le  quelque  chose.  »  Ainsi,  le  texte 
définitif.  —  définitif  jusqu'à  nouvel  ordre,  —  doit  se  lire  ainsi  :  Dans 
le  problème  que  soulève  l'existence  de  contes  identiques  d'un  bout 
du  monde  à  l'autre,  il  se  peut  qu'il  faille  attribuer  quelque  chose  à 
lidentité  de  l'imagination  chez  tous  les  hommes  primitifs  ;  mais 
beaucoup  doit  être  attribué  à  la  transmission. 

\'oilà  qui  s'appelle  pirouetter  élégamment  sur  ses  talons  et  faire 
volte-face  avec  grâce.  J'espère  bien  que  ]\I.  Lang  ira  plus  loin  encore  ; 
car,  du  mois  de  janvier  au  mois  de  juillet  1893,  il  avait  déjà  fait  un 
grand  pas.  Le  14  janvier,  dans  son  Introduction  au  livre  de  Miss  Cox 
(p.  xviii),  après  avoir  reproduit  la  phrase  en  question,  il  ne  «  trans- 
posait »  pas  encore  le  beaucoup  et  le  quelque  chose  ;  il  mettait  le 


(1)  Introduction  à  l'édition  des  Contes  de  Perrault,  publiée  par  M.  Lang  en 
1888  (p.  cxv). 

(2)  Introduction  à  la  traduction  anglaise  des  Contes  des  Frères  Griram  par 
Mistress  Hunt,  lb84,  pp.  xliii,  xliv. 

(3)  Voir  la  brochure  de  1890  et  le  mémoire  de  1892,  mentionnés  plus  haut. 


LES  CONTES  POPULAIRES  ET  LEUR  ORIGIXE  13 

beaucoup  aux  deux  places  :  beaucoup  à  l'identité  (supposée)  de  l'ima- 
gination primitive  ;  beaucoup  à  la  transmission.  Tl  finira,  j'aime  à  le 
croire,  par  rédiger,  comme  j'ai  toujours  cru  qu'on  devait  le  faire, 
son  jugement  distributif  :  rien  à  l'identité  (réelle  ou  non)  de  l'imagi- 
nation des  hommes  primitifs  ;  foui  à  la  transmission. 

M.  Lang,  du  reste,  dans  sa  seconde  manière  de  1893,  développe 
sa  pensée  actuelle,  et  il  dit  ceci,  qui  est  fort  juste  :  «  Je  crois  que  le 
»  hasard  doit  être  regardé  presque  ou  tout  à  fait  comme  une  quan- 
»  tité  négligeable,  là  où  la  suite  des  incidents,  dans  le  plan  d'un 
»  conte,  est  conservée  strictement  ou  même  simplement  d'une  façon 
»  marquée.  Dans  de  tels  cas,  la  transmission  est  infiniment  plus 
»  probable  que  la  coïncidence  (1).  » 

Après  ces  déclarations  de  INI.  Lang,  on  peut  dire  qu'aujourd'hui 
la  transmission  des  contes  de  peuple  à  peuple  est  presque  univer- 
sellement reconnue  par  ceux  qui  comptent  parmi  les  folkloristes,  et 
cette  transmission  explique  de  la  façon  la  plus  naturelle  les  ressem- 
blances que  les  contes  présentent  partout. 


Mais  de  quelle  transmission  s'agit-il  ?  Est-ce  d'une  transmission 
dont  il  soit  possible  de  suivre  la  voie  ?  Ou  ])ien  avons-nous  affaire 
à  une  diffusion  qui  se  serait  opérée  absolument  au  hasard,  sans  qu'il 
soit  possible  d'en  dégager  aucun  couranl  général  ? 

Ouvrez  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  pr  septembre  1893,  et  vous 
verrez  de  quelle  façon  M.  Ferdinand  Brunetière  entend  la  chose. 
S'appuyant  sur  l'autorité  d'un  jeune  écrivain,  M.  Joseph  Bédier,  et 
sur  son  livre  récent,  Les  Fabliaux,  M.  Brunetière  proclame  le  règne 
absolu  du  hasard  dans  la  transmission  des  contes,  et  il  fait  sienne 
cette  assertion  de  M.  Bédier  :  «  Toute  recherche  de  l'origine  et  de  la 
»  propagation  des  contes  est  vaine.  » 

M.  Brunetière  adopte  complètement  les  conclusions  de  M.  Bédier, 
et  ces  conclusions,  dit-il,  «  se  réduisent  à  ce  point  essentiel,  que  la 
»  grande  majorité  des  contes  merveilleux,  des  fabliaux,  des  fables, 
»  sont  nés  en  des  lieux  divers,  en  des  temps  divers,  à  jamais  indéler- 
»  minables.  »  A  quoi  bon,  dès  lors,  —  ajoute-t-il  en  substance,  — 
perdre  son  temps  à  chercher  d'où  viennent  nos  contes,  puisque 
chacun  de  ces  contes  peut  venir  de  n'importe  quel  pays,  d'où  il 
a  pu  se  propager  par  n'importe  quelle  voie  ? 

(1)   Acaâemy,  15  juillet  1803. 


14  KTL'DES   FOLKLUHIQUES 

Accentuant  cncine,  je  crois,  la  thèse  de  son  autour,  M.  Brunetière 
donne,  coinnu'  allant  de  soi,  que  des  contes  «naissent  »,  se  «forment 
tous  les  jours  »  juutout  ;  il  s'en  forme  peut-être,  dit-il.  «  au  moment 
»  où  j'écris,  dans  le  fond  do  nos  campagnes  ".  «  Je  ne  vois  pas,  ajoute- 
»  t-il,  pourtpioi.  t'U  poussant  leur  charrue,  nos  paysans  n'invente- 
»  raient  pas  des  mythfs  même...  » 

((  Je  ne  vois  pas...  »  Malheureusemenf  pour  la  thèse  de  M.  Brune- 
tière, nous  lu*  sommes  point  ici  dans  un  dtunaine  où  l'cui  ne  voit  pas 
cnielles  limites  peuvent  être  im])osé«'s  aux  conjectures.  Nous  avons 
des  faits,  et  ces  faits  innomhraldes  établissent  —  on  a  pu  le  remar- 
tiuer  —  i|ue  lins  coideurs  villageois  sont  l)ieii  loin  de  songer  à  inven- 
ter :  ([ue.  depuis  huiglemjis.  s'il  s'est  fait  des  contes  ou,  })our  être 
plus  exact,  des  variantes  de  contes,  c'est  à  la  manière  des  figures 
que  les  enfants  composent  au  jeu  de  parquet,  avec  de  petits  mor- 
ceaux de  bois,  taillés  de  façon  à  pouvoir  s'assembler  en  diverses 
comliinaisons.  Les  idées  que  l'on  comliine,  dans  les  contes,  sont  des 
idées  déjà  formulées,  déjà  fixées  sous  une  forme  précise  et  caractéri- 
sée. Pas  un  détail  n'est  inventé,  pas  une  interpolation  ;  tout  cela  exis- 
tait déjà  quand,  plus  ou  moins  ingénieusement,  on  l'a  fait  entrer 
dans  telle  ou  telle  combinaison.  Non,  non.  Monsieur  Brunetière  !  «  en 
poussant  leur  charrue  »  nos  paysans  n'  «  inventent  »  pas  plus  des 
contes  que  des  mythes  ! 

De  quel  atelier  sortent-ils  donc,  et  ces  éléments  tout  façonnés,  et 
les  cadres  dans  lesquels  nous  les  trouvons  assemblés  ?  Ces  cadres, 
ces  éléments,  il  ne  s'en  est  pas  fabriqué  dans  tous  les  temps,  nous 
venons  de  le  constater  ;  car  il  ne  s'en  fabrique  plus.  Voyons  s'il  s'en 
est  fabriqué  parloul,  comme  le  veut  M.  Bédier  ;  voyons  si  rechercher 
l'origine  et  la  propagation  des  contes  est  chose  aussi  «  vaine  »  qu'il 
veut  bien  le  dire. 


Il  existe  toute  une  région  où  la  voie  de  transmission,  pour  les 
cojites  actuels  (je  préciserai  tout  à  l'heure  le  sens  de  ce  mot  actuels), 
saute,  ce  me  semble,  aux  yeux  :  c'est  le  nord  de  l'Afrique. 

C'est  seulement  depuis  peu  de  temps  que  l'on  sait  combien  ces 
pays  musulmans  sont  riches  en  contes.  La  plupart  du  temps,  c'est 
par  hasard  et  à  l'occasion  de  recherches  linguistiques  que  ces  contes 
ont  été  recueillis  par  des  philologues  qui  parfois  n'y  prenaient  guère 
d'autre  intérêt  que  celui  qui  peut  s'attacher  à  des  spécimens  de  telle 
ou  telle  langue,  de  tel  ou  tel  dialecte.  Malgré  cela,  un  nombre  consi- 


LES   CONTES   POPI'LAIKES    ET   LEIK   (IHIGIXE  15 

dérable  de  contes  ont  été  notés,  durant  les  dernières  années,  au 
Maroc,  chez  les  Kahyles  et  autres  populations  berbères,  à  Tunis,  en 
Egypte,  en  Nubie,  en  Abyssinie.  Et,  j'insiste  là-dessus,  ces  contes 
présentent  les  ressemblances  les  plus  frappantes  avec  nos  contes 
européens  (1). 

Ces  collecti(tns  de  contes  arabes  d'Egypte,  de  contes  abyssins,  de 
contes  kabyles,  etc.,  ont-elles  été  importées  d'Europe  ?  Personne,  je 
suppose,  n'osera  le  soutenir.  N'est-il  pas  tout  à  fait  vraii2mblable 
qu'apportées  par  les  Arabes,  grands  amateurs  et  narrateurs  de 
contes,  —  je  ne  dis  pas  inventeurs  ;  car  leurs  contes  leur  venaient 
d'ailleurs,  comme  je  le  montrerai  plus  loin,  —  elles  se  sont  propagées, 
de  royaume  musulman  à  royaume  musulman,  tout  le  long  de  la  côte 
septentrionale  africaine  ?  Chez  les  Berbères  (chez  les  Kabyles  notam- 
ment), c'est-à-dire  chez  les  populations  qui  perpétuent  les  vieilles 
races  indigènes,  l'importation  est  visible  :  les  contes  recueillis  chez 
ces  populations,  devenues  musulmanes,  sont,  en  effet,  très  souvent 
altérés,  parfois  défigurés  ;  on  sent  que  ce  sont  des  récits  étrangers, 
qui  ont  été  mal  compris  ou  mal  retenus. 

Voilà  donc,  quoi  qu'en  dise  M.  Bédier,  un  courant  important  qui 
se  dessine  ;  certainement,  dans  cette  région  du  nord  de  l'Afrique, 
ce  n'est  pas  le  hasard  qui  a  présidé  à  la  propagation  des  contes. 

Passons  en  Asie. 

Un  orientaliste  allemand  de  mérite,  M.  Albert  Socin,  exprimait, 
il  y  a  quelques  années  (2),  le  regret  qu'on  n'eût  pas  encore,  pour  ainsi 
dire,  exploré  l'Asie  occidentale  (Syrie,  Anatolie,  Perse)  au  point  de 
vue  des  contes.  Certainement  on  pourrait  y  faire  une  abondante 
moisson.  M.  Socin  lui-même,  avec  un  autre  orientaliste  allemand, 
M.  Prym,  a  recueilli  en  Mésopotamie  des  contes  syriaques  et  arabes 
intéressants  ;  il  en  a  trouvé  également  dans  l' Anti-Liban.  D'autres  ont 
formé,  dans  l'Arménie  et  dans  le  Caucase,  de  très  importantes  col- 
lections (3).  Tout  récemment,  un  Anglais,  M.  Longworth  Dames, 

(1)  Il  a  été  publié  des  contes  marocains,  en  1893,  par  M.  Albert  Socin  ;  —  des 
contes  des  tribus  berbères  du  sud  du  Maroc,  par  feu  M.  de  Rochemonteix  (1889)  ; 
des  contes  des  Kabyles  du  Djurdjura,  par  feu  le  P.  Rivière  (1882)  ;  d'autres  contes 
berbères,  par  M.  René  Basset  (1887)  ;  —  des  contes  arabes  de  Tunis,  par 
M.  H.  Stumme  (1893)  ;  —  des  contes  arabes  d'Egypte,  par  feu  Spitta-Bey  (1883), 
par  Artin-Pacha  (1884),  par  M.  H.  Dulac  (1884  et  1885),  etc.  .  —  des  contes 
nubiens,  par  feu  M.  de  Rochemonteix  (1888)  ;  —  des  contes  abyssins,  par  M.  Léo 
Reinisch  (en  diverses  fois,  pendant  les  quinze  dernières  années). 

(2)  Oesterreichische  Monalschrift  fiir  den  Orient  (1887),  pp.  113-116. 

(3)  Les  contes  syriaques  de  la  Mésopotamie  ont  été  publiés  en  1881  ;  les  contes 
arabes  de  la  même  région,  en  1882.  Des  contes  arméniens  de  la  collection  de 
M.  Chalatianz  ont  été  traduits  en  allemand,  en  1887  ;  d'autres  contes  arméniens, 


16  ÉTLDES   FOLKLORIQUES 

puMiiiit  (le  curieux  coules  du  Bélout.chistaii  (1).  Enlin,  on  passant 
le  Bosphore,  on  trouve  chez  les  Turcs  toute  sorte  de  contes 
auxquels  les  nôtres  resseniMent  étonnamment  {'2).  Et  ces  contes 
turcs  portent  des  traces  matérielh<s  de  leur  origine  asiatique  :  les 
noms  de  divers  êtres  fantastiques  qui  y  figurent,  dei\  «démon  »,  péri, 
«  fée  »,  echderha.  «  dragon  »,  dchahi,  «  sorcière  »,  viennent  du  persan. 
D'un  autre  côté,  on  peut  constater,  dans  certains  contes  grecs 
modernes,  la  marque  d'une  dérivation  directe  des  contes  turcs.  Pour 
ne  citer  que  quelques  détails  matériels,  je  relève,  dans  la  collection 
formée  par  M.  de  Hahn  et  publiée  à  Leipzig  en  1864,  des  mots  turcs 
ou  orientaux  comme  ceux-ci  :  tîv,  être  malfaisant  qui  correspond-au 
dev  turc  (t.  II,  p.  214)  ;  Achmel-Zelebi,  Filek-Zelebi,  noms  propres 
dont  le  second  élément,  tout  oriental,  signifie  «  seigneur  »  (t.  II,  pp. 
298,  299). 

Si  maintenant,  de  l'Asie  occidentale  nous  montons  vers  l'Asie 
septentrionale,  nous  rencontrons  chez  les  Tatars  de  Sibérie  une  masse 
de  contes,  et  certains  traits  nous  montrent  qu'ils  doivent  être  arrivés 
là  avec  l'islamisme  (3). 

Encore,  dans  cette  région,  un  courant  reconnaissable. 

Redescendons  maintenant  vers  l'Asie  centrale  et  vers  l'Extrême- 
Orient.  Ces  mêmes  contes,  —  nos  contes,  —  que  nous  avons  vus 
répandus  au  loin  par  l'action  de  l'islamisme,  nous  allons  les  voir  se 
propager  dans  d'autres  régions  avec  le  l)0uddhisme. 

Nos  contes  existent  chez  les  Kalmoucks,  qui  en  possèdent  une 
petite  collection  écrite,  intitulée  Siddhi-kiir  («  Le  Mort  doué  du 
siddhi  »,  c'est-à-dire  d'une  vertu  magique).  Or,  divers  noms  propres, 
dans  ces  récits,  et  le  mot  siddhi  lui-même,  sont  sanscrits.  Donc,  sans 
chercher  d'autres  arguments,  —  car  il  y  en  a  d'autres,  —  on  peut 
affirmer  que  ce  recueil  est  venu  de  l'Inde  avec  le  bouddhisme,  dont 
il  est  tout  imprégné. 

Les  contes  oraux  que  l'on  a  recueillis  chez  d'autres  tribus  mon- 
goles (4)  doivent  avoir  suivi  la  même  voie. 


ainsi  que  des  contes  géorgiens  et  mingréliens,  ont  été  traduits  en  français,  en  1888, 
par  M.  J.  Mourier.  M.  Schiefner  a  édité,  en  1873,  une  collection  de  contes  avares 
du  Caucase,  avec  traduction  allemande. 

(1)  Dans  la  revue  Folk-Lore  (1892-1893). 

(2)  Ces  contes  turcs,  recueillis  par  M.  Kunos,  ont  été  traduits  par  lui  en  hongrois 
(1887  et  1890).  Il  a  été  donné,  en  allemand,  l'analyse  d'un  certain  nombre  de  ces 
contes. 

(3)  Voir  l'immense  recueil  publié  par  M.  W.  Radloff,  de  1866  à  1886,  avec 
traduction  allemande. 

(4)  Folklore  Journal  (1885,  1886). 


LES  CONTES  POPULAIRES  ET  LEUR  ORIGINE  17 

Clu>/.  l(\s  Cliiiiihodgicns  et  chez  les  Annamites,  où  l'on  a  pu  former 
do  si  intéressantes  coUeetions.  les  routes  sont  également  imprégnés 
de  bouddhisuu^  ou,  plus  rarement,  de  brahmanisme  (1). 

Enfin,  chez  les  Chinois,  on  vient  de  découvrir,  — _,ce  que  je  pres- 
.«ientais  depuis  longtemps,  —  qu'il  se  raconte,  chez  les  gens  du  peuple, 
des  contes  semblables  aux  nôtres,  de  vrais  contes,  qui  n'ont  aucun 
lapport  avec  les  petits  romans  si  ennuyeux  où  des  aspirants  manda- 
rins passent  des  examens  pour  conquérir  le  bouton  de  jade  (2). 

J'ai  tourné,  comme  vous  voyez,  tout  autour  de  l'Inde.  Il  y  a  encore 
beaucoup  à  faire  pour  dresser  l'inventaire  de  ce  que  cet  immense 
pays  possède  en  fait  de  contes.  Le  travail  n'est,  en  réalité,  que  com- 
mencé ;  mais  déjà  il  a  donné  des  résultats  importants  :  de  l'Hima- 
laya à  l'extrémité  de  la  péninsule,  et  aussi  dans  l'île  de  Ceylan,  nous 
retrouvons  nos  contes. 

Mais  il  y  a  plus.  Depuis  des  siècles,  un  certain  noml)re  de  contes 
ont  été  fixés  par  écrit  par  les  Hindous  eux-mêmes,  et  ces  recueils  de 
contes  ont  été  transmis  de  tous  côtés,  au  moyen  âge  et  un  peu  aupa- 
ravant, par  la  voie  littéraire,  c'est-à-dire  par  des  traductions  ou 
imitations  en  diverses  langues,  et  par  des  traductions  de  traductions 
qui,  à  travers  les  langues  pehlvi  (de  la  Perse),  syriaque,  arabe,  hébraï- 
que, grecque,  latine,  nous  conduisent  jusqu'à  nos  dialectes  vulgaires 
européens. 


Je  demandais-,  il  y  a  un  instant,  de  quel  ^itelier  sortaient  ces  pro- 
duits plus  ou  moins  artistement  faJjriqués  qui  s'appellent  les 
contes.  Pour  toute  une  série  de  ces  produits,  pour  ces  contes  écrits, 
dont  je  viens  de  parler,  nous  avons  l'étiquette  d'origine.  On  sait, 
d'une  façon  certaine,  qu'ils  ont  été  exportés  de  l'Inde  et  introduits 
dans  les  pays  circonvoisins,  d'où  ils  sont  finalement  arrivés  dans  nos 
régions. 

Il  y  avait  donc,  durant  une  certaine  période,  pour  cet  article  spé- 
cial, des  courants  commerciaux  bien  marqués.  Mais  n'est-ce  pas  là, 
pour  le  problème  de  la  propagation  des  contes  oraux,  une  précieuse 
indication  ?  N'est-on  pas  autorisé  à  penser  que  la  leîlre  de  voilure 
(passez-moi  cette  expression),  conservée  pour  les  contes  écrits,  mon- 
tre la  voie  par  laquelle  doivent  avoir  passé,  en  bien  plus  grand  nom- 


(1)  Des  contes  kmers,  du  Cambodge,  ont  été  publiés,  en  1878,   par  M.  Aymonier; 
des  contes  annamites,  de  1884  à  1886,  par  M.  A.  Lande?. 

(2)  Chinese  Nights  Entertainment,  by   Adèle   M.    Fielde   (New- York,    1893). 

2 


18  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

lire,  los  contes  oraux,  et  indique  en  nu-nie  temps,  liien  entendu,  le 
point  de  départ,  l'Inde  ? 

l'n  autre  argument  vient  fortifier  cette  présomption  en  laveur 
de  l'origine  indienne  de  nos  contes.  Je  demande  la  permist^ion  de 
le  reproduire  ici',  sous  la  forme  concise  que  je  lui  ai  donnée  ailleurs  (1  ). 
Cet  argument,  le  voici  : 

Plus  on  recueille  de  contes  chez  les  divers  peuples,  de  l' Indo- 
Chine  à  l'Islande  ou  au  Maroc,  plus  on  vcit  qu'il  y  a  chance  de  ren- 
contrer dans  n'importe  lequel  de  ces  pays  n'importe  quel  conte  du 
répertoire  connu.  Pourquoi  ? 

La  réponse  me  paraît  être  celle-ci.  C'est  parce  que  la  diffusion 
des  contes  s'est  faite  à  la  façon  d'une  inondation  régulière,  partant 
d'un  immense  réservoir  unique,  et  poussant  toujours  devant  elle 
dans  toutes  les  directions.  De  là  cette  prohabilité  de  trouver  partout 
les  mêmes  dépôts.  Si  l'on  suppose  toute  sorte  de  petits  centres  de 
diffusion,  cpars  sur  l'ancien  continent,  toute  sorte  de.petits  courants 
çà  et  li\,  les  chances  de  rencontrer  partout  ce  même  répertoire  de 
contes  seront  infiniment  moindres. 

Ce  réservoir,  d'où  les  contes  ont  découlé  à  l'Orient  vers  1"  Indo- 
Chine,  au  nord  vers  le  Tibet  et  les  populations  mongoles,  à  l'occi- 
dent vers  la  Perse,  le  monde  musulman  d'Asie  et  d'Afrique,  l'Europe 
enfin,  c'est  l'Inde. 


Les  contes  dont  j'ai  parlé  jusqu'à  présent  dans.ee  travail  sont. 
je  l'ai  déjà  dit,  les  contes  actuels,  —  ce  mot  pris  dans  un  sens  un  peu 
large,  c'est-à-dire  les  contes  que  l'on  a  recueillis  dans  ce  siècle,  et 
aussi  les  contes  que  la  littérature  nous  a  conservés  au  xvii^  siècle, 
au  xvi^  et  durant  le  moyen  âge.  Au  sujet  de  ces  contes,  M.  Lang, 
dans  un  ouvrage  où  il  combattait  mes  théories,  a  dit  lui-même  (2)  : 
«  Des  contes  sont  certainement  sortis  de  l'Inde  du  moyen  âge.  et 
»  sont  parvenus  en  abondance  dans  l'Europe  et  l'Asie  du  moyen  âge  ». 
Et  M.  Lang  ne  parle  pas  seulement  des  contes  arrivés  en  Asie  et  en 
Europe  par  la  voie  littéraire  ;  il  mentionne  également  les  «  communi- 
cations orales  »  qui  ont  dû  accompagner  «  les  grands  mouvements, 
missions  et  migrations  »,  et  il  indique  notamment  les  invasions  des 
Tatars,  hs  croisades,  les  relations  commerciales,  la  propagande 
itomldliif[ut'. 


(1)  P.  13  de  ma  brochure  de  1890. 

(2)  Myth.  Ftitital  and  Religion,  1887,  t.  II,  p.  313. 


LES  CONTES  POPULAIRES  ET  LEUR  ORIGINE  19 

Ainsi,  M.  Laiig  paraît  admettre  que,  dans  ce  qu'on  pourrait  appe- 
ler la  sirali ficalion  des  contes,  des  contes  européens  notamment,  la 
couche  supérieure,  la  couche  la  plus  récente,  a  été  apportée  par  des 
courants  venant  de  l'Inde.. Mais  il  s'empresse  d'ajouter  qu'il  ne  faut 
pas  exagérer  la  portée  de  ce  fait.  «  Les  versions,  dit-il,  qui  ont  été 
»  apportées  au  moyen  âge  par  tradition  orale,  doivent  avoir  rencon- 
»  tré  des  versions  depuis  longtemps  établies  en  Europe  ». 

A  propos  de  ce  passage,  j'ai  posé  autrefois  à  M.  Lang  une  question 
qui  est  demeurée  sans  réponse.  Je  lui  disais  ceci  : 

Ces  «  versions  »,  que  les  contes  venus  de  l'Inde  par  la  voie  de  l'isla- 
misme et  par  d'autres  voies  relativement  récentes,  ont  rencontrées 
dans  l'Europe  du  moyen  âge,  étaient-elles  semblajjles  à  ces  contes 
indiens?  —  et  le  mot  semblables,  je  l'entends  de  cette  ressemblance 
ou  plutôt  de  cette  identité  quant  aux  idées  spécialisées  et  à  leurs 
combinaisons,  que  présentent  aujourd'hui  les  contes,  d'un  bout  à 
l'autre  de  l'ancien  continent. 

Si  M.  Lang  répond  non,  s'il  nous  dit  que  les  contes  déjà  existants 
présentaient  simplement  une  grande  analogie  pour  les  idées  avec 
les  contes  importés,  je  n'aurai  pas  même  à  discuter.  Jamais,  en  effet, 
je  n'ai  prétendu  qu'il  ne  se  soit  pas  fait  de  contes  en  dehors  de  l'Inde, 
avec  les  éléments  du  fantastique  universel  :  bêtes  qui  parlent,  trans- 
formations, objets  magiques,  etc.  Ce  que  j'ai  cru  pouvoir  affirmer, 
c'est  seulement  que  les  contes  qui  se  sont  répandus  partout,  qui  ont 
été  goûtés  partout,  chez  les  Portugais  comme  chez  les  Annamites, 
chez  les  Tatar.s  de  Sibérie  comme  chez  les  Grecs  modernes  ou  chez 
les  Kabyles,  viennent,  en  règle  générale,  de  l'Inde. 

Si,  au  contraire,  M.  Lang  répond  oui,  s'il  estime  que  les  contes 
déjà  existants  étaient  au  fond  identiques  aux  contes  importés,  pour 
les  éléments  et  pour  les  combinaisons,  je  lui  dirai,  avec  le 
bon  sens,  qu'un  lien  historique,  un  lien  de  transmission  d'un 
centre  originaire  commun,  a  certainement  existé  entre  ces  deux 
classes  de  contes. 

Pour  moi,  si  j'en  juge  par  le  conte  de  Psyché,  seul  conte  propre- 
ment dit  qui  nous  soit  parvenu  du  monde  gréco-romain  du  commen- 
cement de  notre  ère,  des  contes  indiens  ont  dû  pénétrer  dans  notre 
Occident  bien  avant  le  moyen  âge,  c'est-à-dire  bien  avant  cette 
importation  en  masse,  par  l'islamisme  notamment,  dont  j'ai 
déjà  dit  un  mot.  Et  pourquoi  cela  serait-il  plus  invraisemblable 
que  la  transmission  admise  pour  le  moyen  âge  par  M.  Lang 
lui-même  ? 


20  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


En  «'xaminaiit  nos  contes  en  eux-nit*mes,  y  trouverons-nous  quel- 
que chose  qui  soit  en  contradiction  avec  cette  origine  indienne  indi- 
(juée  par  les  arguments  exlrinsèques  que  je  viens  d'exposer  ?  Non, 
tout  au  contraire. 

Prenons,  par  exemple,  le  charmant  conte  de  la  Belle  aux  chei'eiir 
d'or,  recueilli  au  xvii^  siècle  par  Madame  d'Aulnoy.  Au  cours  d'une 
expédition  périlleuse,  Avenant,  passant  près  d'une  rivière,  voit  sur 
l'herbe  une  carpe  qui  se  pâme  ;  il  la  rejette  à  l'eau.  Il  sauve  un  cor- 
beau, poursuivi  par  un  aigle,  et  délivre  un  hibou,  pris  dans  des  filets. 
Ses  obligés  lui  promettent  de  lui  venir  en  aide  en  cas  de  besoin,  et  ils 
tiennent  parole.  —  Le  héros  d'un  conte  tchèque  de  Bohême  qui 
correspond  tout  à  fait  au  conte  français,  va  encore  plus  loin  qu'Ave- 
nant dans  sa  charité  à  l'égard  des  animaux.  Après  avoir  sauvé  une 
fourmilière  d'un  incendie  qui  la  menace,  il  tue  son  cheval  pour  nour- 
rir deux  petits  corbeaux  affamés  ;  puis  il  emploie  tout  l'argent  qu'il 
a  reçu  pour  ses  frais  de  route  à  racheter  à  des  pécheurs  un  poisson, 
(ju'il  rejette  dans  la  mer  (1).  —  En  Orient,  cette  étrange  charité 
atteint  les  dernières  limites  de  l'absurde.  Dans  un  conte  du  Touli- 
nameh  persan,  recueil  de  contes  traduits  ou  imités  du  sanscrit,  un 
jeune  prince,  passant  un  jour  auprès  d'un  étang,  aperçoit  une  gre- 
nouille qui  vient  d'être  saisie  par  un  serpent.  Il  la  délivre  ;  puis,  se 
faisant  conscience  d'avoir  privé  le  serpent  de  sa  nourriture  naturelle, 
il  coupe  un  morceau  de  sa  propre  chair  et  le  lui  donne  en  pâture. 
Plus  tard,  la  grenouille  et  le  serpent  se  montrent  reconnaissants 
envers  leur  bienfaiteur  dans  des  circonstances  dont  certaines  rap- 
pellent tout  à  fait  les  deux  contes  européens  (2). 

Des  trois  récits  que  je  viens  de  citer,  celui  qui  présente  la  forme 
la  plus  ancienne,  c'est  évidemment  le  récit  oriental,  dont  les  deux 
autres  ne  sont  qu'un  affaiblissement.  Les  déductions  qu'il  tire  de 
l'idée  première  sont  d'une  inflexiitle  logique  ;  ce  n'est  pas  le  héros 
de  ce  conte  (jui,  pour  faire  du  bien  à  tel  animal,  ira  faire  du  mal  à  tel 
autre,  qui  tuera  son  cheval  pour  nourrir  des  corbeaux.  C'est  lui- 
même  qui  se  sacrifie.  Celte  forme  est  bien  indienne  :  dans  les  légendes 
religieuses  de  l'Inde,  le  Bouddha  agit  tout  à  fait  comme  le  héros 
du  Ttiiilinami'h  ;  il  donne  un  morceau  de  sa  chair  à  un  épervier  pour 


(Il  Contes  des  paysans  et  des  pâtres  slaves,  traduits  par  A.  Chodzko,  186'i,  p.  77. 
(2)  Th.  Benfev,  Pantchatantra,  1859,  t.  I,  p.  217. 


LES  CONTES  POPULAIRES   ET  LEUR  ORIGINE  21 

racheter  la  vie  d'une  colombe  ;  ailleurs,  il  abandonne  son  corps  en 
proie  à  une  tigressc  affamée  (1). 

Quant  au  passage  du  conte  tchèque  où  le  héros  donne  tout  son 
argent  pour  racheter  un  poisson  qu'il  rejette  à  l'eau,  un  passage  ana- 
logue se  rencontre  dans  des  contes  appartenant  à  un  autre  groupe 
que  celui-ci,  et  dont  voici  brièvement  le  sujet  :  Un  jeune  homme 
rachète  successivement  la  vie  de  trois  animaux,  au  prix  de  tout  l'ar- 
gent qu'il  possède.  Grâce  à  l'un  d'eux,  il  devient  possesseur  d'un 
anneau  magique.  Cet  anneau,  après  diverses  aventures,  lui  est  volé 
par  certain  personnage  malfaisant,  et  il  le  recouvre  ensuite,  par 
l'entremise  de  ses  obligés. 

On  a  recueilli  ce  conte  chez  les  Russes,  chez  les  Grecs  modernes, 
chez  certaines  populations  arabes  de  la  Mésopotamie,  chez  les 
Kariaines,  peuplades  montagnardes  de  la  Birmanie,  et  dans  plusieurs 
pays  de  l'Inde.  Il  figurait  déjà  dans  ce  vieux  recueil  de  contes  que 
les  Kalraoucks  ont  jadis  traduit  du  sanscrit  et  dont  j'ai  dit  un  mot 
précédemment  (2).  Enfin,  remarque  importante,  dans  les  contrées 
qui  ont  subi  l'influence  religieuse  de  l'Inde,  cette  invraisemblable 
charité  n'existe  pas  seulement  en  récit  ;  elle  se  voit  dans  la  vie  réelle. 
En  18'29,  un  missionnaire,  INIgr  Bruguière,  écrivait  de  Bangkok  que 
les  dévots  siamois  achètent  du  poisson  encore  vivant  et  le  rejettent 
à  la  rivière. 

Au  fond  de  tout  cela,  il  y  a  une  idée  philosophico-religieuse,  celle 
d'une  identité  foncière  entre  l'animal  et  l'homme.  Cette  idée  a  pu 
hanter  d'autres  races,  mais  elle  s'est  formulée  dans  l'Inde,  d'une 
façon  nettement  arrêtée,  dans  la  croyance  dogmatique  à  la  métemp- 
sycose, surtout  telle  que  la  prêche  le  bouddhisme.  On  sait  qu'en 
théorie  la  charité  des  bouddhistes  doit  s'étendre  à  tout  être  vivant 
et.  dans  la  pratique,  comme  le  célèbre  indianiste  Benfey  le  fait 
remarquer,  les  animaux  en  profitent  bien  plus  que  les  hommes. 

Mais,  —  objecteront  certains  hellénistes,  —  l'antiquité  grecque 
racontait  déjà  des  anecdotes  de  ce  genre  :  au  rapport  d'Athénée, 
l'historien  Phylarque,  qui  vivait  peu  après  Alexandre  le  Grand, 
u  donné  l'histoire  d'un  dauphin  racheté  à  des  pêcheurs  par  un  cer- 


(1)  Th.  Benfey,  Pantchatantra,  I,  p.  389. 

(2)  A.  DE  GuBERNATis,  Zoological  Mythology,  II,  pp.  56,  57  ;  —  Hahn.  n<'  9  ;  — 
Zeitschrift  der  deutschen  morgenlàndischen  Gesellschaft,  1882,  p.  29  ;  —  Journal 
of  the  Asiatic  Society  of  Bengal,  t.  XXXIV  (1865),  2«^  partie,  p.  225  ;  —  Steel 
et  Temple,  p.  196  ;  —  Hinton  Knowles,  Folk-tales  of  Kashmir  (1888),  p.  20  ;  — 
Siddhi-kur,  13"  conte. 


22  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

tain  Grec,  rejeté  par  lui  à  la  mer  et  sauvant  plus  tard  la  vie  de  son 
làeniaileur  dans  un  naufrage.  A  quoi  bon,  dès  lors,  s'en  aller  cher- 
cher dans  l'Inde  ce  qui  se  trouve  depuis  si  longtemps  dans  notre 
Europe  ? 

Je  répondrai  simplement  :  Cette  idée  sort  trop  de  l'ordinaire  pour 
avoir  pu  naître  à  la  fois  dans  la  Grèce  et  dans  l'Inde.  Certainement, 
il  y  a  eu  transmission  d'un  pays  à  l'autre  ;  mais  de  ({uel  pays  à  quel 
pays  ?  Est-ce  de  la  Grèce  que  ce  petit  conte  est  venu  dans  l'Inde  ? 
(lu  n'est-ce  pas  plutôt  la  Grèce  qui  l'a  reçu  d'un  pays  où,  bien  loin 
i|ue  cette  histoire  puisse  paraître  bizarre,  la  religion,  en  général 
les  mœurs,  tout  la  rend  acceptable  ;  où,  maintenant  encore,  c'est  un 
acte  pieux  de  fonder  des  hospices  d'animaux,  quand  on  ne  rachète 
pas  des  poissons  pour  les  rendre  à  leur  élément  ? 

Il  sufnt,  je  crois,  de  poser  la  question.  L'auteur,  très  érudit  de 
louvrage  allemand  où  j'ai  trouvé  cette  historiette  de  Phylarque  et 
quelques  autres  anecdotes  d'animaux  reconnaissants  contées  par 
les  écrivains  grecs,  M.  Auguste  Marx  (1),  s'est  donné  la  peine  d'éta- 
blir que  tous  ces  petits  récits  sont  des  contes  et  non  des  mythes  plus 
ou  moins  déformés  ;  il  a  démontré  par  là  même  qu'ils  ne  tiennent 
pas.  chez  les  Grecs,  à  l'intime  des  croyances,  comme  cela  a  lieu 
chez  les  Hindous,  pour  les  contes  du  même  genre.  Donc  ils  peuvent, 
ils  doivent  avoir  été  importés  en  Grèce.  Est-ce  que,  du  reste,  depuis 
l'épuque  d'Alexandre  et  même  auparavant,  le  monde  grec  ne  fut 
pas  en  relations  avec  l'Inde  ? 

De  cette  iiiôme  croyance  à  la  métempsycose,  existant  dans  l'Inde, 
non  pas  à  l'état  vague,  mais  sous  une  forme  précise,  vient  encore 
—  je  l'ai  dit  autrefois,  et  rien,  ce  me  semble,  ne  s'est  produit  depuis 
qui  m'ol)lige  à  me  rétracter  —  l'idée  que  les  animaux,  ces  frères 
disgraciés  soumis  à  une  dure  épreuve,  sont  meilleurs  que  l'homme  ; 
qu'ils  sont  reconnaissants,  tandis  que  l'homme  est  ingrat. 

Lisez  certain  conte  sicilien  de  la  grande  collection  de  M.  Pitre 
(no  VK^l).  et  vous  y  verrez  cette  thèse  mise  en  action  :  Un  prince,  pen- 
dant (|u'il  est  à  la  chasse,  tomjte  dans  une  fosse  profonde,  où  il  se 
trriuvr  face  à  face  avec  un  lion  et  un  serpent,  qui  y  sont  tombés 
avant  lui.  Ln  char]ioiuii<*r  qui  passe  les  retire  tous  les  trois,  sur  la 
promesse  que  le  prince  lui  fait  par  écrit  de  lui  donner  le  tiers  de  tout 
ce  qu'il  possède.  Bientôt  après,  le  lion  apporte  à  son  sauveur  de  belles 


(Ir    Griechische  Mdrchen  ion  dankharen  Thieren  und  Verwandtes,  von  AvcfST 
Marx  (Stuttgart,  1889). 


LES  CONTES  POPULAIRES  FT  LEUR  ORIGINE  23 

pièces  de  gibier  ;  le  serpent,  une  pierre  précieuse,  Mais  quauil  le 
charbonnier  se  présente  au  palais  pour  rappeler  au  prince  sa  pro- 
messe, celui-ci  le  fait  mettre  à  la  porte,  et  il  faut  l'intervention  du 
roi  son  père,  indigné  de  sa  conduite,  pour  qu'il  tienne  son  engage- 
ment. 

Cette  version  d'un  vieux  conte  est  quelque  peu  affaiblie  ;  dans 
l'antique  livre  sanscrit  le  Panlchatanlra,  le  récit  est  bien  autrement 
saisissant  :  Un  brahmane  tire  d'un  trou,  dans  lequel  ils  sont  succes- 
sivement tombés,  un  tigre,  un  singe,  un  serpent  et  un  homme.  Tous 
lui  font  des  protestations  de  reconnaissance.  Bientôt  le  singe  lui 
apporte  des  fruits  ;  le  tigre  lui  donne  la  chaîne  d'or  d'un  prince  qu'il 
a  tué.  L'homme,  au  contraire,  dénonce  son  libérateur  comme  le 
meurtrier  du  prince.  Jeté  en  prison,  le  brahmane  pense  au  ser- 
pent, qui  paraît  aussitôt  devant  lui  et  lui  dit  :  «  Je  vais  piquer 
l'épouse  favorite  du  roi,  et  la  blessure  ne  pourra  être  guérie  que  par 
toi.  >)  Tout  arrive  comme  le  serpent  l'avait  annoncé  ;  l'ingrat  est 
puni,  et  le  brahmane  devient  ministre  du  roi. 

Plusieurs  livres  bouddhiques  donnent  cette  même  histoire,  et 
l'un  d'eux  la  met  dans  la  bouche  du  Bouddha  lui-même,  à  l'occasion 
d'un  certain  trait  d'ingratitude.  Notre  moyen  âge  a  inséré  ce  même 
conte,  plus  ou  moins  modifié,  dans  deux  de  ses  ouvrages  littéraires, 
le  Livre  des  Merveilles  et  les  Gesla  Bomanoruin.  En  1195,  d'après 
la  Grande  Chronique  de  Mathieu  Paris,  Richard  Cœur-de-Lion  le 
racontait  en  public.  Enfin  ce  même  conte,  qui  entre  comme  élément 
dans  certain  conte  très  composite,  trouvé  chez  les  Berbères  du  sud 
du  Maroc,  a  été  recueilli  par  M.  l'abbé  Bouche  chez  les  Nagos,  peu- 
plade nègre  de  la  Côte  des  Esclaves  (1). 

«  Toute  méchanceté  a  son  siège  en  l'homme  :  songe  à  cela,  et  ne 
»  viens  pas  en  aide  à  celui-ci,  et  ne  lui  accorde  pas  confiance.  »  Telle 
est  la  morale  que  l'auteur  du  Panlchalanlra  fait  formuler  par  les 
trois  animaux,  êtres  reconnaissants  par  essence,  selon  les  idées 
indiennes.  Les  nègres  de  la  Côte  des  Esclaves  y  ont  vu  autre  chose. 
Dans  l'histoire  telle  qu'ils  la  racontent,  le  rat,  un  des  animaux  tirés 
de  la  fosse,  va,  par  un  souterrain  qu'il  creuse,  prendre  un  objet  pré- 
cieux chez  le  roi,  et  il  l'apporte  à  son  libérateur.  Accusé  de  l'avoir 
volé  par  la  femme  qu'il  a  tirée  également  de  la  fosse,  l'homme  serait 
toujours  resté  dans  les  fers,  si  le  serpent  n'eût  rendu  le  fils  du  roi 


(1)  Voir,  pour  les  sources,  mes  Contes  populaires  de  Lorraine,  pp.  xxvi  et  xxvii 
de  l'Introduction.  —  Le  conte  berbère  a  été  publié,  en  1889,  par  M.  de  Roche- 
MONTEix,  dans  le  Journal  Asiatique  (I,  pp.  208  seq.). 


24  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

malacie  et  n'eût  donné  à  son  ami  le  moyen  de  le  guérir.  —  Tout  cela 
est  bien  le  conte  de  l'Inde,  mais  notons  la  réflexion  finale,  qui  est 
typique  :  «  Apprenez  par  là  à  ne  rien  prendre  dans  la  maison  du 
roi  !!!  »  On  dirait  que  ces  bon?  nègres  ont  voulu  nous  montrer  com- 
l»ien  ils  sont  peu  capables  d'inventer  un  conte  ayant  quelque  tour- 
luire.  puisqu'ils  interprètent  si  niaisement  les  contes  (|ui  bur  ont 
été  apportés  tout  faits. 

Un  autre  conte,  —  bien  connu,  celui-là,  —  le  Chai  Boité,  reflétait, 
lui  aussi,  h  l'origine,  cette  idée  tout  indienne  de  la  reconnaissance 
des  animaux,  opposée  à  l'ingratitude  des  hommes.  Dans  les  formes 
bien  complètes  de  ce  conte,  le  renard  (ou  le  chacal),  qui  presque  par- 
tout joue  le  rôle  du  chat,  a  vu  sa  vie  épargnée  par  le  jeune  homme 
au  service  duquel  il  se  met,  et,  s'il  lui  fait  épouser  la  fille  du  roi,  c'est 
par  reconnaissance  ;  son  maître,  au  contraire,  se  montre  ingrat  à  son 
égard.  Quand  il  voit  le  renard  étendu  raide  par  terre  (le  renard  avait 
fait  le  mort  pour  l'éprouver),  il  dit  qu'il  est  bien  débarrassé  et  ordonne 
de  jeter  le  cadavre  à  la  voirie.  Sur  quoi  le  prétendu  mort  ressuscite 
et  menace  le  nouveau  grand  seigneur  de  révéler  sa  basse  extraction 
et  le  reste.  —  Cette  fin  caractéristique  se  trouve  dans  un  conte 
des  Avares  du  Caucase,  dans  un  conte  nubien,  dans  un  conte 
swahili  de  l'île  de  Zanzibar,  dans  un  conte  sicilien,  etc.  Une 
soixantaine  d'années  avant  Perrault,  le  Napolitain  Basile  rédi- 
geait, en  son  style  bizarre,  cette  même  fin  dans  le  Gagliuso  de  son 
Peniamerone  (1). 

Combien  il  faut  traiter  avec  prudence  et  réserve  les  questions  de 
fait,  en  cette  matière  des  contes  où  chaque  jour  amène  sa  décou- 
verte !  En  1888,  alors  qu'il  écrivait  ses  remarques  sur  les  Contes  de 
Perrault,  mon  adversaire  et  ami  M.  Lang  croyait  pouvoir  triompher 
de  ce  que,  dans  le  seul  conte  indien  connu  alors,  conte  très  altéré 
d'ailleurs,  le  chacal  n'était  nullement  présenté  comme  aidant  le 
héros  par  reconnaissance.  Or,  depuis  1888,  deux  autres  contes  de  ce 
type  ont  été  notés  dans  l'Inde,  et  tous  les  deux  ont  le  renard 
ou  le  chacal  reconnaissant  (2).  Quelque  jour,  certainement,  l'on 
découvrira  dans  l'hub'  des  versions  mieux  conservées,  avec  la 
morale  finale. 

En  attendant,  je  le  répète,  l'idée  sur  laquelle  reposent  les  formes 

(1)  Voir  Contes  populaires  de  Lorraine,  t.  I,  p.  xxxii.  —  Ajouter  :  Maxence  de 
RocHEMOMEix,  Quclqucs  cuiitcs  nubicns  (1888),  n"  5. 

(2)  HiNTON  Knowles,  Folh-tales  of  Kashmir  (1888).  p.  186.  —  Indion  Anli- 
quary,  janvier  1891,  p.  29. 


LES  CONTES  POPULAIRES  ET  LEUR  ORIGINE  25 

complètes  du  Chai  Bollé  est  tout  indienne,  cela  est  incontestable,  et 
c'est  là,  pour  tous  les  contes  de  ce  groupe,  —  pour  les  incomplets 
comme  pour  les  autres,  cela  va  sans  dire,  —  une  marque  d'origine. 

Voulez-vous  encore  voir  une  autre  idée  indienne  transportée 
dans  notre  monde  occidental  ?  Examinez  ceux  de  nos  contes  où  le 
diable  joue  un  rôle.  Singulier  diable  que  celui-là,  et  qui  ressemble  peu 
à  l'ange  déchu  de  la  théologie  chrétienne  !  Ainsi,  dans  plusieurs  de 
ces  contes,  il  a  une  fille,  aussi  belle,  aussi  bonne,  aussi  intelligente, 
qu'il  est  méchant  et  bête  ;  car  la  bêtise  est  un  trait  saillant  du  per- 
sonnage. —  Allez  maintenant  dans  l'Inde  ;  je  vous  y  signalerai,  dans 
un  recueil  sanscrit  de  contes  formé  au  xii^  siècle  de  notre  ère  par 
Somadeva  de  Cachemire  avec  des  écrits  antérieurs,  une  histoire 
qui  rentre  absolument  dans  un  des  groupes  de  contes  où,  chez  nous 
autres  Européens,  on  fait  figurer  le  diable.  Le  héros  de  ce  conte 
indien,  un  jeune  prince,  entre  un  jour  dans  un  château,  au  milieu 
d'une  forêt.  C'est  le  château  d'un  râkshasa,  c'est-à-dire  d'une  sorte 
de  mauvais  génie,  d'ogre.  Ce  râkshasa  a  une  fille  très  belle.  Les  deux 
jeunes  gens  s'éprennent  l'un  de  l'autre.  Mais,  avant  que  le  père  ne 
consente  au  mariage,  il  faut  que  le  prince  accomplisse  plusieurs 
tâches  qui  lui  seront  imposées.  Dans  toutes  il  est  aidé  par  la  fille 
du  râkshasa.  Ce  qu'il  a  d'abord  à  faire,  c'est  de  reconnaître  sa  bien- 
aimée  au  milieu  de  ses  cent  sœurs  qui  toutes  lui  ressemblent  abso- 
lument, et  de  lui  poser  sur  le  front  la  couronne  de  fiancée.  La  jeune 
fille  a  prévu -cette  épreuve,  et  le  prince  sait  d'avance  qu'elle  portera 
autour  du  front  un  cordon  de  perles.  «  Mon  père  ne  le  remarquera 
pas,  lui  a-t-elle  dit  ;  comme  il  appartient  à  la  race  des  démons,  il  n'a 
pas  beaucoup  d'esprit,  n  La  suite  du  conte  montre,  en  effet,  qu'en 
parlant  comme  elle  l'a  fait  de  son  père,  la  fille  du  râkshasa  a  employé 
une  expression  très  adoucie. 

Voilà,  ce  me  semble,  un  passage  qu  nous  explique  le  diable  des 
contes  européens,  le  diable  si  bête.  Ce  diable,  c'est  le  râkshasa  indien  : 
on  a  traduit  jadis,  comme  on  a  pu,  le  nom  de  ce  malfaisant  per- 
sonnage. 

Je  voudrais  vous  montrer,  pour  finir,  quelles  modifications  a 
subies  un  certain  conte  indien  pour  qu'il  pût  s'adapter  à  nos  idées 
occidentales. 

Il  était  impossible  de  transporter  tel  quel  en  Europe  un  conte  où 
l'on  voit  les  sept  femmes  d'un  roi  persécutées  par  une  rivale,  une 
râkshasi  (le  type  féminin  du  râkshasa),  qui  a  pris  une  forme  humaine 


26  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

et  s'est  fait  épouser,  comme  huitième  femme,  par  ce  roi.  Aussi,  dans 
un  conte  sicilien  (Gonzenbach,  n^  80),  ressemblant  pour  tout  le 
corps  du  récit  aux  contes  indiens  et  orientaux  de  ce  groupe,  tout 
ce  qu'il  y  a  de  trop  étranger  à  nos  mœurs  a-t-il  été  changé.  Les  sept 
femmes  du  roi  sont  devenues  ses  sept  filles,  qui  épousent  sept  princes, 
fils  d'une  reine  veuve,  avec  laquelle  se  remarie  le  roi,  veuf  lui-même. 
C'est  cette  reine  qui  persécute  les  sept  princesses,  ses  belles-filles  ; 
c'est  elle  qui.  comme  la  râkshasi  du  conte  indien,  leur  fait  arracher 
les  yeux  ;  qui  cherche  à  perdre  le  fils  de  la  plus  jeune  princesse,  en 
le  faisant  envoyer  en  des  expéditions  périlleuses,  etc. 
Le  travail  d'adaptation  est  visible  ici  à  tous  les  yeux  (1). 


Il  faut  conclure,  bien  que  je  sois  obligé  de  laisser  de  côté  certaines 
considérations  qui  auraient  précisé  encore  ma  thèse  et  prévenu  des 
objections.  J'exprimerai  donc  de  nouveau,  en  terminant,  ma  convic- 
tion, de  jour  en  jour  fortifiée  :  plus  on  étudiera  de  près  la  question, 
plus  on  recueillera  de  contes,  surtout  en  Asie,  et  plus  on  reconnaîtra 
que  la  thèse  de  l'origine  non  seulement  asiatique,  mais  indienne, 
de  nos  contes  populaires  est  la  seule  vraie. 


(1)   Contes  populaires  de  Lorraine,  t.  I,  p.  XXX. 


LA      LKGENDK 


DES 


SAINTS  BARLAAM  ET  JOSAPHAT 

SON   ORIGINE 

(Extrait  de  la  Revue  des  questions  historiques.  Octobre  1880) 


Au  nombre  des  ouvrages  les  plus  répandus  et  les  plus  goûtés  au 
moyen  âge  se  trouvait  un  livre  qui,  après  un  long  oubli,  a,  dans 
ces  derniers  temps,  attiré  l'attention  du  monde  savant,  la  Vie  des 
sainis  Barlaam  et  Josaphat.  C'est  l'histoire  d'un  jeune  prince,  fils 
d'un  roi  des  Indes  et  nommé  Josaphat.  A  sa  naissance,  il  avait  été 
prédit  qu'il  abandonnerait  l'idolâtrie  pour  se  faire  chrétien  et  renon- 
cerait à  la  couronne.  Malgré  les  précautions  ordonnées  par  le  roi 
son  père,  qui  le  fait  élever  loin  du  monde  et  cherche  à  écarter  des 
yeux  de  l'enfant  la  vue  des  misères  de  cette  vie,  diverses  circon- 
stances révèlent  à  Josaphat  l'existence  de  la  maladie,  de  la  vieillesse, 
de  la  mort,  et  l'ermite  Barlaam,  qui  s'introduit  auprès  de  lui,  n'a  pas 
-  de  peine  à  le  convertir  au  christianisme.  Josaphat,  de  son  côté, 
convertit  son  père,  les  sujets  de  son  royaume  et  jusqu'au  magicien 
employé  pour  le  séduire  ;  puis  il  dépose  la  couronne  et  se  fait  ermite. 
Attribuée  jadis  à  saint  Jean  Damascène  (viii^  siècle),  —  on  ne 
sait  trop  sur  quel  fondement,  dit  le  docteur  Alzog  (1),  —  cette  his- 
toire, dont  l'original  est  écrit  en  grec  et  a  dû  être  rédigé  en  Pales- 
tine ou  dans  une  région  voisine,  fut  traduite  en  arabe,  à  l'usage  des 
chrétiens  parlant  cette  langue,  et  il  existe  encore  un  manuscrit, 

(1)  «  On  lui  attribue  encore  (à  saint  Jean  Damascène),  nous  ignorons  sur  quel 
fondement,  deux  ouvrages  hagiographiques  :  La  vie  de  saint  Barlaam  et  de  saint 
Josaphat  et  la  Passion  de  saint  Artémius.  »  [Patrologie,  trad.  de  l'abbé  P.  Belet| 
1877,  p.  625.) 


28  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

datant  du  xi^  siècle,  de  cette  traduction  faite  probablement  sur 
une  vei^sion  syriaque,  aujourd'hui  disparue.  La  traduction  arabe, 
à  son  tour,  donna  naissance  à  une  traduction  copte  et  à  une 
traduction  arnicniennc.  —  Au  xii^'  siècle,  la  Vie  de  Barlaam 
el  Josaphal  avait  déjà  pénétré  dans  l'Europe  occidentale,  par 
rintermédiaire  d'une  traduction  latine.  Dans  le  courant  du 
xiii^  siècle,  cette  traduction  était  insérée  par  Vincent  de 
Beauvais  (mort  vers  1264)  dans  son  Spéculum  liistoriale,  puis  par 
Jacques  de  Voragine,  archevêque  de  Gênes  (mort  en  1298)  dans 
sa  Légende  dorée,  qui  a  été  si  longtemps  populaire.  Dans  la  pre- 
mière moitié  du  même  siècle,  le  trouvère  Gui  de  Cambrai  tirait  de 
cette  traduction  latine  la  matière  d'un  poème  français,  et  il  fut  com- 
posé dans  le  même  siècle  deux  autres  poèmes  français  de  Barlaam  et 
Josaphal,  ainsi  qu'une  traduction  en  prose.  A  la  même  époque  que 
Gui  de  Cambrai,  un  poète  allemand,  Rodolphe  d'Ems,  traitait  le 
même  sujet,  et,  lui  aussi,  d'après  la  traduction  latine  ;  deux  autres 
Allemands  mettaient  également  cette  traduction  en  vers.  Les  biblio- 
graphes mentionnent  encore  une  traduction  provençale,  probable- 
ment du  xiv^  siècle,  et  plusieurs  versions  italiennes,  dont  l'une  se 
trouve  dans  un  manuscrit  daté  de  1323.  Avec  une  traduction  alle- 
mande en  prose,  l'histoire  de  Barlaam  el  Josaphal  arriva  en  Suède 
et  en  Islande.  La  rédaction  latine  fut  traduite  en  espagnol,  puis  en 
langue  tchèque  (vers  la  fin  du  xvi^  siècle),  plus  tard  en  polonais. 
Ces  quelques  détails  peuvent  donner  une  idée  de  la  diffusion  de 
cette  légende  au  moyen  âge  (1). 

Enfin,  en  1583,  —  ceci  a  un  intérêt  tout  particulier,  —  l'autorité 
de  saint  Jean  Damascène,  à  qui  la  rédaction  de  l'ouvrage  était  attri- 
buée, comme  nous  l'avons  dit,  fit  entrer  dans  le  Marlyrologe  Romain 
les  noms  des  «  saints  Barlaam  et  Josaphat  ».  A  la  fin  de  la  liste  des 
saints  honorés  le  27  novembre,  on  lit  en  eiïet  ce  qui  suit  :  «  Chez 
les  Indiens  limitrophes  de  la  Perse,  les  saints  Barlaam  et 
Josaphat,  dont  les  actes  extraordinaires  ont  été  écrits  par  saint 
Jean  Damascène  (2)  ». 

Or,  voici  que  de  nos  jours  le  caractère  historique  de  cette  Vie  des 

(1)  Voir  Barlaam  und  Josaphat.  FranzOsisches  Gedicht  des  drcizchnien  Jarhhun- 
derts  von  Gui  de  Cambrai,  heraupgegeben  von  H.  Zotenberg  und  P.  Meyer  (Stutt- 
gart, 1864),  p.  310  et  seq.  —  Barlaam  und  Josaphat  von  Rudolf  von  Unis,  herausge- 
geben  von  Franz  Pfeiffer  (Leipzig,  1843),  p.  vui  et  seq.  —  Bulletin  de  l' Académie 
des  Sciences  de  Saint-Pétersbourg  (classe  historico-philologique),  t.  IX  (1852), 
n"-  20,  21,  pp.  308,  30'J. 

(2)  0  Apud  Indos  Persis  finitinios,  sanclorum  Barlaam  et  Josaphat  (ooinniemo- 
ratio),  quorum  actus  mirandos  sanctus  Joannes  Damascenus  conscripsit.  » 


LA  LÉGENDE  DES  SAINTS   BARLAAM   ET  JOSAPHAT  29 

sainfs  Barlaam  et  Josaphat  est  tout  à  fait  contesté.  Déjà,  durant 
les  deux  derniers  siècles,  elle  avait  été,  de  la  part  d'écrivains  ecclé- 
siastiques des  plus  sérieux,  l'objet  de  doutes  ou  tout  au  moins  d'hési- 
tations très  caractéristiques  ;  aujourd'hui,  des  hommes  familiers 
avec  les  études  orientales,  M.  Max  Muller,  entre  autres,  affîrment 
catégoriquement  que  cette  légende  n'est  autre  chose  qu'un  arran- 
gement chrétien  d'un  récit  indien,  de  la  légende  du  Bouddha.  Et 
M.  Emile  Burnouf,  dans  un  livre  aussi  peu  scientifique  qu'il  est  anti- 
religieux, s'est  empressé  de  chercher  là  des  arguments  contre  le 
catholicisme  (1). 

Y  a-t-il  lieu,  pour  nous  autres  catholiques,  de  nous  efïrayer  de  cette 
découverte,  si  elle  est  démontrée  vraie,  et  sommes-nous  obligés,  en 
raison  de  l'autorité  du  Martyrologe  Romain,  de  soulever,  si  l'on  peut 
parler  ainsi,  la  question  préalable  ?  Ce  serait  une  insulte  à  l'Eglise 
que  de  le  prétendre.  Rien  absolument  ne  nous  empêche  d'étudier 
cette  question  sans  autre  préoccupation  que  celle  de  la  science. 

Mais,  avant  d'entreprendre  cette  étude,  il  convient  d'examiner 
ce  qui  résulte,  au  point  de  vue  théologique,  de  la  mention  faite  par  le 
Martyrologe  Romain  des  «  saints  Barlaam  et  Josaphat  »  et  de  leur 
légende. 

On  ne  saurait  trop  le  répéter  :  les  écrivains  étrangers  au  catholi- 
cisme exagèrent,  sur  une  foule  de  points,  l'infaillibilité  dont  l'P^glise 
revendique  le  privilège.  Nous  ne  mettons  pas  la  bonne  foi  en  cause  ; 
c'est,  nous  le  croyons,  uniquement  le  défaut  de  connaissances  théolo- 
giques qui,  la  plupart  du  temps,  leur  fait  ainsi  grossir  les  choses. 
Dans  la  question  qui  nous  occupe,  quelques  lignes  d'un  ouvrage  dont 
personne  ne  contestera  l'autorité  suffiront  pour  tout  ramener  à  de 
justes  proportions.  Qu'on  ouvre  le  livre  célèbre  du  savant  pape 
Benoît  XIV  sur  la  béatification  et  la  canonisation  des  saints,  on 
y  trouvera,  formulés  dans  le  chapitre  consacré  au  Martyrologe 
Romain,  des  principes  dont  l'importance  est  d'autant  plus  grande, 
que  Pie  IX,  par  un  décret  du  l^r  septembre  1870,  renvoie  à  cette 
partie  de  l'ouvrage  de  Benoît  XIV  tous  ceux  qui  ont  à  traiter  de 
ces  matières  (2). 


(1)  Cet  ouvrage  de  M.  Emile  Burnouf,  le  Catholicisme  contemporain,  fourmille 
d'énormes  bévues.  Nous  en  avons  relevé  quelques-unes  dans  le  Français  du  !'='■  sep- 
tembre 1879. 

(2)  Le  passage  principal  de  ce  décret  a  été  reproduit  dans  la  remarquable 
Introductio  generalis  ad  historiam  ecclesiasticam  critice  tractandam,  du  P.  Ch.  de 
Smedt,  S.  J.  (Gand,  1876),  p.  192. 


30  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

«  Nous  affirmons,  dit  Benoît  XIV,  quo  le  Saint-Siège  n'enseigne 
«  point  que  tout  ce  ijui  a  été  inséré  dans  le  Marlijrologe  lîomain  est 
«  vrai  d'une  vérité  certaine  et  inébranlable...  C'est  ce  qu'on  peut  par- 
(i  faitenient  conclure  des  changements  et  des  corrections  ordonnés 
«  par  le  Saint-Siège  lui-même  (1).  »  —  «  11  y  a  une  grande  différence, 
«  dit-il  encore,  entre  la  seTitence  de  canonisation  [portée  par  le  Sou- 
«  verain-Pontife]  et  l'introduction  d'un  nom  dans  le  Marlijrologe  Ro- 
«  main  [par  ceux  que  le  Pape  a  chargés  de  composer  ce  martyrologe.] 
«  Aussi,  de  ce  que  l'erreur  a  pu  se  rencontrer  dans  le  Marlijrologe 
«  Romain,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  puisse  se  rencontrer  également 
«  dans  une  sentence  de  canonisation  (2)  ». 

De  quelle  nature  sont  ces  erreurs  qui  peuvent  s'êLre  glissées  dans  le 
Marlyrologe  Romain  ?«  Il  y  en  a  eu  de  deux  sortes,  dit  Benoît  XIV; 
«  outre  celles  dont  les  typographes  sont  responsables,  quelques-unes 
«  peuvent  être  attribuées  à  ceux  qui  ont  composé  et  corrigé  le  Mar- 
«  iyrologe  Romain.  Ainsi,  au  25  janvier,  il  était  fait  mention  [dans 
«  les  premières  éditions]  d'une  sainte  Xynoris,  martyre,  par  suite 
«  d'une  confusion  qui  d'un  nom  commun  avait  fait  un  nom  propre  : 
«  cette  prétendue  Xynoris  martyre  avait  été  introduite  dans  le  Mar- 
«  Iyrologe  Romain  sur  l'autorité  d'un  texte  de  saint  Jean  Chryso- 
«  stonie  mal  interprété  ;  dans  ce  texte,  en  effet,  le  mot  Xynoris 
«  n'est  pas  le  nom  propre  d'une  personne,  mais  il  s'applique  à  un 
«  «  couple  »  (;i/vu)'p:  )  de  martyrs,  Juventinus  et  Maximus,  qui  souf- 
«  frirent  à  Antioche,  sous  Julien.  Averti  de  cette  erreur  par  Pierre 
«  Pithou  et  autres,  le  cardinel  Baronius  la  fit  corriger  (3).  » 

(1)  «  Postremo  asserimus  Apostoiicara  Sedem  non  judicare  inconcussae  esse  et 
certissimœ  veritatis  quœcumque  in  Martyrologio  Romano  inserta  sunt...  Quod 
et  optime  colligitur  ex  niulationibus  et  correctionibus  ab  ipsa  Sancta  Sede  deman- 
datis.  »  (De  senoruni  Dei  beatificatione  et  canonizatione,  lib.  IV,  part.  II,  cap.  xvii, 

n.  9.) 

(2)  «  Insuper  monemus  aliud  esse  canonizationis  judiciuni,  aliud  appositionem 
nominis  in  Martyrologio  Romano,  atque  adeo  ab  errore  qui  forte  contigerit  in 
Mnrtyrologio  Romano,  non  recte  inferri,  in  judicio  quoque  canonizationis  errorem 
contingere  posse  (ibidj.  » 

(3)  "  Porro  hi  (errores  rorrigendi)  sunt  in  duplici  diffreentia  :  nonnulli  quippe 
sunt,  qui  non  incuria'  nec  malitiae  typographorum,  sed  compositoribus  et  correc- 
toribus  Romani  Martyrologii  adscribi  possunt.  Ad  diem  25  januarti  fiebat  in 
Martyrologio  Romano  commcmoratio  sanctœ  Xynoridis  martyris,  facta  transla- 
tione'  nominis  appellativi  ad  proprium  ;  Xynoris  enim  martyr  inducta  fuerat 
ex  maie  inlellecta  auitoritate  sancti  Joannis  Chrysostomi,  liomil.  14  <fe  Lazaro, 
cum  Xynoris  apud  eum  non  proprium  nomen  alicujus,  sed  par  martyrum  indicet, 
Juventini  scilicet  et  Maximi,  qui  Antiochiœ  passi  sunt  sub  Juliano.  Sed  cum  de 
errore  fuerit  admonilus  cardinal  Baronius  a  Petro  Pithupo,  Nicolao  Fabro  et  Petro 
Ducseo,  et  error  quidem  ipse  correctus  fuerit,  nulla  amplius  ejus  habenda  est 
ratio,  uti  etiam  admittit  Launojus  in  opusculo  De  cura  Ecclesix  pro  veneratione 


LA  LÉGEXDE   DES  SAINTS  BARLAAM   ET  JOSAPHAT  31 

On  voit  qu'aux  yeux  de  l'Église,  le  Marlijiuloge  Uomain  n'est 
nullement  irrél'orniable.  Même  après  les  corrections  ordonnées  par 
le  Saint-Siège,  —  c'est  Benoît  XIV  qui  nous  l'apprend,  —  un  prince 
de  l'Église,  le  cardinal  Léandre  Colloredo,  avait  recueilli  de  nom- 
breuses notes  en  vue  d'une  nouvelle  «  épuration  »  ;  mais  la  mort  l'em- 
pêcha de  mettre  la  dernière  main  à  son  ouvrage  et  de  le  publier  (1). 

Ces  principes  posés,  nous  pouvons  aborder  avec  calme  la  question 
des  «  saints  Barlaam  et  Josaphat  ». 

Le  Martyrologe  Romain  actuel  (2),  rédigé  vers  la  fin  du  xvi^  siècle 
(en  1583),  par  ordre  de  Grégoire  XIII,  a  été  tiré,  pour  la  plus  grande 
partie,  d'un  martyrologe  antérieur,  œuvre  d'un  bénédictin  du  nom 
d'Usuard,  qui  le  composa  vers  l'an  875.  C'était,  du  reste,  de  ce  mar- 
tyrologe d'Usuard  qu'on  se  servait  auparavant  dans  les  églises  et  les 
monastères  de  l'Occident  et  de  Rome  même,  en  se  donnant,  il  est 
vrai,  la  liberté  de  modifier,  d'abréger  et  surtout  d'augmenter  le 
texte  par  l'addition  de  saints  locaux  ou  appartenant  à  tel  ou  tel 
ordre  religieux.  Il  n'est  pas  inutile,  croyons-nous,  de  constater  tout 
d'abord  que  les  noms  des  «  saints  Barlaam  et  .Josaphat  »  ne  se  sont 
trouvés  dans  aucun  des  nombreux  manuscrits  de  ce  martyrologe  qui 
ont  été  dépouillés  par  le  P.  du  Sollier  pour  son  édition  classique  du 
Martyrologe  d'Usuard,  formant  la  seconde  partie  du  tome  VI  de  juin 
des  Acta  Sanctorum.  Ils  ne  se  sont  rencontrés,  du  moins  jusqu'à  pré- 
sent, que  dans  les  additions  faites  par  Greven  ou  Grefgen  et  par 
Molanus  dans  leurs  éditions  respectives  d'Usuard  (Greven,  première 
édition,  1515  ;  Molanus,  première  édition,  1568).  L'un  et  l'autre  indi- 
quent comme  leur  source  un  livre  imprimé  à  Lyon  en  1514,  le  Cala- 
logus  Sandorum,  de  Pierre  de  Natalibus,  mort  vers  1370. 

Ce  Catalogus,  recueil  de  légendes  abrégées,  n'a  jamais  eu  aucune 

sanctorum,  artic.  II  (ihid.).  »  —  Ajoutons  quelques  détails  sur  cette  fameuse 
«  sainte  Xynoris  ».  Elle  figure  dans  les  deux  premières  éditions  du  Martyrologe 
Romain  (1583)  ;  dans  l'édition  de  158'i,  la  première  approuvée  par  Grégoire  XIII, 
et  dans  celle  de  1586,  revue  et  accompagnée  de  notes  très  érudites  par  l'illustre 
Baronius.  Elle  a  disparu  de  l'édition  donnée  en  1589  à  Anvers  par  ce  même  Baro- 
nius  et  des  éditions  subséquentes  (vid.  Introductio  ad  historiam  ecdesiasticam  du 
P.  Ch.  de  Smedt,  p.  149). 

(1)  «  ...  Prœter  supra  exposita,  scimus  cardinalem  Leandrum  CoUoredum  multa 
parasse  pro  nova  expurgatione  Martyrologii  Romani,  at  morte  prœreptum  opus 
absolvere  et  typis  edere  non  potuisse  (loc.  cit..)  s 

(2)  Nous  devons  nos  renseignements  sur  les  martj'rologes  à  l'obligeance  de 
deux  hommes  tout  à  fait  compétents  :  pour  les  martyrologes  occidentaux,  au 
P.  Ch.  de  Smedt,  S.  J.,  le  savant  bollandiste  ;  pour  les  martyrologes  orientaux,  au 
P.  Martinov,  S.  J.,  si  connu  pour  son  immense  érudition  en  tout  ce  qui  touche 
le  monde  slave  et  les  antiquités  religieuses  de  l'Orient. 


32  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

autorité  offiriollo,  pas  plus  que  1rs  autivs  rollcrtinns  dn  Ir^^ondes  ot 
(le  vies  de  saints.  Irllfs  cjuc  la  Légende  dorée  (lin  du  xiii^  siècle),  qui 
doniM'  aussi,  oonmie  nous  l'avons  dit.  la  vio  dos  «  saints  Barlaam 
ft  Jnsa}diat  ».  pas  ]ilus  ([uo  los  martyrologes  de  Canisius  et  de  Mau- 
rolycus,  où  se  trouvent  les  noms  des  deux  «  saints  (1  )  ».  —  Notons  que 
Barlaam  et  Josaphat  ne  sont  pas  mentionnés  dans  le  Marlyrologium 
Unmonœ  Eccleniœ,  puldié  par  Galesinius,  avec  privilège  de  Grégoire 
XIII,  à  \'enise,  en  1578. 

Il  semble  que  les  auteurs  du  Marlyrologe  Romain  de  1583,  qui 
renvoient  à  la  vie  des  «  saints  Barlaam  et  Josaphat  »  attribuée  à 
saint  Jean  Damascènc,  et  depuis  bien  longtemps  bien  connue  en 
Occident,  se  sont  autorisés,  pour  l'insertion  de  ces  noms  dans  la 
liste  des  saints,  uniquement  de  cet  écrit  même,  sans  s'appuyer  sur 
aucun  autre  document. 

En  Orient,  les  «  saints  Barlaam  et  Joasaph  »  [Joasaph  est  la  forme 
primitive,  telle  qu'elle  se  trouve  dans  le  livre  grec  attiibué  à  saint 
Jean  Damascène)  ne  figurent  pas  dans  le  Ménologe  de  l'empereur 
Basile,  qui  date  du  dixième  siècle  et  dont  l'original  illuslré  existe 
encoir  ("2)  ;  mais  ils  sont  mentionnés,  à  la  date  du  19  novembre,  dans 
un  calendrier  slavon  du  xv^  siècle,  manuscrit,  du  couvent  de  Bélo- 
Zersk.  aujourd'hui  à  la  bibliothèque  de  l'Académie  ecclésiastique  de 
Saint-Pétersbourg  ;  dans  un  psautier  également  slavon  du  xvi^ 
siècle,  de  la  Bibliothèque  impériale  publique  de  la  même  ville  (n*^  10), 
et  dans  d'autres  documents  plus  récents.  A  la  date  du  18  novembre, 


(1)  Le  Martyrologe  de  Canisius  (le  Bienheureux  Pierre)  a  été  publié  de  son 
vivant,  en  allemand,  par  Adam  Walasser.  L'édition  qui  se  trouve  dans  la  biblio- 
thèque des  Bollandistes  est  celle  de  Dillingen,  158.^  ;  mais  ce  n'est  que  la  troisième  ; 
les  deux  premières  sont  respectivement  de  1562  et  de  1573,  et  il  est  plus  que  pro- 
bable que  la  mention  des  deux  <>  Saints  »  figurait  déjà  dans  la  première  édition. 
II  est  à  remarquer  que,  daas  ce  martyrologe,  ils  se  trouvent  mentionnés  deux  fois  : 
ensemble  au  27  novembre,  comme  dans  le  Marlyrologe  Romain,  et,  de  plus,  «  saint 
Barlaam  »  seul  au  2  avril  et  «  saint  Josaphat  »  seul  au  29  octobre.  On  ne  sait  pas 
exactement  quelle  a  été  la  part  prise  par  le  Bienheureux  Pierre  Canisius  à  la  rédac- 
tion du  martyrologe  qu'on  cite  sous  son  nom.  Suivant  les  uns,  il  en  est  véritable- 
ment l'auteur  ;  selon  d'autres,  il  n'a  fait  que  le  réviser  et  en  fournir  la  préface. 
(Voyez  la  Bibliothèque  des  écrit'ains  de  la  Compagnie  de  Jésus,  par  les  PP.  de 
Backer  et  Ch.  Sonimervogel,  article  Canisius,  Pierre.)  —  Le  martyrologe  de  Mau- 
rolycus  (en  latin)  a  été  publié  à  Venise,  en  1568. 

(2)  En  Orient,  les  ménologes  correspondent  à  peu  près  aux  martyrologes  occi- 
dentaux. L'original  du  ménologe  composé  par  les  ordres  de  l'empereur  Basile  II 
Porphyrogénète  (075-1025)  se  conserve,  moitié  (la  partie  qui  va  de  septembre  à 
février),  à  la  Bibliothèque  Vaticane,  moitié  (mars-août),  au  couvent  des  moines 
grecs  catholiques  de  Grotta-ferrata,  près  de  Rome,  où  l'on  s'en  sert  encore  dans  les 
ofTices.  Ce  ménologe  a  été  édité  à  Urbino,  en  1727,  sous  ce  titre  :  Menologium 
Grxcorum  jussu  Basilii  Imperaturis  grœce  olim  editum,  etc.  (3  vol.  in-fol.). 


LA  LÉGENDE   DES  SAINTS  BARLAAM   ET  ,JOSAPIL\T  33 

nous  les  retrouvons  dans  le  Grand  Ménologe  de  Macaire,  en  slavon, 
du  xvi^  siècle,  dans  deux  prologues  (ménologes  abrégés),  manus- 
crits, de  la  Bibliothèque  synodale  de  Moscou  (n^^  244  et  247),  faits 
d'après  la  seconde  rédaction  du  Ménologe  grec  de  l'empereur 
Basile,  etc. 

A  la  date  du  17  novembre,  ces  deux  prologues  mentionnent  «  Bar- 
laam,  anachorète  ».  De  même  un  prologue  slavon  imprimé,  dont  la 
première  édition  est  de  1641.  Barlaam  reparait,  au  30  mai,  dans  un 
synaxaire  (sorte  de  monologe)  du  Mont-Athos,  en  grec  vulgaire, 
édité  d'abord  en  1819,  puis  en  1842,  à  Constantinople  ;  dans  le 
synaxaire  grec  rimé  dit  de  Chifllet,  du  xii^  siècle,  et  dans  un  prologue 
slavon  rimé,  de  1370  (bibliothèciue  de  Hloudov)  ;  enfin,  dans  les 
Menées  grecques,  dont  la  plus  ancienne  édition  est  de  Venise,  1551  (1), 

En  lin,  à  la  date  du  26  août,  ces  mêmes  Menées  grecques  men- 
tionnent «  Joasaph  »,  ainsi  qu'un  martyrologe  grec,  en  vers,  édité 
au  siècle  dernier  (2). 

Quelque  temps  avant  la  rédaction  du  Marlyrologe  Bomqin  de 
1583,  le  cardinal  Sirlet  (1514-1585)  avait  extrait  des  recueils  hagio- 
logiques  grecs  (menées,  ménologes,  synaxaires)  un  Menologium  Grœ- 
coruin,  en  latin  (3),  dans  lequel  les  auteurs  du  Marlyrologe  Romain 
ont  été  prendre  des  noms  de  saints  grecs  (4).  Or,  les  noms  des 
«  saints  Barlaam  et  Josaphat  >>  n'y  figurent  pas,  ce  qui  fortifie  encore 
l'opinion  émise  plus  haut,  que  ces  noms  ont  été  puisés  directement 
par  les  auteurs  du  Martyrologe  de  1583  dans  la  vie  attribuée  à  saint 
Jean  Damascène. 

Nous  avons  dit  que  le  caractère  historique  de  la  «  vie  des  saints 
Barlaam  et  Josaphat  ))  avait  été,  de  la  part  d'écrivains  ecclésiastiques 
très  sérieux  des  derniers  siècles,  l'objet  de  doutes  ou  tout  au  moins 
d'hésitations  très  significatives.  Ainsi  Bellarmin,  c{ui,  dans  un  livre 
composé  vers  l'année  1613,  conclut  à  la  vérité  de  la  légende,  ne  laisse 
pas  de  constater  qu'on  peut  se  demander  si  l'on  n'a  pas  affaire  à  un 
roman  historique  destiné  à  l'éducation  de  la  jeunesse,  comme  la 


(1)  Les  Menées  comprennent,  distribués  en  douze  volumes  correspondant  aux 
douze  mois,  l'ofTice  et  la  vie  de  tous  les  saints  honoré.s  par  l'Église  grecque. 

(2)  Ecclesise  graecse  Martyrologium  metricum,  ex  Menaeis  (édité  par  Siberus), 
Leipzig,  1727,  p.  274. 

(3)  Ce  ménologe  a  été  publié  par  Henri  Canisius,  neveu  du  bienheureux  Pierre, 
dans  son  Thésaurus  monumentorum  ecclesiasticorum  et  historicorum  (c'est  le  titre 
de  la  seconde  édition,  donnée  par  Jacques  Basnage,  en  1725  ;  la  première  (1604- 
1608)  portait  celui  à' Antiquœ  Lectiones). 

(4)  Introd.  ad  hist.  eccles.,  du  P.  de  Smedt,  p.  143. 

3 


34  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

*Cyropédie  de  Xénophon.  Les  raisons  qu'il  invoque  en  faveur  de  la 
a  vie  des  saints  Barlaani  et  Josaphat  »  sont,  du  reste,  quelle  que  soit 
l'autorité  de  ce  grand  homme,  très  peu  décisives.  Celle  qui  est  tirée 
de  l'insertion  des  deux  noms  au  Martyrologe  Romain  n'a,  comme  nous 
l'avons  vu,  aucun  poids,  d'après  Benoît  XIV,  interprète  de  la  vraie 
doctrine  théologique  sur  cette  matière.  Quant  à  la  seconde,  —  l'in- 
vocation des  «  saints  Barlaam  et  Josaphat  »  par  l'auteur  de  la  «  vie  » 
que  Bellarmin  croit  être  saint  Jean  Damascène,  —  elle  se  réfute  par 
une  réflexion  faite  quelques  lignes  plus  bas  par  Bellarmin  lui-même, 
à  l'occasion  d'un  autre  écrit  attribué  à  saint  Jean  Damascène.  «  Il 
peut  se  faire,  dit-il,  que,  malgré  sa  science  et  sa  prudence  ordinaires, 
saint  Jean  Damascène  ait  ajouté  foi  un  peu  facilement  à  de  tels 
récits  et  ne  se  soit  pas  inquiété  d'en  vérifier  l'exactitude  (1).  » 

Jacques  de  Billy,  qui  a  donné  en  1577  une  traduction  latine  de 
saint  Jean  Damascène,  se  pose,  lui  aussi,  la  question,  et  il  la  résou- 
drait dans  le  sens  négatif,  s'il  ne  se  croyait  lié  par  les  réflexions  finales 
de  l'auteur  de  la  «  vie  »,  qui  affirme  tenir  son  récit  d'hommes  véri- 
diques.  Rosweyde  (1569-1629)  reproduit  dans  ses  Vitœ  Palriim  les 
appréciations  de  Bellarmin  et  de  Jacques  de  Billy.  Tout  en  regar- 
dant, non  sans  quelque  hésitation,  le  fond  de  la  légende  comme  vrai, 
il  se  demande  si  certaines  discussions  religieuses  qui  y  sont  rappor- 
tées n'ont  pas  été  ajoutées  ou  amplifiées  par  l'auteur  (2). 


(1)  Voici  le  passage  de  Bellarmin,  De  scriptoribus  ecclcsiasticis  (éd.  de  Paris, 
1658,  p.  252)  :  «  ...  Dubitatio  quoque  exislit,  an  hœc  narratio  sit  vera  historia, 
an  potius  conficta  ad  erudiendos  nobiles  adolescentes,  qualis  est  vita  Cyri  apud 
Xenophontem.  Cseterum  veram  historiam  esse  constat  ex  eo,  quod  S.  Joannes 
Damascenus  in  fine  historiœ  invocat  sanctos  Barlaam  et  Josaphat,  quorum  res 
gesta  .scripserat,  et  Ecclesia  catholica  in  Martyrologio  descriptos  veneratur, 
die  27  Novembris,  eosdem  sanctos  Barlaam  et  Josaphat.  —  Oratio  de  his  qui  in 
fide  dormierunt  (c'est  le  titre  d'un  autre  ouvrage  attribué  à  saint  Jean  Damascène) 
.scrupulum  injecit  (quant  à  la  question  de  savoir  si  ce  saint  en  est  l'auteur),  quia 
narrât  Falconillam  precibus  primœ  martyris,  et  Trajani  animam  precibus  S.  Gre- 
gorii  papœ,  ab  inferni  suppliciis  liberatas  ;  quœ  narrationes  falsœ  esse  videntur, 
et  fabulis  similiores  quam  historiae.  Sed  fieri  poiest,  ut  sanctus  Joannes  Damascenus, 
quamvis  alioqui  dodus  et  prudens,  istis  narrationibus  facile  fidem  habiterit,  neque 
de  veritate  earum  invesliganda  soUicitus  juerit.  » 

(2)  -■  Billius  (Jacques  de  Billy)  interpres  ita  ratiocinatur  :  i  Quod  ad  ipsam  his- 
toriœ  veritatem  attinet,  videri  fortasse  nonnullis  potuisset,  hoc  opus  non  tam 
veram  historiam  esse,  quam  sub  historiœ  specie  tacitam  vitœ  monasticaî  atque 
ad  Christianam  perfectionem  cxactœ  collaudationem  :  nisi  auctor  sub  finem  eam 
se  ab  hominibus  a  mendacii  criminc  alienis  accepisse  testaretur.  Ei  ergo,  prsesertim 
asseveranti,  difTidere  homini^  e^t.  mihi  videtur,  plus  suii  suspicionibus,  quam 
Christianœ  charitati,  qua:  omnia  crédit,  tribuentis.  »  —  Ego  vero  vix  dubito,  quin 
totius  historiaî  fundamentum  verum  sit.  Forte  disputationes  quaedam  de  quibus- 
dam  fidei  mysteriis  ab  auctore  vel  additœ  vel  dilatatœ.  Nam  qui  potuit  Josaphat, 
recens  ad  fidem  conversus,  tôt  Scripturae  locis  se  communire,  qui  numquam  eam 


LA  LÉGENDE  DES  SAINTS  BARLAAM  ET  JOSAPHAT  35 

D'autres  écrivains  ecclésiastiques  vont  beaucoup  plus  loin,  témoin 
le  curieux  passage  suivant  de  Huet,  le  docte  évoque  d'Avranches  : 
«  C'est  un  roman,  mais  spirituel  ;  il  traite  de  l'amour,  mais  c'est  de 
l'amour  divin  ;  l'on  y  voit  beaucoup  de  sang  répandu,  mais  c'est  du 
sang  des  martyrs.  Il  est  écrit  en  forme  d'histoire  mais  non  pas  dans 
les  règles  du  roman.  Et  cependant,  quoique  la  vraisemblance  y  soit 
assez  exactement  observée,  il  porte  tant  de  marques  de  fiction,  qu'il 
ne  faut  que  le  lire  avec  un  peu  de  discernement  pour  en  tomber 
d'accord.  Il  suppose  que  Josaphat  était  fils  d'un  roi  indien  ;  que  son 
aventure  est  arrivée  dans  les  Indes,  et  c{ue  de  certains  Ethiopiens, 
gens  pieux  et  de  bonne  foi,  qui  l'avaient  apprise  dans  des  mémoires 
reconnus  pour  véritables,  la  lui  ont  rapportée.  Il  appelle  Ethiopiens 
des  Indiens,  confondant  l'Ethiopie  avec  les  Indes,  selon  la  coutume 
de  plusieurs  anciens.  Cependant  il  fait  porter  à  la  plupart  de,  ses 
personnages  des  noms  syriaques,  c'est-à-dire  des  noms  de  son  pays. 
Non  pas  que  je  veuille  soutenir  que  tout  en  soit  supposé  :  il  y  aurait 
de  la  témérité  à  désavouer  qu'il  y  ait  jamais  eu  de  Barlaam  ni  de 
Josaphat.  Le  témoignage  du  Martyrologe  Romain,  qui  les  met  au 
nomltre  des  saints,  ne  permet  pas  d'en  douter  (1).  Peut-être  même 
n'en  est-il  pas  le  premier  inventeur.  Sa  crédulité  persuade  assez  qu'il 
croyait  ce  qu'il  a  voulu  faire  croire,  et  qu'il  avait  ouï  en  effet  une 
partie  de  ce  qu'il  a  écrit.  Il  découvre  au  reste  l'esprit  romancier  de 
sa  nation,  par  le  grand  nombre  de  paraboles,  de  comparaisons  et  de 
similitudes  qui  y  sont  répandues  (2).  » 

Le  janséniste  Tillemont  s'exprime  avec  plus  d'embarras  ;  son 
appréciation  néanmoins  mérite  d'être  citée.  Après  avoir  dit  qu'il 
n'y  a  pas  «  de  raison  bien  forte  pour  attrijjuer  la  vie  de  saint  Barlaam 
à  saint  Jean  de  Damas  »,  il  s'exprime  ainsi  :  «  C'est  une  diiïlculté  plus 

legerat  ?  »  (Rosweyde,  Vitae  Patrum.  Anvers,  1615,  p.  339.)  —  Un  écrivain  très 
érudit,  mais  qui  ne  passe  point  pour  avoir  possédé  à  un  iiaut  degré  le  sens  critique, 
Léon  Allaci  ou  Allatius,  (1586-16G9)  rejette  cette  réserve  de  Rosweyde.  (Voir  ses 
Prolegomena,  p.  xxviii,  dans  l'édition  de  saint  Jean  Chrysostome,  donnée  par 
Lequien,  Paris,  1712.) 

(1)  Il  est  inutile,  après  les  citations  de  Benoît  XIV  données  plus  haut,  de  faire 
remarquer  que  Huet  exagère  l'autorité  du  Martyrologe  Romain. 

(2)  De  Vorigine  des  romans,  2®  édition,  1678,  p.  87.  La  première  édition  est  de 
1670.  —  Le  savant  hagiographe  catholique  Alban  Butler  (The  Lives  of  tke  Fathers, 
Martyrs  and  other  principal  Saints,  2«  édition.  Dublin,  1780,  p.  103,  article  :  Saint 
Jean  Damascène),  ainsi  que  Feller  (Dictionnaire  historique,  verbo  «  Barlaam  »  ) 
renvoient  l'un  et  l'autre  à  Huet.  Le  premier  dit  qu'on  croit  que  la  plus  grande 
partie  de  l'histoire  de  Barlaam  et  Josaphat  est  une  parabole  ou  allégorie  mise  sous 
les  noms  de  deux  saints  personnages.  (Though  Barlaam  and  Josaphat  are  names 
of  two  holy  persons,  the  greater  part  of  this  pièce  is  thought  to  be  a  parable  or 
allegory.) 


36  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

iniporlanto  de  savoir  si  toute  cette  histoire  n'est  point  une  fiction, 
comme  Bellarmin  et  l'abbé  de  Biily  avouent  qu'il  y  a  quelque  sujet 
de  le  croire.  Ils  soutiennent  néanmoins  tous  deux  que  c'est  une  véri- 
tal>le  histoire.  Et  il  est  visible  au  moins  que  l'auteur  l'a  cru  ainsi, 
puisqu'il  proteste  qu'il  l'a  apprise  de  personnes  tout  à  fait  éloignées 
de  mentir.  11  invoque  même  Barlaam  et  Josaphat  comme  des  saints, 
ce  qui  serait  une  impiété,  s'il  ne  les  avait  crus  des  saints  véritables. 
Et  nous  avons  garde  d'en  soupçonner  saint  Jean  de  Damas,  s'il  est 
auteur  de  cette  histoire,  quoique  un  auteur  célèltre  (Ellies  du  Pin) 
paraît  croire  qu'elle  est  de  lui,  et  que  m^'aninoins  ce  n'est  cju'un  ro- 
man. Les  Grecs  honorent  Josaphat  comme  un  saint  le  26  d'août,  ce 
qui  se  trouve  aussi  chez  quelques  nouveaux  Latins,  et  Baronius  l'a 
mis  avec  Barlaam  dans  le  MarhjroJoge  Romain  au  27^  de  novembre  (1). 
L'auteur  de  la  vie  peut  avoir  été  trompé  par  fie  faux  méjuctires 
et  avoir  trompé  les  autres  par  l'autorité  du  nom  de  saint  Jean  (b' 
Damas.  Mais  c'est  ce  que  je  ne  voudrais  pas  dire,  à  moins  d'en  avoir  de 
fortes  preuves.  Et,  n'en  ayant  point,  il  vaut  mieux,  comme  l'abbé 
de  Billy,  donner  moins  à  nos  soupçons  qu'à  la  charité  qui  croit 
tout.  —  Quoique  nous  supposions  avec  lui  et  avec  Rosweyde  qu'il 
y  a  quelque  chose  de  véritable  dans  le  fond  de  l'histoire,  il  y  a  grand 
sujet  de  croire  que  l'auteur  ou  ceux  qui  la  lui  ont  rapportée,  y  ont 
ajouté  diverses  particularités  qui  la  rendent  plus  agréable  et  moins 
authentique.  Car  c'est  sur  quoi  les  Grecs  surtout  n'ont  pas  été  fort 
scrupuleux.  Ainsi,  ne  voyant  pas  moyen  de  discerner  le  vrai  d'avec 
le  faux,  et  ne  sachant  pas  même  si  les  saints  sont  du  temps  que  nous 
tâchons  d'éclaircir,  nous  avons  mieux  aimé  ne  rien  mettre  du  tout 
ici  de  leur  histoire,  comme  on  n'en  a  rien  mis  dans  la  traduction 
française  des  Vies  des  Pères  [de  Rosweyde.]  On  ne  peut  guère  douter 
(|ue  les  discours  ne  soient  tout  entiers  de  celui  qui  a  fait  l'histoire  ; 
et  llosweyde  en  convient,  au  moins  en  partie  (2).  » 

D'autres  auteurs  sont  plus  nets.  Laissons  de  côté,  si  l'on  veut, 
des  écrivains  suspects,  comme  Ellies  du  Pin  et  Casimir  Oudin,  ce 
moine  apostat  (3).  Un  savant  bénédictin,  deux  fois  honoré  de  brefs 
(b'  Benoît  XIV.  dans  lesquels  étaient  loués  sa  personne  et  son  ou- 

(1)  Tillernont  se  trompe  en  parlant  ici  de  Baronius,  qui  n'a  eu  aucune  part 
aux  premières  éditions  du  Martyrologe  Romain,  où  déjà  figurent  Barlaam  et 
Josaphat.  Voir  V Introductio  ad  hisloriam  ecclesiasiicam,  du  P.  de  Smedt,  p.  146. 

(2)  Mémoires  pour  servir  à  V histoire  ecclésiastique,  t.  X  (1705),  p.  476. 

(3)  c  L'histoire  de  Barlaam  contient  une  longue  narration  d'une  conversion 
d'un  fils  du  roi  des  Indes,  appelé  Josaphat,  par  le  moine  Barlaam  ;  elle  a  plutôt 
l'air  d'un  roman  que  d'une  histoire.  »  (Ellies  du  Pin,  Souvelle  Bibliothèque  des 
aui  urs  ecclésiastiques,  tome  VI,  Mons,  1692,  p.   103.)  —  «  Historia  Sanctorum 


LA  LÉGENDE  DES  SAINTS  BARLAAM  ET  JOSAPHAT  37 

vrage,  Dont  Ceillier,  s'exprime  sur  ce  sujet  sans  réticences.  «  Le 
P.  Le  Ouien  [l'éditeur  de  saint  Jean  Damascène],  dit-il,  avait  pro- 
mis de  donner  dans  un  troisième  volume  plusieurs  monuments 
attribués  à  saint  Jean  Damascène,  quoiqu'on  n'ait  point  de  preuves 
certaines  qu'ils  soient  de  lui.  De  ce  nombre  est  l'histoire  de  Barlaam, 
ermite,  et  de  Josaphat,  roi  des  Indes.  Divers  manuscrits  la  donnent 
à  un  Jean  Sinaïte,  que  l'on  dit  avoir  vécu  sous  Théodose  l^^.  Mais 
ce  qui  est  dit  sur  les  images  convient  beaucoup  mieux  à  un  écrivain 
du  viiie  siècle  ou  postérieur.  Mais  il  ne  suit  pas  de  là  qu'elle  soit 
do  saint  Damascène.  Cesl  une  pièce  où  il  est  si  difficile  de  discerner 
le  vrai  d'avec  le  faux,  qu'elle  ne  peut  lui  faire  aucun  honneur  (1).  » 

Avant  Dom  Ceillier,  un  autre  auteur,  très  estimé  pour  son  érudi- 
tion ecclésiastique  et  qui  n'est  pas  du  tout  rangé  parmi  les  «  déni- 
cheurs de  saints  »,  Chastelain,  parlait  plus  catégoriquement  encore 
peut-être.  Dans  son  Marlyrologe  Universel,  il  ajoute  à  la  mention 
des  ((  saints  Barlaam  et  Josaphat  »  faite  par  le  Marlyrologe  Romain, 
cette  note  marginale  ;  «  dont  on  ne  sait  point  les  jours  de  la  mort  ; 
ni  même  si  toute  leur  histoire  ne  serait  point  une  allégorie  (2)  ». 

Tous  les  écrivains  que  nous  venons  de  citer  raisonnaient  sur  la 
simple  inspection  de  la  légende  en  elle-même.  Si  donc  postérieure- 
ment ils  avaient  vu  se  produire  des  documents  fournissant,  contre 
le  caractère  historique  de  cette  légende,  des  arguments  extrinsèques, 
à  coup  sûr,  leurs  dernières  hésitations  seraient  tombées.  Eh  bien  ! 
ces  documents  se  sont  produits.  C'est  M.  Laboulaye  qui,  le  premier, 
en  1859,  attira  l'attention  sur  l'étrange  ressemblance  que  l'histoire 
des  «  saints  Barlaam  et  Josaphat  «  présente  avec  la  légende  du  Boud- 
dha, contenue  dans  le  livre  indien  le  Lalitavistâra  (3).  En  1860,  les 
deux  récits  étaient  l'objet  d'une  comparaison  détaillée  de  la  part 
d'un  érudit  allemand,  M.  F.  Liebreclit  (4).  Dix  ans  plus  tard,  le 


Barlaam  et  Josaphat...  Quidquid  alii  dicant,  purissimum  mihi  atque  gravibus 
viris  commentiim  est,  ab  otioso  monacho  conscriptum...  »  (Casimir  Oudin.  Com- 
mentarius  de  Scriptoribus  Ecclesiœ  antiquis.  Leipzig,  1722,  col.  1724.) 

(1)  D.  Rémi  Ceillier,  Histoire  générale  des  auteurs  sacrés  et  ecclésiastiques, 
tome  XVIII  (Paris,  1752),  p.  150. 

(2)  Le  Martyrologe  universel,  publié  à  Paris  en  1709,  se  compose  d'une  version 
française  du  Martyrologe  Romain,  complété  à  chaque  jour  par  un  double  supplé- 
ment (mis  à  la  suite  et  à  part  du  texte  du  Martyrologe  Romain),  l'un,  des  saints 
de  France,  l'autre,  des  saints  des  autres  pays  qui  ne  sont  pas  mentionnés  dans  le 
Martyrologe  Romain. 

(3)  Journal  des  Débats  du  26  juillet  1859. 

(4)  Die  Quellendes  Rarlaam  und  Josaphat,  dans  la  revue  Jahrbuch  fUr  romanische 
und  engUsche  Literatur,  t.  II  (1860),  p.  314  seq.,  OU  dans  le  volume  de  M.  Lie- 
brecht  intitulé  zur  Volkskunde  (Heilbronn,  1879),  p.  441. 


38 


ETUDES  FOLKLORIQUES 


célèbiv  idiilologuo  M.  Max  Mûllor  est  revenu  ï^urce  même  sujet  dans 
une  conférence  juililicjue  (1). 

Il  sunira,  pour  que  le  lecteur  se  fasse  une  opinion  par  lui-même, 
de  mettre  en  regard  les  princijiaux  traits  des  deux  récits.  L'indica- 
tion des  chapitres  de  Bavlaam  d  Josaphal  est  donnée  d'après  la 
Palrologîe  grecque  de  Migne.  La  légende  du  Bouddha,  extraite  pour 
la  plus  grande  partie  du  Lalitavislâra.  est  citée  d'après  l'ouvrage 
de  M.  Barthélémy  Saint-llilaire  Le  Bouddha  el  sa  re//,7/o/j  (Paris.  1860) 
complété  par  la  traduction  que  ]\L  Foucaux  a  donnée  du  Laliiavis- 
iâra  d'après  une  version  tibétaine  de  ce  livre  (2). 


LEGENDE    DE 

BARLAAM  ET  JOSAPHAT 


LEGENDE    DE 

SIDDHARTA  (le  Bouddha) 


Abenner,  roi  de  Tliide,  est  ennemi 
et  persécuteur  des  chrétiens.  Il  lui 
naît  un  fils  merveilleusement  beau, 
qui  reçoit  le  nom  de  Joasaph  (3). 
Un  astrologue  révèle  au  roi  que 
l'enfant  deviendra  glorieux,  mais 
dans  un  autre  royaume  que  le  sien, 
dans  un  royaume  d"un  ordre  supé- 
rieur :  il  s'attachera  un  jour  à  la 
religion  persécutée  par  son  père. 

Le  roi,  très  afTligé,  fait  bâtir  pour 
son  fils  un  palais  magnifique,  dans 
une  ville  écartée  ;  il  entoure  Joa- 
saph uniquement  de  beaux  jeunes 
gens,  pleins  de  force  et  de  santé, 
auxquels  il  défend  de  parler  jamais 
à  l'enfant  des  misères  de  cette  vie, 
de  la  mort,  de  la  vieillesse,  de  la 
maladie,  de  la  pauvreté  ;  ils  devront 
ne  Tentretenir  que  d'objets  agréa- 
bles, afin  qu'il  ne  tourne  jamais 
son  esprit  vers  les  choses  de  l'ave- 
nir ;  naturellement  il  leur  est  dé- 
fendu de  dire  le  moindre  mot  du 
christianisme  (chap.  m). 


Çouddhodana,  roi  de  Kapilavas- 
tou,  petit  royaume  de  l'Inde,  est 
marié  à  une  femme  d'une  beauté 
ravissante,  qui  lui  donne  un  fils 
aussi  beau  qu'elle-même  :  l'ertfant 
est  appelé  Siddhàrta.  A  sa  nais- 
sance, les  Brahmanes  prédisent 
qu'il  pourra  bien  renoncer  à  la  cou- 
ronne pour  se  faire  ascète.  (Barthé- 
lémy Saint-Hilaire,  p.  4-6.) 

Le  roi  voit  en  songe  son  fils  qui  se 
fait  religieux  errant.  Pour  l'empê- 
cher de  concevoir  ce  dessein,  il  lui 
fait  bâtir  trois  palais,  un  pour  le 
printemps,  un  pour  Tété  et  un  autre 
pour  l'hiver.  Et  à  chaque  coin  de 
ces  palais  se  trouvent  des  escaliers 
où  sont  placés  cinq  cents  hommes, 
de  manière  que  le  jeune  homme  ne 
puisse  sortir  sans  être  aperçu.  Le 
prince  voulant  un  jour  aller  à  un 
jardin  de  plaisance,  le  roi  fait 
publier  à  son  de  cloche,  dans  la 
ville,  l'ordre  d'écarter  tout  ce  qui 
])ourrait  attrister  les  regards  du 
jeune  homme.   (Barthélémy  Saint- 


(J)  On  the  Migration  of  Fables,  dans  la  Conlemporary  Review  de  juillet  1870 
ou  dans  le  4^  volume  des  Chips  from  a  German  Workshop  (1875). 

(2)  Hgya  tch'er  roi  pa.  ou  Développement  des  Jeux,  contenant  l'histoire  du 
Bouddha  Çâkya  Mouni,  traduit  sur  la  version  thibétaine  du  Bkah  Hgyour,  et  revu 
sur  rorif,'inal  sanscrit  (Lalitavislâra),  par  Ph.  E.  Foucau.x  (Paris,  ISÎ-J). 

(3)  Joasaph,  nous  l'avons  dit,  est  la  forme  primitive.  i,>']\c  que  la  donne  l'orisrinal 
grec. 


LA  LÉGENDE  DES  SAINTS  BARLAAM   ET  JOSAPHAT 


39 


Joasaph,  devenu  jeune  homme, 
demande  à  son  père,  qui  n'ose  la  lui 
refuser,  la  permission  de  faire  des 
excursions  hors  du  palais.  Un  jour, 
sur  son  chemin,  il  aperçoit  deux 
hommes,  l'un  lépreux,  l'autre  aveu- 
gle. Il  demande  aux  personnes  de 
sa  suite  d'où  vient  à  ces  hommes 
leur  aspect  repoussant.  On  lui 
répond  que  ce  sont  là  des  maladies 
qui  frappent  les  hommes  quand 
leurs  humeurs  sont  corrompues.  Le 
prince,  continuant  ses  questions, 
finit  par  apprendre  que  tout  homme 
peut  être  atteint  de  maux  sembla- 
bles. Alors  il  cesse  d'interroger  ; 
mais  il  change  de  visage,  et  son 
cœur  est  déchiré  au  souvenir  de  ce 
qu'il  a  vu. 


Peu  de  temps  après,  Joasaph, 
étant  de  nouveau  sorti  de  son  palais, 
rencontre  un  vieillard  tout  courbé, 
les  jambes  vacillantes,  le  visage 
ridé,  les  cheveux  tout  blancs,  la 
bouche  dégarnie  de  dents,  la  voix 
balbutiante.  Effrayé  à  ce  spectacle, 
le  jeune  prince  demande  à  ses  ser- 
viteurs l'explication  de  ce  qu'il 
voit.  «  Cet  homme,  lui  répondent- 
ils,  est  très  âgé,  et,  comme  sa  force 
s'est  peu  à  peu  amoindrie,  et  que 
ses  membres  se  sont  affaiblis,  il  est 
enfin  arrivé  au  triste  état  dans 
lequel  tu  le  vois.  »  —  «  Et  quelle  fin 
l'attend  ?  »,  demande  le  prince.  — 
"  Pas  d'autre  que  la  mort  »,  répon- 
dent les  gens  de  sa  suite.  —  «  Est-ce 
que  ce  destin  est  réservé  à  tous 
les  hommes  »,  dit  le  prince,  «  ou 
quelques-uns  seulement  y  sont-ils 
exposés  ?  »  Les  serviteurs  lui  expli- 
quent que  la  mort  est  inévitable 
et  que  tôt  ou  tard  elle  frappe  tous 


Hilaire,   p.   6  et   12.  —  Foucaux, 
p.  180.) 

Un  jour,  le  jeune  prince  «  se  diri- 
geait avec  une  suite  nombreuse,  par 
la  porte  du  midi,  vers  le  jardin  de 
plaisance,  quand  il  aperçut  sur  le 
chemin  un  homme  atteint  de  mala- 
die, brûlé  de  la  fièvre,  le  corps  tout 
amaigri  et  tout  souillé,  sans  compa- 
gnons, sans  asile,  respirant  avec  une 
grande  peine,  tout  essoufflé  et 
paraissant  obsédé  de  la  frayeur  du 
mal  et  des  approches  de  la  mort. 
Après  s'être  adressé  à  son  cocher, 
et  en  avoir  reçu  la  réponse  qu'il  en 
attendait  ;  «  La  santé,  dit  le  jeune 
prince,  est  donc  comme  le  jeu  d'un 
rêve,  et  la  crainte  du  mal  a  donc 
cette  forme  insupportable  !  Quel 
est  donc  l'homme  sage  qui,  après 
avoir  vu  ce  qu'elle  est,  pourra 
désormais  avoir  l'idée  de  la  joie  et 
du  plaisir  ?  »  Le  prince  détourna 
son  char,  et  rentra  dans  la  ville, 
sans  vouloir  aller  plus  loin.  »  (Bar- 
thélémy Saint-Hilaire,  p.  13.) 

«  Un  jour  qu'avec  une  suite  nom- 
breuse il  sortait  par  la  porte  orien- 
tale pour  se  rendre  au  jardin  de 
Loumbinî  auquel  s'attachaient  tous 
les  souvenirs  de  son  enfance,  il  ren- 
contra sur  sa  route  un  homme 
vieux,  cassé,  décrépit  ;  ses  veines 
et  ses  muscles  étaient  saillants  sur 
tout  son  corps  ;  ses  dents  étaient 
branlantes  ;  il  était  couvert  de 
rides,  chauve,  articulant  à  peine 
des  sons  rauques  et  désagréables  ; 
il  était  tout  incliné  sur  son  bâton  ; 
tous  ses  membres,  toutes  ses  join- 
tures tremblaient.  «  Quel  est  cet 
homme  ?  »,  dit  avec  intention  le 
prince  à  son  cocher.  «  Il  est  de  petite 
taille  et  sans  forces  ;  ses  chairs  et- 
son  sang  sont  desséchés  ;  ses  mus- 
cles sont  collés  à  sa  peau,  sa  tête 
est  blanchie,  ses  dents  sont  bran- 
lantes ;  appuyé  sur  son  bâton,  il 
marche  avec  peine,  trébuchant  à 
chaque    pas.    Est-ce    la    condition 


40 


ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


les  hommes.  Alors  Joasaph  pousse 
un  profond  soupir  et  il  dit  :  «  S'il  en 
est  ainsi,  cette  vie  est  bien  amèrc  et 
pleine  de  chagrins  et  de  douleurs, 
(^miment  l'homme  pourrait-il  être 
exempt  de  soucis,  quand  la  mort 
n'est  pas  seulement  inévitable,  mais 
qu'elle  peut,  comme  vous  le  dites, 
fondre  sur  lui  à  chaque  instant  ?  » 
A  partir  de  ce  jour,  le  prince  reste 
plongé  dans  une  profonde  tristesse, 
et  il  se  dit  :  «  Il  viendra  une  heure 
où  la  mort  s'emparera  de  moi 
aussi  ;  et  qui  alors  se  souviendra 
de  moi  ?  Et,  quand  je  mourrai, 
-serai-je  englouti  dans  le  néant,  ou 
bien  y  a-t-il  une  autre  vie  et  un 
autre  monde  ?  «  (Cliap.  v.) 


(On  remarquera  que  les  deux 
rencontres  du  Bouddha  avec  le 
vieillard  et  avec  la  mort  correspon- 
dent, pour  les  réflexions  qu'elles 
suggèrent  au  prince,  à  la  rencontre 
de  Joasaph  avec  le  seul  vieillard.) 


particulière  de  sa  famille  ?  ou  bien 
est-ce  la  loi  de  toutes  les  créatures 
du  monde  ?»  —  «  Seigneur,  répon- 
dit le  cocher,  cet  homme  est  accablé 
par  la  vieillesse  ;  tous  ses  sens  sont 
affaiblis,  la  .souffrance  a  détruit  sa 
force,  et  il  est  dédaigné  par  ses 
proches  ;  il  est  sans  appui  ;  inha- 
bile aux  affaires,  on  l'abandonne 
comme  le  bois  mort  dans  la  forêt. 
Mais  ce  n'est  pas  la  condition  parti- 
culière de  sa  famille.  En  toute  créa- 
ture la  jeunesse  est  vaincue  par  la 
vieillesse  ;  votre  përe,  votre  mère, 
la  foule  de  vos  parents  et  de  vos 
alliés  finiront  par  la  vieillesse 
au.ssi  ;  il  n'y  a  pas  d'autre  issue  pour 
les  créatures.  »  —  'i  Ainsi  donc, 
reprit  le  prince,  la  créature  igno- 
rante et  faible,  au  jugement  mau- 
vais, est  fière  de  la  jeunesse  qui 
l'enivre,  et  elle  ne  voit  pas  la 
vieillesse  qui  l'attend.  Pour  moi,  je 
m'en  vais.  Cocher,  détourne  promp- 
tement  mon  char.  Moi  qui  suis  aussi 
la  demeure  future  de  la  vieillesse, 
qu'ai-je  à  faire  avec  le  plaisir 
et  la  joie  ?  »  Et  le  jeune  prince, 
détournant  son  char,  rentra  dans 
la  ville  sans  aller  à  Loumbinî. 
(P.  12  seq.) 

<'  Une  autre  fois  encore,  il  se 
rendait  par  la  porte  de  l'ouest  au 
jardin  de  plaisance,  quand  sur  la 
route  il  vit  un  homme  mort  placé 
dans  une  bière  et  recouvert  d'une 
toile.  La  foule  de  ses  parents  tout 
en  pleurs  l'entourait,  se  lamentant 
avec  de  longs  gémissements,  s'arra- 
chant  les  cheveux,  se  couvrant  la 
tête  de  poussière,  et  se  frappant  la 
poitrine  en  pou.ssant  de  grands  cris. 
Le  prince,  prenant  encore  le  cocher 
à  témoin  de  ce  douloureux  spec- 
tacle, s'écria  :  «  Ah  !  malheur  à  la 
jeunesse  que  la  vieillesse  doit 
détruire  ;  ah  !  malheur  à  la  santé 
que  détruisent  tant  de  maladies  ! 
Ah  !  malheur  à  la  vie  où  l'homme 
reste  si  peu  de  jours  !  S'il  n'y  avait 


LA  LÉGENDE  DES  SAINTS  BARLAAM   ET  JOSAPHAT 


41 


L'ermite  Barlaam  parvient  à 
pénétrer  sous  un  déguisement  au- 
près de  Joasaph,  lui  expose  dans 
une  suite  d'entretiens  toute  la 
doctrine  chrétienne  et  le  convertit. 
Après  le  départ  de  Barlaam,  Joa- 
saph cherche  à  mener,  autant  qu'il 
le  peut,  dans  son  palais,  la  vie  d'un 
ascète  (chapitres  vi-xxi). 


Le  roi  emploie  tous  les  moyens 
pour  détourner  Joasaph  de  la  foi 
que  celui-ci  vient  d'embrasser  et 
pour  le  ramener  à  l'idolâtrie  ;  mais 


ni  vieillesse,  ni  maladie,  ni  mort  ! 
Si  la  vieillesse,  la  maladie,  la  mort, 
étaient  pour  toujours  enchaînées  !  » 
(P.  13.) 

«  Une  dernière  rencontre  vint  le 
décider  et  terminer  toutes  ses  hési- 
tations. Il  sortait  par  la  porte  du 
nord  pour  se  rendre  au  jardin  de 
plaisance,  quand  il  vit  un  bhikshou 
ou  (religieux)  mendiant,  qui  parais- 
sait, dans  tout  son  extérieur,  calme, 
discipliné,  retenu,  voué  aux  prati- 
ques d'un  brahinatchari  (nom  donné 
au  jeune  brahmane  tout  le  temps 
qu'il  étudie  les  Védas),  tenant  les 
yeux  baissés,  ne  fixant  pas  ses 
regards  plus  loin  que  la  longueur 
d'un  joug,  ayant  une  tenue  accom- 
plie, portant  avec  dignité  le  vête- 
ment du  religieux  et  le  vase  aux 
aumônes.  «  Quel  est  cet  homme  ?  », 
demanda  le  prince.  —  «  Seigneur  », 
répondit  le  cocher,  «  cet  homme 
est  un  de  ceux  qu'on  nomme 
bhikshous,  il  a  renoncé  à  toutes  les 
joies  du  désir  et  il  mène  une  vie  très 
austère  ;  il  s'efforce  de  se  dompter 
lui-même  et  s'est  fait  religieux. 
Sans  passion,  sans  envie,  il  s'en  va 
chercher  des  aumônes.  »  —  «  Cela 
est  bon  et  bien  dit  »,  reprit  Sid- 
dhàrta.  «  L'entrée  en  religion  a 
toujours  été  louée  par  les  sages  ; 
elle  sera  mon  recours  et  le  recours 
des  autres  créatures  ;  elle  deviendra 
pour  nous  un  fruit  de  vie,  de  bon- 
heur et  d'immortalité.  »  Puis  le 
jeune  prince,  ayant  détourné  son 
char,  rentra  dans  la  ville  sans  voir 
Loumbinî  ;  sa  résolution  était  prise  » 

(p.  i5). 

Le  prince  informe  son  père  de  sa 
résolution  ;  le  roi  cherche  à  l'en 
détourner,  mais  il  finit  par  com- 
prendre    qu'il     n'y     a     point     à 


(1)  Du  vivant  de  son  père,  Joasaph  avait  consenti  à  gouverner  la  moitié  du 
royaume,  et  il  en  avait  converti  les  habitants.  —  De  même,  le  Bouddha  amène 
son  père  et  les  sujets  de  celui-ci  à  embrasser  la  nouvelle  religion  qu'il  prêche 
(Barthélémy  Saint  Hilaire,  p.  43). 


42 


ETUDES  FOLKLORIQUES 


tous  ses  efforts  sont  inutiles  (cha- 
pitres \XII-XXXIIl). 

Après  la  mort  du  roi,  que  son  fils 
a  converti,  Joasaph  fait  connaître 
à  ses  sujets  sa  résolution  de  renoncer 
au  trône  et  de  se  consacrer  tout 
entier  à  Dieu  (1).  Le  peuple  et  les 
magistrats  protestent  à  grands  cris 
qu'ils  ne  le  laisseront  point  partir. 
Joasaph  feint  de  céder  à  leurs 
instances  ;  puis  il  appelle  un  des 
principaux  dignitaires,  nommé  Ba- 
rachias,  et  lui  dit  que  son  intention 
est  de  lui  transférer  la  couronne. 
Barachias  le  supplie  de  ne  pas  le 
charger  de  ce  fardeau.  Alors  Joa- 
saph cesse  de  le  presser  ;  mais, 
pendant  la  nuit,  il  écrit  une  lettre 
adressée  à  son  peuple  et  dans 
laquelle  il  lui  ordonne  de  prendre 
Barachias  pour  roi,  et  il  s'échappe 
du  palais. 

Le  lendemain,  ses  sujets  se  met- 
tent à  sa  poursuite  et  le  ramènent 
dans  la  ville  ;  mais  voyant  que  sa 
résolution  est  inébranlable,  ils  se 
résignent  à  sa  retraite  (chap.  xxxvi) 

Suit  le  récit  des  austérités  de 
Joasaph  et  des  combats  qu'il  doit 
soutenir  contre  le  démon  dans  le 
désert.  Il  sort  victorieux  de  cette 
épreuve,  comme  déjà,  du  vivant  de 
son  père,  il  avait  triomphé  du  magi- 
cien Theudas,  qui  avait  cherché  à  le 
séduire  par  les  attraits  de  la  vo- 
lupté (chap.  xxxvii.  Cf.  chap.  xxx). 


contbattre  un  dessein  si  bien  arrêté 
(p.   15-17). 

Le  roi  ayant  convoqué  les  Càkyas 
(la  tribu  à  laquelle  il  appartenait) 
pour  leur  annoncer  cette  triste  nou- 
velle, on  décide  de  s'opposer  par  la 
force  à  la  fuite  du  prince.  Toutes  les 
issues  du  palais  et  de  la  ville  sont 
gardées  ;  mais,  une  nuit,  quand 
tous  les  gardes,  fatigués  par  de 
longues  veilles,  sont  endormis,  le 
prince  ordonne  à  son  cocher  Tchan- 
daka  de  lui  seller  un  cheval.  En 
vain  ce  fidèle  serviteur  le  supplie- 
t-il  de  ne  point  sacrifier  sa  belle 
jeunesse  pour  aller  mener  la  vie 
misérable  d'un  mendiant.  Le  prince 
monte  à  cheval  et  s'échappe  de  la 
ville  sans  que  personne  l'ait  aperçu 
(p.  17  seq.). 


Le  roi  envoie  des  gens  à  la  pour- 
suite de  son  fils  ;  mais  ceux-ci  ren- 
contrent le  fidèle  Tchandaka,  qui 
leur  démontre  que  leur  démarche 
est  inutile,  et  ils  reviennent  sans 
avoir  rien  fait  (p.   20). 

Avant  d'arriver  à  la  «  connais- 
sance suprême  »,  le  Bouddha  est 
a.ssailli,  dans  la  forêt  où  il  se  livre  à 
d'effroyables  austérités,  par  Mâra, 
dieu  de  l'amour,  du  péché  et  de  la 
mort,  autrement  appelé  le  démon 
Pâpiyân  (  «  le  très  vicieux  «  ),  qui 
s'efforce  vainement  de  le  séduire 
en  envoyant  vers  lui  ses  filles,  les 
Apsaras.  Le  démon  a  beau  tenter 
un  dernier  assaut  ;  son  armée  se 
disperse,  et  il  s'écrie  :  Mon  empire 
est  passé  (p.  64). 


11  est  inutile  d'insister  sur  la  ressemblance  des  deux  récits  ou  plutôt 
sur  l'identité  qu'ils  présentent  pour  le  fond.  Les  seules  modifications 
un  peu  notables  sont  celles  qu'a  rendues  nécessaires  la  transforma- 
tion d'une  légende  bouddhique  en  une  légende  chrétienne.  Ainsi, 
le  personnage  de  Barlaam,  qui  remplace  le  bhikshou  du  récit  indien, 


LA  LÉGENDE  DES  SAINTS  BARLAAM   ET  JOSAPHAT  43 

a  pris  un  développement,  considérable  :  cela  est  naturel,  comme  le 
fait  très  justement  observer  M.  Liebrecht.  Le  Bouddha  pouvait 
bien,  par  ses  seules  réflexions,  arriver  à  reconnaître  le  néant  de  la 
religion  dans  laquelle  il  était  né  et  la  nécessité  d'en  fonder  une  autre  ; 
mais,  si  Joasaph  pouvait  l'imiter  dans  la  première  partie,  toute 
négative,  de  sa  formation  religieuse,  il  lui  fallait,  pour  devenir  chré- 
tien, un  enseignement  extérieur.  De  là  le  rôle  important  de  Barlaam. 

Dira-t-on  que  l'origine  bouddhique  de  la  légende  de  Barlaam  et 
Joasaph  n'est  pas  suffisamment  prouvée  par  ces  rapprochements, 
et  que  la  légende  du  Bouddha  a  fort  bien  pu  être  calquée  sur  l'his- 
toire de  Joasaph  ?  Un  ou  deux  faits  suffisent  pour  réfuter  cette 
objection.  Le'  Lalilavislâra,  d'où  sont  tirés  les  principaux  passages 
de  la  légende  bouddliique,  était  rédigé  dès  avant  Van  76  de  notre 
ère  (1).  De  plus,  le  souvenir  des  rencontres  attribuées  par  la  légende 
au  Bouddha  avec  le  malade,  le  vieillard,  etc.,  a  été  consacré,  dès  la 
fin  du  quatrième  siècle  avant  notre  ère,  par  Açoka,  roi  de  Magadha. 
Ce  roi,  dont  le  règne  commença  vers  l'an  325  avant  Jésus-Christ, 
fit  élever,  aux  endroits  où  la  tradition  disait  que  ces  rencontres 
avaient  eu  lieu,  des  stoûpas  et  des  vihâras  (monuments  commémo- 
ratifs).  Ces  monuments  existaient  encore  au  commencement  du 
cinquième  siècle  de  notre  ère,  quand  le  voyageur  chinois  Fa-Hian 
visita  l'Inde  ;  un  autre  voyageur  chinois,  Hiouen-Thsang  les  vit 
également  deux  siècles  plus  tard  (2). 

Mais  il  y  a  plus  encore  :  le  nom  même  du  héros  de  la  légende  que 
nous  étudions,  démontre  l'origine  bouddhique  de  cette  légende.  Le 
nom  de  Joasaph,  'Icoi-xy,  en  effet,  est  identique  à  celui  de  Yoûasaf, 
qui,  chez  les  Arabes,  désignait  le  fondateur  du  bouddhisme,  le  Boud- 
dha (3). 


(1)  Suivant  les  Chinois,  la  première  traduction  du  Lalitavistâra  dans  leur 
langue  a  été  faite  vers  l'an  76  après  Jésus-Christ  (Foucaux,  op.  cit.,  p.  xvi). 

(2)  Barthélémy  Saint-Hilaire,  p.  15  ;  Max  Muller,  Chips  jrom  a  Germon  Work- 
shop,  t.   IV,  p.  180. 

(3)  Voici,  sur  ce  nom  de  Yoûasaf,  ce  que  dit  feu  M.  Reinaud  dans  son  Mémoire 
géographique,  historique  et  scientifique  sur  l'Inde  antérieurement  au  milieu  du 
.Y/"  siècle  de  l'ère  chrétienne,  d'après  les  écrivains  arabes,  persans  et  chinois  (t.  XVIII 
des  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions,  p.  90),  qui  a  été  lu  à  l'Académie  des 
Inscriptions  le  28  mars  1845  :  «  Massoudi  (auteur  arabe)  rapporte  qu'un  des  cultes 
les  plus  anciens  de  l'Asie  était  celui  des  Sabéens.  Suivant  lui,  il  naquit  jadis  dans 
l'Inde,  au  temps  où  la  Perse  était  sous  les  lois,  soit  de  Thamouras,  soit  de  Djem- 
schid,  un  personnage  appelé  Youdasf,  qui  franchit  l'Indus  et  pénétra  dans  le 
Sedjestan  et  le  Zabulistan,  puis  dans  le  Kerman  et  le  Farès.  Youdasf  se  disait 
envoyé  de  Dieu,  et  chargé  de  servir  de  médiateur  entre  le  créateur  et  la  créature. 
C'est  lui,  ajoute  Massoudi,  qui  établit  la  religion  des  Sabéens  ;  or,  par  la  religion 
des  Sabéens,  Massoudi  paraît  entendre  le  bouddhisme.  En  efîet,  il  dit  que  Youdasf 


44  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Après  cela,  il  est  presque  inutile  de  faire  remarquer  que  plusieurs 
des  paraboles  mises  dans  la  bouche  de  divers  personnages  de  Bar- 
laam  el  Josaijhal  portent  les  traces  évidentes  d'une  origine  boud- 
dhique. Nous  dirons  quelques  mots  d'une  seule  de  ces  paraboles, 
la  plus  connue  de  toutes,  et  dont  voici  le  résumé.  Un  honmie  fuyant 
une  licorne  furieuse,  tombe  dans  un  abîme  ;  il  s'accroche  à  un  arbris- 
seau et  s'y  tient  aussi  fort  qu'il  le  peut  ;  il  trouve  aussi  à  poser  soli- 
dement ses  pieds,  de  sorte  qu'il  se  croit  en  sûreté.  Mais,  en  levant 
les  yeux,  il  voit  deux  souris,  l'une  blanche  et  l'autre  noire, 'occupées 
sans  relâche  à  ronger  les  racines  de  l'arbrisseau  ;  au  fond  de  l'abîmo, 
il  aperçoit  un  horrible  dragon,  la  gueule  ouverte  pour  le  dévorer  ; 
enfin  examinant  la  place  où  ses  pieds  reposent,  il  en  voit  sortir  les 
têtes  de  quatre  serpents.  Dans  cette  situation  effrayante,  il  remarque 
un  peu  de  miel  qui  découle  des  branches  de  l'arbrisseau,  et  voilà 
qu'oubliant  les  dangers  qui  l'environnent  de  toutes  parts,  il  ne 
songe  plus  qu'à  jouir  de  cette  misérable  douceur.  Barlaam,  qui  ra- 
conte cette  parallèle  à  Joasaph,  en  donne  ainsi  l'explication  :  La 
licorne,  c'est  la  mort  qui  poursuit  sans  trêve  les  fils  d'Adam  ;  l'abîme, 
c'est  le  monde  avec  tous  ses  maux  et  ses  pièges  mortels  ;  l'arbris- 
seau rongé  par  les  deux  souris,  c'est  la  vie  humaine,  incessamment 
dévorée  par  les  heures  du  jour  et  de  la  nuit  ;  les  quatre  serpents,  ce 
sont  les  quatre  éléments,  faibles  et  périssables,  qui  composent  le 


prêcha  le  renoncement  à  ce  monde  et  l'amour  des  mondes  supérieurs,  vu  que  les 
âmes  procèdent  des  mondes  supérieurs,  et  que  c'est  là  qu'elles  retournent.  D'ail- 
leurs... l'auteur  du  Ketah-al-Fihrist  (autre  écrivain  arabe),  qui  emploie  la  forme 
Yovasaf,  dit  positivement  qu'il  s'agit  du  Bouddha  considéré,  soit  comme  le  repré- 
sentant de  la  divinité,  soit  comme  son  apùtre.  11  est  évident  que  Youdasf  et  Youa- 
saf  sont  une  altération  de  la  dénomination  sanscrite  bodhisattva,  qui,  chez  les 
Bouddhistes,  désigne  les  différents  Bouddha.  « 

Quelques  explications  sur  la  transformation  de  bodhisattva  en  Yoûasaf  ne  seront 
pas  inutiles.  La  forme  Boûdâs[-,  Boûdâshp,  qui  se  trouve  chez  les  auteurs  arabes 
et  persans  (A.  Wever,  Indische  Sireifen,  t.  111,  p.  57,  note)  se  rapproche  déjà  davan- 
tage de  Bodhisattva,  dont  la  transcription  exacte  aurait  dû  être  Boùdsatf  (Bodh[i]- 
sattv  [a]).  Mais  comment,  de  cette  forme,  est-on  arrivé  à  Yoûasaf  ?  Par  une  alté- 
ration due  au  système  d'écriture  employé  par  les  .\rabes  et  les  Persans.  Dans 
l'écriture  arabe,  le  même  signe,  selon  qu'il  est  accompagné  ou  non  de  points  diver- 
sement disposés,  représente  diverses  lettres,  entre  autres  B  et  Y.  Dans  le  cas  pré- 
sent, les  points  étant  omis,  on  a  eu  la  forme  Yoùdsnlf,  dont  les  auteurs  ne  présen- 
tent pas  d'exemple,  mais  que  sui)pose  le  mot  Yoùdsasp,  qui  a  été  trouvé  (.\.  Weber, 
loc.  cit.)  ;  puis  est  venu  Yoûdasf  et  enfin   Yoûasaf. 

M.  Théodore  Benfey  a  fait  remarquer  qu'un  autre  nom  qui  figure  dans  Barlaam 
et  Josaphat  se  retrouve  dans  les  légendes  bouddhiques.  Le  nom  du  magicien 
Theudas.  qui  cherche  à  séduire  Joasaph,  est,  en  effet,  philologiquemont  identique 
à  celui  de  Devadatta,  l'un  des  principaux  adversaires  du  Bouddha  (Thevdat  = 
Dev  [a[  dan  [«[). 


LA   LKGFA'DE   DES  SAINTS   BAHLAAM   ET  JOSAPHAT  45 

corps  humain  ;  le  dragon,  c'est  l'enfer  ;  enfin  le  miel  qui  découle  de 
l'arbrisseau,  c'est  la  douceur  des  joies  de  ce  monde,  par  laquelle 
tant  d'hommes  sont  séduits  et  trompés  (chapitre  xii). 

Un  orientaliste  érninent,  M.  Th.  Benfey,  qui  a  étudié  cette  para- 
bole dans  son  volume  d'introduction  à  la  traduction  du  Panlcha- 
ianira{l),  fait  remarquer  que  l'abbé  Dubois, auteur  d'un  livre  sur 
l'Inde  (2),  a  entendu  fréquemment  raconter  dans  ce  pays  un  apolo- 
gue presque  identique.  M.  Benfey,  dont  le  travail  sur  le  Panlchalan- 
ira  a  été  publié  en  1859,  trouvait  à  la  parabole  en  question  un  carac- 
tère tout  à  fait  bouddhique,  et  il  exprimait  l'opinion  qu'on  la  ren- 
contrerait peut-être  un  jour  dans  quelques-uns  des  écrits  des  Boud- 
dhistes. Or,  presque  en  même  temps,  M.  Stanislas  Julien  puJjliait 
deux  formes  de  la  parabole,  trouvées  par  lui  dans  des  livres  chinois 
qui  contiennent  des  fables,  apologues,  etc.,  venus  de  l'Inde  en 
Chine  avec  le  bouddhisme.  La  première  est  ainsi  conçue  (3)  :  «  Jadis 
un  homme  qui  traversait  un  désert  se  vit  poursuivi  par  un  éléphant 
furieux.  Il  fut  saisi  d'efîroi,  et  ne  savait  où  se  réfugier,  lorscju'il 
aperçut  un  puits  à  sec,  près  duquel  étaient  de  longues  racines  d'ar- 
bre. Il  saisit  les  racines  et  se  laissa  glisser  dans  le  puits.  Mais  deux 
rats,  l'un  noir  et  l'autre  blanc,  rongeaient  ensemble  les  racines  de 
l'arbre.  Aux  quatre  coins  de  l'arbre,  il  y  avait  quatre  serpents  veni" 
ineux  qui  voulaient  le  piquer,  et  au-dessous  un  dragon  gorgé  de 
poison.  Au  fond  de  son  cœur,  il  craignait  à  la  fois  le  venin  du  dragon 
et  des  serpents  et  la  rupture  des  racines.  Il  y  avait  sur  l'arbre  un 
essaim  d'abeilles  qui  fit  découler  dans  sa  l)0uche  cinq  gouttes  de 
miel  ;  mais  l'arbre  s'agita,  le  reste  du  miel  tomba  à  terre,  et  les 
abeilles  piquèrent  cet  homme  ;  puis  un  feu  subit  vint  consumer 
l'arbre.  » 

Dans  l'autre  version,  la  fin  se  rapproche  tout  à  fait  de  celle  que 
nous  lisons  dans  Barlaam  et  Josaphal  :  L'homme  (il  s'agit  ici  d'un 
condamné  à  mort  qui  s'est  échappé  de  sa  prison)  «  ayant  obtenu 
cette  goutte  délicieuse,  ne  songea  plus  qu'au  miel  ;.  il  oublia  les 
affreux  dangers  qui  le  menaçaient  de  toutes  parts,  et  il  n'eut  plus 
envie  de  sortir  de  son  puits.  «  Chacune  de  ces  paraboles  est  suivie 


(1)  Pantschalantra.  Fiinf  Bûcher  indischer  Fabeln,  Marchen  und  Erzàhlungen. 
Aus  dem  Sanskrit  ubersetzt  mit  Einleitung  und  Ammerkungen  von  Tiieodor 
Benfey  (Leipzig,  1859),  t.  I,  p.  80  seq. 

(2)  Mœurs  et  instiiulions  des  peuples  de  Vlnde,  par  l'abbé  Dubois  (Paris,  1825), 
t.   II,  p.  127. 

(8)  Les  Afaddnas,-  contes  et  apologues  indiens,  traduits  par  Stanislas  Julien 
(Paris,  1859),  l.  I,  p.  131. 


46  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

d'une  morolianlion.  Voici  celle  de  la  seconde  :  «  Le  saint  homme  (le 
Bouddha)  puisa  dans  cet  événement  diverses  comparaisons.  La 
prison  figure  les  trois  mondes  ;  le  prisonnier,  la  multitude  des  hommes  ; 
le  draaon  venimeux,  les  quatre  grandes  choses  (la  terre,  l'eau,  le  feu 
et  le  vent)  ;  la  racine  de  la  plante,  la  racine  de  la  vie  de  l'homme  ; 
les  rats  blancs,  le  soleil  ot  la  lune,  qui  dévorent  par  degrés  la  vie  de 
l'homme,  qui  la  minent  et  la  diminuent  chaque  jour  sans 
s'arrêter  un  seul  instant.  La  foule  des  hommes  s'attache  avidement 
aux  joies  du  siècle  et  ne  songe  point  aux  grands  malheurs 
qui  en  sont  la  suite.  C'est  pourquoi  les  religieux  doivent  avoir 
sans  cesse  la  mort  devant  les  yeux,  afin  d'échapper  à  une  multitude 
de  soufTrances  (1).  » 

L'identité,  comme  on  voit,  est  complète  entre  la  parabole  de  la 
légende  de  Bavlaam  el  Josaphal  et  ces  paraboles  bouddhiques,  et  c'est 
un  argument  de  plus  en  plus  en  faveur  d'une  démonstration  qui, 
du  reste,  n'en  a  pas  besoin. 

Il  nous  reste  à  rechercher  comment  la  légende  du  Bouddha  a  pu 
arriver  dans  l'Asie  occidentale,  où  a  dû  être  rédigé  le  texte  grec  de 
Barlaam  el  Josaphal  (2).  Ici,  nous  ne  pouvons  faire  que  des  conjec- 
tures. Il  est  très  vraisemblable  qu'elle  aura  suivi  la  même  route 
^qu'un  autre  écrit  indien,  le  Panichalanlra,  bouddhique  également 
pour  l'origine,  qui  a  pénétré,  lui  aussi,  en  Occident.  Voyons  donc 
rapidement  ce  qui  s'est  passé  pour  le  Panichalanlra. 

Au  sixième  siècle  de  notre  ère,  le  Panichalanlra,  ou  plutôt  l'ou- 
vrage qui,  avec  certaines  modifications,  prit  plus  tard  ce  titre,  fut 
rapporté  de  l'Inde  par  Barzoï,  médecin  de  Chosroës  le  Grand,  roi 
de  Perse  (531-579),  et  ce  même  Barzoï  le  traduisit  dans  la  langue 
de  la  cour  des  Sassanides,  le  pehlvi.  Cette  traduction,  aujourd'hui 
perdue,  fut  elle-même  traduite  en  syriaque  vers  l'an  570,  et,  deux 
siècles  plus  tard,  en  arabe,  sous  le  calife  Almansour  (754-775).  L'exis- 
tence de  la  traduction  syriaque,  qui  était  contestée,  il  y  a  quelques 
années  encore,  est  aujourd'hui  hors  de  doute,  un  manuscrit  en  ayant 
été  découvert  en  1870  par  M.  Albert  Socin,  dans  un  monastère 
chaldéen  de  Murdîn  (Mésopotamie).  Quant  à  la  version  arabe,  on  la 
connaît  riepuis  longtemps,  et  c'est  à  elle  que  se  rattachent  les  di- 
verses traductions,  —  dont  les  plus  importantes  sont  une  traduction 

(1)  Pour  d'autres  paraboles  de  Barlaam  et  Josaphal,  qui  paraissent  (!'galement 
bouddhiques,  voir  l'introduction  de  M.  Benfey  au  Pantchatantra  (t.  I,  p.  407  seq.) 
et  le  travail  ci-dessus  mentionné  de  M.  F.  Liebrecht. 

(2)  Plusieurs  manuscrits  grecs  de  Barlaam  el  Joasaph  indiquent  comme  l'au- 
teur un  moine  Jean,  du  monastère  de  Saint-Sabas,  à  deux  lieues  de  Jérusalem. 


LA  LÉGENDE  DES  SAINTS   BARLAAM  ET  JOSAPHAT  47 

grecque  (1080)  et  une  traduction  hébraïque  (1200),  cette  dernière 
presque  aussitôt  mise  en  latin,  —  qui  répandirent  le  livre  indien 
dans  l'Europe  du  moyen  âge  (1). 

Dans  la  biographie  de  Barzoï,  mise  en  tête  de  sa  traduction  et 
reproduite  dans  la  version  arabe,  —  biographie,  soit  dit  en  passant, 
qui  renferme,  entre  autres  apologues,  l'apologue  bouddhique  dont 
nous  avons  parlé,  —  il  est  dit  que  ce  personnage  traduisit,  outre  le 
Pantchalantra,  divers  ouvrages  indiens  (2).  Parmi  ces  ouvrages 
se  trouvait-il  la  légende  du  Bouddha  ?  Naturellement  il  est  impos- 
sible de  l'affîrmer  ;  mais  la  chose  n'est  nullement  invraisemblable, 
le  bouddhisme  étant  encore  florissant  dans  l'Inde  à  l'époque  où 
Barzoï  visita  ce  pays,  et  le  livre,  dont  nous  savons  d'une  façon  cer- 
taine qu'il  fut  traduit  par  lui,  présentant  un  caractère  bouddhique. 
La  traduction  en  pehlvi  aurait  été  à  son  tour  traduite  en  arabe 
(le  nom  de  Joasaph,  d'après  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut,  semble 
l'indiquer),  puis  imitée,  arrangée  en  grec  dans  la  Palestine  ou  dans 
une  région  voisine. 

Et  maintenant,  que  faut-il  penser  de  cette  transformation  d'un 
récit  bouddhique  en  une  légende  chrétienne  ?  Est-il  permis  d'en 
tirer  la  conclusion  que  le  bouddhisme  aurait  de  considérables  ana- 
logies avec  le  christianisme  ?  Ce  serait  là  raisonner  d'une  façon  fort 
peu  scientifique.  Sans  doute  le  bouddhisme  possède  dans  ses  pré- 
ceptes des  éléments  excellents,  et  dernièrement  un  savant  et  pieux 
missionnaire  catholique,  Mgr  Bigandet,  n'hésitait  pas  à  déclarer  que 
cette  religion,  «  bien  que  fondée  sur  des  erreurs  capitales  et  révoltan- 
tes, enseigne  un  nombre  surprenant  des  plus  beaux  préceptes  et  des 
vérités  morales  les  plus  pures  (3)  ».  Mais,  dans  cette  morale,  sous 
la  lettre  parfois  identique  des  préceptes,  quelles  différences  profondes 
et  radicales  avec  la  morale  chrétienne  !  «  Tu  ne  tueras  point,  »  dit 
la  morale  bouddhique  dans  les  mêmes  termes  que  le  Décalogue. 
Oui  ;  mais  si  la  formule  est  identique,  la  signification  n'en  est  nulle- 
ment la  même  dans  les  deux  lois,  et  le  motif  du  précepte  n'a  pas 


(1)  Th.  Benfey,  Introduction  au  Pantcliaiantra,  et  introduction  à  la  traduction 
syriaque  publiée  par  le  D^  Bickell,  professeur  à  la  Faculté  de  théologie  catholique 
d'Inspruck,  sous  ce  titre  :  Kalilag  und  Damnag.  Alte  syrische  Uebersetzung  des 
indischen  Fursienspiegels.  Text  und  deutsche  Uebersetzung  von  Gustav  Bickell, 
mit  einer  Einleitung  von  Theodor  Benfey  (Leipzig,  1876).  — Voir  aussi  le  résumé 
fait  par  M.  Max  Muller  (loc.  cit.). 

(2)  Pantscftatantra,  t.  I,  p.  84. 

(3)  Vie  ou  légende  de  Gaiidama,  le  Bouddha  des  Birmans  (S*^  éd.  Londres,  1880). 
Cité  par  la  Saturday  Review  dti  21  février  1880,  p.  225. 


48  KTCnE.S    FOLKLORIQUES 

d'analogie.  V.\>[,  iini(|ut'in<'iil,  sur  la  doctrine  de  la  transmigration 
des  êtres,  de  la  niélenipsycose,  que  repose  le  précepte  l)ouddliique. 
Il  frappe  du  même  anathème  le  meurtre  d'un  animal  et  celui  d'un 
homme.  Le  bouddhiste,  en  elïet,  ne  doit-il  pas  toujours  se  rappeler 
que  son  maître  a  transmigré  pendant  de  longs  siècles  sous  l'enveloppe 
des  animaux  les  plus  divers,  pour  arriver  enfin  au  terme  de  ses 
vœux,  au  nirvana,  à  l'anéantissement  ou  à  quelque  chose  qui  s'en 
rapproche  ?  Le  seul  sang  que  le  bouddhiste  puisse  verser,  c'est  le 
sien  pr(»pre,  parce  qu'aux  yeux  de  sa  loi  l'abandon  volontaire  de  la 
vie  contribue  au  salut  et  à  la  délivrance.  Et  ici  même  le  bouddhisme 
ne  sait  pas  distinguer  entre  un  lâche  abandon  de  la  vie  et  un  noble 
sacrifice  de  soi-même.  Que  serait-ce  si  l'on  examinait  les  bases  de 
la  morale  })rcchée  par  le  Bouddha  ?  Point  de  Dieu,  par  conséquent 
pas  d'idée  du  devoir,  pas  d'idée  du  bien  ;  la  vertu  devenue  simple- 
ment une  sorte  de  ponl,  nécessaire  pour  arriver  à  l'atTranchissement 
du  cercle  des  renaissances  successives,  voilà  en  deux  mots  sur  quelle 
métaphysique  négative  le  Bouddha  a  établi  sa  morale  (1). 
On  ne  s'étonnera  pas  que  l'auteur  du  livre  auquel  nous  avons 
emprunté  le  résumé  de  la  légende  du  Bouddha,  M.  Barthélémy 
Saint-Hilaire,  ait  écrit  cette  phrase  si  nette  :  «  Le  bouddhisme 
n'a  rien  de  commun  avec  hî  christianisme,  qui  est  autant  au-dessus 
de  lui  que  les  sociétés  européennes  sont  au-dessus  des  sociétés 
asiatiques  (2).  » 

La  comparaison  de  Barlaam  el  Josaphal  avec  le  récit  indien  nous 
amène  tout  naturellement  à  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'ascète  boud- 
dhiste. Assurément,  comme  le  religieux  chrétien,  l'ascète  bouddhiste 
pratique  la  mortification  ;  mais,  au  fond,  il  y  a  un  abîme  entre  les 
deux.  Si  le  bouddhiste  pratique  le  renoncement  et  les  autres  vertus, 
ce  n'est  pas  pour  se  rapprocher  de  plus  en  plus  de  Dieu,  la  vie,  le 
bien  par  essence,  c'est  uniquement  pour  parvenir  à  éteindre  en  lui- 
même  l'existence,  qui  lui  paraît  un  mal  affreux  et  inexplicable. 
Personne  n'a  peut-être  mieu.x  et  plus  brièvement  fait  ressortir  ce 
point  que  AL  Laboulaye.  Sans  doute,  dit-il,  la  ressemblance  exté- 
rieure est  grande  entre  les  ascètes  bouddhistes  et  les  premiers  moines 
d'Egypte  ;  «  il  faut  reconnaître  néanmoins  qu'elle  ne  dépasse  point 
la  surface  ;  au  fond,  il  n'y  a  rien  de  commun  entre  l'ermile  qui  soupire 

(1)  Voir  le  remarquable  article  de  M.  l'abbé  A.  Deschamps,  actuellement 
vicaire  général  de  Châlons,  sur  le  Bouddhisme  et  Vapologélique  chrétienne,  dans  le 
Correspondafil  du  25  août  1860. 

(2)  Trois  lettres  de  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire,  adressées  à  M.  l'abbé  Des- 
champs, ficaire  général  de  Châlons  (Paris,  1880),  p,  2, 


LA  LÉGENDE   DES  SAINTS  BARLAAM  ET  JOSAPHAT  49 

après  la  vie  élernelle  en  Jésus-Christ  et  le  bouddhiste  (jui  n^a  d'autre 
espoir  qu'un  vague  anéantissement  (1)  ». 

Nous  ne  pouvons  mieux  finir  que  par  cette  réflexion,  si  juste  et  si 
bien  exprimée,  du  savant  écrivain  qui  a  signalé  le  premier  l'identité 
de  l'histoire  do  Bartaam  et  Josaphat  et  de  la  légende  du  Bouddha. 

(1)  Journal  des  Débats  du  26  juillet  1859. 


L'ORIGINE 


DES 


CONTES  POPULAIRES  EUROPÉENS 

ET  LES   THÉORIES    DE    M.   LANG 

Mémoire  présenté  au  Congrès  des  Traditions  populaires  de  1889 


Messieurs, 

Les  observations  que  je  vais  avoir  l'honneur  de  présenter  au 
Congrès  ont,  je  l'avoue,  quelque  chose  de  personnel  :  elles  se  pro- 
posent, en  effet,  de  répondre  aux  attaques  que  notre  spirituel 
confrère  M.  Andrew  Lang  a  dirigées,  à  diverses  reprises  (1),  contre 
les  théories  développées  dans  mes  Contes  populaires  de  Lorraine  (2)  ; 
mais  ce  que  j'ai  à  dire  touche  assez  aux  questions  générales  pour  que 
je  puisse  me  permettre  de  le  recommander  à  votre  bienveillante 
attention. 

Avant  d'aborder  le  fond  même  du  débat,  la  question  de  l'origine 
de  nos  contes  populaires,  il  est  nécessaire  d'écarter  certains  malen- 
tendus, qui  sont  un  obstacle  à  toute  discussion  un  peu  sérieuse. 

Mon  honorable  contradicteur  se  place,  en  réalité,  sur  un  terrain 
tout  différent  du  mien.  Il  étudie  les  contes  principalement  au  point 
de  vue  anthropologique  ou,  si  l'on  préfère  un  terme  plus  précis  que 

(1)  Saturday  Review,  du  25  décembre  1886  ;  —  Academy  du  11  juin  1887  ;  — 
Introduction  à  la  réimpression  d'une  vieille  traduction  anglaise  de  la  fable  de 
Psyché  (Londres,  1887)  ;  —  Introduction  à  la  réimpression  de  l'édition  originale 
des  Contes  de  Charles  Perrault  (Londres,  1888)  ;  —  Myth.  Ritual  and  Religion 
(Londres,  1887),  tome  II,  chapitre  xviii. 

(2)  Paris,  librairie  Vieweg,  1886,  actuellement  librairie  Champion,  5,  quai 
Malaquais. 


Ô'2  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

cette  expression  à  la  modo,  au  point  de  vue  de  la  psycfiologie  ;  il  aime 
à  rechercher  ce  qui  a  pu  donner  naissance  aux  idées  plus  ou  moins 
bizarres  qui  constituent  les  éléments  des  contes  dans  les  divers 
pays  ;  c'est,  à  vrai  dire,  de  ces  idées  qu'il  s'occupe  plutôt  que  des 
récits  où  elles  sont  mises  en  œuvre.  Mon  point  de  vue,  au  contraire, 
est  tout  historique.  J'examine  uniquement  s'il  y  a  moyen  de  décou- 
vrir où  ont  été  composés,  où  ont  pris  leur  forme  actuelle,  tous  ces 
contes  dont  les  différentes  nations  européennes,  —  pour  ne  parler 
que  de  celles-là,  —  possèdent  des  exemplaires  identiques  au  fond. 
.le  laisse  de  côté  l'origine  des  matériaux,  des  éléments  divers  qui 
sont  entrés  dans  la  fabrication  de  chaque  type  de  conte  ;  je  prends 
le  prodnil  fabriqué  lui-même,  et,  le  retrouvant  partout  avec  ses 
combinaisons  caractéristiques,  je  me  demande  s'il  n'y  aurait  pas 
eu  quelque  part  un  grand  centre  de  production,- une  grande  manu- 
facture qui,  grâce  à  des  circonstances  favorables,  aurait  fait  adopter, 
aurait  naturalisé,  presque  dans  le  monde  entier,  ses  types  spéciaux, 
ses  créations  où  la  marque  de  fabrique  est  reconnaissable  pour  un 
œil  un  peu  attentif. 

Cette  marque  de  fabrique,  M.  Lang  —  qui,  je  le  répète,  étudie 
dans  chaque  conte  les  idées  générale?  surtout,  —  me  paraît  tout 
à  fait  la  négliger.  Aussi  admet-il  d'une  manière  formelle  que  des 
contes  semblables  aient  pu  naître  spontanément  dans  plusieurs 
endroits  différents.  En  1884,  il  écrivait  ceci  (1)  :  «  Nous  croyons 
«  impossible  pour  le  moment  de  déterminer  jusqu'à  quel  point  il 
«  est  vrai  de  dire  que  les  contes  ont  été  transmis  de  peuple  à  peuple 
«  et  transportés  de  place  en  place  dans  le  passé  obscur  et  incom- 
'(  ^nensurable  de  l'antiquité  humaine,  ou  jusqu'à  quel  point  ils 
«  peuvent  être  dus  à  l'idenlilé  de  V imaginalion  humaine  en  lous 
V  lieux...  Comment  les  contes  se  sont-ils  répandus,  cela  reste  incer- 
«  tain.  Beaucoup  peut  être  dû  à  l'identité  de  l'imagination  dans  les 
«  premiers  âges  ;  quelque  chose  à  la  transmission.  »  En  1888,  il  dit 
encore  (2)  :  «  Les  chances  de  coïncidence  sont  nombreuses.  Les 
«  idées  et  les  situations  des  contes  populaires  sont  en  circulation 
«  partout,  dans  l'imagination  des  hommes  primitifs,  des  hommes 
«  préscientifiques.  Qui  peut  nous  dire  combien  de  fois  elles  ont 
«  pu,  forluilemenl.  s'unir  pour  former  des  ensembles  pareils,  combinés 
«  indépendammenl  les  uns  des  autres  ?  » 


(1)  Introduction  aux  Contes  des  frères  Gnmm,  traduits  en  anglai.s  par  Mistress 
Hunt  (Londres,  1884),  pp.  xlii,  xliii. 

(2)  Introduction  à  Perrault,  p.  cxv. 


l'origine  des  contes  populaires  européens  53 

M.  Lang  ne  se  borne  pas  à  des  considérations  générales  ;  il  donne 
un  exemple.  Il  nous  dit  que  les  contes  appartenant  au  type  dont 
la  fal»le  de  Psyché  est  un  spécimen  altéré,  tous  ces  contes  qui  se 
retrouvent,  identiques  au  fond,  en  diverses  parties  du  monde, 
peuvent  parfaitement  n'avoir  rien  de  commun  pour  l'origine.  Je 
cite  (1)  :  «  Il  n'est  pas  absolument  nécessaire  de  supposer  que  le 
«  conte  a  été  inventé  une  fois  pour  toutes,  et  qu'il  s'est  répandu 
«  d'un  seul  centre  originaire,  bien  que  cela  puisse  avoir  eu  lieu.  » 

Ainsi,  d'après  M.  Lang,  une  «  combinaison  fortuite  »  d'éléments 
fantastiques  pourrait  avoir  donné,  en  même  temps,  dans  vingt  pays, 
la  suite  d'aventures  que  voici  :  jeune  fille  qu'on  est  obligé  de  livrer 
à  un  serpent  ou  autre  monstre,  lequel  est  en  réalité  un  homme  sous 
une  forme  animale,  et  qui  épouse  la  jeune  fille  ;  —  '  défense  faite 
à  l'héroïne  par  son  mari  (qui  ne  vient  que  la  nuit)  de  chercher  à  le 
voir,  et  désobéissance  amenée  par  de  perfides  conseils  ;  —  dispari- 
tion de  l'époux  mystérieux  ;  —  pérégrinations  de  la  jeune  femme 
à  la  recherche  de  son  mari  ;  —  tâches  impossibles  qui  lui  sont  impo- 
sées par  sa  belle-mère  et  qu'elle  finit  par  exécuter,  grâce  à  l'aide 
de  divers  animaux  ;  —  réunion  des  deux  époux. 

C'est  M.  Lang  qui  jugera  lui-même  la  vraisemblance  de  son  hypo- 
thèse. Dans  un  de  ses  derniers  livres  (2),  il  m'a  fait  l'honneur  de 
reproduire,  en  l'approuvant  et  la  faisant  sienne,  ma  réfutation  du 
système  qui  explique  les  ressemblances  des  contes  en  faisant  déri- 
ver ceu.x-ci  de  vieux  mythes  se  décomposant  partout  de  même  façon, 
puis,  sous  leur.forme  nouvelle,  se  groupant  partout  spontanément  en 
des  combinaisons,  en  des  récits  identiques.  Je  me  permets  d'attirer 
son  attention  sur  le  passage  de  cette  réfutation  (3)  où  je  me  deman- 
dais notamment  comment  l'on  pouvait  admettre  que,  «  sans  entente 
préalable,  plusieurs  peuples  se  soient  accordés  pour  grouper  les  pré- 
tendus éléments  mythiques  dans  le  cadre  de  tel  ou  tel  récit  bien 
caractérisé  ».  «  N'est-ce  pas  là,  ajoutais-je,  une  impossibilité  absolue  ?  » 

Mettez  «  éléments  anthropologiques  »  au  lieu  d'  «  éléments  mythi- 
ques »,  et  le  raisonnement,  ce  me  semble,  ne  perdra  rien  de  sa  force, 
et  l'impossibilité  d'attribuer  au  conte  de  Psyché,  —  ou  à  n'importe 
quel  autre  conte  répandu  partout,  —  plusieurs  lieux  d'origine  restera 
également  certaine. 

Je  vais  plus  loin  ;  car  vraiment,  c'est  trop  concéder  que  d'admet- 


(1)  Introduction  à  Psyché,  p.  xix. 

(2)  Mytk.  Ritual  and  Religion.^  t.  II,  pp.  296,  seq. 

(3)  Contes  populaires  de  Lorraine,  t.  I,  pp.  x,  xi. 


54  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

tre  que  les  éléments  des  contes  existent,  partout  les  mêmes,  n'atten- 
dant (lue  la  main  qui  les  coml»inc.  Si  je  ne  craignais  d'être  trop  long, 
il  serait  intéressant  d'examiner  do  près  ces  éléments  et  de  montrer 
comme  telle  ou  telle  idée  générale,  qui  peut,  à  la  rigueur,  naître 
partout  dans  l'esprit  humain,  a  revêtu,  en  fait,  dans  les  élémeûts  des 
contes,  une  forme  spéciale,  caractéristique,  parfois  plus  que  bizarre, 
qui  ne  s'invente  pas  deux  fois.  Quand,  par  exemple,  nous  trouvons, 
et  dans  un  conte  grec  moderne  (1),  et  dans  un  conte  indien  du  Ben- 
gale (2),  —  contes  qui,  du  reste,  n'ont  entre  eux  aucune  ressemblance 
pour  l'ensemble,  —  ce  trait  étrange  d'un  personnage  s'arrachant  les 
yeux,  lesquels  deviennent  deux  oiseaux  qui  conversent  ensemble 
et  se  racontent  des  choses  mystérieuses,  on  aura  beau  nous  dire  que 
cette  idée  d'oiseaux  prédisant  l'avenir  ou  révélant  des  mystères  est 
une  idée  générale,  qui  peut  germer  spontanément  partout  ;  la  forme 
que  cette  idée  a  prise  ici  est  évidemment  trop  particulière  pour  qu'un 
Grec  et  un  Hindou  aient  pu  l'inventer,  chacun  de  son  côté. 


Pour  être  en  état  de  juger  s'il  existe  entre  tel  et  tel  récit  une 
ressemblance  véritable,  il  importe  de  ne  point  perdre  de  vue  les  ob- 
sers'ations  que  je  viens  d'essayer  de  formuler.  Quand  on  se  borne  à 
considérer,  dans  les  contes,  les  idées  générales,  dépouillées  des 
détails  caractéristiques  qui  les  spécialiseni  ;  quand,  de  plus,  on 
n'examine  que  d'un  œil  distrait  les  combinaisons,  si  caractéristiques 
elles  aussi,  de  ces  idées  spécialisées,  on  en  arrive  facilement  à  voir 
des  ressemblances  partout.  C'est  ainsi  que  M.  Lang  trouve,  dans  les 
productions  informes  de  l'imagination  des  sauvages,  force  rappro- 
chements à  faire  avec  nos  contes  ;  c'est  ainsi  qu'il  va  demander 
à  toutes  ces  peuplades  la  solution  du  problème  ([ui  nous  occupe. 

Au  premier  rang  des  races  plus  ou  moins  sauvages  que  M.  Lang 
aime  à  citer,  on  peut  mettre  les  Zoulous.  Les  Zoulous,  à  l'entendre, 
auraient  des  «  douzaines  »  de  contes  semblables  aux  contes  d'Europe. 
«  M.  Cosquin,  dit-il.  ne  supposera  peut-être  pas  que  les  contes  zou- 
lous ont  été  empruntés  à  l'Inde  dans  la  période  historique  (3).  » 
0  Nous  ne  pouvons  guère  supposer,  dit-il  encore,  que  les  Zoulous 

(1)  J.  G.  von  Hahn.  Griechische  und  albanesische  Mserchen  (Leipzig,  1864), 
1,  p.  206. 

(2)  Miss  M.  Stokes.  Indian  Fairy  Taies  (Londres,  1880),  p.  148. 
{'■ij   Introduction  à  Psyché,  pp.  xxvii  et  xxxiv. 


l'origine  des  contes  populaires  européens  o5 

aient  emprunté  à  des  colons  hollandais  ou  anglais  leur  répertoire  si 
abondant  et  si  caractéristique  de  contes  qui,  pour  le  plan  général 
des  récits  et  pour  les  incidents,  ressemblent  aux  contes  d'Europe  (1).  » 
Et  M.  Lang  paraît  d'avis  que  l'existence,  chez  les  Zoulous,  de 
contes  semblables  aux  nôtres  est  un  argument  capital  contre  la 
transmission  des  contes  par  voie  orale. 

J'ai  examiné,  après  M.  Lang,  un  bon  nombre  de  contes  zoulous, 
et  je  ne  fais  nulle  difficulté  de  reconnaître  que  quelques-uns  de  ces 
contes  peuvent  être  légitimement  rapprochés  de  nos  contes  euro- 
péens. Mais,  —  et  je  diffère  ici  grandement  d'opinion  avec  notre 
confrère,  —  les  ressemblances  que  l'on  constate  sont,  à  mes  yeux, 
le  résultat  d'emprunts  et  en  portent  la  preuve  en  elles-mêmes.  On 
pourra,  je  crois,  s'en  convaincre  par  quelques  exemple  . 

Dans  un  conte  zoulou  (2),  figure  une  caverne  qui  s'ouvre  d'elle- 
même  quand  on  prononce  certaines  paroles,  absolument  comme  la 
caverne  d'Ali-Baba,  quand  on  dit  :  Sésame,  ouvre-loi.  —  Y  a-t-il 
communauté  d'origine  entre  le  conte  zoulou  et  le  conte  arabe  des 
Mille  el  une  nuils  ?  Un  petit  trait  tout  à  fait  caractéristique  per- 
mettra d'en  juger.  Dans  le  conte  zoulou,  une  jeune  fille,  qui  s'est 
échappée  de  cette  caverne  magique  où  elle  était  letenue,  jette,  der- 
rière elle,  dans  sa  fuite,  des  graines  de  sésame,  pour  que  les  ogres  qui 
la  poursuivant  s'arrêtent  à  les  ramasser.  Ce  sésame,  voilà,  n'est-il 
pas  vrai  ?  la  marque  de  fabrique,  le  souvenir  des  Mille  el  une  nuits  ; 
voilà  le  trait  révélateur,  qui  s'est  conservé  matériellement,  bien 
qu'on  en  ait  perdu  le  sens. 

Ailleurs  encore,  dans  la  curieuse  histoire  zoulou  du  petit  fripon 
d'Uthlakanyana,  si  l'on  étudie  les  diverses  aventures  qui  ressemblent 
à  nos  contes,  il  sera  facile  de  voir  que  ces  ressemblances  ne  peuvent 
être  expliquées  que  par  une  seule  cause  :  une  transmission  de  peuple 
à  peuple.  Dans  une  de  ces  aventures  (3),  Uthlakanyana,  poursuivi 
par  un  vieux  bonhomme  à  qui  il  a  volé  son  pain,  se  réfugie  dans  un 
trou  de  serpent.  Le  bonhomme  arrive,  met  la  main  dans  le  trou  et 
saisit  le  vaurien.  «  Ha  !  ha  !  crie  celui-ci,  ce  que  tu  tiens,  c'est  une 
racine.  »  Et  l'autre  lâche  prise  pour  saisir,  cette  fois,  une  racine  véri- 
table. «  Ah  !  tu  m'as  tué  !  »,  crie  Uthlakanyana.  Le  bonhomme 
s'acharne  en  vain  à  tirer,  et  enfin  quitte  la  partie.  —  Cette  même 
histoire  se  raconte,  dans  la  même  région,  au  sujet  du  lion  qui,  ayant 

(1)  Introduction  à  Perrault,  p.  cvx. 

(2)  H.  Callaway.  Nursery  Taies,  Traditions  and  Historiés  of  tke  Zoulous  (Natal, 
1867),  pp.  142,  seq. 

(3)  Callaway,  p.  23. 


56  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

saisi  la  queue  du  chacal,  a  la  sottise  de  se  laisser  persuader  que  c'est 
une  racine  et  la  lâche  (1).  —  Chez  les  Lapons,  à  l'autre  extrémité 
de  l'ancien  continent,  c'est  le  renard  qui,  après  avoir  joué  des  mau- 
vais tours  à  l'ours,  est  poursuivi  par  celui-ci  et  se  réfugie  sous  les 
racines  d'un  sapin.  L'ours  découvre  sa  cachette.  Toutes  les  fois  qu'il 
attrape  des  racines  ou  des  pierres  et  qu'il  les  mord,  le  renard  crie  : 
«  Ho  !  ho  !  tu  nie  mords  la  patte  !  »  Quand  l'ours  attrape  réellement 
la  patte  du  renard,  celui-ci  rit  et  crie  :  «  Ha  !  ha  !  tu  mords  des  ra- 
cines (2)  ».  —  La  prétendue  racine  reparaît  dans  un  conte  grec 
moderne  recueilli  à  Smyrne  (3)  et  dans  un  conte  du  Bas-Langue- 
doc (4)  ;  les  deux  personnages  sont,  dans  l'un  et  l'autre  conte,  un  louj) 
et  un  renard.  —  Sans  chercher  ailleurs  en  Europe,  je  citerai  encore 
un  conte  indien  du  Dekkan  (5),  où  un  chacal  fait  également  croire 
à  un  alligator  que  sa  patte  est  une  racine  de  jonc. 

Il  y  a,  comme  on  voit,  identité  partout,  et,  si  simple  que  soit  cette 
petite  histoire,  elle  est  trop  caractérisée  pour  qu'on  puisse  croire 
qu'elle  soit  née  spontanément  et  chez  les  Zoulous  et  chez  les  Lapons, 
et  chez  les  Languedociens  et  chez  les  Hindous,  etc. 

Dans  un  autre  épisode  du  même  conte  zoulou  (6),  Uthlakanyana, 
pris  par  un  ogre,  est  remis  par  celui-ci  à  la  mère  ogresse  pour  qu'elle 
le  fasse  bouillir  dans  un  grand  pot.  Le  petit  bout  d'homme  dit  à  la 
vieille  :  «  Si  nous  jouions  à  nous  faire  bouillir  tour  à  tour  ?  Vous  me 
ferez  bouillir  un  peu  de  temps,  et  moi  je  vous  ferai  bouillir  ensuite.  » 
L'ogresse  accepte  la  proposition,  et,  quand  c'est  son  tour  à  elle 
d'entrer  dans  le  grand  pot,  qui  a  eu  le  temps  de  bien  chauffer,  Uthla- 
kanyana la  fait  bouillir  pour  tout  de  bon. 

Cette  histoire  rappelle  tout  à  fait  un  conte  allemand  bien  connu 
de  la  collection  Grimm  (nolo).  La  petite  Grethel,  que  la  vieille  sor- 
cière veut  faire  cuire  dans  le  four,  feint  de  ne  pas  savoir  comment  s'y 
prendre  pour  entrer.  La  vieille  s'approche  alors  de  la  bouche  du  four, 
et  avance  la  tête  pour  montrer  à  Grethel  comment  on  fait,  et  Gre- 
thel la  pousse  dans  le  four  ardent,  qu'elle  s'empresse  de  fermer. 

Un  trait  du  conte  allemand  que  le  conte  zoulou  n'a  pas,  c'est  la 
feinte  maladresse  du  héros  ou  de  l'héroïne.  Nous  allons  retrouver  ce 


(1)  Mac  Cal)  Theal.  Kaifir  Folklore  (Londres,  1882).  Voir  le  dernier  conte. 

(2)  J.  C.  Poeslion.  Lapplœndische  Marchen  (Vienne,  1886),  p.  17. 

(3)  Emile  Lcgrand.  Quatre  contes  grecs,  recueillis  à  Smyrne  en  1875,  n°  2.  (Dans 
la  Bévue  de  Vhistoire  des  religions,  année  1884.) 

(4)  Revue  des  Traditions  populaires,  novembre  1888,  p.  615. 

(5)  Miss  M.  Frere.  Old  Deccan  Days,  2"  édition,  p.  279. 
16)  Callaway,  p.  18. 


l'origine  des  contes  populaires  européens  57 

trait,  —  avec  le  chaudron  du  conte  zoulou,  —  dans  un  conte  de  l'île 
de  Zanzibar  et  dans  un  conte  des  Kamaoniens  de  l'Inde  septentrio- 
nale (1).  Dans  ces  deux  contes,  un  démon  (ou  un  ogre)  veut  faire 
bouillir  un  jeune  homme  dans  un  chaudron,  où  il  le  poussera  par 
surprise  pendant  que  le  jeune  homme  jouera  à  certain  jeu  (conte  de 
Zanzibar)  ou  marchera  d'une  certaine  façon  autour  du  chaudron 
(conte  kamaonien)  ;  mais  le  jeune  homme,  quand  le  démon  lui  dit 
de  jouer  (ou  de  marcher),  répond  qu'il  ne  sait  pas  comment  on  fait  ; 
et,  pendant  que  le  démon  le  lui  montre,  le  jeune  homme  le  pousse 
lui-même  dans  le  chaudron. 

Ces  deux  contes  font  lien,  on  le  voit,  entre  le  conte  zoulou  et  les 
contes  européens  du  même  type  que  le  conte  de  la  collection  Grimra. 

En  appliquant  une  méthode  de  comparaison  précise,  rigoureuse, 
aux  quelques  autres  contes  que  l'on  peut  encore  trouver  à  rapprocher 
des  nôtres  chez  les  Zoulous  et  autres  peuplades  de  l'Afrique  ou  chez 
les  sauvages  de  l'Amérique,  on  arrivera  toujours  au  même  résultat  I 
un  détail  fournira  la  marque  d'importation.  Et  vraiment  je 
m'étonne  que  M.  Lang  voie  tant  de  difficultés  dans  la  théorie  do 
l'importation    appliquée    aux    Zoulous.    L'Afrique    septentrionale, 

—  Elgypte,  Abyssinle,  populations  berbères  de  l'Algérie  et  du  Maroc, 

—  possède  tout  un  répertoire  de  contes  semblables  à  nos  contes 
européens,  et  venus  d'Asie  avec  l'islamisme  :  nous  avons,  comme 
prémices  de  ce  qu'on  pourra  récolter  avec  le  temps  chez  ces  divers 
peuples,  les  collections  si  intéressantes  de  MM.  Spitta-Bey,  Dulac, 
Reinisch,  de  Rochemonteix,  du  Père  Rivière  et  de  M.  René  Basset. 
Or,  les  Berbères,  —  c'est  l'avis  de  M.  James  Darmesteter  (2),  et 
rien  n'est  plus  vraisemblable,  —  les  Berbères  ont  joué  un  rôle  impor- 
tant dans  la  transmission  des  contes  asiatico-  européens  ;«  en  bien 
des  endroits,  ce  sont  eux  qui  ont  servi  d'intermédiaires  entre  les 
Arabes  et  les  populations  de  l'Afrique  centrale  et  occidentale  ».  Est- 
ce  que,  de  l'Afrique  centrale,  quelques-uns  de  ces  contes  n'ont  pas 
pu,  de  proche  en  proche,  arriver  chez  les  Zoulous  et  se  mêler  à  leurs 
contes  indigènes  ?  Qu'y  a-t-il  là  d'invraisemblable  ? 

Quant  aux  contes  des  sauvages  de  l'Amérique,  l'influence  euro- 
péenne est  visible  partout  où  il  y  a  lieu  à  des  rapprochements  sérieux 
entre  ces  contes  et  les  nôtres.  En  voici  un  exemple  assez  curieux. 

(1)  Voir,  dans  les  Contes  populaires  de  Lorraine,  les  pages  145-146  et  149-150 
du  tome  premier. 

(2)  Journal  Asiatique,  livraison  de  juillet  1888,  p.  144. 


58  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Un  des  thèmes  les  plus  connus  de  nos  contes  européens,  c'est  celui 
de  la  poursuite  el  des  Iransformalions,  que  j'ai  étudié  dans  les  remar- 
ques du  conte  lorrain  n"  9.  VOiseau  verl.  Rappelons  les  principaux 
traits  de  ce  thème  :  Un  jeune  homme  s'enfuit  de  chez  un  ogre  ou 
autre  être  malfaisant  avec  la  fille  de  celui-ci.  Au  moment  où  l'ogre, 
qui  s'est  mis  à  leur  poursuite,  va  les  atteindre,  ils  lui  échappent  par 
diverses  transformations.  Ainsi,  dans  tel  conte  de  cette  famille,  la 
jeune  fille  se  change  en  jardin  et  change  le  jeune  homme  en  jardinier, 
lequel  répond  tout  de  travers  aux  questions  que  l'ogre  lui  adresse  au 
sujet  des  fugitifs.  Puis,  elle  se  change  en  église,  et  le  jeune  homme 
en  sacristain,  etc.  —  On  peut  constater  que  la  transformation  des 
jeunes  gens  en  église  et  prêtre  ou  sacristain  se  retrouve  dans  la  plu- 
part des  contes  européens  de  ce  genre. 

Voyons  maintenant  un  conte  algonquin,  publié  en  1884  par  M.  Le- 
land  (1).  Chat  Sauvage  poursuit  Maître  Lapin.  Celui-ci,  sans  doute 
un  peu  sorcier,  piétine  quelques  instants  la  neige,  y  enfonce  une 
pHite  branche  et  s'assied  dessus.  Et,  quand  Chat  Sauvage  arrive, 
voilà  qu'il  y  a  en  cet  endroit  une  jolie  cabane  (wigwam)  et,  dedans, 
un  vieillard  très  respectable.  Chat  Sauvage  lui  demande  s'il  a  vu 
passer  un  lapin.  «  Des  lapins  ?  répond  le  vieillard  •  bien  sûr  que  j'en 
ai  vu  beaucoup  :  il  y  en  a  tout  plein  dans  les  bois.  »  Il  invite  Chat 
Sauvage  à  souper  et  à  coucher.  Le  lendemain,  Chat  Sauvage  se  ré- 
veille dans  la  neige  :  le  wigwam  et  le  vieillard  ont  disparu.  Chat  Sau- 
vage reprend  sa  poursuite.  Il  arrive  dans  un  village,  près  d'une 
église.  «  Avez-vous  vu  un  lapin  ?  dit-il  à  un  homme.  —  Attendez 
que  l'office  soit  terminé.  »  On  le  fait  entrer  à  l'église  et  entendre  un 
sermon.  Puis  on  le  conduit  chez  le  chef  du  village,  où  il  est  hébergé. 
Le  lendemain,  il  se  réveille  au  beau  milieu  d'un  marécage. 

Il  est  facile  de  reconnaître  dans  ce  récit  le  thème  obscurci  de  la 
poursuite  et  des  transformations.  M.  Leiand,  qui  paraît  peu  familier 
avec  nos  contes  européens,  ne  se  doute  absolument  pas  de  cette 
ressemblance,  et  il  écrit  la  réflexion  suivante  :  «  Bien  que  cette  his- 
«  toirc  soit  fort  ancienne,  l'incident  de  l'église  est  manifestement 
«  moderne.  »  Or,  —  je  l'ai  déjà  fait  remarquer,  —  dans  la  plupart 
des  contes  européens  de  ce  genre,  il  y  a  la  transformation  en  église 
et  prêtre  ou  sacristain  :  dans  le  conte  westphalien  n"  113  de  la  col- 
lection Grimm,  par  exemple,  le  méchant  roi  qui  poursuit  les  deux 
jeunes  gens  entre  dans  l'église  et  entend  un  sermon,  tout  à  fait 


(1)  Ch.   G.  Lel.ind.   The  Algonquin  Legends  of  New-England  (London,  1884), 
p.  215. 


l'origine  des  contes  populaires  européens  59 

comme  Chat  Sauvage.  Cet  «  incident  »  de  l'église  n'est  donc  nulle- 
ment l'indice  de  l'introduction  d'un  élément  «  moderne  »  dans  une 
vieille  histoire  algonquine,  mais  bien  la  marque  de  l'importation, 
chez  les  Algonquins,  d'un  conte  européen. 


Ces  observations  ont,  je  l'espère,  mieux  délimité  le  champ  de  la 
discussion  et,  en  même  temps,  justifié  la  théorie  qui  explique  par 
des  emprunts,  par  une  transmission  de  peuple  à  peuple,  les  ressem- 
blances existant  entre  les  contes  de  tant  de  pays. 

Mais  il  faut  préciser  encore  davantage.  Plus  on  recueille  de  contes 
chez  les  divers  peuples,  de  l'Indo-Chine  à  l'Islande  ou  au  Maroc, 
plus  on  voit  qu'il  y  a  chance  de  rencontrer  dans  n'importe  lequel 
de  ces  pays  n'importe  quel  conte  du  répertoire  connu.  Pourquoi  ? 

I.a  réponse  me  paraît  être  celle-ci.  C'est  parce  que  la  difïusion  des 
contes  s'est  faite  à  la  façon  d'une  inondation  régulière,  partant  d'un 
immense  réservoir  unique,  et  poussant  toujours  devant  elle  dans 
toutes  les  directions.  De  là  cette  probabilité  de  trouver  partout  les 
mêmes  dépôts.  —  Si  l'on  suppose  plusieurs  petits  centres  de  difïu- 
sion, épars  sur  toute  la  surface  de  l'ancien  continent,  plusieurs  petits 
courants  çà  et  là,  les  chances  de  rencontrer  partout  ce  même  réper- 
toire de  contes  seront  infiniment  moindres. 

Ce  réservoir,  d'oîi  les  contes  ont  découlé  à  l'Orient  vers  l'Indo- 
Chine,  au  nord  vers  le  Tibet  et  les  populations  mongoles,  à  l'occi- 
dent vers  la  Perse,  le  monde  musulman  d'Asie  et  d'Afrique,  l'Europe 
enfin,  c'est  l'Inde. 

Je  ne  reprendrai  pas  ici  tous  les  arguments  que  j'ai  présentés  à  ce 
sujet  dans  l'introduction  aux  Coule  populaires  de  Lorraine,  et  je 
ne  m'arrêterai  pas  à  faire  remarquer  toutes  les  modifications  que 
j'ai  cru  devoir  apporter  au  système  de  Benfey.  J'insisterai  seule- 
ment sur  deux  ou  trois  points. 

Le  contes,  disais-je  en  commençant,  sont  des  produits  fabriqués. 
Or,  on  connaît  toute  une  série  de  ces  produits  qui  ont  conservé,  pour 
ainsi  dire,  leur  étiquette  d'origine  ;  on  sait,  d'une  façon  certaine, 
qu'ils  ont  été  exportés  de  l'Inde  et  introduits  dans  les  pays  circon- 
voisins,  d'où  ils  sont  finalement  arrivés  en  Europe.  Ces  contes, 
ce  sont  les  contes  fixés  par  écrit  dans  l'Inde  et  transmis  de  tous 
côtés,  au  moyen  âge,  par  la  voie  littéraire,  c'est-à-dire  par  dc;^  tra- 
ductions ou  imitations  en  diverses  langues. 

H  Y  avait  donc,  à  une  certaine  époque,  pour  c^t  article  spécial 


60  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

fabriqué  dans  l'Inde,  des  courants  commerciaux  bien  marqués  ;  et, 
si  l'on  peut  parler  ainsi,  la  lellre  de  voilure,  conservée  pour  les  contes 
fixés  par  écrit,  indique  la  voie  par  laquelle  ont  dû  passer,  en  bien 
plus  grand  noml)re.  les  contes  oraux. 

Ce  n'est  pas,  évidemment,  à  une  seule  époque  que  la  tran^mission 
orale  s'est  faite  ;  ce  n'est  pas  un  seul  exemplaire  de  chaque  conte 
qui  a  été  porté,  dans  chaque  direction,  par  une  seule  personne  ; 
c'est  un  nombre  indéfini  d'exemplaires,  par  un  nombre  indéfini  de 
personnes,  à  un  nombre  indéfini  d'époques.  Et,  très  certainement 
aussi,  ce  n'est  pas  seulement  une  forme  de  chaque  conte  qui  a  ainsi 
voyagé  ;  c'est  une  foule  de  variantes  :  on  le  verra  de  plus  en  plus,  à 
mesure  que  l'on  aura  recueilli  plus  de  contes  hindous. 


Je  l'ai  déjà  dit  dans  l'introduction  aux  Conles  populaires  de  Lor- 
raine :  ce  sont  des  arguments  extrinsèques,  historiques,  qui  m'ont 
fait  adopter,  en  les  modifiant  et  complétant  d'après  les  découvertes 
récentes,  les  théories  de  Benfey  sur  l'origine  indienne  des  contes 
européens.  Si  j'ai  indiqué  dans  mon  livre  quelques  arguments  intrin- 
sèques, si  j'ai  fait  ressortir  combien  certains  traits  de  nos  contes 
populaires,  tel-  que  l'étrange  charité  de  leurs  héros  envers  les  ani- 
maux, sont  d'accord  avec  h  s  idées  et  les  pratique  de  l'Inde,  c'a  été 
uniquement  pour  montrer  que  la  grande  fabrique  indienne  de  contes 
avait  trouvé  sur  place  les  éléments  à  combiner  ;  autrement  dit,  que 
les  contes  qui  se  retrouvent  partout  reflètent  bien  les  idées  de  l'Inde. 
Des  idées  analogues  existent-elles  également  chez  d'autres  peuples, 
comme  le  dit  M.  Lang  ?  c'est  poss'ble  ;  mais  'a  chose  fût-elle 
prouvée,  cela  n'aurait  pas  grande  conséquence  Le  vrai  argu- 
ment contre  l'origine  indienne  des  contes,  ce  serait  de  montrer 
qu'ils  sont  en  contradiction  avec  les  idées  régnant  dans  l'Inde  ; 
mais  on  n'apportera  jamais  cette  preuve. 


Les  contes  européens  don'  j'ai  parlé  jusqu'à  présent  dans  ce  tra- 
vail, ce  sont,  je  l'ai  déjà  dit,  les  contes  acluels,  —  ce  mot  pris  dans 
un'sens  un  peu  large,  c'est-à-dire  les  contes  que  l'on  a  recueillis  dans 
ce  siècle,  et  aussi  les  contes  que  la  littérature  nous  a  conservés 
au  xvii^  siècle,  au  xvi^  et  durant  le  moyen  âge.  Au  sujet  de  ces 
con  es,  j'ai  eu  l'agréable  surprise  de  lire,  dans  un  des  derniers 


l'origine  des  contes  populaires  européens  61 

ouvrages  où  M.  Lang  combat  mes  théories,  ce  qui  suit  (1)  :  «  Des 
«  contes  sont  certainement  sortis  de  l'Inde  du  moyen  âge,  et  sont 
«  parvenus  en  abondance  dans  l'Europe  et  l'Asie  du  moyen  âge.  » 
Et  M.  Lang  ne  parle  pas  seulement  des  contes  arrivés  en  Asie  et  en 
Europe  par  la  voie  littéraire  ;  il  mentionne  également  les  «  commu- 
nications orales  »  qui  ont  dû  accompagner  «  les  grands  mouvements, 
missions  et  migrations  »,  et  il  indique  notamment  les  invasions  des 
Tatars,  les  croisades,  les  relations  commerciales,  la  propagande 
bouddhique. 

Ainsi,  ]\I.  Lang  paraît,  adme  tre  que,  dans  ce  qu'on  pourrait  ap- 
peler la  slralificalion  des  contes  européens,  la  couche  supérieure,  la 
couche  la  plus  récente  a  été  apportée  par  des  courants  venant  de 
l'Inde.  Mais  il  'empresse  d'ajouter  qu'il  ne  faut  pas  exagérer  la 
portée  de  ce  fait.  «  Les  versions,  dit-il,  qui  ont  été  apportées  au 
«  moyen  âge  par  tradition  orale,  doivent  avoir  rencontré  des  ver- 
ce  sions  depuis  longtemps  établies  en  Europe,  versions  qui,  peut- 
«  être  bien,  étaient  déjà  courantes  avant  qu'aucun  scribe  d'Egypte 
«  eût  fixé  une  légende  sur  le  papyrus  »,  en  d'autres  termes,  dans 
l'antiquité  la  plus  reculée. 

On  me  permettra  de  m'arrêter  un  instant  pour  poser  une  ques- 
tion à  M  Lang. 

Ces  «  versions  »  que  les  contes  venus  de  l'Inde  ont  rencontrées 
dans  l'Europe  du  moyen  âge,  étaient-elles  semblables  à  ces  contes 
indiens  ?  —  ejb  le  mot  semblable  ,  je  l'entends  de  cette  ressemblance 
ou  plutôt  de  cette  identité  pour  les  idées  et  pour  leurs  combinai- 
sons, que  présentent  aujourd'hui  les  contes  d'un  bout  à  l'autre  de 
l'ancien  continent. 

Si  M.  Lang  répond  non,  s'il  nous  dit  que  les  contes  indigènes  pré- 
sentaient simplement  une  grande  analogie  pour  les  idées  avec  les 
contes  importés,  je  n'aurai  pas  même  à  discuter.  Jamais,  en  effet, 
je  n'ai  prétendu  qu'il  ne  se  soit  pas  fait  de  contes  en  dehors  de  l'Inde, 
avec  les  éléments  du  fantastique  universel  :  bêtes  qui  parlent,  trans- 
formations, objets  magiques,  etc.  Ce  que  j'ai  cru  pouvoir  affirmer, 
c'est  seulemen'  que  les  contes  qui  se  sont  répandus  partout,  qui  ont 
été  goûtés  partout,  chez  les  Poi-tugais  comme  chez  les  Annamites, 
chez  les  Tatars  de  Sibécie  comme  chez  lee  Grecs  modernes  ou  chez 
les  Kabyles,  viennent,  en  règle  générale,  de  l'Inde. 

Si,  au  contraire,  M.  Lang  répond  oui,  s'il  estime  que  les  contes 

(1)   Mt/iJi.  Rituat  and  Religion,  II,  \>.  3ÏB. 


fi2  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

'ndigènes  étaient  au  fond  identiques  aux  contes  imporlés,  pour  les 
éléments  et  pour  les  combinaisons,  je  lui  dirai,  avec  le  bon  sens, 
qu'un  lien  historique,  un  lien  de  transmission  d'un  centre  originaire 
commun  a  certainement  existé  intre  ces  deux  classes    de  contes. 

Pour  moi,  si  j'en  juge  par  le  conte  de  Psyché,  seul  conte  propre- 
ment dit  qui  nous  soit  parvenu  du  monde  gréco-romain  du  commen- 
cement de  notre  ère,  des  contes  indiens  ont  dû  pénétrer  dans  notre 
occident  avant  le  moyen  âge.  Et  pourquoi  cela  serait-il  plus  invrai- 
semblable que  !a  transmission  admise  pour  le  moyen  âge  par  M.  Lang 
lui-même  ?  Je  ne  puis  que  renvoyer  sur  ce  point  à  mon  introduction 
aux  Conlcs  populaire  <  de  Lorraine. 

Quant  aux  traits,  —  peu  nombreux,  du  reste,  —  qui,  dans  la 
mythologie  grecque  ou  plutôt  dans  l'histoire  de  héros  mythologiques 
tels  que  Persée  ou  Jason,  ressemblent  à  de  traits  de  nos  contes 
actuels,  je  n'essayerai  pas  d'en  donner  l'origine  ;  il  me  faudrait,  ce 
qui  manque  à  peu  près  complètement,  des  renseignements  précis 
sur  les  emprunts  faits  par  les  anciens  Grecs  au  monde  oriental.  Je 
constaterai  seulement  que  les  contes  grecs  actuels  ne  rappellent  en 
général  pas  plu^  la  mythob  gie  greccfue  que  ne  le  font  les  contes  alle- 
mands ou  bretons  ;  les  contes  grecs  actuels  appartiennent,  bien  cer- 
tainement, à  la  couche  supérieure,  et  les  marques  d'une  importation 
orientale  relativement  récente  y  sont  souvent  très  visibles. 


Reste  encore  à  examiner  deux  questions  intéressantes. 

Il  s'agit  d'abord  d'un  récit  péruvien,  que  M.  Lang  a  découvert 
dans  un  ouvrage  écrit  en  1608  par  un  prêtre  espagnol,  Francisco 
de  Avila,  et  relatant  les  idées  et  pratiques  superstitieuses  des  In- 
diens de  la  province  de  Huarochiri  (1).  • 

Dans  ce  r.'cit,  un  pauvre  homme  entend  par  hasard  la  conversa- 
tion de  deux  renards,  et  apprend  ainsi  le  moyen  de  guérir  un  homme 
riche  ;  il  le  guérit,  en  effet,  et  épouse  sa  fille.  Mais  le  frère  de  ceile-ci, 
mécontent  de  se  voir  devenu  l'allié  d'un  homme  de  rien,  le  défie  de 
bâtir  une  maison  dans  un  temps  très  court.  Le  pauvre  n'a  que  sa 
femme  pour  l'aider.  Pendant  la  nuit,  arrive  un  nombre  infini  d'oi- 
seaux, de  serpents  et  de  lézards  qui,  pour  le  matin,  ont  construit 
la  maison. 


(1j  Hakluyt  Society.  ?>'arratii>e  oj  the  rites  and  laws  oj  ilie  Yncas  (Londres,  18;3), 
n»  3,  chap.  V,  pp.  135,  seq. 


l'origine  des  contes  populaires  européens  63 

Les  deux  suites  d'aventures  dont  se  compose  ce  conte  péruvien 
rappellent,  cela  est  incontestable,  divers  contes  de  l'ancien  monde, 
dont  il  présente  les  thèmes  avec  quelques  altérations,  ainsi  qu'on  va 
le  voir. 

D'abord,  l'intervention  des  animaux  secourables  (qui,  dans  la 
forme  complète,  étaient  évidemment  des  animaux  reconnaissants, 
auxquels  le  héros  avait  rendu  service)  n'est  motivée  d'aucune  façon. 
De  plus,  dans  la  première  partie  du  con  e,  —  laquelle  se  rattache 
aux  contes  européens  et  asiatiques  étudiés  dans  les  remarques  du 
no  7  de  mes  Conles  populaires  de  Lorraine,  —  le  passage  relatif  à 
la  maladie  de  l'homme  riche  est  très  bizarre  :  si  cet  homme  est 
malade,  c'est  que  sa  femme  a  commis  un  adultère,  et,  depuis  ce 
temps,  un  serpent  se  penche  au-dessus  de  la  maison  pour  dévorer 
cette  maison,  et  un  crapaud  à  deux  têtes  se  tient  aux  aguets  sous 
la  meule.  Le  pauvre  homme  révèle  la  faute  de  la  femme  qui,  après 
avoir  nié,  finit  par  avouer  ;  on  tue  le  serpent,  le  crapaud  s'enfuit  et 
l'homme  riche  se  trouve  guéri. 

Que  l'on  se  reporte  à  deux  contes  de  la  Basse-Bretagne,  recueillis 
par  M.  Luzel  et  appartenant  à  la  même  famille  de  contes  que  le 
récit  péruvien  (1),  on  y  retrouve  a  le  détail  du  crapaud, mais  mieux 
motivé.  La  princesse  qu'il  s'agit  de  guérir  est  malade,  mais  bien  par 
sa  propre  faute  et  non  par  la  faute  d'un  autre  :  après  avoir  com- 
munié, elle  a  rejeté  l'hostie,  qu'un  crapaud  a  avalée;  c'est  depuis 
ce  temps  qu'elle  est  malade  ;  il  faut  tuer  le  crapaud,  caché  à  tel 
endroit,  reprendre  l'hostie,  etc.  —  Un  conte  norvégien  (2)  et  un 
conte  de  Bohême  (3),  l'un  et  l'autre  du  même  type  que  les  précé- 
dents, contiennent  le  même  passage,  où  le  vieux  conte  s'est  égale- 
ment christianisé. 

Ici  encore,  je  ferai  la  réflexion  que  j'ai  déjà  faite.  Ce  conte  péru- 
vien offre  une  ressemblance  réelle  avec  des  contes  asiatiques  et  euro- 
péens ;  donc  il  existe  entre  eux  et  lui  un  lien  historique.  De  deux 
choses  l'une  :  ou  une  version  européenne  est  arrivée  au  Pérou  avec 
les  Espagnols,  maîtres  incontestés  du  pays  depuis  1533,  et  elle  s'y 
est  acclimatée  durant  les  soixante-dix  ans  et  plus  qui  ont  précédé 
la  rédaction  de  l'ouvrage  de  Francisco  de  Avila  ;  ou  bien  une  ver- 
sion asiatique,  sans  doute,,  est  venue  du  pays  encore  inconnu  d'où 

(1)  F.-M.  Luzel.  Veillées  bretonnes,  pp.  262,  seq.,  et  Légendes  chrétiennes  de  la 
Basse-Bretagne  (II,  pp.  116,  seq.).  —  Comparer  Contes  populaires  de  la  Basse- 
Bretagne  (I,  p.  131). 

(2)  Asbjcernsen,  t.  II,  p.  168  de  la  traduction  allemande. 

(3)  Grimm,  III,  p.  343. 


fti  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

sont  sortis  It's  immigrants  qui  ont  peuplé  le  Pérou.  En  tout  cas,  ce 
qui  est  certain,  c'est  qu'il  y  a  un  lien  historique  entre  le  conte  péru- 
vien et  les  contes  asiatico-européens,  et  ce  lien  se  découvrira  peut- 
être  quelque  jour. 

Une  autre  question  difficile  à  résoudre,  —  plus  difficile  de  beau- 
coup que  la  précédente,  —  est  celle  que  soulève  le  conte  égyptien  des 
Deux  Frères,  fixé  par  écrit  pour  le  moins  au  xvi^  siècle  avant  notre . 
ère.  J'ai  relevé,  dans  mon  livre  (1),  les  ressemblances  étonnantes 
que  ce  conte,  vieux  de  plus  de  trois  mille  ans,  présente  avec  des 
contes  actuels  ;  de  ces  contes  dont  M.  Lang  admet  le  voyage  de 
l'Inde  en  Europe  au  moyen  âge.  Je  n'ai  rien  à  ajouter  à  ce  que  j'ai 
dit  (2)  au  sujet  de  ces  deux  hypothèses  :  origine  véritablement  égyp- 
tienne du  conte  des  Deux  Frères,  ou  origine  indienne. 

Si  la  première  hypothèse  était  démontrée,  il  en  résulterait,  je  l'ai 
dit,  que  «  ce  vaste  réservoir  indien,  d'où  nous  voyons  les  contes 
et  les  fabliaux  découler  dans  toutes  les  directions,  n'aurait  pas  été 
alimenté  exclusivement  par  des  sources  locales  ;  il  aurait  reçu  l'af- 
fluent de  canaux  restés  inconnus  jusqu'à  ces  derniers  temps  ». 

Je  tiens  à  reproduire  ici  cette  phrase  de  mon  livre.  Comment,  en 
effet,  le  «réservoir  indien  »  s'est-il  rempli  originairement,  ou,  si  l'on 
veut  une  métaphore  un  peu  plus  précise,  quels  matériaux  la  grande 
fabrique  indienne  de  contes  a-t-elle  mis  en  œuvre  ?  Parmi  ces  maté- 
riaux, s'en  trouverait-il  quelques-uns  qui,  originairement,  seraient 
venus  du  dehors,  tout  travaillés  déjà  et  parfois  tout  assemblés,  et 
qui,  en  raison  de  leur  conformité  avec  les  habitudes  d'esprit  du  pays, 
auraient  été  immédiatement  employés  ?  Je  ne  prétends  nullement 
être  en  état  de  répondre  à  cette  question,  les  documents  historiques 
étant,  pour  le  moment,  tout  à  fait  insuffisants. 

Mais  un  point  que  je  ne  veux  pas  même  toucher,  —  je  le  répéterai 
en  terminant,  —  c'est  l'origine  première  de  ce  produit  de  l'esprit 
humain  qu'on  appelle  le  conte,  l'origine  psychologique  de  ses  divers 
éléments.  Libre  à  d'autres  de  s'aventurer  dans  ces  régions  peu 
sûres  :  quand  je  vois  de  loin  ces  terrains  mouvants,  hantés  par  les 
feux  follets,  je  me  félicite  de  plus  en  plus  d'avoir  pris  une  bonne  fois 
la  résolution  de  rester  sur  la  terre  ferme. 

(1)  Contes  populaires  de  Lorraine,  1,  pp.  LVii  à  Lxvn. 

(2)  /ij'd.,  pp.  xxxui,  XXXIV. 


QUELQUKS  OBSKUVATIONS 

SUR   LES  -^ 

"IM1IDE\TS  (;0M1.\S  m  COUTES  EMVWM 

El^aux  Contes  Orientaux  " 

Présentées  au  Folklore  Congress  d'Octobre  i8qi 


En  me  faisant  l'honneur  de  me  demander  un  ■  ravail  sur  les  Inci- 
dents commams  aux  contes  européens  et  aux  contes  orientaux,  le 
Comité  d'organisation  du  Folk-lore  Congress  m'a  laiss'^  ibre  de 
traiter  le  sujet  à  ma  guise.  J'userai  de  ce  .e  permission. 

D'abord,  je  ne  m'arrêterai  pas  à  montrer  qu  lie  masse  d'incidents 
les  contes  orientaux  ont  en  commun  avec  les  contes  européens.  Le 
fait  est  bien  connu,  et  pour  s'en  convaincre,  suffit  de  jeter  un  coup 
d'œil,  par  exemple,  sur  les  rapprochem  nts  si  nombreux  contenus 
dans  les  remarques  que  j'ai  jointes  à  mes  Contes  populaires  de  Lor- 
raine (  1  ) . 

Mais  c  me  permettrai  de  faire  observer  que  ce  n'est  pas  seule- 
ment à' incidents  qu'il  faut  parler  ici  ;  c'est  bien  de  combinaisons 
tout  entières  d'incidents,  c'est-à-dire  de  récits  dans  tout  leur  déve- 
loppement. 

* 
«  * 

Il  me  semb  e,  du  reste  —  ceci  est  une  réflexion  générale  —  que 
certains  folk-loristes  ne  regardent  trop  souvent  que  d'un  œil  dis- 
irait les  ensembles  dans  1  s  contes  populaires.  Les  incidents,  moins 

(1)  Paris,  1886,  librairie  Vieweg,  rue  Richelieu,  67,  actuellement  librairie 
Champion,  5,  quai  Malaquaia. 


66  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

que  cela,  les  idées  qui  entrent  dans  le  tissu  de  ces  incidents,  voilà  ce 
à  quoi  mon  honorable  contradicteur  M.  Andrew  Lang  et  ses  disci- 
ples s'attachent  surtout  et  presque  exclus  vement.  Et,  parce  que 
certaines  de  ces  idées  —  bêtes  qui  parlent,  objets  magiques,  etc.  — 
se  rencontrent  parmi  les  croyances  superstitieuses  des  sauvages  de 
différents  pays,  les  folk-loristes  de  cette  école  en  tirent  cette  conclu- 
sion, qui,  tout  récemment  encore,  était  formulée  par  M.  Lang  lui- 
même  :  Il  n'y  a  rien  d'improbable,  tout  au  contraire,  à  ce  que. «  des 
esprits  se  trouvant  dans  un  même  état  de  croyance  superstitieuse 
puissent,  indépendamment  les  uns  des  autres,  développer  des 
récits  analogues  (1)  ». 

En  d'autres  termes  :  nous  constatons  chez  une  foule  de  peuples, 
en  Orient  comme  en  Occident,  l'existence  de  contes  populaires  pré- 
sentant partout  les  plus  étonnantes  ressemblances  (car  tels  sont  les 
contes  auxquels  M.  Lang  fait  allusion)  ;  or,  il  est  possible  que  res 
contes  n'aient  entre  eux  aucun  lien  d'origine  ;  ils  ont  pu  parfaite- 
ment germer  et  pousser  spontanément  dans  les  divers  pays,  au 
temps  où  les  «  idées  i-auvages  »  y  régnaient. 

Eh  bien  !  ma  conviction,  de  plus  en  plus  affermie,  est  que  cela 
est  impossible,  que  cette  thèse  est  insoutenable,  et  que,  si  l'on  ren- 
contre en  Orient  et  en  Occident  des  contes  semb'ables,  c'est  qu'ils  ont 
une  origine  commune,  c'est  qu'ils  se  sont  propagés  de  pays  en  pays. 

Je  voudrais,  par  un  exemple,  faire  toucher  la  chose  du  doigt. 


Prenons,  dans  les  contes  populaires,  un  thème  très  simple  et  très 
répandu,  le  thème  de  la  jeune  fille  livrée  à  un  dragon  et  sauvée  par 
le  héros,  qui  tue  le  monstr.\ 

Cette  idée  a-t-elle  pu  éclore  dans  plusieurs  pays,  dans  plusieurs 
cerveaux  «  sauvages  »,  sans  qu'il  y  ait  eu  communication  de  l'un 
à  l'autre  ?  Admettons-le,  si  l'on  veut,  bien  que  livrer  à  jour  fixe 
une  victime  humaine  à  un  monstre,  par  suite  d'un  accord  avec  ledit 
monstre  et  pour  prévenir  un  plus  grand  mal,  ne  soit  pas  ce  qu'il  y 
a  de  plus  naturel.  Mais  examinons  de  quelle  manière  cette  idée,«  sau- 
vage »  ou  non,  se  présente  dans  les  contes  qui  ont  été  recueillis  jus- 
qu'ici (2). 

(1)  a  ...  It  has  been  made  probable  thaï  minds  in  the  same  state  of  supersti* 
tious  belief  may  independently  develop  aaalogous  narratives.  »  {Saturday  Beview, 
10  jan.  1891.) 

(2)  La  plus  grande  parti«  dee  élément?  de  cette- discussion  s»  trouve  dans  les 


INCIDENTS  COMMUNS  AUX  CONTES,  ETC.  67 

Dans  un  conte  grec  moderne  de  l'île  de  Syra  (Hahn,  no  70),  le 
héros  apprend  un  jour  d'une  bonne  vieille,  son  hôtesse,  que,  dans  le 
pays  où  il  se  trouve,  on  livre,  tous  les  huit  jours,  une  victime  hu- 
maine à  un  serpent  à  douze  têtes,  pour  que  le  monstre  laisse  puiser 
de  l'eau  à  l'unique  fontaine  de  la  ville  ;  le  sort  vient  de  tomber  sur 
la  fille  du  roi.  Le  héros  se  rend  à  la  fontaine,  près  de  laquelle  la  prin- 
cesse est  attachée  à  un  rocher.  Il  la  délie  et  lui  dit  qu'il  la  protégera  ; 
il  ajoute  qu'il  est  fatigué  et  qu'en  attendant  la  venue  du  serpent,  il 
la  prie  (il  faut  bien  appeler  les  choses  par  leur  nom)  de  lui  chercher 
un  peu  les  poux.  Pendant  qu'elle  le  fait,  il  s'endort,  et  la  princesse 
lui  attache  une  bague  dans  les  cheveux.  Mais,  quand  le  serpent 
arrive,  elle  est  si  épouvantée  que  la  voix  lui  manque  et  qu'elle  ne 
peut  que  pleurer  :  une  de  ses  larmes  tombe  sur  la  joue  du  héros  et 
le  réveille.  «  Ho  !  ho  !  »  crie  le  serpent  en  voyant  le  jeune  homme  et 
la  princesse,  «  jusqu'ici  on  ne  me  donnait  qu'un  morceau  à  manger  ; 
aujourd'hui,  j'en  ai  deux,  » 

La  première  pensée  qu'on  aura  en  lisant  ce  passage,  c'est  que  les 
détails  de  la  narration,  les  enjolivements,  sont  l'œuvre  des  conteurs 
grecs.  Voyons  s'il  en  est  ainsi. 

En  1888,  M.  Maxence  de  Rochemonteix  a  publié,  parmi  les  Contes 
nubiens  qu'il  a  donnés  aux  Mémoires  de  l'Insiiiut  égyplien,  un  conte 
où  je  relève  l'épisode  suivant  :  Le  héros,  Himmed,  arrive  dans  un 
certain  pays  et  se  loge  chez  une  vieille  femme.  Un  jour,  dit  le  conte, 
elle  lui  apporte  de  l'eau  saumâtre.  «  Pourquoi,  grand-mère,  cette  eau 
est-elle  saumâtre  ?  »  Et  la  vieille  lui  raconta  qu'un  crocodile  arrêtait 
le  fleuve.  «  Chaque  jour,  il  lui  faut  une  vierge,  et  c'est  aujourd'hui 
le  tour  de  la  fille  du  roi  ».  «  C'est  bien  »,  dit  Himmed,  et,  se  levant, 
il  alla  trouver  la  jeune  fille.  «  Ma  petite  sœur»,  lui  dit-il,  «que  fais-tu 
ici  toute  seule  ?  »  «  On  m'a  amenée  ici  pour  être  livrée  au  crocodile. 
Va-t-en  ».  «  C'est  bien  »,  dit  Himmed  ;  «  laisse-moi  dormir  la  tête 
sur  tes  genoux,  et  tire-moi  un  pou.  Quand  le  crocodile  viendra, 
réveille-moi  ».  Et  il  s'étendit  par  terre,  la  tête  sur  les  genoux  de  la 
jeune  fille.  A  la  vue  du  crocodile,  celle-ci  se  mit  à  pleurer  :  une  larme 
tomba  dans  l'oreille  de  Himmed  et  le  réveilla.  «  Pourquoi  pleures- 
tu  ?  »  dit-il.  «  Voici  le  crocodile  :  sauve-toi  !  »  En  même  temps,  le 
crocodile  leur  criait  de  loin  :  «  Pourquoi  donc  êtes-vous  deux  ?  » 

Voilà  tout  à  fait,  sur  les  rive^  du  Haut-Nil,  notre  récit  grec  mo- 
derne, et  non  pas  seulement  e  sens  général  de  cet  incident  ;  les  plus 

remarques  du  n°  5  de  mes  Contes  populaires  de  Lorraine.  Pour  les  indications 
bibliographiques,  voir  V Index  bibliographique  placé  à  la  fin  de  mes  deux  volumes. 


68  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

petits,  les  j)lus  étranges  détails  s'y  retrouvent  :  monstre  qui  prive 
d'eau  une  ville,  bizarres  idées  du  héros,  larme  qui  le  réyeille,  excla- 
mation du  monstre. 

En  Arménie  (1),  encore  même  narration,  si  ce  n'est  que  le  trait 
réaliste  de  la  toilette  à  faire  au  héros  a  disparu,  peut-être  par  un 
excès  de  délicatesse  de  la  part  du  colle'ctionneur.  Mais  ce  trait  se 
rencontre  ailleurs,  dans  des  épisodes  semblables,  par  exemple  dans 
un  conte  valaquc  (Schott,  n"  10),  où  se  trouve  aussi  la  «  larme  brû- 
lante '  ;  dans  un  conte  suédois  (Cavallius,  p.  110).  Et  si  ce  dernier 
n'a  pas  la  larme  qui  réveille  le  héros,  il  nous  offre  un  trait  du  conte 
grec  moderne  que  nous  n'avions  pas  encore  rencontré  jusqu'ici,  celui 
de  la  bague  attachée  dans  les  cheveux  du  jeune  homme.  (Comparer 
le  conte  écossais  n^  4  de  la  collection  Campbell.) 


Ici.  arrêtons-nous  un  instant,  et  posons-nous  cette  question  : 
Étant  admis  que  l'idée  de  victimes  humaines  livrées  périodique- 
ment à  un  monstre  pour  prévenir  un  plus  grand  mal,  et  de  la  déli- 
vrance d'une  de  ces  victimes.,  soit  une  de  ces  «  idées  sauvages  »  c|ui, 
nous  dit-on,  peuvent  éclore  partout  où  existe  l'état  d'esprit  «  sau- 
vage »  —  cela  étant  admis,  est-il  possible  que  les  Grec-;  modernes, 
les  Nubiens,  les  Arméniens,  les  Valaques,  aient  développé  absolu- 
ment, de  la  même  façon  cette  «  idée  sauvage  )»  trouvée  (c'est  l'hypo- 
thèse) par  chacun  de  ces  peuples  dans  son  héritage  traditionnel  ?  est- 
il  possible  que,  par  exemple,  ils  aient  imagim"'  tous  que  le  héros  se 
serait  endormi  avant  le  combat,  la  tête  sur  les  genoux  de  la  fille  du 
roi  ;  qu'une  larme  de  celle-ci,  tombée  sur  le  visage  du  jeune  homme, 
l'aurait  réveillé,  etc.  ? 
.   Non,  évidemment,  cela  n'est  pas  possible. 

Donc  la  forme  tellement  spéciale  sous  laquelle  1'  «  idée  sauvage  » 
—  si  «  idée  sauvage  »  il  y  a  —  se  présente  à  nous  aujourd'hui  chez  ces 
divers  peuples,  ne  peut  se  rencontrer  à  la  fois  chez  tous  que  par 
suite  de  communications  de  l'un  à  l'autre  et  d'importation  déjà 
spécialisée. 


Mais  nous  sommes  encore  loin  d'avoir  tout  considéré  dans  les 
récits  qui  viennent  d'être  analysés. 

(1)  Chalatiiinz,    Marchen    und    Sagen,    dans    Y Armenische   Biblioikek   d'Abgar 
Joannis.siany  (Lepzig,  1887),  p.  29  seq. 


INCIDENTS  COMMUNS  AUX  CONTES,   ETC.  69 

Ces  récits,  ils  ont  été  recueillis,  non  point  isolés  et  formant  tout 
le  conte  à  eux  seuls,  mais  encadrés  dans  un  conte  plus  étendu. 
Ainsi,  les  récits  grec  moderne,  nubien,  arménien,  sont  intercalés 
(le  valaque  est  simplement  juxtaposé)  dans  des  contes  qui  appar- 
tiennent tous  à  un  type  que  j'ai  étudié  longuement  dans  mes  Contes 
populaires  de  Lorraine,  le  type  de  >(  Jean  de  l'Ours  »  (n'^  1). 
^  Cette»  intercalation,  cette  combinaison  tout  arbitraire >  —  qui 
spécialisent  encore  davantage  notre  incident,  déjà  si  caractérisé, 
de  la  princesse  et  du  dragon  —  il  est  évident  qu'elles  ne  se  sont  pas 
faites  spontanément,  et  chez  les  Grecs  modernes  et  chez  les  Nubiens, 
x?t  chez  les  Arméniens  et  chez  les  Valaques.  Une  telle  combinaison, 
comment  en  aurait-on  eu  l'idée  dans  plusieurs  pays  à  la  fois  ? 

Je  ferai  la  même  remarque  au  sujet  des  nombreux  récits  où  Vinci- 
dent  de  la  princesse  livrée  au  monstre  n'a  pas  les  détails  que  nous 
avons  vus.  Si  simple  qu'en  soit  la  forme,  cet  incident  se  trouve  spé- 
ciatisé  par  la  manière  dont  il  est  enchâssé,  par  les  combinaisons  dans 
lesquelles  il  entre. 

Ainsi,  dans  un  conte  allemand  (Grimm,  n^  60),  dans  un  conte 
indien  du  pays  de  Cachemire  (Steel  et  Temple,  p.  138),  et  aussi  dans 
un  conte  persan  du  Touti  nameh  (t.  ii,  p.  291,  de  la  traduction  alle- 
mande de  G.  Rosen),  il  est  combiné  avec  le  thème  de  l'oiseau  mer- 
veilleux qui  fait  roi  ou  richissime  celui  qui  le  mange. 

Ainsi  encore,  dans  un  groupe  très  nombreux  de  contes,  recueillis 
en  Lorraine,  en  Bretagne,  en  Italie,  en  Sicile,  en  Espagne,  en  Por- 
tugal, en  Grèce,  en  Lithuanie,  en  Danemark,  en  Suède,  etc.,  notre 
incident  est  enclavé  entre  deux  thèmes  :  le  thème  du  poisson  mer- 
vc  lieux  c{ui,  coupé  en  morceaux,  est  mangé  par  une  femme,  une 
jument  et  une  chienne,  et  renaît  sous  forme  de  deux  ou  trois  garçons, 
deux  ou  trois  poulains,  deux  ou  trois  petits  chiens,  et  le  thème  de  la 
maison  enchantée,  où  une  sorcière  tue  ou  change  en  pierre  successi- 
vemenl  les  frères  aînés,  jusqu'à  ce  que  le  plus  jeune  triomphe  d'elle. 

Ailleurs  (voir  les  remarques  du  n^  37  de  mes  Contes  populaires  de 
Lorraine)  le  thème  du  dragon  est  combiné  avec  le  thème  des  Trois 
chiens,  lequel  peut  se  résumer  ainsi  :  Un  jeune  homme,  sur  la  propo- 
sition d'un  inconnu,  échange  trois  brebis,  toute  sa  fortune,  contre 
trois  chiens,  dont  chacun  est  doué  de  qualités  merveilleuses.  Grâce 
à  leur  aide,  il  s'empare  d'une  maison  habitée  par  des  brigands  que 
ses  chiens  tuent,  et  s'y  établit  avec  sa  sœur.  Celle-ci  l'ayant  trahi 
et  livré  à  un  des  brigands,  échappé  au  carnage  et  qu'elle  veut  épou- 
ser, les  trois  chiens  le  sauvent.  Ce  sont  eux  encore  qui  tuent  un  d^-a- 
gon  auquel  est  exposée  une  princesse. 


70  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

On  serait  infini  si  l'on  voulait  décomposer  toute  cette  marque- 
terie en  SCS  divers  éléments.  A  propos  de  la  moindre  pièce  qui  y  entre, 
même  exceptionnellement,  il  y  aurait  à  faire  des  rapprochements 
précis,  avec  d'autres  contes  ;  car  la  moindre  pièce  provient  de  la 
grande  fabrique  qui  a  fourni  de  mêmes  produits  le  monde  entier, 
])0ur  ainsi  dire. 


11  y  a  donc  eu,  chez  les  nombreux  peuples  dont  les  contes  pré- 
sentent le  thème  du  dragon,  importation  de  ce  thème,  frappé  à  de 
cerlaines  estampilles.  Donc,  quand  même,  dans  le  fonds  d'  «  idées  sau- 
vages »,  nées  sur  place,  qu'on  suppose  le  patrimoine  de  ces  divers 
peuple^  il  se  trouverait  chez  tous  l'idée  d'un  dragon  et  d'une  jeune 
fille  délivrée,  ce  ne  serait  pas  cette  idée  indigène  qui  ferait  partie 
des  contes  actuels  :  le  thème  qui  y  figure  —  l'estampille  en  fait  foi  — 
est  import '•. 

Noton-  que  le  travail  qui  vient  d'être  fait  sur  le  thème  du  dragon, 
nous  aurions  pu  le  faire  sur  n'importe  quel  autre  thème,  pris  dans 
quelqu'un  de  ces  contes,  partout  si  semblables,  du  grand  répertoire 
national. 


Et  maintenant,  qu'on  aille  raisonner  et  faire  de  la  statistique 
sur  les  «  idées  sauvages  »  que  l'on  prétend  tirer  des  contes  !  «  Le 
thème  du  dragon  se  trouve  ici,  là,  encore  là  ;  donc  elle  est  éclose 
partout  jadis,  cette  idée  sauvage...  »  Le  malheur,  c'est  que,  loin  d'être 
éclos  ici,  là  et  encore  là,  ce  thème  a  été  apporté,  dans  tous  ces  endroits 
comme  partie  intégrante  de  ces  produits  fabriqués  qui  s'appellent 
des  contes. 

A  ce  propos,  je  suis  heureux  de  renvoyer  à  d'excellent  s  réflexions 
de  notre  confrère  M.  Joseph  Jacobs  (Folk-lore,  livraison  de 
mars  1891,  p.  125).  Pour  avoir  le  droit  d'invoquer  les  contes  comme 
«  témoignage  archéologique  '  des  croyances  du  pays  où  ils  ont  été 
recueillis,  il  faut  d'abord,  dit  très  justement  M.  Jacobs,  que  &  l'on 
soit  certain  qu'ils  sont  originaires  de  cepays».«  En  d'autres  termes», 
ajoute-t-il,  «  le  problème  de  la  propagation  des  contes  doit  être  résolu 
avant  qu'on  aborde  celui  de  l'origine  »  (1). 

(1)  «  The  slories  cannot...  be  uscd  as  archscological  évidence  of  the  beliefs  in 
the  countrics  where  they  are  found,  unless  we  can  be  certain  that  they  originated 
there.  In  other  words,  the  problem  of  diilusion  is  of  prior  urgency  to  that  of  origin.  » 


INCIDENTS   COMMUNS  AUX  CONTES,  ETC.  71 

C'est  là  le  bon  sens  même.  Et  mon  dessein,  dans  ces  courtes  obser- 
vations, est  d'attirer  l'attention  de  tous  les  folk-loristes  sur  ce  point  ; 
de  les  inviter  instamment  à  étudier  enfin  les  contes  lels  qu'ils  sont, 
et  non  les  idées  plus  ou  moins  «  sauvages  »  qu'on  y  peut  voir.  Si, 
après  une  étude  comparative  sérieuse,  ils  arrivent  à  cette  convic- 
tion, que  des  incidenls  aussi  caractérisés  et  des  combinaisons  d'inci- 
dents aussi  particulières  ne  peuvent  avoir  été  inventés  à  deux,  à 
vingt  endroits  à  la  fois,  un  grand  pas  sera  fait  vers  la  solution  de  la 
('  question  des  contes  t.  Mais,  si,  jugeant  les  choses  de  haut  et  de 
loin,  l'on  persiste  à  regarder  comme  possible  que,  malgré  leur 
complète  ressemblance,  non  seulement  des  incidents,  mais  des 
contes  entiers,  n'aient  rien  de  commun  pour  l'origine,  on  continuera 
à  tâtonner  dans  les  ténèbres. 


Peut-être  certaines  personnes  croiront-elles  que  j'exagère  les  théo- 
ries que  je  discute.  Je  citerai  donc  encore  quelques  déclarations 
expresses  de  M.  Lang. 

En  1884,  il  écrivait  ceci,  dans  son  introduction  à  la  traduction 
anglaise  des  Contes  des  frères  Grimm  par  Mme  Hunt  (pp.  xlii,  xliii)  : 
«  Nous  croyon-  impossible,  pour  le  moment,  de  déterminer  jusqu'à 
quel  point  il  est  vrai  de  dire  que  les  contes  ont  été  transmis  de  peu- 
ple à  peuple  et  transportés  de  place  en  place,  dans  le  passé  obscur  et 
incommensurable  de  l'antiquité  humaine,  ou  jusqu'à  quel  point  ils 

peuvent  être  dus  à  V idenlilé  de  Vimaginalion  humaine  en  tous  lieux 

Comment  les  contes  se  sont-ils  répandus,  ce' a  reste  incertain. 
Beaucoup  peut  être  dû  à  l'identité  de  l'imagination  dans  les  pre- 
miers âges  ;  quelque  chose  à  la  transmission  »  (1). 

En  1888,  M.  Lang  revient  sur  le  même  sujet,  dans  son  introduc- 
tion aux  Contes  de  Perrault  (p.  cxv)  :  «  Les  chances  de  coïncidence 
sont  nombreuses.  Les  idées  et  les  situations  des  contes  populaires 
sont  en  circulation  partout,  dans  l'imagination  des  hommes  primi- 
tifs, des  hommes  préscientifiques.  Qui  peut  nous  dire  combien  de 
fois  elle^  ont  pu,  fortuitement,  s'unir  pour  former  des  ensembles 
pareils,  combinés  indépendamment  les  uns  des  autres  ?  »  (2). 

(1)  «  ...  We  think  it  impossible  at  présent  to  détermine  how  far  they  (the  taies) 
raa^"^  hâve  been  transmitted  from  people  to  peopîe,  and  wafted  from  place  to  place, 
in  the  obscure  and  immeasurable  past  of  human  antiquity,  or  how  far  they  may  be 

due  to  identity  of  human  fancy  ei-eryuhere The  process  of  Diffusion  remains 

uncertain.  Much  may  be  due  to  the  identity  everyvrhere  of  early  fancy  :  sometking 
to  transmission,  » 

(2)  «  ...  The  chances  of  coïncidence  are...  numerous.  The  ideas  and  situations 


72  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

M.  Lang  ne  se  borne  p;.s  à  des  considérations  générales  ;  il  donne 
un  exemple.  Qu'on  se  reporte  à  l'édition  d'une  vieille  traduction 
anglaise  de  la  fable  de  Psyché,  qu'il  a  publiée  en  1887,  et  on  y  lira,  au 
suj'  t  du  type  de  conte  si  répandu  dont  la  fable  de  Psyché  est  un 
spécimen  altéré,  l'affirmation  suivante  (p.  xix)  :  «  Il  n'est  pas  abso- 
lument nécessaire  de  supposer  que  le  conte  a  été  inventé  une  fois 
pour  toutes,  et  qu'il  s'est  répandu  d'un  seul  centre  originaire,  bien 
que  cela  puisse  avoir  eu  lieu  »  (1). 

Ainsi,  d'après  M.  l.ang,  une  «  combinaison  fortuite  »  d'éléments 
fantastique?  pourrait  avoir  donné,  en  même  temps,  dans  une  quan- 
tité de  pays,  la  suite  d'aventures  que  voici  :  jeun'-  fille  qu'on  e-t 
obligé  de  livrer  à  un  serpent  ou  autre  monstre,  lequel  est  en  réa'ité 
un  homme  sous  une  enveloppe  animale,  et  qui  épouse  la  jeune  fille  ; 
défense  faite  à  celle-ci  par  son  mari  (qui  ne  vient  que  la  nuit)  de 
chercher  à  le  voir,  et  désobéissance  amenée  par  de  perfides  conseils  ; 
—  disparition  de  l'époux  mystérieux  ;  —  pérégrinations  de  la  jeune 
femme  à  la  recherche  de  son  mari  ;  —  tâches  impossibles  qui  lui 
sont  imposées  par  sa  belle-mère,  et  qu'elle  finit  par  exécuter,  gr Ace  à 
l'aide  de  divers  animaux  ;  —  réunion  des  deux  époux. 

Et  c'est  ce  petit  roman  qui,  avec  tout  son  enchaînement  d'aven- 
tures, aurait  pu,  d'après  M.  Lang,  s'inventer  à  la  fois  dans  je  ne  sais 
combien  de  pays,  et  sortir,  uniformément  armé,  de  je  ne  sais  combien 
de  cerveaux  «  sauvages  »  !  En  vérité,  cela  serait  plus  que  merveilleux. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  importe  que  de  telles  possibilités  soient  exa- 
minées de  près  et  définitivement  jugées.  C'est  seulement  ensuite  que 
l'on  pourra  utilement  aborder  la  question  de  l'origine  des  contes  po- 
pulaires internationaux.  .J'ai  traité,  il  y  a  deux  ans,  au  Congrès  des 
Traditions  populaires  de  Paris,  cette  question  que  j'avais  déjà  étudiée 
dans  l'introduction  de  me- ^o/I^^s /Jop»//a/rf'.«  de  L-irraine.  Mais,  alors 
comme  aujourd'hui.  V avant-terrain.  le>  avenues  qui  mènent  au  point 
central  de  la  discussion,  étaient  encore  insuffisamment  déblayées,  du 
moins  si  j'en  juge  par  la  confusion  régnant  dans  beaucoup'd'esprits. 
Qu'on  se  mette  donc  résolument  au  travail  préliminaire  qui  vient 
d'être  indiqué.  C'est  une  question  de  bon  sens  f{ui  se  pose  ;  qu'on 
la  résolve,  et  l'on  aura  fait  beaucoup  —  beaucoup  plus  que  l'on  ne 
croit  —  pour  les  progrès  de  la  science. 

of  popular  tale>  are  ail  afloat,  everywhere,  in  the  imaginations  of  early  and  of 
pre-scientiflc  men.  Who  can  tell  how  often  they  might  casually  unité  in  simiisir 
choies,  independently  combined  ?  » 

(1)  «  It  will...  not  be  absolutely  necessary  to  suppose  that  the  taie  was  invented 
once  for  ail,  and  spread  from  one  single  original  centre,  though  this  may  hâve  beau 
«  case.  » 


LA  LÉGENDE 


DU 


PAGE  DE  mm  ELISABETH  M  PORTIGAL 


ET 


LE  CONTE  INDIEN  DES  a  BONS  CONSEILS  » 

(Extrait  de  la  HeiHie  des  Questions  historiques.  —  Janvier  iQoS.) 


I. 


L  AVENTURE    DU    PAGE 


Qu'on  ouvre  les  principaux  recueils  de  Vies  des  Saints,  le  livre 
du  janséniste  Baillet  ou  ceux  du  jésuite  Ribadeneyra,  de  Giry,  de 
Butler  ;  qu'on  y  parcoure  les  colonnes  consacrées  à  sainte  Elisabeth 
de  Portugal  ;  partout  on  lira  la  dramatique  aventure  du  page  de  la 
sainte  reine.  Cette  histoire  est  rapportée  même  dans  les  courtes 
notices  de  maint  dictionnaire,  soit  de  dictionnaires  spéciaux,  comme 
le  Heiligen-Lexikon  (;(  Dictionnaire  des  Saints  »)  de  Stadler,  soit  de 
dictionnaires  plus  ou  moins  encyclopédiques  :  Kirchenlexikon  (Dic- 
tionnaire des  Sciences  ecclésiastiques)  de  Wetzer  et  Welte,  Diclion- 
naire  de  la  Conversation,  Dictionnaire  universel  du  XIX^  siècle,  de 
Larousse,  Biographie  Michaud.  Nulle  part  n'est  émis  de  doute  sur 
Vhisloricité  de  l'événement  terrible  qui,  frappant  le  calomniateur 
et  justifiant  providentiellement  les  calomniés,  fait  éclater  à  tous 
les  yeux  l'innocence  de  la  reine  de  Portugal  et  de  son  vertueux  page. 

Et  pourtant....  Mais,  d'abord,  examinons  les  documents. 


Il  importe  de  faire  observer,  avant  tout,  qu'on  ne  trouve  pas 
la  moindre  trace  de  l'histoire  du  page  dans  la  plus  ancienne  Vie  de 


74  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

sainte  Elisabeth,  telle  que  la  donne  un  manuscrit  conservé  à  Coïm- 
bre,  dans  un  couvent  fonde  par  la  reine,  le  couvent  de  Sainte-Claire 
où,  devenue  veuve,  elle  passa  ses  onze  dernières  années  (1325-1336), 
avant  d'aller  mourir  au  loin,  à  la  frontière,  entraînée  par  cet  amour 
de  la  paix  qui,  tant  de  fois,  avait  su  réconcilier  des  souverains  en 
conilit  et  qui.  dans  celte  circonstance  suprême,  voulait  empêcher 
la  guerre  entre  le  Portugal  et  la  Castille  (1). 

Rien  non  plus  ne  se  rencontre,  sur  ce  même  sujet,  dans  la  pre- 
mière Vie  imprimée  de  la  sainte,  qui  parut  à  Coïmbre  en  1560  et  qui 
est  attribuée  à  Diego  AfTonso,  secrétaire  du  Cardinal  Infant  Dom 
Afïonso.  Nous  tenons  ce  renseignement  du  savant  qui,  de  nos 
jours,  connaît  le  mieux  tout  ce  qui  concerne  sainte  Elisabeth,  Dom 
Antonio  Garcia  Ribeiro  de  \'asconcellos,  professeur  à  la  Faculté 
de  Théologie  de  l'Université  de  Coïmbre.  L'ouvrage,  comprenant 
à  peine  cinquante-six  pages  petit  in-quarto,  s'appuie,  du  reste,  sur 
le  manus.crit  du  couvent  de  Sainte-Claire,  qu'il  résume  ou -para- 
phrase tour  à  tour,  en  y  ajoutant  parfois  tel  ou  tel  emprunt  fait 
aux  chroniqueurs  (2). 

C'est  seulement  en  1562  que  l'histoire  du  page  apparaît,  dans  un 
livre  aujourd'hui  peu  connu,  dans  une  Chronique  franciscaine, 
publiée  en  portugais  par  Frère  Marc  de  Lisbonne  (3).  Dom  Antonio 
de  Vasconcellos  ne  s'est  pas  contenté  de  nous  signaler  le  passage  en 
question  ;  il  a  poussé  l'obligeance  jusqu'à  nous  en  envoyer  le  texte 
intégral.  Voici,  légèrement  abrégé,  le  récit  de  Frère  Marc  : 

C'était  au  temps  où  le  roi  Dom  Denis,  mari  de  sainte  Elisabeth,  se  hvrait 
encore  à  ses  passions  désordonnées.  Un  sien  page  de  la  Chambre  (moço 
da  camara),  envieux  d'un  de  ses  compagnons  à  qui  la  reine  confiait  la 

(1)  Cette  Vie,  dont  le  texte  original  portugais  a  été  inséré,  au  xvii=  siècle,  par 
Francisco  Brandao,  dans  sa  Monarchia  Lusitana  (6«  partie),  a  été  traduite  en  latin 
par  les  ancieni  Bollandistes  [Âcta  Sanctorum  Julii,  t.  II,  1721,  p.  173  et  seq.),  sous 
ce  titre  :  Vila  auctore  anonymo  jere  coaevo.  Ex  codice  antique  ntonasterii  S.  Clarae 
Conimhricae,  Lusitana  lingua  scripto,  hic  in  latinum  conversa.  —  Les  Bollandistes 
font  remarquer  que  ce  document  mentionne  comme  vivant  un  des  frùres  de  la 
sainte,  Frédéric,  roi  de  Sicile,  qui  mourut  en  1337,  un  an  après  sainte  Elisabeth  : 
«  qui  nunc  appellatur  Rex  in  Sicilia.  »  —  Une  pièce  importante,  donnée  aussi  par 
les  Bollandistes,  la  Relatio  facta  in  Consisiorio  (13  jan.  1625)  super  i-ita,  sanctilaie, 
actis  canonizationis  et  miraculis  piae  memoriae  Beatae  Elisabethae,  Lusitaniae 
Beginae,  est  également  muette  sur  l'histoire  du  page. 

(2)  Le  titre  de  ce  petit  livre  rarissime  est  :  Vida  e  inilagres  da  gloriosa  Raynha 
sancla  Ysabel,  molher  do  cathoUco  Rey  do  Dinis  sexto  de  Portugal  (Coimbra,  1560). 

(3)  Parte  segunda  das  Chronicas  da  Ordem  dos  f rades  menores  e  das  outras  ordes 
segunda  e  terceira,  instituidas  na  igreja  per  o  sanctissimo  Padre  sam  Francisco... 
Aouamente  copilada  e  ordenada  dos  antigos  Liuros  e  Hystoriadores  e  memoriaes  da 
ordem,  per  frey  Marcos  de  Lisboa...  —  Lisboa,  em  casa  de  loanes  Blauio  impressor 
delRey...  Anno  de  1562.  —  lîVro  VIII,  cap.  xxxiujol.  cxcv  v». 


J 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL         75 

distribution  de  ses  aumônes,  parce  qu'elle  voyait  en  lui  de  la  vertu  et  de 
bonnes  mœurs,  vint  un  jour  dire  au  roi  que  la  reine  avait  une  inclination 
pour  ce  jeune  homme  (que  a  liaynha  Ihe  tinha  affeiçam).  Le  roi,  effrayé, 
bien  qu'il  ne  fût  pas  complètement  persuadé,  résolut  de  faire  tuer  secrète- 
ment le  page  de  la  reine.  Il  sortit  à  cheval,  ce  même  jour,  et,  passant  près 
d'un  four  à  chaux,  il  prit  à  part  les  chaufourniers  et  leur  dit  que,  le  lende- 
main, il  leur  enverrait  un  page  qui  leur  demanderait  en  son  nom  s'ils  avaient 
fait  ce  qu'il  leur  avait  ordonné  :  les  chaufourniers  devaient  aussitôt  jeter 
le  messager  dans  le  four.  —  Le  lendemain,  dès  le  matin,  le  roi  envoya  le 
page  de  la  reine  porter  aux  chaufourniers  le  message  convenu.  Mais,  comme 
le  jeune  homme  passait  devant  une  église,  il  entendit  sonner  l'Élévation  : 
il  entra  et  resta  jusqu'à  la  fm  de  cette  messe  et  de  deux  ou  trois  autres 
qui  avaient  commencé  pendant  qu'il  était  dans  l'église.  —  Durant  ce 
temps,  le  roi,  qui  désirait  savoir  si  le  page  était  déjà  mort,  rencontrant 
l'accusateur,  l'envoya  en  toute  hâte  s'informer  auprès  des  chaufourniers 
s'ils  avaient  exécuté  son  ordre.  Ceux-ci,  entendant  les  paroles  convenues, 
saisirent  aussitôt  le  messager  et  le  jetèrent  dans  le  four  ardent.  —  Quand 
le  page  de  la  reine  eut  fini  d'entendre  les  messes,  il  alla  faire  aux  chau- 
fourniers sa  commission,  et  ils  lui  répondirent  que  l'ordre  était  exécuté. 
Le  roi,  voyant  le  page  revenir  avec  cette  réponse,  fut  tout  hors  de  lui- 
même.  Et,  comme  il  réprimandait  le  jeune  homme  et  lui  demandait  où  il 
s'était  si  fort  attardé  :  «  Sire,  lui  répondit  le  page,  j'ai  passé  auprès  d'une 
«  église,  et,  entendant  sonner  l'Élévation,  je  suis  entré  ;  et  une  autre  messe 
«  a  commencé,  et,  avant  que  celle-ci  fût  achevée,  une  autre  encore,  et  j'ai 
«  attendu  jusqu'à  la  fin,  parce  que  la  suprême  recommandation  que  me 
«  fit  mon  père  mourant  fut  d'assister  jusqu'à  la  fin  à  toute  messe  que  je 
«  verrais  commencer  (porq  meu  pay  me  lançou  por  hençam  (1)  q  a  toda 
«  a  missa  que  vissa  começar  steuesse  te  o  fini).  »  Éclairé  par  ce  jugement  de 
Dieu,  le  roi  abandonna  tous  ses  soupçons  (2). 

Vingt  ans  après  la  publication  de  la  chronique  franciscaine  de 
]\Iarc  de  Lisbonne,  un  célèbre  dominicain  espagnol,  Louis  de  Gre- 
nade (1504-1588)  résumait  cette  même  histoire  dans  la  seconde 
partie  (chapitre  xxvii,  §  10)  de  son  Inlrodaccion  al  siinbolo  de  la  Fee, 
qui  fut  imprimée  à  Salamanque  en  1582  et  traduite,  du  vivant  de 
l'auteur,  en  latin  (Venise,  1586)  et  en  français  (Paris,  1587). 

La  source  à  laquelle  l'illustre  écrivain  dit  avoir  puisé  n'est  indiquée 
par  lui  cjue  d'une  manière  vague  (nous  citons  la  vieille  traduction 
française)  :  «...  Et  puisque  j'ay  faict  mention  de  ceste  Royne  (sainte 

(1)  Un  passage  du  Nobiliar  portugais,  que  nous  communique  un  ami,  dit  expres- 
sément que  le  mot  bençao,  «  bénédiction  »  {bençam,  en  vieux  portugais),  doit  s'en- 
tendre des  recommandations  que  les  pères  laissent  à  leurs  fils,  leur  souhaitant  du 
bonheur,  s'ils  les  exécutent  fidèlement  :  Aquillo  que  os  pais  deixao  recommandado 
aos  filhos;  imprecando-lhes  bens  se  o  execiitarem. 

2)  Dans  ses  Vies  des  saints  (t.  II,  col.  85-86,  de  l'édition  de  Paris,  1719),  le 
P.  François  Giry,  provincial  de  l'Ordre  des  Minimes,  paraît  avoir  emprunté  l'his- 
toire du  page  au  livre  du  Minime  portugais.  La  réponse  du  page  au  roi  est  littérale- 
ment celle  que  donne  Frère  Marc  de  Lisbonne. 


76  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Elisabeth),  je  ne  tairay  point  une  chose  digne  d'être  sçeiie,  qui  esl 
escrile  en  sa  vie  (1)  ».  Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  cette  Vie  est  celle 
de  la  Chronique  franciscaine  portugaise,  ouvrage  que  Louis  de 
Grenade  n'a  pu  manquer  de  lire  en  Portugal,  où  il  résida  longtemps 
comme  provincial  de  son  Ordre  et  où  il  mourut  en  1588. 

Dans  son  récit,  assez  bref,  Louis  de  Grenade  ne  parle  de  la  calom- 
nie qu'à  mots  couverts  :  «  Mais  un  autre  page  de  mauvaise  nature 
dctracta  de  ce  vertueux  page  auprès  du  Roy,  de  telle  manière  et 
de  tel  subicct,  que  le  Roy  proposa  de  le  faire  mourir  ».  —  Il  est  à 
remarquer  aussi  que  Louis  de  Grenade  no  mentionne  pas  la  recomm- 
mandation  faite  au  page  de  la  reine  par  son  père  mourant  :  «  Mais, 
dit-il,  comme  il  (le  page)  eiisl  aceouslumé  par  deuoiion  d'entrer  dedans 
les  églises,  quand  il  oyoit  la  clor he  donnant  le  signe  de  l'eslevation 
de  l'hostie  en  la  Messe,  et  de  demeurer  là  jusques  à  la  perception  et 
communion  d'icelle,  il  s'arresta  tant  en  quelques  églises  (Dieu  le 
voulant  ainsi)  que  l'heure  préfixe  se  passa.  » 

D'autres  anciens  biographes  de  sainte  Elisabeth  donnent  égale- 
ment l'histoire  du  page  :  le  jésuite  Ribadeneyra,  dans  ses  Fleurs  des 
Sainfs,  publiées  de  1599  à  1601  ;  le  jésuite  Vasconcellos,  dans  son 
Anacephalœosis,  résumé  de  l'histoire  des  rois  de  Portugal,  qui  parut 
en  1621  ;  le  minime  Hilarion  de  Coste,  dans  sa  Vie  de  sainte  Eli- 
sabeth (1626)  ;  l'évêque  d'Oporto,  Dom  Fernando  Correa  de  La- 
cerda,  aussi  dans  sa  Vie  de  la  sainte  (1680)  (2). 

Vasconcellos  dit  à  ses  lecteurs  qu'on  ne  sait  si  l'événement  a  eu 
lieu  à  Lisbonne  ou  à  Coïmbre.  L'évêque  d'Oporto,  lui,  croit  pou- 
voir être  tout  à  fait  alllrmatif  :  c'est  au  couvent  de  San  Francisco 
da  Ponte  que  le  page  a  entendu  la  messe. 

Dans  tous  ces  récits,  moins  un,  le  jeune  homme  est  envoyé  porter 
un  nîessage  à  des  chaufourniers,  comme  dans  Marc  de  Lisbonne  et 
dans  Louis  de  Grenade.  Seul  Ribadeneyra  le  fait  envoyer  à  une 
forge. 

Quant  à  la  recommandation  paternelle,  sur  laquelle  Marc  de 
Lisbonne  insiste  tant,  il  n'y  a  que  Vasconcellos  qui  y  fasse  allusion 

(1)  Catéchisme  ou  Introduction  du  symbole  de  la  foy,  divisée  en  quatre  parties, 
composée  en  espagnol  par  R.  P.  et  docteur  F.  Louys  de  Grenade,  de  VOrdre  de  sainct 
Dominique,  et  mise  en  français  par  N.  Colin,  chanoine  et  thrésorier  de  l'église  de 
liheims  (Paris,  1587),  un  vol.  in-fol.,  p.  175. 

(2)  Pierre  de  Ribadeneyra  :  Flos  Sanctorum,  o  Libro  de  las  Vidas  de  los  Santos 
(Madrid,  1"  et  2<^  parties,  1599-1601).  —  A.  Vasconcellos  :  Anacephalaeosis,  id  est 
Summa  capita  actorum  regum  Lusitaniae  (Anvers,  1621),  p.  99-100.  —  Hilarion  de 
Coste  :  Vita  S.  Elisabethae  Lusitaniae  Reginae  (Paris,  1026).  —  D.  Fernando 
Correa  de  Lacerda  :  Historia  da  vida,  morte,  milagres,  canonizaçao  de  santa  Isabel 
sexta  Rainha  de  Portugal  (Lisbonne,  1680). 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL         77 

en  quelques  mots  visant,  selon  son  habitude,  à  l'élégance  classique  : 
diuqiie  ex  paterna  disciplina,  qiiod  plura  se  obhilerinl  sacra,  féli- 
citer immoralur. 

Ce  trait,  —  qui  est  de  première  importance,  ainsi  qu'on  le  verra 
plus  loin,  —  est  omis  par  le  plus  récent  biographe  de  la  sainte,  M.  le 
comte  de  Moucheron,  lequel,  il  est  vrai,  ne  mentionne,  parmi  les 
ouvrages  consultés  par  lui,  ni  VAnarephalxosis  de  Vasconcellos,  ni 
la  Chronique  franciscain*^  de  Marc  de  Lisbonne  (1).  Cette  recomm- 
mandation  paternelle  nu  pouvait,  du  reste,  être  h  ses  yeux  qu'un 
détail  insignifiant  ;  car  M.  de  Moucheron  ne  parait  pas  soupçonner 
que  la  critique  ait  à  examiner  de  près,  à  scruter  dans  ses  divers 
éléments  une  histoire  qui,  pour  lui,  relate  un  fait  certain,  si  certain 
qu'il  lui  attribue,  —  et  il  n'est  pas  le  premier,  —  la  plus  grande  part 
dans  la  conversion  du  mari,  d'abord  ^i  déréglé,  de  sainte  Elisabeth. 


II. 

UN  GROUPE  DE  CONTES  DU  MOYEN  AGE 

En  1278,  la  petite  princesse  Elisabeth  d'Aragon,  née  en  1271, 
avait  sept  ans,  et  il  devait  s'écouler  encore  plusieurs  années  avant 
que,  devenue  reine  de  Portugal,  elle  eût  un  roi  pour  mari  et  un  page 
à  son  service.  Or,  en  cette  année  1278,  mourait  à  Bologne,  à  l'une  des 
premières  étapes  de  la  longue  route  par  laquelle  il  se  dirigeait  vers 
la  ville  polonaise  de  Gnesen,  pour  prendre  possession  de  ce  lointain 
archevêché,  le  dominicain  Martin  Stvebski,  dit  Martinus  Polonus, 
qui  s'était  fait  un  nom  dans  l'histoire  religieuse  et  littéraire  du 
xiii^  siècle.  Outre  sa  Chronique,  si  répandue  au  moyen  âge  et  dans 
laquelle,  à  l'invitation  du  pape  Clément  IV,  il  avait  résumé  l'histoire 
du  monde  depuis  l'ère  chrétienne,  il  laissait  notamment  une  série 
de  sermons  pour  les  dimanches  et  fêtes  de  saints,  suivie  d'un  recueil 
d'  «exemples»,  c'est-à-dire  d'historiettes  à  l'usage  des  prédicateurs, 
qui  pouvaient  trouver  là  de  quoi  renforcer  et  égayer  leur  argumen- 
tation. 

Dans  ce  Promphiarium  exemplorum,  dans  ce  «  magasin  »  que 
Martinus  Polonus  a  fourni  d'  «  exemples  »  à  une  époque  antérieure 

(1)  «  ...  Mais,  comme  il  (le  page)  passait  devant  une  petite  église  au  moment 
même  où  la  messe  sonnait,  il  eut  ridée  d'entrer  pour  y  assister  »  (Sainte  Elisabeth 
d'Aragon,  reine  de  Portugal,  et  son  temps,  par  le  comte  de  Moucheron.  Paris,  1896, 
p.  41-42). 


78  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

très  certainement  au  mariage  oe  sainte  Elisabeth,  —  le  rapproche- 
ment de  dates  qui  vient  d'être  fait  est  décisif  sur  ce  point,  —  et 
très  probablement  à  sa  naissance,  nous  trouvons  l'anecdote  sui- 
vante (1)  : 

Certain  noble  homme,  ayant  longtemps  servi  fidèlement  son  roi,  lui 
recommanda,  sur  son  lit  de  mort,  son  fils  Guillaume  ( Gilhelmum ) ,  pour 
qu'il  prît  le  jeune  homme  à  son  service.  Le  roi  y  ayant  consenti,  le  père  dit 
tout  bas  à  son  fils  :  «  Mon  fils,  je  te  donne  trois  conseils,  et,  si  tu  les  suis, 
a  tu  t'en  trouveras  bien.  Le  premier,  c'est  de  n'être  jamais  dans  la  société 
n  d'un  envieux  et  d'un  détracteur.  Le  second,  c'est,  toutes  les  fois  que  tu 
«  verras  ton  maître  ou  ta  maîtresse  dans  le  trouble  ou  la  tristesse,  de 
«  montrer  que  tu  prends  part  à  leur  peine.  Le  troisième,  c'est  de  ne  jamais 
«  négliger  d'entendre  la  messe,  quelles  que  soient  les  nécessités  du  moment 
«  (Tcrtium  est  ut  pro  nulla  necessitate  missam  ohmittas  audire).  »  Son  père 
mort,  Guillaume  se  conduisit  avec  tant  de  discernement  au  service  du  roi, 
qu'il  plut  à  tout  le  monde,  excepté  à  un  certain  bailli  du  roi  (balivus  régis), 
qui  voyait  que  Guillaume  se  gardait  de  lui  comme  d'un  détracteur.  Poussé 
par  l'envie  (motus  ini'idia),  ce  bailli  se  rendit  près  du  roi  pour  accuser  le 
jeune  homme  d'être  épris  de  la  reine  (quod  reginam  adamaret).  «  Et  si, 
dit-il,  vous  voulez  vous  en  assurer,  faites  pleurer  la  reine  en  la  grondant, 
et  vous  verrez  Guillaume  pleurer  avec  elle.  »  La  chose  eut  lieu,  en  effet. 
Et  comme  le  roi,  très  irrité,  cherchait  de  quelle  façon  il  pouvait  faire  périr 
Guillaume,  mais  sans  bruit,  cet  envieux  lui  conseilla  d'envoyer  dire  au 
maître  du  four  à  chaux  :  Le  premier  qui,  demain  matin,  viendra  de  la  part 
du  roi,  il  faudra  sans  tarder  le  jeter  dans  le  four.  Donc  le  roi  dit,  le  soir, 
à  Guillaume  d'aller  de  grand  matin  au  four  à  chaux  et  de  dire  au  chaufour- 
nier de  faire  ce  que  le  roi  avait  commandé  la  veille.  —  Le  lendemain,  Guil- 
laume se  mit  en  route  de  bonne  heure,  et,  comme  il  cheminait,  il  entendit 
dans  la  forêt  sonner  une  messe  :  se  rappelant  le  conseil  de  son  père,  il  se 
dirigea  de  ce  côté.  Le  prêtre  s'étant  fait  longtemps  attendre  avant  de 
commencer  solennellement  une  messe  en  l'honneur  de  la  Sainte  Vierge, 
le  jeune  homme  eût  bien  voulu  sortir  de  l'église  pour  aller  s'acquitter  de  la 
commission  du  roi,  mais  la  recommandation  paternelle  le  retenait.  Pendant 
qu'il  s'attardait  ainsi,  l'envieux  se  fit  envoyer  par  le  roi  au  four  à  chaux 
pour  voir  si  Guillaume  était  déjà  brûlé.  Arrivé  là,  il  demanda  au  chau- 
fournier s'il  avait  exécuté  l'ordre  du  roi  :  «  Non,  lui  répondit  l'autre,  mais 
nous  allons  le  faire  tout  de  suite.  »  Et,  le  saisissant,  le  chaufournier  le  jeta 
dans  le  four.  La  messe  étant  enfin  terminée,  Guillaume  se  rendit  au  four  à 
chaux  et  fit  sa  commission.  «  Dites  au  Seigneur  Roi,  lui  dit  le  chaufournier, 
que  nous  avons  fait  tout  ce  qu'il  nous  a  ordonné.  »  —  Le  roi,  voyant  Guil- 
laume revenir,  lui  demanda  comment  il  s'était  mis  tellement  en  retard. 
Le  jeune  homme,  tout  tremblant,  répondit  qu'il  avait  été  retenu  à  la  messe 
et  fit  connaître  au  roi  la  recommandation  que  lui  avait  faite  son  père 

(1)  Sermones  Martini  Ordinis  Praedicatorum,  Poenitentiarii  Domini  Papae,  de 
tempore  et  de  sanctis  super  epistolas  et  evangelia  cum  promptuario  exemplorum 
(imprimé  à  Strasbourg  en  1484,  1486,  1488).  —  Chapitre  xviii  du  Promptuarium  : 
Exempta  quod  bonum  sit  missam  audire. 


LA  LÉGENDE  DU   PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL         79 

mourant.  Le  roi,  voyant  que  l'envieux  avait  été  frappé  par  le  jugement 
de  Dieu  et  que  GuiHaume  était  plus  fidèle  que  tous  les  autres,  l'honora 
désormais  plus  que  tous  les  autres  aussi. 

Il  est  inutile  d'insister  sur  la  ressemblance  ou  plutôt  sur  l'identité 
de  cet  exemple,  —  dont,  nous  le  répétons,  la  rédaction,  très  certaine- 
ment antérieure  au  mariage  de  sainte  Elisabeth,  l'est  probablement 
à  sa  naissance,  —  avec  la  prétendue  histoire  du  page. 

On  a  remarqué  l'importance  que  prennent,  dans  ce  récit,  les 
conseils,  —  car  il  y  en  a  plusieurs,  —  du  père  mourant.  Les  deux 
premiers  paraissent  d'abord  perdre  le  jeune  homme  ;  mais  le  troi- 
sième, celui  que  relate  la  légende  du  page,  telle  que  la  donnent  Marc 
de  Lisbonne  et  Vasconcellos,  le  sauve  finalement  et  le  rend  heureux 
pour  toute  sa  vie  (1). 

Ce  troisième  conseil,  nous  le  rencontrons  dans  un  vieux  poème 
latin  du  moyen  âge,  le  Ruodlieb,  écrit  deux  cents  ans  pour  le  moins 
avant  le  livre  de  Martinus  Polonus  ;  car  il  paraît  avoir  été  composé 
par  un  moine  bénédictin  de  l'abbaye  de  Tegernsee  (Haute-Bavière), 
dans  la  première  moitié  du  xi^  siècle  (2).  Le  chevalier  Ruodlieb,  qui 
est  entré  au  service  d'un  roi  et  s'est  signalé  par  des  exploits  éclatants, 
se  voit  obligé  de  retourner  auprès  de  sa  mère.  A  son  départ,  le  roi 
lui  demande  ce  qu'il  veut  comme  récompense,  de  l'argent  ou  de  la 
sagesse  (3).  Ruodlieb  ayant  refusé  l'argent  et  dit  qu'il  avait  soif  de 
sagesse  (4),  le  roi  lui  en  donne  la  bonne  mesure,  douze  maximes. 

(1)  Ce  conte  se  retrouve  sans  grandes  différences  dans  d'autres  sermonnaires 
du  moyen  âge,  de  date  postérieure.  Ainsi,  le  dominicain  Jean  Herolt,  mort  en  1418, 
l'a  mis  dans  ses  Sermones  Discipuli,  qui  ont  été  imprimés  en  1487,  sans  indication 
de  lieu  (voir  la  dernière  page  avant  le  Registrum).  Le  franciscain  Pelbart  de  Temes- 
var,  qui  habitait  Rome  vers  l'an  1500,  indique  formellement  comme  source  le 
Discipulus,  en  insérant  cet  «  exemple  »  dans  ses  Sermones  Pomerii,  imprimés  à 
Haguenau  en  1498  (1"  sermon  pour  le  2^  dimanche  après  la  Pentecôte).  —  Même 
récit,  avec  quelques  particularités  de  détails,  dans  un  autre  livre  du  xV  siècle,  le 
Spéculum  exemplorum  omnibus  christicolis  salubriter  inspiciendum  ut  exemplis 
discant  discipUnam,  imprimé  à  Strasbourg  en  1493  [Distinctio  nona.  Exemplum 
primum...  Missa,  CXXXIII),  et  dans  un  conte  «  à  l'usage  des  prédicateurs  » 
(Predigtmaerlein),  en  haut  allemand,  publié  d'après  un  manuscrit  strasbourgeois 
du  xve  siècle  dans  la  revue  Germania  de  Pfeifïer  (III,  p.  437).  Etc. 

(2)  Ruodlieb,  der  aelteste  Roman  des  Mittelalters  (  «  Ruodlieb,  le  plus  ancien 
roman  du  moyen  âge  »  ),  publié  avec  introduction  et  remarques  par  Friedrich 
Seller  (Halle,  1882).  —  Pour  la  fixation  de  la  date  du  poème,  voir  p.  160  et  seq, 
et  p.  169  de  cette  édition. 

(3)  Nunc  mihi  die  verum,  karissime  cunctigenorum, 
Praemia  dem  tibi  peccunia  malisne  sophia. 

(V,  vers  422,  423.) 

(4)  Non  voie  peccuniam,  sitio  gustare  sophiam. 

(V,  44.5.) 


80  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

La  (JiMÙiiir  t>L  i.i'lle-ci  :  i»  Si  pressée  que  soit  la  course  que  lu  as  à 
«  faiie,  iif  lU'glige  jamais,  en  voyant  une  église,  de  te  recommander 
«  aux  saints  qui  y  sont  honorés.  Si  lu  entends  que  l'on  sonne  une 
«  messe  ou  qu'on  en  chante  une,  descends  de  cheval  et  cours  y  assister  (  1  ).  » 

Malheureusement,  le  Ruodlieh  ne  nous  est  parvenu  qu'à  l'état 
fragmentaire,  si  tant  est  que  l'auteur  l'ait  jamais  achevé  (2),  et, 
par  suite,  on  ne  peut  savoir  comment  cette  dixième  maxime  devait 
se  trouver  justifiée  dans  la  suite  des  aventures  du  héros.  Mais  ce 
qu'on  peut  avancer  sans  téménté,  c'est  que  le  moine  de  Tegernsee 
n'a  pas  été  la  chercher  dans  un  manuel  de  piété.  A  cet  égard,  le  vieux 
poème  lui-même,  ou  ce  qui  en  subsiste,  nous  fournit  une  indication 
sufiisante  en  mettant  cette  maxime  au  milieu  d'autres  maximes  qui, 
toutes,  ou  presque  toutes,  se  retrouvent  dans  des  contes  bien  connus, 
où  elles  entrent  dans  la  trame  même  du  récit.  L'auteur  du  Buodlieb, 
qui  voulait  à  toute  force  arriver  au  beau  chifîre  de  douze  maximes, 
paraît  en  effet  avoir  ramassé,  dans  les  contes  de  son  temps  (oraux 
ou  fixés  par  écrit),  tout  ce  qu'il  pouvait  rencontrer  en  ce  genre,  sauf 
à  éprouver  ensuite  quelque  embarras  à  combiner  ensemble,  au  cours 
de  son  récit,  les  divers  éléments  narratifs  destinés  originairement 
à  mettre  en  relief  l'importance  de  chaque  maxime.  Il  est  donc  tout 
naturel  de  penser  que  c'est  aussi  à  un  conte  qu'il  doit  avoir  emprunté 
la  maxime  relative  à  la  messe,  et  ce  conte  ne  peut  être  que  relui  qui 
a  été  inséré  plus  tard  dans  les  recueils  d'  «  exemples  ï  ou  un  conte 
similaire,  dans  lequel  cette  maxime  figure  également  comme  élé- 
ment essentiel. 

A  l'appui  de  notre  observation,  il  n'est  nullement  indifférent  de 
faire  remarquer  que,  parmi  les  maximes  du  Buodlieb,  il  en  est  encore 
une  (la  première)  qui  se  retrouve  dans  certains  contes  analogues  à 
l'histoire  pieuse  de  Martinus  Polonus,  et  qui,  dans  ces  contes,  est 
jointe  à  la  recommandation  concernant  l'assistance  à  la  messe. 
Cette  maxime,  équivalente  à  celle  qui,  dans  Martinus  Polonus  et 
autres,  recommande  d'éviter  la  mauvaise  société,  est  ainsi  conçue  : 
«  Ne  te  lie  pas  d'amitié  avec  un  roux...  Si   bon  qu'il  soit,  il  y  a  tou- 

(1)  Et  nunquam  sit  iter  quoquam  tibi  tam  properanter 
Ut  praetermittas  quin,  ecclesias  ubi  cernas, 
Sanctis  comraittas  illis  te  vel  benedicas. 

Sicubi  pulsetur  vel  si  quo  missa  canatur, 
Descendas  ab  equo  currens  velocius  illo, 
Kattholicae  paci  quo  possis  participari. 
Hoc  iter  haud  longat,  penitus  tibi  quin  breviabit, 
Tutius  et  vadis,  hostem  minus  atque  timebis. 

(V,  511-518.) 

(2)  Voir  les  réflexions  de  l'éditeur,  p.  72,  73. 


LA   LÉGENDE  DU  PAGE   DE  f^AIXTE   ELISABETH   DE  PORTUGAL         81 

0  jours  en  lui  quehiue  frauMe,  dont  tu  ne  pourras  te  garder  (1)...  <>.  Or, 
dans  une  saga  Scandinave  du  xv^  siècle  où  le  héros,  Hakon,  reçoit 
d'un  roi  (comme  le  chevalier  Huodlieb)  le  conseil  suivant  :  «  Quoi 
«  que  tu  aies  à  faire,  ne  sors  pas  d'une  église  où  il  se  dit  une  messe, 
«  avant  qu'elle  soit  terminée  »,  ce  roi  donne  également  à  Hakon 
cet  autre  conseil  :  «  Ne  te  fie  pas  à  un  homme  petit  et  à  barbe  rousse.  » 
Dans  cette  saga,  l'homme  à  la  barbe  rousse  calomnie  le  héros,  qu'il 
veut  faire  passer  pour  sorcier,  et  c'est  grâce  à  la  maxime  relative 
à  la  messe  que  Hakon  échappe  au  Imcher,  où  le  calomniateur  est  jeté 
à  sa  place  (2). 


Vers  le  temps  où  écrivait  Martinus  Polonus,  c'est-à-dire  dans  le 
cours  du  xiii^  siècle,  le  dominicain  français  Etienne  de  Bourbon  — 
mort  en  1261  environ,  dix  ans  par  conséquent  avant  la  naissance 
de  sainte  Elisabeth  —  notait,  lui  aussi,  à  l'usage  des  prédicateurs, 
dans  son  Liber  de  Donis  (3),  une  version  de  ce  conte.  Là,  tout  conseil 
a  disparu  ;  le  reste  s'y  retrouve  :  envieux,  message  aux  chaufour- 
niers, retard  causé  par  l'assistance  à  la  messe,  etc.,  et  l'accusation 
est  brutalement  précisée. 

Au  xm*'  siècle  encore,  le  même  conte  fournissait  à  Alphonse  X 
le  Sage,  roi  de  Castille  de  1252  à  1284,  le  thème  d'une  de  ses  Canligas 
en  l'honneur  de  la  Vierge  (4).  Ce  sur  quoi  ce  petit  poème  insiste, 
c'est  sur  la  dévotion  du  héros  à  Marie  :  ainsi  la  messe  à  laquelle 

(1)  Non  tibi  sit  rufus  umquam  specialis  amiciis. 


Tarn  bonus  haud  fiierit,  aliqua  fraus  quin  in  eo  sit 
Quam  vitare  nequîs,  quin  ex  hac  commaculeris 

(V,  451,  454,  455.) 

(2)  Voir  les  remarques  de  l'éditeur  du  Ruodlieb,  p.  50-51.  —  Dans  un  des  contes 
que  nous  avons  mentionnés  plus  haut,  un  «  conte  de  prédicateur  »  rédigé  en  haut 
allemand  au  .\v«  siècle  [Germania  de  Pfeifïer,  III,  p.  437),  et  qui  n'a  que  ces  deux 
conseils  :  assister  à  la  messe,  régler  sa  contenance  sur  celle  du  maître,  le  calomnia- 
teur est  roux,  et  c'est  par  cette  appellation  «  le  roux  »  (der  Rate)  qu'on  le  désigne 
d'un  bout  à  l'autre  du  conte.  Il  y  a  là  évidemment  un  souvenir  de  la  maxime  :  ne 
pas  se  fier  à  un  roux. 

(3)  Dans  le  livre  connu  sous  ce  titre,  Etienne  de  Bourbon  a  distribué  sa  matière 
en  sept  parties,  correspondant  aux  sept  dons  du  Saint-Esprit.  M.  Lecoy  de  la 
Marche  a  tiré  de  cet  ouvrage,  jusqu'alors  inédit,  une  série  d' Anecdotes  historiques. 
Légendes  et  Apologues,  qu'il  a  publiée  en  1877  pour  la  Société  de  l'Histoire  de 
France.  —  Le  conte  dont  nous  parlons  se  lit  page  329. 

(4)  Le  texte  de  cette  Cantiga  en  dialecte  galicien  se  trouve  dans  le  Jahrbuch 
fUr  romanische  und  englische  Literatur  (t.  I,  1859,  p.  429-432). 

G 


S"!  KTUDFS   FOLKLORIQUES 

a?>i>te  h-  lavuii  caluiuni»''  du  coniU'  de  Tolosa  fsi   une  nirsse  De 
Sanla  Maria  a  virgen  preciosa  (1). 

Ici,  comme  dans  Etienne  de  Bourbon,  il  n'est  pas  question  de 
conseils  ;  par  contre,  l'accusation  est  laissée  dans  le  vague  ;  mais, 
si  l'on  rapproche  la  Canliga  d'un  petit  conte,  également  espagnol, 
du  commencement  du  xv^  siècle,  qui  en  donne  comme  le  canevas, 
on  se  convaincra  que  c'est  l'accusation  habituelle.  Dans  ce  conte 
du  Liiro  de  los  Excmplos,  l'homme  «  dévot  à  la  vierge  Marie  »  est 
accusé,  par  envie,  auprès  de  son  seigneur  d'aimer  la  femme  de 
celui-ci  »  (2). 


Une  seconde  branche  de  cette  famille  de  contes  du  moyen  âge  a, 
en  commun  avec  celle  que  nous  venons  d'exaniint'r.  toute  la  dernière 
partie  :  l'envoi  du  jeune  homme  calomnié  à  la  fournaise,  son  assis- 
tance à  la  messe  et  la  punition  providentielle  du  calomniaieur. 
Mais  la  colère  du  roi  a  ici  un  autre  motif  :  le  calomniateur  lui  a  fait 
croire  que  le  jeune  homme  répand  partout  le  bruit  que  lui,  le  roi, 
a  l'haleine  fétide.  Et  ce  mensonge,  le  calomniateur  l'a  rendu  vrai- 
semblable en  disant,  d'autre  part,  au  jeune  homme  que  l'haleine 
de  celui-ci  est  insupportable  au  roi,  et  en  lui  conseillant  de  détourner 
la  tête,  toutes  les  fois  qu'il  devra  s'approcher  du  roi.  Ensuite,  il 
interprète  méchamment  auprès  du  roi  cette  attitude  du  jeune 
homme. 

Appartiennent  à  cette  branche,  que  M.  Gaston  Paris  a  étudiée 
spécialement  (3),  le  vieux  fabliau. français  «  du  roi  qui  voulait  faire 
brûler  le  fds  de  son  sénéchal  »,  un  conte  dei  Gesla  Romanorum, 
livre  rédigé  probablement  en  Angleterre  vers  la  fin  du  xiii<^  siècle, 
un  conte  italien  des  Cenio  yovelle  Anliche  (vers  1300),  un  conte  inséré 
par  le  dominicain  anglais  Bromyard  (mort  en  1390)  dans  sa  Siunma 
Praedicanliam,  etc.  (4). 

(1)  Ce  détail  se  rencontre  aussi,  —  on  l'a  vu,  —  dans  le  récit  de  Martinus  Polonus 
mais  sans  que  ce  récit  attribue  au  héros  une  dévotion  spéciale  à  la  sainte  Vierge. 

(2)  L"n  omne  mucho  bueno  fue  accusado  por  inbidia  e  era  devoto  a  la  virgen 
Maria.  E  fue  accusado  por  inbidia  acerca  de  su  senor  que  amava  a  su  mugier... 
(Conte  n"  8  du  supplément  du  Lihro  de  los  Exemplos,  de  Climente  Sanchez,  archi- 
diacre de  Valderas,  publié  d'après  un  manuscrit  complet  par  M.  Morel-Fatio, 
Romania,  1878,  p.  488.  —  Climente  Sanchez  vivait  encore  dans  la  première  moitié 
du  x%''  siéile.  en  1423.) 

(3)  Romania,  V,  187fi,  p.  455  et  seq. 

(4)  Voir,  pour  tous  ces  contes,  les  indications  du  livre  de  M.  Wilhclm  Hertz, 
Deutsche  Sage  im  Elsass  (Stuttgart,  1872),  p.  283  et  seq. 


LA  LÉGENDE  DU   PAGE   DE  SAINTE   ELISABETH  DE   PORTUGAL         83 

Il  est  intéressant  de  constater  que,  chez  les  Juifs  du  moyen  âge, 
cette  même  anecdote  s'est  racontée  au  sujet  de  leur  célèbre  coreli- 
gionnaire Moïse  Maimonide  (1135-1204).  Mais,  naturellement,  si  la 
calomnie  relative  à  l'haleine  du  «  sultan  »  (Saladin,  dont  Maimonide 
fut  le  médecin)  et  le  message  aux  chaufourniers  figurent  dans  cette 
histoire,  on  y  cherchera  en  vain  l'assistance  à  la  messe.  Sur  son 
chemin,  Maimonide  se  voit  arrêté  par  une  pauvre  veuve,  qui  le 
supplie  d'entrer  dans  sa  cabane  pour  guérir  son  enfant  malade. 
C'est  ainsi  qu'il  est  retardé  et  qu'il  échappe  à  la  mort  (1). 

Un  écrivain  du  xii^  siècle,  Walter  Map,  mort  archidiacre  d'Ox- 
ford, donne,  dans  son  livre  De  Niigis  Curialinm  {Dislinclio  III, 
cap.  m),  l'histoire  de  la  calomnie  relative  à  l'haleine  du  roi  ;  mais 
le  reste  du  conte,  très  bizarre,  n'a  plus  rien  de  commun  avec  notre 
famille  de  contes  (2) 


Nous  avons  largement  mis  à  profit,  dan=^  cette  première  partie 
de  notre  travail,  une  remarquable  étude  que  le  germaniste  et  poète 
allemand  Wilhelm  Hertz,  mort  au  commencement  de  l'année  1902, 
a  publiée,  en  1872,  sur  la  ballade  de  Schiller  :  Der  Gang  nach  dem 
Eisenhammer,  si  connue  sous  le  nom  de  Ballade  de  Fridolin  (3)  : 
ce  petit  poème,  en  effet,  n'est  autre  chose  que  la  légende  du  page, 
dans  laquelle  Schiller  attribue  à  une  comtesse  de  Saverne  —  ville 
qui,  historiquement,  n'a  jamais  eu  ni  comte  ni  comtesse,  —  le  rôle 
de  la  reine  de  Portugal,  et  M.  Hertz  y  a  rattaché  de  très  érudites 
recherches.  Mais  il  ne  faudrait  pas  croire,  avec  certains  (4),  que 
Schiller  se  serait  inspiré  directement  de  cette  légende  :  il  est  démon- 
tré que  le  poète  allemand  a  pris  son  sujet  dans  une  nouvelle  fran- 
çaise de  Restif  de  la  Bretonne,  dont  il  suit  la  marche  pas  à  pas  et 
reproduit  les  moindres  détails,  avec  cette  seule  différence  qu'il 
transporte  de  Bretagne  en  Alsace  la  scène  du  drame  (5). 

(1)  M.  Gaster  :  Jewish  Folk-lore  in  the  Middle  Ages,  dans  Papers  read  before 
the  Jews'  Collège  Literary  Society  during  the  season  1886-1887  (Londres,  1887), 
p.  47. 

(2)  L'ouvrage  de  Walter  Map  a  été  édité  en  1850,  à  Londres,  pour  la  Camden 
Society,  par  Thomas  Wright. 

(3)  Wilhelm  Hertz  :  Deutsche  Sage  im  Elsass  (Stuttgart,  1872),  p.  278-293.  — 
Nous  avons  déjà,  un  peu  plus  haut,  renvoyé  à  cet  ouvrage. 

(4)  J.  E.  Stadler  :  Heiligen-Lerikon  (Augsbourg),  1861,  article  Elisabeth  de 
Portugal. 

(5)  W.  Hertz,  p.  291-293,  d'après  le  livre  :  Deutsche  Dichter.  Erlœutert  von 
M.  W.  Gœtzinger  (Leipzig,  4»  édition,  1863),  t.  I,  p.  158.  —  M.  Hertz  cite  l'édition 
de  1857. 


84  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Et,  à  ce  propos,  un  fait  assez  suggestif,  comme  on  dit  aujourd'hui, 
c'est  que,  depuis  1797,  date  de  la  composition  de  la  ballade  où 
Schiller  créait  de  toutes  pièces  un  comte  et  une  comtesse  de  Saverne, 
pour  les  faire  figurer  dans  une  histoire  qui  n'est  nullement  alsacienne 
d'origine,  il  paraît  s'être  établi  dans  la  région  de  Saverne  une 
prétendue  tradition,  donnant  toute  la  topographie  de  l'aventure  de 
Fridolin  :  le  «  village  »  que  traverse  Fridolin  dans  la  ballade,  c'est 
Reinhartsmunster  ;  l'église  est  ici,  le  haut-fourneau  est  là  (1)... 
Le  xix<^  siècle  n'a  donc  pas,  ce  nous  semble,  à  jeter  la  pierre  à  cet 
écrivain  portugais  du  xvii^  siècle  qui  désignait  avec  précision 
l'église  où  le  page  de  la  sainte  reine  avait  entendu  la  messe. 

Il  est  ainusant  aussi  de  voir  la  Biographie  Michaud,  dans  une 
notice  d'ailleurs  parfaitement  malveiUante  à  l'égard  de  sainte 
Elisabeth,  à  laquelle  l'auteur  ne  peut  pardonner  ses  «  mortifica- 
tions )i,  donner  à  ce  même  conte  du  page  cette  grave  et  morigénante 
introduction  :  «  Une  conduite  si  étrangère  aux  usages  du  trône 
«  pensa  lui  être  funeste  (à  la  reine).  Elle  avait,  dit-on,  un  page 
«  favori,  confident  de  ses  plus  secrètes  pensées  et  distributeur  de 
«  ses  aumônes  »,  etc. 

Mieux  encore.  Si  nous  en  croyons  le  Dictionnaire  Larousse, 
«  quelques  historiens  non  catholiques  »  (lesquels,  par  parenthèse, 
reprochent,  paraît-il.  à  celle  que  le  Larousse  appelle  très  justement 
«  un  ange  de  paix  au  milieu  de  la  discorde  »,  d'avoir  été  insuffisam- 
ment pénétrée  d'idées  libérales  ou  soi-disant  telles)  se  croient  en 
mesure  de  relever  dans  l'histoire  du  page  —  ce  pur  roman  que  leur 
critique  avisée  traite  doctoralement  comme  un  document  histo- 
rique —  la  trace  de  remaniements  contraires  à  la  vérité  des  faits  : 
«  C'est  la  reine  elle-même,  assurent-ils,  et  non  le  jeune  page,  que  le 
roi  voulait  faire  mourir  dans  un  four  à  chaux.  »  Le  Larousse  ne  nous 
dit  pas  quels  sont  ces  «  historiens  non  catholiques  «  si  bien  informés, 
et  c'est  dommage  :  il  eût  été  instructif  de  lire  leurs  dissertations  sur 
les  intentions  qu'a  pu  avoir  le  roi  Dom  Denis  dans  des  conjonctures 
qui  ne  se  sont  jamais  présentées. 

(I)  W.  Hertz,  p.  2;8. 


LA   Ll-XiENDl':   DU   PAGE   DE  SAINTE   ELISABETH   DE   PORTUGAL  85 


III. 


ORIENT    ET    OCCIDENT 

De  notre  Occident,  il  faut  maintenant  nous  transporter  en  plein 
Orient,  de  l'Europe  dans  l'Tnde,  la  terre  qui  a  produit  une  si  riche 
floraison  de  contes. 

Et  nous  n'examinerons  pas  seulement  les  vieux  recueils  sanscrits, 
ces  sortes  d'herbiers  dans  lesquels,  il  y  a  des  siècles,  des  collection- 
neurs indigènes  nous  ont  conservé,  en  les  encadrant  de  diverses 
façons,  un  grand  nombre  des  contes  qui  vivaient,  de  leur  temps, 
dans  la  tradition  populaire.  Nous  nous  adresserons  aussi  aux  collec- 
tionneurs d'aujourd'hui,  qui  nous  donnent  toutes  fraîches  ces  plan- 
tes rustiques,  si  intéressantes  à  étudier  ;  car  parfois  ils  ont  pu  avoir 
la  bonne  fortune  de  rencontrer,  au  cours  de  leurs  explorations,  tel 
spécimen  dans  les  linéaments  duquel  s'est  maintenue,  plus  fidèle- 
ment que  cela  n'a  eu  lieu  pour  les  spécimens  analogues  de  l'antique 
herbier,  la  forme  originale,  primitive. 

jMais,  avant  d'aller  plus  loin,  nous  croyons  qu'il  faut  ici,  comme 
nous  avons  déjà  eu  à  le  faire  ailleurs,  prévenir  une  objection  toute 
naturelle  (1)  :  Comment,  dira-t-on,  tel  conte  recueilli  de  notre  temps 
peut-il  être  considéré  comme  plus  ancien  dans  sa  teneur  que  tel 
récit,  fixé  litt-érairement  depuis  des  siècles,  qui  traite  le  même  sujet  ? 

Essayons  donc  de  faire  comprendre  ici  à  tant  d'hommes  intelli- 
gents qui  n'ont  jamais  mis  le  pied  dans  le  domaine  des  contes  popu- 
laires, qu'il  faut,  si  l'on  veut  s'y  aventurer,  ne  pas  prendre  pour 
guides  exclusifs  les  idées,  les  règles,  qui  dirigent  les  critiques, 
quand  ils  éditent  un  auteur  classique,  Virgile,  par  exemple,  ou  Cicé- 
ron. 

Virgile  a  écrit  tel  poème  ;  Cicéron,  tel  dialogue  philosophique  : 
le  texte  a  été  fixé  par  eux-mêmes.  Et,  plus  sont  anciens  les  manus- 
crits reproduisant  ce  texte,  plus  on  a  de  chance  de  rencontrer 
l'œuvre  dans  sa  pureté  originaire.  —  Il  en  est  bien  autrement  des 

(1)  Voir  dans  la  Revue  biblique  internationale,  publiée  par  les  Dominicains  de 
l'École  pratique  d'études  bibliques  à  Jérusalem,  notre  travail  sur  Le  Livre  de  Tobie 
et  VHistoire  du  sage  Ahikar  (livraisons  des  l'^'^  janvier  et  1«^  octobre  1899),  p.  68-69 
et  520,  et  aussi  les  pages  xix  à  xxi  de  l'introduction  à  nos  Contes  populaires  de 
Lorraine,  comparés  avec  les  contes  des  autres  provinces  de  Frcmce  et  des  pays  étrangers 
(Paris,  1886,  librairie  E.  Bouillon,  2  vol.). 


86  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

contes  populaires.  Ils  n'ont  pas  été  fixés  une  fois  pour  toutes  ;  ils 
vivent,  ils  se  modifient,  en  mieux  ou  en  pire,  comme  tout  être  vivant; 
ils  volent  de  bouche  en  bouche,  de  pays  en  pays  ;  rien  n'est  là  qui 
puisse  contrôler  l'exactitude  de  la  transmission,  ('-'est  un  pur  hasard 
si  le  récit  oral  que  vous  recueillez  ici  ou  là  rellète  exactement  le 
récit  du  conteur  ou  des  conteurs  primitifs.  —  Sans  d(Uitc,  à  diverses 
époques,  parfois  très  anciennes.  ])lusieuis  de  ces  «-onLes  oraux  ont 
été  fixés  par  écrit  :  la  fable  de  Psyclic,  par  exemple,  n'est  autre 
qu'un  conte  populaire  rédigé  au  11<^  siècle  de  notre  ère  i>ar  le  rhéteur 
africain  Apulre;  mais  cette  fabh-  de  P.sv/c/jc  altère  cumplètenicnl. 
le  conte  primitif  sur  un  point  important,  un  peut  dire  sur  un  point 
capital,  que  nombre  de  contes,  recueillis  à  notre  époque  dans  les 
contrées  les  plus  diverses,  ont  conservé  fidèlement  (1)  ;  d'autres 
ouvrages  littéraires  ne  reflètent  pas  plus  exactement  tel  ou  tel  récit 
populaire  primitif. 

Pourquoi  ?  C'est  que  le  conte  oral  que  le  littérateur  a  noté  était 
peut-être  déjà  altéré.  Car,  même  il  y  a  deux  mille  ans,  le  onteur 
auquel  s'est  adressé  l'écrivain  ne  possédait  peut-être  qu'une  forme 
défectueuse  du  récit,  et  il  la  transmettait  telle  quelle,  tandis  qutune 
bonne  forme  existait  chez  un  autre  conteur,  que  le  littérateur  n'a 
pas  connu.  —  D'autre  part,  le  littérateur  (et  Apulée  est  dans  ce  cas) 
j)cut  avoir  altéré  systématiquement,  dans  un  but  plus  ou  moins 
littéraire,  la  forme  orale  (jui  lui  avait  été  transmise. 

Ces  observations  faites  —  et  il  n'était  pas  inutile  qu'elles  le 
fussent  —  nous  prendrons,  parmi  les  contes  indiens  recueillis  dans 
la  région  du  sud,  un  conte  qui  a  été  publié  pour  la  première  fois  en 
1887  par  un  Hindou,  absolument  étranger  à  l'étude  comparative 
des  contes,  mais  d'autant  plus  sûr  comme  collectionneur  (2)  : 

Un  pauvre  vieux  bratimane  a  reçu  jadis  de  son  père  mourant  trois  con- 
seils :  «  Ne  refuse  jamais  le  repas  du  matin.  —  Ne  dis  point  ce  que  tes  yeux 
ont  vu.  —  Sers  bien  ton  roi.  »  Tous  les  jours  donc,  le  brahmane  va  de  bonne 
heure  offrir  ses  respects  au  roi  et  le  bénir,  en  prononçant  cette  sentence  : 
«  Si  on  sème  le  bien,  on  récoltera  le  bien  ;  si  on  sème  le  mal,  on  récoltera 
le  mal  »,  et  il  assiste  à  sa  prière. 

Un  certain  jour,  un  jour  du  jeune  {rkaclasi,  k  onzième  ;•  jour  île  la  lune), 
le  roi,  qui  a  toute  confiance  dans  le  vieillard,  l'envoie  dans  Tappartemenl 


(1)  On  peut  voir,  à  ce  sujet,  l'étude  rapide  que  nous  avons  faite  de  la  fable  de 
Psyché,  à  l'occasion  d'un  de  nos  Contes  populaires  de  Lorraine  {op.  cit.,  II,  p.  224- 
230). 

(2)  Voir  la  revue  Indian  Antiguary,  de  Bombay,  volume  XVI  (1887),  p.  107.  — 
Ce  conte  a  été  reproduit  par  le  collectionneur,  le  Pandit  Natêsa  Saslrî,  dans  ses 
Taies  of  the  Sun,  or  Folklore  of  Southern  India  (Londres,  1890),  p.  194  et  seq. 


LA  LÉGENDE   DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH   DE  PORTUGAL  87 

de  la  reine  y  chercher  un  cimeterre  qu'il  a  oublié.  En  traversant  le  jardin, 
le  brahmane  surprend  la  reine  en  compagnie  du  ministre  du  roi.  Il  entre 
dans  la  chambre  et  y  prend  le  cimeterre  ;  mais,  fidèle  au  deuxième  conseil 
de  son  père,  il  ne  dit  au  roi  rien  de  ce  qu'il  a  vu. 

La  reine,  craignant  d'être  dénoncée  par  le  bralimane,  paie  d'audace  et 
l'accuse  de  lui  avoir  l'ait  des  propositions  déshonnètes.  Furieux,  le  roi 
appelle  deux  de  ses  bourreaux  et  leur  dit  :  <  Allez  à  la  porte  orientale  de  la 
ville,  et  là  disposez  une  grande  chaudière  remplie  d'huile  que  vous  ferez 
bouillir.  Demain  matin  il  viendra  un  homme  qui  vous  demandera  :  Tout 
est-il  fait  ?  Sans  considérer  qui  il  peut  être,  liez-lui  les  pieds  et  les  mains 
et  jetez-le  dans  l'huile  bouillante.  «  Puis  le  roi  fait  venir  le  brahmane  et  lui 
dit  d'aller,  le  lendemain,  dès  le  matin,  à  la  porte  orientale,  et  de  demander 
à  deux  hommes  qu'il  verra  auprès  d'une  grande  chaudière,  si  tout  est  fait. 
«  Quelle  que  soit  la  réponse,  viens  me  la  rapporter.  » 

Le  lendemain,  de  grand  matin,  le  brahmane  se  dirige  vers  la  porte  orien- 
tale. Mais,  sur  son  chemin,  un  ami  l'arrête  et  le  prie  de  rompre  avec  lui  le 
jeûne  de  la  veille  en  partageant  le  «  repas  du  douzième  jour  «  (dvâdasi). 
Se  souvenant  du  premier  des  conseils  paternels,  le  brahmane  accepte  l'in- 
vitation, quelque  hâte  qu'il  ait  de  s'acquitter  de  son  message. 

Pendant  qu"il  est  ainsi  retenu,  le  ministre,  qui  a  été  informé  par  la  reine 
de  l'ordre  du  roi,  ne  peut  résister  au  désir  de  savoir  si  cet  ordre  a  été  exécuté  ; 
il  se  rend  auprès  des  bourreaux  et  leur  demande  si  l'aflaire  est  faite.  Aussitôt 
les  bourreaux  le  saisissent  et  le  jettent  dans  l'huile  bouillante. 

Le  brahmane,  ayant  pu  enfm  quitter  son  hôte,  va  faire  aux  bourreaux 
la  question  prescrite.  «  Oui,  lui  répondent  ceux-ci,  tout  est  fait.  Le  ministre 
est  mort  ;  nous  avons  exécuté  l'ordre  du  roi.  » 

Le  roi,  stupéfait  de  voir  le  brahmane  revenir  avec  cette  réponse,  le  menace 
de  le  tuer,  s'il  ne  lui  dit  pas  la  vérité  sur  sa  conduite  à  l'égard  de  la  reine. 
Alors  le  brahmane  raconte  ce  qu'il  a  vu,  et  le  roi,  après  avoir  puni  la  cou- 
pable, prend  le  vieux  brahmane  pour  ministre. 

Les  principaux  éléments  de  ce  très  curieux  conte  indien,  si  voisin 
de  la  légende  du  page  et  des  contes  européens  similaires,  méritent 
d'être  étudiés  avec  soin  ;  mais  auparavant  revenons  en  Europe. 
La  liturgie  de  l'Église  russe,  calquée  sur  celle  de  l'Église  grecque, 
nous  fournira,  pour  la  mettre  en  parallèle  avec  l'aventure  du 
brahmane,  une  de  ces  «  histoires  grandement  utiles  »  (c'.fjV-/;^'-;  '^^''J 
0) ;£/,'.;/;;).  vérital)les  contes  moralises,  qu'à  l'exemple  des  Grecs  elle 
insère  parfois  dans  ses  offices  à  côté  des  notices  sur  les  saints,  le  tout 
sous  le  nom  de  Synaxaire  (îJvaHp'.sv).  Le  synaxaire  russe  en  ques- 
tion se  trouve  à  la  date  du  16  avril,  et  il  est  donné  comme  emprunté 
au  DaTîp'./.cv,  c'est-à-dire  à  une  collection  cVexempla  pairuni.  En 
voici  le  résumé,  d'après  M.  Alexandre  Vesselofsky  (1)  : 


(1)   Russische  Reçue,  t.  VI   (187.51,  p.    197.  —  Voir  aussi  un   autre  article  de 
M.  Vesselofsky  [Romania,  année  1877,  p.  192-193). 


88  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Pendant  une  laninie,  un  homme  vend  son  fils  à  un  seigneur,  et,  avant 
de  se  séparer  du  jeune  homme,  il  lui  recommande  avec  insistance  de  ne 
jamais  passer  devant  une  église  où  se  célèbre  le  service  divin  sans  y  entrer 
pour  assister  à  la  messe  tout  entière.  Le  jeune  homme  suit  fidèlement  le 
conseil  paternel.  —  Un  jour,  il  voit  la  femme  du  seigneur  en  relations 
criminelles  avec  un  serviteur,  mais  il  n'en  dit  rien  à  personne  et  se  contente 
de  prier  Dieu  de  pardonner  aux  coupables.  La  femme  du  seigneur,  pour 
prévenir  la  divulgation  de  sa  faute,  accuse  le  jeune  homme  auprès  de  son 
mari  d"oii  vouloir  à  la  vie  de  celui-ci.  Le  seigneur  décide  alors  de  faire  périr 
le  jeune  homme  et  dit  à  son  éparque  de  mettre  à  mort  celui  (|ui  lui  appor- 
tera un  mouchoir.  C'est  le  jeune  homme  qui  doit  l'apporter  ;  mais,  comme 
il  s'arrête  en  route  pour  assister  à  la  messe,  l'amant  de  la  femme  est  tué 
à  sa  place. 

Tel  est  ce  synaxaire  gréco-russe  :  on  y  reconnaîtra,  dès  le  premier 
coup  d'oeil,  la  donnée  du  conte  indien,  malgré  diverses  altérations 
que  ne  présente  pas,  du  reste,  un  récit  analogue,  faisant  partie 
d'un  recueil  de  «  miracles  »  en  grec  moderne,  composé  par  un  cer- 
tain Athanasios  Landos,  dit  Agapios  (1).  Ainsi,  dans  le  «  miracle  »  en 
question,  dont  le  titre  est  :  «  Miracle  à  faire  frissonner,  à  propos  de 
l'obéissance  aux  parents  et  du  Saint  Sacrifice  »  (0aî3[xa  çpiy.wBicTaTcv 
"spl  vr^ç\j-xy.6r,ç  'pb;  tiù;  7Cv£Ï;  v.v.  -spt  tt^;  x^^ixç,  Ac'.TCjpvîaç),  la  l'omme  du 
«  patrice  »  accuse  le  jeune  homme  d'avoir  voulu  lui  faire  violence, 
et  non  —  ce  qui  n'est  nullement  dans  la  poétique  du  genre,  —  d'avoir 
voulu  attenter  à  la  vie  du  patrice.  Ainsi  encore,  le  dénouement, 
inintelligible  dans  le  synaxaire,  devient  clair  et  précis  dans  le  «  mira- 
cle »  grec.  Pour  faire  périr  le  jeune  honiiiie.  le  patrice  va  trouver 
l'éparque  au  palais  et  lui  dit  :  «  Demain,  de  bonne  heure,  je  t'en- 
verrai un  de  mes  esclaves  ;  coupe-lui  la  tête,  mets-la  dans  un  mou- 
choir, et,  après  l'avoir  scellé,  envoie-le  moi.  »  Pendant  que  le  jeune 
homme  assiste  à  la  messe,  le  complice  de  la  femme,  voyant  que 
l'éparque  tarde  à  envoyer  la  tête,  dit  au  patrice  :  «  Je  vais,  s'il  te 
plaît,  aller  moi-même  au  palais,  et  je  te  l'apporterai.  »  11  y  court  ; 
sa  tête  est  aussitôt  tranchée  et  enveloppée  dans  un  mouchoir,  et 
l'innocent  calomnié  apporte  au  patrice  le  funèbre  paquet. 

Le  seul  point  où  le  synaxaire  gréco-russe  est  mieux  conservé  ((ue 
le  «  miracle  »  grec,  c'est  le  passage  oîi  le  jeune  homme  surprend  les 

(1)  M.  E.  Gallier,  qui  a  publié  dans  la  Komanin  (octobre  1900,  p.  508  et  seq.)  la 
traduction  de  ce  récit,  ne  nous  renseigne  pas  sur  l'époque  où  vivait  cet  Agapios.  — 
Informations  prises  auprès  d'un  Bollandisle  de  nos  amis,  il  semble  que  l'on  sache 
peu  de  chose  sur  ce  compilateur.  Ce  que  l'on  trouve  de  plus  précis  se  lit  dans 
LegranH  ;  Biblio^rnphi>'  hellénique  (xvii<=  siècle),  t.  III,  p.  531  :  «  Nous  ignorons 
la  date  exacte  du  décès  dAgapios,  mais  il  était  mort  antérieurement  au  8  mars 
ir.Oi    „    (voir   cette    Bihliographi",   t.    II,   p.    185). 


LA   LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SALNTE   ELISABETH   DE  PORTUGAL  89 

coupaljle>.  Dans  le  «  miracle  »,  le  jeune  homme  est  envoyé  par  son 
maître  chercher  dans  la  chambre  de  celui-ci  un  certain  coffret  — 
comme  le  brahmane  va  chercher  le  cimeterre  du  roi  —  mais,  dans 
sa  précipitation,  il  ne  voit  pas  la  femme  du  patrice  et  l'esclave  son 
complice  qui,  eux,  se  croient  découverts.  Dans  le  synaxaire,  il  les 
voit,  mais  il  n'en  dit  mol  à  personne,  et  se  contente  de  prier  pour  les 
coupables.  H  y  a  là  un  souvenir  évident  de  la  maxime  du  conte 
indien  :  «  Ne  dis  pas  ce  que  tes  yeux  ont  vu  »,  souvenir  dont  la  moin- 
dre trace  est  effacée  du  «  miracle  »  grec. 

Très  voisin  du  synaxaire  et  du  «  miracle  »  est  un  conte  géorgien, 
fixé  par  écrit  au  xvii<^  ou  au  xviii^  siècle  (1).  11  suffira  d'en  indiquer 
brièvement  les  différentes  parties  :  deux  conseils  d'un  père  à  son 
fils,  qui  entre  au  service  d'un  duc  :  «  Ne  sois  pas  le  complice  de 
l'adultère  dans  la  maison  de  ton  seigneur  et  hôte.  Quand  tu  enten- 
dras la  cloche,  cours  à  l'église,  et,  eusses-tu  les  affaires  les  plus 
pressantes,  n'en  sors  qu'à  la  fin  de  l'office  divin  »  ;  —  commission 
donnée  par  le  duc  au  jeune  homme,  qui  trouve  dans  la  chambre  de 
son  maître  la  femme  de  celui-ci  (femme  éhontée,  dont  il  a  eu  précé- 
demment à  repousser  les  propositions)  en  compagnie  d'un  autre 
serviteur  ;  —  dénonciation  calomnieuse,  adressée  au  duc  contre 
l'innocent  par  la  femme  adultère  ;  —  tête  du  vrai  coupable  coupée 
par  le  bourreau,  pendant  que  l'accusé  assiste  au  service  divin,  et 
ensuite  apportée  par  celui-ci  au  duc. 

C'est  encore  à  ce  mâne  groupe  (lu'il  faut  rattacher  une  très  bi- 
zarre légende  religieuse  bulgare,  la  légende  de  saint  Jean  le  Déca- 
pité (2),  où  un  chapitre  de  l'Évangile  est  étrangement  défiguré  par 
l'introduction  des  éléments  folkloriques  que  nous  sommes  en  train 
d'étudier,  —  mélange  hétéroclite  qui,  très  probablement,  est 
l'œuvre  des  Bogomiles,  ces  vieux  hérétiques  bulgares,  coutumiers 
du  fait  (3). 

Dans  cette  légende,  saint  Jean  (saint  Jean-Baptiste)  est  serviteur 
d'unroi,  et  si  la  reine  l'a  pris  en  haine,  c'est  qu'il  s'est  aperçu  qu'elle 
a  un  amant,  et  qu'elle  craint  d'être  dénoncée.  (Voilà  déjà,  comme  on 


(1)  .1.  Mi.iurier  :  Cuiites  et  légendes  du  Caucase  (Paris,  1888),  p.  19  et  scq. 

(2)  Légendes  religieuses  bulgares,  traduites  par  M™e  Lydia  Schismanov  (Paris, 
1896),  n°  46. 

(3)  Au  sujet  du  bogoniilisnic,  de  ses  écrits  populaires,  de  son  influence  sur  les 
sectes  hérétiques  de  notre  Occident  au  moyen  âge,  voir  Lectures  on  Greeko-Slavonic 
Literature  and  its  relation  to  the  Folk-lore  in  Europe  during  the  Middle  Ages,  by 
M.  Gaster  (Londres,  1887).  —  Un  bref  résumé  de  cette  question  a  été  donné  par 
M.  Lazare  Sainéan,  danr  un  travail  intitulé  :  Coup  d'oeil  sur  le  folk-lore  roumain 
(Revue  des  Traditions  populaires,  décembre  1901,  p.  6-50,  651  ). 


90  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

voit,  des  infiltrations  de  notre  conte  oriental).  —  Suit  un  passage 
moins  éloign«'  du  récit  évangélique  :  la  tête  du  saint  est  promise 
par  le  roi  à  la  fille  de  la  reine,  <>  sachant  très  bien  chanter  et  danser 
les  ralchanilzi.  »  Après  ([uoi,  nous  rentrons  tout  ;i  fait  dans  le  conte. 
On  installe  le  bourreau  hors  de  la  ville  et  on  lui  dit  :  «  Coupe  la  tête 
au  premier  homme  que  nous  t'enverrons.  »  Jean,  envoyé  de  ce  côté, 
passe  près  d'une  église  et  y  assiste  à  la  messe  selon  la  recommanda- 
tion paternelle,  et  c'est  l'amant  de  la  reine  qui  est  décapité  à  sa 
place.  Mais,  quand  Jean  popporte  la  tête  au  roi,  la  fille  de  la  reine 
crie  :  «  Je  ne  veux  pas  cette  tête,  mais  la  sienne.  »  Jean  e>t  donc 
finalement  décapité,  et  la  jeune  fille  jette  la  tête  dans  les  orties  et 
les  cornouillers,  «  et  les  cornouilles,  de  rouges  qu'elles  étaient, 
devinrent  pourpres.  »  Plus  tard,  on  retrouve  la  tête  ;  mais  entre 
temps  il  en  était  repoussé  une  autre  à  saint  Jean,  «  et  il  dit  que  la 
tète  qu'on  lui  avait  coupée  était  pécheresse...  »  Nous  sommes  ici  en 
pleine  absurdité,  probablement  en  plein  l)Ogomilisme. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  le  monde  ecclésiastique  gréco-russe, 
dans  la  péninsule  balkanique,  dans  le  Caucase,  que  s'est  acclimaté 
ce  conte  dont  l'Inde  nous  offre  un  si  bon  spécimen  ;  il  a  pris  égale- 
ment racine  chez  les  Souahili  de  l'île  africaine  de  Zanzibar,  mélange 
d'indigènes  et  d'Arabes,  et  cela  n'a  rien  d'étonnant,  puisque  les 
Arabes  ont  joué  un  rôle  important  dans  la  difTusion  des  contes  à 
l'ouest  du  grand  réservoir  indien  (1). 

Dans  ce  conte  souahili  (2),  un  jeune  homme  achète  très  cher  trois 
«  paroles  »,  c'est-à-dire  trois  maximes,  à  un  autre  jeune  homme  qui 
les  a  reçues  de  son  père  (nous  aurons  plus  loin  l'occasion  de  revenir 
sur  ce  trait  de  Vachal).  Nous  laisserons  de  côté,  comme  n'ayant 
aucun  rapport  avec  notre  sujet,  une  de  ces  maximes,  qui  sauve  la  vie 
au  héros  dans  un  voyage.  Mais  cette  autre  :  «  Si  tu  vois  une  chose, 
n'en  dis  pas  un  mot  »,  est  identique  à  celle  des  maximes  du  conte  de 
l'Inde  méridionale  qui  a  laissé  sa  trace  dans  le  synaxaire  gréco- 
russe.  Quant  à  la  troisième  :  «  Si  tu  es  en  route  et  que  tu  rencontres 
«  quelqu'un  qui  te  prie  d'entrer  chez  lui,  fais-le,  s'il  Le  le  demande 
i<  par  trois  fois  »,  c'est  au  fond,  sous  une  forme  particulière,  la 


(1)  Voir,  outre  noliti  Introduclion  aux  ('unies  populaires  de  Lorraine  (p.  xxi  et 
seq.),  notre  mémoire  Les  contes  populaires  et  leur  origine.  Dernier  état  delà  question, 
présenté  au  Congrès  international  scientifique  des  catholiques  de  1894,  repro- 
duit en  tète  rie  ce  volume  (p,  l 'i  et  seq.) 

(2)  C.  G.  BiJttnPF  •  J.ieder  und  Geschichlen  der  Suakeli  (Borlin.  tRO'.K  p.  100 
et  seq. 


LA  LÉGENDE   DU   PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH   DE  PORTUGAL  91 

maxime  du  conte  indien  concernant  l'invitation  à  rompre  le  jeûne, 
le  matin  :  nous  reviendrons  là-dessus. 

Ainsi  que  le  vieux  brahmane  du  conte  indien,  le  jeune  héros  du 
conte  souahili  gagne  à  tel  point  la  confiance  d'un  roi,  que  celui-ci 
lui  laisse  libre  l'entrée  de  son  harem.  Il  l'y  envoie  même,  un  jour  que 
le  jeune  homme  l'accompagne  à  la  chasse,  chercher  un  objet  oublié. 
Le  jeune  homme,  entrant  dans  la  chambre  à  coucher,  y  surprend  la 
femme  du  roi  en  compagnie  du  vizir.  II  rapporte  au  roi  l'objet  de- 
mandé, mais  no  dit  rien  de  ce  qu'il  a  vu.  —  Le  lendemain,  le  vizir 
ordonne  à  des  serviteurs  du  palais  d'aller  à  la  maison  de  canqiague  et 
d'y  creuser  une  grande  fosse.  «  Il  viendra  quelqu'un  pour  la  voir  : 
lorsqu'il  arrivera,  saisissez-le  et  jetez-le  dedans,  fût-ce  moi-même.  » 
—  Le  vizir  envoie  le  jeune  homme  à  l'endroit  convenu.  Mais,  sur 
son  chemin,  le  jeune  homme  rencontre  un  vieil  ami  de  son  père, 
qui  rinvitc  par  trois  fois  à  venir  chez  lui.  Il  y  va  et  oublie  la  maison 
de  campagne.  Pendant  'ce  temps,  le  vizir,  impatient,  va  voir  si  l'on 
a  exécuté  ses  ordres,  et  c'est  lui  qui  est  jeté  dans  la  fosse  et  enterré 
vivant.  —  Un  peu  après,  le  jeune  homme  se  souvient  de  la  commis- 
sion ;  il  se  rend  à  la  maison  de  campagne,  oij  les  serviteurs  lui  disent 
<iuel  ordre  ils  ont  rem  et  exécuté.  Alors  le  jeune  homme  raconte  au 
roi  ses  aventures  et  les  trois  «  paroles  •..  Le  roi  lui  fait  un  riche  pré- 
sent et  le  prend  pour  vizir. 

On  nous  permettra  de  nous  arrêter  d'abord  sur  un  certain  détail 
de  ce  conte  souahili.  Il  nous  semble  que  ce  sera  jeter  quelque 
lumière  sur  la  question  de  la  migration,  de  la  propagation  des  contes 
à  travers  le  monde,  question  qui  est  au  fond  de  toute  cette  étude 
sur  la  légende  du  Page. 

Le  passage  que  nous  avons  en  vue  est  celui  où  le  vizir  ordonne 
de  jeter  dans  une  fosse  qu'il  a  fait  creuser  celui  'lui  viendra  à  tel 
moment,  auand  même  ce  sérail  lui,  le  vizir,  en  personne.  Ce  détail 
caractéristique  figure  également  dans  un  conte  recueilli  bien  loin  de 
l'île  de  Zanzibar,  en  Lithuanie  :  là  aussi,  un  riche  personnage,  nommé 
ZlotoluI),  qui  veut  se  défaire  d'un  pauvre  diable,  fait  creuser  une 
fosse  par  ses  serviteurs  et  h'ur  ordonne  d'y  jeter  celui  qui  viendra 
de  ce  côté,  fût-ce  un  de  ses  parents,  jûl-ce  lui  même.  La  victime  dési- 
gnée s'attarde  en  route  pour  rendre  service  au  prochain,  et  le  riche 
Zlotolub,  qui  s'est  hâté  d'aller  constater  la  mort  de  celui  qu'il  déteste, 
est  jeté  dans  la  fosse  et  on  l'y  enterre  (1). 

Ce  rapprochement  de  détail  nous  est  un  exemple  de  plus  à  l'appui 

(1)  Russische  Revue,  loc.  cit.,  p.  19».  —  Roinania,  loc.  cit.,  p.  188-189 


92  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

d'une  thèse  générale  que  l'on  peut  formuler  ainsi  •  Dans  les  contes 
populaires  de  l'Asie,  de  l'Europe,  du  Nord  de  l'Afrique,  il  n'est, 
pour  ainsi  dire,  pas  un  trait,  si  singulier  qu'il  semble,  qui  ne  se 
rencontre  qu'une  seule  fois,  comme  particularité  de  tel  récit  ;  on 
finira  toujours  par  retrouver  ce  même  trait  quelque  part  ailleurs, 
parfois  à  l'autre  itout  du  monde.  Et  ce  fait  deviendra  de  plus  en 
plus  impossible  à  contester,  à  mesure  que  seront  poussées  plus 
avant  les  investigations  dans  l'immense  domaine  du  folklore. 

Un  autre  passage  du  conte  souahili  nous  retiendra  plus  long- 
temps. Il  s'agit  de  la  troisième  «  parole  »  :  «  Si  tu  es  en  route  et  que 
«  tu  rencontres  quelqu'un  qui  te  prie  d'entrer  chez  lui,  fais-le,  s'il 
«  te  le  demande  par  trois  fois  (1).  » 

Il  y  a  là,  si  l'on  y  regarde  de  près,  une  forme  particulière  de  la 
maxime  du  conte  indien  :  «  Ne  refuse  point  le  repas  du  matin.  »  Dans 
le  conte  souahili,  comme  dans  le  conte  indien,  le  retard,  qui  pour 
le  héros  est  le  salut,  a  pour  cause  l'obéissance  absolue,  aveugle,  à  une 
maxime  bizarre  qui  lui  enjoint  d'accepter  une  certaine  invitation. 

Bizari'e  déjà  dans  le  conte  souahili  et  plus  encore  dans  le  conte 
du  Sud  de  l'Inde,  cette  maxime  Test  encore  davantage  dans  un 
second  conte  indien  (2),  où  elle  est  ainsi  formulée  :  «  Ne  refuse  jamais 
la  nourriture  prête.  »  Ici,  le  contraste  entre  l'absurdité  apparente 
du  moyen  providentiel  et  l'importance  du  résultat  éclate  plus  encore 
qu'ailleurs. 

Il  semble  que,  dans  l'Inde  même,  on  ait  voulu  adoucir  un  peu 
ce  contraste  violent,  et  le  premier  des  deux  contes  indiens,  celui  fie 
l'Inde  méridionale,  a  mis,  dans  la  fidélité  à  cette  singulière  maxime, 
quelque  chose  de  l'observance  d'un  rite  :  c'est,  en  efTet,  le  jeûne  du 
«  onzième  jour  »  (de  la  lune)  que  le  brahmane  est  invité  à  rompre, 
au  matin  du  douzième,  où,  paraît-il,  «  tout  Hindou  orthodoxe  est 
obligé  par  sa  loi  religieuse  à  rompre,  de  grand  matin,  le  jeûne  du 
jour  précédent  (3).  » 

(1)  Peut-être,  —  soit  dit  en  passant,  —  y  aurait-il  lieu  de  rattacher  directe- 
ment aux  contes  orientaux  du  type  de  celui-ci,  le  passage,  cité  plus  haut,  du  conte 
juif  du  moyen  âge,  où  le  célèbre  Moïse  Maiiiionidc  se  laisse  retarder  sur  sa  route 
par  une  pauvre  veuve,  qui  le  supplie  d'entrer  dans  sa  chaumière  pour  guérir  son 
enfant  malade.  En  présence  de  la  forme  si  voisine  que  nous  offre  le  conte  souahili,  il 
semble  que  le  conteur  juif  n'a  eu  qu'a  modifier  légèrement  une  forme  analogue, 
venue  à  sa  connaissance,  pour  faire  jouer  au  grand  médecin  de  sa  race,  dans  cet 
incident  capital,  un  rôle  approprié  à  sa  profession. 

(2)  W.  A.  (Houston  :  Popular  Tale^  and  Fictions,  their  Migrations  and  Trans- 
formations (Londres,  1887),  II.  i».  450. 

(3)  Voir  le  livre  indiqué  :  Taies  of  the  Sun,  p.  199,  note  1. 


LA   LÉGENDE   Dl'    PAGE   DE   SAL\TE    ELISABETH    DE    PORTUGAL  93 

Nous  allons  voir  maintenant  cette  maxime,  —  entendue  comme 
le  fait  le  conte  du  Sud  de  l'Inde  —  passer  dans  notre  Europe  et  s'y 
transformer  en  maxime  chrétienne.  Elle  est  entrée  ainsi  dans  le 
Ruodlieb,  ce  vieux  poème  germanico-latin  du  xi*'  siècle  qui  a  déjà 
attiré  notre  attention,  et  elle  y  est  devenue  la  onzième  des  maximes 
données  par  le  roi  au  héros  :  «  Ne  refuse  jamais,  si  quelqu'un  t'en 
«  prie  avec  insistance  pour  l'amour  du  doux  Ciirist,  de  rompre  le 
«  jeûne  :  car  tu  ne  le  rompras  pas  vraiment,  mais  tu  accompliras 
«  ses  préceptes  (1).  » 

Cette  maxime,  que  M.  F.  Seiler,  l'éditeur  du  Ruodlieb,  mettait 
à  part  (p.  47),  comme  ne  se  retrouvant  dans  aucun  conte,  est,  on  le 
voit,  tout  au  contraire,  la  traduction  ou  plutôt  l'adaptation  chré- 
tienne d'une  maxime  d'un  conte  indien,  et  elle  fait  lien  entre  l'Eu- 
rope et  l'Orient. 

Adaptation,  disons-nous  ;  car  cette  rupture  du  jeûne,  que  le  conte 
indien  présente  comme  l'accomplissement  d'un  rite,  est  devenue,  dans 
le  Ruodlieb,  un  simple  acte  de  condescendance  à  l'égard  du  prochain. 
Ce  qui  peut  étonner  —  l'étude  des  contes  réserve,  même  aux 
spécialistes,  tant  d'étonnements  !  —  c'est  de  lire,  dans  le  vieux 
poème  du  moine  de  Tegernsee,  cette  onzième  maxime  immédiate- 
ment à  la  suite  de  la  maxime  qui  enjoint  l'assistance  à  la  messe,  de 
la  maxime  devenue  classique  dans  tous  les  contes  européens  de 
cette  famille.  Le  Ruodlieb  présente  donc,  l'une  après  l'autre,  deux 
dérivations  christianisées  de  la  même  source  indienne. 

Dans  l'une,  la  ressemblance  extérieure  avec  l'original  est  si 
grande,  qu'à  première  vue  elle  paraît  une  identité  ;  et  pourtant, 
dans  cette  onzième  maxime  du  Ruodlieb,  le  précepte  indien  relatif 
à  la  rupture  du  jeûne  a  cessé  d'être  l'injonction  d'un  acte  de  la  vie 
religieuse  pour  devenir  quelque  chose  comme  la  solution  d'un  cas 
de  conscience.  Au  contraire,  l'autre,  beaucoup  moins  ressemblante 
en  apparence,  a  bien  conservé  ce  qui  est  vraiment  l'essentiel  dans  le 
conte  indien,  l'exhortation  à  tout  subordonner  à  l'accomplissement 
d'un  certain  acte  religieux  ;  car,  répétons-le,  chez  les  Hindous,  la 
rupture  du  jeûne,  au  matin  du  «  douzième  »  jour,  est  un  acte  religieux, 
comme  l'est,  chez  nous  autres  catholiques,  l'assistance  à  la  messe  (2). 

(1)  Abnuito  numquam,  si  te  cogens  homo  quisquam 
Oret  amore  \ni  jejunia  frangere  Christi  : 

Non  ea  nam  frangis,  sua  sed  mandata  rpplebis. 

(V,  519-521.) 

(2)  Quel  role  devait  jouer,  dans  le  Ruodlieh,  la  onzième  maxime,  c'est  ce  qu'il 
est  impossible  de  savoir,  le  poème,  —  comme  nous  l'avons  déjà  dit  à  propos  de  la 
dixième  maxime,  —  n'existant  qu'à  l'état  fragmentaire. 


94  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


Nous  poursuivrons  sur  d'autres  points  cet  examen  comparatif  ; 
mais  il  faut  avoir  encore  quelques  éléments  de  comparaison  de 
plus. 

Nous  indiquerons  donc  ici  d'autres  contes  orientaux  de  la  même 
famille,  qui  diffèrent  un  peu  des  précédents  par  les  circonstances 
amenant  le  dénouement. 

D'abord,  le  second  conte  indien  dont  nous  avons  cité  la  maxime  : 
«  Ne  refuse  jamais  la  nourriture  prête.  »  Là,  un  prince  qui  s'est 
expatrié  après  avoir  reçu  d'un  fakir  le  don  de  quatre  maximes, 
entre  autres  celle  qui  précède,  est  devenu  le  premier  ministre  d'un 
roi.  Comme  dans  les  contes  analogues,  la  reine,  qui  a  été  vue  par 
le  prince  dans  la  chambre  du  portier  du  palais,  accuse  le  prince 
auprès  du  roi  d'avoir  voulu  attenter  à  son  honneur,  et  l'innocent 
reçoit  mission  de  porter  au  frère  du  roi  une  lettre  ca«hetée  dans 
laquelle  le  roi  ordonne  de  mettre  à  mort  le  messager.  —  Au  nioment 
où  le  prince  va  partir,  sa  femme  lui  dit  de  manger  auparavant  ce 
qu'elle  lui  a  préparé,  et  le  prince,  se  souvenant  de  la  maxime  du 
fakir  :  «  Ne  refuse  jamais  la  nourriture  prête  «,  retarde  son  départ. 
Pendant  qu'il  mange,  le  portier  du  palais,  le  complice  de  la  reine, 
vient  le  trouver  pour  quelque  aiïaire  et  entend  parler  de  la  lettre. 
Il  s'offre  à  la  porter,  ayant  justement  à  faire  de  ce  côté,  et  le  frère 
du  roi  le  fait  décapiter  (1). 

Même  fin  dans  un  troisième  conte  indien,  recueilli  à  Mirzapour, 
dans  le  Nord  de  l'Inde  (2).  Mais  ici  le  calomnié,  qui  doit  porter  la 
lettre  fatale  au  kôlwal  (chef  de  la  police),  n'est  point  retardé  par  son 
obéissance  à  une  maxime  :  il  rencontre  tout  bonnement  sur  son 
chemin  l'esclave,  complice  de  la  reine,  lequel  lui  olïre  d'aller  porter 
la  lettre  au  kôlwal.  Ce  qui  peut  faire  penser  que  ce  passage  serait 
altéré  et  que  primitivement  la  maxime  y  aurait  figuré,  c'est  que  le 
héros,  roi  ruiné,  entré  au  service  d'un  autre  roi,  avait,  au  temps  de 
sa  prospérité,  acheté  diverses  maximes  à  un  mendiant,  et  notam- 
ment celle-ci,  qui,  dans  le  conte  de  l'Inde  méridionale,  est  jointe  à 
l'autre  :  «  N'él)ruite  la  faute  de  personne,  si  tu  peux  t'en  dispenser.  » 

Dans  un  conte  arabe,  faisant  partie  d'un  livre  intitulé  Les  sept 
Vizirs  (3),  il  n'est  plus  question  d'aucune  maxime,  et  si  Ahmed,  le 

(1)  W.  A.  Clouslon  :  Popular  Taies  and  Fictions,  loc.  cit. 

(2)  North  Indian  .Xotes  and  Queries,  aoùl  189'i,  p.  8'i-85. 

(3)  A.  Loiseleur-Deslongchainps  :  Essai  sur  les  Fables  indiennes  et  sur  leur  intro- 
duction en  Europe  (Paris,  1838),  p.  131  et  seq.  —  W.  Hertz,  op.  cit.,  p.  282-283. 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE   DE  SALNTE   ELISABETH   DE   PORTUGAL         95 

favori  du  sultan,  garde  le  silence  au  sujet  de  ce  qu'il  a  vu  dans  la 
chambre  du  harem  où  le  sultan  l'a  envoyé  chercher  certain  objet, 
le  conte  ne  dit  pas  que  ce  soit  par  obéissance  à  un  conseil  reçu. 
Quand  Ahmed,  accusé  par  la  iemme  coupable,  est  envoyé  à  tel 
endroit  par  le  sultan  porter,  sans  qu'il  s'en  doute,  le  message  de 
mort,  l'esclave  complice,  là  aussi,  lui  oft're  de  faire  la  commission  à 
sa  place  «  pour  l'amener  ainsi  à  désobéir  au  sultan  »  et  le  perdre  au- 
près de  lui.  II  s'ensuit  que  l'esclave  est  décapité  à  la  place  d'Ahmed, 
et  sa  tête,  déposée  dans  un  panier,  est  remise,  conformément  aux 
instructions  du  sultan,  à  un  second  messager,  lequel  se  trouve  être 
Ahmed  lui-même,  arrivant  pour  avoir  des  nouvelles  de  l'esclave, 
qu'il  ne  voit  pas  revenir  au  palais. 

Cette  tête  coupée  qu'apporte  au  roi  celui-là  même  qui  devait 
être  décapité,  c'est,  on  l'a  vu,  le  trait  final  du  synaxaire  gréco- 
russe,  de  la  légende  bulgare  et  du  conte  géorgien.  —  Le  conte  du 
Sud  de  l'Inde  présentait,  lui,  le  genre  de  supplice  qui  figure  dans 
tous  les  contes  européens  et  dans  la  légende  du  Page,  la  mort  dans 
cette  chaudière  d'huile  bouillante,  dont  le  four  à  chaux  ou  la  forge 
sont  de  simples  variantes. 


Dans  d'autres  contes  orientaux,  qui  ont  la  même  fin  que  ceux 
dont  nous  venons  de  donner  le  résumé,  va  apparaître  un  trait  que 
nous  n'avions  pas  encore  rencontré  en  Orient,  le  trait  de  Venvie, 
qui  pousse  le  ca'lomniateur  à  chercher  à  perdre  le  héros.  Mais,  dans 
ce  groupe  de  contes,  la  calomnie  ne  vise  aucunement  un  prétendu 
attentat  contre  la  reine  ;  le  héros  est  accusé,  de  la  même  façon  que 
dans  des  contes  européens  indiqués  plus  haut,  d'avoir  diffamé  le  roi. 

Ainsi,  dans  un  conte  turc  du  roman  des  Quarante  Vizirs  (1),  un 
envieux  dit  au  roi  qu'un  jeune  homme,  son  favori,  répand  partout 
le  bruit  que  le  roi  serait  lépreux.  Puis  il  invite  le  jeune  homme  à 
dîner  et  lui  fait  manger  d'un  mets  fortement  assaisonné  à  l'ail  ; 
après  quoi  il  lui  dit  que  cette  odeur  est  insupportable  au  roi  et  qu'il 
faudra,  en  s'approchant  de  lui,  se  mettre  la  manche  sur  la  bouche. 
Le  jeune  homme  le  fait,  et  cette  attitude  confirme  la  calomnie. 
Alors  le  roi  le  charge  d'aller  porter  à  tel  endroit  une  lettre  cachetée, 
qui  est  un  message  de  mort.  Mais  l'envieux,  voyant  dans  cette 
mission  un  témoignage  renouvelé  de  la  faveur  du  roi  à  l'égard  du 

(1)  W.  A.  Clouston  :  Popular  Taies  and  Fictions,  II,  p.  448  et  seq. 


96  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

jt'uiif  liomino.  oMienl  île  ce  dernier  d'aller  porter  à  sa  place  cette 
lettre  qui,  croit-il,  lui  vaudra  un  beau  présent.  Et  il  périt  ainsi, 
écorclié  vit. 

Même  nuirclie  du  récit,  à  ])eu  près,  dans  deux  autres  contes 
orientaux,  où  le  calomnié  est  accusé  auprès  du  roi  de  faire  passer 
celui-ci  pour  avoir  l'haleine  infecte,  un  conte  persan  (1)  et  un  conte 
des  Sonialis  de  la  côte  orientale  d'Afrique  (2).  Dans  ces  deux  contes, 
l'envieux  est  décapité,  et  il  en  est  de  même  dans  un  conte  kabyle, 
qui  présente  une  curieuse  particularité  (3). 

Dans  un  conte  indien  (4),  les  choses  ont  pris  une  tournure  de 
comédie,  plutôt  que  de  drame.  Aussi  bien  n'est-ce  pas  une  accusa- 
tion de  lèse-majesté  (jui  est  portée  contre  certain  fakir,  pension- 
naire bien  rente  d'un  roi.  Ce  dont  l'accuse  un  envieux,  le  gourou 
du  roi  —  son  chapelain,  si  l'on  veut  —  c'est  d'être  un  grand  ivrogne. 
Et  le  pauvre  fakir  paraît  donner  raison  à  cette  accusation,  lorsqu'il 
se  présente  devant  le  roi  en  détournaid.  la  tête  par  respect,  selon  le 
conseil  perfide  du  gourou.  Là  aussi,  le  fakir  est  envoyé  porter  une 
lettre  au  frère  du  roi,  et  le  gourou,  croyant  que  ses  machinations 
n'ont  pas  eu  de  succès  et  que  la  lettre  confère  des  avantages  au 
porteur,  se  fait  remettre  cette  lettre  par  le  fakir  et  la  porte  lui-même 
chez  le  frère  du  roi,  qui  le  fait  vigoureusement  fustiger,  puis  pro- 
mener dans  un  attirail  ridicule  à  travers  les  rues,  jusqu'au  moment 
où  la  reine,  voyant  passer  le  cortège,  va  demander  au  roi  ce  que  cela 
signifie.  Finalement,  après  enquête,  le  gourou  est  mis  à  la  porte,  el 
le  fakir  installé  dans  le  palais. 

(1)  W.  A.  Clouston  :  Some  Persian  Taies  froin  varions  Sources  (Glasgow,  1892), 
n»IV. 

(2)  Léo  Reinisch  :  Die  Somali  Sprache  (Vienne,  1900),  p.  136. 

.  (.S)  Dans  ce  conte  kabj'le  (  Recueil  de  contes  populaires  de  la  Kabylie  du  Djurdjura, 
publié  en  1882,  par  le  R.  P.  J.  Rivière,  p.  37),  le  dénouement  qui  nous  occupe  est 
rattaché  à  une  première  partie,  appartenant  h  une  autre  famille  de  contes  que 
nous  avons  longuement  étudiée,  en  1886,  dans  nos  Contes  populaires  de  Lorraine 
(remarques  sur  le  n"  ').  Mais  il  ne  faudrait  pas  croire  que  les  Kabyles  seraient  les 
auteurs  de  cette  combinaison,  de  cette  alliance  entre  les  deux  familles  de  contes  : 
elle  est  arrivée  chez  eux  toute  faite  par  le  canal  des  Arabes  et  des  autres  peuples 
mu'îulmans,  intermédiaires  entre  l'Inde  et  le  Nord  de  l'Afrique.  Elle  existe,  en  eiïet, 
dans  deux  contes  indiens  :  l'un,  qui  a  été  jadis  inséré  par  un  Hindou  de  la  secte 
bouddhique  des  Jainas  dans  son  livre  le  Kathâkoça  ou  le  «  Trésor  des  contes  »  (The 
Kathâkoça,  or  Treasure  of  Stories,  traduction  de  C.  H.  Tawney,  Londres,  1895, 
p.  160  et  seq.)  ;  l'autre,  qui  a  été  recueilli  dans  le  Nord  de  l'Inde  (North  Jndian 
Aotes  and  Queries,  mars  iS9l),  [>.  212,  n"  472).  —  Il  serait  trop  long  d'entrer  ici 
dans  le  détail. 

(4)   W.  A.  Clou.ston  :  Popular  Taies  and  Fictions,  II,  p.  452. 


LA   LÉGENDE   DU   PAGE   DE  SAINTE   ELISABETH   DE   PORTUGAL  97 


Revenons  au  conte  du  Sud  de  l'Inde,  à  ce  conte  dont  l'excellent 
état  de  conservation  nous  a  permis  de  rectifier  les  altérations  du 
synaxaire  gréco-russe,  évidemment  dérivé  de  la  même  source,  et 
d'en  combler  les  lacunes. 

En  rapprochant  ce  conte  indien  du  groupe  de  contes  européens 
qui  a  donné  naissance  à  la  légende  du  Page,  on  remarquera  assuré- 
ment quelques  différences  ;  mais,  si  l'on  examine  les  choses  de  près, 
on  se  convaincra  que  ces  difîérences  ne  portent  nullement  sur  le 
fond  même  du  récit,  sur  la  marche  des  événements  principaux.  Soit 
que  l'accusation  lancée  contre  l'innocent  d'avoir  voulu  attenter  à 
l'honneur  de  la  reine  ait  pour  mobile  Venvie,  comme  dans  la  légende 
du  Page  et  dans  les  contes  européens  similaires  ;  soit  que,  comme 
dans  les  contes  orientaux  et  dans  le  synaxaire  gréco-russe,  cette 
accusation  injuste  ait  pour  but  de  masquer  une  faute  très  réelle 
de  la  reine  elle-même,  l'accusation  est  la  même,  ici  et  là,  et  la  suite 
des  aventures  n'en  subit  aucun  changement.  Ici  et  là,  le  roi  veut 
venger  l'outrage  sur  celui  qu'ici  et  là  il  croit  être  coupable  et  qui 
est  innocent. 

Pour  s'expliquer  comment  se  sont  produites  les  modifications, 
beaucoup  moins  profondes  qu'elles  ne  paraissent,  qui  distinguent 
du  conte  indien  la  légende  du  Page  et  autres  contes  européens,  il 
suffît  de  constater  que,  dans  ces  contes,  appartenant  à  ce  que  nous 
avons  appelé  la  première  branche  de  la  famille,  il  s'est  introduit  un 
élément  provenant  d'une  branche  voisine,  celle  où  le  calomnié  est 
accusé  d'avoir  aiffamé  le  roi  en  disant  cju'il  est  lépreux  ou  qu'il  a 
l'haleine  infecte.  Cet  élément,  c'est  Venvie. 

Or,  voyez  les  conséquences  de  l'introduction  de  cet  élément  dans 
le  cadre  du  conte  indien  ou  du  synaxaire.  Si,  dans  le  drame,  le 
personnage  que  frappera  au  dénouement  le  coup  destiné  à  l'inno- 
cent calomnié,  est  présenté  comme  un  envieux,  c'est  chose  naturelle 
qu'il  ait  le  rôle  de  calomniateur,  et  de  calomniateur  calomniant 
uniquement  par  envie.  Ce  serait  une  complication  inutile  qu'il  fût 
en  même  temps  un  coupable,  coupable  du  crime  même  dont  il 
accuse  l'innocent,  et  que  la  calomnie  fût  lancée  non  pas  seulement 
par  ce  motif  très  suffisant  de  l'envie,  mais  aussi  dans  le  dessein 
d'écarter  un  témoin  redouté  {motif  unique  dans  le  conte  indien  et 
dans  le  synaxaire).  —  Le  fait  de  l'adultère  disparaît  donc  tout 
naturellement,  et  la  reine  qui,  dans  le  conte  indien  et  dans  le  sy- 

7 


98  ÉTLDtS   FOLKl.UlUnllîS 

naxaire,  était  ui»  personnage  important,  l'autour  même  de  la  calom- 
nie, passe  à  l'arrière-plan. 

De  même,  tel  des  conseils  paternels  doit  disparaître  aussi.  Non 
pas,  bien  entendu,  le  conseil  relatif  à  la  participation  à  un  acte 
religieux  —  car  celui-là  est  le  pivot  du  drame  —  mais  le  conseil  de 
ne  pas  dire  ce  qu'on  a  vu  :  il  n'y  a  plus,  en  effet,  rien  de  criminel  à 
voir  et  à  taire. 


Abordant  un  dernier  groupe  de  contes  orientaux  et  nous  éloi- 
gnant toujours  davantage  de  la  légende  du  Page,  nous  ne  rencon- 
trerons plus  de  calomnie,  ni  par  conséquent  de  calomniateur  pro- 
videntiellement ]iuui.  Le  grand  personnage  qui  envoie  le  héros  à  la 
mort  ne  le  fait  point  parce  qu'il  aurait  été  trompé  sur  son  compte 
jtar  de  faux  rapports  ;  c'est  spontanément  qu'il  agit,  poussé  par 
i'égoïsme.  C'est  donc  lui-même  qui  sera  puni  par  l'action  provi- 
dentielle, et,  s'il  ne  l'est  pas  en  sa  projne  personne,  il  le  sera  dans  la 
personne  de  l'être  qui  lui  est  le  plus  cher,  de  son  fils. 

Dans  un  conte  indien  du  Bengale  (1),  le  ministre  d'un  roi,  crai- 
gnant d'être  supplstnté  dans  la  faveur  de  son  maître  par  certain 
jeune  garçon,  charge  celui-ci  d'une  lettre  qui  ordonne  de  mettre  à 
mort  le  porteur.  Sur  son  chemin,  le  jeune  garçon  rencontre  un  enfant, 
le  fils  du  ministre,  qui  lui  demande  de  lui  cueillir  un  bouquet,  lui 
disant  de  le  faire  immédiatement,  pendant  que  lui-même  ira  porter 
la  lettre.  Et  ainsi  l'enfant  meurt  victime  de  l'ordre  sanguinaire  de 
son  père. 

D'autres  contes  indiens  —  fixés  par  écrit,  ceux-là,  depuis  long- 
temps (2)  —  nous  montrent  un  homme  riche  et  puissant  poursuivant 
de  sa  haine  implacable  et  sournoise  un  jeune  homme  d'humble 
condition,  dont  une  prédiction  fait  le  futur  possesseur  de  tous  ses 
biens.  Après  avoir  plusieurs  fois  essayé  traîtreusement  de  faire 
périr  ce  jeune  homme,  il  finit  par  l'envoyer  offrir  un  sacrifice  dans 
un  certain  temple,  où  des  gens  apostés  doivent  le  tuer.  Le  jeune 
homme  part  sans  défiance  et  rencontré  en  chemin  le  fils  de  son 
ennemi,  qui,  pf»ur  une  raison  ou  pour  une  autre,  s'offre  à  aller  au 
temple  à  sa  plaee  et  y  périt  (3). 

(1)  Indian  Aniiqiiart/,  187'i,  p.  320. 

(2)  Conte  du  Jaimini  Bliarata,  traduit  dans  les  Monatsherichie  der  Akademie  zu 
lierlin,  1869,  p.  10  ;  —  conte  du  recueil  déjà  mentionné,  le  Kaihàkoça,  p.  160. 

(3)  Otte  forme  particulière  de  notre  conte  est  parvenue,  elle  aussi,  en  Europe. 
Nous  nous  bornerons  à  signaler  ici,  comme  très  intéressant,  un  conte  albanais  qui 


LA   LÉGENDE   DU   PAGE   DE  SAINTE   ELISABETH   DE   PORTUGAL         99 

\'ieni  enfin  un  conte  étrange,  faisant  partie  du  recueil  indien  le 
Kâiha-Saril-Sâgara,  «  l'Océan  des  Fleuves  de  Contes  »,  rédigé  en 
sanscrit  par  Somadeva  de  Cachemire,  au  xi^  siècle  de  notre  ère, 
d'après  un  recueil  plus  ancien,  écrit  en  langue  vulgaire  (1)  : 

Un  pauvre  brahmane,  nommé  Phalabhouti,  a  reçu  d'une  divinité 
le  conseil  d'aller  se  placer  à  la  porte  du  palais  du  roi  et  de  réciter 
sans  cesse  cette  formule  (laquelle,  comme  on  va  voir,  est  tout  à  fait 
celle  du  brahmane  du  premier  des  contes  indiens  que  nous  avons 
résumés  ici)  :  «  Celui  qui  sème  le  bien  récoltera  le  l.)iea  ;  celui  qui 
sème  le  mal  récoltera  le  mal.  ^)  Phalabhouti  obéit,  et  le  roi  le  prend 
en  amitié.  —  Un  jour,  la  reine,  adepte  d'une  secte  aux  rites  atroces, 
parvient  à  persuader  le  roi  qu'il  obtiendra  une  puissance  sans 
l)ornes,  s'il  prend  part  à  une  certaine  cérémonie  dans  laquelle,  après 
avoir  iaimolé  une  victime  humaine,  on  en  mange  la  chair.  Un  cui- 
sinier recevra  des  ordres  à  ce  sujet,  et  il  sacrifiera,  pour  apprêter 
le  mets  magique,  celui  qui  viendra  lui  dire  de  la  part  du  roi  de  pré- 
parer le  repas  convenu.  Le  brahmane  Phalabhouti  est  la  victime 
désignée  par  la  reine,  et  il  est  envoyé  au  cuisinier.  Mais,  à  peine 
sorti,  il  rencontre  le  jeune  fils  du  roi,  qui  le  prie  de  s'occuper  sans 
retard  de  lui  faire  fabriquer  des  pendants  d'oreille  :  lui-même  ira 
faire  la  commission  au  cuisinier.  Et  c'est  ainsi  que,  dans  l'horrible 

se  rapproche  beaucoup  des  contes  des  deux  livres  indiens  (A.  Dozon  :  Contes  alba- 
nais, Paris,  1881,  p.  96  et  seq.).  —  On  remarquera,  dans  ce  conte  albanais,  une  bien 
curieuse  combinaison  des  deux  formes  les  plus  habituelles  du  dénouement.  C'est 
chez  un  forgeron,  comme  dans  Ribadeneyra  et  dans  Schiller,  que  le  héros,  devenu 
par  un  singulier  concours  de  circonstances  (le  même,  à  peu  près,  que  dans  les  deux 
contes  indiens)  gendre  de  celui-là  môme  qui  cherche  à  le  faire  périr,  est  envoyé  par 
le  pacha,  son  beau  père.  Mais  l'ordre  que  le  forgeron  a  reçu  préalablement  n'est 
pas  de  jeter  dans  sa  fourna'se  le  jeune  homme  qui  viendra  de  la  part  du  pacha  ;  il 
doit  l'assommer  d'un  coup  de  marteau  et  remettre  à  un  second  envoyé  la  tête  empa- 
quetée dans  un  mouchoir.  Le  héros  ayant  été  mis  en  retard  par  sa  femme,  le  fils 
du  pacha  se  dit  qu'il  vaut  mieux  faire  la  commission  lui-même,  et  c'est  sa  tête  qui 
est  ensuite  apportée  au  pacha  par  celui  qui  devait  être  la  victime. 

Ajoutons  seulement  que,  dans  un  conte  grec  modtrne  très  voisin  (J.-G.  von 
Hahn  :  Griechische  und  albanesische  Maerchen,  Leipzig,  1864,  n"  20),  c'est  le  grand 
personnage  lui-même  qui  est  tué  par  le  gardien  de  la  vigne  où  il  avait  envoyé  son 
gendre  cueillir  du  raisin,  et  le-jeune  homme  est  sauvé  parce  que,  dans  son  empresse- 
ment, il  a  devancé  l'heure  assignée  au  gardien.  (Le  conte  albanais  met,  après  l'his- 
toire de  la  forge,  une  histoire  finale  où  le  pacha  est  tué  à  la  place  de  son  gendre.)  — 
Il  est  intéressant  de  constater  que,  dans  un  conte  et  dans  une  légende  arabes,  résu- 
més par  M.  W.  Hertz  (o/..  cit.,  p.  281-282),  c'est  aussi  celui  qui  a  donné  l'ordre  qui 
en  est  la  victime.  Le  conte  arabe  reflète  les  contes  de?  deux  livies  indiens  ;  la  légende 
est  beaucoup  plus  simple  ;  elle  met  en  scène  Mahomet  et  son  oncle,  ennemi  de 
rislam ,  qui  périt  dans  le  puits  où  il  avait  ordonné  de  jeter  le  premier  qui  s'en  appro- 
cherait pendant  la  nuit,  pensant  que  ce  serait  le  «  prophète  »,  à  qui  il  avait  dit 
d'aller  de  ce  côté. 

(1)  Sur  la  date  de  l'ouvrage  de  Somadeva,  voir  Journal  asiatique,  1888,  p.  58. 


100  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

festin,  le  père  mange  sans  le  savoir  la  cliair  de  son  enfant.  Quand 
la  vérité  lui  est  connue,  il  veut  expier  son  crime  et  monte  sur  le 
bûcher  avec  la  reine,  après  avoir  transmis  la  couronne  au  brah- 
mane Phalabhouti  (1). 

Ainsi,  dans  ce  dernier  groupe  de  contes,  il  n'y  a  plus,  pour  faire 
lien  avec  la  légende  du  Page  et  avec  les  contes  plus  complets  dont 
elle  est  issue,  qu'un  seul  trait  caractéristique,  la  substitution  de 
pei-sonne  qui  sauve  la  victime  désignée.  Il  n'y  manque  pas  seulement 
l'accusation  calomnieuse,  de  quelque  nature  qu'elle  soit  (nous 
l'avons  déjà  fait  remarquer),  mais  aussi  le  bon  conseil,  la  maxime 
dont  l'observation  rigoureuse  est  pour  le  héros  le  salut. 


IV. 

LE    CONTE    INDIEN    DES    «    BONS    CONSEILS    » 

Il  nous  reste  à  jeter  un  coup  d'oeil  rapide  sur  ce  thème  bien  indien 
des  Bons  Conseils. 

Quoique,  dans  l'Inde,  cette  terre  des  contes,  on  n'ait  encore  tait 
jusqu'à  présent  que  glaner,  on  a  pu  déjà  y  former  toute  une  gerbe 
de  contes  se  rapportant  à  ce  thème,  dont  l'idée  générale  a  donné 
naissance  à  des  récits  de  deux  sortes. 

Dans  les  uns,  des  conseils,  légués  par  un  père  ou  achetés  à  prix 
d'or,  sauvent  la  vie  et  font  la  fortune  de  celui  qui  les  suit. 

Dans  les  autres,  ces  conseils,  que  celui  qui  les  a  reçus  méprise 
systématiquement  pour  les  mettre  à  l'épreuve,  se  démontrent  vrais 
par  les  conséquences  qui  résultent  de  ce  mépris. 

Un  spécimen  excellent  des  contes  de  la  première  catégorie,  c'est 
précisément  ce  conte  du  Sud  de  l'Inde  que  nous  avons  rapproché 
des  contes  européens  dérivés  de  la  même  source,  synaxaire  gréco- 
russe,  exempta  des  sermonnaires  occidentaux  et  autres  moralisaiions, 
qui  sont  devenues  la  légende  du  page  de  sainte  Elisabeth  de  Portugal. 

Quant  à  la  seconde  catégorie,  nous  avons  étudié  longuement, 
dans  nos  remarques  sur  un  de  nos  Contes  populaires  de  Lorraine 
(no  67).  un  conte  qui  y  rentre  entièrement  et  qui  a  pénétré  en  Europe, 

(1)  Die  Maerchensainmlung  des  Somadeca  Bhatta  ans  Kaschmir,  traduction 
allemande  des  cinq  [.remiers  livres  par  Hermann  Brockhaus  (Leipzig,  1843),  t.  II, 
p.  4 G  et  scq.  —  Kâtha  Sarit  Sahara  or  Océan  of  the  Slreams  oj  Stonj,  traduction 
anglaise  compK-te  par  C.  H.  Tawney  (Calcutta,  1880-188:),  t.  I,  p.  152  et  seq. 


LA   LÉGENDE   DU   PAGE  DE  SAINTE   ELISABETH   DE  PORTUGAL       101 

soit  muni  de  tout  son  appareil  de  conseils,  soit  n'en  ayant  conservé 
que  le  principal,  celui  qui  amène  le  dénouement  :  «  Ne  pas  confier 
de  secret  à  sa  femme.  »  Il  suffira  de  donner  ici  les  conseils  d'un  conte 
afghan,  venu  évidemment  de  l'Inde  :  «  Ne  jamais  confier  de  secret 
«  à  sa  femme  ;  ne  pas  se  lier  d'amitié  avec  un  cipaye  (soldat)  ; 
«  ne  pas  planter  d'arbre  épineux  dans  sa  cour  »,  et  de  les  mettre  en 
parallèle  avec  les  conseils  de  certain  conte  sicilien  :  «  Ne  pas  confier 
«  de  secret  aux  femmes  ;  ne  pas  prendre  de  sbire  pour  compère  ; 
«  ne  pas  louer  de  maison  où  il  y  ait  une  treille  »  (  «  ne  pas  planter 
de  sapin  dans  sa  cour  »,  dit  un  conte  allemand  analogue,  recueilli 
dans  la  principauté  de  Waldeck)  (1). 

D'autres  contes  indiens  juxtaposent  des  éléments  emprunlés 
aux  deux  catégories  (2). 

Enfin,  dans  une  catégorie  à  part,  un  conseil  se  montre  salutaire 
par  contre-coup,  si  l'on  peut  ainsi  parler  ;  il  impressionne,  il  fait 
réfléchir  non  point  celui  qui  l'a  acheté,  mais  son  ennemi,  et  il 
arrête  la  main  de  celui-ci,  prête  à  frapper. 

U  y  a  lieu,  croyons-nous,  de  nous  étendre  un  peu  sur  ce  dernier 
type  de  conte  ;  car  il  nous  semble  qu'en  le  suivant  à  travers  ses 
diverses  variantes,  en  passant  de  l'une  à  l'autre,  nous  finirons  par 
arriver  à  ce  qui  pourrait  bien  être  l'idée  première,  embryonnaire, 
d'où  serait  issue  toute  cette  nombreuse  lignée,  rangée  sous  le  nom 
collectif  de  Conte  des  Bons  Conseils. 


(1)  Le  Ruodlleb-s.  aussi,  parmi  ses  douze  conseils,  celui  du  secret,  un  peu  mo- 
difié (V,  vers  493-i97). 

(2)  .Jusqu'à  ces  derniers  temps,  on  pouvait  se  demander  si  le  conte  de  ce  genre 
qui  a  été  recueilli  le  plus  souvent  dans  Tlnde  était  jamais  sorti  de  son  pays  d'ori- 
gine, du  moins  dans  sa  forme  complète  :  nous  n'en  avions,  en  eiïet,  trouvé,  hors  de 
l'Inde,  qu'un  seul  trait,  parvenu  en  Europe.  Et  voilà  que  ce  conte,  avec  l'ensemble 
de  ses  maximes,  tel  que  nous  le  rencontrons,  par  exemple,  dans  le  Sud  de  l'Inde 
(Indian  Antiquarv,  1890,  n"  32  du  Folklore  in  Sonihern  India),  nous  apparaît,  chez 
ces  .africains,  tout  pénétré  d  éléments  arabes,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  les 
Souahili  de  l'ile  de  Zanzibar  (C.  Velten  :  Maerchen  und  Erzaehhinsen  de^  Suaheli. 
Stuttgart,  1898,  p.  172  et  seq.  —  Cf.  le  conte  p.  l."2  et  seq.).  Là,  comme  dans  l'Inde, 
un  roi  vérifie  à  ses  dépens  la  vérité  de  certaines  maximes  ou  observations  morales 
qu'il  a  achetées  :  ne  pas  envoyer  sa  femme  pour  un  long  temps  chez  ses  parenL'; 
à  elle  ;  ne  pas  aller  trouver  sa  sœur  mariée,  si  on  est  dans  l'adversité,  etc.  Et  il  est 
sauvé  de  la  mort  par  cette  maxime,  positive,  celle-là  :  Ce  qu'on  a  dans  sa  ceinture 
est  un  trésor,  et  non  pas  ce  qu'on  a  dans  son  coffre  à  la  maison  ;  autrement  dit  : 
En  voyage,  aie  toujours  sur  toi  de  l'or  ou  des  joyaux.  —  La  maxime  que  nous 
avions  notée  en  Europe,  dans  un  conte  irlandais,  e<^t  celle  qui  est  relative  à  la  sœur  : 
dans  ce  conte,  comme  dans  les  contes  indiens,  un  prince  se  déguise  en  mendiant 
et  se  présente  ainsi  chez  sa  sœur,  mariée  et  grande  dame,  laquelle  refuse  de  le  rece- 
voir et  lui  donne  en  aumône  une  misérable  pitance  (Voir,  dans  P.  Kenned.y  :  Legen- 
dary  Fictions  nj  the  Irish  Celts,  Londres,  1866,  p.  73,  le  conte  des  trois  conseils  d'un 
roi  à  son  fils,  tiré  d'un  manuscrit). 


10-2  ÉTUDES  roLKLUlUuLES 

Au  xiu'^  ^u•^k•,  Tautour inconnu  des  Gesta  Roinanonim  raconte{l) 
comment  un  empereur  achète  à  un  marchand,  qui  est  venu  les  lui 
proposer,  trois  maximes  de  sagesse  (1res  sapienlias).  La  première 
est  celle-ci  :  «  Quoi  que  tu  fasses,  agis  prudemment  et  réfléchis  aux 
conséquences.  »  fOiiidijuid  agas,  priidenter  agas  el  respice  finem.) 
L'empereur  lait  écrire  cette  maxime  partout  dans  son  palais,  et 
même  sur  son  linge.  Un  jour,  son  barbier  vient  pour  le  raser  ;  à  peine 
a-t-il  commencé  que  ses  yeux  tombent  sur  la  maxime  brodée  sur 
la  serviette  qu'il  vient  de  nouer  autour  du  cou  de  l'empereur.  Aussi- 
tôt il  se  met  à  trembler,  il  laisse  échapper  de  sa  main  le  ra^^oir  et  se 
jette  aux  pieds  de  l'empereur  en  lui  confessant  que,  soudoyé  par 
des  mécontents,  il  allait  lui  coujier  la  gorge,  quand  il  a  lu  la  maxime 
et  réfléchi  aux  conséquences.  Et  l'empereur  se  dit  qu'il  n'a  pas  payé 
trop  cher  cette  maxime  au  marchand  (2). 

Une  histoire  analogue  se  rencontre  dans  un  conte  arabe  :  il  s'agit 
là  d'un  chirurgien  qui,  appelé  à  saigner  le  roi,  allait  lui  ouvrir  la 
veine  avec  une  lancette  empoisonnée  que  lui  avait  remise  le  jfre- 
mier  vizir,  ennemi  de  son  maître,  quand  il  aperçoit,  gravée  sur  le 
bassin,  cette  maxime,  achetée  par  le  roi  :  «  Quand  on  commence 
une  chose,  il  faut  en  prévoir  les  conséquences.  »  —  Même  histoire, 
à  peu  près,  dans  un  conte  turc,  où  c'est  un  barbier  qui  devait  sai- 
gner le  roi  (3). 

Chez  les  Birmans,  qui  ont  reçu  toute  leur  littérature  de  l'Inde, 
nous  trouvons  une  forme  spéciale  de  ce  thème  dans  un  livre  intitulé 


(1)  Chap.  cm,  p.  131  de  l'édition  de  Hermann  Œsterley  (Berlin,  18T2). 

(2)  Un  autre  livre  du  xiii*  .siècle,  le  livre  d'Etienne  de  Bourbon,  déjà  cité,  con- 
tient ce  même  conte  avec  une  introduction  qui  mérite  qu'on  s'\-  arrête  un  instant 
(p.  77  de  l'édition  Lecoy  de  la  Marche)  :  Un  jour,  un  prince  était  allé  à  la  foire.  En 
regardant  li^s  boutiques,  il  en  voit  une,  richement  ornée,  mais  sans  aucun  étalage 
de  marchandises.  Il  y  entre  et  se  trouve  en  présence  d'un  vieillard  assis  et  occupé 
à  lire.  Ce  vieillard  dit  au  prince  qu'il  vend  les  choses  les  plus  précieuses  et  les  plus 
utiles  de  l;i  fnire  :  ses  marchandises  sont  la  sagesse  et  la  prudence.  Le  prince  achète 
pour  cent  livres  la  maxime  qui,  plus  tard,  lui  sauvera  la  vie.  —  Chose  curieuse, 
cette  introduction  est,  pour  le  fond,  identique  à  colle  du  premier  conte  des  Souahili 
de  Zanzibar,  que  nous  avons  résumé  plus  haut  (p.  92)  et  dont  nous  avons  indiqué 
l'origine  indienne.  Dans  ce  conte,  le  vendeur  des  «  trois  paroles  »  s'est,  lui  aussi, 
construit  une  boutique,  et  il  y  attend,  assis,  les  chalands.  Et,  quand  on  lui  demande 
ce  qu'il  a  à  vendre,  il  répond  :  "  Je  vends  les  paroles  des  derniers  conseils  •  (c'est- 
à-dire  les  trois  conseils  qu'il  a  reçus  de  son  père  mourant).  —  Le  récit  d'Etienne  de 
Bourbon  se  retrouve,  littéralement^reproduit  (i./6.  lU,  Pars  P,  Distinctio  A),  dans  le 
Spéculum  morale,  composé,  paraît-il,  entre  les  années  1310  et  1320,  et  qui,  dans  de 
vieilles  éditions  imprimées,  est  venu  s'ajouter  au  Spéculum  naturale.  doctrinale  et 
hisioriale  au  célèbre  dominirain  du  mm*'  siècle.  Vincent  de  Peauvais.  -—  (Voir,  i  ce 
nom.  la  seconde  édition  du  Kirchenlexikon  de  Wetzer  et  Welle.) 

'''■•    \y   A.  Clou^ton  :  l'opular  Taies  and  Fictions,  II,  p.  317-318. 


LA  LÉGENDE   DU   PAGE   DE   SAINTE   ELISABETH  DE   PORTUGAL       103 

Les  Paraboles  de  Bouddha ghosha  (1)  :  Un  jeune  homme  de  Bénarès 
va  pour  étudier  dans  le  pays  de  Jakka-Silâ  ;  mais,  comme  il  est 
très  borné,  il  ne  peut  rien  apprendre.  Quand  il  prend  congé  de  son 
maître,  celui-ci  lui  enseigne  un  charme  ainsi  formulé  :  «  Que  faites- 
vous  là  ?  que  faites-vous  là  ?  Je  connais  vos  desseins.  »  Et  il  lui  dit  de 
le  répéter  sans  cesse.  Le  jeune  homme  retourne  à  Bénarès,  et,  après 
une  aventure  où  le  charme  a  fait  mervoille,  il  vend  ce  charme  au 
roi  pour  mille  pièces  d'or.  —  Peu  de  temps  après,  le  premier  minis- 
tre, ayant  conçu  le  dessein  d'attenter  à  la  vie  du  roi,  gagne  à  prix 
d'argent  le  barbier  du  palais,  afin  qu'il  coupe  la  gorge  au  roi,  la 
première  fois  qu'il  le  rasera.  Le  barbier  est  au  moment  de  le  faire, 
quand  le  roi,  pensant  au  charme,  se  met  à  le  réciter  :  «  Que  faites- 
vous  là  ?  que  faites-vous  là  ?  Je  connais  vos  desseins.  »  Le  barbier 
laisse  échapper  de  sa  main  le  rasoir  et  tombe  aux  pieds  du  roi,  à  qui 
il  révèle  le  complot.  Le  roi  donne  une  grande  récompense  au  jeune 
homme  (jui  lui  a  vendu  le  charme,  et  il  fait  de  lai  son  premier 
ministre  (2). 

Avec  un  conte  recueilli  dans  l'île  de  Ceylan,  cette  vieille  dépen- 
dance de  l'Inde,  nous  allons  faire  un  grand  pas  vers  la  forme  pri- 
mitive du  conte,  tout  au  moins  en  ce  qui  regarde  l'origine  du 
charme  (3)  :  Un  roi  a,  parmi  ses  ministres,  un  homme  simple  et 
illettré,  qu'il  aime  beaucoup.  Les  autres  ministres,  jaloux,  suggè- 
rent au  roi  l'idée  de  demander  à  eux  tous,  et  à  son  favori  comme 
aux  autres,  l'hommage  d'une  pièce  de  vers.  Voilà  le  pauvre  ministre 
fort  embarrassé..  Pendant  qu'il  est  assis  sur  un  rocher,  dans  la  cam- 
pagne, il  voit  un  bufïle  qui  vient  se  frotter  le  cou  et  les  cornes 
contre  le  rocher.  Aussitôt  une  phrase  (un  vers  dans  l'original;  lui 
vient  à  l'esprit  :  «  Est-ce  que  je  ne  sais  pas  pourquoi  tu  aiguises  ton 
rasoir  ?  »  Ce  vers,  il  le  récite  au  roi.  Le  roi  le  retient  et  prend  plaisir 
à  le  répéter  :  il  le  répète  notamment  devant  son  barbier,  le  jour  où 
celui-ci  allait  lui  couper  la  gorge,  et  le  barbier,  se  croyant  découvert, 
livre  les  conspirateurs. 

A  Mirzapour,  dans  l'Inde  septentrionale,  on  a  noté  la  variante 
suivante  (1)  :  Vn  imjtécile,  frère  d'un  homme  intelligent,  se  pn'senle 
à  un  roi  pour  entrer  à  son  service  ;  interrogé  sur  ce  qu'il  sait  faire, 


(1)  Buddhaghosha's   Parahles,   translaled  from   Burmese  by  Captain    T.    Rogers 
(Londres,  1870),  p.  68  et  seq. 

(2)  Voir,  dans  nos  Contes  populaires  de  Lorraine  (t.  II,  p.  195-196)  l'ensemble 
de  ce  conte  birman. 

(3)  The  Orientalist  (Kandy,  Ceylon),  vol.  II,  année  1885,  p.  174. 

(4)  \orlk  Indian  Xotes  and  Queries,  août  1895,  p.  82,  n°  197. 


104  ltlUii:s    I  ULKI.UHKJLLS 

il  répond,  ajui--.  a\uir  bien  cherché,  qu'il  sait  faire  des  vers  et  jouer 
de  l'éventail.  Le  roi  l'accepte.  Mis  en  dimieure,  un  jour,  de  réciter 
une  poésie  de  sa  façon,  l'imbécile  s'en  va  sous  un  arbre  pour  réflé- 
chir. Il  est  là  immobile  comme  une  souche,  lorsque  des  porcs  vien- 
nent se  frotter  contre  lui.  L'imbécile  les  laisse  faire  quelque  temps, 
puis  il  dit  :  «  Vous  avez  beau  frotter  et  frotter  ;  je  connais  votre 
malice.  >;  Or,  par  l'efTet  du  hasard,  cette  suite  de  mots  se  trouvait 
être  un  vers.  Le  nouveau  poète  retourne  au  palais^  où  le  barbier  de 
la  cour  est  en  train  de  repasser  son  rasoir  devant  le  roi,  qu'il  va 
raser.  Quand  l'imbécile  récite  son  vers,  le  barbier  pâlit,  se  jette  aux 
pieds  du  roi  et  lui  avoue  que  son  rasoir  était  empoisonné.  Le  tréso- 
rier qui  l'avait  poussé  au  crime  est  exécuté,  et  l'imbécile  est  mis  à 
sa  place.  —  Quand  ensuite  il  s'agit  pour  lui  de  montrer  comment 
il  sait  jouer  de  l'éventail,  il  a  encore  cette  chance  que  sa  maladresse 
même  lui  est  avantageuse  et  sauve  la  vie  du  roi.  Nomnié  vizir,  il  fait 
venir  son  frère,  l'homme  intelligent,  qui  est  tombé  dans  une  pro- 
fonde misère,  et  il  lui  dit  :  «  Le  Destin  gouverne  le  monde  ;  l'intelli- 
gence et  les  efTorts  de  l'homme  ne  servent  à  rien.  » 

Nous  voici,  d'échelon  en  échelon,  descendus  tout  en  bas.  II  n'y  a 
plus  là  de  conseils  ni  de  maximes,  mais  des  formules  baroques, 
oictées  par  le  hasard  et  qui  opèrent  sous  l'action  du  hasard,  (l'est 
liien  le  triomphe  de  cette  idée,  conclusion  du  conte  indien  de  Mir- 
zapour  :  «  Le  Destin  gouverne  le  monde.  >^ 

Pour  certains  conteurs,  même  en  Orient,  les  procédés  de  ce 
maître  arbitraire  ont  fini  par  paraître  trop  invraisemblables,  et 
un  élément  quelque  peu  rationnel  s'est  introduit  dans  le  récit. 
Sans  doute  on  maintiendra  l'idée  de  la  vertu  pour  ainsi  dire  magique 
des  formule?  récitées,  mais  en'^ore  ces  formules  auront-elles  un  sens, 
exprimeront-elles  une  pensée.  Dans  ]'Océan  des  Fleures  de  Contes 
du  vieux  Somadeva,  cité  plus  haut,  une  divinité  promet  au  brah- 
mane Phalabhouti  de  grands  trésors,  s'il  se  tient  à  la  porte  du  palais 
et  récite  «  sans  interruption  »  une  certaine  forniule  ;  mais  cette 
formule  :  Celui  qui  sème  le  bien  recollera  le  bien,  el  celui  qui  sème  le 
mal  récollera  le  mal.  est  non  seulement  intelligil)le,  mais  jtarfaite- 
UK.'nt  raisonnable,  comme  l'est  aussi  la  formule  des  contes  arabe, 
turc,  etc.  :  Réfléchis  aux  conséquences. 

De  même,  dans  les  contes  formant  le  groupe  auquel  se  rattache 
plu'  étroitement  la  légende  du  Page,  la  maxime  singulière  :  Ne 
refuse  jamaia  la  nourriture  prèle,  finira  par  prendre  un  caractère 
relisinix  ou,  du  moins,  liturgique. 


LA  LÉGENDE   DU  PAGE  DE  SAINTE   ELISABETH   DE    PORTUGAL       105 


Encore  un  mot  sur  ce  thème  des  Bons  Conseils.  Il  a  joui  d'une 
telle  popularité  dans  l'Inde,  son  lieu  d'origine,  qu'il  y  a  obtenu  les 
honneurs  de  la  parodie.  C'est  une  parodie,  en  eiïet,  que  ce  conte  où 
un  imbécile  entasse  sottises  sur  sottises,  méfaits  sur  méfaits,  parce 
qu'il  prend  à  la  lettre  les  conseils  de  son  père,  dont  sa  femme  par- 
vient finalement  à  lui  faire  comprendre  le  sens  figuré  (1). 


V. 

CONCLUSION 

L'Orient,  et  plus  spécialement  l'Inde,  c'est  là  que  nous  a  constam- 
ment ramenés  ce  long  voyage  d'exploration  à  travers  le  monde  des 
contes.  C'est  de  l'Inde,  si  tant  d'indications  convergentes  ne  noua 
trompent,  qu'est  arrivé  par  étapes,  dans  notre  Europe,  le  conte 
qui  finalement  est  venu  prendre  place  parmi  les  exempla  des  prédi- 
cateurs, puis  s'infiltrer  dans  certaines  Vies  de  sainte  Elisabeth  de 
Portugal  (2). 

Réunissons  en  faisceau  nos  diverses  conclusions  partielles. 

(1)  J.  Hinton  Knowles  :  Folktales  of  Kashmir  (Londres,  1888),  p.  243.  —  Cf. 
\orth  Indian  Xoteg  and  Queries,  décembre  1894,  p.  156,  n"  .3.56. 

(2)  Tel  n'était  pas,  il  y  a  une  trentaine  d'années,  l'avis  de  certain  celtisant 
de  Berlin,  M.  F.  Charles  Meyer,  qui,  dans  le  supplément  littéraire  de  V Allgemeine 
Zeitung  (1872,  n"*  272-275).  consacrait  quatre  articles  à  soutenir  cette  thèse  que 
la  ballade  de  Fridolin,  de  Schiller  (identique,  comme  on  sait,  à  la  légende  du  page), 
aurait  une  origine  celtique.  La  raison  qui  lui  fait,  dès  le  début  de  son  travail,  rejeter 
toute  possibilité  d'origine  indienne,  c'est  qu'aucun  conte  indien  n'aurait  le  dénoue- 
ment caractéristique  du  conte  européen,  la  mort  du  calomniateur  par  le  feu.  En 
avançant  cette  assertion,  M.  Meyer  ne  pressentait  pas  que  bientôt  un  conte  indien, 
type  remarquable  de  cette  famille  de  contes,  nous  apporterait  son  trait  final  de  la 
chaudière  d'huile  bouillante.  —  Ce  même  celtisant  voit  un  caractère  primitif  dans 
toutes  les  parties  d'un  certain  conte  (assez  altéré)  du  pays  de  Galles,  même  et  peut- 
être  surtout  dans  ce  conseil  donné  par  l'un  des  personnages,  un  «  barde  »,  à  son 
fils  :  «  Si  tu  passes  devant  un  endroit  où  un  homme  sage  et  pieux  enseigne  la  vérité 
et  explique  la  parole  et  les  commandements  de  Dieu,  arrête-toi  pour  l'écouter  ». 
M.  Meyer  ne  s'aperçoit  pas  que,  loin  d'être  pymitif  et  foncièrement  celtique,  ce 
prêche  (car  c'en  est  un),  qui  tient  ici  la  place  de  la  messe,  est  la  marque  évidente 
d'un  remaniement  protestant  du  conte  des  sermonnaires  du  moyen  âge.  A  l'époque 
même  à  laquelle  il  place  la  rédaction  du  manuscrit  dont  il  a  tiré  son  conte,  c'est-à 
dire  au  wii^  siècle,  un  livre  allemand,  V Acerra  philologica  de  Pierre  Lauremberg, 
substitue,  lui  aussi,  et  cela  formellement,  dans  notre  conte,  à  la  messe  catholique  le 
prêche  protestant  (W.  Hertz,  op.  cit.,  p.  287|.  —  Dans  sa  dissertation,  M.  Meyer 
raisonne  également  sur  les  noms  des  personnages.  II  se  demande  si  le  nom  de  Frido- 


106  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Longtemps  avant  l'époque  où  vivait  sainte  l'Elisabeth,  nous  ren- 
controns en  Europe,  dans  la  littérature,  un  conte  qui  est  identique 
à  la  prétendue  histoire  du  page  de  la  sainte  rein»'. 

Ce  conte  a  une  forme  qui  le  rattache  à  l'un  d(,'s  thèmes  de  conte? 
les  plus  en  faveur  dans  l'Inde,  le  thème  des  Bons  Conseils.  La 
légende  du  Page  elle-même  en  a  gardé  la  trace  évidente. 

En  Europe  encore,  la  liturgie  gréco-russe  nous  offre  un  récit 
moralisé,  un  si/na.iaire,  qui,  avec  quelques  aifférences  de  détails, 
est  tout  à  fait,  pour  Iv  fond,  la  légende  du  Page  et  les  contes  du 
monde  germanico-latin  dont  cette  légende  est  issue. 

Lui  aussi,  ce  synaxaire  se  rattache  au  thème  des  Bons  Conseils, 
et  il  est  le  reflet  d'un  conte  indien,  document  capital,  qui  a  beaucoup 
mieux  conservé  la  forme  primitive. 

Nous  avons  étudié  comparativement  le  conte  indien  et  la  légende 
du  Page,  ces  deux  rameaux  qui  appartiennent  à  la  même  branche 
du  conte  des  Bons  Conseils,  et  nous  avons  montré  que  les  petites 
différences  qui  font  de  Ij  légende  du  Page  et  du  conte  indien  deux 
variantes  bien  distinctes  proviennent  de  ce  qu'il  s'est  introduit 
dans  la  légende  du  Page  (ou,  pour  être  tout  à  fait  exact,  dans  les 
contes  plus  anciens  qu'elle  reproduit)  un  certain  élément  {Venvie  du 
calomniateur  à  l'égard  du  calomnié),  emprunté  à  un  groupe  de 
contes  très  voisin,  également  d'origine  orientale.  La  présence  de 
cet  élément  nouveau  explique  les  modifications,  en  réalité  peu  i>ro- 
fondcs,  que  le  conte  indien  a  subies  dans  la  légende  du  Page, 

Où  ces  modifications  ont-elles  été  faites  ?  Ici  nous  en  sommes 
réduits  aux  conjectures.  Peut-être  un  jour  recucillera-t-on  dans 
l'Inde  un  conte  présentant  déjà  ces  modifications,  une  variante 
prototype  de  la  variante  européenne  qui  est  devenue  la  légende  du 
Page.  Il  n'y  a  là  certainement  rien  d'invraisemblable.  .Jusqu'à  pré- 
sent, on  a  puisé  à  peine  dans  les  richesses  de  la  tradition  orale 
indienne,  et  néanmoins  ce  qu'on  en  a  tiré  suffit  pour  faire  penser 
que  plus  tard  il  sera  possible  de  mettre  en  regard  de  presque  chacune 
des  variantes  caractéristiques  d'un  conte  européen  une  vari;uitc 
indi<'nne  correspondante.  II  y  a  quinze  ans,  lors  de  la  publication 
de  nos  Conles  populaires  de  Lorraine,  nous  étions  déjà  en  état  de  le 
faire  pour  certains  contes  :  aujourd'hui,  nous  aurions  des  documents 

lin  (qu'il  a  plu  à  Schiller  de  donner  au  héros  de  sa  ballade  prétendue  alsacienne) 
ne  serait  pas  d'origine  celtique.  Quant  au  nom  du  héros  du  conte  celtique,  Tanwyn, 
il  y  a  du  jeu  dfdans  ;  ce  qui,  .'^ans  doute,  relie  étroitement  à  la  race  celtique  un  conte 
dans  lequel  le  héros  échappe  à  la  mort  par  le  feu...  Nous  croyons  inutile  d'aller  plus 
loin  dans  l'indication  des  arguments  celtiques  de  ce  celtisant  renforcé. 


LA  LÉGENDE   DU  PAGE  DE  SAINTE   ELISABETH   DE   PORTUGAL       i07 

bien  autrement  nombreux  à  citer  à  l'appui  de  ce  qui  est  notre 
conviction  raisonnée. 

Pour  la  légende  du  Page,  une  seule  chose  est  certaine.  Si  c'est 
en  Europe  qu'a  eu  lieu  la  modification  du  conte  indien,  cette  modi- 
fication se  serait  faite  sur  un  dérivé  de  ce  conte  où  l'original  aurait 
été  plus  fidèlement  reproduit  que  dans  le  synaxaire,  notanmient 
quant  au  dénouement,  la  morl  par  le  feu.  Il  est  à  remarquer  que  ce 
dénouement  caractéristique  a  tellement  fait  fortune  dans  notre 
Occident,  qu'il  y  figure  même  dans  le  groupe  auquel  appartient  en 
propre  le  trait  de  Venvie,  groupe  où  la  mort  par  le  feu  s'est  substi- 
tuée au  dénouement  des  contes  similaires  orientaux  (la  tête  coupée). 
Et,  en  même  temps,  toutes  les  versions  occidentales  du  conte  indien 
ont  adopté  ce  trait  chrétien  de  Vossislance  à  la  messe  par  lequel  l'une 
d'elles  (où  et  quand,  on  l'ignorera  toujours)  avait,  la  première, 
remplacé  le  trait  religieux  indien  correspondant.  Ce  trait  de  l'assis- 
tance à  la  messe  a  encore  passé  dans  le  groupe  de  Venvie.  lequel  se 
trouve  ainsi  n'avoir,  en  Occident,  plus  rien  d'individuel  dans  sa 
dernière  partie. 

Ouoi  qu'il  en  soit  de  ces  détails,  tout  l'essentiel  de  la  légende 
du  Page,  le  cadre  et  la  marche  générale  du  récit,  tout  se  retrouve 
dans  l'Inde- 

Cela,  du  reste,  n'a  rien  d'imprévu  pour  ceux  qui  sont  un  peu  du 
métier.  Sans  parler  de  tant  d'exempla  de  prédicateurs,  est-ce  qu'une 
des  légendes  les  plus  foncièrement  indiennes,  la  légende  canonique 
du  Bouddha  elle-même,  n'est  pas  arrivée,  transformée  en  Vie  des 
saillis  Barlaam  el  Josaphal,  jusque  dans  notre  Occident,  sous  le 
patronage  de  son  prétendu  auteur,  saint  Jean  Damascène,  pour 
obtenir,  ainsi  déguisée,  les  honneurs  d'une  mention  dans  le  Alarlij- 
rologe  romain  ?  C'est  là  un  fait  incontestable,  et  nous  l'avons  établi 
jadis  dans  cette  revue,  tout  en  montrant,  parce  que  c'est  incontes- 
table aussi,  qu'au  point  de  vue  doctrinal  il  n'y  a  pas  la  moindre 
importance  à  attacher  à  cette  mention  de  personnages  non  réels, 
comme  les  prétendus  saints  Barlaam  et  Josaphat,  dans  les  listes 
nullement  infaillibles  du  Marlyrologe  (1). 

(1)  Nous  avons  étudié,  dans  la  Revue  des  queutions  historiques  d'octobre  1880, 
cette  Vie  des  saints  Barlaam  et  Josaphat  (p.  27  du  présent  volume)  en  la  rappro- 
chant, point  par  point,  de  la  légende  de  Bouddha.  Au  sujet  de  nos  conclusions,  qui 
dégagent  en  cette  afl'aire  l'autorité  du  Saint-Siège,  nous  avons  été  heureux  d'avoir 
l'adhésion  publique  d'un  écrivain  protestant  anglais  bien  connu,  feu  W.  R.  S.  Rals- 
ton, dans  une  conférence  à  la  London  Institution  et  dans  la  revue  V  Academy  {Voir 
l'appendice  A  de  notre  Introduction  aux  Contes  populaires  de  Lorraine,  p.  i.v). 


1U8  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Une  observation  générale,  qui  s'applique  aussi  bien  à  la  légende 
du  Page  qu'à  la  légende  di*  Barlaani  et  Jnsaphat,  c'est  que  les  chré- 
tiens du  moyen  âge,  et  avant  eux  les  chrétiens  orientaux,  prenaient 
ce  qu'ils  croyaient  être  leur  bien  partout  où  ils  le  trouvaient.  Ils 
étaient  même  un  peu  larges,  quand,  par  exerrple,  ils  acceptaient 
comme  chrétienne  l'adaptation  de  cette  légende  du  Bouddha,  tout 
inspirée  par  une  doctrine  de  désespérance,  absolument  opposée  à 
l'esprit  chrétien.  Et.  à  propos  de  ce  déguisement  de  l'ascète  indien  en 
moine  chrétien,  M.  Laboulaye  a  eu  bien  raison  de  montrer  combien, 
malgré  certaines  ressemblances  extérieures,  la  différence  est  grande 
entre  l'un  et  l'autre  :  «  Au  fond,  dit-il  avec  une  exactitude  vraiment 
scientifiaue,  il  n'y  a  rien  de  commun  entre  l'ermite  qui  soupire 
après  la  vie  éternelle  en  Jésus-Christ  et  le  bouddhiste  qui  n'a  d'autre 
espoir  qu'un  vague  anéantissement  (1).  » 

Dans  le  conte  des  sermonnaires  qui  est  devenu  la  légende  du  page 
de  sainte  Elisabeth  de  Portugal,  l'adaptation  chrétienne  d'un  récit 
indien  était  certainement  beaucoup  plus  naturelle  que  dans  le  cas 
de  la  légende  du  Bouddha.  Il  n'était  pas  difficile  de  purger  le  conte 
primitit  de  ce  qu'il  pouvait  avoir  eu  de  fataliste  à  l'origine.  La  chose, 
du  reste,  était  déjà  presque  complètement  faite  dans  certaines 
versions  indiennes,  où  il  ne  reste  plus  guère  que  l'idée  de  la  Provi- 
dence, dégagée  du  fatalisme  ;  car  cette  idée  y  est  intimement  unie 
à  la  double  idée  du  respect  dû  au  représentant  de  Dieu  dans  la 
famille  et  de  la  bénédiction  qu'attire  sur  les  fils  l'obéissance  au.x 
conseils  paternels. 

(1)   Journal  des  Débats  an -Ift ']\n\\o\  18.50. 


(S> 


LA  LÉGENDE 


DU 


PAGE  DE  mm  mmnw  m  nmm 

ET 

LES  CONTES  ORIENTAUX 

(POST-SCRIPTUM) 
(Extrait  de  la  Revue  des  Questions  hisloriques.  —  Juillet  i9o3) 


Monsieur  le  Directeur, 

Me  permettrez-vous  de  revenir  sur  le  sujet  que  j'ai  traité  récem- 
ment dans  cette  revue  :  la  légende  du  page  de  sainte  Elisabeth  de 
Portugal  et  ses  relations  avec  les  contes  européens  du  moyen  âge  et 
avec  les  contes  orientaux  (1)  ? 

C'est  le  propre  de  ce  genre  d'études,  —  qui  va  chercher  ses  docu- 
ments dans  tous  les  pays  et  à  toutes  les  époques,  —  qu'un  travail 
soit  toujours  à  compléter  ;  toujours  il  faut  s'attendre  à  des  décou- 
vertes nouvelles  dans  ce  champ  immense.  Aussi  le  travailleur  ne  se 
désintéressera-t-il  jamais  de  l'œuvre  qu'il  a  publiée,  puisqu'il  peut 
d'un  moment  à  l'autre  se  trouver  en  état  de  l'améliorer,  de  l'enrichir. 
Et  quelle  satisfaction,  quand  un  document,  un  renseignement 
important,  parfois  décisif,  vient  confirmer  la  thèse  soutenue,  ou  la 
préciser  et  en  éclairer  telle  partie  encore  un  peu  dans  l'ombre  ! 

J'ai  goûté  ce  plaisir  en  prenant  connaissance  d'une  bienveillante 
communication  qui  m'a  été  adressée  au  sujet  de  mon  travail  par  un 

(1)   Rei'ue  des  questions  historiques,  livraison  de  janvier  1903. 


110  F.TrDF.S   FOLKLOHigLES 

nicmlfre  de  l'Académie  des  Inscriptions,  M.  A.  Bailh,  le  savant 
indianiste.  En  effet,  le  point  contrai,  le  pivot  de  nia  thèse  s'en  trouve 
singulièrement  aiïermi.  E)ans  le  vieux  conte  du  Sud  de  l'Inde  qui 
par  tradition  orale  s'est  transmis  de  génération  en  génération 
jusqu'à  nos  jours,  dans  ce  document  capital  que  j'ai  minutieusement 
étudié  (p.  86  et  suivantes)  en  le  rapprochant  point  par  point  de  la 
légende  du  Page,  c'est  hien  la  participation  du  héros  à  un  acte  reli- 
gieux de  la  vie  hindoue  qui  est  la  cause  du  retard  providentiel  dont 
résulte  pour  lui  le  salut.  .Je  m'étais  cru  en  droit  de  ralTirnier  sans 
hésitation  ;  maintenant  il  m'est  possible,  grâce  à  M.  Barth,  de  corro- 
borer mon  interprétation  en  entrant  dans  les  détails  les  plus  précis 
au  sujet  de  cet  acte  religieux.  Le  conte  indien  présente  donc,  d'une 
manière  incontestable,  le  trait  caractéristique  (|ui,  en  Occident, 
dans  les  contes  du  moyen  âge  dont  est  issue  la  légende  du  Page, 
deviendra  cette  participation  à  l'acte  religieux  par  excellence  de  la 
vie  clirétienne,  l'assistance  à  la  messe. 

Reprenons,  pour  l'examiner  d'un  peu  près,  ce  conte  du  Sud  de 
l'Inde,  en  donnant  //;  e.iicnso,  —  ce  ([ue,  dans  mon  travail,  j'avais 
cru  inutile  de  faire,  —  le  passage  dont  maintenant  les  moindres 
parties  vc  nt  nous  apparaître  sous  leur  vrai  jour. 

Un  brahmane  a  reçu  de  son  père  mourant,  entre  autres  conseils, 
celui-ci  :  «  Ne  refuse  jamais  le  repas  du  matin.  »  Calomnié  auprès 
du  roi  son  protecteur  par  la  reine,  le  lirahmane  est  envoyé  à  la  mort 
sans  qu'il  s'en  doute  :  il  doit  aller  à  tel  endroit  porter  à  deux  hommes 
apostés  ce  message  verl)al  :  Tout  est-il  fait  ?  et  les  hommes  le  jette- 
ront aussitôt  dans  une  chaudière  remplie  d'huile  bouillante.  — 
Voilà  le  brahmane  en  route  de  grand  matin  :  or  on  était  au  lende- 
main du  jour  de  jeûne  de  Vêhadâsi  (ctu  «  onzième  »  jour  de  la  lune). 
«  Le  brahmane  n'était  pas  encore  bien  loin,  —  je  traduis  littérale- 
ce  ment  cet  endroit  du  conte,  —  quand  un  ami  l'invita  au  repas  du 
«  douzième  jour  (dvàdùsi)  en  lui  disant  :  «  Ma  pauvre  vieille  mère 
«  n'a  pas  même  pris  une  goutte  d'eau  durant  tout  le  onzième  jour. 
«  Le  riz  et  l'eau  chaude  pour  un  bain,  tout  est  prêt.  Verse  un  peu 
«  d'eau  sur  ta  tête,  récite  une  hymne  et  mange  une  poignée  de  riz. 
«  Si  urgente  que  soit  ton  affaire,  ol>lige-moi  en  considération  de  ma 
«  pauvre  mère.  >; 

Se  souvenant  du  conseil  paternel,  le  brahmane  accepte  l'invita- 
tion, et  ce  retard  le  sauve  de  la  mort. 

Le  Pandit  Natêsa  Sastrî,  qui  a  recueilli  et  publié  ce  conte,  dit 
dans  une  note  à  ses  lecteurs  européens  qu'  «  au  douzième  jour  de  la 


LA   LEGENDE  DU   PAGE  DE  SALNTE   ELISABETH   DE   PORTUGAL        1  1 1 

lune,  dès  le  grand  matin,  avant  même  que  la  cinquième  division 
fghaiikâ)  de  la  nuit  soit  passée,  tout  Hindou  orthodoxe  est  obligé 
par  sa  loi  religieuse  de  rompre  le  jeûne  du  jour  précédent  (1)  ». 
M.  Rarth,  avec  sa  grande  connaissance  des  choses  de  l'Inde,  m'a 
fait  remarquer  que  cette  note,  sans  être  positivement  inexacte,  a 
besoin  d'être  complétée. 

Chez  les  Hindou^,  le  jeûne  du  «  onzième  jour  »,  comme  tout  autre 
jeûne,  est  un  vrala,  un  «  vœu  ».  Quand  on  prend  le  vœu,  il  faut 
V accomplir  et,  après  l'avoir  accompli,  le  congédier.  Tout  acte  rituel 
comporte  ces  trois  temps.  Naturellement  la  plupart  des  Hindous  qui 
s'engagent  à  observer  le  jeûne  du  onzième  jour  se  hâtent  de  congé- 
dier l'observance  dès  le  lendemain.  Mais,  —  ce  que  le  Pandit  néglige 
(le  dire,  —  rien  ne  les  empêcherait  d'ajouter  un  supplément  et,  par 
conséquent,  de  remettre  la  rupture  du  jeûne  à  un  des  jours  suivants. 
Peu  importe,  d'ailleurs  :  il  n'en  faudra  pas  moins,  un  jour  ou  l'autre, 
congédier  le  vœu,  c'est-à-dire  rompre  le  jeûne  riluellemenl. 

C'est  ici  qu'intervient  une  obligation  dont  Xatêsa  Sastrî  a  eu  le 
tort  de  ne  point  parler,  l'obligation  de  rompre  le  jeûne  en  invitant  un 
membre  de  la  casle  sacerdotale,  un  brahmane.  Cette  rupture  du  jeûne 
est  un  acte  rituel  et,  de  plus,  un  acte  consistant  en  un  repas.  Or, 
c'est  une  obligation  générale,  nullement  particulière  au  jeûne  du 
onzième  jour,  que  tout  acte  rituel,  et  principalement  tout  repas 
rituel,  doit  être  accompagné  d'une  repue  franche  (plus  ou  moins 
effective  ou  symbolique)  donnée  à  un  brahmane.  Dans  les  traités 
rituels,  il  n'est  presque  pas  un  acte  qui  ne  soit  suivi  de  la  prescrip- 
tion :  brâhmanân  bhojayitvâ,  «  après  avoir  donné  à  manger  à  des 
brahmanes  »,  ou  simplement  bhojaiytvâ,  «  après  avoir  fait  manger  », 
sous-entendu  des  brahmanes,  seuls  capables,  ainsi  que  M.  Barth  le 
dit  plaisamment,  de  manger  au  bénéfice  d'autrui. 

Comprend-on  maintenant  l'insistance  que,  dans  le  conte,  l'ami  du 
lirahmane  met  dans  son  invitation  ?  Comprend-on  pourquoi  le 
brahmane  est  supplié  d'accepter  le  repas  matinal  du  «  douzième 
jour  »  en  considération  d'une  bonne  vieille  qui  a  jeûné  durement  la 
veille  et  qui  (cela  va  de  soi  dans  1  Inde)  ne  voudrait  même  pas  pren- 
dre un  grain  de  riz  sans  qu'un  brahmane  donnât  au  repas,  en  y 
prenant  part,  le  caractère  rituel  exigé  par  la  loi  religieuse  hindoue  ? 

Ainsi,  dans  le  conte  indien  comme  dans  les  contes  occidentaux 
dérivés  de  la  même  source,  ce  que  j'ai  appelé  le  point  central,  le 

(1)  Voir  p.  C«2. 


11-2  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

pivot  (lu  récit,  est  un  acle  religieur.  Cela  m'avait  paru  certain,  même 
avant  les  renseignements  décisifs  fournis  par  M.  Barlh  ;  aujourd'hui, 
c'est  l'évidence  même. 

.l'avais  dit  dit  aussi  que  le  conte  indien  qui  vient  de  nous  occuper 
était  un  renianicnicnt  d'un  conte  plus  ancien,  également  de  l'Inde. 
Peut-être  y  aura-t-il  quelque  intérêt  à  revenir  un  instant  sur  cette 
question. 

A  l'occasion  au  conseil  bizarre  :  «  Ne  refuse  jamais  la  nourriture 
prête  »,  conseil  qui,  dans  le  plus  ancien  des  deux  contes,  sauve  le 
héros  en  le  retenant  à  la  maison  (p.  86  et  87),  j'ai  fait  observer 
(p.  92  et  94)  qu'à  un  moment  donné  le  contraste  entre  l'absurdité 
apparente  du  moyen  et  ses  effets  providentiels  a  paru  trop  violent 
à  certains  conteurs  hindous,  et  <^u'au  conseil  primitif  ils  ont  substi- 
tué celui-ci  :  «  Ne  refuse  jamais  le  repas  du  matin  »,  en  faisant  de  ce 
«  repas  du  matin  »  le  repas  rituel  où  l'on  rompt  le  jeûne  du  onzième 
jour  de  la  lune. 

Cette  modification  en  a  entraîne  forcément  une  autre  :  un  change- 
ment de  caste  dans  la  personnalité  du  héros,  la  substitution  d'un 
brahmane  au  non-brahmane  (prince)  qui  figurait  dans  le  conte  que 
l'on  modifiait.  C'est,  en  effet,  un  membre  de  la  caste  des  brahmanes 
que  les  membres  des  autres  castes  doivent  appeler  à  donner,  par  sa 
participation  au  repas  du  «  douzième  jour  »,  un  caractère  rituel  à  ce 
repas. 

De  ce  changement  de  personnalité  il  est  résulté,  dans  le  récit,  un 
certain  manque  de  vraisemblance,  si  l'on  se  place  au  point  de  vue 
hindou. 

D'abord,  cela  peut  paraître  singulier  qu'un  brahmane  donne  à  son 
fils  brahmane  le  conseil  de  «  ne  jamais  refuser  un  repas  du  matin  >;. 
Il  est,  en  efïet,  des  cas  où  un  brahmane  est  tenu,  sous  peine  de  souil- 
lure grave,  pouvant  aller  jusqu'à  lui  faire  perdre  sa  caste,  de  refuser 
l'invitation  à  n'importe  quel  repas  :  un  brahmane  n'est  en  droit 
d'accepter  que  si  l'invitation  vient  d'un  hôte  qu'il  juge  irréprochable, 
du  moins  quant  à  la  condition  sociale. 

On  pourrait  dire  aussi  que  le  meurtre  du  héros,  ordonné  par  le 
roi,  prend  ici,  —  très  inutilement,  —  un  caractère  beaucoup  plus 
grave  encore  que  dans  les  contes  similaires,  et  qu'il  devient  un 
véritable  sacrilège  :  le  meurtre  d'un  brahmane  est,  en  efïet,  chez  les 
Hindous,  le  comble  de  l'abomination.  Il  est  possible  que  le  conteur 
indien  qui  jadis  a  remanié  le  récit  primitif  n'ait  pas  réfléchi  à  cette 
conséquence  du  changement  qu'il  introduisait  dans  l'état  civil  du 


LA  LÉGENDE   DU   PAGE   DE  SAINTE   ELISABETH   DE   PORTUGAL       113 

héros,  à  moins  que,  se  rappelant  divers  contes  de  son  pays  où,  pour 
une  raison  ou  pour  une  autre,  un  roi  veut  faire  périr  un  brahmane, 
il  ne  se  soit  autorisé  de  ces  précédents  pour  passer  outre  aux  objec- 
tions (1). 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  à  une  époque  très  ancienne  que  les  modifi- 
cations dont  je  viens  de  parler  ont  été  faites  dans  l'original  indien. 
En  efïet,  comme  je  l'ai  montré  dans  mon  travail  (p.  79  et  suiv.),  le 
conte  ainsi  modifié  paraît  être  parvenu,  en  se  christianisant,  dans 
notre  Europe  dès  le  xi^  siècle,  tout  au  moins  ;  et,  —  ceci  est  très 
certain  (p.  77),  —  au  xiii^  siècle  il  y  était  tout  à  fait  acclimaté. 


II. 


Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  annales  du  Portugal,  dans  l'his- 
toire du  roi  Dom  Denis  (1279-1325)  et  de  sa  femme  sainte  Elisabeth, 
que  s'est  introduit  le  vieux  conte  indien,  revêtu  ici  de  la  forme 
particulière  sous  laquelle  le  présentent  les  sermonnaires  du  moyen 
âge  ;  il  a  pénétré  aussi,  —  et  cela  sous  deux  autres  de  ses  formes, 
bien  distinctes,  —  dans  l'histoire  des  Khalifes  de  Bagdad  et  dans 
celle  de  leurs  gouverneurs  en  Egypte.  Mon  très  distingué  confrère 
M.  René  Basset,  correspondant  de  l'Académie  des  Inscriptions, 
directeur  de  l'École  des  lettres  d'Alger,  où  il  professe  l'arabe,  a  eu 
l'amabilité  de  me  faire  connaître  ce  fait  très  intéressant,  en  y  joi- 
gnant de  précieuses  indications  bibliographiques,  et  j'ai  eu  ensuite 
la  bonne  fortune  de  trouver,  traduits  en  allemand  par  feu  M.  Gilde- 
meister,  la  plupart  des  documents  signalés  par  M.  Basset  (2). 

Le  plus  ancien  historien  arabe  que  l'on  sache  avoir  donné,  — 
certainement  de  très  bonne  foi,  —  notre  conte  pour  un  fait  histo- 
rique, est  un  certain  Aboû  Abdallah  Mohammed  el-Homaîdi,  qui 
vivait  au  xi^  siècle  de  notre  ère  (1029-1095)  et  dont  les  ouvrages 

(1)  J'ai  résumé  (p. 99-100)  un  conte  indien  où  figure  ce  trait  et  qui  fait  partie 
du  grand  recueil  de  contes,  rédigé  en  sanscrit,  au  xi«  siècle  de  notre  ère,  par  Soma- 
deva  de  Cachemire,  d'après  un  recueil  plus  ancien,  écrit  en  langue  vulgaire.  On 
peut  encore  citer,  à  ce  point  de  vue,  deux  autres  contes  de  ce  même  Somadeva 
(livre  I,  chap.  v),  dans  lesquels  le  roi  est  poussé  au  crime  par  des  soupçons  jaloux. 

(2)  Le  travail  de  M.  Gildemeister  (qui  a  été  publié  dans  les  Sitzungsberichte  der 
Berliner  Akademie  1883,  p.  891-895)  est  indiqué  à  la  fin  d'un  très  bienveillant 
compte  rendu  de  ma  Légende  du  Page  publié  dans  la  Zeitschrift  des  Vereins  fur  Volks- 
kunde  (Berlin  1903,  1"  livraison,  p.  108-109),  par  M.  Johannes  Boite,  le  digne  suc- 
cesseur de  Reinhold  Kœhler  en  ce  genre  de  recherches. 

8 


114  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

sont  inédits  et  perdus  en  partie.  C'est  sur  son  autorité  que  s'appuient 
deux  écrivains  du  xv^  siècle,  Ibn  Tagribcrdi  (1408-1468)  et  Aboul- 
mahâsin  (vers  1452)  en  faisant  le  récit  que  je  vais  résumer  (1), 

La  scène  est  à  Bagdad,  vers  le  milieu  du  ix^  siècle  de  notre  ère. 
A  cette  époque,  où  les  Turcs,  composant  et  la  garde  des  Khalifes 
et  les  milices  d'élite,  s'étaient  en  réalité  emparés  du  gouvernement, 
l'un  des  personnages  les  plus  puissants  à  la  cour  était  un  ancien 
esclave  turc,  l'émir  Touloun  (amené  à  Bagdad  en  815,  mort  en  853). 
11  avait  un  fils,  Ahmed  ben  Touloun,  né  vers  l'an  834  et  qui,  en  868, 
quinze  ans  après  la  mort  de  son  père,  fondera  en  Egypte  la  dynastie 
locale  des  Toulounides,  véritables  souverains  malgré  leur  simple 
titre  de  gouverneurs  et  de  représentants  du  Khalife.  L'historien 
arabe  fait  de  cet  Ahmed  le  fils  adoptif  et  non  le  véritable  fils  de 
l'émir  Touloun. 

Donc,  un  jour,  Ahmea  se  présente  devant  son  père  adoptif  et  lui 
dit  qu'à  la  porte  il  y  a  des  pauvres  :  l'Émir  ne  voudrait-il  pas  leur 
donner  un  bon  sur  son  trésor  ?  «  Va  dans  telle  salle,  répond  Touloun, 
et  rapporte-moi  un  encrier.  »  Pendant  qu'Ahmed  traverse  l'anti- 
chambre, il  voit  une  des  favorites  seule  avec  un  esclave  ;  il  prend 
l'encrier  et  l'apporte  à  l'Émir  sans  rien  dire  de  ce  qu'il  a  vu.  La  favo- 
rite, craignant  d'être  dénoncée,  court  trouver  Touloun  et  lui  dit 
qu'Ahmed  vient  de  lui  faire,  dans  l'anticham.bre,  d'odieuses  propo- 
sitions. Furieux,  Tculoun  écrit  aussitôt  une  lettre  dans  laquelle 
ordre  est  donné  à  tel  de  ses  esclaves  de  mettre  à  mort  le  porteur  sans 
plus  ample  informé,  et  il  charge  Ahmed  de  cette  lettre.  Passant  au- 
près de  la  favorite,  Ahmed  est  retenu  par  celle-ci,  qui  l'engage  dans 
une  longue  conversation,  afin  d'exciter  encore  davantage  contre  lui 
la  colère  de  Touloun,  et  elle  envoie  l'esclave  son  amant  porter  la 
lettre.  C'est  donc  cet  esclave  qui  est  décapité  au  lieu  d'Ahmed,  et  sa 
tête  est  envoyée  à  Touloun,  qui,  très  étonné,  fait  chercher  Ahmed  et 
lui  ordonne  de  raconter  exactement  ce  qu'il  a  pu  voir  en  allant 
chercher  l'encrier.  «  Rien  »,  dit  Ahmed.  Menacé  de  mort,  il  finit  par 
rapporter  ce  qui  s'est  passé.  La  favorite  est  forcée  d'avouer  et  exé- 
cutée. Et  Ahmed  grandit  encore  dans  la  confiance  et  dans  l'affection 
de  Touloun. 

Lisez,  dans  mon  étude  (p.  94),  le  résumé  d'un  conte  du  recueil 
arabe  Les  Sepl  Vizirs,  le  conte  d'Ahmed  l'Orphelin,  si  évidemment 

(1)  La  traduction  du  passage  d'Aboulmahâsin  a  été  donnée  par  Gildemeister 
{op.  cit.,  p.  893).  —  Quant  à  l'ouvrage  d'Ibn  Tagriberdi,  En  Nodjoum  es  Zahirah 
(Leyde  1852-1857,  t.  II,  p.  2),  je  n'en  ai  connaissance  que  par  cette  référence, 
fournie  par  M.  Basset. 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL       115 

indien  d'origine.  Le  prétendu  épisode  de  la  vie  d'Ahmed  ben  Tou- 
loun  n'est  autre  que  ce  conte,  et  il  a  même  conservé  très  visible  un 
reste  de  la  forme  indienne  cù  le  héros  reçoit  de  son  père  mourant 
ou  achète  à  prix  d'or,  entre  autres  maximes,  celle-ci  :  «  Ne  dis 
pas  ce  que  tes  yeux  ont  vu.  »  Comme  le  brahmane  du  conte 
du  Sud  de  l'Inde  (p.  87),  Ahmed  ben  Touloun  ne  consent 
que  sous  menace  de  mort  à  dire,  au  sujet  de  la  femme  coupable, 
ce  qu'il  a  vu. 

Tel  est  le  récit  d'El-Homaîdi.  M.  Gildemeister  (loc.  cil.)  nous 
apprend  qu'une  histoire  toute  semblable  se  trouve  dans  un  autre 
ouvrage  arabe,  le  Soukkardân,  d'Ibn  Abî  Hagala,  mort  vers  1370. 
La  seule  difiérence,  c'est  que  Touloun  est  qualifié  tout  sim-plement 
de  père,  et  non  de  père  adoptif  d'Ahmed.  L'auteur  ne  dit  pas  où  il  a 
pris  cette  anecdote  (1). 

Dans  d'autres  écrits  arabes,  ce  n'est  plus  à  Bagdad  que  se  passe  le 
drame  ;  c'est  en  Egypte,  sous  le  gouvernement  du  fils  et  successeur 
d'Ahmed  ben  Touloun,  Khomarouyah  Abou-1-Geych  (884-895),  et 
cet  émir  y  joue  l'un  des  deux  principaux  rôles.  L'autre  est  donné 
à  un  orphelin,  nommé  Ahmed,  qu'Ahmed  ben  Touloun  a  fait 
élever  et  que,  sur  le  point  de  mourir,  il  a  recommandé  à  son  fils 
Khomarouyah, 

Un  jour,  Khomarouyah  envoie  cet  Ahmed,  dont  il  a  fait  son  inten- 
dant, chercher  un  chapelet  en  pierres  précieuses  qu'il  a  laissé  dans 
sa  chambre  (2).  Ahmed,  en  entrant  dans  cette  chambre,  y  surpnnd 
une  des  favorites  de  l'Emir  en  compagnie  d'un  jeune  esclave. 
Accusé  par  cette  femme  d'avoir  voulu  la  séduire,  il  est  envoyé  par 
l'Émir  porter  à  un  eunuque  un  plateau  d'or  en  lui  disant  de  remphr 
de  musc  ce  plateau.  Les  instructions  qu'a  reçues  l'eunuque  sont  de 
décapiter  celui  qui  viendra  faire  cette  commission,  de  mettre  sa 
tête  sur  le  plateau  et  de  l'apporter  à  l'Émir  avec  un  couvercle  dessus. 
—  Chemin  faisant,  Ahmed  rencontre  des  amis  en  fête  qui  l'arrêtent 
et  lui  disent  de  se  joindre  à  eux  :  il  enverra  quelqu'un  faire  la  com- 

(1)  Un  certain  Cheykh  Mohammed  el-Tounsy,  qui  était,  il  y  a  une  cinquantaine 
d'années,  l'un  des  ulémas  du  Caire  et  qui  a  mis  par  écrit  ses  souvenirs,  notamment 
dans  un  Voyage  au  Ouadây,  traduit  par  le  docteur  Perron  (Paris,  1851),  rapporte, 
p.  687-689  de  cet  ouvrage,  «  une  aventure  arrivée  à  Ahmed,  fds  de  Touloun,  sultan 
d  Egypte  -)  (inutile  de  rappeler  que  Touloun  ne  fut  jamais  ni  sultan  ni  même  gou- 
verneur d'Egypte).  Cette  aventure  ressemble  particulièrement  au  conte  des  Sept 
Vizirs. 

(2)  Les  musulmans,  comme  on  sait,  se  servent  de  chapelets  pour  compter  leurs 
prières.  Le  chapelet  ordinaire  a  cent  grains,  y  compris  le  mâdneh  «  minaret».  Le 
grand  chapelet  a  mille  grains.  Sur  chaque  grain,  on  prononce  :  Ld  Ilâh  iW  Allah. 
•  Il  n'y  a  de  Dieu  que  Dieu  p. 


116  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

mission  à  sa  place.  Apercevant  le  jeune  esclave,  Ahmed  lui  remet  le 
plateau  et  l'envoie  trouver  l'eunuque,  qui  le  décapite  et  vient  ensuite 
apporter  à  Ahmed  le  plateau  couvert.  Le  plateau  est  remis  à  l'Émir. 
Suivent  des  explications,  et,  à  partir  de  ce  moment,  Ahmed  jouit 
encore  davantage  de  la  faveur  de  Khomarouyah. 

Cette  histoire  est  racontée  par  Mohammed  ilm  Talha,  qui  fut 
vizir  du  sultan  de  Syrie  Al-Malik  al-Sahîd  (1240-1260,  ère  chré- 
tienne), de  la  dynastie  turkomane  des  Ortocides,  et  qui  composa 
pour  son  maître  un  livre  intitulé  Al-ikd  al-farid,  «  le  Collier  pré- 
cieux >\  Elle  se  retrouve  textuellement  dans  le  Moslalraf  d'Al- 
Abchîchî,  qui  vivait  vers  l'an  1400.  L'un  et  l'autre  ouvrags  la  font 
précéder  de  ces  mots  ;  «  Ce  trait  est  rapporté  par  Abdallâh-ibn  Abdal- 
karlm,  qui  était  parfaitement  au  courant  des  particularités  de  la  vie 
d'Ahmed  ben  Touloun.  »  —  Quel  était  ce  personnage  ?  M.  Gilde- 
meister  dit  qu'il  est  absolument  inconnu  (1). 

Une  autre  branche  de  cette  famille  de  contes  (celle  dont  j'ai 
parlé,  p.  82-83  et  96-97)  a  fourni,  elle  aussi,  comme  je  l'ai 
dit  plus  haut,  son  anecdote  soi-disant  historique  aux  écrivains 
arabes,  et,  chose  curieuse,  ils  l'ont  placée  sous  le  Khalife  ne 
Bagdad  El-Motassem  (833-842  de  notre  ère),  celui-là  même  qui  mit 
à  la  tête  de  la  garde  turque  formée  par  lui  le  Touloun  de  la  première 
anecdote. 

Voici  comment  le  Moslalraf  d'Al-Abchîhî,  déjà  mentionné,  ra- 
conte la  chose  (2)  :  Le  Khalife  El-Motassem  avait  pour  favori  un 
certain  bédouin.  Le  vizir,  envieux,  invite  un  jour  ce  bédouin  à 
partager  son  repas  et  lui  sert  un  mets  fortement  assaisonné  à  l'ail. 
Puis  il  lui  dit  de  ne  pas  s'approcher  du  Khalife,  qui  déteste  l'odeur 
de  l'ail.  D'un  autre  côté,  il  va  dire  au  Khalife  que  le  bédouin  fait 
courir  le  bruit  que  son  haleine  (l'haleine  du  Khalife)  est  empestée. 
En  entrant  chez  le  Khalife,  le  bédouin  se  met  la  manche  sur  la 
bouche,  de  peur  que  son  maître  ne  sente  l'odeur  qui  lui  déplaît. 
«  Le  vizir  a  dit  vrai  »,  pense  El-Motassem,  en  voyant  ce  que  fait  le 
bédouin,  et  il  remet  à  celui-ci,  pour  un  de  ses  préfets  de  province, 
une  lettre  ainsi  conçue  :  «  Quand  cette  lettre  te  parviendra,  fais 
couper  le  cou  à  celui  qui  te  l'aura  portée.  «  Le  vizir,  rencontrant  le 
bédouin  chargé  de  la  lettre,  se  dit  :  «  Ce  bédouin  va  recevoir,  de  ce 
diplôme  d'investiture  qu'il  porte,  une  somme  considérable.  »  Il  lui 

(1)  Voir  Gildemeister,  op.  cit.,  p.  891-892,  et  la  traduction  française  du  Mosta- 
traf,  par  M.  G.  Rat  (Paris,  1899),  chap.  xxxvii,  t.  1,  p.  628  et  seq. 

(2)  Chap.  XXXIX  (t.  I,  p.  653  de  la  traduction  française). 


LA  LÉGENDE   DU   PAGE  DE  SAINTE   ELISABETH   DE   PORTUGAL        117 

demande  de  lui  remettre  la  lettre,  pour  que  lui-même  la  porte,  et 
lui  donne  deux  mille  dinars.  Le  vizir  est  décapité.  Quelques  jours 
après,  le  Khalife  s'étonne  de  ne  plus  le  voir,  et  il  apprend  que  le 
bédouin  est  dans  la  ville.  Il  le  fait  venir  ;  l'afïaire  s'éclaircit  et  El- 
Motassem  fait  du  bédouin  son  vizir. 

Un  autre  ouvrage  arabe  plus  ancien  (du  xiv^  siècle),  le  Soukkar- 
dân,  dont  j'ai  déjà  parlé,  a  ce  même  récit  ;  mais  il  n'y  fait  figurer 
aucun  personnage  historique.  Si  je  le  cite,  c'est  à  cause  du  début, 
qui  est  à  noter  :  Un  roi  avait  un  vizir  qui,  chaque  matin,  en  venant 
le  saluer,  prononçait  ces  paroles  :  «  La  bonne  action  du  bon  recevra 
sa  récompense,  et  la  mauvaise  action  du  mauvais  recevra  son 
châtiment.  »  Comme  il  était  en  faveur  auprès  du  roi,  un  envieux  vou- 
lut le  perdre.  —  Le  conte  se  poursuit  de  la  même  façon  que  dans  le 
Moslalraf.  La  seule  différence,  c'est  qu'après  avoir  été  aécapité,  le 
porteur  de  la  lettre  doit  être  écorché  et  empaillé  (détail  qui  se  ren- 
contre également  dans  un  conte  turc,  que  j'ai  donné  incom- 
plètement sur  ce  point,  à  la  page  9ô^.  —  A  la  fin,  le  roi  dit 
à  son  vizir,  providentiellement  sauvé  :  «  Oui.  tu  as  raison  de  le  dire 
chaque  jour  :  La  bonne  action  du  bon  recevra  sa  récompense,  et  la 
mauvaise  action  du  mauvais  recevra  son  châtiment.  » 

On  se  souvient  peut-être  que,  dans  deux  contes  indiens,  résumés 
dans  mon  travail  (p.  86,  conte  du  Sud  de  l'Inde  ;  —  p.  99,  conte  du 
recueil  rédigé  au  xi^  siècle  par  Somadeva.  d'après  un  recueil  plus 
ancien),  le  brahmane,  que  plus  tard  une  circonstance  imprévue 
arrachera  à  la  mort,  récite  chaque  jour  devant  le  roi  cette  sentence  : 
«  Celui  qui  sème  le  bien  récoltera  le  bien  ;  celui  qui  sème  le  mal 
récoltera  le  mal.  » 

Il  est  certain  que  cette  formule,  répétée  pour  ainsi  dire  liturgique- 
ment,  est  beaucoup  mieux  à  sa  place  dans  la  bouche  d'un  membre 
de  la  caste  sacerdotale  des  brahmanes  que  dans  celle  d'un  vizir. 
L'origine  indienne  de  ce  trait  saute  aux  yeux  (1). 

(1)  Dans  le  Voyage  au  Ouadây,  de  Mohammed  el-Tounsy,  déjà  cité,  ce  conte 
(p.  690-693)  n'est  pas  non  plus  rattaché  à  un  personnage  historique.  Il  n'a  pas  le 
début  du  conte  du  Soukkardân.  Le  dénouement  est  la  chute  du  calomniateur  dans 
une  fosse,  creusée  par  ordre  du  roi,  pour  y  faire  tomber  le  calomnié,  qui  devait 
y  être  enterré  vivant  (Comparez,  pour  ce  trait  de  la  fosse,  le  conte  souahili  et  le 
conte  lithuanien,  p.  23-24  de  mon  article).  —  Un  autre  Arabe  contemporain,  le 
Cheikh  el  Qadhi  d'El  Oued,  dans  le  Sahara  (province  de  Constantine),  qui  dit 
avoir  «  copié  les  écrits  de  quelques  sages  »,  a  donné  ce  même  conte  à  M.  Victor 
Largeau,  qui  l'a  traduit  dans  sa  Flore  saharienne  (Genève,  1879),  p.  11-14.  Dans 
ce  conte,  comme  dans  le  Soukkardân,  l'ordre  est  a  d'égorger  le  porteur  de  l'écrit, 
de  l'écorcher,  de  le  remplir  de  paille  et  de  le  renvoyer  dans  cet  état  au  roi  '. 


118  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


III. 


Je  ne  quitterai  pas  ce  sujet  sans  rappeler  le  conte  juif  du  moyen 
âge  (p.  83  de  mon  article),  dans  lequel  un  célèbre  juif  du  xii^  siècle 
le  médecin  et  philosophe  Moïse  Maimonide,  est  le  calomnié,  celui 
qu'un  envieux  accuse  de  répandre  de  faux  bruits  relativement  à 
l'haleine  du  sultan  Saladin,  son  maître. 

On  a  pu  voir  (p.  83  et  p.  92,  note  1  )  ce  qu'il  y  a  de  particulier  dans 
ce  conte  juif.  On  ne  trouvera,  par  contre,  rien  d'individuel  dans  un 
autre  conte  juif  qui  m'a  été  obligeamment  signalé  par  M.  Victor 
Chauvin,  professeur  à  l'Université  de  Liège,  l'auteur  de  ce  répertoire 
d'une  érudition  vraiment  prodigieuse,  la  Bibliographie  des  ouvrages 
arabes.  Ce  conte,  extrait  d'un  manuscrit  hébreu  de  la  Bibliothèque 
Bodléienne  d'Oxford,  qui  contient  une  centaine  de  contes  moralises, 
a  été  traduit  par  M.  Israël  Lévi,  professeur  à  l'École  des  Hautes 
Études  (1).  Il  commence  ainsi  : 

«  Un  homme  pieux  et  riche,  appartenant  à  la  Cour,  avait  un  fils, 
beau  de  figure  et  de  taille  et  instruit.  A  sa  mort,  cet  homme  pieux 
recommanda  à  son  fils  de  ne  jamais  sortir  de  la  synagogue  depuis  le 
moment  où  le  ministre  officiant  se  lève  pour  la  prière  et  commence 
le  Kaddisch  jusqu'à  la  fin  de  la  prière.  «  Pareillement,  si  quelqu'un 
«  se  lève  afin  de  dire  Barkou  pour  n'avoir  pas  entendu  l'office, 
«  attends  qu'il  ait  terminé  sa  prière.  C'est  ce  que  j'ai  fait  toute  ma 
«  vie,  et  j'ai  réussi  dans  mes  entreprises.  De  même,  si  tu  passes 
«  dans  une  ville  où  il  y  ait  une  synagogue  et  que  tu  entendes  le 
«  ministre  officiant,  entre  et  ne  sors  qu'après  la  fin  de  l'office.  »  Cet 
homme  pieux  mourut  ensuite.  Le  fils  était  très  aimé  de  tout  le 
monde  ;  il  avait  une  charge  à  la  Cour  ;  c'est  lui  qui  versait  le  vin 
dans  la  coupe  du  roi  et  de  la  reine,  qui  coupait  devant  eux  le  pain 
et  la  viande.  Ils  le  chérissaient  extrêmement,  et  lui  n'avait  que  de 
bonnes  intentions.  —  Ce  que  voyant,  le  ministre  devint  jaloux  et 
vint  dire  au  roi  :  «  Sire,  tu  as  des  yeux  et  ne  vois  pas  que  ce  jeune 
homme  est  l'amant  de  la  reine...  y 

Et  ainsi  de  suite.  La  marche  du  récit  est  absolument  la  même  que 
dans  la  légende  du  page  de  sainte  Elisabeth  de  Portugal. 

II  est  facile  de  voir  que  ce  conte  juif  est  une  adaplalion  d'une  ver- 
sion chrétienne  de  notre  conte,  et,  pour  préciser,  d'une  version  occi- 

(1)   Revue  des  Etudes  juives,  t.  XXV  (juillet-décembre  1897),  p.  81-83. 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL       119 

dentale  (1).  La  version  qui  a  été  ainsi  judaïsée  n'est  pas  une  des  plus 
anciennes,  une  de  celles  des  sermonnaires  où,  comme  dans  l'Inde,  ii 
y  a  plusieurs  conseils  :  les  uns,  qui  d'abord  paraissent  perdre  le 
héros  ;  le  dernier,  qui  le  sauve  et  lui  procure  une  vie  heureuse.  Dans 
le  conte  juif,  comme  dans  la  légende  du  Page,  il  ne  reste  plus  que  ce 
dernier  conseil. 

M.  Israël  Lévi,  qui  a  bien  voulu  me  donner,  au  sujet  du  manuscrit 
de  la  Bodléienne,  de  très  intéressants  éclaircissements,  est  d'avis, 
lui  aussi,  que  le  conte  juif  est  une  adaptation  d'une  version  chré- 
tienne ;  il  croit  même  pouvoir  ajouter  :  d'une  version  chrétienne 
française,  qui  avait  cours  au  temps  de  l'écrivain  juif.  Le  manuscrit 
hébreu,  où  se  trouve,  entre  autres,  le  conte  en  question  et  qui  ren- 
ferme en  outre  un  glossaire  hébreu-français  (vieux  français),  paraît, 
en  eiïet,  d'après  M.  Lévi,  avoir  été  écrit  dans  la  France  du  Nord-Est 
ou  de  l'autre  côté  du  Rhin  :  il  fourmille  de  gallicismes,  mêlés  parfois 
à  des  germanismes.  Sa  date  est  probablement  le  xiii^  siècle  ;  ce  qui 
ne  veut  pas  dire  que  la  rédaction  des  contes  soit  nécessairement 
contemporaine  de  la  copie  du  manuscrit. 

M,  Lévi  me  fait  espérer  qu'à  l'occasion  de  ma  Légende  du  Page,  il 
étudiera  bientôt,  au  point  de  vue  de  l'âge  et  de  la  provenance,  les 
curieux  textes  hébreux  de  ce  manuscrit  de  la  Bodléienne. 


Jusqu'à  présent,  je  n'avais  pas  rencontré  notre  conte  à  l'est  de 
l'Inde.  Or  voici  que  M.  Hazeu  vient  de  publier  le  résumé  suivant 
d'un  conte  recueilli  par  lui  dans  l'île  de  Java  (2)  : 

«  Un  jeune  homme,  appelé  Prasetya,  qui  est  au  service  d'un  roi, 
découvre  par  hasard  que  le  gouverneur  de  l'empire  a  des  relations 
criminelles  avec  une  des  épouses  royales.  Celle-ci  cherche  à  se  tirer 
d'affaire  en  accusant  Prasetya  d'avoir  voulu  lui  faire  violence.  Le 
roi  ajoute  foi  à  l'accusation  et  envoie  Prasetya  à  l'exécuteur  des 
hautes  œuvres  avec  une  lettre  dans  laquelle  il  ordonne  à  ce  dernier 
de  mettre  à  mort  le  porteur  sans  délai.  Par  l'effet  du  hasard,  c'est 
le  gouverneur  coupable  qui  va  porter  la  lettre,  de  sorte  que  c'est  lui 
qui  est  tué.  Apprenant  de  Prasetya  la  vérité  sur  ce  qui  s'est  passé,  le 

(1)  Voir,  sur  la  forme  orientale  et  la  forme  occidentale  des  versions  chré- 
tiennes, mes  observations,  p.  97-98. 

(2)  Contes  javanais,  par  M.  le  docteur  G.-A.-J.  Hazeu,  dans  une  brochure  inti» 
tulée  :  Hommage  au  Congrès  des  Orientalistes  de  Hanoi  de  la  part  du  Bataviaasch 
Genootsckap  van  Kunsten  en  Wetenschappen  (Batavia,  1902). 


120  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

roi  fait  étrangler  son  épouse  infidèle  ci  élève  Praselya  à  la  digniLc 
de  gouverneur.  » 

Ce  résumé  de  M.  Hazeu,  bien  que  sommaire,  permet  de  rattacher 
étroitement  ce  conte  javanais  à  la  famille  de  contes  que  j'ai  étudiée 
dans  ma  Légende  du  Page,  et  spécialement  à  la  branche  à  laquelle 
appartiennent  l'aventure  d'Ahmed  ben  Touloun  et  autres  contes 
arabes  similaires. 

Il  a  poussé  vigoureusement,  l'arbre  dont  les  rameaux  s'étendent 
vers  l'Occident  jusqu'en  Portugal,  vers  l'Orient  jusqu'à  l'île  de 
Java  ! 

Veuillez  agréer.  Monsieur  le  Directeur,  l'expression  de  mes  senti- 
ments les  plus  distingués  et  tout  dévoués. 

Emmanuel   Cost)iiN, 
Correspondant  de  l'Instilitl. 


'^7 


LA  LÉGENDE 


DU 


PAGE  DE  mm  ELISABETH  DE  PORTIGAL 

ET   LES 

NOUVEAUX  DOCUMENTS  ORIENTAUX 

(Extrait  de  la  Revue  des  Questions  historiques.  —  Octobre  1912) 


Le  thème  de  la  Légende  du  Page  dans  l'Inde  au  iii^  siècle  de  notre  ère.  —  Deux 
branches  de  cette  famille  de  contes  pénètrent  de  l'Inde  en  Chine  à  cette  époque. 
—  La  fournaise  ardente  est-elle  un  trait  spécialement  européen  ?  —  Le  thème 
des  Bons  Conseils  :  une  forme  primitive  bizarre  exportée  de  l'Inde  parallèlement 
à  la  forme  remaniée.  —  De  la  mosquée  à  l'église  ou  de  l'église  à  la  mosquée  ?  — 
Substitution  providentielle  de  personne  et  substitution  de  lettre.  —  La  lettre  sub- 
stituée, en  Orient  et  en  Occident.  —  Le  Dit  de  V Empereur  Constant.  —  Le  Pan- 
théon de  Godefroy  de  Viterbe  (1186)  et  les  empereurs  d'Allemagne  Conrad  II  et 
Henri  III.  —  Comment,  il  y  a  dix-sept  siècles  et  davantage,  les  littérateurs 
bouddhistes  manipulaient,  dans  l'Inde,  les  vieux  contes  traditionnels.  —  Etc. 


Quand,  en  janvier  1903,  nous  avons  eu  l'honneur  de  donner  à  la 
Revue  des  questions  historiques  notre  étude  La  légende  du  Page  de 
sainte  Elisabeth  de  Portugal  et  le  conte  indien  des  «  Bons  Conseils  », 
nous  savions  bien  que  ce  travail,  si  long  qu'il  fût,  exigerait,  prochai- 
nement peut-être,  ce  qu'on  appelle  vulgairement  des  rallonges. 
Dès  le  mois  de  juillet  suivant,  nous  avions  à  lui  en  mettre  une,  que 
nécessitaient  des  recherches  nouvelles  et  des  observations  reçues 
au  sujet  de  notre  article  (1).  Nous  demanderons  aujourd'hui  la 
permission  de  récidiver.  Nous  avons  en  connaissance,  dans  ces  der- 


(1)   La  Légende  du  Page  de  sainte  Elisabeth  de  Portugal  et  les  contes  orientaux, 
(Post-scriptum.) 


122  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

niers  temps,  de  documents  si  intéressants  et  d'une  si  réelle  impor- 
tance, notamment  d'un  document  tout  à  fait  inattendu,  que  vrai- 
ment ce  serait  dommage  de  les  laisser  inutilisés  :  on  y  trouvera,  ce 
nous  semble,  relativement  à  nos  remarques  et  à  nos  thèses,  des 
confirmations  et  précisions  de  grande  valeur. 


Rappelons  d'abord  brièvement  les  principaux  faits  que  nous 
avons  constatés  autrefois  : 

En  1562,  une  Chronique  franciscaine,  écrite  en  portugais,  met  au 
jour  un  prétendu  épisode  de  la  vie  de  sainte  Elisabeth  de  Portugal, 
épisode  inconnu  à  tous  les  biographes  précédents.  Cet  épisode, 
c'est  l'histoire,  devenue  fameuse,  du  vertueux  page  de  la  sainte 
reine.  On  connaît  partout  cette  aventure  :  le  page  accusé  calomnieu- 
sement  auprès  du  roi,  par  un  autre  page  envieux,  d'être  trop  bien  vu 
de  la  reine  ;  puis  envoyé  par  le  roi  à  des  chaufourniers  auxquels 
il  devra  demander  si  l'ordre  du  roi  est  exécuté,  et  qui,  au  reçu  de  ce 
message,  le  jetteront  dans  le  four  ;  enfin  échappant  à  la  mort  parce 
que,  selon  la  recommandation  dernière  de  son  père,  il  s'est  arrêté 
dans  une  église  pour  y  entendre  la  messe  :  pendant  ce  temps,  en 
effet,  le  calomniateur,  dépêché  par  le  roi  auprès  des  chaufourniers 
pour  savoir  si  la  commission  a  été  faite,  arrive  le  premier  au  four 
à  chaux,  adresse  aux  chaufourniers  la  question  fatale  et  est  jeté 
dans  la  fournaise. 

Ce  prétendu  fait  historique  n'est  autre,  —  nous  l'avons  montré, 
pièces  en  main,  —  que  l'adaptation  à  des  personnages  historiques 
(la  reine  Elisabeth  de  Portugal  et  son  mari  Dom  Denis)  d'un  de  ces 
contes,  de  ces  exempla  dont  au  moyen  âge  les  prédicateurs  aimaient 
à  renforcer  et  à  égayer  leur  argumentation.  Une  aventure  identique 
est  racontée,  en  effet,  au  sujet  d'un  jeune  Gilhelmus,  serviteur  d'un 
roi  anonyme,  dans  le  Prompiuarium  Exemplorum  de  Martinus 
Polonus,  mort  en  1278,  alors  que  la  future  reine  de  Portugal  n'avait 
que  sept  ans.  En  1261,  le  dominicain  Etienne  de  Bourbon  avait  déjà 
fixé  par  écrit,  toujours  à  l'intention  des  prédicateurs,  une  variante 
de  ce  conte  dans  son  Liber  de  Donis.  Une  allusion  à  ce  même  conte 
se  rencontre  aussi  dans  un  poème  latin  d'un  moine  allemand  du 
xi^  siècle,  le  Biiodlieh. 

De  l'Occident  nous  nous  sommes,  dans  nos  deux  articles,  trans- 
porté en  Orient,  et  nous  avons  salué,  dans  un  conte  populaire  de 
l'Inde  du  Sud,  les  principaux  traits  de  Vexemplum  des  vieux  prédi- 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL       123 

cateurs.  Une  seule  différence  était  à  relever,  indépendamment  de 
ce  qui  se  rapporte  à  la  couleur  locale,  très  accentuée  :  dans  le  conte 
indien,  l'accusation  calomnieuse  contre  le  brahmane  est  portée 
devant  le  roi,  non  par  un  envieux,  mais  par  la  reine,  une  reine 
adultère,  dont  le  brahmane  se  trouve  par  hasard  connaître  les  rela- 
tions criminelles  avec  le  ministre  du  roi,  et  qui,  craignant  d'être 
dénoncée,  cherche  à  se  débarrasser  d'un  témoin  dangereux  en  l'ac- 
cusant  lui-même.  Du  reste,  cette  différence  partielle  du  récit  n'en- 
traîne aucun  changement  dans  la  suite  des  aventures  :  dans  l'Inde 
comme  dans  notre  Occident  le  roi  veut  venger  l'outrage  sur  celui 
qu'il  croit  coupable  et  qui  est  innocent,  et  un  retard  providentiel 
sauve  le  brahmane  et  perd  son  ennemi  (ici,  le  ministre,  complice 
de  la  reine). 

Sur  le  long  chemin  entre  l'Inde  et  notre  Occident,  c'est  la  forme 
indienne  (avec  la  reine  coupable  et  calomniatrice)  que  nous  avons 
rencontrée  partout,  et  chez  des  écrivains  arabes  des  xi^,  xiii^, 
XIV*  siècles,  qui,  le  plus  souvent,  rattachent  ce  conte  à  des  person- 
nages historiques  (second  article,  p.  211-215  =  114-117  présent 
volume),  et  dans  un  conte  géorgien,  fixé  par  écrit  au  xvii^  ou  au 
xviii^  siècle,  et  dans  une  légende  liturgique,  un  synaxaire,  de  l'Eglise 
gréco-russe  (premier  article,  p.  21-23  =  87-88  du  présent  volume). 


Nous  avons,  noté  aussi  (I,  p.; 30-31  =  82-83;  II,  p.  214  =  116) 
l'existence,  en  Orient  et  en  Occident,  d'une  autre  branche  de  cette 
famille  de  contes,  dans  laquelle,  bien  que  le  fond  du  récit  soit  le 
même,  la  calomnie  est  toute  différente  :  le  calomnié  est  accusé 
d'avoir  diffamé  le  roi  en  disant  qu'il  est  lépreux  ou  qu'il  a  l'haleine 
infecte,  et  le  calomniateur  est  un  envieux  qui,  par  ses  artifices,  sait 
rendre  son  accusation  vraisemblable. 

C'est,  —  ainsi  que  nous  l'avons  expliqué  en  détail  (I,  p.  32  = 
97),  —  ce  trait  de  Venvie  qui,  introduit  dans  la  première  forme 
indo-orientale,  l'a  modifiée  de  façon  à  en  faire  le  conte  devenu  en 
Occident  Vexemplum  des  prédicateurs  du  moyen  âge  et  la  Légende 
du  Page.  Ces  modifications  sont,  du  reste,  beaucoup  moins  profon- 
des qu'elles  ne  paraissent  au  premier  abord. 


Enfin,  nous  avons  signalé  (I,  p.  33-35  =  98-100),  comme  se  ratta- 
chant encore  au  tronc  commun,  une  branche  dans  laquelle  il  n'y  a 


424  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

plus  de  calomnie,  ni  par  conséquent  de  calomniateur  puni.  Le  grand 
personnage  qui  envoie  le  héros  à  la  mort  ne  le  fait  point  parce 
qu'il  aurait  été  trompé  sur  son  compte  par  de  faux  rapports  ;  c'est 
spontanément  qu'il  agit,  poussé  par  l'égoïsme.  C'est  donc  lui-même 
qui  sera  puni  par  l'action  providentielle,  et,  s'il  ne  l'est  pas  en  sa 
propre  personne,  il  le  sera  dans  la  personne  de  l'être  qui  lui  est  le 
plus  cher,  de  son  fils. 

Un  conte,  faisant  partie  de  la  grande  collection  indienne  le 
Kalhâ  Sarit  Sâgara  (  «  L'Océan  des  fleuves  de  contes  »  ),  versifiée 
au  xi^  siècle  de  notre  ère  par  Somadeva  de  Cachemire,  d'après  un 
recueil  plus  ancien  (1),  vient  se  ranger,  malgré  ses  particularités 
étranges,  dans  cette  branche  de  la  famille. 

Dans  notre  travail  d'autrefois,  nous  avons  laissé  de  côté  une 
dernière  branche  qui,  pour  l'idée,  est  très  voisine  de  celle  que  nous 
venons  d'indiquer  :  là,  le  grand  personnage  écrit  à  quelqu'un  de  sa 
parenté  de  faire  périr  le  porteur  de  la  lettre  qu'il  envoie,  et  c'est  au 
jeune  homme,  de  lui  détesté,  qu'il  remet  cette  lettre  ;  mais,  durant 
le  voyage,  à  l'insu  du  jeune  homme,  une  autre  lettre  est  substituée 
à  la  lettre  fatale,  et,  dans  cette  lettre  supposée,  ordre  est  donné  de 
marier  au  jeune  homme  la  fille  du  grand  personnage  ;  ce  qui  a  lieu. 
Dans  cette  dernière  forme  du  thème,  il  y  a  donc  toujours  sahslitu- 
iion,  mais  non  substitution  de  personne  :  c'est  un  ordre  écrit  qui  est 
substitué  à  un  autre,  tout  différent. 

Parfois,  les  deux  thèmes  sont  juxtaposés  dans  le  même  conte  ; 
alors  l'ennemi  du  héros  voit  non  seulement  son  fils  tue  à  la  place 
de  celui  qu'il  envoyait  à  la  mort  (thème  précédent)  ;  il  voit  encore  sa 
fille  mariée  à  ce  dernier  par  un  singulier  concours  de  circonstances. 

Cette  juxtaposition  des  deux  aventures,  nous  la  rencontrons 
dans  un  document  de  première  importance  par  son  âge,  un  conte 
indien,  traduit  en  chinois  par  le  bouddhiste  Seng-houei,  mort  en 
l'an  280  de  notre  ère.  Nous  allons  donner  le  résumé  de  ce  très 
curieux  récit,  qui  nous  apporte  la  preuve  positive  que,  dès  le  1 11"^  siè- 
cle, notre  famille  de  contes,  représentée  tout  au  moins  par  deux  de  ses 
branches,  existait  dans  l'Inde. 

Ce  conte  sino-indien  est  encore  inédit  ;  on  pourra  le  lire  prochai- 
nement dans  un  recueil  considérable  de  Contes  bouddhiques,  impor- 

(1)  Sur  Somadeva  on  peut  voir,  dans  la  Revue  biblique  internationale  des  Domi- 
nicains de  l'Ecole  biblique  de  Jérusalem,  notre  travail  Le  Prologue-cadre  des  Mille 
et  une  .\uils,  les  Légendes  perses  et  le  Livre  d  Esther  (1^'  article,  janvier  1909,  p.  19- 
20  =  2Tb-279   du  présent  volume). 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SALNTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL   125 

tés  très  anciennement  de  l'Inde  en  Chine  à  diverses  dates,  et  dont 
M.  Edouard  Chavanncs,  membre  de  l'Institut,  va  publier  la  traduc- 
tion en  français  :  l'éminent  sinologue  a  bien  voulu  nous  communi- 
quer les  épreuves  de  ce  grand  travail,  en  nous  autorisant  à  en  faire 
usage.  Notre  conte  porte,  dans  la  série  des  cinq  cents  contes  tra- 
duits par  M.  Ghavannes,  le  no  45,  et  il  fait  partie  des  quatre-vingt- 
huit  contes  dont  se  compose  le  Lieou  lou  isi  king,  recueil  de  soûlras  (1), 
traduit  du  sanscrit  en  chinois  par  Seng-houei  (2). 

Si  ancienne  qu'en  soit  la  rédaction,  le  récit  sino-indien  offre,  sur 
divers  points,  des  altérations  évidentes  de  la  donnée  originale, 
altérations  dont  certaines  existaient  peut-être  déjà  dans  le  vieux 
conte  que  le  rédacteur  bouddhiste  a  pris  pour  en  faire  un  djâlaka, 
une  des  histoires  des  existences  successives  du  Bodhisattva,  le  futur 
Bouddha,  le  Bouddah  in  fieri.  Quoi  qu'il  en  soit,  voici  en  abrégé 
cette  histoire  : 

A  l'une  de  ses  innombrables  naissances,  le  Bodhisattva  est  devenu  le  fils 
d'un  homme  pauvre,  qui  ne  veut  pas  l'élever  et  qui  le  dépose  à  une  croisée 
de  chemins.  Or,  selon  les  coutumes  du  royaume,  ce  jour  est  un  jour  de  fête, 
et  un  brahmane,  voyant  les  gens  se  divertir,  prophétise  que,  s'il  leur  naît, 
ce  même  jour,  un  garçon  ou  une  fille,  cet  enfant  «sera  élevé  en  dignité  et, 
en  outre,  sage  ».  Parmi  les  auditeurs  se  trouve  un  homme  riche,  un  <  maître 
de  maison  »,  sans  enfants.  Il  fait  chercher  partout  un  enfant  abandonné 
qu'il  puisse  adopter.  Le  petit  garçon,  exposé  par  son  père  et  qui  a  été 
recueilli  par  une  veuve,  lui  est  indiqué,  et  il  le  prend  chez  lui  pour  l'élever. 
Un  peu  plus  tard,  sa  femme  lui  ayant  donné  un  fils,  il  regrette  ce  qu'il  a 
fait,  et  il  cherche  à  diverses  reprises  à  se  débarrasser  de  l'enfant  adopté  ; 
mais,  chaque  fofs,  saisi  de  remords,  il  le  reprend  chez  lui.  Finalement, 
voyant  que,  devenu  grand,  l'adopté  est  plus  intelligent  en  toutes  choses 
que  son  fils  propre,  le  maître  de  maison  écrit  une  lettre  à  un  fondeur  de 
métaux  qui  est  à  son  service  et  qui  demeure  à  quelque  distance  de  la  ville, 
et  il  lui  intime  l'ordre  de  jeter  dans  la  fournaise  l'enfant  qui  lui  apportera 
la  lettre.  Puis  il  remet  la  lettre  au  jeune  garçon,  en  lui  disant  d'aller  faire 
l'inventaire  de  l'argent  et  des  objets  précieux  qui  se  trouvent  chez  le  fon- 
deur ;  «  car,  ajoute-t-il,  ce  sera  là  votre  fortune,  que  vous  posséderez  jus- 
qu'à la  fin  de  vos  jours  ».  —  Quand  l'enfant  passe  sous  la  porte  de  la  ville, 
il  aperçoit  son  frère  cadet,  le  fils  du  maître  de  maison,  qui,  avec  des  garçons 
de  son  âge,  joue  à  lancer  des  noix.  Le  frère  cadet  l'arrête  et  lui  dit  :  «  C'est 
une  chance  pour  moi  que  vous  soyez  venu  ;  vous  allez  me  regagner  ce  que 
j'ai  perdu.  »  Le  frère  aîné  parle  alors  de  l'ordre  du  père,  qui  doit  être  exécuté. 


(1)  Les  soutrâs,  chez  les  Bouddhistes,  sont  ce  qu'on  pourrait  appeler  des  sermons 
mis  dans  la  bouche  du  Bouddha  et  contenant  l'exposé  général  de  la  doctrine. 

(2)  Bien  que  les  Cinq  cents  contes  et  apologues  extraits  du  Tripitaka  chinois  soient 
publiés  aujourd'hui  (trois  volumes,  Paris,  1910-1911),  nous  tenons  à  ne  rien  changer 
à  ces  lignes,  qui  témoignent,  et  de  l'extrême  amabilité  ce  M.  Ghavannes  et  de  notre 
profonde  reconnaissance. 


126  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

«  Je  m'en  charçe  »,  répond  le  frère  cadet.  Il  prend  donc  la  lettre,  et  la  consé- 
quence, c'est  qu'il  est  jeté  dans  la  fournaise. 

Plus  tard,  le  maître  de  maison,  encore  plus  décidé  à  faire  périr  l'adopté, 
lui  dit  de  se  rendre  dans  un  de  ses  palais,  fort  éloigné,  pour  vérifier  les 
comptes  de  l'intendant  du  domaine,  et  il  lui  donne  une  lettre  pour  cet 
intendant.  Or  la  lettre  contient  l'ordre  de  se  saisir  du  jeune  homme,  de  lui 
attacher  une  pierre  à  la  ceinture  et  de  le  jeter  dans  une  eau  profonde.  — 
A  mi-chemin  du  palais,  le  jeune  homme  s'arrête  chez  un  brahmane,  grand 
ami  de  son  père  adoptif,  où  il  est  très  bien  reçu.  La  fille  du  brahmane,  sage 
et  clairvoyante,  vient  pendant  la  nuit  furtivement  regarder  le  jeune  homme  ; 
elle  voit  la  lettre,  l'ouvre,  la  lit  et  lui  en  substitue  une  autre,  dans  laquelle 
le  père  adoptif  ordonne  à  l'intendant  du  palais  d'envoyer  au  brahmane  des 
cadeaux  de  fiançailles  pour  le  mariage  de  la  fille  de  celui-ci  avec  son  fils.  — 
Le  mariage  se  fait,  et  le  maître  de  maison,  quand  il  en  est  informé  par  l'in- 
tendant, tombe  gravement  malade.  A  cette  nouvelle,  le  jeune  homme 
éclate  en  sanglots  et  s'empresse  de  se  rendre  auprès  de  son  père  adoptif, 
accompagné  de  sa  femme.  Celle-ci  aj'ant  fait  au  maître  de  maison  de  grandes 
démonstrations  de  piété  filiale,  le  richard,  sufi'oqué  de  fureur  concentrée, 
meurt.  Le  jeune  homme  se  conduit  alors  en  véritable  fils,  et  tout  le  royaume 
le  loue. 

La  moralisation  de  cette  histoire  est  celle-ci  :  «  Telle  est  la  ma- 
nière dont  la  pâramilâ  de  patience  religieuse  du  Bodhisattva  pra- 
tique la  patience  des  injures  (1).  » 

Ce  conte,  que  le  bouddhisme  du  Nord  (bouddhisme  de  langue 
sanscrite)  a  inséré  à  une  époque  qu'on  ne  saurait  fixer,  mais  cer- 
tainement très  ancienne,  dans  ses  livres  d'édification,  et  qui  de  là 
est  parvenu  en  Chine  au  iii^  siècle,  a  pris  place  aussi  dans  les  livres 
canoniques  du  bouddhisme  du  Sud  (bouddhisme  de  langue  pâli)  ou, 
pour  être  plus  exact,  dans  des  commentaires  autorisés  de  tels  livres, 
à  une  époque  pncienne  aussi,  quoique  moins  lointaine.  Elle  se 
rencontre  dans  le  Dhammapada-Altakalhâ,  commentaire  sur  le 
Dhammapada,  écrit  par  le  célèbre  bouddhiste  Bouddhaghosha,  et 
dans  un  autre  ouvrage  du  même  auteur,  le  Manoratha  Poûrani, 
commentaire  sur  ÏAngoutlara-Nikâya  (2). 

(1)  Les  pdramitâs,  au  nombre  de  six,  parfois  de  dix,  sont  les  perfections  des  ver* 
tus  cardinales,  par  la  pratique  desquelles  les  Bodhisattvas  parviennent  à  la  dignité 
de  Bouddha. 

(2)  Le  grand  indianiste  Albrecht  Weber  (Monalsberichte  der  Akademie  zu  Berlin, 
janvier  1869,  p.  10  seq.)  fixait  sans  hésitation  au  commencement  du  v^  siècle  de 
notre  ère  la  rédaction  du  commentaire  du  Dhammapada.  Un  autre  -Maître  en  india- 
nisme, notre  ami,  M.  A.  Barth,  n'est  pas  si  affirmatif.  Ce  commentaire,  nous  fait-il 
remarquer,  est  attribué  à  Bouddaghosha,  qui  vivait  probablement  vers  430.  Mais 
cette  attribution,  du  moins  pour  le  texte  tel  que  nous  l'avons,  est  sujette  à  forte 
caution,  surtout  pour  les  histoires  qui  y  sont  enchâssées.  Beaucoup  de  ces  récits  se 
retrouvent,  en  effet,  dans  d'autres  commentaires  de  livres  canoniques,  commen- 
taires également  attribués  à  Bouddhaghosha,  et  avec  des  variantes  telles,  petites  et 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL        127 

Nous  indiquerons,  au  cours  du  récit,  les  principales  différences 
entre  ces  deux  versions  de  l'Hisloire  de  Ghosaka  (1)  : 

Le  déva  Ghosaka,  par  suite  de  fautes,  doit  quitter  le  monde  des  dévas 
et  devenir  homme  (2)  ;  il  renaît,  dans  la  ville  de  Kosambî,  d'une  courtisane 
qui,  voyant  que  ce  n'est  pas  une  fille,  le  fait  jeter  dehors.  L'enfant  est 
recueilli  par  un  ouvrier  au  service  du  setthi  (c'est-à-dire  du  chef  de  la  ghilde 
des  marchands)  de  Kosambî. 

Ce  jour-là  même,  le  setthi,  rencontrant  le  pourohita  (le  chapelain  du  roi), 
lui  demande  ce  que  disent  les  étoiles.  Le  pourohita  fait  ses  calculs  et  répond  : 
«  Telle  et  telle  étoile  ;  aujourd'hui,  sous  cette  étoile  est  né  un  enfant  qui 
deviendra  chef  des  marchands.  » 

Le  setthi,  dont  la  femme  est  enceinte,  se  dit  que  c'est  évidemment 
qu'elle  vient  de  lui  donner  un  fils,  son  futur  successeur  ;  mais  il  n'en  est 
rien.  Alors  il  fait  chercher  dans  Kosambî  quel  enfant  peut  être  né  ce  jour-là. 
et  il  achète  à  l'ouvrier  le  petit  garçon.  «  S'il  me  naît  une  fille,  pense-t-il,  je 
la  marierai  avec  lui  et  je  lui  obtiendrai  la  charge  de  setthi  ;  s'il  me  naît 
un  garçon,  je  me  débarrasserai  de  cet  enfant  trouvé,  qui  empêcherait  mon 
fils  d'être  setthi.  » 

La  femme  du  setthi  ayant  mis  au  monde  un  fils,  le  setthi  cherche  plu- 
sieurs fois  à  faire  périr  le  petit  Ghosaka  en  l'exposant  à  divers  dangers  ; 
mais  l'enfant  est  constamment  couvert  d'une  particulière  protection. 
Pendant  ce  temps,  les  deux  garçons  ont  grandi.  Un  jour,  le  setthi  va  trouver 
son  potier  et,  après  lui  avoir  donné  de  l'argent,  il  convient  avec  lui  que, 
tel  jour,  à  telle  heure,  il  lui  enverra  Ghosaka  (.3)  ;  le  potier  le  jettera  dans  sa 
glaçure  brillante  (le  vernis  qu'il  applique  à  ses  pots)  (4). 

grandes,  que  toutes  ces  versions  ne  peuvent  être  sorties  de  la  même  plume.  Et 
c'est  précisément  le  cas  pour  la  légende  en  question  (la  Légende  de  Ghosaka,  ou 
Ghosika,  Ghosita,  variantes  du  nom,  parfois  dans  le  même  récit),  laquelle  est  repro- 
duite avec  de  notables  divergences  dans  le  commentaire  de  Bouddhaghosha  sur 
Y Angouttara  Nikâya  du  canon  pâli. 

(1)  Un  savant  allemand,  un  prêtre  catholique,  mort  prématurément  il  y  a  sept 
ou  huit  ans,  Edmund  Hardy,  a  publié,  en  1898,  dans  le  Journal  of  the  Royal  Asiatic 
Society  of  Great  Britain  and  Ireland  (p.  741-798),  le  texte  pâli  et  la  traduction 
anglaise  des  deux  versions  accompagnés  de  remarques  et  de  rapprochements  (avec 
d'autres  contes  indiens)  des  plus  intéressants. 

(2)  Le  Boudhisme  a  conservé  le  monde  des  êtres  divins,  des  dévas,  avec  Indra, 
leur  roi  ;  mais  il  a,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  baissé  ce  monde  d'un  cran  :  les  dévas  ne 
sont  plus  des  dieux,  mais  quelque  chose  qui  a  donné  aux  traducteurs  anglais 
(et  à  M.  Hardy  aussi),  l'idée  de  les  appeler  des  "  anges  »,  expression  qui,  certaine- 
ment, ne  vise  pas  à  l'exactitude  théologique.  —  Au  fond,  nous  dit  M.  Barth,  les 
Bouddhistes  n'ont  pas  innové  sous  ce  rapport  autant  qu'on  pourrait  l'imaginer. 
Pour  toute  la  haute  spéculation  hindoue,  les  dévas  sont  simplement  des  êtres  sur- 
humains. Leur  immortalité,  ainsi  que  leur  puissance,  est  limitée,  et  le  saint,  —  c'est- 
à-dire  l'ascète  aux  méditations  intenses,  aux  effroyables  austérités,  —  peut  les 
humilier. 

(3)  Dans  V Attakathâ,  le  setthi,  parlant  au  potier,  dit  de  Ghosaka.  on  ne  sait 
pourquoi  :  «  Il  y  a  un  mien  fils  de  basse  naissance  (aca/d  puttaka,  fils  de  con- 
cubine esclave).  »  —  Dans  le  Manoratha  Poûranî,  il  dit  simplement  :  «  il  y  a 
dans  ma  maison  un  petit  garçon   de  basse  naissance.  » 

(4)  Il  y  a  là,  dans  le  récit,  une  comp'ication  très  peu  vraisemblable.  Le  potier 


128  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Ghosaka  est  donc  envoyé  chez  le  potier,  avec  mission  de  dire  :  «  Hier, 
mon  père  vous  a  commandé  im  ouvrage,  faites-le.  »  Mais,  sur  la  route, 
le  fils  du  setthi,  qui  joue  aux  billes  avec  des  camarades,  voit  Ghosaka  et 
court  après  lui  :  «  Mon  frère,  en  jouant  avec  les  garçons,  j'ai  beaucoup 
perdu  ;  regagne-le  moi  donc.  —  Je  n'ai  pas  le  temps,  répond  Ghosaka,  mon 
père  m'a  envoyé  chez  le  potier  pour  une  affaire  pressante.  —  Eh  bien  ! 
mon  frère,  j'irai.  »  Ghosaka  y  consent,  et  le  fils  du  setthi  est  jeté  par  le 
potier  dans  le  liquide  brûlant. 

Ensuite,  le  setthi  envoie  Ghosaka  porter  à  l'intendant  de  ses  «  cent 
villages  »  une  lettre  dans  laquelle  il  ordonne  à  cet  intendant  de  tuer  le 
jeune  homme  et  de  le  jeter  dans  un  puisard  (1).  Ghosaka  part,  avec  la  lettre 
attachée  au  bord  de  son  vêtement.  (Le  setthi,  n'ayant  pas  fait  apprendre 
à  lire  à  Ghosaka,  ne  craint  pas  que  celui-ci  prenne  connaissance  de  la  lettre.) 

Le  jeune  homme  fait  halte,  selon  ses  instructions,  chez  le  setthi  d'un 
certain  village.  Or  la  fille  de  ce  setthi  avait  été,  dans  sa  quatrième  exis- 
tence (avant  son  existence  présente),  la  femme  du  futur  Ghosaka  ;  aussi 
son  ancien  amour  se  réveille-t-il.  Elle  lit  la  lettre,  pendant  que  Ghosaka 
dort,  la  déchire  et  lui  en  substitue  une  autre,  dans  laquelle  l'intendant  est 
invité  à  demander  pour  Ghosaka  la  main  de  la  jeune  fille,  etc.  (2). 

Tout  se  fait  conformément  à  la  fausse  lettre.  En  apprenant  le  mariage, 
le  setthi  tombe  malade  d'un  flux  de  sang.  Il  veut  faire  venir  Ghosaka,  afin 
de  le  déshériter,  mais  la  jeune  femme  empêche  Ghosaka  de  partir  jusqu'à 
ce  qu'elle  sache  que  le  setthi  est  dans  un  état  désespéré.  Et,  grâce  à  elle, 
Ghosaka  devient  grand  marchand  (3). 

Nous  étudierons  chacune  des  trois  parties  dont  se  composent 
ces  trois  contes  bouddhiques,  variantes  d'un  même  original  : 

L'introduction   (la   prédiction  lors  de  la  naissance  du   héros)  ; 

L'envoi  à  la  fournaise  ; 

La  lettre  substituée. 

l^ous  commencerons  par  Y  Envoi  à  la  fournaise,  qui  se  rapporte 

doit  d'abord  couper  le  jeune  garçon  en  morceaux  à  coups  de  hache,  puis  le  mettre 
dans  une  jarre  et  faire  cuire  la  jarre  dans  la  glaçure.  L'idée  primitive  est  évidem- 
ment de  le  jeter  dans  le  liquide  brûlant  du  potier,  comme  le  jeune  garçon  du  conte 
sino-indien  doit  être  jeté  dans  la  fournaise  du  fondeur. 

(1)  Encore  ici,  le  setthi,  dans  VAttakathâ,  qualifie  Ght)saka  de  «  un  mien  fils  de 
basse  naissance  ». 

(2)  Dans  chacune  des  deux  versions,  la  lettre  est  rédigée  d'une  façon  différente. 

(3)  Dans  VAttakathâ,  Ghosaka  ne  sait  rien  du  plan  de  sa  femme  ;  elle  ne  l'aver- 
tit de  la  maladie  du  setthi  qu'au  troisième  message.  Quand  ils  sont  arrivés  chez  le 
setthi  mourant,  celui-ci  déclare  devant  le  receveur  de  ses  revenus  qu'il  aurait  bien 
envie  de  dire  qu'il  ne  donne  rien  de  sa  fortune  à  son  fils  Ghosaka,  mais  qu'il  la  lui 
donne  tout  de  même.  Alors  la  jeune  femme,  craignant  que,  s'il  parle  encore,  il 
n'exprime  une  intention  différente,  feint  le  désespoir  et  se  jette  à  corps  perdu  sur 
le  setthi  en  lui  frappant  violemment  de  la  tête  la  poitrine,  et  le  setthi  meurt.  C'est 
seulement  quand  Ghosaka  est  devenu  grand  marchand  qu'il  apprend  qu'il  doit 
tout  à  sa  femme.  —  Dans  l'autre  version,  Ghosaka  est  informé  de  tout,  et,  indé- 
pendamment du  coup  de  tête  si  opportun  de  sa  femme,  c'est  par  la  fraude  qu'il 
arrive  à  se  faire  donner  par  le  roi  la  charge  de  grand  marchand,  les  serviteurs  du 
setthi,  subornés,  l'ayant  déclaré  fils  de  leur  maître. 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL       129 

directement  à  la  Légende  du  Page.  L'introduction  sera  examinée  en 
même  temps  que  l'aventure  de  la  Lettre  subslituée  (nous  aurons  à 
citer,  notamment,  une  curieuse  légende  historique  du  moyen  âge). 


§  1 
l'envoi  a  la  fournaise 

Dans  cette  partie  des  trois  contes  bouddhiques,  nous  retrou- 
vons tout  à  fait  les  traits  essentiels  de  certains  contes  indiens  que 
nous  avons  cités  dans  notre  premier  travail  (p.  33-35  =  98-100). 
Nous  rappellerons  ce  conte  du  Bengale  dans  lequel  le  ministre 
d'un  roi,  craignant  d'être  supplanté  dans  la  faveur  de  son  maître 
par  certain  jeune  garçon,  charge  celui-ci  d'une  lettre  qui  ordonne 
de  mettre  à  mort  le  porteur.  Sur  son  chemin,  le  jeune  garçon  ren- 
contre un  enfant,  le  fils  du  ministre,  qui  lui  demande  de  cueillir  un 
bouquet,  et  cela  immédiatement,  pendant  que  lui  même  ira  porter 
la  lettre.  Et  l'enfant  meurt  victime  de  l'ordre  sanguinaire  de  son 
père.  De  même,  dans  le  grand  recueil  de  Somadeva  de  Cachemire 
(xi^  siècle),  mentionné  plus  haut,  le  brahmane  Phalabhouti,  envoyé 
par  le  roi  pour  être  immolé  et  pour  fournir  ensuite  la  matière  d'un 
mets  magique,  rencontre  le  jeune  fils  du  roi,  qui  le  prie  de  s'occuper 
sans  retard  de  lui  faire  fabriquer  des  pendants  d'oreille  et  qui  va,  à 
la  place  du  brahmane,  faire  la  commission  au  cuisinier. 

Nous  ferons  remarquer  que,  dans  cette  aventure,  telle  que  la 
donne  le  conte  sino-indien,  le  récit  primitif  a  été  modifié,  assez 
maladroitement,  par  le  rédacteur  bouddhiste,  lu  inventaire  chez 
le  fondeur  a  été  ajouté  sans  aucune  raison  à  la  vieille  histoire,  et  la 
preuve,  c'est  que  le  fils  adoptif  ne  fait  nulle  difficulté  de  remettre 
la  lettre  à  son  frère,  le  fils  du  «  maître  de  maison  »,  estimant  qu'ainsi 
la  commission  sera  faite  ;  il  ne  dit  pas  un  mot  qui  puisse  faire  penser 
qu'il  ait  été  chargé  d'une  opération  de  comptabilité,  exigeant  de  sa 
part  une  démarche  personnelle  chez  le  fondeur.  Du  reste,  la  rédac- 
tion pâli,  bien  que  postérieure  en  date  (v®  siècle,  ou  peut-être  plus 
tard,  au  lieu  du  iii^  siècle),  a  beaucoup  mieux  conservé  la  physiono- 
mie primitive  de  ce  passage. 


Jusqu'à  ces  derniers  temps,  entre  la  chaudière  d'huile  bouillante 


130  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

dans  laquelle  le  vieux  brahmane  de  l'Inde  méridionale  doit  être 
jelé  (comparer  la  glaçure  brûlante  des  contes  pâli)  et  le  four  à  chaux 
ou  la  fournaise  de  forge  des  contes  de  l'Europe  occidentale,  il  pouvait 
sembler  qu'il  y  eût  une  grande  lacune  :  dans  les  contes  littéraires 
arabes,  dans  le  conte  géorgien  et  même  dans  le  syna'xaire  de  l'Église 
gréco-russe,  le  jeune  homme  calomnié  doit  être  non  brûlé,  mais 
décapité.  Un  seul  contô,  —  un  conte  russe  qui  nous  avait  échappé  en 
1903  et  qui  appartient  à  la  même  branche  que  les  contes  sino- 
indien  et  pâli,  —  fait  écrire  par  le  riche  marchand  Marko  :  «  Aussitôt 
la  lettre  reçue,  va  à  la  savonnerie  avec  le  porteur  de  ce  message  et 
jettc-le  dans  une  chaudière  bouillanle.  «  (Cité  par  feu  Alexandre 
Vesselofsky.  Romania,  1887,  p.  189.) 

Et  voilà,  —  grâce  à  la  publication  de  M.  Chavannes,  —  que,  dans 
l'Inde  même,  à  une  époque  antique,  très  probablement  antérieure 
au  iii^  siècle  de  notre  ère,  apparaît  la  fournaise  de  fondeur,  la  four- 
naise de  Ribadeneyra  (I,  p.  9  =  76)  et  de  Rétif  de  la  Bretonne,  ver- 
sifié par  Schiller  (I,  p.  16-17  =  83-84)  (1). 

Entre  l'Inde  et  l'Europe,  nous  avions  déjà,  depuis  nos  précé- 
dentes publications,  rencontré  cette  même  fournaise  dans  un  très 
singulier  petit  conte  arabe,  qui  a  été  recueilli  dans  l'Irak  par  un 
assyriologue  bien  connu,  M.  Bruno  Meissner,  professeur  à  l'Univer- 
sité de  Breslau,  «  pendant  son  séjour  sur  les  ruines  de  Babylone  »,  et 
publié  en  1903  (2)  : 

Un  marchand  de  sorbets  au  raisin  a  l'habitude  de  colporter  ses  sorbets 
dans  les  rues  en  criant  :  «  Celui  qui  glorifie  Dieu  ne  sera  pas  confondu. 
Si  tu  creuses  une  fosse  pour  y  faire  tomber  un  autre,  tu  y  tomberas  bientôt 
toi-même.  »  Or,  certain  personnage  de  la  ville,  fatigué  d'entendre  ce  refrain, 
se  dit  qu'il  va  se  débarrasser  du  bonhomme.  Il  le  fait  venir  et  le  charge  de 
porter  à  Maître  Un  Tel  [probablement  un  forgeron]  un  billet  sur  lequel  est 
écrit  ceci  :  «  Quand  arrivera  le  porteur  de  ce  billet,  jette-le  dans  le  feu  du 
fourneau  (3)  ». 

Le  marchand  de  sorbets  part  avec  le  billet,  et  rencontre  un  jeune  garçon, 
frère  de  celui  qui  l'envoie.  Le  jeune  garçon  lui  demande  où  il  va.  «  Ton  frère 

(1)  En  1869,  -\lbrecht  Weber  (op.  cit.,  p.  46)  ne  pouvait  connaître  aucun  conte 
indien  de  celte  famille  où  figurât  véritablement  la  «  mort  par  le  feu  »  ;  car  ce  qu'il 
dit  au  sujet  eu  conte  de  Somadeva,  rappelé  un  peu  plus  haut,  est  fort  peu  probant. 
Pour  lui,  '  il  y  a,  dans  l'envoi  au  cuisinier,  l'indication  implicite  que  le  jeune  gar- 
çon périt  dans  le  feu  du  four  ».  Mais  où  Weber  a-t-il  vu  qu'il  y  ait  un  four  dans  cette 
horrible  h'stoire  ?  Pour  préparer  avec  de  la  chair  humaine  un  mets  magique,  le 
cuisinier  devait  préalablement  égorger  la  victime  et  non  la  brûler  vive. 

(2)  Bruno  Meissner  :  Aeuarabische  Geschichten  ans  dem  Iraq  (Leipzig,  1903)  n°  4. 

(3)  M.  Bruno  Mei.s«ner  a  bien  voulu  nous  expliquer  que  son  conteur  employait 
ici  le  mot  koùra,  signifiant  fourneau  de  forge.  (Dans  la  Bible,  le  mot  koûr  a  le  sens  de 
fourneau,  de  fournaise  où  Ton  fond  les  métaux.) 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL       131 

m'a  remis  ce  billet  pour  Un  Tel,  répond  l'homme  ;  mais  je  ne  sais  pas  où  il 
demeure.  —  Je  le  sais,  moi,  dit  le  jeune  garçon,  et  je  porterai  le  billet.  » 
C'est  donc  le  jeune  garçon  qui  est  jeté  dans  la  fournaise.  Quand  tout  se 
découvre,  le  personnage  qui  voulait  faire  périr  le  marchand  de  sorbets 
s'écrie  :  «  Celui  qui  est  avec  Dieu,  Dieu  est  aussi  avec  lui.  » 

Ce  petit  conte  des  Arabes  de  l'ancienne  Babylonie  appartient, 
comme  on  voit,  à  la  même  branche  que  le  conte  sino-indien  et  ses 
variantes  pâli  :  dans  tous  ces  contes,  le  héros  est  envoyé  à  la  mort 
par  un  personnage  plus  ou  moins  considérable,  qui  le  détcscC;  et  un 
incident  providentiel  fait  que  ce  n'est  pas  lui  qui  périt,  mais  le  fils 
même  de  son  ennemi  (dans  le  conte  arabe,  c'est  par  suite  d'une  alté- 
ration que  la  victime  est  le  frère  et  non  le  fils  de  cet  ennemi). 

Ce  que  crie  le  marchand  de  sorbets  en  offrant  sa  marchandise 
rappelle  tout  à  fait  la  maxime  que  le  vieux  brahmane  du  conte  de 
l'Inde  du  Sud  prononce  chaque  matin  devant  le  roi  en  venant  le 
saluer  :  «  Celui  qui  sème  le  bien  récoltera  le  bien  ;  celui  qui  sème  le 
mal  récoltera  le  mal  »  (I,  p.  20  =  86),  maxime  que  le  brahmane 
Phalabouti  du  contt  de  Somadeva  ne  cesse  de  répéter  à  la  porte  du 
palais  (I,  p.  34  =  99).  Déjà  nous  avions  eu  à  signaler  (II,  p.  214  = 
117),  dans  un  livre  arabe  du  xiv^  siècle,  le  Soukkardân,  un  conte  de 
cette  famille,  dans  lequel  un  vizir,  en  venant  saluer  le  roi,  prononce 
chaque  matin  ces  paroles  :  «  La  bonne  action  du  bon  recevra  sa 
récompense,  et  la  mauvaise  action  du  mauvais  recevra  son  châti- 
ment. » 

Il  est  certain,  comme  nous  l'avons  fait  observer  autrefois,  que 
cette  formule-,  répétée  pour  ainsi  dire  liturgiquement,  est  beaucoup 
mieux  à  sa  place  dans  la  bouche  d'un  membre  de  la  caste  sacrée 
des  brahmanes  que  dans  celle  d'un  vizir.  Dans  la  bouche  du  mar- 
chand de  sorbets,  une  maxime  de  ce  genre,  accompagnant  le  cri  de 
vente,  devient  tout  à  fait  baroque  ;  mais  c'est  un  lien  de  plus  pour 
rattacher  à  l'Inde  le  petit  conte  de  l'Irak. 

Si  court  qu'il  soit,  ce  petit  conte  a  son  importance  ;  il  nous  per- 
met d'enregistrer  un  fait  :  la  fournaise  de  fondeur  du  vieux  conte 
sino-indien  a  voyagé,  de  l'Inde  vers  l'Occident,  parallèlement  à  la 
chaudière  bouillante  des  vieux  contes  pâli  et  du  conte  traditionnel 
de  l'Inde  du  Sud  ;  mais  la  chaudière  bouillante  ne  paraît  pas  avoir 
dépassé  la  Russie. 


Le  four  à  chaux  de  la  Légende  du  Page,  cet  autre  instrument  de 
mort  par  le  feu,  vient  il,  lui  aussi,  de  l'Orient?  En  lisant  certam 


132  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

conte  de  cette  famille  que  les  Malais  ont  traduit  du  persan,  il  sem- 
blerait qu'il  en  serait  ainsi  ;  mais  peut-être  ce  conte  malayo  persan 
donnera-t-il  des  inquiétudes.  Envoyé  avec  un  message  chez  un  chau- 
fournier, le  héros  s'arrête  en  route  pour  faire  sa  prière  dans  une 
mosquée.  Deux  ressemblances  si  précises  avec  nos  contes  de  l'Eu- 
rope occidentale,  se  présentant  d'une  manière  tellement  inattendue, 
dans  un  même  conte  oriental,  c'est  beaucoup  à  la  fois...  Mais  faisons 
d'abord  connaître  ce  conte,  tel  qu'il  a  pénétré,  en  Extrême-Orient, 
dans  la  littérature  malaise  (1)  : 

Saboûr  (2),  jeune  homme  de  bonne  famille,  mais  pauvre,  entre  au  service 
du  roi  de  Damas  et  devient  trésorier  de  celui-ci.  Sa  beauté  et  sa  jeunesse 
attirent  sur  lui  l'attention  de  la  reine,  et,  un  jour  que  le  roi,  en  tournée 
d'inspection,  l'envoie  chercher  son  chapelet  qu'il  a  oublié  dans  sa  chambre, 
la  reine  veut  le  retenir.  Il  s'échappe  et  rapporte  au  roi  le  chapelet.  Au 
retour  du  roi,  la  reine  porte  contre  Saboûr  l'accusation  habituelle,  et  le  roi 
ordonne  au  maître  d'un  four  à  chaux  de  jeter  dans  le  feu  le  jeune  homme 
qui  lui  apportera  un  gros  citron,  comme  celui  qu'il  montre  au  chaufournier. 
—  Saboûr  part  avec  le  citron.  Passant  devant  la  mosquée,  il  y  entre  pour 
faire  sa  prière.  Pendant  qu'il  y  est  encore,  le  roi  envoie  un  de  ses  gens 
s'assurer  si  l'ordre  a  été  exécuté.  L'homme  aperçoit  le  citron,  que  Saboûr 
a  déposé  dans  le  vestibule  de  la  mosquée  ;  il  le  prend  et  s'en  va  au  four  à 
chaux.  Dès  que  le  chaufournier  voit  le  citron,  il  jette  l'homme  dans  le  feu. 
Cependant  Saboûr,  qui,  à  sa  sortie  de  la  mosquée,  a  cherché  en  vain  le  citron, 

(I)  Le  conte  de  Saboûr  qui  n'a  pas  été  brûlé  vif  a  été  résumé  par  un  savant  hol- 
landais, feu  J.  Brandes,  dans  son  article  lets  over  het  Papegaai-Boek  zooals  het  be  de 
Maleiers  voorkomt  (publié  par  la  revue  de  Batavia  Tijdschrift  van  het  Bataviaasch 
Genootschap  van  Kunsten  en  Wetenschappen.  Deel  XLI,  1899,  p.  431-49").  11  se 
trouve  à  la  p.  471  et  forme  le  n°  13  des  contes  d'un  des  manuscrits  du  recueil  malais 
le  Hikâyat  Bayan  Budinam,  1  «  Histoire  du  Sage  Perroquet  »,  que  le  rédacteur  dit 
expressément  être  traduite  du  persan  en  malais. 

La  littérature  persane  possède,  effectivement,  un  ouvrage  célèbre  de  même 
cadre  et  à  peu  près  de  même  titre,  le  Touti  JSameh,  le  «  Livre  du  Perroquet  »,  lequel 
dérive  lui-même  du  livre  indien  la  Çouka-saptati,  les  «  Soixante-dix  [Récits]  du 
Perroquet  ». 

Nous  devons  faire  remarquer  que  le  conte  de  Saboûr  ne  se  rencontre  dans  aucune 
des  recensions  connues  du  Touti  Nameh  ;  mais  il  peut  parfaitement  avoir  figuré 
dans  une  recension  particulière,  aujourd'hui  disparue,  le  propre  de  ces  recueils 
orientaux  de  contes  étant  la  liberté  que  se  donnent  les  transcripteurs  successifs 
d'ajouter  des  contes  au  nojau  primitif  ou  d'en  supprimer  :  ce  serait  donc  avec  une 
telle  recensiç  n  qu'il  serait  arrivé  chez  les  Malais. 

Le  manusciu  malais,  analysé  par  M.  Brandes,  est  conservé  à  la  Bibliothèque  de 
la  Société  des  Sciences  et  Arts  de  Batavia  (n°  LXX  du  Catalogue  des  manuscrits 
malais  de  cette  Société,  publié  en  1909  par  M.  Ph.  S.  Van  Ronkel).  —  Un  conte  de 
même  titre  et,  selon  toute  apparence,  de  même  contenu,  fait  partie  d'un  autre  livre 
malais,  le  Hikâyat  Baktiyar,  V  «  Histoire  de  Baktiyar  »,  traduit  aussi  du  persan 
(même  revue  de  Batavia,  même  année,  p.  296). 

M.  Gédéon  Huet,  bibliothécaire  à  la  Bibliothèque  Nationale,  a  dit,  dans  la 
Bomania  de  juillet  1904  (p.  404),  quelques  mots  de  ce  13''  récit  du  Sage  Perroquet. 

(2)  Nom  emprunté  par  les  Persans  aux  Arabes  et  qui  signifie  «  le  Patient  ». 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL       133 

arrive  au  four  à  chaux  et  comprend  que  le  roi  a  voulu  le  faire  périr.  Son 
innocence  est  reconnue.  ■■■■  r-      t  .a 

En  prenant  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  signalement  exact  de  ce 
conte  malayo-persan,  on  notera  d'al^ord  que,  si  ce  conte  appartient 
à  la  même  branche  de  la  famille  que  la  Légende  du  Page,  il  n'appar- 
tient pas  au  même  rameau. 

Dans  un  premier  rameau,  on  l'a  vu,  la  reine  est  coupable,  et, 
craignant  que  sa  faute  ne  soit  révélée  au  roi,  elle  calomnie  le  héros 
pour  le  faire  envoyer  à  la  mort  ;  mais,  grâce  à  l'action  providentielle, 
c'est  le  complice  de  la  reine  qui  périt,  et  non  l'innocent  calomnié. 

Dans  un  second  rameau,  la  reine  n'est  aucunement  coupable  ; 
aussi  n'est-ce  pas  elle  qui  calomnie  le  héros,  mais  un  envieux,  et  c'est 
cet  envieux  qui  finalement  est  mis  à  mort  au  lieu  de  celui  qu'il  a 
voulu  perdre. 

Ce  second  rameau  est  celui  auquel  appartient  la  Légende  du  Page, 
ainsi  que  tous  les  exempta  des  prédicateurs  et  autres  contes  simi- 
laires de  l'Europe  occidentale  ;  —  le  conte  malayo-persan  appartient 
au  premier,  comme  tous  les  contes  orientaux  et  les  légendes  pieuses, 
actuellement  connues,  du  monde  gréco-byzantin  (1). 

Oii  et  quand  l'élément  de  l'etwie,  emprunté  à  une  autre  branche 
de  cette  famille  de  contes  (voir  plus  haut),  a-t-il  été  greffe  sur  la 
branche  voisine,  qui  alors  a  produit  son  second  rameau,  c'est  ce 

(1)  Le  conte  malayo-persan,  assez  embrouillé  parfois  dans  son  texte  (et  cela 
n'étonnera  aucun  de  ceux  qui  ont  suivi  dans  la  littérature  malaise  les  contes  impor- 
tés), présente  une  grave  altération.  Ce  n'est  pas  un  complice  de  la  reine,  c'est  un 
brave  homme  quelconque  qui  est  jeté  dans  le  four  à  chaux  au  lieu  de  Saboùr.  Tout 
un  épisode  a  été  omis  et,  par  suite,  il  n'y  a  pas  dans  le  récit  malais  de  complice  de 
la  reine,  laquelle  ne  fait  montre  de  son  dévergondage  que  dans  l'épisode  où  elle 
essaie  de  corrompre  Sabcûr.  La  forme  complète  de  ce  conte,  avec  les  deux  épisodes, 
se  rencontre,  ce  qui  est  bizarre,  dans  la  seconde  partie  de  ce  même  conte  de  Saboûr. 
Là,  le  conteur  juxtapose  à  la  première  histoire  une  seconde,  dans  laquelle  Saboùr, 
qui,  jusque-là  était  un  adolescent,  se  trouve  avoir  laissé  dans  son  pays  femme  et 
enfants,  et  demande  au  roi  la  permission  de  les  aller  voir.  Comme  dans  le  vieux 
poème  germanico-latin  du  Ruodlieb,  mentionné  plus  haut,  le  roi,  en  donnant  congé 
à  son  fidèle  serviteur,  l'approvisionne  de  bonnes  maximes,  notamment  de  celle-ci  : 
«  Ne  loge  pas  chez  un  homme  vieux  qui  a  une  femme  jeune  »,  maxime  qui  est  la 
troisième  de  celles  du  Ruodlieb  : 

Quo  videas,  juvenem  quod  habet  senior  mulierem, 
Hospitium  tribui  tibi  non  poscas  itérant!  (c'est-à-dire  itineranii). 
Saboùr  peut  se  convaincre,  à  ses  dépens,  de  l'utilité  de  cette  maxime.  S'étant 
arrêté  chez  un  sien  frère,  nommé  Djiboùr,  vieillard  presque  centenaire  qui  vient 
d'épouser  une  fille  de  dix-huit  ans,  il  a  bientôt  à  repousser  cette  femme,  laquelle 
avait  déjà  trompé  son  mari  avec  certain  joaillier.  Ici,  conformément  à  la  poétique 
du  genre,  c'est  ce  joaillier  qui  est  tué  par  les  cipayes  que  Djiboùr  a  apostés.  (Le 
joaillier  a  ramassé  et  mis  sur  sa  tête  une  très  précieuse  coiffure,  donnée  par  Djiboùr 
à  Saboùr  pour  le  désigner  aux  coups  des  cipayes,  et  que  Saboùr  a  jetée,  parce  qu'elle 
le  gênait). 


134  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

que  sans  doute  on  ignorera  toujours.  Tout  ce  qu'on  peut  affirmer, 
c'est  qu'au  temps  des  prédicateurs  du  xiii^  siècle  et  de  leurs  exempla 
mis  par  écrit,  ce  second  rameau  était  déjà  vigoureux. 

En  ce  qui  concerne  les  transformations  dont  le  terme  final  est, 
d'un  côté,  le  trait  de  Vassislance  à  la  messe,  commun  à  tous  nos 
contes  européens  (di  l'Orient  comme  de  l'Occident),  et,  de  l'autre, 
le  trait  de  la  prière  à  la  mosquée,  du  conte  malayo-persan,  nous  ne 
sommes  pas  plus  avancés  ;  mais  il  y  a  moyen  de  suivre,  depuis  l'ori- 
gine, ces  transformations  par  lesquelles  s'épure,  de  plus  en  plus, 
une  donnée  au  commencement  très  grossière. 

La  prière  à  la  mosquée  sauve  Saboûr,  en  retardant  son  arrivée  au 
four  à  chaux,  exactement  comme  l'assistance  à  la  messe  sauve  le 
page.  Remontons,  ainsi  que  nous  l'avons  fait  autrefois,  jusqu'à  la 
forme  brute,  embryonnaire,  de  cet  épisode. 

Un  conte  indien  (I,  p.  26-29  =  92-95)  nous  montre  comment 
l'obéissance  absolue,  aveugle,  à  une  maxime  bizarre  devient  pour 
le  héros  le  salut.  «  Ne  refuse  jamais  la  nourriture  prête  »,  dit  la 
maxime  donnée  au  héros  par  un  fakir  (1),  et  voilà  qu'au  moment 
d'aller  porter  la  lettre  fatale  qui,  à  la  suite  de  l'accusation  calom- 
nieuse portée  contre  lui  par  la  reine,  doit  le  faire  décapiter,  le  héros 
se  souvient  de  la  maxime,  et,  pendant  qu'il  prend  le  repas  auquel  sa 
femme  l'appelle,  la  commission  est  faite  par  un  autre,  l'amant  de  la 
reine,  qui  y  laisse  la  vie. 

Ici,  pas  la  moindre  idée  de  la  Providence,  récompensant  une 
action  bonne  en  soi  :  la  maxime  à  laquelle  on  obéit  agit  par  sa  vertu 
propre,  par  une  sorte  de  magie. 

C'était  trop,  même  dans  l'Inde,  pour  certains  esprits,  que  ce 
contraste  violent  entre  l'absurdité  du  moyen  et  l'importance  du 
résultat,  et  l'élément  religieux  a  été  introduit  dans  le  récit.  La 
maxime  que  le  brahmane  du  conte  de  l'Inde  du  Sud  a  reçue  de  son 
père  lui  ordonne  sans  doute  de  ne  pas  refuser  un  repas  ;  mais  quel 
repas  ?  le  repas  qui  rompt  le  jeûne  du  onzième  jour  de  la  lune,  un 
repas  rituel  auquel  la  présence  obligatoire  d'un  brahmane  apporte 
la  consécration  religieuse  (I,  p.  27-28  =  93-94  ;  II,  p.  208-211  = 
110-113).  En  acceptant,  bien  que  très  pressé,  l'invitation  de  son 
ami,  le  brahmane  n'a  pas  uniquement  le  mérite  de  l'obéissance  aux 

(1)  Le  nom  de  fakir,  qui  proprement  est  arabe  et  s'applique  aux  religieux  men- 
diants musulmans,  «est  employé,  dans  l'Inde  moderne,  pour  désigner  toute  espèce 
de  saint  personnage,  quelle  que  soit  sa  religion  »  (R.  C.  Temple:  Wide  Awake  Stories, 
Londres,  1884,  p.  321). 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL        135 

conseils  paternels  ;  il  prend  part  à  un  acte  que  la  loi  religieuse 
hindoue  considère  comme  œuvre  pie,  et  la  récompense  providen- 
tielle en  paraîtra  moins  étonnante. 

Le  caractère  religieux  de  l'acte  qui  sauve  le  héros  va  s'accentuer. 
En  pays  chrétien,  il  deviendra  l'acte  de  piété  par  excellence,  Vassis- 
tance  à  la  messe;  dans  le  monde  musulman,  la  prière  à  la  mosquée. 
Ici,  ce  qui  appelle  l'intervention  divine  salvatrice,  c'est  l'acte  lui- 
même  :  l'œuvre  pieuse  sera  récompensée,  parce  qu'elle  est  bonne 
d'une  façon  absolue,  quand  même  elle  n'aurait  pas  été  recommandée, 
enjointe  par  la  maxime  paternelle.  De  là  vient  que,  dans  la  plupart 
des  versions  de  la  Légende  du  Page,  il  n'y  a  plus  de  conseils  du  père  ; 
ces  conseils  ont  disparu  aussi  du  conte  malayo-persan. 

Chose  extrêmement  suggeslive  par  rapport  à  la  migration  des 
contes  indiens  :  à  côté  de  la  forme  complètement  épurée  (la  troi- 
s'ème),  les  deux  formes  (première  et  seconde),  c{u'on  pourrait  qua- 
lifier de  préparaloires  et  dont  l'une  est  si  foncièrement  indienne, 
se  rencontrent  hors  de  l'Inde. 

Nous  le  savions  déjà  pour  la  seconde  forme,  et  nous  en  avions 
constaté  (I,  p.  27-28  =  93-94)  l'existence  au  xi^  siècle,  dans  le 
poème  du  Ruodlieb  :  «  Ne  refuse  jamais,  si  quelqu'un  t'en  prie  avec 
insistance  pour  l'amour  du  doux  Christ,  de  rompre  le  jeûne  ;  car  tu 
ne  le  rompras  pas  vraiment,  mais  tu  accompliras  ses  préceptes.  » 
A  quelles  aventures  se  reliait,  dans  l'histoire  du  chevalier  Ruodlieb, 
l'obéissance  à  cette  maxime,  devenue  ici,  comme  nous  l'avons  mon- 
tré jadis,  la  solution  d'un  cas  de  conscience,  tandis  que,  dans  l'Inde, 
la  rupture  du  jeûne  implique  un  acte  rituel  ?  Le  poème  du  moine 
de  Tegernsee  étant  incomplet,  il  est  impossible  de  le  savoir.  Mais  la 
ressemblance  malérielle  avec  la  maxime  léguée  par  son  père  au 
brahmane  est  frappante. 

Bien  frappant  aussi  est  le  pendant  arabe  que  nous  pouvons 
aujourd'hui  mettre  en  regard  de  la  première  maxime,  de  la  maxime 
baroque  :  «  Ne  refuse  jamais  la  nourriture  prête.  »  Dans  un  conte  de 
l'Arabie  du  Sud  en  langue  mehri,  provenant  du  littoral  du  golfe 
d'Aden  (1),  le  héros  a  acheté  très  cher  trois  conseils,  dont  le  dernier 
est  :  «  Si  tu  passes  auprès  de  gens  en  train  de  préparer  du  café,  ne 
t'en  va  pas  avant  que  le  café  ne  soit  prêt.  »  Par  obéissance  à  ce 
conseil,  le  héros,  serviteur  d'un  roi,  calomnié  par  la  reine  adultère 
et  envoyé  vers  des  soldats  avec  une  lettre  qui  doit  le  faire  décapiter, 

(1)  Alfred  Jahn  :  Die  Mehri-Sprachc  in  Sûdarabien  (Vienne  1902),  n°  16. 


136  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

s'arrête  en  chemin,  et  l'amant  de  la  reine,  un  autre  serviteur  du  roi, 
le  voyant  s'attarder,  se  fait  donner  la  lettre  et  va  ainsi  à  la  mort. 
(Notons  que,  dans  ce  conte  de  l'Arabie  du  Sud,  comme  dans  le 
conte  du  Soukkardân  arabe,  précédemment  cité,  et  dans  le  conte 
malayo-persan,  le  jeune  homme  est  envoyé  par  le  roi  son  maître 
chercher  un  chapelet  oublié.) 

De  la  seconde  forme,  où  et  quand  est-on  arrivé  à  la  troisième  et 
dernière  (sous  ses  deux  aspects,  chrétien  et  musulman)  ? 

Et  d'abord,  peut-on  supposer  que  ce  changement  final  se  serait 
eiïcctué,  d'une  manière  indépendante,  à  tel  moment  dans  le  monde 
musulman,  à  tel  moment  dans  le  monde  chrétien  ?  Cela  nous  semble 
très  peu  vraisemblable  ;  car,  en  réalité,  ce  trait  de  la  parlicipalion 
d'un  brahmane  à  un  repas,  parlicipalion  donnant  à  ce  repas  un 
caractère  rituel,  n'appelle  pas  forcément,  ni  même  tout  naturelle- 
ment, sa  transformation  en  assistance  à  la  messe  chez  les  chrétiens, 
en  prière  à  la  mosquée  chez  les  musulmans.  Arriver,  ici  et  là,  sans 
entente  préalable,  à  des  transformations  tellement  semblables,  cela 
ne  va  pas  du  tout  de  soi. 

Le  changement  final  doit  s'être  fait,  à  une  certaine  époque,  soit 
chez  les  uns,  soit  chez  les  autres.  Ensuite  la  prière  à  la  mosquée  des 
musulmans  serait  devenue  l'assistance  à  la  messe  des  chrétiens,  ou 
vice  versa. 

Si  l'on  considère,  dans  l'histoire  de  la  migration  des  contes,  le 
processus  habituel,  on  serait  porté  à  penser  que  ce  serait  d'abord 
dans  le  monde  musulman,  en  Perse,  que  ce  changement  final  aurait 
eu  lieu,  et  qu'il  aurait  été  ensuite  lui-même  l'objet  d'une  modifica- 
tion, d'une  adaptation  chrétienne  (1).  (Le  trait  du  serviteur  s' attar- 
dant à  prier  dans  une  mosquée,  —  tout  à  fait  comme  le  Page,  — 
figure,  isolé,  dans  un  ouvrage  célèbre  de  Djelâl  ed-dîn  Roumi 
(1207-1273),  le  plus  grand  poète  du  mysticisme  panthéistique 
persan,  qui,  très  probablement,  a  pris  ce  trait  dans  un  récit  popu- 
laire (2).)  Mais  il  y  a  là  une  question  de  dates  qui  ne  laisse  pas  d'être 

(1)  On  peut  être  sûr  que  ce  ne  sont  pas  les  Malais  qui  auraient  introduit  le  trait 
de  la  prière  à  la  mosquée  dans  le  conte  persan  de  Saboûr,  en  le  traduisant.  Les  Ma- 
lais,—  nous  en  avons  des  exemples  stupéfiants,  —  ne  sont  que  trop  capables  d'alté- 
rer, jusqu'à  les  rendre  p.irfois  inintelligibles,  les  contes  qu'ils  empruntent  à  d'autres 

.  pays  ;  quant  à  les  modifier  d'une  manière  intelligente,  l'ont-ils  jamais  fait  ? 

(2)  Au  Livre  III  de  son  poème  didactique,  le  Mesnevi  (le  «  poème  à  double  rime  », 
chaque  demi-vers  rimant  avec  l'autre),  dont  M.  E.  H.  Winfield  a  publié  la  traduc- 
tion, complète  pour  la  partie  doctrinale  et  abrégée  pour  les  récits  intercalaires 
(Masnavi  i  Ma'navi.  Translaled  and  abrid^ed  by  E.  H.  Winfield.  Londres,  1887, 
p.  147),  l'auteur  persan  donne,  dit  M.  Winfield,  comme  éclaircissement  dans  une 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL        137 

embarrassante  :  le  trait  de  l'assistance  à  la  messe  se  rencontre,  de? 
le  xi^  siècle,  dans  ce  poème  gcrmanico-latin,  déjà  plusieurs  fois  cité, 
du  Ruodlieb  (I,  p.  12-14  =  78-81). 

Sans  doute  nous  savons  que  la  Perse,  —  cette  voie  ordinaire  par 
laquelle  les  contes  indiens,  écrits  ou  oraux,  ont  passé  pour  pénétrer 
dans  les  régions  à  l'ouest  de  l'Hindoustan,  —  était  devenue  musul- 
mane bien  avant  le  xi®  siècle  (la  conquête  arabe  remonte  au  milieu 
du  vii<5  siècle),  et  l'épisode  en  question  aurait  eu  matériellement  le 
temps  de  prendre  en  Perse  une  forme  islamitisée,  qui  se  serait 
christianisée  ensuite  dans  le  monde  byzantin  et  dans  notre  Occident. 
Mais  on  peut  se  demander,  malgré  tout,  si  la  marge  aurait  été  assez 
large. 

Il  y  a  bien  une  autre  hypothèse  :  la  transformation  finale  aurait 
eu  lieu  d'abord  en  pays  chrétiçn,  dans  le  monde  byzantin  ;  puis, 
de  ce  monde  byzantin,  le  conte  christianisé  serait  rentré  en  Perse, 
peut-être  à  une  époque  relativement  récente,  pour  s'y  faire  isla- 
mitiser.  Assurément  la  chose  n'est  pas  impossible  ;  mais  voilà  bien 
des  allées  et  venues,  et  nous  n'avons  certes  pas  affaire  ici  au  cas  si 
simple  de  ce  Juif  qui,  dans  la  France  du  xiii^  siècle,  prend  une 
version  de  notre  conte,  ayant  cours  dans  le  milieu  chrétien  où  il  vit 
(une  version  à  peu  près  identique  à  la  Légende  du  Page),  la  met  en 
hébreu  afin  de  l'insérer  dans  un  recueil  de  contes  moralises,  habillés 
à  la  juive,  et,  pour  donner  à  ce  conte  le  costume  de  rigueur,  trans- 
forme l'assistance  à  la  messe  en  assistance  à  un  office  de  la  syna- 
gogue (II,  p.  215-216  =  118-119). 


On  a  pu  remarquer  que  nous  n'avons  parlé  que  du  monde  byzan- 
tin, et  non  de  notre  Europe  occidentale,  la  région  où  ont  été  rédigés 
les  exempla  des  prédicateurs  du  moyen  âge  et  la  Légende  du  Page. 

C'est  que,  si  l'on  veut  mettre  en  regard  du  conte  malayo-persan 
un  conte  christianisé  qui  lui  corresponde  exactement  pour  l'en- 
semble, c'est  dans  le  monde  byzantin  ou  dans  ses  dépendances, 
non  loin  de  la  Perse,  qu'on  le  trouvera.  Nous  ne  connaissons  comme 
tel,  en  effet,  qu'un  conte  géorgien,  fixé  par  écrit  au  xvii^  ou  au 
xviiie  siècle  (I,  p.  23  =  89)  :  tout  y  est,  du  conte  de  Saboûr,  y  com- 

de  ses  discussions,  «  l'anecdote  d'un  esclave  qui  obtient  de  son  maître  la  permission 
d'aller  dire  ses  prières  dans  une  mosquée,  mais  y  reste  si  longtemps,  que  l'on  ferme 
les  portes,  et  qu'il  ne  peut  plus  sortir,  ni  son  maître  entrer  ». 


138  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

pris  les  deux  épisodes  indiqués  plus  haut  ;  tout,  excepté  le  four  à 
chaux.  Là  (premier  épisode),  le  héros,  serviteur  d'un  duc,  repousse 
les  propositions  de  la  femme  de  son  maître  ;  ensuite  (second  épi- 
sode), envoyé  en  commission  par  le  duc,  il  trouve  dans  la  chambre 
de  celui-ci  cette  même  femme,  en  compagnie  d'un  autre  serviteur. 
(Suit  l'accusation  calomnieuse  et  la  décapitation  du  vrai  coupable, 
pendant  que  le  calomnié  assiste  à  l'office  divin.) 

Dans  notre  Europe  occidentale,  —  il  faut  insister  sur  ce  point,  — 
le  trait  de  la  reine  coupable  n'existe  pas  :  la  reine,  au  contraire,  est 
un  modèle  de  vertu.  Cette  simple  remarque  suffit  pour  montrer 
que,  si  un  conte  christianisé  est  rentré  dans  le  monde  musulman 
pour  s'y  faire  islamitiser,  ce  n'était  certainement  pas  le  conte  de 
l'Europe  occidentale,  notre  Légende  du  Page. 

Nous  avions  cru,  un  instant,  avoir  découvert  en  Orient  le  per- 
sonnage de  la  reine  non  coupable  avec  tout  son  encadrement  de  la 
Légende  du  Page  ;  mais,  en  y  regardant  de  plus  près,  nous  avons 
pu  nous  convaincre  que  nous  étions  en  présence  d'un  conte  qui, 
pour  l'ensemble,  diffère  complètement  de  notre  groupe  de  contes 
de  l'Europe  occidentale,  et  dans  lequel  a  été  intercalé,  sans  rime 
ni  raison,  l'épisode  de  V envoi  à  la  mort. 

Le  conte  oriental  en  question  est  encore  un  conte  malais,  tra- 
duction d'un  original  arabe  ou  persan  ;  c'est  feu  J.  Brandes  qui  en 
a  publié  le  résumé,  comme  il  l'a  fait  pour  le  conte  de  Sahoûr  (1) 
l'original  a  été  traduit,  en  1805,  par  le  baron  Lescallier,  sur  un  texte 
persan  (2)  ;  en  1883,  par  M.  René  Basset,  sur  un  texte  arabe  (3) 

Les  récits  persan  et  arabe  sont  l'histoire  d'une  princesse  qui  a  été 
forcée,  à  la  suite  d'une  guerre  où  son  père  le  roi  de  Perse  a  été  vaincu 
d'épouser  le  vainqueur,  le  roi  d'Abyssinie.  D'un  précédent  mariage 
cette  princesse  a  un  fils  (longue  introduction  là-dessus  dans  le  conte 
arabe)  ;  mais  le  roi  d'Abyssinie  n'en  sait  rien. 

Une  fois  établie  en  Abyssinie,  la  princesse  trouve  moyen  de  faire  venir 
le  jeune  homme  et  de  l'attacher  au  service  du  roi.  Pendant  quelque  temps, 
elle  se  contient  ;  mais,  un  jour»  que  le  roi  est  à  la  chasse,  elle  appelle  son  fils 
et  le  serre  dans  ses  bras.  Un  esclave,  qui  l'a  vue,  va  faire  son  rapport  au 

(1)  Tijdschrift  voor  Indische  Taal-,  Land-en  Volkenkunde,  t.  XXXVIII  (Batavia, 
1895),  p.  227  seq. 

(2)  Baron  Lescallier  :  Baktiyar  ou  le  Favori  de  la  Fortune.  Conte  traduit  du  persan 
(Paris,  1805),  conte  vu. 

(3)  René  Basset  :  Contes  arabes.  Histoire  des  Dix  Vizirs,  traduite  et  annotée 
(Paris,  1883),  X»  journée,  p.  193  seq.  (Ce  conte  se  trouve  aussi  dans  la  traduction 
allemande  des  Mille  et  une  Nuits,  de  M.  Henning  (1895-1899),  t.  XVIII,  p.  99  seq.). 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE   ELISABETH  DE  PORTUGAL        139 

roi,  et  celui-ci,  jugeant  d'après  les  apparences,  ordonne  à  un  de  ses  gardes 
de  mettre  à  mort  le  coupable  ;  mais  le  garde  a  pitié  du  jeune  homme  et  le 
cache. 

Cependant,  une  vieille  fort  savante,  qui  habite  le  palais  et  en  qui  le  roi 
a  toute  confiance,  voyant  la  reine  plongée  dans  la  tristesse,  l'interroge  et  lui 
fait  raconter  son  histoire.  Alors  elle  va  trouver  le  roi  et  lui  donne  un  pré- 
tendu «  talisman  »,  qu'il  posera  sur  la  poitrine  de  la  reine  endormie  et  qui 
forcera  celle-ci  à  lui  révéler  ses  plus  intimes  secrets.  La  reine,  prévenue  par 
la  vieille,  feint  de  dormir,  et,  questionnée  par  le  roi,  elle  raconte  ses  aven- 
tures. Le  roi  regrette  alors  sa  précipitation,  et  il  est  très  heureux  d'apprendre 
que  son  ordre  n'a  pas  été  exécuté.  Il  traite  désormais  le  jeune  homme 
comme  son  fils. 

Le  conte  malais  présente  diiïé  rem  ment  la  dernière  partie  du 
récit  ;  mais  l'idée,  au  fond,  est  la  même.  Ce  n'est  pas  un  prétendu 
talisman  qui  provoque  une  comédie  de  prétendus  aveux  forcés  ; 
c'est  l'explosion  d'une  douleur  très  réelle  qui,  à  la  nouvelle  (fausse) 
que  le  jeune  homme  est  mort,  arrache  à  la  mère  toute  une  confession 
devant  le  roi.  Mais,  ici  et  là,  le  résultat  est  le  même  :  la  vérité 
éclate  ;  le  roi  regrette  l'ordre  qu'il  a  donné  et  il  se  réjouit  d'appren- 
dre que  le  fils  de  la  reine  est  toujours  en  vie. 

Dans  ces  deux  versions  d'un  même  conte,  il  y  a,  sans  doute,  une 
reine  innocente  ;  mais,  est-il  besoin  de  le  faire  remarquer  ?  ce  n'est 
aucunement  ta  reine  innocente  de  ta  Légende  du  Page;  c'est  un  tout 
autre  personnage,  et  qui  restera  tel  après  que  le  conte  malais  (ou  le 
conte  dont  il  est  la  traduction)  aura  inséré,  on  ne  sait  pourquoi, 
dans  un  récit  pourtant  bien  complet,  l'épisode  que  voici  : 

Au  lieu  de  donner  à  un  serviteur  l'ordre  de  tuer  Chadad  (le  fils  de  la 
reine),  le  roi  ordonne  à  un  de  ses  ministres  de  mettre  à  mort  un  jeune 
homme  qu'il  lui  enverra  et  qui  se  présentera  devant  lui  avec  un  morceau 
d'étoffe  blanche.  Et  il  lui  envoie  Chadad  avec  l'étoffe.  En  chemin,  Chadad 
rencontre  des  enfants  en  train  de  jouer  ;  il  donne  l'étoffe  à  l'un  d'eux, 
qui  lui  ressemble  à  s'y  méprendre  et  qui,  s'étant  offert  à  porter  l'étoffe  où 
l'on  voudra,  est  exécuté  chez  le  ministre  à  la  place  de  Chadad.  Celui-ci 
étant  arrivé  [que  venait-il  faire,  puisqu'il  avait  donné  à  un  autre  l'étoffe 
à  porter  ?],  le  ministre  reconnaît  son  erreur.  Il  interroge  Chadad  et  apprend 
de  lui  qu'il  est  le  fils  de  la  reine.  Alors  il  cache  le  jeune  homme. 

Cet  épisode,  assez  incohérent,  ne  sert,  cela  est  évident,  absolu- 
ment à  rien  dans  l'ensemble  du  récit.  Ce  qui  amène  le  dénouement, 
répétons-le,  c'est  l'explosion  de  douleur  de  la  reine.  Et  alors  tout 
est  au  mieux,  —  excepté  pour  le  pauvre  jeune  garçon  qui  a  été  mis  à 
mort  à  la  place  de  Chadad,  tout  à  fait  en  contradiction  avec  les  lois 
de  la  justice  distributive  des  contes. 


140  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


Pas  plus  que  la  reine  innocente  du  conte  de  Chadad,  le  four  à 
chaux  du  conte  de  Saboûr  ne  peut  être  considéré  comme  un  indice 
d'emprunt  à  notre  Occident.  Si,  pour  le  moment,  le  four  à  chaux  ne 
se  rencontre  en  Orient  que  dans  le  conte  malayo-persan,  peut-être 
en  sera-t  il  autrement  demain.  Est-ce  que,  il  y  a  dix  ans,  l'on  con- 
naissait la  fournaise  de  forgeron  du  petit  conte  arabe  de  l'Irak  ? 
Est-ce  que  ce  n'est  pas  aujourd'hui  seulement  qu'on  trouve,  dans 
l'Inde,  la  fournaise  de  fondeur  du  conte  bouddhique  du  iii^  siècle  ? 
Assurément,  comme  instrument  de  mort  par  le  feu,  le  four  à  chaux 
n'a  rien  de  plus  singulier,  même  en  Orient,  que  la  fournaise  d9 
forge  (1). 

Ici,  —  et  nous  devons  étendre  cette  réflexion  à  toute  cette  ques- 
tion de  Vislamilisalion  ou  de  la  chrislianisaiion  du  conte  indien,  — 
les  documents,  actuellement,  sont  encore  trop  peu  nombreux  pour 
nous  permettre  de  porter  un  jugement  en  pleine  connaissance  de 
cause. 


Revenons  aux  contes  bouddhiques,  ou  plutôt  à  la  branche  de 
notre  famille  de  contes  à  laquelle  ils  appartiennent  et  dans  laquelle 
l'instigateur  de  meurtre  est  puni  dans  la  personne  de  l'être  qui  lui 
est  le  plus  cher,  de  son  fils. 

Aux  contes  albanais  et  grec-moderne,  cités  dans  notre  premier 
travail  (I,  p.  33-34  =  98-99),  nous  ajouterons  un  petit  conte  très 
curieux  du  Tyrol,  récemment  publié  (2)  : 

Une  jolie  paysanne  épouse  un  veuf,  qui  a  un  tout  jeune  fils,  Loisl  ; 
elle-même  bientôt  donne  à  son  mari  un  petit  Jocrg.  Les  deux  enfants  sont 
déjà  grandelets,  quand  la  femme  s'éprend  follement  d'un  jeune  et  beau 
chaufournier.  Le  mari  devient  soupçonneux  et  fait  à  Loisl  des  questions 
auxquelles  l'enfant  donne  des  réponses  très  significatives  dans  leur 
naïveté.  La  femme  réussit  à  se  disculper  ;  mais  elle  se  dit  que,  pour  être 
tranquille,  il  lui  faut  se  débarrasser  du  petit  garçon.  Elle  se  concerte  avec 
le  chaufournier  :  elle  lui  enverra  avec  une  commission  Loisl,  et  le  chaufour- 
nier le  jettera  dans  le  four  à  chaux.  Loisl  est  donc  envoyé  ;  mais,  en  route, 
il  s'arrête  pour  prier  dans  une  chapelle  de  la  Sainte  Vierge.  Pendant  ce 
temps,  l'autre  enfant,  le  petit  Joerg,  qui  a  voulu  suivre  son  frère,  arrive 

(1)  Dans  la  Bible,  Isaïe  tire  une  métaphore  du  four  à  chaux  (voir,  dans  le  Diction- 
naire de  la  Bible,  de  M.  l'abbé  Vigouroux,  l'article  Chaux). 

(2)  Zeilschrift  des  Vereins  fur  Volkskunde,  année  1906,  p.  178, 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL       141 

au  four  à  chaux,  et  le  chaufournier,  qui  ne  connaît  pas  assez  les  deux  enfants 
pour  les  distinguer  l'un  de  l'autre,  jette  dans  la  fournaise  le  fils  de  la  femme 
adultère. 

Dans  ce  petit  conte,  le  thème  de  la  punition  dans  la  personne  du 
fils  est  combiné,  d'une  façon  nullement  malhabile,  avec  le  thème 
de  la  reine  (ou  plutôt  ici  de  l'épouse)  coupable.  C'est,  jusqu'à  présent, 
le  seul  exemple,  à  nous  connu,  de  l'existence  de  ce  second  thème 
dans  l'Europe  occidentale  ;  et  encore,  à  cause  de  la  combinaison, 
n'est-il  pas  à  l'état  pur  :  ainsi,  pour  ne  relever  que  ce  point,  l'amant 
de  la  femme  adultère  n'est  pas  jeté  dans  le  feu  ;  c'est  lui-même  qui  y 
jette  le  fils  de  la  coupable. 

Dans  un  conte  arabe  d'Algérie,  recueilli  à  Tlemcen,  ce  thème  de 
la  punition  du  père  dans  la  personne  de  son  fils  a  subi  ce  qu'on 
pourrait  appeler  un  retournement,  très  singulier  (1)  : 

Le  sultan  des  Beni-Yefren  (dynastie  berbère),  en  bâtissant  Tlemcen, 
veut  assurer  la  prospérité  de  la  ville  future,  et,  dans  cette  intention,  il 
décide  de  sacrifier  son  fils.  11  appelle  donc  le  jeune  garçon  et  lui  donne  une 
lettre  en  lui  disant  d'aller  la  remettre  au  chef  des  ouvriers  occupés  à  cons- 
truire la  porte  de  la  ville  :  or,  cette  lettre«ordonne  au  chef  ouvrier  d'égorger  le 
porteur  et  d'enterrer  son  corps  dans  les  fondations  de  la  porte. 

A  moitié  chemin,  le  jeune  garçon  rencontre  un  petit  Juif,  qui  d'ordinaire 
fait  les  commissions  pour  le  sultan.  Le  Juif  s'offre  à  porter  la  lettre  ;  le  fils 
du  sultan  accepte,  et  le  Juif  est  égorgé  à  sa  place,  et  son  corps  enterré 
dans  les  fondations  de  la  porte.  «  Ce  Juif  s'appelait  Kechhout,  et  c'est  pour 
cela  que  la  porte  fut  appelée  dans  la  suite  Bâb  Kechhout.  » 

Le  conte  ajoute  :  «  Ainsi  le  sultan  voulait  faire  enterrer  son 
fils  pour  procurer  au  pays  la  paix  et  la  bénédiction,  parce  que 
c'était  un  fils  de  grande  tente,  un  vrai  musulman,  une  âme  pure  ; 
et  il  se  trouva  qu'à  sa  place  on  tua  un  Juif,  fils  de  charogne.  C'est 
pour  cela  que  la  ville  eut  à  soufïrir  quatre-vingt-dix-neuf  guerres  ; 
et  c'est  l'entrée  des  chrétiens  qui  a  complété  le  nombre  de  cent.  » 

Inutile  de  faire  remarquer  comment,  dans  cet  étrange  conte, 
tout  s'est  retourné  :  au  lieu  d'envoyer  un  ennemi  à  la  mort,  le  sultan 
y  envoie  délibérément,  par  fanatisme,  son  propre  fils,  et  sa  puni- 
tion, c'est  qu'un  autre  et,  qui  plus  est,  un  être  impur,  est  immolé 
à  la  place  de  la  victime  pure  désignée  par  lui. 

{1)  W.  Marçais  :  Le  dialecte  arabe  parlé  à  Tlemcen  (Paris,  1902),  p.  261  seq. 


142  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

§2- 

LA    PRÉDICTION    ET    LA    LETTRE    SUBSTITUÉE 

Dans  les  branches  et  rameaux  de  cette  famille  de  contes  que  nous 
venons  d'étudier,  c'est  une  subslilution  de  personne  qui  sauve  le 
héros  envoyé  à  la  mort,  et  il  importe  peu  que  le  message  à  délivrer 
à  l'exécuteur  soit  un  message  oral  (une  phrase  convenue)  ou  une 
lettre.  En  fait,  la  lettre  se  trouve  rarement  dans  tous  ces  contes. 

Tout  au  contraire,  dans  la  dernière  branche,  à  laquelle  nous 
arrivons,  la  lettre  est  indispensable  ;  car  c'est  une  subslitulion  de 
lettre  qui  sauvera  le  héros  ;  bien  plus,  qui  lui  assurera  le  bonheur, 
en  faisant  tourner  à  son  avantage  les  machinations  de  son  ennemi. 


Avant  d'entrer  au  cœur  même  de  notre  sujet,  constatons  qu'il 
existe  dans  l'Inde  un  thème  tout  à  fait  simple  de  la  Lettre  substituée. 

Dans  un  conte  oral  indien,  dont  plusieurs  versions  ont  été  recueil- 
lies, notamment  dans  le  Bengale  et  dans  le  Pendjab  (1),  une  rakshasî 
(ogresse),  ayant  pris  la  forme  d'une  femme  admirablement  belle, 
se  fait  épouser  par  un  roi,  qui  a  déjà  sept  femmes,  et  bientôt,  à 
l'instigation  de  la  rakshasî,  les  sept  reines  sont  jetées  en  prison, 
après  qu'on  leur  a  arraché  les  yeux.  Plus  tard,  la  rakshasî  veut  per- 
dre aussi  l'enfant  de  l'une  d'elles,  qu'elles  ont  élevé  dans  leur 
cachot,  le  «  fils  de  sept  mères  ».  Elle  envoie  donc  le  jeune  garçon 
chercher  un  certain  objet  dans  le  pays  des  rakshasas  et  lui  remet, 
sous  prétexte  de  lui  assurer  protection,  une  lettre  pour  la  vieille 
rakshasî,  sa  mère.  «  Quand  le  jeune  garçon  arrivera,  tuez-le  et  man- 
gez-le »,  dit  en  réalité  cette  lettre.  En  chemin,  la  lettre  est  lue  par 
une  jeune  fille  (ou  par  un  fakir),  qui  y  substitue  une  autre  lettre, 
disant  de  donner  au  porteur  tout  ce  qu'il  demandera  et  de  veiller 
à  ce  qu'il  ne  lui  arrive  aucun  mal  (2). 


(1)  Miss  M.  Stokes  :  Jndian  Fairy  Taies  (Londres  1880),  11°=  xi  et  xxiv.  —  Mis- 
tress  F.  A.  Steel  et  R.  C.  Temple  :  Wide-awahe  Stories  (Londres,  1884,)  p.'98  seq. 

(2)  Peut-être  sera-t-il  intéressant  de  noter  que,  dans  le  conte  du  Pendjab  (Steel 
et  Temple,  p.  103),  la  missive  est  écrite  sur  un  tesson  de  pot,  un  de  ces  oslraka, 
comme  on  en  a  tant  trouvé  en  Egypte,  employés  pour  remplacer  un  feuillet  de 
papyrus. 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL        143 


Dans  notre  famille  de  contes,  le  thème  de  la  Lettre  substituée  est, 
en  règle  générale,  amené  dans  le  récit  par  une  prédiction.  D'une 
façon  ou  d'une  autre,  il  a  été  prédit  qu'un  jeune  homme  d'humble 
naissance  deviendrait  le  successeur,  l'héritier  d'un  grand  person- 
nage :  celui-ci  cherche,  par  tous  les  moyens,  à  faire  mentir  cette 
prédiction  ;  mais  la  destinée  est  plus  forte  que  les  hommes. 

Pour  que  le  héros  atteigne  le  but  vers  lequel  il  se  dirige  incon- 
sciemment, divers  obstacles  sont  à  écarter,  et  notamment  des  obsta- 
cles permanents  : 

—  Dans  certains  contes,  le  grand  personnage  a  un  fils  et  une 
fille  ; 

—  Dans  d'autres,  il  a  une  fille  ; 

—  Dans  d'autres  enfin,  il  a  un  fils. 

Il  y  aura  lieu  d'examiner  d'abord  les  contes  des  deux  premiers 
groupes,  qui  peuvent  parfaitement  être  réunis  dans  une  même 
section  de  ce  travail.  Les  contes  du  troisième  groupe  (qui  se  bornent 
presque  aux  trois  contes  bouddhiques  résumés  plus  haut)  font 
bande  à  part. 

SECTION    A 

Dans  l'Inde,  appartiennent  au  premier  groupe  trois  contes,  qui  ont 
été  fixés  par  écrit  à  des  dates  inconnues.  Deux  se  trouvent  dans  la 
littérature  de  la  secte  des  Djaïnas  (1)  ;  le  troisième  a  été  rédigé  par 
un  fervent  adorateur  de  Vishnou  et  de  Krishna. 


Le  premier  conte  que  nous  résumerons  figure  dans  le  Kathâkoça 
(le  «  Trésor  des  Contes  »),  livre  qui  a  été  composé,  pour  l'édification 
des  fidèles  djaïnas,  de  toute  sorte  d'  «  historiettes  »  (kathânakas), 
tirées  très  pi-obablement  en  grande  partie  d'écrits  plus  anciens  de 
la  mùne  secte  (2)  : 

(1)  Le  djaïnisme,  dont  la  fondation  est  contemporaine  de  celle  du  bouddhisme^ 
n'a  pas  disparu  de  l'Hindoustan  comme  ce  dernier:  il  s'y  est  maintenu  et  y  compte 
partout,  notamment  dans  le  Nord-Ouest,  de  nombreuses  et  florissantes  commu- 
nautés. 

("^)  The  Kathâkoça,  or  Treasure  of  Stories,  traduit  par  C.  H.  Tawaey  (Lon- 
dres, 1895),  p.  168  seq.  —  Sur  certaines  historiettes  djaïnas  et  sur  leur  existence 
dans  la  traduction  djaïna,  que  l'on  peut  remonter  jusqu'aux  vi^,  v«  iV  siècles  de 


144  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Un  jeune  garçon  appelé  Dâmannaka,  fils  de  marchand,  a  perdu  ses 
parents  et  il  est  réduit  à  la  misère.  Un  jour  il  se  présente  pour  mendier  à  la 
porte  du  riche  marchand  Sàgarapota.  Deux  ascètes  mendiants  le  voient, 
et  le  plus  âgé  dit  à  l'autre  que,  d'après  les  marques,  les  signes  distinctifs  du 
jeune  garçon,  on  doit  conclure  qu'il  deviendra  un  marchand,  maître  de  la 
maison  devant  laquelle  il  se  tient.  Sàgarapota  l'entend  et  il  résout  de  faire 
périr  ce  successeur  dont  il  est  menacé.  Il  soudoie  donc  des  assassins  ;  mais 
ceux-ci  se  contentent  de  couper  le  petit  doigt  de  Dâmannaka  pour  le  pré- 
senter au  marchand  comme  preuve  de  l'exécution  de  ses  ordres.  Le  jeune 
garçon  est  recueilli  par  le  pâtre  de  Sàgarapota  et  se  fait  bientôt  aimer  de 
toute  la  famille. 

Un  jour,  Sàgarapota  vient  inspecter  son  bétail.  Il  s'informe  de  ce  qu'est 
Dâmannaka,  et  la  réponse,  jointe  au  doigt  coupé,  ne  lui  laisse  aucun  doute. 
Il  écrit  aussitôt  une  lettre  et  dit  à  Dâmannaka  de  l'aller  porter  chez  lui, 
à  la  ville.  En  chemin,  non  loin  de  la  maison  de  Sàgarapota,  le  jeune  homme, 
fatigué,  s'endort  dans  le  temple  du  dieu  de  l'Amour.  Et  voilà  que,  pendant 
ce  temps,  la  fdle  du  marchand,  appelée  Vishâ,  vient  adorer  le  dieu.  Elle  voit 
Dâmannaka  et,  tandis  qu'elle  le  contemple,  ses  yeux  tombent  sur  la  lettre, 
attachée  au  bout  du  bâton  du  voyageur.  Elle  la  lit  :  c'est  un  ordre  adressé 
par  le  marchand  à  son  fils  Samoudradatta  :  «  Avant  même  que  ce  jeune 
«  homme  ait  le  temps  de  se  laver  les  pieds,  donne-lui  du  poison  (visha)  et 
«  délivre  mon  cœur  de  l'épine  du  souci.  »  La  jeune  fille  se  dit  que  sans 
doute  son  père  a  trouvé  là  un  mari  pour  elle  et  que,  dans  sa  précipitation, 
il  a  écrit  visha  au  lieu  de  son  nom  à  elle,  Vishâ.  Immédiatement  elle  prend 
un  peu  du  noir  qui  peint  le  bord  de  ses  paupières  (le  kohl  des  Arabes)  et  fait 
la  correction  de  visha  en  Vishâ.  Puis  elle  scelle  de  nouveau  la  lettre,  la 
remet  en  place  et  rentre  à  la  maison.  Aussitôt  lecture  de  la  lettre,  Dâman- 
naka est  marié  à  la  fille  du  marchand. 

Dans  une  dernière  partie,  —  où  vient  se  juxtaposer  à  ce  thème 
de  la  Leilre  subslitiiée  le  thème,  plus  voisin  de  notre  Légende  du 
Page,  dont  nous  parlions  plus  haut,  —  le  marchand  aposte  des 
assassins  auprès  du  temple  de  la  déesse  protectrice  de  la  ville,  et  il  y 
envoie  au  crépuscule  son  gendre  et  sa  fille  faire  leurs  dévotions. 
Mais,  en  chemin,  ils  rencontrent  le  fils  du  marchand,  qui  leur 
demande  où  ils  vont  si  tard  et  leur  dit  qu'il  ira  à  leur  place  adorer  la 
déesse.  Il  y  va,  et  les  assassins  le  tuent.  Quand  le  marchand  l'apprend 
son  cœur  se  brise  et  il  meurt. 

Passons  à  un  conte  qui  forme  un  épisode  d'un  autre  livre  indien 
le  Jaimini  Bhârala  (1),  ouvrage  relativement  ancien,  car  M.  Barth 
nous  apprend  qu'il  en  existe  une  traduction  en  langue  canarèse, 

notre  ère,  voir,  dans  notre  travail  de  la  Revue  biblique,  Le  Prologue- cadre  des  Mille 
et  une  Nuits,  etc.,  auquel  nous  avons  déjà  renvoyé  plus  haut,  les  pages  16-17  et 
35-37  =  275-276  et  294-206  du   présent  volume. 

(1)  Albrecht  Weber  :  Ueber  eine  Episode  im  Jaimini  Bhârata  (Monatsberichte 
der  Akademie  zu  Berlin,  1869,  p.  10  seq.). 


LA   LÉ(ÎE.\DH    DU    PAGE    DE   SAINTE    ELISABETH   DE    PORTUGAL        145 

remontant  au  xiii^  siècle  (1).  Le  Jaimini  Bliârata  est  un  remanie- 
ment sectaire  (dont  on  ne  possède  plus  qu'une  partie)  du  grand 
poème  hindou  le  Mahâ  Bhârala,  et,  comme  reflet  religieux,  il  est 
plus  exclusivement  vishnou-krishnaïte  que  l'original,  lequel  est 
éclectique  (2). 

Quelle  que  soit  la  date  à  laquelle  s'est  fait  le  remaniement  en 
question,  une  chose  certaine,  c'est  que  l'épisode  du  Jaimini  Bhùraia 
présente  une  forme  beaucoup  moins  rapprochée  de  la  forme  primi- 
tive que  le  conte  djaïna  du  Kalhâkoça. 

Cet  épisode,  c'est,  pour  le  fond,  le  conte  djaïna,  mais  fortement 
retravaillé  et  transporté  du  monde  des  marchands  dans  le  monde 
des  rois.  Par  suite  de  cette  tvan^jiosilinn,  le  héros  n'est  plus  un  fils 
de  marchand,  réduit  à  la  misère  par  la  mort  de  son  père  ;  il  est  le 
fils  d'un  roi,  du  roi  des  Kountala,  dont  les  États  ont  été  pris,  à  sa 
mort,  par  un  autre  roi.  Aussi  la  prédiction,  —  faite  ici  par  des 
«  sages  )',  qui  correspondent  aux  ascètes  du  conte  djaïna  et  qui,  eux 
aussi,  ont  observé  les  «  marques  »  de  l'enfant,  âgé  de  cinq  ans,  — 
annonce-t-elle  qu'il  deviendra  roi.  Mais  le  grand  personnage  qui 
entend  cette  prédiction  et  qui,  si  la  Iransposition  avait  été  bien 
faite,  devrait  être  un  roi,  est  devenu  seulement  un  ministre,  et  l'on 
ne  saisit  pas  bien  pourquoi  il  est  si  «  désagréablement  impressionné  » 
[unangenehm  beriihrt,  rlit  le  résumé  d'Albrecht  Weber)  par  une 
prédiction  qui  ne  le  concerne  pas.  C'est  ce  ministre  Drishtabouddhi 
(le  ministre  du  roi,  maître  actuel  du  royaume  appartenant  aupara- 
vant au  père  de  l'enfant)  qui  ordonne  de  tuer  le  petit  garçon,  et 
c'est  à  lui  que  le  doigt  coupé  est  apporté,  comme  dans  le  conte 
djaïna  (ici  on  a  donné  à  l'enfant  six  doigts  au  pied  gauche,  ce  qui 

(1)  Les  Ganarèses,  qui,  au  nombre  d'eaviron  dix  millions,  habitent  principale- 
ment vers  le  centre  de  la  péninsule  indienne,  parlent  une  langue  non  indo-euro- 
péenne, appartenant,  comme  le  lamoul,  le  télougou,  etc.,  à  ce  groupe  de  langues 
dites  dravidiennes,  legs  des  populations  qui  étaient  établies  dans  l'Inde  avant  l'arri- 
vée des  Aryas. 

(2)  Krishna  est,  pour  ses  dévots,  l'incarnation  de  Vislmou,  considéré  par  eux 
comme  le  dieu  suprême.  —  Il  n'y  a  pas  bien  longtemps,  à  l'Académie  des  Inscrip- 
tions (séance  du  12  novembre  1909),  l'éminent  indianiste,  M.  Emile  Senart,  insis- 
tait sur  ce  que  cette  religion  populaire  de  Vishnou- Krishna  est  beaucoup  plus 
ancienne  que  le  prétendent  certains  critiques.  Et  M.  Senart  montrait,  dans  une  in- 
scription récemment  déchiffrée  sur  une  stèle  de  Besnagar  (dans  l'ancien  royaume 
indien  du  Maloua),  un  certain  personnage  érigeant,  au  commencement  du  W^  siècle 
avant  notre  ère,  un  monument  en  l'honneur  de  «  Vâsoudeva  (autre  nom  de  Krishna) 
dieu  des  dieux  ».  Donc,  à  cette  époque  du  n'^  siècle  avant  Jésus-Christ,  Krishna 
Vâsoudeva  était  déjà  élevé  au  rang  de  dieu  suprême  et  identifié,  comme  tel,  avec 
Vishnou,  ni  plus  ni  moins  que  dans  la  religion  actuelle  du  Vishnou-krishnaïsme. 

La  couleur  vishnou-krishnaïte  du  Jaimini  Bhnrata  n'est  donc  nullement  l'indice 
d'un  remaniement  de  basse  époque. 

10 


146  ÉTUi»r:s  roi.Ki  (ihiui'ks 

permet  de  couper  sans  grand  doumiage  le  dctigl.  surnuniéiaire  !). 

1/enfant  est  recueilli  par  un  roi,  —  non  point  par  celui  qui  a 
pris  les  États  de  son  père,  mais  par  un  petit  roi,  vassal  du  conqué- 
rant, par  le  roi  des  Koulinda,  et  non  par  le  roi  des  Kountala  (ne 
nous  embrouillons  pas  dans  tous  ces  rois  !),  —  et  il  reçoit  le  nom  de 
Tchandraliàsa.  A  l'âge  de  quinze  ans,  il  se  signale  juir  ses  exploits 
et  triomphe  de  tous  les  ennemis  de  son  père  adoptif  et  aussi  de  ceux 
du  suzerain  de  celui-ci.  le  roi  des  Kountala.  A  sa  rentrée  dans  la 
petite  capitale  des  Koulinda,  il  est  })roehuué  j)ar  son  père  adoplif 
héritier  du  trône.  11  a  déjà  conquis  cette  haute  situation,  quand  le 
ministre  Drishtal»oudcihi  vient  visiter  la  ville  (h'^^  Koulinda.  ville 
toute  nouvelle,  et  il  reconnaît  dans  TchandraliAsa  l'entant  de  la 
prédiction. 

L'arrangeur  du  récit  nous  montre  ici  le  ministre  houleversé  par 
cette  découverte,  qui  le  remplit  d'appréhension  au  sujet  du  sort 
futur  (le  son  fils...  Pour([uoi  cette  frayeur  ?  c'est  ce  (fu'on  se  de- 
mande :  le  roi  dont  Tchandrahâsa  est  l'héritier  présomptif  n'est, 
en  eftet,  cfu'un  vassal  du  souverain  que  représente  le  niinistre,  et  un 
vassal  si  peu  redoutable  qu'un  peu  plus  tard,  en  l'absence  de  Tchan- 
drahâsa, le  ministre  le  fera  jeter  en  prison.  Tout  cela  est  incohérent. 

dominent  Drishtab(»uddhi  siî  dél)arrassera-t-il  de  Tchandrahâsa  ? 
A  partir  de  cet  endroit,  l'arrangeur  se  borne  à  copier  le  récit  de  ses 
prédécesseurs,  sans  paraître  comprendre  qu'on  ne  donne  pas  h  un 
jirince.  surtout  à  un  prince  qui  vient  de  se  couvrir  de  glaire  à  la 
i;ueni\  une  lettre  à  porter,  comme  au  premier  estafier  venu,  quand 
liien  même  il  s'agirait  de  prétendues  «  affaires  d'État  importantes  >;, 
et  (|iie  >urt»iut  on  7ie  se  permet  pas  de  recommander  à  ce  prince 
]»our  son  bien  (!<ic)  de  ne  pas  rompre  le  sceau  !...  Tout  est  reproduit, 
à  ])eu  ])rès  tel  cpiel,  et  nous  irtrouvons  ici  e|  le  jeune  homme  en- 
dniiiii.  e|  Vishâya,  la  \  ishâ  du  ((nite  djaïiia.  e.firi'igeant  (mais  sans 
croire  à  une  faiite  d'orthographe)  le  mot  risha  énil  par  son  jtère, 
et  le  mariage  du  héros  avec  la  fille  de  son  ennemi. 

Mais  (;'est  la  fille  d'un  minisire  et  non  la  fille  d'un  roi  ([U(^  Tchan- 
drahâsa se  trouve  avoir  ('pousée,  et  ce  n'est  pas  ce  mariage  qui 
pourra  réaliser  la  prédiction  en  faisant  de  Tchandrahâsa,  —  con- 
foirm'-nieiit  à  l'agencemetil  du  thème  primitif,  —  l'héritier  f/'///i  roi 
son  heriii-j >('/('  (1  1.  1. 'arrangeur  s'en  est  aperçu  et  il  a  imaginé  l'expé- 
dient f(ue  voii  i  :  Pr(S(|ue  in;médiatenu'nt  ai»rès  le  mariage,  pendant 
([Uf  Tcii.i  mil  a  liâsa  esl  ennire  dans  la  maiscui  du  iiiini>li'e.  son  jie.iu- 

(Ij   Le  petit  royaume  du  père  aduplif  de  Tcliandr;iliHs:i  ne  compte  pa.s. 


LA   LÉGENDH    PU    PAGE    DE   SAINTE   ELISABETH   DE   PORTUGAL        iM 

père  forcé,  le  roi  des  Kountala,  se  sentant  mourir,  institue  le  jeune 
homme  son  successeur,  en  le  faisant  son  gendre.  C'est  le  fils  du 
ministre  qui  vient  l'annoncer  à  Tchandrahâsa  et  qui  lui  dit  de  courir 
au  palais,  juste  au  moment  où  Tchandrahâsa  s'en  va,  selon  les  instruc- 
tions du  ministre,  adorer  la  déesse  Tchandikâ.  Ici,  comme  dans  le 
conte  djaïna,  le  fils  du  ministre  va  faire  l'offrande  à  la  place  de  son 
beau-frère,  et  il  est  tué  par  des  assassins  embusqués  près  du  temple. 
Et  le  ministre  s'écrie  :  «  Celui  qui  creuse  une  fosse  pour  un  autre,  y 
tombe  lui-même  »,  et  il  se  tue  sur  le  cadavre  de  son  fils  (1). 

Au  sujet  de  la  provenance  du  troisième  conte  indien,  l'Histoire 
du  marchand  Tcfiampalia,  le  traducteur.  Albrecht  Weber,  dit  sim- 
plement :  «  C'est  un  des  liatliânal.'as  (contes),  on  pourrait  dire  innom- 
brabl(>s,  de  la  littérature  djaïna  ».  Ajoutons  que  ce  nouveau  conte 
djaïna  n'est  imllemenl.  un  remaniement,  mais  bien  une  variante, 
très  indépendante,  du  cont»;  djaïna   résumé  en  premier  lieu   (?)   : 

Le  grand  marchand  Vàdhoù  n'a  d'yeux  que  pour  ses  trésors.  Lne  nuit, 
il  entend  une  voix  disant  :  ><  Il  vient  de  descendre  (sur  terre),  celui  qui  jouira 
de  ces  richesses.  »  Les  deux  nuits  suivantes,  la  même  voix  répète  ces  paroles. 
Alors  Vàdhoù  fait  une  fête  en  l'honneur  de  la  déesse  de  sa  race  et,  au 
septième  jour  de  jeûne,  la  déesse  apparaît  et  dit  :  «  Hé!  marchand,  ce  qu'a 
dit  la  voix  est  vrai.  Qu'y  puis-je  faire  ?  le  destin  est  le  plus  fort.  »  Le  mar- 
chand demande  où  est  «  descendu  »  celui  dont  a  parlé  la  voix.  La  déesse 
répond  que  c'est  dans  la  ville  de  Kâmpilyâ,  dans  la  maison  de  Trivikrama, 
et  que  c'est  la  femme  esclave  Poushpaçri  qui  lui  donnera  le  jour. 

(1)  Il  a  été  publié,  en  1910,  dans  le  Journal  of  the  Royal  Asiatic  Society  (avril, 
p.  292  seq.),  une  histoire  de  Tchandrahâsa,  écrite  au  xviie  siècle  par  un  membre  de 
la  secte  hindoue  dont  le  dieu  est  Bhàgavat  («  L'Adorable  »),  et  se  terminant  ainsi  : 
«  Le  Jaimini  [évidemment  le  Jaimini  Bhârata  qui  vient  d'être  cité]  dit  de  même.  » 
Il  nous  semble  inutile  de  nous  arrêter  sur  les  très  légères  différences  qui  existent 
entre  cette  version  et  celle  que  nous  venons  d'étudier.  —  Lin  ouvrage  de  M.  J.  ïal- 
boys  Wheeler,  The  History  of  India  from  the  earliesl  âges  (vol.  I.  The  Vedic  Period 
and  the  Maha  Bhârata.  Londres,  1867,  p.  522-524),  donne  une  autre  version  de  cette 
même  histoire  dans  laquelle  le  héros  est  recueilli  et  adopté,  non  par  un  petit  roi, 
mais  par  le  zemindar  du  ministre,  un  agent  chargé  de  «  parcourir  le  pays  pour  recou- 
vrer les  rentes  et  redresser  les  injustices  »  ;  modification  (si  c'est  une  modification  et 
non  la  forme  primitive)  qui  écarte  la  plus  grande  partie  des  invraisemblances  que 
nous  avons  relevées  dans  le  récit  publié  par  A.  Weber.  Malheureusement, 
M.  Wheeler  se  contente  de  mettre  son  récit  sous  la  rubrique  Episodes  du  Mahâ  Bhâ- 
rata, ce  qui,  comme  indic  ition  de  source,  est  vraiment  tr  ip  peu  précis. 

(2)  Ce  travail  était  rédigé  et  envoyé  à  la  Revue,  quand  un  savant  indianiste, 
M.  Johannes  Hertel,  a  publié,  dans  la  Zeitschrift  der  Deutschen  Morgenlaendisclien 
Gesellschaft  (vol.  LXV,  1911),  le  texte  sanscrit,  soigneusement  établi,  et  une  tra- 
duction nouvelle  de  VHistoire  de  Tchampaka.  La  confrontation  de  notre  résumé 
sommaire  avec  la  traduction  minutieusement  exacte  de  M.  Hertel  nous  permet, 
croyons-nous,  de  laisser  sans  changement  celte  analyse.  —  De  renseignements 
concordants,  que  M»  Hertel  a  tiré  de  trois  manuscrits  de  l'ouvrage,  il  résulterait 
que  l'auteur  hindou  vivait  vers  le  milieu  du  xv^  siècle  de  notre  ère. 


148  ÉTUDKS  FOLKI.OHIQUES 

^'àlllloù  so  nu't  aussilôl  en  route,  ol  arrivé  à  Kànipilyâ,  il  so  lie  d'amitié 
avec  Trivilvraina.  Quaiul  il  est  pour  partir,  Trivikrama  lui  dit  d'emporter 
ce  qui  pourra  lui  faire  plaisir.  \'àdlioù  demande  d'emmener  la  femme 
esclave  Poushpaçri,  qui  est  si  entendue  en  toutes  choses.  Trivikrama  la 
donne  à  regret,  en  disant  de  la  renvoyer  bientôt.  Pendant  le  voyage,  Vâ- 
dhoù  jette  Poushpaçri  en  bas  de  la  voiture,  l'éventre  d'un  coup  de  pied  et 
l'étrangle.  Mais  voilà  que  l'enfant  est  sorti  vivant  du  sein  de  sa  mère.  Il  est 
recueilli  par  une  vieille  femme  de  la  ville  d'Oujj^ayinî,  qui  lui  donne  le  nom 
de  Tchampaka  et  va  raconter  l'histoire  au  roi.  Le  roi  fait  élever  et  instruire 
l'enfant,  qui  devient  un  grand  marchand. 

Le  hasard  veut  que  Tchampaka  se  rencontre,  aux  fêtes  d'un  mariage, 
avec  Vâdhoù.  Interrogé  par  le  marchand,  il  lui  dit  ce  qu'il  sait  de  son 
histoire.  Vàdhoû,  comprenant  qui  il  est,  l'envoie,  sous  prétexte  de  préparer 
une  excellente  opération  commerciale,  à  un  sien  frère,  qui  demeure  dans  la 
même  maison  que  lui.  Tchampaka  part  avec  une  lettre  qui  est  en  réalité 
un  message  de  mort.  Arrivé  à  la  maison  de^Vâdhoù,  il  ne  trouve  que  la 
fille  de  celui-ci,  Tillottamâ,  et  lui  remet  la  lettre.  La  jeune  fille  l'ouvre, 
hors  de  la  présence  de  Tchampaka,  et  contrefaisant  l'écriture  de  son  père, 
elle  écrit  une  autre  lettre,  dans  laquelle  il  est  dit  de  donner  Tillottamâ  au 
jeune  homme.  Le  mariage  est  célébré  iminédialement. 

Le  cojite  s'allonge,  et.  Vâdhoû  finit  par  tomber  sous  les  coups  des 
assassins  qu'il  a  soudoyés  pour  tuer  son  gendre  et  qui  le  prennent 
pour  celui-ci  pendant  la  nuit. 

On  remarquera  que,  dans  ce  second  conte  djaïna,  le  grand  mar- 
chand, dont  le  héros,  d'après  la  prédiction,  doit  devenir  l'héritier, 
n'a  qu'une  fille  et  point  de  fils.  C'est  donc  lui  seul  qui  barre  le  che- 
min à  l'accomplissement  de  la  prédiction  et  qui  doit  être  écarté  ; 
au.ssi  sera-ce  lui-même  qui  se  prendra  dans  le  piège  dressé  par  lui 
contre  son  gendre  et  qui  y  périra. 


Dans  l'Europe  du  moyen  âge,  nous  avons  vu  un  poème  germa- 
nico-latin,  le  Ihiodlieb,  (pi'on  croit  être  du  xi*^  siècle,  faire  allusion 
à  notre  thème  de  l'Assistance  à  la  messe.  Nous  allons  trouver,  dans 
un  livre  à  date  certaine,  dans  le  Panthéon  de  Godefroi  de  Viterbe, 
dédié  en  1186  au  pape  l'rbain  III  (1),  notre  thème  de  la  Lettre 
substituée.  Et,  chose  curieuse,  ce  thème  est  rattaché  à  deux  person- 
nages historiques,  à  deux  empereurs  d'Allemagne  du  xi^  siècle  (2). 

Godefroi   rappelle   rl'abord   un   véritable    fait   historique   :   Con- 

(1)  Sur  Godefroi  de  Viterbe,  voir  W.  Wattenbach  :  GeschichlsqueUcn  im  Miliel- 
alter  bis  ziir  Mille  des  XIII.  Jalirunderls,  2^  l'édition  (Berlin,  1866),  p.  42.5-428. 

('2)  (i.-H.  Pertz  :  Monnrnentu  Gcrninniae  liistorica...  —  Scrif^Juriiin  tiimus  XXII 
(Hanovre,  1872).  —  Gotifredi  Viterbiensis  Panthéon  (p.  107-307),  p.  243. 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE   DE  SAINTE   ELISABETH   DE  PORTT'GAL        IW 

rad  II,  empereur  d'Allemagne  (1024-1039),  avait  établi  dans  ses 
Etats,  contre  les  guerres  privées,  de  seigneur  à  seigneur,  la  Paix, 
quelque  chose  comme  une  Lrêve  de  Dieu.  Vient  alors  le  récit  : 

Le  comte  Liipold  avait  violé  la  paix.  Redoutant  la  colère  de  renipercur, 
il  se  réfugie  au  fond  d'une  forêt  et  se  cache  avec  sa  femme  dans  une  chau- 
mière. Or,  un  soir,  l'empereur,  s'étant  égaré  à  la  chasse,  reçoit  l'hospitalité 
dans  cette  chaumière,  et,  cette  nuitdà  même,  la  comtesse  met  au  monde 
un  fds.  Et  une  voix  du  ciel  dit  :  «  O  empereur,  cet  enfant  sera  ton  gendre  et 
ton  héritier.  «  Ces  paroles  s'étant  fait  entendre  par  trois  fois,  l'empereur  se 
lève  de  grand  matin  et,  ayant  retrouvé  deux  de  ses  serviteurs,  il  leur  dit  : 
"  Allez  et  tuez  cet  enfant,  et  apportez-moi  son  cœur.  »  Les  serviteurs,  pris 
de  pitié,  se  contentent  de  déposer  l'enfant  sur  un  arbre  (sic),  et  ils  pré- 
sentent à  l'empereur  le  cœur  d'un  lièvre.  Lin  peu  après,  un  duc,  passant 
par  Là,  trouve  l'enfant,  l'emporte  chez  lui  et  l'adopte. 

Bien  longtemps  plus  tard,  l'empereur  voit  dans  la  maison  du  duc  l'enfant, 
devenu  jeune  homme,  et,  le  soupçonnant  d'être  celui  qu'il  a  dit  de  tuer,  il 
l'envoie  porter  à  l'impératrice  une  lettre  dans  laquelle  il  ordonne  de  le 
mettre  à  mort.  Le  jeune  homme  part,  sans  se  douter  de  lien,  et  il  est  hébergé, 
le  soir,  chez  un  prêtre  qui,  pendant  que  le  jeune  homme  dort,  ouvre  la 
lettre,  la  lit  hi  lui  en  substitue  une  autre,  dans  laquelle  l'empereur  enjoint 
à  rinq)ératrice  de  marier  immédiatement  le  jeune  homme  à  leur  fille. 
Le  mariage  se  fait  ;  l'empereur  ratifie  les  choses  et  associe  au  pouvoir  son 
gendre,  qui  deviendra  l'empereur  Henri  IIL 

Iste  mihi  socius  et  gêner,  inquit,  erit, 

dit  le  récit  versifié,  car  Godefroi  reprend  en  vers  son  récit  en 
prose  (1).  On  sait  qu'historiquement  Henri  III  (1039-1056)  était  le 
fils  de  Conrad.II. 

Cette  même  histoire  se  rencontre  dans  un  autre  ouvrage  du 
moyen  âge,  rédigé  vers  l'an  1330,  proba])lement  en  Angleterre,  les 
Gesia  Bomanoriun.  Le  compilateur  et  commentateur  anonyme 
paraît  avoir  emprunté  à  Godefroi  de  Viterbc  le  fond  et  parfois  la 
forme  même  du  récit  qu'il  développe  et  dont  il  tire  une  moralité  (2). 

Toujours  au  moyen  âge,  entre  l'époque  du  Panlheon  de  Godefroy 
de  Viterbe  et  celle  des  Gesla  Romanonim,  il  faut  placer  deux  nou- 
velles françaises  (picardes  probablement)  du  xiii®  siècle,  l'une  en 
prose,  l'autre  en  vers,  qui  donnent  à  peu  près  de  même  façon  le 
Dit  de  l'empereur  Constant  (3). 

(1)  Item  de  eodem  Conrado  imperatore  et  de  pace  sui  temporis  versibus  expli- 
camus. 

(2)  Gesta  Romanorum,  édition  H.  Oesterley  (Berlin,  1871),  cap.  20,  p.  315. 

(3)  .Xoiii'elles  françaises  en  prose  du  XUI'^  siècle,  publiées  d'après  les  manuscrits 
...,  par  L.  Moland  et  Ch.  d'Héricault  (Paris,  1856),  p.  3  seq.  —  Alexandre  Vesse- 


150  KTUDES   FOLKLORIQUES 

lu  soir,  linipcrour  de  Byzance  et  un  de  ses  chevaliers,  parcourant  la 
ville,  viennent  à  passer  devant  une  maison  où  gémit  une  chrétienne  en 
couches.  Ils  entendent  le  mari  sur  le  solier  (chambre  haute,  grenier)  prier 
Dieu  d'accorder  à  sa  femme  une  heureuse  délivrance  et,  bientôt  après,  le 
conjurer  de  ne  pas  venir  à  son  aide.  L'empereur  indigné  somme  cet  étrange 
personnage  de  lui  donner  l'explication  de  sa  conduite.  L'homme  déclare 
qu'il  est  astrologue.  ■  J'ai  lu,  dit-il,  dans  les  astres  que,  si  l'enfant  vient  au 
monde  à  une  certaine  heure,  il  .sera  malheureux  et  mourra  de  mort  violente  ; 
que,  né  à  une  autre  heure,  il  sera  au  contraire  favorisé  de  la  fortune.  » 
Ainsi  s'explique  la  prière  contradictoire  qui  a  surpris  l'empereur.  L'astro- 
logue ajoute  que  Dieu  l'a  exaucé  :  son  fils  est  né  à  une  heure  propice  ;  il 
épousera  la  fille  de  l'empereur  de  Byzance  et  deviendra  lui-même  empereur. 

Dans  les  deux  nouvelles,  Tonfanl,  que  l'empereur  a  chargé  un 
(le  ses  chevaliers  de  tuer  et  que  l'on  croit  mort,  tandis  qu'il  n'est 
que  grièvement  blessé,  est  recueilli  par  l'altbé  d'un  couvent,  qui  le 
fait  soigner  et  lui  donne  le  nom  de  Constant  (Constant,  en  dialecte 
picard).  A  la  difTérence  de  l'histoire  de  l'empereur  Conrad  et  comme 
dans  les  contes  indiens,  c'est  entre  les  mains  de  la  fille  de  l'empereur 
elle-même  que  tombe  la  lettre  de  mort,  adressée  par  l'empereur  à 
son  châtelain  de  Byzance.  Arrivé  dans  le  verger  du  château,  Cons- 
tant s'y  est  endormi  de  lassitude  ;  la  princesse  voit  le  beau  j-'unc 
homme,  s'éprend  de  lui  et  lui  enlève  la  lettre,  à  laquelle  elle  en 
substitue  une  autre.  Et,  en  exécution  de  cette  soi-disant  lettre  de 
l'empereur,  le  châtelain  fiance  immédiatement  Constant  avec  la 
princesse.  Quand  l'empereur  arrive  après  la  noce,  il  reconnaît  que 
contre  les  décrets  de  la  Providence  il  n'y  a  rien  à  l'aire.  A  sa  mort, 
son  gendre  lui  succède  sur  le  trône. 


A  (judl»'  date  faul-il  reporler  les  deux  légtMidt's  eu  l'iKrnucur  de 
l'archange  saint  Micbr-l.  provenant  l'une  de  l'Eglise  copie  ;  l'autre, 
de  l'Eglise  coplo-éthiopienne  et  dont  nous  allons  jnuler  '.'  c'est 
ce  (pi'on  ne  saurait  dire,  et,  après  avoir  analysé  ces  documents.  — 
un  manuscrit  éthiopien  flu  xv!!»-'  siècle  et  un  manuscrit  arabe,  écrit 
par  un  Copte,  —  l'éminent  professeur  de  Munich,  M.  Ernst  Kuhn, 
se  borne  à  faire  observer  qu'ils  dérivent  incontestablement,  conmie 
toute  cette  littérature  copte,  d'un  original  grec,  gréco-byzantin  (1). 


loffky  :  Le  Dit  de  Vempereur  Constant  (version  en  vers,  pubUée  d'après  un  manus- 
crit de  la  Bibliothèque  Royale  de  Copenliague)  dans  Komania,  vi  (1877),  p.  102  seq. 
—  Nous  reprodui.>-ons  en  partie  le  résumé  de  M.  Vesçelofsky  (ibid.,  p.  171). 
(1)    Di/zantinisrlie  Zeitschrifl  iv  (189.'»),  p.  24i. 


LA  LÉGENDE   DU   PAGE   DE  SAINTE   ÉLLSABETH   DE  PORTUGAL        15i 

Dans  le  récit  copte,  qui  est  le  meilleur  des  deux  (1),  un  homme 
riche,  appelé  Markianos,  surprend,  un  jour,  du  toit  de  sa  maison, 
la  conversation  des  archanges  Michel  et  Gabriel,  venus  à  la  prière 
d'une  pauvre  femme  en  couches,  habitant  la  maison  voisine  ;  et  il 
les  entend  dire  que  le  fils  qu'elle  va  mettre  au  monde  héritera  un  jour 
de  tout  ce  cju'il  possède,  lui  Markianos.  Il  fait  enfermer  l'enfant 
dans  un  sac,  que  l'on  jette  à  la  mer.  Un  berger  le  sauve  et  lui  donne 
un  nom  de  circonstance,  le  nom  de  Thalassion  (OiXa7':a,  «  mer  )^). 
Quand  il  a  grandi,  Markianos,  ayant  découvert  qui  il  est,  l'achète 
au  berger  et  l'envoie  à  sa  femme  avec  la  lettre  fatale,  à  laquelle 
l'archange  Michel,  sous  la  forme  d'un  soldat,  substitue  la  lettre 
l)ien  connue.  Markianos  revient,  juste  le  jour  de  la  noce  ;  il  apprend 
la  chose  à  un  mille  de  sa  maison,  et  son  saisissement  est  si  grand, 
qu'il  tomjje  de  cheval,  et  son  épée  le  transperce. 

Faut-il  voir,  dans  ces  légendes  d'origine  gréco-byzantine,  un 
chaînon  important  de  la  chaîne  qui  relie  à  l'Orieiit  lo-^  deux  légendes 
occidentales  de  l'empereur  Conrad  et  de  l'empereur  Constant  ? 
Nous  ne  le  croyons  pas,  tout  au  moins  en  ce  qui  concerne  le  DU  de 
Vempereur  Conslaid.  Les  deux  légendes  gréco-byzantines,  qui  font 
jouer  partout  le  grand  rôle  à  l'archange  saint  Michel,  n'ont  pas 
conservé  le  trait  de  la  substitution  de  la  lettre,  faite  par  la  fulure 
femme  du  héros  :  elles  ne  pouvaient  donc  transmettre,  médiatement 
ou  inunédiatement,  aux  rédacteurs  du  DU  de  Vempereur  Conslaid 
un  trait  qu'elles  ne  présentent  pas. 

On  aura  pu  remarquer  que  tous  ces  récits,  —  légendes  soi-disant 
historiques  de  l'Europe  occidentale  (xii^  et  xiii^  siècles)  ;  légendes 
pieuses  gréco-byzantines,  —  se  terminent  immédiatement  après 
l'histoire  de  la  lettre  substituée.  Pas  la  moindre  trace  de  combinai- 
son de  ce  thème  avec  le  thème  de  la  Subslilidion  de  personne  (l'En- 
voi à  la  fournaise,  etc.),  combinaison  que  nous  avons  constatée, 
dans  le  conte  sino-indien,  dès  le  II l^  siècle,  c'est-à-dire  neuf  cents  ans 
au  moins  avant,  l'époque  où  lut  rédigée  par  Godefroi  de  Viter])e 
celle  de  ces  légendes  qui  porte  la  date  la  plus  ancienne. 


Si,  pour  compléter  cette  section,  nous  jetons  un  coup  d'œil  sur 

(!)  Le  texte  arabe  du  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Ducale  de  Gotha,  qui  donne 
ce  récit,  a  été  publié  récemment  par  M.  .T.  Kratchkowski  dans  la  revue  de  Beyrout 
al-Mnchriq,  t.  XII  (1909). 


152  KTl'DES   FOLKLORIQUES 

les  contes  onuix  actiuls.  ;ii»partciiant  à  cette  branche  de  la  famille, 
nous  aurons  à  citer  d'abord  un  bien  curieux  conte  populaire  des 
Ossètcs  du  Caucase,  que  fait  connaître  M.  Vesselofsky  (1)  : 

Un  prophète  sans  eiifanUs  apprend,  par  une  de  ses  lectures  de  la  parole 
sainte,  qu'il  lui  naîtra  une  fille  et  que  Dieu  la  donnera  au  fils  d'un  conssak 
(esclave  "ou  serf  d'un  prince).  Pour  prévenir  l'accomplissemen'  de  celte 
prophétie,  il  prie  le  prince  de  lui  céder  la  femme  du  conssak  avant  la  nais- 
sance de  l'enfant  ;  il  emmène  cette  femme  enceinte  dans  les  champs  et, 
après  l'avoir  évenlrée  d'un  coup  de  sabre,  il  la  laisse  morte  sur  place. 
;<  Et,  par  la  volonté  de  Dieu,  l'enfant  sortit  du  sein  de  sa  mère  et  rampa 
jusqu'à  ses  mamelles,  dont  il  se  mit  à  sucer  le  lait.  »  Un  prince,  chas.sant 
de  ce  côté,  aperçoit  le  petit,  le  fait  porter  dans  sa  maison  et,  comme  il  n'a 
pas  d'enfants,  l'adopte. 

Un  long  temps  se  pa.sse.  Le  prophète  a  Tidée  de  consulter  son  livre, 
et  il  y  voit  ce  qu'est  devenu  l'enfant.  Il  se  rend  che'z  le  prince  et  le  prie  de 
lui  permettre  de  confier  au  jeune  homme,  comme  à  un  messager  sûr,  une 
lettre  importante  à  remettre  à  sa  femme.  Ue  jeune  homme  part,  emportant 
son  arrêt  de  mort.  Il  arrive  avant  le  jour  à  la  maison  du  prophète  :  épuisé 
de  fatigue,  il  s'endort  sur  le  seuil.  Pendant  son  sommeil,  la  lettre  glisse  de 
sa  poche,  et  elle  est  ramassée  par  la  fille  du  prophète,  qui  la  lit  et  la  remplace 
par  une  lettre  «  selon  son  cœur  ".  Le  mariage  est  conclu,  et,  quand  les  jeunes 
gens  se  présentent  au  prophète,  celui-ci  s'écrie,  stupéfait  :  <  (.)  seul  grand 
Dieu,  rien  ne  se  fait  donc  sans  ta  volonté  !  « 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  signaler,  dans  ce  conte  ossète.  l'étranf;!' 
ressemblance  du  j)assage  de  la  «  femme  du  coussak  »  avec  le  passage 
de  la  «  femme  esclave  Poushpaçri  »  du  second  conte  djaïna. 

Comme  nos  légendes  écrites  de  l'Europe  occidentale  et  de  l'Eglise 
gréco-byzantine,  ce  conte  oral  ossète  n'a  pas-  de  seconde  partie. 

D'autres  contes  oraux,  des  contes  européens  peu  nombreux,  ont 
la  seconde  partie  des  contes  djaïnas,  soit  de  l'un,  soit  de  l'autre. 
Enfin,  dans  tout  un  groupe,  européen  aussi,  la  seconde  partie  est 
absolument  difTérente  et  ne  se  rapporte  plus  à  VEnvoi  à  la  fournaise 
que  par  une  idée  voisine,  ridée  d'envoyer  un  ennemi  en  une  expédi- 
tion dont  on  a  lieu  de  ])enser  qu'il  ne  reviendra  pas. 

Sans  avoir  Tintcntion  de  traiter  à  fond  ce  suj<'t,  voyons  (pn.^biue.^- 
uns  des  contes  do  ces  deux  grou]ies. 

Parmi  les  plus  intéressants,  on  peut  citer  un  conte  tchèque  de 
Bohême  et  un  conte  albanais  ('2).  Dans  l'un  et  dans  l'autre,  à  la 
naissance  de  l'enfant  prédestiné,  ce  sont  trois  femmes  mystérieuses, 

(1)  Article  déjà  cité  {Romatiia,  VI,  1877,  p.  194  seq). 

(2)  Alexandre  Chodzko  :  Contes  des  paysans  et  des  pâtres  slai-es  (Pariy,  18G4), 
p.  33  seq.  —  Augu.'ite  Dozon  :  Contes  albanais  (Paris,  188D,  a°  13. 


LA  LÉGENDE   DU   PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH  DE  PORTUGAL        153 

sortes  de  parques,  qui  font  ou,  du  moins,  dont  l'une  fait  la  prédic- 
tion entendue  par  le  roi  (ou  par  le  pacha),  et,  dans  le  conte  tchèque 
c'est  l'une  de  ces  femmes  qui  intervient  pour  la  substitution  de 
lettre,  ce  qui,  soit  dit  en  passant,  vaut  beaucoup  mieux  que  l'inter- 
vention d'un  nègre  (sic)  dans  le  passage  correspondant  du  conte 
albanais. 

Pour  la  seconde  partie,  la  divergence  entre  les  deux  contes  est 
complète.  Le  conte  albanais  présente  ici  beaucoup  d'analogie  avec 
le  premier  conte  djaina.  Le  héros  reçoit  du  pacha,  son  beau-père, 
la  commission  d'aller  le  lendemain,  de  grand  matin,  chez  un  for- 
geron, lequel  a  reçu  l'ordre  de  tuer  celui  qui  viendrait  au  nom  du 
pacha  demander  tel  objet.  Comme  le  héros  a  été  mis  en  retard  par 
sa  femme,  son  beau-frère,  le  fils  du  pacha,  apprenant  que  la  commis- 
sion n'a  pas  été  faite,  se  dit  qu'il  vaut  mieux  s'en  charger  lui-même, 
et  il  est  assommé  par  le  forgeron  d'un  coup  de  marteau.  Le  conte 
se  termine,  comme  le  second  conte  djaina,  par  la  mort  du  pacha, 
frappé  par  l'assassin  qui  devait  tuer  son  gendre  (1). 

Quant  au  conte  tchèque,  il  appartient  au  dernier  groupe  que 
nous  venons  d'indiquer.  Avant  de  ratifier  le  mariage,  le  roi  exige 
que  le  jeune  homme  lui  apporte  trois  cheveux  d'or  de  la  tête  du 
Vieux  qui  voit  et  sait  tout.  Ce  Vieux  est  h>  Soleil,  et  le  roi  espère  que 
son  gendre  détesté  ne  reviendra  jamais  de  cette  expédition.  Il  en 
revient,  non  seulement  avec  les  trois  cheveux  d'or,  mais  avec  de 
grandes  richesses  que  lui  ont  données  des  rois  auxquels  il  a  rapporté, 
de  chez  le  Soleil  qui  sait  tout,  la  réponse  à  des  questions  que  seul  le 
Vieux  pouvait  résoudre. 

Le  regretté  Reinhold  Koehler  a  dressé  toute  une  liste  de  contes 
populaires  européens  dans  lesquels  s'est  faite  la  même  combinaison 
que  dans  le  conte  tchèque  (le  thème  de  la  prédiction  est  souvent 
très"  altéré  dans  ces  contes)  (2).  Nous  y  ajouterons  un  conte  bas- 
breton  de  la  collection  F.  M.  Luzel  (3),  dont  le  titre  Les  trois  poils 
de  la  barbe  d'or  diiDiable  montre  la  parenté  avec  le  conte  tciièque  et 
avec  le  conte  allemand  bien  connu.  Le  Diable  aiu;  trois  cheveux  d'or  (4). 

(I)  Dans  un  tonte  serbe  {Archiv  jiir  slavisrltc  Plal»lo-^ic,  I.  1870,  ]).  288)  et  dans 
un  conte  grec  moderne  d'Épire  (J.-G.  von  Hahn  :  Griechische  und  albanesisclie 
Maerchen.  Leipzig.  1864,  n"  20)  le  dénouement  est  tout  à  fait  le  même  que  dans 
le  second  conte  djaina  :  le  beau-père  est  tué,  et  seul  tué,  car  il  n'a  pas  de  fils. 

(2)Reinhold  Kœhler  :  Kleinere  Schriflen  zur  Maerchenforschung  (Weimar,  1898), 
I,p.  466. 

(3)  F.  M.  Luze)  :  Contes  populaires  de  la  Basse- Bretagne  (Paris,  1887),  I,  p.  86  seq. 

(4)  Kinder  und  Hausmaerchen  gesammelt  diirch  die  Brûier  Grimm,  '"-  éd.  (Goet- 
tingen,  1857),  n"  2<j. 


154  ÉTl'DES   FOLKLUHlglKS 

A  l'endroit  où  se  fait  la  suture  entre  la  première  et  la  seconde 
partie,  feu  M.  Luzel  met  en  note  :  «  Jusqu'ici  notre  conte  appartient 
à  un  autre  type  que  celui  des  Voyages  vers  le  Soleil,  et  loui  ce  com- 
mencemenl  doit  être  une  inlerpolaiion  de  ma  conteuse.  »  Or,  on  vient 
de  voir  que  cette  prétendue  «  interpolation  »,  qui  relie  le  tliônie  de  la 
Lettre  substituée  (affaibli,  mais  parfaitement  reconnaissable  dans  le 
conte  bas-breton)  au  thème  de  VEnvoi  vers  le  Soleil  ou  vers  tout 
autre  personnage  extraordinaire,  se  retrouve  dans  les  nombreux 
contes  de  la  liste  de  Heinhold  Koehler  :  M.  L.uzcl  ne  s'en  doutait 
pas. 

Alexandre  W-sselofsky,  —  lequel  fut  un  savant  folkloriste  et  n<m 
simplement  un  excellent  collectionneur,  —  était  trop  l»ien  informé 
de  la  fréquence  de  ce  qu'il  appelle  1'  «  adjonction  «  du  thème  du 
Voyage  vers  le  Soleil  au  thème  de  la  Lettre  substituée  pour  parler  ici 
d'  «  interpolation  >  locale  ;  mais  il  nous  paraît  s'être  avancé  beau- 
ccup  (piand,  a])rès  avoir  constaté  que  «  cette  adjonction  ne  se  trouve 
pas  dans  les  rédactions  m-jentales  »,  il  émet  l'opinion  que  j'^djuiuî- 
tion  en  question  «  se  serait  faite  en  Europe  ". 

Il  est  toujours  dangereux,  dans  les  études  folkloriques,  de  rai- 
sonner sur  la  supposition  que  tel  thème  ou  même  telle  combinaison 
de  thèmes  n^existe  pas  en  Orient.  Savez-vous  si,  demain,  une  décou- 
verte inattendue,  —  ou  plutôt  qui  doit  toujours  être  attendue.  — 
ne  viendra  pas  vous  donner  un  démenti  ?  Dans  le  cas  présent.  <»n 
peut  faire  remarquer  que  le  thème  de  la  seconde  partie  (le  Voynge 
vers  un  être  extraordinaire,  avec  les  questions  à  lui  poser)  est  tout 
indien  (1).  Il  ne  serait  donc  pas  étonnant  que,  dans  quelque  conte 
indien,  pour  le  moment  inconnu,  ce  thème  se  fut  uni  au  thème, 
tout  indien  également,  de  la  j)remière  partie  (la  Lettre  substituée), 
et  que,  de  l'Inde,  la  combinaison  toute  faite  ait  passé  en  Europe. 
On  peut  citer,  à  l'appui  de  cette  hypothèse,  un  fait  intéressant, 
qui  ne  nous  écarte  pas  du  tout  de  notre  sujet. 

Parmi  les  contes  (|uc  le  R.  P.  .1.  l^ivière  a  recueillis  chez  les 
Kabyles  du  Djurdjura  et  publiés  en  188*2,  il  en  est  un  qui  se  rattache 
à  la  seconde  branche  de  notre  famille  de  contes,  c'est-à-dire  au 

(1)  Nou.s  ne  pouvons  ici  que  renvoyer  à  deux  contes  populaires  indiens  (Niiss 
M.  Stokes  :  Indian  Fairij  Taies,  Londres,  1880,  n°  12  ;  —  Indian  Antiquary,  août 
1893,  p.  213  seq.)  ;  à  un  conte  littéraire  tamoul,  probablement  du  xvii«^  siècle 
(Dravidian  Sights  Entcrtainments,  Madras,  1886,  n°  11),  et  aussi  à  un  document 
bouddhique,  le  djâtaka  n°  257  (tome  II  de  1^  traduction  anglaise.  The  Jâtaka,  Cam- 
bridge, 1895),  qui,  malgré  l'époque  reculée  de  sa  rédaction,  suppose  forcément,  par 
certains  détails,  un  document  encore  plus  ancien,  que  le  rédacteur  bouddhiste  a 
retravaillé,  dans  un  but  dédili«  atiun. 


LA  LÉGENDE  DU  PAGE  DE  SALNTF  ELISABETH  DE  PORTUGAL    155 

tlième  de  VEnvieux,  et  qui  combine  ce  thème  avec  le  thème  bien 
indien  du  Bon  et  du  Mécfwnt  (1). 

De  l'année  1882,  date  de  sa  puI)liiiition,  à  l'année  1895,  ce  conte 
kabyle,  avec  sa  combinaison  très  particulière,  est  demeuré  isolé,  et, 
pendant  ces  treize  ans,  M.  Vesselofsky  ou  tout  autre  pouvait  dire 
que  la  combinaison  en  question  avait  été  faite,  sinon  chez  les 
Kabyles,  fort  incapables  d'opérations  aussi  ingénieuses,  du  moins 
chez  les  Arabes,  leurs  fournisseurs,  leurs  imporlaleurs  de  contes. 
Mais  voilà  qu'en  1895  apparaît  non  seulement  un  conte  oral  du 
Nord  de  l'Inde,  mais  aussi  un  vieux  conte  littéraire  djaina  du 
Kaihâkoça,  présentant  l'un  et  l'autre  cette  même  combinaison  (2). 

Un  tel  exemple  doit  nous  rendre  très  réservés  dans  raffirmation. 
Pourquoi,  en  effet,  dans  le  cas  sur  lequel  s'est  prononcé  M.  Vesse- 
lofsky, les  choses  se  seraient-elles  passées  autrement  que  dans  un 
cas  tout  à  fait  analogue  ?  pourquoi,  à  la  diflerence  de  ce  qui  est 
maintenant  étalili  au  sujet  du  conte  du  Kalhàkoca  et  du  conte  de 
l'Inde  du  Nord,  deux  thèmes  foncièrement  indiens  auraient-ils 
attendu  ])Our  s'unir  qu'ils  aient  émigré  loin  de  leur  patrie  ? 

Ne  nous  lassons  pas  de  le  répéter  :  dans  cette  Inde  immense,  le 
trésor  des  contes  traditionnels  est,  jusqu'à  présent,  à  peine  entamé. 
Qui  peut  dire  ce  qu'il  contient  et  ne  contient  pas  (3)  ? 

(1)  J.  Rivière  :  Contes  populaires  de  la  Kabylie  du  Djurdjura  (Pari?,  1882),  p.  35 
seq. 

(2)  North  Indian  Notes  and  Queries,  mars  1895,  n"  472.  —  Kathâkora  (traduc- 
tion Tawney,  déjà-citée),  p.  160  seq. 

(.3)  Quelques  mots  au  sujet  du  thème  du  Bon  et  du  Méchant  et  de  sa  combinai- 
son avec  notre  thème  de  \  Envieux.  Nous  avons  traité  longuement  de  ce  thème  du 
Bon  et  du  Méchant  dans  les  remarques  du  n°  7  de  nos  Contes  populaires  de  Lorraine 
(Paris,  1886,  librairie  Vieweg,  actuellement  Honoré  Champion,  I,  p.  87  seq.  ;  II,  p. 
p.  353),  remarques  auxquelles  il  }•  aurait  à  ajouter  aujourd'hui  divers  contes  indiens 
publiés  depuis  1886. 

Le  conte  du  Bon  et  du  Méchant  peut  se  décomposer  en  trois  [)arties,  dont  la  pre- 
mière a  deux  formes  : 

—  1°  «)  Le  Bon  et  le  Méchant  se  disputent  sur  le  point  de  savoir  ce  qui  règne  sur 
le  monde,  le  l>ien  ou  le  mal.  la  justice  ou  l'injustice.  Le  Bon  |daido  la  cause  du  bien  ; 
le  Méchant,  celle  du  mal.  Ils  conviennent  de  prendre  pour  arbitre  les  premiers  qu'ils 
rencontreront  sur  leur  chemin  :  celui  qui  perdra  son  procès  perdra  aussi  les  yeux, 
que  l'autre  lui  arrachera.  Les  arbitres  décident  en  faveur  du  Mal,  et  le  Bon,  réduit 
à  l'état  d'aveugle,  est  abandonné  par  son  compagnon. 

—  b]  Le  Bon  et  le  Méchant  voyagent  ensemble.  Le  Bon  partage  ses  provisions 
avec  le  Méchant.  Quand  tout  est  épuisé,  le  méchant  ne  consent  à  donner  au  Bon 
de  ses  provisions  a  lui  que  contre  un  œil,  puis  contre  l'autre  œil,  et  il  l'abandonne. 

—  2°  L'aveugle  entend  la  conversation  d  êtres  mystérieux  (animaux,  génies,  etc.) 
et.  grâce  aux  secrets  dont  il  est  devenu  maître,  il  recouvre  la  vue,  déterre  un  trésor 
et  guérit  une  princesse,  qu  il  épouse. 

—  3"  Le  Méchant,  qui  est  devenu  pauvre,  arrive  chez  le  grand  personnage,  son 
aneien  compagnon.  Celui-ci  le  reçoit  en  ami  et,  en  réponse  aux  questions  du  Mé» 


156  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


Dans  l'Inde,  ce  n'ost  pns  seulement  à  des  récits  sérieux,  tragiques 
même,  qu'est  venu  s'incorporer  le  thème  de  la  Lellrc  siibstHuéc; 
c'est  aussi  à  des  récits  plaisants. 

l.'n  conte  kalrhâri  (Bengale  orienlal)  nous  montre  un  Kolrhàri. 
serviteur  d'un  lirahmane.  jouaut  à  son  maître  toute  sorte  de  mau- 
vais tours.  Finalement  le  brahmane,  excédé,  l'envoie  porter  à  un 
autre  brahmane,  son  frère,  une  lettre  lui  disant  de  tuer  ce  mauvais 
sujet.  Le  serviteur,  en  route,  se  fait  lire  la  lettre  par  un  liommi- 
qu'il  rencontre,  et  le  prie  de  la  remplacer  par  une  lettre  ainsi  conçue  : 
li  Mon  cher  frère,  aussitôt  réception  de  cette  lettre,  marie  mon  ser- 
viteur à  ma  nièce.  Je  ne  pourrai  assister  à  la  noce.  »  Le  frère  s'e.xé- 
cute.  bien  malgré  lui.  Ensuite,  le  brahmane  ayant  de  nouveau  cher- 
ché à  faire  périr  le  Katchâri,  celui-ci  se  tire  encore  d'afïaire  par  sa 
malice    (1). 

Toujours  dans  l'Inde,  chez  un  petit  peuple  d'origine  non  aryenne, 
mais  qui  a  reçu  des  Hindous  proprement  dits  beaucoup  de  contes, 
chez  les  Santals  du  Bengale  (2),  c'est  à  son  beau-père  que  le  maître 
envoie  la  lettre,  et,  —  comme  nous  l'avions  soupçonné  en  lisant 
le  conte  katchâri,  altéré  sur  ce  point,  —  l'histoire  des  mauvais 
tours  du  serviteur  est  étroitement  apparentée  aux  contes  (indii-n, 
orientaux,  européens)  que  nous  avons  jadis  résumés  dans  les  remar- 
ques de  notre  conte  de  Lorraine  n^  36. 

chant,  il  révèle  à  celui-ci  quelle  a  été  l'origine  de  sa  fortune.  Le  Méchant  veut  avoir 
semblable  chance  ;  mais,  quand  il  épie  la  conversation  des  êtres  mystérieux,  ceux-ci, 
qui  ont  remarqué  que,  précédemment,  leurs  secrets  ont  été  entendus,  l'aperçoivent 
et  le  tuent. 

Dans  le  conte  kabyle  et  dans  les  contes  indiens,  la  troisième  partie  est  remplacée, 
nous  lavons  dit,  par  notre  thème  de  YEnvieux.  Arrivé  à  la  cour  du  roi  dont  sou 
ancien  ami  est  devenu  le  gendre,  le  Méchant  cherche  aussitôt  à  perdre  le  Bon  en 
faisant  croire  au  roi  que  son  gendre  le  méprise  et  détourne  la  tète  pour  ne  point 
sentir  son  haleine  (conte  kabyle),  ou  que  son  gendre,  en  réalité  fils  de  roi,  est  de 
basse  caste,  fils  d'un  potier  ou  d'un  balayeur  de  rue  (contes  du  Kaihdkoça  et  de 
l'Inde  du  Nord).  Suit  l'envoi  à  la  mort  et  la  substitution  i>rovidentielle  du  Méchant 
au  Bon. 

On  remarquera  que,  dans  les  contes  indiens,  c'est  la  forme  a  de  la  première  partie 
du  Bon  et  du  Méchant  qui  se  combine  avec  noire  thème  de  YEnvieux  ;  dans  le  conte 
kabyle,  c'est  la  forme  b. 

(1  )  Journal  of  the  Buddhist  Text  Society  of  India.  Volume  W ,  V^  partie  (Calcutta, 
1896).  Appendice  III,  p.  28  seq. 

(2)  C.  H.  Bompas  :  Folklore  of  the  Santal  Parganas  (Londres,  1909),  n°  86. 


LA  LÉGENDE  DU   PAGE  DE  SAINTE  ELISABETH   DE  PORTUGAL        157 

SECTION    B 

Nous  avons  dit  que,  en  ce  qui  concerne  le  thème  de  la  Prédiclion, 
les  trois  contes  bouddhiques  font  bande  à  part  ;  c'est  la  consé- 
quence de  remaniements  considérables,  sur  lesquels  on  nous  per- 
mettra de  nous  arrêter  un  peu  longuement  :  il  nous  paraît  instructif 
de  signaler  un  travail,  peut-être  une  série  de  travaux  d'altération, 
que  les  littérateurs  bouddhistes  d'il  y  a  dix-sept  siècles  n'ont  fait 
probablement  que  parachever. 

La  modification  fondamentale  du  thème  primitif  (bien  reflété 
par  les  contes  djaïnas)  a  été  celle-ci  :  on  a  créé,  nous  ne  savons  pour- 
quoi, un  lien  de  quasi-parenté  entre  le  héros  et  son  ennemi  juré  : 
le  gros  personnage,  en  efïet,  prend  chez  lui  l'enfant  prédestiné  et  le 
traite,  du  moins  en  apparence,  comme  un  fils,  et  même,  dans  le 
conte  sino-indien.  il  l'adopte  réellement.  Or,  cette  quasi-parenté, 
introduite  dans  l'histoire,  rendait  choquante  et  inadmissible  toute 
idée  de  mariage  entre  l'adopté,  même  le  simple  adopté  de  fait,  et  la 
fille  du  père  adoptif.  On  a  donc  éliminé  cette  fille,  et  on  a  mis  à  sa 
place  la  fille  d'un  ami  du  gros  personnage  (1). 

Alors  a  surgi  une  difficulté,  —  du  moins  dans  les  contes  pâli,  oij  il 
n'y  a  pas  adoption  véritable  :  —  comment  se  réalisera  la  prédiction 
concernant  l'héritage  ?  Sans  doute  le  jeune  homme  prédestiné 
héritera,  par  sa  femme,  de  l'ami...  de  son  ennemi  ;  mais  son  mariage 
ne  lui  donnera  aucun  droit  sur  la  succession  de  cet  ennemi  lui-même, 
la  seule  visée  par  la  prédiction,  et  à  laquelle  il  ne  peut  prétendre  en 
aucune  façon,  n'ayant  pas  été  réellement  adopté  par  le  grand  mar- 
chand. Nous  avons  vu  comment  les  contes  pâli  ont  cherché  à  se 
tirer  de  cette  difficulté,  et  quel  rôle  odieux  ils  font  jouer  à  la  jeune 
femme  pour  cjue  son  mari  obtienne  et  l'héritage  du  grand  marchand 
et  la  survivance  de  sa  charge. 

Le  conte  sino-indien.  lui,  ne  se  trouvait  pas  dans  le  même  embar- 
ras ;  car  il  suppose,  de  la  part  du  a  maître  de  maison  »,  une  adoption 
réelle  de  l'enfant  ;  l'héritage  ira  donc  tout  naturellement  à  cet 
enfant.  Mais  cette  adoption  réelle,  présentée  comme  œuvre  pie, 
a  entraîné  de  nouvelles  modifications  dans  le  récit  et  lui  a  donné, 
on  peut  le  dire,  une  tout  autre  orientation.  Le  conte  sino-indien 

(1)  Les  contes  pâli  ont  cherché  à  motiver  l'introduction  de  cette  fille  dans  le  récit 
par  cette  réflexion  qu'elle  avait  déjà  été,  dans  une  existence  précédente,  la  femme 
du  jeune  homme  et,  par  suite,  qu'elle  lui  était  destinée,  cette  fois  encore.  Mais  c'est 
là  évidemment  de  V après  coup. 


15!S  ÉTUDKS    FOJ.KI.nlUtjLES 

s'est  ainsi  éloigné  du  thème  ininiilif  cnooro  plus  que  les  contes  pâli, 
et  il  est  devenu  une  sorte  de  Iracl  édifiant  à  la  bouddhique. 

Le  héros  n'est  pas  un  mortel  ordinaire,  comme  dans  les  contes 
djaïnas  ;  il  n'est  pas  non  plus  un  dcva,  envoyé  sur  terre  en  pénitence, 
comme  dans  le?  contes  pâli  ;  il  est  le  Bodhisattva  lui-même,  le 
futur  Bouddha.  Aussi,  à  la  mort  de  son  père  adoptif,  quelle  piété 
fdiale,  que  «  tout  le  monde  loue  »  !  et  quelle  «  conduite  dévote  »  !  et 
comme  «  le  parfum  de  ses  vertus  s'exhale  dans  les  dix  directions  de 
l'espace  «  ! 

La  jeune  fenune,  elle  aussi,  est  une  bru  modèle,  qui,  devant  le 
('  maître  de  maison  »  mourant,  fait  un  petit  discours  des  plus  atten- 
drissants. Ce  ne  serait  pas  elle  qui,  à  l'instar  de  son  double  des  contes 
pâli,  frapperait  d'un  violent  coup  de  tête,  dans  un  feint  désespoir, 
le  cœur  du  beau-pèn-  à  l'agonie,  pour  l'achever.  Elle  «  salue  par  deux 
fois  en  versant  des  larmes,  puis  avjince  de  trois  [tas  et  se  prosterne 
de  nouveau  »,  et  c'est  alors  qu'à  di>tance  respectueuse  ellt>  dit 
toute  sorte  de  choses  bien  filiales. 

Tout  est  édiilcoré,  dans  ce  conte  sino-indien,  et  notamment  la 
prédiction  qui,  dans  les  contes  djaïna,  vise  directement  l'héritage  du 
grand  marchand  et  dont  celui-ci  est  si  fort  irrité  :  il  n'y  a  plus  là 
(ju'une  promesse  très  gcncrale  do  Ijonheur  faite  aux  enfants  qui 
naîtront  un  certain  jour.  Aussi  l'arrangeur  bouddhiste  peut-il 
montrer  le  maître  de  maison  «  se  réjouissant  silencieusement  »  en 
entendant  cette  promesse  qui  ne  le  menace  en  rien,  et  s'empressant 
de  faire  une  bonne  œuvre  dont  il  profitera  lui-même,  en  obtenant 
un  fils  adoptif  plein  de  «  sagesse  ».  Même  quand,  plus  tard,  sa  femme 
lui  ayant  donné  un  fils,  le  maître  de  maison  cherchera  à  se  débar- 
rasser du  petit  garçon  «  dont  il  n'a  plus  besoin  »,  l'arrangeur,  tou- 
jours onctueux,  le  représentera  comme  un  pécheur  repentant  qui, 
après  chaque  tentative  inutile  de  faire  périr  l'enfant,  «  se  fait  des 
reproches  en  sanglotant  »,  «  verse  sur  l'enfant  des  larmes  de  compas- 
sion »,  etc.  Ce  n'est  qu'à  la  fin  que  ce  pécheur  deviendra  complète- 
ment endurci. 

Il  est  visibje  que,  dans  leur  rédaction  du  conte  sino-indien,  les 
Bouddhistes  ont  encore  remanié  le  remaniement  antérieur  dont  les 
deux  contes  pâli  nous  ont  conservé  le  résultat.  Or  le  conte  sino- 
indien,  ce  dernier  terme  de  remaniements  sur  remaniements,  était 
déjà  tel  quand  Seng-houeï  le  traduisait  en  chinois,  c'est-à-dire  au 
iii*^  siècle  de  notre  ère.  De  combien  cela  recule-t-il  la  date,  nous  ne 
disons  pas  de  la  composition  première,  de  la  création  du  conte  dans 
sa  forme  pure,  mais  même  de  son  premier  remaniement  ? 


LA   LÉGENDE  DU   PAGE   DE  SAINTE    ELISABETH   DE   PORTrOAL        159 


Chez  les  .-Crabes,  qui  ont  transmis  ce  conte  aux  Turcs,  le  héros 
n'est  pas  seulement  le  fils  adoptif  de  celui  qui  le  poursuit  de  sa 
haine  ;  il  est  son  fils,  son  véritable  fils.  Aussi  le  récit  en  prend-il 
quelque  chose  de  révoltant  (1)  : 

Craignant  la  jalousie  de  son  unique  femme,  Kébal,  riche  marchand  de 
Bagdad,  veut  tuer  un  fils  qu'il  a  eu  d'une  autre.  Abandonné  dans  le  désert, 
Tenfant  est  recueilli  par  un  pâtre.  Son  père  le  retrouve  et  le  jette  dans  la 
mer,  cousu  dans  un  sac  de  cuir.  Un  pécheur  le  retire  et  l'élève.  Son  père 
le  rencontre  encore  et  l'achète.  Ment  ensuite  l'envoi  du  jeune  homme  à 
Bagdad  avec  la  lettre  fatale,  à  laquelle  la  fdle  de  Kébal  substitue  une  autre 
lettre,  et  le  mariage.  —  Kébal,  retrouvant  le  jeune  homme  en  vie,  aposte 
des  gens  dans  l'escalier,  avec  ordre  de  tuer  celui  qui  descendra,  et  il  charge 
le  jeune  homme  d'une  commission  ;  mais  le  jeune  homme  est  retenu  par 
sa  iemme,  qui  s'inquiète.  Kébal  va  voir  si  ses  ordres  ont  été  exécutés,  et  il 
est  tué  par  ses  propres  sicaires. 

Le  rédacteur  de  cette  histoire  a  essayé  d'en  atténuer  le  scandale 
}>ar  cette  réflexion  finale  :  «  Comme  sa  naissance  (la  naissance  du 
héros)  était  un  mystère  pour  lui,  il  vécut  tranquillement  avec  son 
épouse  et  ne  sut  jamais  qu'elle  était  sa  sœur  ». 

Un  autre  livre  turc,  une  recension  de  VHistoire  de  la  sultane  de 
Perse  el  des  vizirs  (ou  Les  qiiaranle  vizirs),  trouvée  au  xviii^  siècle  à 
la  Bibliothèque  du  Roi  (Bibliothèque  nationale)  par  un  orientaliste 
anonyme  (2),  donne  ce  même  conte  modifié  :  ce  n'est  pas  la  fille  de 
Kébal  qu'épouse  le  jeune  homme  ;  c'est  sa  nièce  (3). 

(1)  C'est  Cardonne  qui,  en  1770,  a  publié,  dans  ses  Mélanges  de  littérature  orien- 
tale (II,  p.  69  seq.),  ce  conte  extrait  du  recueil  turc  VAdjaib  Mouaser.  —  Nous 
reproduisons,  avec  quelques  modifications  et  additions,  le  résumé  donné  par  M.  Vic- 
tor Chauvin  dans  sa  Bibliographie  des  ouvrages  arabes,  fascicule  VIII  (Liège,  1904), 
p.  145. 

(2)  Bibliothèque  universelle  des  romans,  l'^''  volume  d'octobre  1777,  p.  184. 

{^)  M.  Alexandre  Vesselofsky  croyait  (et  nous  l'avons  cru  nous-même  pour  un 
temps),  que  ce  trait  d'un  père  poursuivant  de  sa  haine  son  propre  fils  existait  déjà 
dans  le  conte  pâli  de  V Attakathâ  résumé  ci-dessus.  C'est  qu'au  moment  où  écrivait 
le  savant  russe,  ce  conte  de  V Attakathâ  n'était  encore  connu  que  par  un  fragment 
cité  par  un  Singhalais,  James  d'Alwis,  dans  son  Introduction  to  Kaccayana's  Qram- 
mar  (Colombo,  1863,  p.  101)  et  reproduit  par  Albrecht  Weber  (Monatsberichte  der 
Académie  zu  Berlin,  1869,  p.  42,  seq.).  L'écrivain  singhalais  paraît  avoir  pris  dans 
le  sens  littéral  les  expressions  employées  par  le  grand  marchand  au  sujet  de  Ghosaka 
dans  sa  missive  au  potier  :  «  Il  }■  a  un  mien  fils  de  basse  naissance...  »  L'introduction 
de  l'histoire  n'ayant  pas  été  donnée  par  d'Alwis,  Albrecht  Weber  et,  à  su  suite, 
Vesselofsky  n'ont  pu  se  rendre  compte  que  (Ihosaka  n'est  nullement  le  fils,  «  fils 
naairel  »  ou  non,  du  marchand.  —  Comment  l'est-il  devenu  dans  les  deux  contes 
arabes,  c'est  ce  qu'il  est  impossible  de  savoir. 


160  KTLDES  FOLKLORIQUES 

§  3 

LA    u    LETTRE    DE    BELLÉROPHON    ».    —    LA    «    LETTRE    d'uRIE    ». 

La  sultstitiition  d'iino  Icttio  h  l'aulro,  —  qui  sul>slilut',  en  défini- 
livt'.  une  noce  ii  un  enlerremeni,  —  tel  est  le  trait  vraiment  earacté- 
lisfique  des  contes  que  nous  venons  de  passer  en  revue. 

Quant  à  la  lettre  elle-même  et  quant  à  cette  circonstance  que  le 
porteur  est  celui-là  même  qu'elle  doit  perdre,  il  n'y  a  rien  là,  en 
réalité,  de  caractéristique,  rien  qui  ne  soit  allgemein  menschlichf 
comme  disait  Benfey,  c'est-à-dire  rien  qui  ne  puisse  se  produire  en 
fait  ou  s'imaginer  partout  où  il  y  a  des  hommes,  du  moins  (dans  le 
cas  présent)  des  hommes  civilisés. 

Un  quémandeur  indiscret  vous  importune  pour  obtenir  une  lettre 
de  recommandation  auprès  de  telle  personne.  Si  vous  étiez  bien  sur 
que  la  lettre  arrivera  au  destinataire  sans  être  préalablement  lue, 
ne  seriez-vous  pas  tenté  d'écrire  à  ce  destinataire  de  se  débarrasser 
comme  il  pourra  de  l'insupportable  personnage  ?  Et  ce  dernier 
s'en  irait,  porteur  d'une  lelfre  de  Bellérophon  ou,  si  l'on  veut,  d'une 
lellre  d'Urie.  La  seule  différence,  c'est  que  tout  ce  qu'il  risquerait 
ce  serait  d'être  éconduit,  et  non  de  i)erdre  la  vie. 

Dans  la  fable  de  Bellérophon  figurent  encore,  il  est  vrai,  d'autres 
traits  qui  se  rencontrent  dans  telle  ou  telle  branche  de  notre  famille 
de  contes  ;  mais  ce  sont  là  encore  de  ces  traits  auxquels  s'appliquera 
V allgemein  menschlich  de  Benfey  : 

—  Bellérophon,  qui  a  repoussé  l'amour  coupable  de  la  reine 
Antéa,  est  accusé  par  celle-ci  auprès  du  roi  Proetus  d'avoir  voulu 
la  séduire.  Idée  si  naturelle  en  sa  perversité  qu'elle  a  pu  se  présenter 
une  masse  de  fois,  dans  la  vie  réelle,  à  l'esprit  d'une  femme  furieuse 
ou,  dans  le  monde  de  la  fantaisie,  à  l'imagination  d'un  conteur  ; 

—  Bellérophon,  après  avoir  remis  au  roi  de  Lycie,  beau-père  de 
Proetus,  la  lettre  fatale,  est  envoyé  par  celui-ci  en  diverses  expédi- 
tions périlleuses,  contre  la  Chimère,  contre  les  Solymes,  contre  les 
Amazones.  Épisode  qui  n'a  de  commun  avec  VEnvoi  vers  le  Soleil 
que  l'idée  très  générale  d'envoyer  quelqu'un  en  un  endroit  d'où 
l'on  espère  l>ien  ne  pas  le  voir  revenir  ; 

—  Bellérophon  échappe,  par  sa  vaillance,  à  une  troupe  de  Lyciens 
mis  en  embuscade  pour  le  tuer.  Encore  un  trait  absolument  général  ; 

—  Bellérophon  obtient  finalement  la  main  de  la  fille  du  roi  et 


LA  LÉGENDE   DU   PAGE  DE  SAINTE   ELISABETH  DE  PORTUGAL        161 

'V  la  moitié  de  tous  les  honneurs  royaux  ».  C'est  la  conclusion  banale 
de  toute  sorte  de  contes. 

Tous  ces  traits  réunis  peuvent  donner  à  la  fable  de  Bellérophon 
une  ressemblance  générale  avec  certains  des  contes  étudiés  ci-dessus  ; 
mais. le  trait  caractéristique  s'y  cherche  en  vain  :  la  substitidion  de 
lettre  (1). 

Avec  la  Lettre  (VU rie,  plus  rien  quant  à  des  ressemblances,  même 
générales  ;  plus  rien  que  la  lettre  de  mort,  donnée  à  un  brave  homme 
trop  confiant  et  qui  probablement  ne  sait  pas  lire  :  c'est  notre  petit 
fait  de  la  vie  ordinaire,  mais  poussé  au  tragique,  car  la  missive 
arrive  intacte  à  destination,  et,  en  conséquence,  le  pauvre  Urie, 
envoyé  sur  le  front  de  bataille,  à  l'endroit  le  plus  dangereux  et 
laissé  sans  secours,  tombe  sous  les  coups  des  ennemis.  Dénouement 
d'une  triste  et  très  vilaine  histoire  que  la  Bible  raconte  en  détail 
avec  une  précision  toute  vécue,  comme  on  dit  aujourd'hui.  En 
résumé,  pour  couvrir  la  faute  de  Bethsabée,  faute  qui  va  se  révéler, 
David,  —  le  David  d'avant  la  pénitence,  —  rappelle  le  mari,  Urie 
l'Héthéen,  du  camp  dressé  devant  Rabba,  sous  prétexte  de  lui 
demander  un  rapport  sur  la  guerre  ;  il  compte  qu'Urie  reprendra 
la  vie  conjugale  et  que  les  apparences  seront  sauvées.  Mais  le  rude 
guerrier  ne  veut  pas  même  rentrer  dans  sa  maison,  a  tandis  que 
l'Arche  de  Dieu  et  Israël  et  Juda  sont  là-bas  sous  la  tente  »  ;  il  se 
considère  comme  étant  toujours  en  campagne,  et  il  continuera 
dans  Jérusalem^  à  mener  la  vie  dure  que  mènent  son  chef  Joab  et  ses 
compagnons  devant  Rabba.  Alors,  un  crime  entraînant  un  autre 
crime,  Urie  est  renvoyé  au  camp  avec  la  lettre  qui  cause  sa  mort. 

Quel  rapport  y  a-t-il  dans  tout  cela  avec  la  Légende  du  Page  ou 
avec  la  fable  de  Bellérophon  ?  Rien,  quant  aux  motifs  qui  déter- 
minent l'envoi  de  la  lettre  ;  rien,  quant  à  ce  qui  résulte  de  cet  envoi. 
Rien,  —  nous  l'avons  dit  et  montré,  —  sinon  un  trait  d'une  ressem- 
blance tout  à  fait  générale.  S'il  y  a  du  caractéristique  dans  le  récit 
historique  de  la  Bible,  —  et  il  y  en  a  beaucoup,  —  ce  caractéristique 
sépare  netteuient  ce  récit  de  tous  ceux  desquels  on  voudrait  le 
rapprocher. 


(1)  Dans  notre  travail  de  la  Revue  biblique,  auquel  nous  avons  déjà  renvoyé, 
nous  avons  montré  (2«  article,  p.  178  seq.  =  326  seq.  du  présent  volume)  que  tout  un 
ensemble  de  traits  principaux  est  le  même  dans  l'histoire  d'Esther  et  dans  l'histoire 
de...  Henry  VIII  d'Angleterre.  Ce  sont,  partout  et  toujours,  les  traits  caractéris- 
tiques qu'il  faut  considérer. 

M 


Ib-J  ÉTUDES  FOLKLORlnlKS 


CONCLUSION 

Nous  voici  donc  enfin  au  terme  de  ce  long  voyage  t|ue  la  Légende 
du  Page  de  sainte  Elisabeth  de  Portugal  nous  a  fait  entreprendre  à 
travers  le  monde  et  aussi  à  travers  les  siècles.  Nous  avons  remonté 
des  courants  bien  divers,  et  toujours,  —  qu'il  s'agisse  du  thème  des 
Bons  Conseils,  ou  de  VEnvoi  d  la  fournaise,  ou  de  la  Lettre  substituée, 
ou  d'autres  thèmes  aussi  caractérisés,  —  c'est  à  l'Inde  que  nous  ont 
conduit  ces  courants,  non  pas  à  une  Inde  perdue  dans  les  brumes 
de  l'inaccessible  préhistoire,  mais  à  l'Inde  historique  qui,  vers  l'Occi- 
dent, par  le  canal  des  Persans,  et,  après  la  conquête  de  la  Perse, 
par  l'inondation  islamite  ;  vers  l'Orient,  par  la  diffusion  du  brahma 
nisme  et  du  bouddhisme  en  Indo-Chine  ;  vers  le  Nord,  par  la  propa- 
gande bouddhique  en  Chine,  au  Tibet,  en  Mongolie,  a  exporté  dans 
tout  l'Ancien  Continent  et  plus  loin  encore  (par  exemple,  dans 
l'Indonésie)  les  productions  traditionnelles  d'une  incomparable 
imagination. 


FAÎ^TAISIES  BIBLICO-MYTIIOLOGIQUES 

D'UN    CHEF    D'ÉGOLE 
M.  EDOUARD  STUCKEN  ET  LE  FOLK-LORE 


Extrait  de  la   Hei^ne  biblique  publiée    par  l'Ecole  pratique   d'Etudes 
bibliques  des  Dominicains  de  Jérusalem.  —  Janvier  1905 


M.  Edouard  Stucken  n'est  pas  un  inconnu  ;  il  reçoit  les  hommages 
publics  de  gens  qui  ne  sont  pas  les  premiers  venus  :  l'assyriologue 
M.  Hugo  Winckler,  professeur  à  l'Université  de  Berlin,  le  proclame 
chef  d'école,  en  lui  attribuant  la  paternité  du  système  d'après  lequel 
le  ciel  astronomique  se  refléterait,  comme  en  un  miroir,  dans  ce  qui 
nous  est  parvenu  des  traditions  historiques  et  des  mythes  des  an- 
ciens âges  ;  grande  découverte,  aux  yeux  de  M.  Winckler,  car  la 
«carte  du  ciel»  deviendrait  ainsi  «le  guide  le  plus  sûr  à  travers  les 
sentiers  embrouillés  de  la  légende  »  (1). 

M.  Stucken  est  donc  un  personnage,  et  ce  n'est  pas  perdre  son 
temps  que  de  s'occuper  des  élucubrations  de  M.  Stucken.  Aussi 
n'avons-nous  pas  hésité  à  promettre  au  R.  P.  Lagrange  de  les  faire 
connaître  aux  lecteurs  de  la  Revue  biblique,  quand,  il  y  a  déjà 
quelque  temps,  notre  très  honoré  confrère,  parmi  les  Correspon- 
dants de  l'Académie  des  Inscriptions,  a  bien  voulu  nous  demander 
ce  qu'à  notre  point  de  vue  de  spécialiste  nous  pensions  d'une 
récente  brochure  dans  laquelle  M.  Stucken  fait  du  folk-lore  ou 
quelque  chose  d'approchant. 

(1)  Hugo  Winckler,  Geschickte  Israels  in  Einzeldarstellungen,  t.  II  (Leipzig,  1900) 
p.  276,  note  1,  it  p.  278.  —  Voir,  dans  la  Rame  biblique  du  1"  avril  1901,  pp.  299- 
303,  le  très  intéressant  article  du  R.  P.  Lagrange  sur  le  voUime  de  M.  Hugo  Winck- 
,er. 


164  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Nous  étions  alors  absorbé  par  un  de  ces  travaux  folkloriques  qui 
exigent  d'interminables  recherches  ;  d'autres  circonstances  sont 
venues  ensuite  se  mettre  à  la  traverse,  et  c'est  aujourd'hui  seule- 
ment que  nous  pouvons  aborder  l'examen  de  la  brochure  en  ques- 
tion . 

Ne  sulor  iillra  crepidam.  Il  est  entendu,  une  fois  pour  toutes,  que 
nous  laisserons  au  R.  P.  Lagrange  et  à  ses  savants  collaborateurs 
tout  ce  qui  touche  à  l'exégèse  biblique.  Quant  à  nous,  ne  voulant 
parler  que  de  ce  que  nous  avons  étudié,  nous  ferons  du  folk-lore  et 
rien  que  du  folk-lore  (1). 


C'est  sous  le  couvert  de  la  Vorderasiatische  Gesellschafl,  une 
Société  allemande  ayant  pris  pour  champ  d'études  l'Asie  occiden- 
tale (Asie  Mineure,  Assyrie,  etc.)  et  publiant  des  séries  de  brochures 
<(  rigoureusement  scientifiques  »  (slreng  ivisfiehscliafllich),  au  dire  du 
programme,  qu'a  paru  la  brochure  de  M.  Stucken,  à  côté  de  bro- 
chures de  professeurs  d'université  comme  MM.  F.  Hommel  (Mu- 
nich), B.  Meissner  (Breslau),  H.  Winckler  (Berlin),  F.  Peiser  (Kœ- 
nigsberg),  et  de  savants  comme  !\I.  Ed.  Glaser.  Elle  est  intitulée 
Beitraeqe  zur  orienialischen  Myfhologie  (  «  Contributions  à  l'étude 
de  la  mythologie  orientale  »  )  et  forme  le  n»  4  de  la  septième  année 
(1902)  des  MiUheihingen  (  «  Communications  )^  ),  publiées  à  Berlin 
par  la  Société,  sous  la  direction  de  M.  le  professeur  Winckler. 
M.  Stucken  y  reprend  des  idées  qu'il  avait  déjà  soutenues  dans  un 
précédent  ouvrage  :  Asiralmyihen  der  Hebneer,  Babylonier  iind 
Aeçypier  (  «  Mythes  astraux  des  Hébreux,  Babyloniens  et  Égyp- 
tiens »  ),  dont  les  quatre  premiers  fascicules  (Leipzig,  1896-1901) 
forment  430  grandes  pages. 

En  1896,  à  la  fin  du  premier  fascicule  (p.  77),  M.  Stucken  décla- 
rait qu'il  était  comme  écrasé  «  par  la  conscience  d'avoir  soulevé 
plus  de  questions  qu'il  n'en  avait  résolu  »  {mit  dem  erdriickenden 
Bewusslsein  mehr  Fragen  aufgeworfen  als  beanlwortel  zu  haben). 
Dans  la  brochure  récente  dont  nous  allons  examiner  la  partie  la 
plus  importante  (pp.  3-38,  «  La  Descente  d'Ishtar  aux  Enfers  et  la 
Genèse  »  ),  M.  Stucken  paraît  débarrassé  du  poids  qui  l'oppressait  ; 
il  se  sent  tout  à  l'aise.  Une  de  ses  thèses,  une  thèse  capitale,  est 
maintenant  «  démontrée  »,  o  merveilleusement  confirmée  »  (wiin- 

(1)  Rappelons  que  ce  mot  nouveau  de  folk-lore,  qui  de  l'anglais  a  passé  au  fran- 
çais, s'applique  à  l'étude  de  tout  ce  qui  touche  à  la  vie  populaire  ;  ici,  il  se  rapporte 
spécialement  à  l'étude  des  contes  et  légendes. 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTHOLOGIQUES  D'UN  CHEF  D'ÉCOLE  165 

derbar  beslaeligl),  «  assurée  »  (yesicherl)  (p.  3).  Et  M.  Stucken 
(p.  30)  s'extasie  sur  «  l'exactitude  de  sa  méthode  de  comparaison 
des  mythes  ». 

Voyons  donc,  dans  son  application,  cette  «  méthode  »  si  «  exacte  ». 


§  I 

LE    DOCUMENT    FONDAMENTAL    DE    M.    STUCKEN 
ET    SES    ONZE    «    MOTIFS    » 

Dans  ses  Mythes  astraux  (p.  189),  M.  Stucken  nous  apprend  qu'il 
est  arrivé  peu  à  peu  à  reconnaître  que  «  toutes  les  légendes  (Sagen) 
qui  se  rencontrent  chez  tous  les  peuples  de  la  terre  se  ramènent  au 
mythe  de  la  création  ( Schoepfun gsmylhus )  ».  Ce  mythe  de  la  créa- 
tion, c'est  (p.  231)  «  la  légende  primitive  de  la  séparation  des  pre- 
miers parents,  le  Ciel  et  la  Terre  ». 

De  toutes  les  légendes  dérivées,  indépendamment  les  unes  des 
autres,  de  cette  légende  primitive,  —  c'est  toujours  M.  Stucken  qui 
parle.  —  certaine  légende  japonaise,  fixée  par  écrit  en  l'an  712  de 
notre  ère  dans  un  livre  sacré  nommé  le  Ko-ji-ld,  est  (p.  3  de  la 
brochure)  «  de  beaucoup  la  plus  complète  ».  «  Elle  contient  tout  l'en- 
semble de  la  légende.  Elle  contient  onze  motifs,  tandis  que  les  légen- 
des qui  lui  sont  apparentées  ne  présentent  le  plus  souvent,  du  moins 
en  apparence,  qu'un  petit  nombre  de  ces  onze  motifs  ». 

Voici  de  quelle  façon  M.  Stucken  résume  et  décompose  en  «  mo- 
tifs »  ce  document  qui,  pour  lui,  est  fondamental  (1)  : 

Le  dieu  Izanagi  et  sa  femme  la  déesse  Izanami,  les  premiers 
parents  (Ureltern),  donnent  successivement  naissance  aux  îles, 
aux  montagnes,  aux  fleuves,  au  soleil,  à  la  lune  et  à  d'autres  divi- 
nités. Quand  Izanami  enfante  son  plus  jeune  fils,  le  dieu  du  Feu, 
celui-ci  brûle  le  sein  maternel.  Alors  le  père  coupe  l'enfant  en  mor- 
ceaux. [1^1"  motif  :  L'Enfant  coupé  en  morceaux.] 

(1)  Le  Ko-ji-ki  a  été  traduit  en  anglais  par  M.  B.-H.  Chamberlain  et  publié  à 
Yokohama  (sans  date,  mais  après  1882),  comme  supplément  au  volume  X  des 
Transactions  oj  ihe  Asialic  Society  oj  Japan.  —  La  même  légende  se  trouve  dans 
un  autre  ouvrage  japonais,  le  Nihongi,  rédigé  peu  d'années  plus  tard  que  le  Ko-ji-ki. 
Le  Mikongi  a  été  en  partie  traduit  en  français  par  M.  Léon  de  Rosny,  sous  ce  titre 
Le  Livre  canonique  de  l'antiquité  japonaise,  tome  I  (1887).  Une  traduction  anglaise 
de  ce  même  ouvrage,  par  M.  W.-G.  Aston,  a  paru  à  Londres,  en  1896  (supplément 
aux  Transactions  and  Proceedings  of  the  Japan  Society),  et  une  traduction  alle- 
mande, par  M.  Karl  Florenz,  à  Tokyo,  en  1901  (Supplément  aux  Mitheilungen  der 
Deutschên.  Gesellschafl  fur  Natur  und  Voelkerkunde  Oslasiens). 


160  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Indignée,   Izanami  abandonne  son  époux   Izanagi.  [2^  motif  : 
Séparation  des  premiers  parents.] 

Izanami  descend  dan?  le  monde  inférieur  pour  y  habiter  désormais. 
[3^motif  :  Fuite  de  ta  première  mère  (  Urmiitter)  dans  le  monde  inférieur.] 
Son  époux  Izanagi  est  inconsolable  de  sa  disparition  et,  au  bout  de 
quelque  temps,  il  prend  la  résolution  de  la  ramener  du  monde 
inférieur,  appelé  «  Yeltow  Stream  ».  le  «  Cours  d'eau  jaune  >-.  [4^  mo- 
tif :  Yellow  Stream.] 

Il  suit  donc  là  Izananii.  [5^  motif  :  Le  premier  père  s'en  va  pour 
ramener  la  première  mère.] 

Dans  le  monde  inférieur,  Izanagi  trouve  sa  femme  et  l'invite  à 
revenir  dans  le  monde  supérieur.  Izanami  répond  qu'elle  y  est  dis- 
posée, mais  qu'elle  doit  auparavant  aller  chercher  la  permission  des 
divinités  des  Enfers.  Seulement,  dans  l'intervalle,  il  ne  doit  pas  la 
recarder.  —  Ayant  ainsi  parlé,  elle  retourne  dans  le  palais,  et,  comme 
elle  tarde  longtemps,  son  mari  ne  peut  attendre  :  il  casse  une  des 
dents  du  peigne  qu'il  a  sur  la  tête,  l'allume  ;  puis,  étant  entré,  il 
regarde.  [6^  motif  :  Moiiv  des  Schauens  (littéralement  :  Motif  du 
Il  regarder  ■»  ).] 

Le  spectacle  qui  s'ofTre  à  ses  yeux  est  si  affreux  qu'il  prend  la 
fuite.  Mais  Izanami  entre  en  fureur  de  ce  que  son  mari  a  contrevenu 
à  sa  défense.  Elle  envoie  à  la  poursuite  d' Izanagi  des  monstres 
infernaux,  auxquels  il  échappe  en  leur  jetant  sa  coiffure  :  cette 
coiffure,  en  effet,  se  transforme  en  grappes  de  raisin  que  les  monstres 
s'arrêtent  à  ramasser.  [7^  motif  :  Les  grappes  de  raisin.] 

Ensuite  il  leur  jette  son  peigne,  qui  donne  naissance  à  une  forêt 
de  bambous.  [8^  motif  :  Motif  du  peigne.] 

Finalement.  Izanami  elle-même  se  met  à  sa  poursuite.  «  Et  il 
arracha  du  sol  un  rocher  qu'il  eût  fallu  mille  hommes  pour  soulever, 
et  il  bloqua  le  passage  des  Enfers  en  mettant  le  rocher  au  milieu.  » 
[9^  motif  :  Le  rocher  qu'il  faut  mille  hommes  pour  soulever.] 

Et,  se  tenant  l'un  d'un  côté  du  rocher,  l'autre  de  l'autre  côté, 
Izanami  et  Izanagi  font  cet  échange  de  paroles  ;  «  Eh  l>ien!  dit  la 
diiesse,  j'étranglerai  par  jour  un  millier  de  gens  de  ton  pays  !  — 
Et  moi,  dit  le  dieu,  j'en  ferai  naître  quinze  cents  !  >»  [10^'  motif  : 
Dispute  s'il  y  aura  plus  de  morts  que  de  vivants.] 

Là-dessus,  Izanagi  quitte  le  monde  inférieur,  et  se  purifie  par  un 
bain,  avant  lequel  il  dépose  successivement  sept  pièces  d'habille- 
ment :  1°  sa  ceinture  ;  2°  sa  jupe  fskirt)  ,  3^  son  vêtement  de  dessus  ; 
4°  son  pantalon  ;  5°  son  chapeau  ;  6°  son  bracelet  gauche  ;  7"^  son 
bracelet  droit.  [11^  motif  :  Le  déshabillement.] 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTHOLOGIQUES  D'UN  CHEF  D'ÉCOLE  167 

Donc,  —  et  tels  sont,  d'après  M.  Stucken,  les  résultats  de  la 
dissection  à  laquelle  il  a  soumis  son  document  fondamental,  —  la 
légende  japonaise  contient  tous  les  motifs  que  M.  Stucken  vient 
d'énumérer,  et  n'en  contient  pas  d'aulres  :  onze  motifs  en  tout,  pas 
un  de  plus,  pas  un  de  moins  (p.  5  de  la  brochure). 

Tout  cela  est-il  bien  sûr  ?...  En  tout  cas,  nous  nous  permettrons 
de  vérifier. 


§2 

COMMENT   M.    STUCKEN    LIT    SON    DOCUMENT 

Un  des  principaux  motifs  que  M.  Stucken  signale  dans  son 
document  fondamental,  c'est  le  motif  ne  1.?  Fuite  (n»  3).  Indignée 
(empoert)  d'avoir  vu  son  mari  couper  en  morceaux  le  fils  à  qui  elle 
vient  de  donner  le  jour,  la  déesse  Izanarai  s'enfuit  dans  le  monde 
inférieur,  dans  les  Enfers,  et  ainsi  s'accomplit  la  «  séparation  des 
premiers  parents  »  (motif  n^  2).  Voilà  ce  que  M.  Stucken  lit  dans  le 
Ko-ji-fti. 

Or,  le  croira-t-on  ?  vérification  faite,  —  et  faite  sur  la  traduction 
anglaise  dont  se  sert  M.  Stucken  et  qu'il  a  reproduite  presque  inté- 
gralement, pour  ce  chapitre,  dans  ses  Aslratmythen  (p.  232-237),  — 
nous  devons  constater  que  V indignation  d'Izanami  et  sa  fuite  ne  se 
trouvent  nulle  part,  sinon  dans  l'imagination  de  M.  Stucken. 

Dans  la  légende  japonaise  que  M.  Stucken  prétend  avoir  résumée, 
la  déesse  n'a  aucune  occasion  de  s'indigner  contre  son  mari.  En 
elïet,  c'est  seulement  après  qu'elle  est  morte  que,  pour  venger  sa 
mort,  son  mari  coupe  en  morceaux  l'enfant  qui  en  a  été  la  cause. 
La  déesse  ne  s'enfuit  pas  plus  qu'elle  ne  s'indigne  :  elle  meurt  dans 
son  lit,  peu  après  la  naissance  de  ce  malheureux  petit  dieu  du  Feu, 
Le  livre  japonais  nous  fait  même  entrer  dans  la  chambre  de  la 
malade  et  assister  à  certains  accidents  cliniques  qui  ont  des  suites 
bien  étranges.  Comment  dire  ?...  Luther  écrivait,  dans  un  de  ses 
derniers  pamphlets,  que  les  papistes  étaient  «  pleins  des  pires  diables 
«  de  l'enfer,  pleins,  pleins,  si  pleins,  que  ce  n'est  que  des  diables 
«  qu'ils  peuvent  cracher...,  et  moucher.  »  (Voir,  à  la  note  1,  au  com- 

(1)  Die  Paepstlichen  «  sind  voll  der  allerœrgsten  Teufel  in  der  Hoelle,  voll,  voll, 
und  so  voll,  dass  sie  nichts  denn  eitel  Teufelausspeien,  schmeissen  und  schneuzen 
koennen...  ».  —  Ce  passage  du  pamphlet  Contre  le  papisme  de  Rome  fondé  par  le 
diable,  publié  en  15i5,  est  cité,  d'après  l'édition  des  œuvres  de  Luther  dite  d'Erlan- 


168  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

plet.  dans  l'allemand,  ce  texte...  scatologiqiie.)  —  Dans  \oKo-ji-ki, 
ce  n'est  pas  des  diables  ijue  (parlons  à  la  Diafoirus  !)  la  pauvre 
I/.anami  évacue  par  trois  voies  difïérentcs  durant  sa  dernière 
maladie  ;  ce  sont  des  dieux.  «  Les  noms  des  divinités  nées  de  son 
«  vomissement,  dit  le  Ko-ji-ki,  furent  le  Divin  Prince  de  la  Monta- 
«  gne  des  Métaux  et  la  Divine  Princesse  de  la  Montagne  des  Mé- 
«  taux.  Les  noms  des  divinités  nées  de...  »  Pour  le  second  accident 
et  le  troisième,  nous  renvoyons,  toujours  en  note,  au  texte  de  la 
traduction  anglaise  (1). 

Après  le  décès,  vient  renterrement,  qui  a  lieu,  par  les  soins  du 
veuf,  «  sur  le  mont  Hiba,  à  la  limite  du  pays  d'Idzuno  et  du  pays  de 
Hahaki  ».  M.  Stucken  qui,  en  1901,  reproduisait  ce  passage  du 
Ko-ji-ki  dans  ses  Aslralmyihen  (p.  232),  l'escamote,  en  1902,  dans 
sa  brochure,  comme  il  escamote  la  maladie  d'Izanami  et  sa  mort, 
toutes  choses  qu'il  fallait  évidemment  faire  disparaître  pour  donner 
place  à  ce  motif  créé  de  toutes  pièces,  la  fuite  du  domicile  conjugal. 

Ce  ne  sont  pas,  d'ailleurs,  les  seuls  escamotages  que  M.  Stucken 
exécute  en  présentant  au  public  la  légende  japonaise  ;  mais,  si  les 
premiers  s'expliquent  par  les  nécessités  du  Irwjuage.  ceux  dont  il 
nous  reste  à  parler  ne  s'expliquent  pas  du  tout,  ce  nous  semble. 

Ainsi  nous  ne  voyons  absolument  pas  pourquoi  M.  Stucken  sup- 
prime la  réponse  qu'Izanami  fait  à  son  mari,  ({uand  celui-ci,  des- 
cendu aux  Enfers,  lui  propose  de  revenir  sur  la  terre.  «  Quoi  malheur, 
«  s'écrie-t-elle,  que  tii  ne  sois  pas  venu  plus  tôt  !  J'ai  mangé  de  la 
«  cuisine  des  Enfers.  »  Est-ce  que  M.  Stucken  aurait  jugé  ce  passage 
insignifiant?  C'est,  au  contraire,  un  des  passages  les  plus  intéres- 
sants de  la  légende  japonaise,  et  nous  en  ferons  ressortir  l'importance, 
quand  nous  rechercherons  ce  qu'est  en  réalité  ce  document  présenté 
comme  fondamental. 

.  A  ce  motif  de  la  Cuisine  des  Enfers,  qui  aurait  tenu  sa  place  mieux 
que  bien  d'autres  dans  la  liste  dressée  par  M.  Stucken,  M.  Stucken 
aurait  pu  ajouter  un  certain  motif  des  Pêches  qui  vient,  dans  le 
texte,  après  le  motif  du  Peigne  (n»  8).  C'est  en  lançant  contre  les 

gen  (tome  26,  p.  22 'i  Fcq.),  par  le  R.  P.  Deniflp,  O.  P.,  Correspondant  étranger  de 
1  A<  adémie  des  Inscriptions,  dans  son  livre  récent  Luther  und  Lutherthum  in  der 
ersien  Entwickelung  quellenmœssig  dargestzellt  (Mayence,  1904),  p.  787. 

(1)  The  names  of  the  Deities  born  from  her  vomit  were  the  Deity  Metal-Moun- 
tain-Prince  and  the  Deity  Metal-Mountain-Princess.  The  names  of  the  Deities  born 
from  her  faces  were  the  Deity  Clay-Viscid-Prince  and  the  Deity  Clay-Viscid-Prin- 
cess.  The  names  of  the  Deities  that  were  next  born  from  her  urin  were  the  Deity 
Mitsuhanome  and  next  the  Young-Wondrous-Producing  Deity  {op.  cit.,  p.  29). 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTHOLOGIQUES  D'UN  CHEF  D'ÉCOLE  169 

huit  «  divinités-tonnerres  »  et  les  cinq  cents  «  guerriers  des  Enfer?  » 
trois  pèches  cueillies  par  lui,  que  le  dieu  Izanagi  met  en  fuite  cette 
troupe  ennemie,  et  c'est  ainsi  que  la  poursuite  prend  fin.  «  Et 
Izanagi  dit  aux  pêches  :  «  De  même  que  vous  m'avez  aidé,  puissiez- 
ff  vous  aider  tous  les  gens  du  Japon,  s'ils  viennent  à  se  trouver  dans 
«  la  peine  !  »,  etc. 

Chose  bizarre  :  en  reproduisant  dans  ses  Aslralmythen  (1901)  la 
traduction  anglaise  des  chapitres  du  Ko-ji-ki  contenant  la  légende 
d'Izanagi  el  hanami,  M.  Stucken  donnait  tout  au  long  ces  deux 
épisodes  de  la  Cuisine  des  Enfers  et  des  Pêches,  qu'il  devait  exclure, 
un  an  plus  tard,  de  sa  liste  des  motifs.  Par  contre,  il  supprimait, 
dans  cette  même  traduction  anglaise,  non  pas  seulement  l'épisode... 
sliocking  des  Trois  Accidenls  cliniques,  mais  celui  de  YEnfanl  coupi; 
en  morceaux.  Pourquoi  ?  c'est  un  mystère  ;  car  aujourd'hui  ce 
dernier  motif  est  devenu  pour  lui  un  des  principaux  éléments  de 
ses  dissertations  mythologico-astrologiques.  et,  ainsi  que  nous  le 
verrons  plus  loin,  il  «  localise  »  cet  Enfant  dans  la  constellation  du 
Taureau  ou,  au  choix,  dans  la  constellation  du  Scorpion. 


Tailler,  rogner,  ajouter  sans  autre  règle  que  la  fantaisie,  ce  n'est 
pas  uniquement  par  ces  procédés  que  s'est  constituée  cette  liste  de 
motifs.  Il  est  aussi  arrivé  à  M.  Stucken  de  ne  pas  comprendre  son 
texte,  et  c'est  pinsi  qu'est  né  l'un  de  ses  motifs  les  plus  importants, 
le  motif  n*'  4,  Yellow  Siream,  «  le  Cours  d'eau  jaune  ».  —  Pourquoi 
M.  Stucken,  qui  écrit  en  allemand,  a-t-il  donné  à  ce  motif  un  nom 
anglais,  emprunté  à  la  traduction  Chamberlain  ?  nous  l'ignorons  ; 
mais  ce  qui  est  certain,  c'est  que,  en  créant  ce  motif,  M.  Stucken  a 
pris  à  la  lettre  ce  qui  n'est  qu'une  façon  de  parler,  un  idiotisme 
sino-japonais  ;  car  il  n'est  question,  dans  la  légende  du  Ko-ji-ki, 
d'aucun  cours  d'eau  proprement  dit,  jaune  ou  non. 

Nous  avons  dit  que  M.  Stucken  n'a  pas  compris  l'expression  sino- 
japonaise.  Ici,  en  vérité,  M.  Stucken  nous  met  dans  un  certain 
embarras.  On  pourrait  croire,  par  deux  lignes  de  son  résumé  de  la 
légende,  reproduit  ci-dessus  (p.  4  de  sa  brochure,  lignes  17  et  18), 
qu'il  se  serait  rendu  compte  du  sens  de  la  locution  Yellow  Siream. 
Et,  d'un  autre  côté,  dans  tout  le  reste  de  l'opuscule,  il  procède 
comme  s'il  n'avait  rien  vu  du  tout  dans  la  question... 

Mais  il  imjiorte  avant  tout  de  bien  fixer  la  signification  de  ce 
Yellow  Siream,  «  le  Cours  d'eau  jaune  »,  conmie  traduit  M.  B.-H. 


170  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Chamberlain,  ou  Yellow  Spring,  Yellow  Springs,  «  la  Source  jaune  », 
«  les  Sources  jaunes  »,  selon  les  autres  traducteurs,  plus  exacts  : 
difTérence  qui,  d'ailleurs,  n'a  pas  grande  importance. 

Cette  expression  a  été  empruntée  par  les  Japonais  à  la  langue 
rjiinoise,  où  elle  signifie  le  domaine  souterrain,  le  monde  inférieur. 
C.'i'^i  là  ce  qu'ont  fait  remarquer  tous  les  traducteurs  de  la  légende 
japonaise  (1),  et  un  sinologue  des  plus  compétents,  M.  Edouard 
Cliavannes,  membre  de  l'Institut,  professeur  au  Collège  de  France, 
a  bien  voulu  nous  donner  l'origine  de  cet  idiotisme. 

D'une  part,  la  terre  est  symbolisée  chez  les  Chinois  par  le  jaune, 
(  L  d'autre  part,  quand  on  creuse  le  jaune,  le  sol,  on  Inmve  l'eau  : 
de  là  cette  expression  «  les  sources  jaunes  »,  appliquée  au  domaine 
souterrain,  où  l'on  a  la  jiossibilité  de  rencontrer  de  l'eau,  des  sources. 
l'ne  anecdote  du  Tso  Tcho'an  rendra  sensible  cette  conception  chi- 
noise {2)  :  Le  duc  de  Tch'eng,  irrité  contre  sa  mère,  avait  dérlaré 
qu'il  ne  voulait  plus  la  revoir  avant  d'être  allé  aux  sources  jaunes, 
c'est-à-dire  avant  d'être  mort.  Plus  tard,  pour  éluder  son  serment, 
il  fit  creuser  sous  terre  un  tunrtel,  où  il  se  rencontra  avec  sa  mère  ; 
il  put  dire  qu'il  n'avait  revu  sa  mère  que  dans  le  domaine  des 
sources  jaunes. 

Cette  anecdote  fait  bien  comprendre  l'origine  de  cette  expression 
«  sources  jaunes  »  ;  mais  il  est  certain  que,  dans  la  langue  parlée  ou 
écrite,  un  Chinois,  en  employant  la  locution  hoang-hiuen,  «  source 
jaune  »,  n'arrête  sa  pensée  ni  sur  l'idée  de  «  source  »,  ni  sur  l'idée 
de  «  jaune  »,  mais  sur  un  concept  particulier,  résultant  tradition- 
nellement de  l'union  de  ces  deux  idées,  le  concept  du  monde  infé- 
rieur, des  Enfers. 

De  plus,  si  de  la  Chine  nous  passons  au  .lapon,  il  est  bon  d'ajouter, 
avec  M.  Karl  Florcnz  [op.  cil.,  p.  47).  qu«\  dans  le  Ko-ji-ki  et  le 
ÎSihongi,  les  deux  caractères  idéographiques,  importés  de  Chine, 
(|ui,  lus  à  la  chinoise,  donnent  les  mots  chinois  hoang-lsiuen,  «  source 
jaune  ».  se  lisent,  à  la  japonaise,  d'une  façon  toute  différente  : 
i/omilsu-kuni  ou  ijomo-lsu-kuni,  «  le  pays  de  ijomi  ou  yomo  »,  c'est-à- 
dire  vraisemblablement  «  le  pays  de  l'obscurité  »  (3). 

(1)  Voir  L.  de  Rosiiy  {op.  cit.,  pp.  165  et  175)  ;  —  Aston  (op.  cit.,  p.  24)  ;  —  Karl 
Florenz  (op.  cit.,  p.  47),  et  B.-H.  Chamberlain,  dans  une  note  de  la  traduction 
même  que  M.  Stucken  avait  sous  les  yeux  (p.  34). 

(2)  Legge,  Chinese  Classics,  vol.  v,  p.  6. 

(3)  D'après  un  écrivain  japonais,  le  mot  yomi,  dans  l'expression  «  le  pays  de 
yomi  »,  pourrait  être  rattaché  au  sanscrit  Yama,  nom  du  dieu  des  Enfers  dans 
l'Inde  :  ce  mot  serait  arrivé  de  l'Inde  au  Japon  avec  le  bouddhisme.  L'étymologie 
est  MHnis;intp  :  mais  tlle  n'est  pas  |)robable  si,  comme  le  fait  observer  .M.  Florenz 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTHOLOGIQUES  D'UN  CHEF  D'ÉCOLE  171 

La  vraie  manière  de  traduire  le  texte  japonais  qui  nous  occupe, 
c'est  donc  de  dire,  comme  l'ont  fait,  du  reste,  les  traducteurs  :  Et 
Izanagi  suivit  sa  défunte  femme  et  «  il  entra  dans  le  pays  de  yomi  >\ 
ou  «  il  entra  dans  le  monde  inférieur  ». 

De  «  cours  d'eau  »  ou  de  «  sources  »,  pas  la  moindre  mention. 

Voici  maintenant,  littéralement  reproduit,  ce  que  dit  M.  Stucken 
dans  les  deux  lignes,  visées  plus  haut,  de  son  résumé  de  la  légende 
japonaise  :  «  Izanagi...  prend  la  résolution  d'aller  chercher  sa  femme 
«  pour  la  ramener  du  monde  inférieur  appelé  Yellow  Slream  (hes- 
«  chliessl  er,  sie  aus  f/er  «  Yellow  Slreamy)  genannlen  U nlerwelt  zurùck- 
«  zuholen).  [4®  motif  :  Yellow  Slream.]  » 

Il  semblerait,  à  lire  ce  passage,  que  M.  Stucken  considère,  lui 
aussi,  le  Yellow  Slream  comme  le  «  monde  inférieur».  Eh  bien  !  non. 
Ce  que,  d'un  bout  à  l'autre  de  son  travail,  il  a  dans  l'esprit,  quand  il 
mentionne  le  Yellow  Slream,  ce  n'est  pas  l'idée  du  «  domaine  sou- 
terrain »,  du  «  monde  inférieur  »  ;  c'est  exclusivement  l'idée  de  source, 
de  cours  d'eau;  c'est  exclusivement  avec  cette  prétendue  source, 
avec  ce  prétendu  cours  d'eau  qu'il  fait  tous  ses  rapprochements, 
comme  on  le  verra  plus  loin.  Et  c'est  ainsi  que  M.  Stucken  retrouve 
son  Yellow  Slream  dans  des  traits  comme  ceux-ci  :  mer  Rouge 
(pp.  15  et  22)  ;  mer  Noire  (p.  10)  ;  lacs  de  la  Grèce  (p.  12  et  14)  ; 
«  fleuves  desséchés  »  (p.  21)  ;  «  pays  bien  arrosé  »  (p.  27)  ;  puits  du 
désert  ou  d'ailleurs  (pp.  7,  32,  35,  36),  —  tous  traits  qui  n'ont  pas 
le  plus  lointain  rapport  avec  le  «  monde  inférieur  ». 

Et  voilà  pourquoi  M.  Stucken  n'a  pas  intitulé  son  4*^  motif  le 
Motif  du  Monde  inférieur;  il  lui  fallait,  pour  ses  rapprochements, 
un  motif  dont  le  nom  éveillât  chez  le  lecteur  l'idée  de  «  source  », 
de  «  cours  d'eau  »  effectifs. 


Récapitulons  nos  constatations  : 

1°  Le  document  original  japonais  ne  contient  ni  Vindignalion 
de  la  déesse  Izanami  contre  son  mari,  ni  sa  fuite  dans  le  monde 
inférieur.  Ces  deux  traits,  qui  figurent  dans  le  résumé  de  M.  Stucken, 
sont  de  l'invention  de  celui-ci. 

Il  n'est  pas  question  davantage,  dans  le  document  original,  — 
bien  que  M.  Stucken  le  donne  constamment  à  entendre,  —  d'un 


(op.  cit.,  p.  49),  le  nom  du  dieu  Yaraa  a  pris,  dans  le  bouddhisme  japonais,  la  forme 
Emma. 


i72  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

cours  d'eau  existant  dans  le  monde  inférieur,  ni  d'un  ^  cours  d'eau 
jaune  »,  ni  d'un  autre  cours  d'eau. 

2°  Le  document  original  contient  los  traits  suivants,  que  M.  Stu- 
cken  a  supprimés  arbitrairement  dans  son  résumé  :  la  maladie,  la 
mort,  l'enterrement  de  la  déesse  ;  la  cuisine  des  Enfers,  dont  il  ne 
faut  pas  manger,  si  l'on  veut  revenir  sur  terre  ;  les  pêches,  qui 
mettent  en  fuite  les  monstres  infernaux. 


§  3 

PAR  QUELLE  u  MÉTHODE  "  M.  STICKEN  RETROUVE  PARTOUT  SES  MOITFS 

On  nous  dira  peut-être  qu'en  truquant  ainsi  un  document  qui 
doit  servir  de  fondement  à  toute  une  étude  comparative.  M,  Stu- 
cken  est  disqualifié,  et  qu'il  n'y  a  plus  lieu  de  s'occuper  de  ce  que 
M.  Stucken  peut  écrire,  surtout  au  sujet  du  document  truqué  par 
lui.  Mais,  en  définitive,  ce  serait  épargner  le  châtiment  de  la  publi- 
cité à  la  soi-disant  «  méthode  de  comparaison  des  mythes  »,  que 
M.  Stucken  applique  à  tous  ses  documents,  truqués  ou  non.  Et  la 
vue  de  ces  aberrations  peut  donner  à  réfléchir  à  des  esprits  intelli- 
gents qui  ne  sont  pas  des  disciples  indécrochables  de  M.  Stucken. 
Nous  poursuivrons  donc  notre  examen  de  cette  production  du 
Maître,  à  laquelle  M.  le  Professeur  Winckler  a  été  si  pressé  de 
donner  place  dans  la  collection  de  petits  traités  «  rigoureusement 
scientifiques  »,  publiée  sous  sa  direction. 

Comme  spécimen  des  procédés  comparatifs  de  M.  Stucken,  nous 
pouvons  prendre  sa  démonstration  de  la  «très  étroite  parenté  »  qui, 
—  par  suite  de  leur  dérivation  respective  du  grand  ><  mythe  pri- 
mitif »,  —  relierait  entre  eux  un  récit  biblique,  l'histoire  cVyigar 
et  Ismaël,  et  la  légende  japonaise  (1). 

Mais  il  ne  sera  peut-être  i)as  inutile  de  rappeler  d'abord,  d'une 
façon  précise,  les  principaux  traits  du  récit  biblique  {Genèse, 
chap.  XVI  et  chap.  xxi.  0-"21)  : 

Sara,  femme  d'Al)raham,  se  voyant  sans  postéiité,  donne  à  son 
mari,  comme  seconde  femme,  Agar,  une  esclave  égyptienne  qu'elle 
a.  Mais  bientôt  Agar,  qui  se  sent  près  de  devenir  mère,  traite  avec 


(1)  «  ...  [Es]  komint  aJs  sehr  nahe  veruandi  die  Hagar-Legende  (<3en.,  xvi,  5-1 '«) 
in  Betracht  »  (p.  7  de  la  brochure). 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTHOLOGIQUES  D'UN  CHEF  D'ÉCOLE  173 

in«'!pris  sa  maîtresse,  et  Sara  se  plaint  à  Abraham,  qui  lui  dit  :  «  Ta 
servante  est  entre  tes  mains  ;  fais  d'elle  ce  qui  te  plaira.  »  Sara 
ayant  châtié  Agar,  celle-ci  s'enfuit.  Tandis  qu'elle  est  près  d'un 
puits,  dans  le  désert,  l'Ange  du  Seigneur  lui  dit  de  retourner  chez 
sa  maîtresse  :  elle  y  donnera  naissance  à  un  fils  dont  les  destinées 
seront  grandes.  Agar  obéit  et  appelle  le  puits  «  le  puits  du  Vivant 
qui  me  voit  ».  —  Plus  tard,  Sara  surprend  Ismaël,  fils  d'Agar, 
taquinant  son  fils  à  elle,  Isaac  (car  elle  aussi  est  devenue  mère)  ; 
mécontente,  elle  demande  à  Abraham  de  chasser  l'Égyptienne  et 
son  fils.  Abraham,  après  avoir  résisté  d'abord,  finit  par  céder,  sur 
un  ordre  divin  qui  renouvelle  les  promesses  faites  à  Agar  au  sujet 
d'Ismaël,  et  Agar  s'en  va  dans  le  désert  de  Bersabée.  Là,  pendant 
qu'Ismaël  est  sur  le  point  de  mourir  de  soif,  une  intervention  divine 
la  conduit  à  un  puits,  et  le  futur  père,  le  futur  chef  d'un  nombreux 
peuple  est  sauvé. 

En  regard  de  ces  deux  chapitres  de  la  Genèse,  on  peut  mettre 
aujourd'hui,  grâce  à  une  découverte  faite  il  y  a  trois  ans,  un  texte 
bien  intéressant,  emprunté  au  Code  dans  lequel  le  roi  chaldéen 
Hammourabi,  le  fondateur  de  la  grandeur  de  Babylone,  fixa  par 
écrit,  vingt  ou  vingt-trois  siècles  avant  notre  ère,  la  législation 
traditionnelle  qui  régissait  la  Chaldée,  le  pays  des  ancêtres  d'Abra- 
ham et  d'Abraham  lui-même  (1).  Voici  ce  texte,  que  le  Dictionnaire 
de  la  Bible  de  IM.  l'abbé  Vigouroux  (fascicule  XXIV,  1904,  vo  Loi 
Mosaïque]  donjie,  dans  un  grand  fragment  de  la  stèle,  à  la  fois  en 
far--sirnilé  et  on  traduction  : 

'  Article  146.  Si  un  homme  a  pris  une  épouse  et  si  celle-ci  [n'ayant  pas 
d'enfants]  a  donné  à  son  mari  une  esclave  qui  lui  procure  des  enfants;  si 
■ensuite  cette  esclave  rivalise  avec  sa  maîtresse,  parce  quelle  a  eu  des  enfants, 
sa  maîtresse  ne  peut  la  vendre  :  elle  lui  fera  une  marque  et  la  comptera 
parmi  les  esclaves. 

>■  Article  147.  Si  elle  n'a  pas  eu  d'enl'ants,  sa  maîtresse  peut  la  vendre.  » 

C'est,  on  le  voit,  un  cas  tout  pareil  aux  démêlés  entre  Sara  et 
Agar,  que  vise  ce  point  de  droit  chaldéen,  et,  comme  le  R.  P.  La- 
grange  l'a  fait  remarquer,  les  solutions  données  par  cette  vieille 

(1)  Ce  Code  de  Hammourabi,  en  282  articles,  est  gravé  finement  à  la  pointe  sur 
un  bloc  de  diorite  noire  de  2  mètres  25  de  hauteur  avec  un  pourtour  de  1  mètre  65 
à  1  mètre  90.  Ce  monument  législatif,  le  plus  ancien  qui  existe,  découvert  en  décem- 
bre 1901,  se  trouve  actuellement,  comme  on  sait,  au  Musée  du  Louvre.  C'est,  rap- 
pelons-le, le  R.  P.  Schôil,  O.  P.,  cet  infatigable  déchiffreur,  qui  a,  le  premier,  publié 
le  texte  et  la  traduction  du  Code  de  Hammourabi. 


174  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

législation  échiirriil  (['un  jdiir  aussi  vil"  (ju'inatloiitlu  les  deux 
épisodes  de  l'histoire  d'Agar.  «  Lorsque,  dit  le  P.  Lagrange,  Sara  se 
plaint  une  première  fois  de  sa  servante  (Ge/i.,  xvi,  6),  Abraham 
répond  selon  le  droit  que  cela  ne  le  regarde  pas  et  que  c'est  à  elle 
k  traiter  sa  servante  comme  elle  l'entendra.  Mais  lorsque  Sara  veut 
la  chasser  (Gen.,  xxi,  18),  Abraham  le  trouve  mauvais,  et,  en  effet, 
Sara  excède  son  droit  ;  il  cède  cependant  sur  l'ordre  spécial  de 
Dieu  »  (1). 

Ce  vieux  Code  de  Hanimourabi  peut  nous  aider  à  juger,  dès 
avant  tout  autre  examen,  si,  dans  l'histoire  d'Agar,  la  Bible  reflète 
la  ((  carte  du  ciel  »  ou  bien  la  vie  réelle  du  temps  et  du  pays  où  naquit 
Abraham 

Mais  nous  n'avons  pas  ici  à  conmienter  les  chapitres  xvi  et  xxi 
de  la  Genèse.  Quand  bien  même  nous  posséderions  les  connaissances 
nécessaires  pour  inter]>réter  le  langage  si  souvent  figuré  et  mysté- 
rieux de  la  Bible,  l'objet  du  présent  travail  est  strictement  délimité. 
Ce  c|ue  nous  avons  à  examiner,  c'est  simplement  quel  rapport  le 
récit  biblique  peut  bien  avoir  avec  la  légende  japonaise  d'Izanagi 
el  Izanami,  donnée  par  M.  Stucken  comme  reproduisant  son  «  mythe 
primitif  "  de  l'humanité. 

Un  rapport  très  étroit  !  répond  M.  Stucken,  et  il  met  sous  nos 
yeux  le  tableau  suivant  de  rapprochements  (nous  copions  ): 

1"  Motif  :  VEnjant  coupé  en  morceaux.  (Ismaël  ;  la  jtreuve,  on  la  trou- 
Yera,  Astmhnythen,  II,  pp.  111-117.) 

2«  Motif  :  .Séparation  des  premiers  parents.  (Agar  quitte  Abraham.) 

3^  Motif  :  Vuite  de  la  première  mère  dans  le  monde  inférieur.  (Agar 
s'enfuit  dans  le  désert  :  Gen.,  xvi,  7.  Désert  =  monde  inférieur.) 

4^  Motif  :  Yelloiv  Stream,  le  «  Cours  d'eau  jaune  ».  (Agar  s'enfuit  près 
de  la  source  du  désert,  près  de  la  source  sur  le  chemin  de  Sour  :  Gen., 
XVI,  7.) 

5®  Motif  :  Le  premier  père  s'en  va  pour  ramener  la  première  mère.  (L'Ange 
do  lahvé  va  à  la  rencontre  d'Agar  pour  la  ramener.  Il  lui  dit  :  «  Retourne 
chez  ta  maîtresse  et  soumets-toi  à  son  autorité.  «  Gen.,  xvi,  9.) 

6«  Motif  :  Motiv  des  Schauens.  Motif  du  <-  regarder  ».  (  «  Alors  Agar 
nomma  lahvé,  qui  lui  avait  parlé  :  Tu  es  le  Dieu  qui  voit.  Car  elle  dit  : 
Certainement  ici  j'ai  vu  par  derrière  celui  qui  me  voit.  C'est  pourquoi  elle 


(1)  M.-J.  Lagrange,  La  méthode  historique,  2«  édition,  Paris,  librairie  V.  Lecoffre, 
1904,  p.  164.  —  L'article  du  Dictionnaire  de  la  Bible  renvoie  à  ce  livre  pour  ce  qui 
concerne  le  droit  coulumier  des  Hibreux,  dérivé  de  celui  de  leur  pays  d'origine,  et 
dont  «  Moïse  n'eut  qu'à  trancsrire  les  lois  déjà  connues  et  observées  par  son  peuple, 
en  y  apportant  les  modifications  exigées  par  la  religion  de  ce  peuple  »,  et,  selon 
'énergique  expression  du  P.  Lagrange,  en  «  excluant  la  pourriture  »  morale,  que 
)  olérait  le  paganisme  chaldéen. 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTHOLOGIQUES   D'UN   CHEF   DÏICOLE  175 

appela  ce  puits  le  Puits  du  Vivant  (Izauagi,  par  opposition  à  Izauuiui 
morte...)  qui  me  voit.  »  Gen.,  xvi,  13,  14.) 

7®  Motif  :  (Manque). 

8^  Motif  :  (Manque). 

9^  Motif  :  (Manque). 

10^  Motif  :  Dispute  s'il  y  aura  plus  de  morts  que  de  vivants.  (Peut-être 
conservé  d'une  façon  rudimentaire  dans  les  paroles  de  l'ange  à  Agar  :  «  Je 
multiplierai  ta  postérité,  et  elle  sera  innombrable  par  sa  multitude  ». 
Gen.,  XVI,  10.) 

11^  Motif  :  (Manque). 

Avant  d'examiner  ce  tableau,  il  convient  de  le  rectifier,  d'après 
les  constatations   faites  plus  haut. 

Donc  les  motifs  2  et  3,  Séparation  des  premiers  parents  et  Fuite  de 
la  première  mère,  introduits  en  contrebande  par  M.  Stucken  dans  le 
document  original,  doivent  ('tre  supprimés  et  remplacés  par  un 
motif  intitulé,  si  l'on  veut,  Mort  de  la  première  mère.  —  Quant  au 
motif  no  -1,  Yellow  Stream,  ^  le  Cours  d'eau  jaune  »,  résultant  d'une 
locution  sino-japonaise  qu'il  ne  faut  pas  prendre  à  la  lettre,  il  doit 
laire  place  à  un  motif  du  Monde  inférieur  ou  des  Enfers. 

Substituons  maintenant,  dans  le  tableau  des  rapprochements, 
les  vrais  «  motifs  »  aux  faux,  la  Mort  d' Izanami  et  le  Monde  infé- 
rieur à  la  Fuite  de  la  première  mère  et  au  Cours  d'eau  jaune,  et 
voyons  ce  qui  en  résultera  : 

Motifs  2  et  3.  Agar  s'enfuit  de  la  maison  d'Abrahani  ;  plus  tard, 
elle  en  est  chassée.  —  La  déesse  Izanami  meurt  de  suite  de  couches, 
laissant  «^on  mari  inconsolable. 

Motif  4.  Agar  trouve  dans  le  désert  une  source  qui  lui  permet  de 
désaltérer  son  fils  mourant  de  soif.  —  Izanami,  après  sa  mort, 
descend  aux  enfers. 

Motif  n^  6.  Agar,  dans  un  élan  de  reconnaissance  pour  les  pro- 
messes divines,  salue  Dieu  de  ces  paroles  :  «  Tu  es  le  Dieu  qui  voit  », 
et  elle  nomme  le  puits  «  le  puits  du  Vivant  qui  me  voit  )i.  —  Izanami 
défend  à  son  mari  de  la  regarder,  et  celui-ci,  ayant  désobéi,  voit  ce 
que  M.  Stucken,  dans  son  résumé,  appelle  des  choses  «  affreuses  »... 
Affreuses,  en  effet,  car  Izanami  est  en  putréfaction  et  fourmille  de 
vers,  et  huit  «  divinités-tonnerres  »,  qui  viennent  de  naître  (sic), 
reposent  sur  les  diverses  parties  de  son  corps. 

Nous  le  demandons  :  quelle  parenté,  même  lointaine,  peut-on 
découvrir  dans  ces  rapprochements  entre  les  textes  non  truqués  ? 

Revenons  au  «  puits  du  Mvant  qui  me  voit  ».  Prétendre  qu'il 
existe  une  relation  de  couimune  origine  entre  Izanagi  et  le  «  Vivant  » 


176  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

par  excellLMice,  le  «  Dieu  vivant  »,  que  rappelle  le  nom  traditionnel 
du  puits,  —  et  cela  pour  cette  raison,  (ju'Izanagi,  n'étant  pas  mort, 
comme  Izanami,  est  vivant  (vérité  de  M.  de  La  l*alice),  —  c'est, 
ce  nous  semble,  une  de  ces  idées  qui  se  jugent  pur  leur  seul  énoncé. 
Il  faut  en  oire  autant  de  l'idée  de  retrouver  (motif  n»  10),  ne 
serait-ce  que  d'une  façon  «  rudinicntaire  »,  dans  la  promesse  d'une 
innombrable  postérité  fuite  à  Agar,  la  menace  de  la  déesse  Izanami 
à  son  mari  :  «  J'étranglerai  par  jour  un  millier  «riiommes  de  ton 
pays  !  »  et  la  riposte  d'Izanagi  :  «  Et  moi,  j'en  ferai  naître  quinze 
cents  !   » 

Reste  le  motif  n^  1  (L'Enfant  coupé  en  morceaux).  —  Nous  n'avons 
pas,  en  effet,  à  nous  occuper  du  motif  n°  5,  où  il  s'agit  de  retour 
après  une  fuite,  le  trait  de  la  fuite  n'existant  pas  dans  la  légende 
japonaise  non  truquée. 

M.  Stucken  nous  dit  que  le  motif  de  VEnfanl  coupé  en  morceaux 
s'incarne  dans  la  personne  d'Ismaël,  et  qu'il  en  a  donné  la  «  preuve  » 
dans  ses  Aslralmythen,  aux  pages  111-117.  Nous  nous  sommes 
reporté  à  ces  pages,  et,  en  fait  de  «  preuves  »,  nous  y  avons  trouvé 
des  aftlrmations  pures  et  simples  :  1'  «  épisode  d'Ismaël  »  serait 
«  un  doublet  »  (ein  Doubletle)  du  «  sacrifice  d'Isaac  »,  lequel  sacrifice, 
dans  une  version  primitive  que  personne  n'a  jamais  connue,  mais 
que  le  flair  de  M.  Stucken  devine,  aurait  été  consommé  et  suivi  de 
résurrection  (!).  Et  M.  Stucken  ajoute  (p.  117)  :  «  Le  souvenir  de  ce 
«  trait  primitif  de  la  mort  de  l'enfant  et  de  son  retour  à  la  vie 
u  a  laissé,  dans  la  légende  d'Ismaël,  des  traces  évidentes  (deutliche 
«  Spuren).  »  —  Quelles  sont  ces  «  traces  évidentes  »?  M.  Stucken 
laisse  le  lecteur  les  chercher  lui-même. 


Même  application  de  res  mêmes  procédés  à  d'autres  chapitres  de  la 
Bible,  et,  notamment,  même  exploitation  du  motif  de  la  Fuite  de  la 
première  mère,  motif  inventé  par  M.  Stucken,  ne  nous  lassons  pas  de 
le  répéter.  C'est  ainsi  que  M.  Stucken  prétend  (pp.  21-83  de  la  bro- 
chure) rattacher  à  son  «  mythe  primitif  »  de  la  Séparation  du  Ciel  et 
de  la  Terre  l'histoire  de  Moïse.  Mais  vous  ne  devineriez  jamais  ce  qui, 
d'après  M.  Stucken,  représente  la  «première  mère  «dans  le  récit  bibli- 
que. Ce  sont  «  les  Israélites  »,  et  le  «  premier  père  »,  c'est  le  «  Pha- 
raon »!  !  !  D'où  suit  cette  belle  série  d'équations  que  nous  transcri- 
vons : 


FANTAISIES   BIBLICU-.MVTH(Jl.O<;iQUES  Dl'X   CHEF   d'kCOLK  177 

2^  Motif  :  Séparation  des  premiers  parents.  (Séparation  des  Israélites 
de  Pharaon.) 

'A*^  .Motif  :  Fuite  de  la  première  mère  dans  le  monde  inférieur.  (Fuite  des 
Israélites  dans  le  désert.) 

.')«  \JoTiP  :  Le  premier  père  s'en  va  pour  ramener  la  première  mère.  (Pour- 
suite, par  Pharaon,  des  Israélites  s'ent'uyant.) 

Naturellement,  le  motif  du  Cours  d'eau  jaune  (lequel,  on  l'a  vu, 
n'existe  pas,  en  réalité,  dans  la  légende  japonaise)  correspond,  chez 
M.  Stucken.  à  la  «  Mer  Rougo  ». 

Un  autre  motif,  plus  inattendu  ici,  c'est  le  motif  du  Dcshahillemenl 
(no  11).  On  lit  dans  la  Bible  {Nombres,  xx,  23)  qu'Aaron,  avant  de 
mourir,  est  dépouillé  par  Moïse  de  ses  vêtements  (sacerdotaux)  et 
<iue  Moïse  en  revêt  Éléazar,  fils  d'Aaron,  en  signe  d'investiture  de  la 
charge  de  grand-prêtre.  C'est  ce  passage  que  M.  Stucken  rapproche 
du  «  déshabillement  »  du  dieu  Izanagi.  Sorti  des  Enfers,  Izanagi 
s'écrie  :  «  Fi  !  quelle  horreur!  Je  suis  allé  dans  un  endroit  afïreux  et 
«  dégoûtant.  Oui  !  aussi  vais-je  procéder  à  la  purification  de  mon 
«  auguste  personne  ^ perform  Ihe  purification  of  my  august  persan).  Et 
«  il  s'en  alla  dans  une  plaine,  à  l'embouchure  d'une  petite  rivière 
«  près  de  Tachibana,  dans  l'île  de  Tsoukoushi,  et  il  se  purifia  et  se 
«  nettoya.  Et  le  nom  de  la  divinité  qui  naquit  de  l'auguste  bâton 
«  qu'il  jeta  par  terre  [avant  le  bain]  est  tel  nom...  »  Le  Ko-ji-ki 
donne  successivement  les  noms  de  toutes  les  divinités  nées  de 
r  «  auguste  pantalon  »  (augusl  îrowsers)  et  des  autres  pièces  d'ha- 
billement qu' Izanagi  dépose  successivement  avant  d'entrer  dans 
l'eau. 

Tel  est  le  passage  du  Ko-ji-ki  dont  M.  Stucken  prétend  rapprocher 
scientifiquement  l'épisode  biblique  ! 

La  «  méthode  de  comparaison  »  de  M.  Stucken  apparaît  ici  dans 
toute  sa  beauté.  Qu'importent  à  M.  Stucken  le  fond  des  récits,  les 
ensembles  ?  Un  détail  lui  suffit  pour  établir  de  prétendus  rapproche- 
ments entre  des  récits  qui  difïèrent  complètement  entre  eux  pour  ce 
qu'on  pourrait  appeler  l'organisme  général.  Dans  l'épisode  d'Aaron, 
il  s'agit  d'une  transmission  du  pouvoir  sacerdotal,  passant  d'un 
grand-prêtre  à  son  fils  ;  dans  les  aventures  d' Izanagi,  il  s'agit  d'un 
bain  de  purification,  nous  allions  dire  de  propreté,  à  prendre.  Cela 
n'empêchera  pas  M.  Stucken  d'assimiler  Aaron,  à  qui  Mo/se  enlève 
ses  vêtements  sacerdotaux  pour  en  revêtir  son  successeur,  à  Izanagi 
se  déshabillant  pour  le  bain.  Il  y  a,  de  part  et  d'autre,  des  vêtement? 
(en  tout  ou  en  partie)  et  ce  détail  domine  tout,  aux  yeux  de  M.  Stuc- 
ken. 

12 


17î<  ÉTLDLS   ruJ.KI.OlUQUES 


Après  la  Bible,  la  mythologie  gréro-romaine.  Là,  M.  Sturken  avait 
d'incontestables  rapprorhenients  à  laire.  11  pouvait  légitimement 
rapprocher  de  sa  Descente  aux  Enfers  japonaise  certaines  Descentes 
oujr  Enfers  classiques  et  nous-même  nous  essaierons  de  le  faire 
d'une  façon  précise,  à  la  fin  de  ce  travail,  en  recherchant  ce  (fu'esi, 
au  vrai,  le  document  fondamental. 

Mais  non  1  ce  n'est  pas  assez  pour  M.  Stucken.  Il  lui  faut,  avant 
tout,  retrouver  ]i\  aussi,  —  car  M.  Stucken  est  hanté.  —  sa  «  sépara- 
tion des  premiers  parents,  le  Ciel  et  la  Terre  »  et  les  ditTérents  épi- 
sode? de  la  légende  japonaise  dans  laqnelh»  il  s'imagint»  voir  le  relief 
d«'  son  «1  mythe  primitif  ». 

Ainsi.  M.  Stuckt-n  ne  se  contente  pas  de  ce  que  la  mythologie  nous 
(lit  d'Orphée,  dese.endaid  aux  Enfers  pitur  en  ramener  sa  femme  Eu- 
rydice, cfiinme  Izanagi  va  y  chercher  sa  femme  Izanami.  M.  Stucken 
veut  qu'Eurydice  soit  morte  de  la  même  mort  (ou  à  peu  près)  qu'Iza- 
nami.  Et.  dans  son  tableau  de  rapprochements  relatifs  à  Orphée  et 
Ennjdice  (j).  12  de  la  lirochure),  il  nu>t  ceci  ' 

1^  Motif  :  Séparation  des  premiers  parente.  (Eurydice  meurt,  piquée 
l)ar  un  serpent).  Opheltès  (civi:,  ■  serpent  ■)  )  est  fils  d'Eurydice  ;  cf.  Astral- 
mi/lhen,  p.  2*2.  lùnydice  meurt  done  par  son  fils.  De  même  Izanami  meurt 
par  son  fils,  le  dieu  du  Feu  (1). 

11  y  a  bien  quelques  difficultés.  El  d'aliord.  d'après  le  mythe  grec 
(jue  M.  Stucken  rappelle  lui-mcme  à  cette  page  242  de  ses  Aslralmij- 
Ihen  à  laquelle  il  renvoie,  Opheltès  est  fils,  non  d'Eurydice,  femme 
d'Orphée,  mais  d'une  Eurydice  (ou  Amphithéa),  femme  de  Ly(  urgue, 
roi  de  Némée  ;  car  il  y  a,  dans  la  mythologie  grecque,  une  douzaine 
•  l'Eurydice  (2),  dont  ces  deux-là  sont  les  plus  connues,  comme  il  y  a 
eu.  dans  l'histoire  de  la  Macédoine,  au  moins  trois  Eurydice,  reines 
ou  princesses.  Mais  M.  Stucken  n'est  pas  embarrassé  pour  si  peu, 
et  il  adjuge,  sans  autre  forme  de  procès,  à  Eurydice,  femme  d'Orphée, 
le  fils  d'Eurydice,  femme  de  Lycurgue. 

En  second  lieu,  dans  le  mythe  grec,  Opheltès  meurt  tout  enfant 

(1)  Ici,  soit  dit  en  passant,  M.  Stucken  revient  au  texte  véritable  du  Ko-ji-ki 
(la  maladie  et  la  mort  d'Izanami)  et  oublie,  pour  un  Instant,  ses  propres  inventions, 
lindignation  et  la  fuite  de  la  déesse. 

(".')  Exactement  douze,  d'après  V Ausfùhiiiches  Lexikon  der  grîeckischen  und  rœmi- 
schen  Mythologie,  en  cours  de  publication,  sous  la  direction  de  M.  W.-H.  Roscher  : 
v  Eurydike. 


FANTAISIES  BIBLICÛ-.MYTHOLOGIQUES   D'L'N  CHEF   D'ÉCOLE  179 

d'une  piqûre  de  serpent.  Un  jour  que  sa  nourrice  (ou  plutôt  gouver- 
nante) Hypsipyle  le  promène  dans  une  vallée,  arrivent  des  guerriers, 
les  Sept  Chefs,  qui  demandent  à  Hypsipyle  où  ils  pourront  trouver 
de  l'eau.  Elle  les  conduit  à  une  source,  après  avoir  déposé  le  petit 
Opheltès  sur  une  touffe  d'ache.  Pendant  qu'elle  est  absente,  un 
serpent  piqu*  l'eniant,  qui  meurt.  -  L'origine  des  célèbres  jeux 
Néméens  est  rapportée  à  cet  accident  par  les  mythographes  grecs. 
Pour  expier  lu  mort  de  l'enfant,  dont  les  Sept  Chefs  étaient  la  cause 
involontaire,  c  ux-ci  aurai  nt  institué  ces  jeux  où,  en  mémoire 
d'Opheltès  et  de  sa  fin  prématnrôr ,  Ipï  jiiçros.  même  aux  temps  histo- 
riques, présidaient  en  habits  th-  di ml  i  t  ili-l  i  il.uaient  aux  vainqueurs 
des  couronnes  d'ache. 

Mais  M.  Stucken  se  préoccupe  peu,  et  des  mythographes  grecs  et 
de.-  jeux  Néméens.  Le  petit  Opheltès,  déjà  devenu,  par  la  grâce  de 
M.  Stucken,  fils  de  l'Eurydice  d'Orphée,  deviendra  de  plus  un  «en- 
fant serpent  >\  qui  fait  périr  sa  mère.  Et  M.  Stucken  écrira,  sans  sour- 
ciller :  0  Eurydice  meurt  donc  par  son  fils,  comme  Izanami  meurt 
par  son  fils,  le  Dieu  du  Feu  ». 

Pour  M.  Stucken,  l'étymologie  d'Opheltès  est  donc  certaine  et 
révélatrice  :  Opheltès  tire  son  nom  d'if.ç,  «  serpent  »  et  ne  peut 
être  que  1'  «  enfant-serpent  »  (Schlangenkind)...  Fort  bien  ;  mais  si 
l'étymologie  n'était  pas  celle-là  (1^  ?  Car  des  gens  qui  savent  le  grec 
estiment  que  ce  nom  d'Ophellès,  que  portent  dans  la  mythologie 
grecque  cinq  personnages  différents,  se  rattache  au  verbe  àfiXAs'.v, 
«  augmenter,  faire  croître,  favoriser  )>,  d'où  dérive  le  substantif 
l'^t'/.'^.y.,  «  accroissement,  profit  <>.  Opheltès  (ivs'/.Tr,;),  c'est  «  celui  qui 
procure  Toîe"/  y.i  >>,  «  celui  qui  fait  croître  »,  «■  celui  qui  augmente  », 
«  celui  qui  favorise  »...  Que  devient  1'  «  enfant-serpent  »  ? 

Un  dernier  trait.  11  manquait  au  petit  Opheltès.  tel  que  le  présente 
la  mythologie  grecque,  non  seulement  d'être  le  fils  de  l'Eurydice 
d'Orphée,  non  seulement  d'avoir  fait  mourir  sa  mère,  mais  encore 
d'avoir  été  coupé  en  morceaux,  comme  le  petit  dieu  du  Feu  japonais. 
]\I.  Stucken  y  mettra  bon  ordre,  et,  parlant  lui-même,  puisque  les 
documents  mythologiques  ne  disent  rien  de  cela,  ou  plutôt  disent 
implicitement  le  contraire,  il  conimencera  de  la  façon  suivante  sa 
liste  de  rapprochements  : 

l^f  Motif  :  L'Enfant  coupé  en  morceaux.  (Orphée  est  déchiré  par  les 
Ménades.  Primitivement  Opheltès  était  déchiré.) 

(1)  Voir  le  lexique  mythologique  de  W.-H.  Roscher.  déjà  cité,  article  Opheltès. 


180  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Primilivemenl!  M.  Stuckon  le  certifie. 

Le  Cours  d'eoii  jaune,  lui  aussi,  rlcvoit  avoir  sa  place  dans  le  mythe 
d'Orphée  el  Eurydice,  revu  et  corrige.  M.  Stuckcn  la  lui  a  faite  en  un 
tour  de  main.  Il  pose  comme  allant  de  soi  qu'Eurydice  et  la  nourrice 
Hypsipyle  sont  une  seule  et  même  personne.  Or,  Hypsipyle  va  près 
d'une  source  ;  donc,  c'est  Eurydice  qui  y  va.  Nous  transcrivons  : 

4^  Motif  :  Yellou'  Stream,  «  Le  Cours  d'eau  jaune  ».  (La  nourrice  d'Ophel- 
fès,  Hypsipyle  (  ^  Eurydice),  à  la  source.) 

Litl.-ral  ! 


Aux  Descentes  aux  Enfers  classiques  est  venue  se  joindre,  depuis  le 
dérhiiïrement  des  taltlettes  de  Ninive  et  de  Babylone,  une  Desrente 
aux  Enfers  assYro-babylonienne.  Malheureusement,  les  feuillets  d'ar- 
gile sur  lesquels  a  été  gravé  le  texte  cunéiforme  de  ce  poème  n'ont 
pas  été  retrouvés  au  complet  ;  aussi  est-il  impossible  de  savoir  pour- 
(juoi  la  déesse  Ishtar,  la  Vénus  babylonienne,  a  voulu  descendre  aux 
Enfers  (1). 

Arrivée  à  la  porte  du  >'  pays  sans  retour  »,  Ishtar  dit  au  portier 
d'ouvrir  :  autrement,  elle  brisera  la  porte.  Alors,  le  portier  va  annon- 
cer sa  venue  à  la  reine  Ereshkigal.  u  Ouvre-lui  la  {)orte.  dit  la  déesse 
des  Enfers,  et  traite-la  selon  les  lois  antiques.  >■  Et  le  portier  ouvre 
successivement  sept  portes,  et,  à  chaque  porte,  il  enlève  à  Ishtar  un 
de  ses  ornements  ou  de  ses  vêtements,  jusqu'à  ce  qu'elle  entre, 
dépouillée  de  tout,  dans  le  «  pays  d'où  l'on  ne  revient  pas  ».  Dès 
qu'Ishtar  voit  Ereshkigal,  elle  veut  se  jeter  sur  elle,  mais  la  souve- 
raine des  Enfers  la  fait  mettre  sous  les  verrous.  —  Grand  émoi  chez 
les  dieux  du  monde  supérieur  :  maintenant  qu'a  disparu  la  déesse  de 
l'amour,  de  la  fécondité,  le  monde  va  finir.  Aussi  le  dieu  suprême 
crée-t-il  un  personnage  mystérieux,  Asoushounamir,  qui,  à  son  tour, 
descend  au.x  enfers  et  réclame  Ishtar.  Enfin  la  déesse  Ereshkigal 
fait  asperger  celle-ci  d'eau-de  la  vie,  et  Ishtar  passe  de  nouveau  les 
sept  portes,  en  reprenant,  à  chacune,  l'ornement  ou  le  vêtement 
qu'elle  y  a  laissé.  —  Ce  qui  vient  ensuite  dans  le  texte,  d'ailleurs 


(1)  La  Descente  d' Ishtar  aux  Enfers  a  été  traduite  plusieurs  fois,  et  en  dernier 
lieu  par  M.  P.  Jensen,  dans  ses  Assyrisch-babylonische  Mythen  und  Epen  (Berlin, 
1900),  qui  forme  le  tome  vi  de  la  Keilinschrijiliche  Bibliothek.  Nous  suivons  cette 
traduction,  qui  passe  pour  la  meilleure  (pp.  80-91  du  volume). 


FANTAISIES  BIBLICO-.MYTHOLOGIQUES  D'UN  CHEF  D'ÉCOLE  181 

mutilé,  est,  de  l'aveu  de  tous,  extrêmement  obscur,  sinon  inintelli- 
gible. 

Mettons  maintenant  le  poème  babylonien  en  regard  de  la  légende 
japonaise. 

Dans  le  poème  babylonien,  une  déesse  descend  aux  Enfers,  et, 
après  qu'elle  y  a  été  retenue  prisonnière,  sa  geôlière  lui  permet  d'en 
sortir. 

Dans  la  légende  japonaise,  un  dieu  descend  aux  Enfers,  et  il  risque 
de  ne  plus  pouvoir  en  sortir  ;  mais  il  réussit  à  revenir  sur  terre,  après 
avoir  échappé  à  une  poursuite  dirigée  contre  lui. 

Il  y  a  donc,  ici  et  là,  captivité  aux  Enfers  ou  menace  de  captivité  ; 
puis  libération  ou  évasion.  Ce  n'est,  sans  doute,  qu'une  ressemblance 
large,  mais  encore  est-ce  une  ressemblance  que  M.  Stucken  pouvait 
signaler,  bien  que,  pour  notre  part,  une  étude  attentive  de  la  légende 
japonaise  et  de  la  manière  dont  elle  s'est  formée  nous  ait  donné  la 
conviction  que  le  hasard  entre  pour  beaucoup  dans  l'aiïaire.  M.  Stuc- 
ken a  préféré,  à  son  ordinaire,  s'arrêter  sur  des  détails  dont  il  fait 
grand  état  et  qui,  dans  les  cas  les  plus  favorables,  ne  sont  que  des 
irompe-Vonl  (pp.  6-7,  10-11  de  la  brochure  et  pp.  238-240  des  Aslral- 
mylhen). 

Cette  grande  scène  du  dépouillement  de  toutes  choses,  dans 
laquelle  Ishtar  doit  tout  déposer,  bijoux,  parures,  vêtements,  avant 
d'entrer  dans  le  domaine  des  morts,  M.  Stucken  la  compare  à  un 
trait  banal,  au  déshabillement  du  dieu  Izanagi  avant  son  bain  de 
purification.  Il  est  vrai  que  M.  Stucken  estime  que  le  déshabillement 
d' Izanagi  n'a  rien  de  banal,  attendu  que  le  Ko-ji-kl  indique  succes- 
sivement chacune  des  sept  pièces  d'habillement  déposées  ;  sept 
pièces,  fait-il  remarquer,  tout  comme  les, sept  pièces  du  costume 
d' Ishtar. 

Nous  avons  vérifié,  et  nous  avons  constaté  que  le  Ko-ji-ki  ne  parle 
pas  seulement  de  pièces  d'habillemenl  déposées,  et  que  les  objets 
déposés  qu'il  énumère  sont  au  nombre  de  huit  et  non  de  sept.  «  Et 
«  Izanagi  se  purifia  et  se  nettoya.  Et  le  nom  de  la  divinité  née  de 
«  l'auguste  bâton  faugusl  staff)  qu'il  jeta  par  terre  est  tel  nom.  Le 
«  nom  de  la  divinité  née  de  l'auguste  ceinture  qu'il  jeta  par  terre  est 
«  tel  nom.  »  Et  ainsi  de  suite  ju>(ju'à  la  divinité  née  du  huitième 
objet. 

Pour  avoir  son  nombre  sept,~-M.  Stucken  supprime  le  premier 
objot  mentionné  dans  la  légende  japonaise,  le  bâton.  (<  Un  bâton, 


182  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

dit-il  {AsiraImyUien,  p.  239),  n'est  pas  un  objet  d'habillement.  »  — 
Qu'il  en  soit  ou  non.  1'  <»  auguste  bâton  «  d'Izanagi  n'en  fait  pas 
moins  partie  d'une  série  d<^  Imii  objets,  et  il  joue  absolument  le  même 
rôle  que  1'  «  auguste  ceinture  »  ou  1'  «  auguste  pantalon  »  :  tous  ces 
objets,  en  effet,  ne  sont  mentionnés  que  parce  qu'ils  produisent  des 
dieux,  dont  les  noms  sont  soigneusement  rapportés,  comme  le  sont 
ceux  des  divinités  que  font  naître  chaque  acte,  chaque  mouvement, 
pour  ainsi  dire,  d'Izanagi  et  d'I/.anami. 

Nous  voilà,  ce  nou^  semble,  un  peu  loin  du  poème  babylonien. 

Autre  rapprochement  fait  par  M.  Stucken.  Quand  Ishtar  se  pré- 
sente à  la  porte  des  Enfers,  elle  appelle  le  portier  :  «  Portier  !  ouvre 
«  ta  porte  !  Ouvre  ta  porte,  que  j'entre  !  Si  tu  n'ouvres  pas  ta  porte 
c<  et  que  je  n'entre  pas,  je  démolirai  les  battants,  je  briserai  le  verrou, 
«  je  mettrai  en  pièces  le  seuil  ;  je  ramènerai  là-haut  les  morts,  man- 
«  géant  et  en  vie  :  plus  nombreux  que  les  vivants  seront  les  morts.  » 

Dans  la  légende  japonaise,  il  est  aussi  question  de  morts  et  de 
vivants  :  on  a  lu,  plus  haut,  ce  dialogue  final,  des  moins  affectueux, 
entre  la  déesse  Izanami  et  son  mari  :  «  Eh  bien  !  dit  la  déesse,  j'étran- 
glerai par  jour  un  millier  de  gens  de  ton  pays  !  —  Et  moi,  réplique 
le  dieu,  j'en  ferai  naître  par  jour  quinze  cents  !  » 

Quinze  cents  d'un  côté,  mille  de  l'autre,  cela  ferait  jmr  jour  une 
augmentation  de  cinq  cents  virauls,  ainsi  que  le  fait  judicieusement 
observer  Izanagi.  On  se  demandera  si  cette  solution  d'un  petit  pro- 
blème d'arithmétique  a  forcément  un  lien  avec  la  menace  d'Isht'ar 
dans  le  poème  bal>ylonien  :  quand  elle  aura  ranuMié  sur  terre  les 
innombrables  générations  descendues  aux  Enfers,  il  y  aura  sur  terre 
plus  de  morls  que  de  vivants.  Il  nous  semble  que  le  passage  du  poème 
babylonien  et  celui  de  la  légende  japonaise  ne  peuvent  être  ramenés 
à  une  source  commune,  et  que  leur  ressemblance,  d'ailleurs  superfi- 
cielle, est  toute  fortuite...  Mais  nous  conviendrons,  —  une  fois  n'est 
pas  coutume,  —  que  le  ra])prochement  fait  ici  par  ]\I.  Stucken  n'est 
î)as  de  ceux  (pii  se  njcltcnt  de  prime  abord. 

11  serait  dillicile  d'en  dire  autant  des  rapprochements  qui  vont 
suivre. 

40  Motif  :  Yellow  Sircam,  <'  le  Cours  d'eau  jaune  »  (=  suhal  ziki;. 

Ici,  M.  Stucken  parle  assyrien,  ce  qui  nous  a  obligé  de  recourir, 
pour  le  comprensdre.  aux  bons  offices  d'un  assyriologue.  Et  nous 
ôvons  appris  que  l'assyrien  mis  par  M.  Stucken  en  équation  avec  son 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTHOLOGIQUES  D'UN  CHEF  D'ÉCOLE  183 

Cours  d'eau  jaune  est,  un  substantif  signifiant  «■  outre  »  de  peau.  — 
Une  outre,  un  cours  d'eau  pour  remplir  cette  outre  !...  Si  seulement, 
il  y  avait  un  cours  d'eau  quelconque  dans  la  légende  japonaise  ! 
mais,  hélas  !  il  n'y  en  a  point. 

Nous  avons  dit  que  tous  les  hommes  du  métier  reconnaissent  que, 
dans  le  poème  d'Ishtar,  ce  qui  suit  la  sortie  des  Enfers  est  extrême- 
ment obscur.  Que  vient  faire  là,  par  exemple,  certain  «  trésor  »  de 
«  pierres  des  yeux  »  (expression  analogue  à  notre  mot  «  œil  de  chat  »)  ? 
Personne  n'en  sait  rien  ;  personne,  excepte  M.  Stucken. 

Ces  «  pierres  des  yeux  n  sont  des  «  amulettes  »,  dit  sans  hésitation 
M.  Stucken  (p.  11  de  la  brochure),  et,  à  ce  titre,  elles  doivent  être 
classées  à  la  fois  sous  la  rubrique  des  motifs  9  et  6.  —  (Motif  n^  9  : 
Le  rocher  qu  il  faut  mille  hommes  pour  soulever.)  Pourquoi  Izanagi 
a-t-il  mis  cette  énorme  pierre  en  travers  de  la  sortie  des  Enfers  ? 
C'est  pour  barrer  cette  sortie  aux  monstres  infernaux.  Eh  bien  !  les 
^^ pierres  des  yeux»,  si  petites  qu'elles  soient,  sont  destinées,  elles  aussi, 
à  écarter  ces  monstres  «  et  notamment  la  souveraine  des  Enfers  ». 
Quand  ces  monstres  regarderont  ces  «  pierres  des  yeux  »  (n"  6  :  motif 
du  «  regarder  »),  ils  s'enfuiront.  Et  M.  Stucken  invoque,  à  l'appui  de 
cette  interprétation,  une  certaine  légende  rabbinique,  où  il  est  ques- 
tion d'  «  amulettes  »...  en  parchemin. 

Ici,  ceux  qui  se  rappellent  le  poème  chaldéen  se  demanderont  quel 
besoin  Ishtar  peut  avoir  d'amulettes,  «  notanmient  contre  la  souve- 
raine des  Enfers  »,  puisque,  ne  s'étant  pas  échappée  des  Enfers,  mais 
en  étant  sortie  avec  l'autorisation  expresse  de  la  reine  Ereshkigal, 
elle  n'a  nullement  à  se  préoccuper  d'arrêter,  pas  plus  au  moyen 
d'  «amulettes»  qu'au  moyen  de  «rochers»  mis  en  travers  du  chemin, 
une  poursuite  qui  n'a  pas  lieu...  Mais  est-il  bien  nécessaire  de  rai- 
sonner là-dessus  ?  Du  moment  qu'avec  la  «  méthode  de  comparai- 
son des  mythes  »  inaugurée  par  M.  Stucken,  l'étude  des  textes  dans 
l(!ur  contexte,  des  documents  dans  leur  ensemble,  le  souci  de  la 
vraisemblance,  le  rejet  de  l'incohérent  et  de  l'absurde,  toutes  les 
règles  du  bon  sens,  en  un  mot,  deviennent  inutiles,  on  peut,  croyons» 
nous,  se  dispenser  de  discuter  indéfiniment  les  résultats  obtenus 
par  l'application  de  cette  soi-disant  «  méthode  ». 

Nous  passerons  donc,  sans  plus  tarder,  à  ces  découvertes  astrolo- 
gico-mythiques  qui  ont  fait  de  M.  Stucken  l'autorité  de  M.  le  pro- 
fesseur Winckler  et  son  «  garant  »  en  pareille  matière  (1). 

(1)  «  Edouard  Stucken,  le  garant  de  Winckler  en  matière  astralo-mythologique...  » 
( Eduard  Stucken,  der  Gewœhrsmann  IVincldcrs  in  aslralmytkologischen  Dingen... ). 


184  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


§  IV 

LES    "    MYTHES    ASTT^AUX    » 
DANS    LE    DOCUMENT    FONDAMENTAL    DE    M.    STLCKEN. 

Il  faut  aller  jusqu'à  la  page  19  de  la  brochure  pour  voir  apparaître 
la  «  carte  du  ciel  »  et  les  «  mythes  astraux  >.  Et  ce,  à  l'occasion  d'un 
conte  kalmouck. 

Ce  conte  kalmouck,  M.  Stucken  ne  paraît  pas  se  douter  que  c'est 
une  variante  altérée  d'un  thème  indien  très  connu,  qui  peut  se  résu- 
mer ainsi  : 

Une  jeune  fille  se  voit  obligée  d'épouser  un  personnage  mystérieux 
qui,  pendant  le  jour,  a  toute  l'apparence  d'un  animal  (souvent  d'un 
serpent)  et  qui,  pendant  la  nuit,  dépouille  son  enveloppe  animale,  sa 
peau  de  serpent,  par  exemple,  et  devient  homme.  La  jeune  femme, 
ayant  réussi  à  se  saisir  de  l'enveloppe  animale  de  son  mari,  la  jette 
au  feu.  Mais  à  peine  la  peau  est-elle  brûlée,  que  le  mari  disparaît  et 
retourne  dans  un  séjour  de  félicité  dont  il  avait  été  exilé,  après  avoir 
été  condamné  à  renaître  sur  terre  sous  forme  de  serpent  ou  d'autre 
animal.  La  jeune  femme,  désolée,  se  met  à  sa  recherche  et,  après  de 
longues  pérégrinations  et  de  dures  épreuves,  elle  parvient  à  se  réunir 
à  lui  pour  toujours  (1). 

Dans  le  conte  kalmouck,  qui  fait  partie  du  Siddhi-kûr,  un  recueil 
de  contes  dont  l'original  est  indien  (2),  ce  thème  se  présente  sous  la 
forme  suivante  : 

Une  jeune  fille,  qui  est  à  la  recherche  d'un  des  buffles  de  son  trou- 
peau, arrive  à  un  palais  dans  lequel  elle  entre,  en  franchissant  suc- 
cessivement quatre  portes  ;  porte  rouge,  porte  d'or,  porte  de  nacre, 
porte  d'émeraudc.  (Progression  bien  connue  dans  les  contes  populai- 


■=—  Ainsi  s'exprime  M.  Karl  Budde,  professeur  à  la  Faculté  de  Théologie  protestante 
de  l'Université  de  Marbourg,  dans  un  intéressant  exposé  critique  des  théo:ies  de 
M.  ^^'inckler  (Vas  Aile  Testament  und  die  Ausgrabungcn,  «  L'Ancien  Testament  et 
les  Fouilles  »,  2^  éd.,  Gicssen,  l'.»03,  p.  2:}.  Cf.  pp.  1 1-12). 

(1)  Voir,  dans  le  t.  II  de  nos  Contes  populaires  de  Lorraine,  les  remarques 
de  notre  n°  43,  le  Loup  blanc,  et  particulièrement  les  pages  227  et    suivantes. 

(2)  Le  Siddhi-kiir  (le  <  Mort  doué  du  sidd/tin,  c'esl-à-dire  d'une  vertu  magique), 
est  une  traduction  ou  plutôt  une  imitation  d'un  recueil  sanscrit  intitulé  la  Vetâla- 
panichavinçati  (les  <  Vingt-cinq  contes  d'un  Vetâla  ",  démon  qui  entre  dans  le  corps 
des  morts).  —  Le  conte  en  question  est  le  conte  n"  7  de  la  traductinn  allemande  de 
B.  Jiilg  :  KalmUkisehe  Mserehen.  Die  Mxrchen  des  Siddhi-kiir  (Leipzig,  1866). 


FANTAISIES  BIBLIGO-MYTHOLOGIQUES  D'UN  CHEF  D'ÉCOLE  185 

res  et  qui  correspond,  par  exemple,  à  celle  où  d'un  château  de  cuivre 
on  passe  à  un  château  d'argent,  puis  à  un  château  d'or.  M.  Stucken, 
lui,  voit  dans  ces  quatre  portes  le  «  rudiment  )>  des  sept  portes  des 
Enfers  babyloniens.)  La  jeune  fille  pénètre  enfin  dans  une  salle 
magnifique  où,  sur  une  table  richement  ornée,  est  un  gros  oiseau 
blanc  qui  lui  dit  que,  si  elle  veut  l'épouser,  il  lui  retrouvera  son  buffle, 
La  jeune  fille  refuse  et  se  retire.  Même  aventure  arrive,  le  lende- 
main, à  sa  sœur  cadette,  et,  le  jour  d'après,  à  sa  plus  jeune  sœur  ; 
mais  cette  dernière  accepte  la  proposition  de  l'oiseau,  et  elle  reste 
avec  lui  dans  le  palais.  Quelque  temps  après,  au  cours  d'une  grande 
fête  qui  a  lieu  près  d'un  temple,  une  bonne  vieille  dit  à  la  jeune 
femme  que  certain  cavalier,  objet  de  l'admiration  de  tous,  n'est 
autre  que  l'oiseau,  son  mari  :  pour  qu'il  conserve  toujours  sa  forme 
humaine,  il  faudra  brûler  sa  «  maison  d'oiseau  »  (Vogelhaus).  La 
jeune  femme  réussit  à  la  brûler.  «  Qu'as-tu  fait  ?  dit  le  mari  ;  c'était 
mon  âme  (sic),  v  Et  il  disparaît,  pour  être  bientôt  emporté  par  les 
dieux  et  les  démons,  contre  lesquels  il  est  obligé  de  lutter.  —  Après 
bien  des  traverses,  la  jeune  femme  retrouve  enfin  son  mari,  qui  a 
sur  le  dos  tout  un  paquet  de  bottes.  Il  lui  explique  qu'étant  devenu 
le  porteur  d'eau  des  dieux  et  des  démons,  il  a  dû  tellement  marcher 
qu'il  a  usé  toutes  ces  bottes,  A  sa  demande,  elle  rétablit  la  «  maison 
d'oiseau  »,  y  appelle  l'âme  de  son  mari,  et  celui-ci  revient  auprès 
d'elle. 

Rien  de  moins  primitif  que  ce  conte  kalmouck,  dans  lequel  le  pro- 
totype indien  est,  non  seulement  remanié,  mais  défiguré  sur  le  point 
essentiel.  Dans  le  conte  kalmouck,  eu  eiïet,  l'enveloppe  animale 
qu'un  être  supérieur  a  été  condamné  à  revêtir  est  devenue  on  ne 
sait  quelle  cage  (<(  maison  d'oiseau  »)  et,  quand  cette  cage  est  brûlée, 
non  seulement  le  charme  n'est  pas  rompu,  comme  dans  le  prototype 
indien,  mais  celui  qui  habitait  la  «  maison  d'oiseau  »  n'aspire  qu'à  la 
voir  rétablie  pour  y  rentrer.  Évidemment  l'idée  mère  du  conte  in- 
dien n'a  pas  été  saisie  par  l'auteur,  kalmouck  ou  autre,  de  cet 
arrangement. 

Sur  d'autres  points  encore,  la  forme  véritable  du  conte  est  altérée, 
notamment  dans  le  passage  ou  1'  «  homme  à  la  cage  »  arrive,  portant 
sur  son  dos  un  paquet  de  bottes  qu'il  a  usées  au  service  des  dieux  et 
des  démons.  Ici  se  voit  clairement  l'action  que  peut  exercer  dans  les 
contes  V association  d'idées. 

Dans  divers  contes  de  cette  famille,  la  jeune  femme,  quand  elle  se 
met  en  route  à  la  recherche  de  son  mari  disparu,  se  chausse  les  pieds 


186  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

de  souliers  de  fer,  et  il  faudra  qu'elle  les  ait  usés  (dans  certains  conte?, 
qu'elle  en  ait  usé  sept  paires)  avant  de  retrouver  le  bien-aimé  (1). 

A  un  moment  et  dans  nn  pays  qu'il  est  actuellement  impossible  de 
déterminer  (est-ce. dans  l'Inde,  lieu  d'origine  du  livre  kalniouck,  ou 
chez  les  Kalmoucks  eux-mêmes,  ou  sur  la  route  entre  les  deux  ré- 
gions ?),  le  souvenir  exact  de  ce  thème  s'est  obscurci,  et  il  n'est 
plus  re-té  (|u'iine  idée  flottante  de  souliers  à  user,  de  souliers  usés.  Or 
il  est  arrivé  (pie,  jiour  prendre  corps  de  nouveau,  cette  idée  a  éveillé 
dans  la  mémoire  d'un  ne  sait  quel  arrangeur  le  souvenir  d'un  autre 
thème,  tout  difl'érent  pour  l'ensemble,  mais  où  il  s'agit  aussi  de  sou- 
liers usés  à  marcher.  C'est  ainsi  que  cet  élément  étranger  est  venu 
s'introduire  à  la  place  du  thème  original,  dans  le  conte  tel  que  le  pré- 
sente le  livre  kalmouck. 

Ce  second  thème  nous  est  donné,  en  une  forme  européanisée,  par 
l'Italien  Astemio  (Abstemius),  dans  la  oS*^  Fabula'dn  son  Hecalomif- 
ihium  (Venise,  1495)  :  Un  scélérat,  pour  pouvoir  braver  impunément 
la  justice,  a  mainte  fois  «  imploré  le  secours  du  diable  »,  et  le  diable 
l'a  toujours  tiré  d'alTaire.  Un  jour  que  cet  homme  est  pris  de  nouveau 
et  jeté  ilans  un  cachot,  il  appelle  son  protecteur.  Le  diable  lui  a}»pa- 
raît,  chargé  d'un  gros  pacfuet  de  souliers  usés  (magnum  calceorum 
perlusorum  fascem  super  humeros  habens),—  tout  à  fait,  comme  on 
voit,  le  trait  caractéristique  du  conte  kalmouck,  —  et  lui  dit  :  «  INlon 
ami,  je  ne  puis  plus  te  venir  en  aide  :  j'ai  fait  de  telles  courses  pour  te 
délivrer,  que  j'ai  usé  tous  ces  souliers.  Il  ne  me  reste  plus  d'argent 
pour  en  acheter  d'autres.  Donc,  il  te  faut  périr  (2).  )^ 

Qu'on  le  remarque  l>ieii  :  nous  ne  prétendons  nullement  qu'il  y  ait 
une  communauté  quelconque  d'origine  entre  les  deux  thèmes.  Tout 
au  contraire.  Si  l'un  est  venu  se  substituer  à  l'autre  dans  le  conte 
kalmouck,  c'a  été,  —  la  vieille  expression  proverbiale  doit  être  prise 
ici  à  la  lettre,  —  à  propos  de  bolles. 


Et  c'est  dans  ce  conte  kaltiuiuck,  dans  ce  document  de  seconde 
main,  —  lequel,  d'ailleurs,  cela  saute  aux  yeux,  ne  présente  aucun 


(1)  Un  maître  en  folklore,  le  regretté  Reinhold  Kœhler,  a  donné  diverses  indica- 
tions au  sujet  de  ce  thème  (Kleinere  Schriften,  Weimar,  1898,  I.  pp.  61,  316,  573-574) 
Aux  contes  mentionnés  par  lui,  on  peut  ajouter  un  conte  turc,  recueilli  par  M.  J. 
Kuno?  iUngarische  Revue,  1888,  p.  331),  et  un  conte  arménien  (collection  Chala- 
tianz,  Leipzig,  1887,  p.  xxiv). 

(2)  Pour  une  autre  branche  de  ce  thème,  voir  R.  Koehler,  op.  cit.,  II,  p.  40fiseq. 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTHOLOGIQUES  D'UN  CHEF  D'ÉCOLE  187 

trait  de  ressemblance  avec  la  légende  japonaise  et,  par  suite,  avec 
le  «mythe  primitif»  dont  cette  légende  serait  le  reflet,  —  que  M.  Stuc- 
ken  va  chercher  des  détails,  tout  aussi  peu  primitifs  que  le  reste, 
pour  tirer  de  ces  particularités  insignifiantes  l'interprétation  astro- 
nomique de  son  «  mythe  primitif  »,  la  «  séparation  des  premiers 
parents,  le  Ciel  et  la  Terre  ».  Ainsi,  il  y  prendra  le  détail  du  «  buffle  », 
détail  si  peu  important  que  l'animal  échappé  pourrait  être  une  chè- 
vre ou  un  mouton  au  lieu  d'un  buffle,  sans  que  le  corps  du  récit  en 
subisse  le  moindre  changement.  Mais,  ainsi  qu'on  va  le  voir,  ce  buffle 
a,  pour  jM.  Stucken,  une  importance  capitale  ;  ce  buffle,  nous  n'exa- 
gérons pas,  est,  pour  M.  Stucken,  une  révélation. 

Donc,  d'après  M.  Stucken  (p.  19  de  la  brochure),  «  il  résulte  avec 
une  rare  clarté  (mit  seltener  Deullichkeii)  »  du  conte  kalmouck  des 
«  faits  importants  (wichlige  Thalsachen)  -,  comme  ceux-ci  : 

D'abord  «  le  fait  que  le  premier  père  est  le  porteur  d'eau  des  «  dieux. 
«  Le  premier  père  est  donc  localisé  (lokalisierl)  dans  le  Verseau, 
«  dans  la  constellation  de  VAquarius.  Donc  ces  figures  d'Izanagi, 
«  d'Orphée  et  tant  d'autres  ont  dans  V Aquarius  leur  équivalent  astral 
«  (ihr  astrales  Aequivaleni)  v. 

Ce  n'est  pas  tout.  Il  y  a  encore,  continue  M.  Stucken,  «  ce  fait,  que 
«  la  première  mère,  qui  s'en  va  vers  les  Enfers,  est  mise  en  relation 
«  (in  Verbindung  gebracht)  avec  un  buffle,  c'est-à-dire  avec  un  tau- 
«  reau.  D'où  je  conclus  que  la  première  mère  était  localisée  dans  la 
«  constellation  du  Taureau,  ou  dans  une  partie  de  cette  constella- 
«  tion  »,  dans  l'étoile  Aldebaran.  M.  Stucken  arrive  à  cette  dernière 
précision  au  bout  d'une  page,  non  plus  de  kalmouck,  mais  de  grec 
(p.  20). 

La  première  mère  étant  «  vraisemblablement  l'étoile  Aldebaran  », 
(I  il  est  naturel,  dit  M.  Stucken  (p.  30),  de  conjecturer  que  le  fils  de  la 
«  première  mère  était  localisé  dans  le  voisinage  de  l'Aldebaran  ». 
Et,  en  effet,  comme  couronnement  d'une  argumentation  où  le  grec 
cède  en  partie  la  place  à  des  allusions  à  la  «  mythologie  finnoise  et 
germanique  »,  au  Zend-Avesla,  à  1'  «  épopée  babylonienne  de  Sham- 
hazi  »,  M.  Stucken  écrit  ceci  (p.  31)  :  «  Nous  arrivons  donc  à  ce  résul- 
«  tat  ,que  l'Entant  coupé  en  morceaux  est  la  «  constellation  du  Tau- 
«  reau.  »  Il  est  vrai  que  l'Enfant  coupé  en  morceaux  est  la  «  constel- 
lation du  Scorpion  »,  ainsi  qu'il  résulte  d'autres  considérations 
astrologiques  (p.  34)  ;  mais,  dit  M.  Stucken  (ibid.),  «cette  contra- 
«  diction  s'explique  «  par  ce  fait  que  [dans  l'astronomie  antique],  le 
«  Taureau  et  le  Scorpion  étaient  des  constellations  complémentaires 
«   ( Komplementxr-  Geslirve }  ». 


488  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Tout  cela  est  débité  avec  un  sérieux  imperturbable. 

Oui,  en  vérité,  «  la  carte  du  ciel  est  la  clef  de  la  mythologie  », 
comme  dit  M.  le  Professeur  Winckler,  et  c'est  une  gloire  pour 
.M.  Stucken  d'  «  avoir  fait  cette  dôcouvertr'  »  (1)  ! 

§  V 
CE  ou'est,  al  vrai,  le  document  fgndamentai.  de  m.  stlcken 

II  nous  reste  à  rechercher,  —  ceci,  c'est  du  vrai  folk-lore,  —  ce 
que  peut  JMen  être  ce  document  japonais  dans  lequel  M.  Stucken 
voit  un  reflet,  le  plus  fidèle  de  tous,  du  «  mythe  primitif-,  Unnylhus, 
de  l'humanité. 

Eh  bien  !  disons-le  dès  maintenant,  loin  d'avoir  le  cachet  du  pri- 
mitif, la  légende  japonaise,  fixée  par  écrit  en  l'an  712  de  notre  ère 
dans  le  livre  sacré  le  Ko-ji-ki  et,  quelques  années  plus  tard,  dans  le 
Nihongi  ('2),  est  un  composé,  une  combinaison  plus  ou  moins  heu- 
reuse de  trois  ou  quatre  thèmes  difterents,  quoique  voisins,  et  devant 
se  classer  tous  sous  la  rubrique  générale  :  la  Descente  dans  le  monde 
inférieur. 

Le  premier  de  ces  thèmes  n'est  pas  diflicile  à  reconnaître  :  c'est 
.celui  dont  la  mythologie  grecque  a  fait  le  mythe  d'Orphée  el  Eury- 
dice. Orphée  descend  aux  Enfers,  comme  Izanagi,  pour  en  ramener 
sa  femme.  Mais  ensuite  le  récit  difïère  considérablement  de  la  légende 
japonaise.  Pluton,  qu'Orphée  implore,  lui  rend  Eurydice,  à  condition 
qu'il  ne  se  retournera  pas  avant  d'être  revenu  chez  lui.  Orphée,  se 
méfiant  de  la  promesse  de  Pluton  (c'est  la  version  d'Apollodore, 
Bihliolheca,  1,  3,  2),  veut  regarder  si  Eurydice  le  suit  ;  il  se  retourne, 
et  Eurydice  lui  échappe  pour  toujours. 

Le  second  thème,  c'est  celui  qui  est  devenu  le  mythe  de  Cérès  el 
Proserpine,  non  moins  classique  que  celui  d'Orphée.  Cérès  descend 
aux  Enfers  pour  y  chercher  sa  fille  Proserpine,  enlevée  par  Pluton. 
Elle  la  ramènera  sur  terre,  si  la  jeune  fille  n'a  rien  mangé  dans  le 
monde  inférieur  ;  mais  Proserpine  y  a  mangé  quelques  grains  de 
grenade.  Aussi  est-il  décidé  qu'elle  passera  un  tiers  de  l'année  avec 
Pluton,  et  le  reste  avec  les  autres  dieux  (3). 

(1)  Die  Erkenntniss  von  der  Himmelskarle  als  Schltissel  der  Mythologie  gehort 
Stucken,  Astralmytken  (Hugo  Winckler,  op.  cit.,  II,  p.  276,  note  1). 

(2)  Ces  deux  livres  sont  la  source  principale  pour  la  connaissance  de  la  mytho- 
logie du  Shinto,  la  vieille  religion  du  Japon,  réinstallée,  il  y  a  quelques  années, 
comme  religion  nationale  oiruielle,  avec  la  nouvelle  constitution. 

(3)  D'après  la  Griechische  Mythologie  de  L.  Preller  (.3*'  édition,  revue  par  E.  Plew, 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTHOLOGIQUES  D'UX  CHEF  D'ÉCOLE  189 

\'ient  ensuite  un  troisième  thème,  qui  présente  deux  formes  prin- 
cipales, existant  l'une  et  l'autre  dans  les  îles  malaises,  et  qu'il  faut 
donner  un  peu  en  détail  ;  car  nos  lecteurs  pourraient  difficilement 
les  aller  chercher  dans  le  livre  hollandais  très  rare  et  dans  les  revues 
hollandaises  et  allemandes  très  spéciales  et  par  suite  peu  répandues, 
où  nous  avons  eu  la  bonne  fortune  de  les  trouver. 

Première  forme  (recueillie  chez  lesBataks  de  l'île  de  Sumatra)  (1). 
Un  jeune  honime,  Sangmaima.  dont  le  champ  est  ravagé  par  des 
sangliers,  emprunte  à  son  oncle  une  lance  qui  ne  manque  jamais  le 
but.  Avec  cette  lance,  il  atteint  un  des  sangliers  ;  mais  le  bois  casse, 
et  le  fer  reste  dans  la  plaie  de  l'animal,  lec[uel  s'enfuit  vers  le  monde 
inférieur.  L'oncle  réclamant  sa  lance  et  ne  voulant  pas  entendre 
parler  de  dédommagement,  Sangmaima  tresse  une  longue  corde,  par 
le  moyen  de  laquelle  il  descend  dans  le  monde  inférieur,  où  il  se 
donne  comme  apportant  l'élixir  de  vie.  On  le  conduit  chez  le  roi, 
dont  la  fille  a  été  blessée  au  pied  dans  le  monde  supérieur.  Sang- 
maima retire  de  la  plaie  un  fer  de  lance  qu'il  reconnaît  pour  le  sien, 
et  il  voit  ainsi  que  la  princesse  ne  fait  qu'un  avec  le  sanglier  blessé. 
On  le  marie  avec  elle  ;  mais  il  ne  songe  qu'à  remonter  sur  terre. 
Étant  enfin  parvenu  à  déjouer  la  surveillance  dont  il  est  l'objet,  il 
prend  la  fuite  pendant  la  nuit.  Le  matin,  sa  femme  el  la  famille  de 
celle-ci  se  mellenl  à  sa  poursuile  et  arrivent  à  la  corde  par  laquelle  il 
est  descendu,  juste  au  moment  où  il  est  en  train  d'y  grimper.  Ils 
y  grimpent  eux-mêmes,  et  sa  femme  va  l'atteindre,  quand  Sang- 
maima coupe  la  corde  au-dessous  de  lui,  et  tout  dégringole  (2). 


Berlin,  1875),  t.  I,  p.  628,  la  grenade,  ici,  serait  symbolique,  et  le  sens  de  cette  partie 
du  mythe  serait  qu'au  moment  où  Cérès  arrivait  aux  Enfers,  Proserpine  était  déjà 
devenue  l'épouse,  la  compagne  légitime  de  Pluton.  «  La  grenade,  ajoute-t-on,  est, 
à  cause  de  l'abondance  de  ses  grains,  un  symbole  naturel  de  la  fécondité  et  du  ma- 
riage. »  —  Il  nous  semble  que  l'ouvrage  allemand  attache  beaucoup  trop  d'impor- 
tance au  genre  d'aliment  pris  par  Proserpine  aux  Enfers.  Le  point  important 
n'est  pas  qu'aux  Enfers  Proserpine  ait  mangé  une  grenade,  mais  qu'elle  y  ait  mangé. 

C'est  ainsi  que,  dans  certains  contes  anglais,  celui  qui  a  mangé  des  aliments  des 
fées  doit  rester  chez  les  fées  (Ludwig  Lenz,  Die  neuesten  englischen  Mœrchensamm- 
lungen  itnd  ihre  Quellen,  Cassel,  1902,  p.  82).  Tout  à  fait,  comme  on  voit,  la  <  cuisine 
des  Enfers  »  de  la  légende  japonaise. 

Si  nous  avions  à  traiter  ce  sujet  d'une  manière  spéciale,  nous  montrerions  qu'on 
trouve  un  souvenir  de  ce  thème  dans  l'épopée  finnoise  le  Kalcvala  et  dans  deux 
livres  sanscrits  [Taittirya  Brâhmana  et  Kâlha  U panishad )  ;  mais,  ici,  cela  nous 
entraînerait  beaucoup  trop  loin. 

(1)  Bataksche  Vertellingen  verzameld  door  C.  M.  Pleyte  (Utrecht,  1894),  p.  143  seq. 

(2)  A  ceux  qui  s'intéressent  à  l'étude  comparative  des  contes  populaires,  nous 
signalerons  un  conte  de  la  même  région  qui  a  été  recueilli  par  M.  X.  Adriani  chez 
les  To  Radja  de  l'île  Célèbes,  et  qui  relie  le  conte  batak  à  toute  une  famille  de  contes 
asiatico-européens  (Tijdschrift  voor  Indische  Taal-Land-en  Volkenkunde,  Batavia, 


lUO  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

Seconde  forme  (recueillie  chez  les  Touml»ulu  du  Minahasa,  dans 
l'île  Célèbes,  el  chez  les  habitants  des  îles  Kêi,  taisant  partie  des 
Moluques).  Ici,  nous  avons  affaire  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  la 
forme  mariliine  de  ce  conte.  Ce  n'est  pas  un  fer  de  lance  que  le  héros 
va  chercher  dans  un  autre  monde  ;  c'est  un  hameçon  (prêté  par  son 
frère)  qu'il  lui  faut  retirer  de  la  mer. 

Chez  les  Toumbulu  (1),  le  héros,  après  avoir  plongé,  arrive,  au 
fond  de  la  mer,  dans  un  village  où  l'on  est  en  train  de  sacrifier  un 
porc  pour  la  guérison  d'une  jeune  fille  dans  le  gosier  de  laquelle  est 
demeurée  une  arête.  Le  héros  voit  tout  de  suite  de  quoi  il  s'agit  ; 
il  promet  de  guérir  la  jeutie  fille,  et,  quand  il  est  seul  avec  elle,  il 
retire  avec  précaution  s(jn  hameçon,  qu'il  met  en  sûreté.  Point  de 
mariage  dans  cette  variante,  lievenu  à  la  place  où  il  a  plongé,  le  héros 
ne  retrouve  plus  son  canot  ;  heureusement,  un  gros  poisson,  dont  il 
demande  l'assistance,  le  prend  sur  son  dos  et  le  ramène  sur  terre. 

Chez  les  habitants  des  îles  Kêi  (2),  le  conte  est  beaucoup  plus  sim- 
ple. Le  héros  rencontre  le  poisson  Kiliboban,  qui  lui  promet  de  l'aider 
à  retrouver  l'hameçon.  Et,  de  fait,  Kiliboban,  rencontrant  ensuite 
le  poisson  Kerkeri  qui  ne  cesse  de  tousser,  lui  demande  la  permission 
d'examiner  son  gosier,  et  il  y  trouve  l'hameçon,  qu'il  rapporte  au 
héros. 

Cette  forme  marilime  était  connue  des  vieux  .Japonais;  car  nous 
la  retrouvons  dans  le  Ko-ji-ki  et  dans  le  yHiongi,  c'esl-à-dire  dans 
les  livres  eux-mêmes  où  figure  la  légende  d'Jzanagi  el  Izanami  (3)  : 

tomes  XL,  1897,  p.  365,  et  xlv,  1902,  p.  438)  :  Sept  frères  vont  à  la  chasse  ;  le  plus 
jeune  attrape  sept  cochons  ;  les  autres  rien  du  tout.  On  fume  la  chair  des  cochons, 
et  l'aîné  reste  à  la  maison  pour  la  garder.  A  peine  les  autres  sont-ils  partis,  qu'un 
vieu.v  bonhomme  sort  d'un  trou  et  emporte  la  viande,  sans  que  l'aîné  des  frères  ait 
osé  lien  faire  contre  lui.  Même  aventure  arrive  aux  autres  frères,  jusqu'au  plus 
jeune.  Celui-ci  parvient  à  surprendre  le  vieux  et  à  lui  enfoncer  dans  le  dos  une  pique 
de  chasse  que  son  grand-père  lui  avait  prêtée.  Le. vieux  s'enfuit,  emportant  la  pique, 
et  le  jeune  homme  ne  peut  la  rendre  à  son  grand-père.  —  Suit  la  descente  dans  le 
monde  inférieur,  où  seul  le  plus  jeune  frère  ose  descendre,  suspendu  à  une  corde. 
Il  apprend  dans  un  village,  que  le  chef  est  malade  :  il  a  une  pique  enfoncée  dans  le 
dos.  Le  jeune  homme  dit  qu'il  peut  le  guérir,  et  on  l'introduit  auprès  du  chef.  Dès 
qu'il  est  seul  avec  le  vieux,  il  le  tue,  reprend  la  pique  et  se  hâte  de  regagner  l'en- 
droit par  lequel  il  est  descendu.  —  Chemin  faisant,  il  passe  auprès  de  sept  jeunes 
filles  qui  consentent  à  le  suivre  dans  le  monde  supérieur.  On  les  remonte  tous  ensem- 
ble, et  chacun  des  frères  prend  une  des  jeunes  filles  pour  femme. 

Nous  ne  pouvons  ici  que  renvoyer  aux  remarques  de  nos  Contes  populaires  de 
Lorraine,  n°'  1  et  52,  où  nous  avons,  en  1886,  étudié  les  contes  de  cette  famille. 
11  y  aurait,  aujourd'hui,  à  faire  plus  d'une  addition  à  notre  travail. 

(1)  Zeitschrift  fur  Ethnologie,  t.  xxv  (Berlin,  1893),  p.  534, 

(2)  Jhid. 

(3)  C'est  à  M.  Friedrich  W.-K.  Millier,  professeur  de  chinois  à  l'École  des  langues 
orientales  de  Berlin,  qu'il  faut  reporter  l'honneur  d'avoir  fait  cette  découverte 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTHOLOGIQUES  D'UN   CHEF  D'ÉCOLE  191 

Le  dieu  Hohodemi,  le  chasseur,  a  perdu  dans  la  mer  l'hameçon  que 
lui  avait  prêté  son  frère,  le  dieu  Hoderi,  le  pêcheur.  Celui-ci  en  exi- 
geant la  restitution,  Hohodemi  va  se  lamenter  auprès  du  dieu  du 
Sel,  qui  lui  donne  un  bateau  et  l'envoie  chez  le  dieu  de  la  Mer.  Là 
Hohodemi  trouve  bon  accueil,  et  le  dieu  de  la  Mer  le  marie  finale- 
ment avec  sa  fille.  Au  bout  de  trois  ans,  Hohodemi  se  rappelle  l'hame- 
çon et  devient  triste.  Le  dieu  de  la  Mer  se  l'ait  conter  par  lui  son 
affaire  ;  après  quoi,  il  convoque  tous  les  poissons  de  la  mer  et  leur 
demande  si  l'un  d'eux  n'a  pas  l'hameçon.  Les  poissons  répondent  que 
le  ialii  s'est  plaint  d'avoir  (hins  le  gosier  quelque  chose  qui  l'empêche 
de  manger  :  il  a  sans  doute  avalé  l'hameçon.  Le  gosier  flu  lahi  est 
inspecté,  et  on  y  trouve  l'hameçon  (1).  Le  dieu  de  la  Mer  permet 
alors  à  Hohodemi  de  retourner  dans  son  pays.  Mais  auparavant  la 
femme  de  Hohodemi  dit  à  son  mari  qu'elle  est  enceinte  :  elle  fera 
ses  couches  non  pas  au  fond  de  la  mer,  mais  dans  le  pays  de  Hoho- 
demi ;  elle  demande  à  celui-ci  de  lui  faire  bâtir  une  maison  sur  le 
bord  de  la  mer  et  de  l'y  attendre.  Quand  le  moment  de  sa  délivrance 
est  venu,  elle  arrive,  montée  sur  une  grosse  tortue,  avec  sa  plus  jeune 
sœur,  et  dit  à  Hohodemi  :  u  Quand  une  étrangère  est  pour  accoucher, 
elle  reprend  la  forme  qu'elle  a  dans  son  pays  natal.  Je  vais  donc 
reprendre  ma  forme  naturelle.  Ne  me  regarde  pan  ».  Mais  Hohodemi, 
surpris  de  ces  paroles,  la  regarde  et  la  voit  sous  forme  de  monstre 
marin,  se  tordant  par  terre.  Effrayé,  il  s'enfuit.  Sa  iemme,  très  mé- 
contente et  honteuse  d'avoir  été  vue,  le  quitte  en  laissant  à  sa  sœur 
le  soin  de  l'enfant. 


Tels  sont  les  mythes  et  contes  qu'il  faut  connaître,  si  l'on  veut  étu- 
oier  la  formation  de  la  légende  japonaise,  faite  de  pièces  et  de  mor- 
ceaux. 

Le  thème  principal  de  cette  légende  cV Izanagi  el  Izanami  est,  nous 
l'avons  dit,  le  thème  dont  les  Grecs  ont  fait  le  mythe  cV Orphée  et 
Eurydice.  Mais,  par  suite  d'une  de  ces  aZ/rac/ions  qui  parfois  s'exercent 
réciproquement  entre  thèmes  voisins,  il  s'est  introduit  ici  dans  le 

dans  le  Ko-ji-ki,  I,  sect.  42  (Cf.  Nihongi,  liv.  II,  ch.  v)  et  d'avoir  signalé  le  rappro- 
chement à  faire  avec  les  deux  contes  des  îles  malaises  (Zeitschrift  fiir  Ethnologie, 
loc.  cit.). 

(1)  Voir,  dans  nos  Contes  populaires  de  Lorraine  (remarques  du  n°  3,  p.  49)  l'indi- 
cation d'un  conte  serbe  et  d'un  conte  de  la  Haute-Bretagne  où  le  roi  des  «  animaux 
marins  »  (ou  le  roi  des  poissons)  convoque  tous  ses  sujets  pour  qu'ils  retrouvent  un 
trousseau  de  clefs  jetés  dans  la  mer. 


192  i^:ti'des  folkloriques 

thème  cVOrphce  lui  élément  du  thème  que,  pour  altréjj^cr,  nous  appel- 
lerons le  thème  de  Cérès  el  Proserpine.  Cet  élément.  —  que  M.  Stuc- 
ken  a  supprimé  arhitrairement  i)armi  les  «  motifs  »  de  la  légende 
japonaise,  —  c'est  la  nourriture  prise  dans  les  Enfers.  «  Ah  !  s'écrie 
la  déesse  Izanami  en  voyant  son  mari  aux  Enfers,  quel  malheur  que 
tu  ne  sois  pas  arrivé  plus  tôt  '  J'ai  mangé  de  la  cuisine  des  Enfers.  )i 
Izanami,  comme  Proserpine,  est  forcée  de  rester  aux  Enfers,  parce 
qu'elle  y  a  mangé.  Et,  par  suite,  il  ne  peut  plus  être  question 
de  conditions  imposées  à  l'Orphée  japonais  pour  la  ramener  sur 
terre. 

Les  Japonais  ou  autres  auteurs  de  l'arrangement  qui  constitue  la 
légende  japonaise  l'ont  senti,  et  ils  ont  remplacé  toute  la  dernière 
partie  du  thème  d'Orphée  par  une  comhinaison  d'éléments  emprun- 
tés à  d'autres  descentes  dans  le  monde  inférieur,  analogues  à  celles 
du  groupe  de  contes  des  îles  malaises. 

Il  est  à  remarquer  que,  dans  la  version  du  Ko-ji-ki,  la  suture  entre 
les  deux  thèmes  a  été  mal  faite  :  il  est  resté  ce  qu'on  pourrait  appeler 
un  iémoin  de  cette  dernière  partie  du  thème  d'Orphée,  qui  devait 
être  complètement  coupée.  «  Quel  malheur,  dit  Izanami,  que  tu  ne 
«  sois  pas  arrivé  plus  tôt  !  .J'ai  mangé  ae  la  cuisine  des  Eniers.  Néan- 
«  moins,  comme  je  te  sais  gré  de  ta  venue,  je  désire  retourner  sur  la 
«  terre.  Je  vais  discuter  l'affaire  avec  les  divinités  des  Enfers.  Ne  me 
«  regarde  pas.  «  Et,  là-dessus,  elle  entre  dans  le  «  palais  >..  On  pour- 
rait croire  qu'elle  va  y  avoir  une  conférence  avec  les  divinités  des 
Enfers,  à  l'effet  de  régler  les  conditions  de  son  retour  sur  la  terre. 
Pas  du  tout  :  quand  son  mari  la  regarde,  elle  est  gisante,  en  putré- 
faction, dans  ce  même  palais. 

Dans  la  version  du  Nihongi,  la  coupure  a  été  mieux  faite.  Après 
avoir  dit  à  son  mari  (juc  malheureusement  elle  a  mangé  de  la  cuisine 
des  Enfers,  Izanami  ajoute  simplement  qu'elle  va  dormir,  et  prie 
Izanagi  de  ne  pas  la  regarder. 

Cette  «  défense  de  regarder  »,  qui,  au  premier  abord,  semblerait 
un  demeurant  du  thème  d'Orphée,  ne  présente,  en  réalité,  dans  la 
légende  japonaise,  qu'une  ressemblance  superficielle  avec  le  trait 
classique.  Ce  n'est  pas,  comme  dans  Orphée,  le  souverain  des  Enfers 
qui  défend  au  mari  de  se  retourner  pour  regarder  sa  femme  ;  c'est  la 
femme  elle-même  qui  défend  à  son  mari  de  la  regarder.  Et  pour- 
quoi ?  parce  que  la  déesse  Izanami  ne  veut  pas  être  vue  par  son 
mari  «  en  putréfaction  et  fourmillant  de  vers  ».  L'infraction  à  cette 
défense   a  pour  conséquence   la   fuite   du   dieu    Izanagi,   dégoûté, 


FANTAISIES   BIBLICO-.MVTIIOI.OCIQUES   D'CX   CFIEF   D'ÉCOLE  193 

épouvanté  de  ce  qu'il  a  vu,  et  la  colère  de  la  déesse,  humiliée  d'avoir 
été  vue  en  pareil  état. 

Ce  à  quoi  ressemble  véritablement  ce  singulier  passage  de  la 
légende  japonaise  et  ce  qui  nous  indique  peut-être  dans  quelle 
direction  il  faut  chercher  la  provenance  de  tout  l'arrangement, 
c'est  la  fin  de  cette  autre  légende,  également  japonaise,  de  Hoho- 
demi,  si  évidemment  apparentée  aux  contes  malais.  Là  aussi,  la 
femme  (la  déesse  que  Hohodemi  a  épousée  au  fond  de  la  mer) 
défend  à  son  mari  de  la  regarder,  et,  là  aussi,  le  mari  s'enfuit  épou- 
vanté de  ce  qu'il  a  vu,  quand,  pour  enfanter,  sa  femme  a  repris  la 
forme  de  monstre  marin. 

Dans  la  légende  à'Izanagi  et  Izanarni,  la  femme  manifeste  son 
irritation  contre  son  mari,  non  pas  en  le  quittant  brusquement, 
comme  dans  la  légende  de  Hohodemi,  mais  en  lançant  des  monstres 
infernaux  à  sa  poursuite  et  en  le  poursuivant  finalement  elle-même. 
C'est  là  encore  un  trait  que  nous  retrouvons  dans  nos  contes  malais 
(première  forme)  où  il  est  certainement  jjien  mieux  à  sa  place. 
On  comprend  très  facilement,  en  effet,  dans  le  conte  batak  de 
Sumatra,  que  la  femme  épousée  dans  le  monde  inférieur  par  Sang- 
maima  veuille  le  retenir  et  cherche  à  empêcher  sa  fuite  (1).  Par 
contre,  on  ne  voit  pas  bien,  dans  la  légende  cVIzatiagi  el  Izanarni, 
pourquoi  Izanami,  si  fâchée  contre  son  mari,  veut  le  garder  auprès 
d'elle  ?  Est-ce  par  vengeance  et  pour  lui  faire  partager  sa  triste 
condition  ?  Est-ce  par  un  reste  d'afï'ection  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
morceau  est  assez  mal  cousu  à  l'ensemble. 


Indiquons  enfin  un  thème  qui,  dans  la  légende  japonaise,  est 
venu  s'ajouter  à  ceux  que  nous  venons  de  passer  en  revue.  C'est  le 
thème  des  Objets  jelés  pour  retarder  une  poursuite. 

Ce  thème  a  fourni  à  M.  Stucken  deux  de  ses  motifs  (n^  7,  les 
Grappes  de  raisin,  et  n^  8,  le  Peigne),  et  il  se  trouve  que  ces  deux 
motifs  correspondent  respectivement  aux  deux  subdivisions  du 
thème  en  question,  à  ses  deux  sous-thèmes. 

Dans  le  motif  n^  7,  le  dieu  Izanagi,  se  voyant  serré  de  près  par  les 
«  Affreuses  femmes  des  Enfers  »,  leur  jette  sa  coifïure,  qui  aussitôt 

(1)  Le  conte  batak  dit  que  les  gens  du  monde  inférieur  font  bon  accueil  à  Sang- 
maima,  mais  qu'ils  ont  l'intention  de  le  manger  plus  tard.  Ne  serait-ce  pas  une  addi- 
tion au  récit  original  ? 

13 


lil'i  ÉTLDKS   FOLKLUKiyUKS 

se  tran.->l(»iiiie  «-a  grappes  de  raisin.  Elles  s'urrêtonl  à  ramasMi  r<-s 
grappes  et  à  les  manger.  De  ce  fait,  la  poursuite  est  retardée. 

De  même,  dans  un  conte  des  sauvages  du  Brf-sil  (S.  Romero, 
Contas  populares  do  Bra:il,  Lisbonne,  1885,  p.  198),  en  s'enfuyant 
de  chez  une  ogresse,  le  héros,  sur  le  conseil  de  la  fille  de  celle-ci, 
ordonne  à  certains  paniers,  qu'elle  lui  a  fait  faire,  de  se  transformer 
en  gihier  de  toute  sorte.  L'ogresse  s'arrête  à  manger  toutes  ces 
bêtes. 

De  même  encore,  dans  un  conte  zoulou  (H.  Callaway,  Narserii 
Taies,  Tradilions  and  Hislories  of  the  Zouloiis,  Natal,  1867,  p.  167 
seq.),  une  jeune  fille,  retenue  dans  une  caverne  magique,  qui  s'ouvre 
d'elle-même  quand  on  prononce  certaines  paroles,  parvient  à  s'en 
échapper,  et  elle  jette  derrière  elle,  dans  sa  fuite,  des  graines  de 
sésame,  pour  que  les  ogres  qui  la  poursuivent  s'arrêtent  à  ramasser 
ces  graines.  —  C'est  aussi,  détail  très  curieux,  des  graines  de  sésame 
que,  dans  un  conte  malais  de  l'île  Célèbes  (1),  des  enfants  poursuivis 
jettent  derrière  eux.  et  ils  gagnent  ainsi  assez  de  temps  pour  arriver 
à  un  gros  rocher  qui,  à  leur  prière,  s'entr'ouvre  et  les  laisse  passer. 
(Notons  cette  liaison  entre  le  thème  du  Rocher  qui  s'ouvre  et  celui 
des  Objels  jelés.  se  trouvant  à  la  fois  dans  l'Afrique  méridionale  et 
dans  les  îles  malaises  ;  signe  évident,  —  comme  le  trait  des  graines 
de  sésame.  —  d'une  transmission  qui.  d'un  même  pays,  a  amené 
ce  conte  dans  le  Sud  de  l'Afrique  et  dans  l'Extrême-Orient)  (2). 

Les  Grecs,  ces  artistes  qui  embellissaient  tout,  ont  donné,  dans  le 
mythe  iVAlalanlc,  quelque  noblesse  à  ce  sous-thème  très  grossier 
des  Objets  jelés.  Dans  la  lutte  à  la  course,  dont  sa  main  sera  le  prix, 
Atalante  s'arrête,  pour  ramasser,  non  quelque  chose  de  vulgaire, 
mais  des  objets  précieux  qu'elle  n'a  jamais  vus,  les  pommes  d'or 
jetées  derrière  lui  par  le  prétendant  qu'elle  poursuit  et  qui  vaincra, 
s'il  n'est  pas  atteint  par  elle. 

Le  point  caractéristique,  dans  ce  premier  sous-thème,  c'est  que  ' 
les  objets  sont  jetés  dans  une  poursuite  pour  qu'ils  soient  ramassés. 
Quant  à  la  nature  des  objets,  —  que  ce  soient  des  grappes  de    raisin, 
ou  des  graines  de  sésame,  ou  des  pommes  d'or,  —  cela  est  indiffé- 
rent. Aussi,  à  propos  des  grappes  de  raisin  jetées  par  Izanagi  aux 


(1)  Etude  sur  la  littérature  des  To  Radja,  par  le  D'  N.  Adriani,  dans  Tijdschrift 
voor  Itidisehe  Tnal-Land-en  Volkenfiiinde,  t.  XI,  (Batavia,  1897),  p.  37.S. 

(2)  Il  est  très  singulier  que,  dans  le  conte  si  connu  d'Ali  Baba  et  les  Quarante 
Voleurs,  les  paroles  qui  font  s'ouvrir  une  caverne  sont  :  <■  Sésame,  ouvre-toi  ».  Il  y  a 
certainement  lien  entre  le  conte  arabe  des  Mille  et  une  \uits  et  les  contes  malais 
et  zoulou. 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTIÎOLOGIQUES   D'UN   CHEF   D'ÉCOLE  195 

monstres  infernaux  pour  retarder  leur  poursuite,  est-il  vraiment 
plaisant  de  voir  M.  Stucken  donner,  comme  rapprochements  à  faire, 
la  «  vigne  »  plantée  par  Dionysos  (p.  12),  le  «  nectar  »  bu  par  Tantale 
(p.  15)  et,  «  rudimentairement  »,  1'  «  0''qiasme  de  la  légende  d'Or- 
phée V  (p.  13). 

Le  motif  n"  8,  le  Peiqne,  se  rapporte  certainement  à  la  seconde 
forme  du  thème  générai  des  Objets  jelés.  Dans  ce  sous-thème,  les 
objets  jetés  sont,  pour  ainsi  dire,  symboliques  :  un  peigne,  une 
brosse  jetés  deviennent  une  épaisse  forêt  ;  une  pierre,  une  mon- 
tagne ;  un  miroir,  un  lac.  Ainsi,  pour  nous  borner  au  peigne  deve- 
nant une  forêt,  nous  retrouvons  ce  trait  dans  un  conte  grec  moderne, 
dans  un  conte  kirgliiz  de  la  Sibérie  méridionale,  dans  un  conte 
lapon,  un  conte  samoyède,  un  conte  arménien,  un  conte  ossète  du 
Caucase  (1).  Nous  laissons  de  côté  les  contes  oîi  le  peigne  devient, 
non  une  forêt,  mais  une  montagne,  vraisemblablement  une  mon- 
tagne couverte  de  forêts  (2),  et  ceux  où  l'idée  première  s'altère 
davantage  (3).  —  Dans  tous  les  contes  de  ce  sous-thème,  ceux  qui 
poursuivent  ne  s'arrêtent  pas  pour  ramasser  les  objets  jetés  ;  ils 
sont  arrêtés  par  des  obstacles  difficiles  à  franchir  et  parfois  infran- 
chissables. 

Dans  la  légende  japonaise,  ce  second  sous-thème  est  altéré  par 
une  infiltration  du  premier.  Ce  n'est  pas  une  ><  forêt  de  bambous  » 
que  le  peigne  jeté  fait  subitement  sortir  de  terre,  comme  le  dit 
M.  Stucken,  peu  habitué  aux  rigoureuses  analyses  ;  ce  sont  «  des 
pousses  de  bambous  »  (bamboo-sprouls),  des  pousses  comestibles, 
du  moins  pour  les  monstres  infernaux,  qui  s'arrêtent  «  à  les  arracher 
et  à  les  manger  >;.  L'idée  d'une  forêt  faisant  obstacle  à  la  poursuite 
a  disparu. 


Comment  les  divers  éléments  qui  composent  la  légende  japonaise 
sont-ils  arrivés  au  Japon  ?  d'où  et  par  quelles  voies  ?  car  ils  ne  sont 

(1)  M.  Stucken  cite  les  trois  derniers  contes  (Astralmythen,  p.  234-235). 

(2)  Ce  changement  en  montagne  a  lieu  dans  le  conte  des  Indiens  de  l'Amérique 
du  Nord,  le  premier  des  quatre  contes  que  cite  en  tout  M.  Stucken. 

(3)  Pour  tout  ce  sous-thème  des  Objets  jetés,  voir,  dans  nos  Contes  populaires  de 
Lorraine,  les  remarques  de  notre  n°  12  (tome  i,  p.  138-139,  141,  152-154).  Ce  sujet 
a  été  traité  d'une  façon  spéciale,  dans  la  Revue  des  Traditions  populaires  (1901, 
pp.  223  seq.  et  537-538),  par  MM.  A.  de  Cock  et  Victor  Chauvin.  On  trouvera  dans 
ces  deux  articles  les  indications  bibliographiques  des  contes  que  nous  avons  men- 
tionnés ici. 


1%  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

certainement  pas  autochtones.  Est-ce  au  Japon  que  ces  matériaux 
ont  été  mis  en  œuvre,  ou  bien,  lors  de  leur  importation,  étaient-ils 
déjà  tout  travaillés  et  même  déjà  tout  combinés  pour  former  un 
récit,  auquel  on  n'aurait  plus  eu  qu'à  donner  un  vernis  japonais  ? 
Autant  de  questions  qui  débordent  notre  cadre.  Nous  croyons  que 
la  solution  du  problème  se  rattache  à  la  question  du  grand  réservoir, 
rinde.  d'où  autrefois,  en  des  temps  parfaitement  historiques,  une 
quantité  de  contes  ont  ruisselé  dans  toutes  les  directions,  et,  entre 
autres,  dans  deux  directions  par  lesquelles  la  future  légende  japo- 
naise a  pu  parvenir  au  Japon  avec  d'autres  contes  :  d'une  part, 
dans  la  direction  du  nord,  vers  le  Tibet  et  la  Chine  ;  d'autre  part, 
dans  la  direction  de  l'est,  vers  l' Indo-Chine  et  les  iles  malaises. 
Nous  ne  pouvons  ici  qu'indiquer  ce  point,  d'une  importance  capi- 
tale, que  nous  avons  déjà  plusieurs  fois  cherché  à  démontrer  (1) 
et  auquel  nous  nous  proposons  de  consacrer  prochainement  toute 
une  étude. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  pour  nous  en  tenir  à  ce  qui  se  rapporte  direc- 
tement aux  thèses  de  M.  Stucken,  le  document  qu'il  nous  présente 
comme  reflétant  fidèlement  son  «  mythe  primitif  >■  de  l'humanité, 
est  un  jiroduit  composite,  dans  la  confection  duquel  sont  entrés 
des  ingrédients  folk-loriques  divers,  parfois  assez  mal  combinés  ; 
nous  laissons  de  côté  la  couleur  religieuse  shinloïqiie,  que  les  Japo- 
nais lui  ont  donnée  en  le  sauj)oudrant  largement  de  petits  dieux  et 
déesses,  apparaissant  à  tout  prujjos.  C(^  prétendu  document  fonda- 
mental n'es^ primitif  ni  en  lui-même,  ni  par  reflet. 


§6 


CONCLUSION 

Il  importe,  en  terminant,  d'insister  sur  un  point  que  nous  avons 
déjà  touché  au  cours  de  cette  étude.  Le  vice  radical  de  ce  que 
M.  Stucken  appelle  sa  «  méthode  de  comparaison  des  mythes  », 
si  (i  exacte  »,  à  l'entendre,  c'est  que  jamais  M.  Stucken  ne  compare 
entre  eux  des  ensembles;  ce  qu'il  rapproche  les  uns  des  autres 
(et  de  quelle  façon  arbitraire,  on  l'a  vu),  ce  sont  des  détails,  parfois 
des  détails  insignifiants. 


(1)  Voir  notamment   notre    mémoire    intitulé    Les    Contes    populaires  et    leur 
origine.    (En    t«"te  du  volume.) 


FANTAISIES  BIBLICO-MYTHOLOGIQUES  D'UN  CHEF  D'ÉCOLE  197 

Rappelons  un  exemple  de  sa  manière  de  procéder.  Le  dieu  japo- 
nais Izanagi  se  déshabille  (naturellement  !)  avant  de  prendre  un 
bain  pour  se  «  nettoyer  »  des  souillures  des  Enfers  ;  —  Moise  enlève 
au  grand-prêtre  Aaron  mourant  ses  vêtements  sacerdotaux  pour 
en  revêtir  le  nouveau  grand-prêtre  ;  —  la  déesse  babylonienne 
Ishtar  est  obligée  de  déposer  ses  vêtements  et  ses  joyaux  avant  de 
pénétrer  dans  le  séjour  des  morts,  où  l'on  entre  dépouillé  de  tout  ; 
ces  trois  traits,  si  complètement  différents,  de  récits  qui  ne  diffè- 
rent pas  moins  entre  eux  pour  l'ensemble,  sont  assimilés  les  uns 
aux  autres  par  M.  Stucken,  et  cela,  parce  que,  dans  les  trois,  il  y  a 
des  vêtements  enlevés,  pour  une  cause  ou  pour  une  autre. 

L'état  d'esprit  dont  les  écrits  de  I\L  Stucken  portent  à  chaque 
page  la  marque,  peut  se  définir  d'un  mot  :  halliicinalion.  Etre 
halluciné,  c'est  voir  ce  que  personne  ne  voit,  entendre  ce  que  per- 
sonne n'entend  ;  c'est  vivre  dans  un  monde  à  part,  au  milieu  d'idées 
bizarres  qui  ont  fini  ])ar  prendre  corps  dans  une  imagination  malade, 
et  auxquelles  riialluciné  ramène  tout,  sans  se  douter  des  déforma- 
tions qu'il  fait  subir  à  la  réalité.  C'est  ainsi  que  M.  Stucken  voit 
partout  ses  «  motifs  »,  et  telle  est  son  habitude  d'y  rapporter  toutes 
choses  que,  sur  n'importe  quel  point,  sa  vaste  lecture  aidant,  les 
faux  rapjro'-hements,  les  assimilations  e'-travagantes  iui  arrivent 
à  flots,  d'une  source  intarissa]>le.  Et.  comme  ses  élucubrations  se 
maintiennent  constamment  dans  ce  qu'on  pourrait  appeler  la 
nii'Miie  gamme,  sinon  la  même  note,  il  en  résulte  une  unité  de  teneur 
dans  l'absurde  .qui  peut  déconcerter  le  lecteur. 

L'examen  que  nous  venons  de  faire  du  prétendu  «  mythe  primitif  ^j 
montre,  croyons-nous,  que  la  «  méthode  »  de  M.  Stucken  est  en 
désaccord  com[)let  avec  le  bon  sens,  lequel,  en  définitive,  doit 
parler  en  maître  dans  les  études  comparatives  comme  partout 
ailleurs.  Ce  que  fait  M.  Stucken,  ce  n'est  pas  de  la  science,  —  pas 
plus  de  la  science  allemande  (malgré  les  manifestations  admira- 
tives  de  M.  le  Professeur  Winckler)  que  de  la  science...  japonaise  ;  — 
c'est  de  la  haute  fantaisie,  quelque  chose  d'essentiellement  anti- 
scientifi({ue  et  que  certainement  aucune  nation  ne  revendiquera 
pour  s'en  faire  honneur. 


^t^^i§^<^ 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE 


ET 


LE    COFFRE    FLOTTANT 

LÉGENDES,  CONTES  ET  MYTHES  COMPARÉS 

A    PROPOS    d'une    légende    IIISTORlorE    MLS'LMANE    DE   JAVA 

(Extrait  tle  la  Revue  des  Questions  historiques.  —  Avril  1908  ) 


A  récits  étranges,  titre  singulier.  Et  si,  pour  commencer,  on  nous 
demande  ce  que  vient  faire  ici  ce  «  lait  de  la  mère  «,  qu'on  veuille 
bien  prendre  un  peu  patience  ;  car,  dans  les  légendes,  contes  et 
mythes,  tous  plus  ou  moins  liizarres,  que  nous  aurons  à  rapprocher 
les  uns  des  autres,  bien  important,  bien  caractéristique  sera  souvent 
le  rôle  que  joue  ce  que  notre  titre  évoque,  la  grande  et  sainte  fonc- 
tion maternelle  :  nous  pouvons  même  dire  que,  dans  certains  de 
ces  récits,  ce  thème  occupe  une  place  culminante,  et  même,  comme 
on  le  verra,  il  y  prend  parfois  des  proportions  épiques. 

C'est  à  un  orientaliste  aistingué,  à  notre  ami  ÏNl.  Antoine  Caba- 
ton,  que  nous  devons  d'avoir  fait  connaissance  avec  ce  sujet  aussi 
curieux  qu'instructif.  Il  y  a  quelque  temps,  M.  Cabaton,  qui  pro- 
fesse, à  l'École  des  Langues  Orientales  vivantes,  la  langue  malaise, 
la  grande  langue  commerciale  de  l'Archipel  Indien,  nous  commu- 
niquait un  document  qu'il  venait  de  découvrir  dans  la  riche  collec- 
tion de  manuscrits  malais  appartenant  à  la  Bibliothèque  de  l'Univer- 
sité de  Leyde.  Le  document  en  question,  traduction  malaise  d'un 
original  javanais  non  connu  pour  le  moment,  est  une  légende 
musulmane  se  rapportant  à  l'établissement  de  l'islamisme  dans  la 
partie  orientale  de  l'île  de  Java,  et  racontant  à  sa  manière  la  vie 
d'un    personnage    parfaitement    historique,    l'un    des    hommes,    la 


200  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

plupart  d'origine  arabe,  qui,  au  xv^  siècle,  prêchèrent  dans  cette 
contrée  la  religion  de  Mahomet.  Le  héros  de  la  légende,  Raden 
Pakou  [raden,  «  prince  »  ;  pakou,  «  pivot  »,  pivot  de  Java),  est 
également  appelé  Sunan  Giri  (le  «  Vénérable  de  Giri  «),  du  nom  du 
pays  où  il  construisit  une  mosquée  et  fonda  uno  dynastie  de  princes- 
prêtres  dont  «  le  pouvoir  était  tellement  étendu,  dit  M.  Cabaton, 
que  les  premiers  Hollandais  qui  en  entendirent  parler  les  regar- 
daient comme  une  sorte  de  papes  musulmans  des  Javanais  ». 

En  nous  envoyant  une  copie  de  sa  traduction  française  de  ce 
document  dont  il  nous  annonçait  la  prochaine  publication  (1), 
M.  Cabaton  nous  écrivait  que  certainement  la  légende  de  Raden 
Pakou,  bien  que  relative  à  un  «  saint  »  musulman,  à  un  Wali,  était 
«  largement  imprégnée  d'éléments  antéislamiques  «,  et  il  nous 
demandait,  à  nous  vieux  folkloriste,  quelques  éclaircissements  sur 
divers  points. 

M.  Cabaton  avait  vu  juste.  Dans  sa  légende,  nous  avons  eu  la 
bonne  fortune  de  pouvoir  dégager  certains  éléments  l)ien  anté- 
rieurs, non  pas  seulement  à  l'introduction  de  l'islamisme  à  Java, 
dont  l'histoire  de  Raden  Pakou  est  un  épisode,  mais  à  la  fondation 
de  l'islamisme  lui-même  par  Mahomet  ;  car  il  ne  sera  pas  dilîicile, 
croyons-nous,  de  montrer  que  dans  la  biographie  légendaire  du 
prédicateur  musulman  javanais  a  été  incorporée  une  antique 
légende  de  l'Inde. 

Une  chose  que  l'on  constatera  aisément  aussi,  c'est  qu'à  Java 
le  vieux  conte  a  été  écourté.  Le  thème  final  du  récit  indien,  n'étant 
pas  de  nature  à  entrer  dans  le  cadre  général  de  la  légende  javanaise, 
a  été  supfjrimé  ;  mais  on  verra  que  le  souvenir  en  est  domouré. 
En  effet,  une  sorte  d'attraction  a  substitué  à  ce  thème,  dans  l'his- 
toire de  Raden  Pakou.  un  autre  thème  appai enlé,  issu  de  la  même 
idée  génératrice. 

11  y  aura,  ce  nous  seml)le,  intérêt  à  examiner  de  près  cette  sub- 
stitution très  suggestive  :  nous  saisirons  ainsi  sur  le  fait  ce  sens 
instinctif  des  afïinités  qui,  ici  comme  dans  tant  d'autres  arrange- 
ments de  contes  populaires,  a  guidé  les  conteurs. 

Mais  donnons  d'abord  la  légende  javanaise,  telle  que  la  présente 
le  manuscrit  traduit  par  M.  Cabaton,  en  attendant  que  nous  résu- 

(1)  Cette  traduction,  accompagnée  d'une  introduction  et  de  notes,  a  été  publiée 
avec  le  texte  malais  lui-même,  au  commencement  de  1907  {Iteime  de  l'Histoire  des 
fieligiotts,  dernière  livraison  de  l'année  1906),  .sous  le  titre  de  Raden  Paku,  .Sunan 
de  Giri  (Légende  musulmane  javanaise).  —  Nos  citations  sont  faites  d'après  un 
tiré  è  part  que  M.  Cabaton  a  bien  voulu  nous  envoyer. 


LE    LAIT    DE   LA   MÈRE    ET   LE   COFFRE    FLOTTANT  201 

niions  ce  que  d'autres  versions  de  ce  même  récit  peuvent  avoir  de 
particulier  ;  car  la  légende  de  Radcn  Pakou  ne  se  présente  pas 
seulement  à  l'état  de  biographie  isolée  :  elle  est  entrée  aussi  dans 
les  chroniques  javanaises  (les  Babad),  et  les  indications  bibliogra- 
phiques jointes  par  M.  Cabaton  à  son  travail  nous  ont  permis, 
pour  divers  passages,  des  confrontations  de  textes  nullement  inutiles. 

§  1 

LA  LÉGENDE  MUSULMANE  JAVANAISE  DE  RADEN  PAKOU 

Au  commencement  du  xv^  siècle  de  notre  ère,  existait,  dans  la 
partie  sud-est  de  l'île  de  Java,  un  puissant  royaume,  hindou  de 
religion  et  de  civilisation,  le  royaume  de  Balambangau.  C'est  à  ce 
royaume  que  se  rattache  la  légende  de  Raden  Pakou,  dont  voici  le 
résumé  (p.  12  seq.  du  tiré  à  part)  : 

Il  y  avait  peu  de  temps  qu'un  prédicateur  musulman,  Sheikh  Maulânâ 
Ishak,  venant  du  royaume  de  Pasei  Malakka,  s'était  établi  dans  la  mon- 
tagne, au  royaume  de  Balambangan,  pour  y  vivre  en  ascète,  quand  la 
fille  du  roi  tomba  dangereusement  malade.  Les  astrologues  ne  pouvant 
rien  l'aire,  le  roi  envoya  dans  la  montagne  chercher  un  ermite  habile  à 
guérir.  Le  messager  ramena  Sheikh  Maulânà  Ishak,  et  l'ascète  consentit 
à  donner  un  remède  à  la  princesse,  après  que  le  roi  se  fut  engagé  à  embrasser 
l'Islam.  La  princesse  recouvra  la  santé,  et  le  roi  la  maria  à  celui  qui  l'avait 
guérie. 

Bientôt  la  princesse  devint  enceinte,  et  bientôt  aussi  Sheikh  Maulânà 
Ishak,  avec  la  permission  du  roi,  retourna  au  royaume  de  Pasei,  laissant  sa 
femme  à  Balambangan,  après  l'avoir  adjurée  de  garder  fidèlement  la  foi 
nuisulmane.  Quelques  mois  plus  tard,  la  princesse  mit  au  monde  un  fils 
d'une  grande  beauté,  et,  au  même  moment,  une  violente  épidémie  éclata 
dans  le  royaume.  Convoqués  par  le  roi,  les  astrologues  lui  dirent  :  «  Cela 
provient  de  la  naissance  de  votre  petit-fils  ;  votre  petit-fils  porte  malheur 
à  l'extrême  (littéralement  :  «  est  extrêmement  chaud  (1)  «).  Bien  avant, 
d'aihcurs,  ce  fléau  a  pour  cause  première,  que  vous  avez  mandé  le  seigneur 
Maulânà  Ishak.  Il  convient  donc  de  faire  jeter  votre  petit- fils  à  la  mer, 
afin  qu'il  meure  :  ne  laissez  pas  le  mal  s'implanter  ici.  » 

(1)  Le  sens  de  cotte  bizarre  expression  «  chaud  »  est  certain  :  il  est  confirmé  par 
un  homme  cjui,  par  suite  de  son  long  séjour  dans  la  presqu'île  de  Malacca,  connaît 
à  fond  les  Malais,  leurs  coutumes,  leur  langage  figuré.  Dans  une  lettre  du  30  décem- 
bre 1906,  M.  Walter  W.  Skeat,  l'auteur  de  Malay  Magic,  Pagan  Baces  of  the  Malay 
Peninsula,  etc.,  écrivait  à  M.  Cabaton  ce  qui  suit  :  « ...  Le  m.ot  panas  (=  «  chaud  »  en 
«  malais)  est  souvent  employé  dans  le  même  sens  exactement  que  dans  votre 
«  légende,  c'est-à-dire  «  qui  porte  malheur  ».  Cette  lettre  est  de  date  postérieure  à 
la  communication  que  M.jCabaton  avait  bien  voulu  nous  faire  de  sa  traduction,  dans 
laquelle  nous  avions  déjà  remarqué  l'étrangeté  de  cette  expression  figurée  des  Malais. 


'202  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Le  roi  fit  faire  une  caisse  où  l'eau  ne  pouvait  pénétrer  ;  on  y  mit  l'enfant 
et  on  jeta  la  caisse  à  la  nier. 

Et  voilà  que,  pendant  la  nuit,  l'équipage  d'une  barque  qui  venait  du 
royaume  de  Gersik  (situé  sur  la  côte  nord  de  Java)  et  qui,  à  cause  du  vent, 
avait  jeté  l'ancre  à  l'embouchure  du  fleuve  de  Balambangan,  aperçut  une 
lueur  flottante  descendant  le  courant.  Peu  à  peu  cette  lueur  se  rapprocha  et, 
le  jour  venu,  les  matelots  virent  surnager  une  caisse.  Us  la  saisirent  rapide- 
ment et  la  hissèrent  siu'  leur  barque  ;  puis,  le  vent  devenant  de  plus  en 
plus  fort,  ils  retournèrent  à  Gersik,  où  ils  présentèrent  la  caisse  à  la  proprié- 
taire de  la  barque,  à  leur  dame  Nai  Gédé  PtMiatih.  On  ouvrit  la  cai.sse  et 
l'on  y  trouva  un  petit  garçon  d'une  éclatante  beauté.  La  dame  prit  l'enfant 
et  l'éleva.  Quand  il  fut  devenu  grand,  elle  l'envoya  étudier  à  Ampel,  dans 
la  plus  célèbre  école  musulmane  de  Java. 

La  légende  raconte  ensuite,  pour  l'édification  de  ses  lecteurs 
mahométans,  divers  traits,  plus  ou  moins  merveilleux,  de  la  vie 
du  jeune  homme,  lequel  reçoit,  en  quittant  son  école,  le  nom  signifi- 
catif de  Raden  Pakou,  «  le  Prince,  le  Seigneur  Pivot  »  de  Java. 
Toutes  ces  anecdotes  sont  en  dehors  du  dessein  que  nous  avons  en 
vue  ;  mais  ce  qu'il  importe  do  relever,  ce  qui  est  un  fémoin  qu'il 
s'agira  de  faire  parler  pour  bien  établir  le  fait  dont  nous  avons  dit 
un  mot,  l'incorporation  d'un  récit  indien  dans  la  légende  musul- 
mane, c'est  l'épisode  bizarre  que  voici,  reproduit  littéralement 
(p.  19  du  tiré  à  part)  : 

Quelque  temps  après,  Nai  Gédé  (la  bienfaitrice  du  héros,  laquelle,  suivant 
les  autres  versions  de  la  légende,  était  une  riche  veuve  sans  enfants)  conçut 
une  grande  passion  pour  Radcn  Pakou,  et  celui-ci  lui  dit  :  «  Si  ma  mère 
est  ainsi  éprise  à  mon  sujet,  qu'elle  découvre  ses  seins,  et  j'y  apporterai 
remède.  «  Elle  découvrit  ses  mamelles,  et  Raden  Pakou  en  suça  le  lait  ; 
par  la  vertu  sainte  de  celui  qui  suça,  Nai  Gédé  devint  (comme)  la  propre 
mère  de  Raden  Pakou  et  prit  grantl  soin  de  lui. 

Ainsi,  pour  empêcher  une  union  abhorrée,  le  W  ali,  qui  plus  tard 
se  mariera  ;i  iim-  autre,  cré<',  «  par  la  v<Ttu  de  .sa  .sainteté  »,  entre  sa 
bienfaitrice  et  lui,  des  relations  de  fils  à  mère,  relations  qui  ne  sont 
pas  purement  symboliques,  puis(ju'il  y  a  allaitement  réel. 

Une  autre  version  de  la  légende  présente  aussi,  mais  à  un  moment 
différent  de  la  vie  de  Raden  Pakou,  ce  trait  de  la  production  mer- 
veilleuse du  lait.  Dans  une  chronique  de  .Java,  intitulée  Serai 
Kanda,  quand  le  capitaine  de  la  l)arque  apporte  l'enfant  à  Nyai 
Gedé  Pinatih,  «  celle-ci  l'adopte,  et  elle  Vallaile  elle-même,  elle  qui 
n  avait  jamais  eu  (V enfant  (1)  ». 


(1)    Verhnndelingen  van  het  Batacinnsrh  Cenootschap  van  Kjinfirn  en  Wetensrhnp- 
pen,  volume  XLIX,  !'«•  [tarlio  (Batavia,  1896),  p.  189. 


LE  LUT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT        203 

Nous    examinerons    plus    loin    cette    douille    rurnie    d'un    même 
prodige. 


Dans  les  autres  versions  de  l'histoire  de  Raden  Pakou,  aux- 
quelles M.  Cabaton  renvoie,  et  que  nous  avons  examinées,  nous 
noterons  quelques  particularités. 

Dans  plusieurs  de  ces  versions,  ce  n'est  pas  à  la  naissance  du  fils 
du  prédicateur  musulman  qu'éclate  une  épidémie  ;  c'est  au  départ 
du  prédicateur  lui-même,  chassé  du  pays  pour  avoir  rappelé  au 
roi  sa  promesse  d'euibrasser  l'islamisme.  Furieux  de  voir  les  ravages 
exercés  par  le  fléau,  le  roi  dit  à  ses  ministres  que  ce  qui  arrive  est 
certainement  la  conséquence  du  mariage  de  sa  fille  :  donc,  dès  que 
naîtra  l'enfant  qu'elle  porte,  il  faudra  le  faire  périr  (1). 

D'autres  versions  ne  mentionnent  pas  la  moindre  épidémie.  Ce 
qui  irrite  le  roi,  ce  sont  uniquement  les  démarches  que  son  gendre 
fait  auprès  de  lui  pour  le  faire  passer  au  mahométisme  (2). 

Dans  le  Serai  Kanda,  déjà  cité,  l'épidémie  est  placée  à  un  autre 
endroit  du  récit.  C'est  avanl  la  venue  de  Sayit  Iskah  (le  nom  est 
est  ainsi  écrit)  à  BalamJjangan  (ju'elle  sévit,  et  elle  cesse  dès  qu'il 
arriv(>  :  ce  qui  fait  que  le  roi  donne  au  Wali  sa  fille  en  mariage.  Ne 
réussissant  pas  à  convertir  le  royaume  à  l'islamisme,  Sayit  Iskah 
retourne  en  Arabie  (sic).  Après  son  départ,  le  roi,  —  on  ne  voit 
pas  pourquoi,  du  moins  dans  le  résumé  que  nous  avons  du  livre,  — 
fait  jeter  à  la  mer,  dans  une  caisse,  l'enfant  qui  vient  au  monde. 

Il  semlile  que,  dans  aucune  de  ces  versions,  excepté  dans  celle 
que  M.  Cabaton  a  découverte,  il  n'est  dit  cjue  l'enfant  est  accusé  de 
porter  malheur. 

Pour  rencontrer  cette  particularité,  il  faut  prendre  un  certain 
manuscrit  malais,  qui  transporte  notre  histoire  dans  l'île  de  Bali  ou 
Petite-Java,  à  l'est  de  la  grande  île,  dont  la  sépare  un  détroit  (3). 
Pas  de  prédicateur  musulman  dans  cette  version.  Il  est  dit  simple- 

(1)  Th.  Stamford  Rafiles  :  The  History  of  Java  (Londres,  1817),  p.  118  seq.  — 
P.  J.  Veth  :  Java  geographisch,  ethnologisch,  historisch.  2e  édition  (Haarlem,  1896- 
1903),  t.  I,p.  23.5-2.37. 

(2)  Tijdschrijt  voor  Neèrland's  Intlie,  1"  année,  t.  II  (Batavia,  1838),  p.  277-278. 
—  Indische  Archief,  1"  année,  2''  partie  (Batavia,  1850),  p.  217-220.  —  J.  Hageman: 
Handleiding  tôt  de  hennis  der  geschiedenis,  aardrijkskunde,  fahelleer  en  tijdrekenhunde 
van  Java  (Batavia,  1852),  t.  I,  p.  27.  —  Verhandelingen  van  het  Balaviaasch  Genoot- 
sckap  van  Kunsten  en  Wetenschappen,  t.  XLIX  (Batavia,  1896),  p.  184. 

(3)  Tijdschrift  voor  indische  Taal-,  J^and-en  Volkenkundc  t.  XXIV  (Batavia,  1877) 
p.  285  seq. 


204  ÉTUDES    FOLKLORIQUES 

ment  que  la  fille  du  roi  de  Bali  a  épousé  un  prinee,  fils  du  souverain 
de  Madjapahit  (un  grand  empire  en  Java,  lequel,  au  eommencement 
du  xvc  siècle,  était  tout  hindou,  comme  le  royaume  de  Balam- 
hangan).  La  princesse,  ayant  mis  au  monde  un  petit  garçon,  meurt 
aussitôt.  L'enfant  tue  aussi  la  femme  qui  le  tient  sur  le  bras.  Alors 
le  roi  de  Bali  dit  :  «  Cet  enfant  est  un  oiseau  de  malheur  {onge- 
luksvoQel,  traduction  hollandaise)  ;  il  ne  faut  pas  qu'il  vive  pour 
faire  du  mal  aux  gens.  »  Et  il  fait  jeter  l'enfant  à  la  mer  dans  une 
caisse.  —  D'après  cette  version  malaise,  la  caisse,  repêchée,  est 
apportée,  comme  dans  les  autres  versions,  à  une  dame  sans  enfants, 
qui  demeure  aussi  à  Gersik  et  dont  le  nom  est  Njai  Souta  Pepatih. 
Njai  Souta  fait  venir  une  nourrice,  mais  l'enfant  ne  veut  pas  téter  ; 
il  faut  le  nourrir  autrement.  C'est  ce  que  Njai  Souta  Pepatih  fait 
«  avec  grand  respect  »,  et,  dit  le  texte,  «  à  partir  du  moment  où  elle 
adopta  l'enfant,  ses  biens  s'augmentèrent,  et  elle  grandit  en  richesse 
et  considération.  »  Plus  loin,  le  manuscrit  malais  dit  que  l'enfant 
devint  dans  la  suite  un  \Vali  allah,  et  fut  apjjclé  Pangeran  Giri. 
Et  c'est  tout. 


Notons,  avant  d'aller  plus  loin,  un  certain  n(unhre  des  traits 
de  la  légende  de  Raden  Pakou,  telle  (jue  la  donne  le  manuscrit 
traduit  par  M.  Caltaton  : 

1°  Le  héros,  un  prince,  est  accusé,  à  sa  naissance,  de  causer  des 
malheurs  publics. 

2^  Comme  conséquence,  il  est  mis  aussitôt  dans  une  caisse,  que 
l'on  jette  à  l'eau. 

3°  Une  lueur  mystérieuse  ('nvclti]i|»c  Ir  niffic  Uni  huit,  et  le  fait 
remarquer  do  ceux  (jui  le  retinuit  de  l'eau. 

40  Un  prodige  fait  que,  pour  le  prince,  du  lait  se  produit  sou- 
dainement dans  les  seins  d'une  friiiinc. 

Ces  quatre  traits,  nous  allons  les  retrouver,  réunis  aussi,  dans  une 
légende  de  l'Inde,  dont  une  version  a  été  fixée  par  écrit,  tout  au 
commencement  du  v^  siècle  dv  notre  ère,  ]iar  consé((ueiit  huit  cent? 
ans  avant  l'arrivée  (vers  le  xiii^'  siècle)  des  premiers  jirédicateurs 
musulmans  dans  l'Archipel  Indien,  et  deux  cents  ans  avant  l'Hégire, 
la  grande  date  initiale  de  l'Islamisme  (622). 

Nous  aurons  à  rapprocher  de  cette  légendi;  indienne  un  conte 
populaire,  également  indien,  d'un  type  général  bien  connu,  et  se 
retrouvant  en  LurojM-. 


LE   LAIT    DE    LA   .MÈHE    l'/l'    LE   COFFIŒ    l'l.()l"rANT  205 

§   2 
LA    LÉGENDE    JAVANAISE    ET    l'iNDE 

A.    —    Groupe  de  légendes  relatives  à  la  ville  indienne  de   Vaïsâli 

Dans  la  [trcmière  moilié  du  v^  siècle  de  notre  ère,  un  Chinois, 
le  religieux  bouddhiste  Fa-hien,  écrivait  la  relation  d'un  long 
voyage  fait  par  lui,  de  l'an  399  à  l'an  414,  dans  ce  qu'il  appelle  les 
«  royaumes  bouddhiques  »  et  notamment  dans  l'Inde,  pour  y  cher- 
cher les  livres  canoniques  de  sa  religion.  Au  cours  de  son  récit,  il 
parle  notamment. d'une  ville  de  l'Inde,  aujourd'hui  disparue,  la 
ville  de  Vaïsâli,  sur  le  Gange  (1),  et,  —  à  propos  d'une  tour  commé- 
morative  voisine,  un  sloùpa  nommé  «  le  Stoûpa  des  arcs  et  des 
armes  déposés  »,  —  il  raconle  la  légende  suivante,  que  nous  donnons 
à  peu  près  in  extenso  (2)  : 

Sur  les  bords  du  fleuve  Heng  (le  Gange),  il  arriva  qu'une  des  femmes 
inférieures  d'un  roi  (de  VaïsâH)  accoucha  d'une  boule  de  chair.  La  première 
épouse  du  roi,  qui  était  jalouse  de  Fautre,  dit  :  «  Ce  que  tu  as  mis  au  monde 
est  un  signe  de  mauvais  augure.  »  On  fit  mettre  la  boule  de  chair  dans  un 
coffre  de  bois,  qui  fut  jeté  dans  le  fleuve  Heng  :  le  coffre  suivit  le  fil  de  l'eau. 
Or,  il  y  eut  un  roi  (d'un  autre  paN's)  qui,  jetant  ses  regards  de  ce  côté,  vit  le 
coffre  à  la  surface  de  l'eau  ;  il  l'ouvrit  et  y  trouva  mille  petits  enfants,  tous 
petits  garçons,  très  bien  conformés.  Le  roi  les  recueillit  et  les  éleva.  Par  la 
suite,  étant  devenus  grands,  ils  furent  forts  et  valeureux  ;  et  tout  ce  qu'ils 
voulaient  attaquer,  ne  pouvant  leur  résister,  était  forcé  de  se  soumettre.  — 
Ils  en  vinrent  à  attaquer  le  royaume  du  roi  de  Vaïsâli,  leur  père  (que  natu- 
rellement ils  ne  connaissaient  pas  pour  tel)  ;  celui-ci  en  fut  consterné. 
Sa  femme  inférieure  lui  ayant  demandé  quel  était  le  sujet  de  sa  tristesse, 
il  répondit  :  «  Le  roi  de  tel  pays  a  mille  fils  très  vaillants  et  sans  pairs  :  ils 
veulent  venir  attaquer  mon  royaume  ;  voilà  ce  qui  cause  mon  affliction.  » 
La  jeune  femme  reprit  :  "  Ne  vous  désolez  pas  ;  mais  faites  construire  une 
haute  toiu'  à  l'urieiit  de  la  ville.  Quand  les  ennemis  viendront,  vous  me 

(1)  On  s'accorde  pour  placer  Vaïsâli  là  où  se  trouve  le  village  actuel  de  Besahr, 
avec  un  vieux  fort  en  ruines  qui  porte  le  nom  significatif  de  Râja-Bisal-ka-gahr,  «  le 
Fort  du  râdja  Visala  ».  Besahr  est  situé  à  23  milles  N.-N.-E.  de  Degwàra. 

(2)  Foe  houe  ki,  ou  Relation  des  Royaumes  bouddhiques.  Voyage  dans  la  Tarlarie, 
dans  r Afghanistan  et  dans  l'Inde,  exécuté,  à  la  fin  du  IV^  siècle,  par  Chy  Fa  Hian. 
Traduit  du  chinois  et  commenté  par  M.  Abel  Rémusat.  Ouvrage  posthume  revu, 
complété  et  augmenté  d'éclaircissements  nouveaux  par  MM.  Klaproth  et  Lan- 
dresse  (Paris,  imprimerie  Royale,  1836),  p.  242-243.  —  S.  Beat  :  Travels  oj  Fah-hian 
and  Sung-yun,  Buddhist  Pilgrims,  jrom  China  to  India  (400  A.  D.  and  518  A.  D.) 
(Londres,  1869),  p.  97  seq.  —  James  Legge  :  A  Record  of  Buddhislic  Kingdoms, 
being  an  Account  by  the  Chinese  Monk  Fâ-hien  of  his  Travels  in  India  and  Ceylon 
(A.D.  399-414;  in  search  of  the  Buddhist  Books  of  Discipline  (Oxford,  1886),  p.  73-74 


'20Q  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

placerez  sur  celte  tour,  et  je  les  arrêterai.  <>  Le  roi  fit  ce  qu'elle  disait,  et, 
quand  les  mille  guerriers, furent  arrivés,  la  jeune  femme,  du  haut  de  la 
tour,  leur- adressa  la  parole  :  c  \o\is  êtes  mes  enfants,  leur  dit-elle.  Pourquoi 
venez-vous  ainsi  vous  révolter  et  nous  faire  la  guerre  ?  —  Qui  êtes-vous  ? 
répondirent-ils,  vous  qui  dites  que  vous  êtes  notre  mère  ?  »  Alors  la  jeune 
femme  dit  :  <>  Si  vous  ne  me  croyez  pas,  tendez  tous  la  bouche  vers  moi.  » 
Puis,  pressant  de  ses  deux  mains  ses  mamelles,  elle  en  fit  jaillir  mille  jets 
de  lait,  cinq  cents  de  chacune,  (jui  allèrent  tomber  dans  les  bouches  de  ses 
mille  fils.  Les  ennemis,  reconnaissant  alors  que  c'était  leur  mère,  déposèrent 
leurs  arcs  et  leurs  armes.  Dans  les  siècles  postérieurs  on  élfva  en  cet  endroit 
une  tour  comniémorative. 

Mettez  en  regard  l'iiiie  de  raiitrc  cette  légende  indienne  et  la 
légende  javanaise  Iradiiilc  jnir  M.  Cabaton  :  il  est  <H'ident  que  les 
mêmes  thèmes,  —  du  moiii.-^,  les  trois  plus  importants  des  quatre 
thèmes  ([ue  nous  avons  indiqués  ci-dessus,  —  entrent  dans  la  com- 
position de  ces  deux  légendes.  Mais,  certainement,  la  légende  de 
l'Inde,  cette  vieille  b'-gcnde  notée  par  Fa-hien  tout  au  commence- 
ment du  v^  siècl(>,  offre  un  ensemble  qui  fait  défaut  dans  la  légende 
javanaise  ;  car  le  thème  du  Lail  de  la  mère,  de  ce  lait  se  produisant 
soudainement  dans  des  mamelles  desséchées,  et  jaillissant  vers  les 
bouches  des  mille  fils,  est  bien,  avec  son  exagération  épique,  le 
point  vers  leijuel  tout  converge  dans  le  récit. 

Dans  la  légende  javanaise,  au  contraire,  ce  thème  se  rétrécit  aux 
proportions  d'un  simple  épisode  intercalaire,  sans  lien  étroit  avec 
le  reste  du  récit.  Lors  de  sa  transplantation,  de  la  terre  de  l'Inde 
dans  la  terre  de  Java,  l'arbre  a  perdu  sa  maîtresse  branche  :  on  a 
voulu  la  remplacer  ;  mais,  bien  que  reconnaissable  pour  être  de  la 
même  famille  (nous  reviendrons  là-dessus),  le  rameau  postiche  ne 
tient  pas. 


Des  traits  que  nous  avons  relevés  dans  la  légende  javanaise,  un 
seul  fait  défaut  dans  la  légende  indienne  :  la  lueur  floltanle.  Ce  trait, 
nous  allons  le  rencontrer  dans  une  variante,  également  indienne, 
de  cette  même  légende  des  Mille  fils,  variante  qu'un  second  pèlerin 
bouddhiste  chinois,  Hiouen-Thsang,  a  rapportée  de  l'Inde  au 
vii^  siècle  et  qui  concerne  également  la  ville  de  Vaïsâli.  Identique 
pour  le  fond  à  la  version  recueillie  par  Fa-hien,  deux  siècles  aupara- 
vant, cette  variante,  telle  qu'elle  est  présentée  à  Hiouen-Thsang, 
porte  l'empreinte  de  remaniements  :  elle  a  été  munie  d'une  intro- 
duction et  fortement  enjolivée  (1). 

(1)   Mémoires  sur  les  contrées  occidentales,   traduits   du  sanscrit  en   chinois,  en 
'an  648,  par  Hiouen-Thsang,  et  du  chinois  en  français  par  M.  Stanislas  Julien,  t.  I, 


LE   LAIT    DE    LA   .MÈRE    ET   LE   COFFlîE   FLOTTANT  207 

Là,  colle  qui  sero  la  mère  des  nulle  fils  est  née  d'une  biche  qui  a 
bu  de  l'eau  d'une  fontaine  où  venait  de  se  baigner  un  saint  person- 
nage, un  rishi ;  elle  est  d'une  beauté  incomparable,  mais  elle  a  des 
pieds  de  biche  ;  ce  qui  n'empêche  point  que  des  fleurs,  des  fleurs  de 
lotus,  naissent  sous  ses  pas.  C'est  en  suivant  la  trace  de  ces  fleurs 
qu'un  roi  de  Vaïsâli  trouve  la  jeune  fille  ;  il  la  fait  monter  sur  son 
char  et  l'amène  dans  son  palais  pour  l'épouser.  Un  devin  tire  son 
horoscope  et  lui  prédit  qu'elle  mettra  au  monde  mille  fils. 

A  cette  nouvelle,  les  autres  femmes  méditèrent  sa  perte.  Quand  elle  l'ut 
arrivée  à  son  terme,  elle  donna  naissance  à  une  fleur  de  lotus  (1)  :  cette 
fleur  avait  mille  pétales,  et  sur  chaque  pétale  reposait  un  fils.  Les  autres 
femmes  la  poursuivirent  de  leurs  calomnies  ;  elles  crièrent  d'une  voix 
unanime  que  c'était  un  présage  de  malheur  et  jetèrent  dans  le  Gange  la 
fleur  de  lotus,  qui  vogua  au  gré  des  flots.  —  Le  roi  de  Ou-chi-yen  (Oud- 
jiyana),  qui  se  promenait  dans  le  sens  du  courant,  vit  un  cofjf-re  enveloppé 
d'un  nua^e  jaune  que  les  flots  apportaient  vers  lui.  Il  le  prit,  et  l'aj'ant 
ouvert,  il  vit  qu'il  contenait  mille  fils  (sic).  Il  leur  donna  des  nourrices  et 
les  éleva. 

Le  «  nuage  jaune  »,  qui  enveloppe  le  coffre  flottant  et  attire 
l'attention  du  roi,  rappelle  tout  à  fait  la  «  lueur  flottante  »  qu'aper- 
çoivent les  marins  de  la  légende  javanaise. 

On  a  remarqué  sans  doute  que,  dans  ce  passage,  les  conteurs 
indiens  ont  oublié  la  merveilleuse  fleur  de  lotus,  enjolivement 
certain  du  récit  primitif,  et  sont  revenus,  sans  plus  de  façons,  au 
«  coffre  »  de  la  version  recueillie  par  Fa-hien  deux  siècles  auparavant. 

La  dernière -partie  de  la  légende  (les  mille  jets  de  lait)  est,  dans 
Hiouen-Thsang,  absolument  la  même  que  dans  Fa-hien. 


Une  troisième  forme  de  la  légende  indienne,  se  rapportant  encore 
à  la  ville  de  Vaïsâli,  dont  elle  raconte  la  fondation,  est  moins  com- 
plète ;  mais  elle  a  des  traits  particuliers  intéressants,  qui  font  lien 
avec  le  conte  populaire  indien  dont  nous  aurons  à  parler. 

Cette  troisième  légende  se  rencontre  dans  un  livre  bouddhique 
du  xiii^  siècle,  le  Pûjâwaliya,  écrit  à  Ceylan  dans  la  langue  du  pays, 

(Paris,  1857),  p.  392  seq.  —  Si-yu-ki.  Buddhist  Records  of  the  Western  Woiid,  trans- 
latedfrom  tfte  Chinese  of  Hiuen  Tsiang  (A.  D.  629)  by  Samuel  Beal  (Londres,  1884). 
—  Le  Magasin  Pittoresque  a  publié,  en  1858  (p.  154, 162, 170),  la  légende  de  Hiouen- 
Thsang,  délayée  en  façon  de  roman  prolixe  et  douceâtre,  avec  suppressions,  addi- 
tions, remaniements,  qui  ôtent  toute  valeur  scientifique  au  vieux  conte  ainsi  défi- 
guré. 

(1)  Tout  est,  dans  cette  version,  à  la  fleur  de  lotus. 


:2Û8  ÉTUDF.S   FOl.KLUHIQUES 

le  singhalais,  par  un  certain  Mayurapâda,  qui  vivait  ilans  l'Ile  sous 
le  règne  de  PrâkramaBaliu  III  (1267-1301  de  notre  ère)  (1)  : 

Une  reine  de  Bonarès,  aux  temps  anciens,  ayant  accouché  d'un  morceau 
de  chair,  on  le  mil  dans  un  vase  que  l'on  scella  et  qu'on  jeta  dans  le  fleuve 
(le  Gange)  ;  mais  les  dei'cis  (les  dieux)  firent  Hotter  le  vase,  et  un  ascète, 
l'ayant  aperçu,  le  prit  et  le  porta  dans  son  ermitage.  Quand  il  vit  ce  que  le 
vase  contenait,  il  le  mit  soigneusement  de  côté.  Quehjue  temps  après, 
y  ayant  regardé,  il  vit  que  le  morceau  de  chair  s'était  divisé  en  deux. 
Ensuite  des  nuiimenis  de  forme  humaine  apparurent,  et  finalement  il  se 
trouva  là  un  beau  petit  prince  et  une  belle  petite  princesse,  (pu  suçaient 
leurs  doigts  et  en  tiraient  du  lait.  —  Comme  il  était  difficile  à  l'a-scète  de 
les  élever,  il  les  confia  à  un  villageois.  Quand  ils  furent  un  peu  grands,  les 
autres  enfants  du  village  prirent  l'habitude  de  les  injurier  et  de  dire  qu'ils 
n'avaient  ni  père  ni  mère,  ni  rien  que  l'ascète,  de  sorte  que  les  villageois 
les  firent  partir.  Dans  la  suite,  le  prince  et  la  princesse  bâtirent  une  ville 
qui  deviut  la  grande  ville  de  Vaisàli  (appelée  ici  Visâlâ). 

Retenons  ces  deux  traits,  que  nous  retrouverons  au  cours  de  cette 
étude  :  d'altord,  les  enfants  suçaid.  leurs  doigts  et  en  tirant  du  lait  ; 
puis,  l'injure  qui  leur  e^t  adressée,  et  qui  a  jmur  consécjuence  leur 
départ  du  pays. 

B.  —  Conles  populaires  se  rallachanl  à  ce  même  groupe 
dans  rinde  el  ailleurs 

Sur  la  côte  occidentale  de  l'Inde,  dans  l'île  de  Salsette,  tout  près 
de  Bombay,  cette  autre  île  à  laquelle  la  relie  une  chaussée,  on  a 
recueilli  un  conte  très  composite,  dont  la  dernière  partie  présente 
une  forme  toute  particulière  d'un  conte  bien  connu,  le  conte  dont 
Galland  a  inséré,  dans  ses  Mille  el  une  Nuils,  sous  le  titre  Les  Deux 
Sœurs  jalouses  de  leur  Cadelle,  une  variante  arabe  qui  lui  avait  été 
racontée  par  un  Maronite  d'AIep,  nommé  Hanna,  venu  h  Paris  en 
1709  (2). 

Voici  cette  dernière  partie  du  conte  indien  (3)  : 

Une  jeune  fille,  la  plus  jeune  de  sept  sœurs,  est  devenue  la  femme  d'un 
prince,  et  ses  sœurs  ont  été  placées  auprès  d'elle  comme  servantes,  ce  qui  a 
excité  au  plus  haut  point  leur  jalousie.  Pendant  que  la  princesse  est  enceinte, 

(1)  R.  Spence  Hardy  :  A  Manual  oj  Buddhism  in  ils  modem  dei'elopments,  trans- 
lated  from  Singalese  Manuscripts  (Londres,  1853),  p.  235  note,  et  p.  518. 

(2)  C'est  à  la  date  du  25  mai  1709  que  Galland  consigne,  dans  son  yo«r/ia/ manus- 
crit, conservé  à  la  Bibliothèque  nationale,  les  notes  détaillées  prises  par  lui  sur  ce 
conte.  —  Ces  notes  ont  été  publiées  par  M.  H.  Zotenberg,  dans  son  travail  Notices 
sur  quelques  manuscrits  des  Mille  et  une  i\uits  et  la  traduction  de  Galland  (t.  XXVI II 
des  Notices  et  Extraits  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale,  1897),  p.  227  seq. 

(3)  Indian  Antiquary,  année  1891,  livraison  d'avril  :  Folklore  in  Salsette,  n°  8. 


LE   LAIT    HE   LA    MÈHE    ET   LE   COFFFŒ    FLOTTANT  209 

le  prince  part  on  voyage.  «  S"il  me  iiaii  un  lils,  dit-il,  il  tombera  une  pluie 
d'or  sur  mon  vaisseau  ;  si  c'est  une  lille,  une  pluie  d'arâ^ent.  ■>  —  Le  moment 
venu,  une  pluie  d'or  tombe  sur  le  vaisseau  du  prince  ;  mais  les  six  sœurs 
substituent  une  pierre  au  petit  garçon,  qu'elles  enterrent  vivant  sous  un 
arbre,  un  sâyâ.  Quand  le  prince  revient,  elles  lui  disent  que  sa  femme  a 
accouché  d'une  pierre. 

La  même  histoire  se  reproduit  à  la  naissance  d'un  second  petit  garçon 
(auquel  on  substitue  un  balai),  puis  d'une  petite  fille  (même  substitution)  : 
l'un  est  enterré  vivant  sous  un  arbre  ansâ,  et  l'autre,  dans  l'église  (];. 

A  la  suite  de  ces  manœuvres  des  six  sœurs,  la  princesse  est  jetée  dans  un 
cachot,  et  le  prince  prend  les  six  sonirs  pour  femmes. 

La  main  du  Tout-Puissant  sauve  les  enfants,  continue  le  conte  ;  ils  vivent 
d'aumônes  et  s'en  \onl  répétant  :  «  Frère  Sâyâ,  de  dessous  l'arbre  sàyâ, 
('  frère  Ankà,  de  dessous  l'arbre  ank^,  sœur  Deukù,  de  l'église,  le  roi  de  ce 
«  pays  est  fou  ;  il  n  épousé  sept  femmes  ;  il  est  notre  père.  > 

Un  jour,  les  trois  enfants  arrivent  au  palais  ;  le  prince  les  entend,  leur 
fait  répéter  plusieurs  fois  ce  qu'ils  disent  ;  puis  il  dit  à  l'une  des  six  sœurs 
de  leur  donner  une  aumône.  Les  six  sœurs  ont  reconnu  ce  que  sont  les 
enfants,  mais  elles  n'en  font  rien  paraître,  et  l'une  d'elles  leur  offre  une 
aumône  ;  inais  les  enfants  refusent.  Chacune  offre  à  son  tour,  et  toujours 
même  refus.  Le  prince,  très  étonné,  demande  aux  enfants  des  explications. 
Ils  répondent  :  «  Faites  venir  votre  septième  femme,  qui  est  dans  le  cachot. 
Mettez  sept  rideaux  entre  elle  et  nous,  et  regardez  bien  ce  qui  adviendra, 
et  vous  arriverez  à  tout  savoir.  >> 

On  fait  ce  que  les  enfants  ont  demandé  :  aussitôt  trois  jets  de  lait  jaillis- 
sent des  seins  de  la  princesse,  et,  traversant  les  sept  rideaux,  entrent  chacun 
dans  la  bouche  d'un  des  enfants. 

Sur  les  menaces  du  prince,  les  six  sœurs  finissent  par  tout  révéler,  et  elles 
sont  durement  châtiées. 

On  le  voit  :'  dans  ce  conte  populaire  de  Salsette,  plus  encore 
peut-être  que  dans  les  deux  premières  légendes,  c'est  bien  vers  le 
thème  du  Lail  de  la  mère  que  tend  toute  l'action  du  petit  drame,  — 
ici  drame  de  Camille,  tandis  que,  dans  les  légendes,  nous  avons 
affaire  à  quelque  chose  dans  le  genre  héroïque,  voire  même  patrio- 
tique. 

A-t-on  remarqué  combien,  dans  la  structure  du  conte,  tout  est 
bien  agencé  ?  Un  grand  ressort,  un  ressort  unique  met  tout  en  jeu, 
la  jalousie  de  certaines  femmes,  jalousie  qui  poursuit  l'héroïne 
d'accusations  calomnieuses  :  car,  ici,  à  la  différence  des  légendes, 
les  naissances  anormales  n'existent  que  dans  les  faux  rapports  des 
six  sœurs.  Et  cette  jalousie  paraît  d'abord  victorieuse,  puisqu'elle 

(1)  Ce  conte  a  été  raconté  par  un  chrétien  indigène  ;  mais,  bien  qu'on  y  ait  intro- 
duit, ici  une  église,  et  dans  un  autre  passage  l'assistance  à  la  messe,  le  récit  n'en 
a  pas  moins  conservé  son  caractère  indien  :  nous  allons  voir  que  le  prince  épouse 
six  femmes  à  la  fois,  et,  dans  la  première  partie,  dont  nous  aurons  à  parler  plus 
lOin,  figure  un  ascète  mendiant  marié. 

H 


21U  ÉTUDES  i'(U.KL(iKigri;s 

réussit  ù  suppiiiiuT  les  cnfauLs  de  la  princt'ssc  (alniniiii'r,  à  attirer 
sur  celle-ci  la  colère  de  son  mari  et  à  faire  prendre  aux  caloinnia- 
trices  la  place  de  leur  victime  auprès  du  prince.  -  Ainsi  engagée, 
l'action  s'oriente  visiblement  vers  le  dénouement  :  les  accusations 
calomnieuses  portées  contre  la  princesse  appellent  une  justification 
su[)r('ine. 

Dans  les  légendes,  nous  ne  n'ncontrons  pas  cette  cohésion  absolue  : 
l'intérêt  qui;  la  princesse  peut  exciter  au  début  passe  finalement 
à  la  ville  de  \'aïs?di,  menacée  par  les  ennemis.  Aussi,  dans  les  légen- 
des, l'important  n'est  pas  que  la  princesse  soit  reconnue  de  tous, 
jtar  un  triomphe  de  la  vérité,  comuu^  la  mère  des  enfants,   mais 
c'est  qnr  les  enfants,  en  particulier,  la  reconnaissent  comme  leur 
mère,  et  cela,  ])our  qu'en  ronsidrralion  cVelle  ils  éparqneid  la  ville. 
Sans  doute,  le  théine  de  la  jalousie  n'est  pas  complètement  absent 
des  légendes  ;  sans  doute,  nous  lisons,  dans  la  légende  recueillie  par 
Fa-hi(>n.  (fue  «  la  première  épouse  du  roi  était  jalous<i  »  de  l'héroïne, 
et.  dans  la  légende  recueillie  par  niouen-Thsang,  (ju'en  apprenant 
la  prédiction  relative  à  la  naissance  de  mille  fils,  les  autres  femmes 
«  méditèrent  la  perte  «  de  leur  rivale  et,  qu'elles  «  la  poursuivirent 
de  leurs  calomnies  »  ;  sans  doute  enroïc,  dans  l'une  <'t  dans  l'autre 
légende,  les  ennemies  de  l'héroïne  disent  (jue  ce  qu'elle  a  mis  au 
nuinde  ert  v  vm  signe  de  mauvais  augure  »  ou  «  un  présage  de  mal- 
heur "  :  mais  ni  l'un  ni  l'autre  des  deux  récits  n'insiste  sur  tout  cela. 
la   lioulr  de  chair  ou  le  lotus  à  mille  feuilles  une  fois  jeté  dans  le 
(lanjic.  riiicidiMil  est  clos  :  pas  un  mot  sur  ce  qui  a  j)U  en  résulter 
|iour  la  l'cniinc  objet,  de  la  «  jalousie  »  ;  pour  la  femme  «  calomniée  )>  ; 
jias  un  mot,  notamment,  sur  ce  que  devient  la   faveur  dont  elle 
jouissait  auprès  rlu  roi. 

Dans  les  deux  légendes,  le  thème  de  la  jalousie  â  l'égard  de  la  pré- 
férée s'est  donc  étiolé,  atrophié.  Dans  la  légende  de  Fa-hien,  il  pour- 
rait même  faire  complètement  défaut  sans  laisser  la  moindre  lacune. 
En  efîet,  que  la  première  épouse  du  roi  ait  ou  non  j)arlé,  par  jalousie, 
r'.e  «  signe  de  mauvais  augure  »  à  l'occasion  de  l'enfantement  anor- 
n:al  de  sa  rivale,  on  ne  s'en  débarrassera  ni  plus  ni  moins  du  produit 
rr.onstrueuxdecet  enfantem<'nt,enl(\ietantdans  le  Gange  ou  ailleurs. 
Dans  la  lécrende  de  Hiouen-Thsang,  les  choses  sont  plus  compli- 
quées on.  jiour  mieux  diic  plus  embrouillées.  La  lleur  de  lotus  que 
la  jeune  femme  nnA  au  monde,  rattache  certainement  cette  forme 
(le  la  légende  à  celle  qu'a  notée  Fa-hien  ;  enfantement  anormal  ici 
et  là.  Mais,  dans  I liouen-Tlisang,  il  n'y  a  pas  seulement  cette  singu- 
lière fleur  de  lotus  :  sur  les  mille  pétales  de  la  fleur   reposent  autant 


LE  LAIT   DE   LA   MI>HE   ET  LE  COFFRE   FLOTTANT  211 

de  «  fils  ),  les  niilli'  (ils  do  la  prédicUon,  visil)les  à  qui  vont  les  voir, 
et  nous  voici  reportés  au  thème  du  conte  populaire  de  Salsette,  où  ce 
que  la  princesse  calomniée  a  mis  au  monde,  ce  ne  sont  nullement  des 
monstres,  mais  des  enfants,  de  vrais  enfants. 

—  Les  rivales  de  la  mère  ont-elles  vu  les  mille  enfants,  «  repo- 
sant sur  les  mille  pétales  »  de  la  fleur  ?  Évidemment  oui,  si  elles 
n'étaier\t  pas  aveugles.  Ont-elles  menti  au  roi,  en  lui  faisant  ce 
faux  rapport,  que  sa  favorite  avait  accouché  d'une  simple  fleur 
de  lotus  ?  C'est  possible  ;  mais  tout  ce  que  la  légende  dit  se  borne 
littéralement  h  ceci  :  «  Les  autres  femmes  la  poursuivirent  de  leurs 
calomnies.  Elles  crièrent  d'une  voix  unanime  «  que  c'était  un  pré- 
«  sage  de  malheur  et  jetèrent  dans  le  Gange  la  fleur  de  lotus,  qui 
«  vogua  au  gré  des  flots.  »  —  Revoici  le  signe  de  «  mauvais  augure  » 
de  la  légende  de  Fa-hien;  mais  de  quel  «  signe  de  mauvais  augure  », 
de  quel  «  présage  de  malheur  »  s'agit-il  au  juste  ici  ?  Car  enfin, 
la  présence  des  mille  enfants,  confirmant  la  prédiction,  ne  peut 
guère  être  interprétée  comme  un  «  présage  de  malheur...  »  L'ar- 
rangeur de  la  légende  ne  s'est  pas  donné  la  peine  de  débrouiller  cet 
échevcau. 

Il  y  a,  d'ailleurs,  ici,  embrouillement  sur  embrouillement  :  ce  qui 
est  jeté  dans  le  Gange  par  les  rivales  de  la  mère,  c'est  la  «  fleur  de 
lotus  ))  ;  ce  qui  est  repêché  du  Gange  par  le  roi  d'Oudjiyana,  c'est 
un  «  coffre  »,  contenant  «  mille  fils...  >\  le  cofïre  de  la  légende  plus 
ancienne,  de  la  légende  de  Fa-hien. 

Mais  nous  ,ne  voulons  pas  trop  critiquer  ce  maladroit  arrange- 
ment, car  il  nous  a  conservé  un  détail  précieux  qui  manque  dans 
Fa-hien,  le  nuage  jaune  enveloppanl  le  eoffre,  et  ainsi  il  rattache  par 
un  lien  de  plus  à  la  famille  des  légendes  indiennes  de  Vaïsâli  la 
légende  javanaise  et  S9  lueur  flollanle. 


Revenons  au  conte  de  Salsette,  si  évidemment  issu  d'un  même 
prototype  que  les  deux  légendes. 

Dans  ce  conte,  on  n'aura  pas  été  sans  constater  l'absence  de  l'épi- 
sode du  coffre.  Si  cet  épisode  manque  dans  cette  variante  d'un  conte 
très  répandu,  il  se  rencontre  dans  bon  nombre  d'autres  variantes, 
recueillies  dans  l'Inde,  chez  les  Arabes  d'Egypte  et  aussi  en  Eu- 
rope (1).  Nous  en  citerons  seulement  quelques-unes. 

(1)  Cette  famille  de  contes  a  été  étudiée  dans  les  ouvrages  suivants  : 
Awarische  Texte,  herausgegeben  von    A.   Schiefner    (Saint-Pétersbourg,   1873) 


212  ÉTUDES   FOLKLORIQIES 

D'abord, un  coûte  indien  provenant,  de  la  presqu'île  de  Guudjérate 
(Inde  Occidentale,  au  nord-ouest  de  Bombay)  et  qui  a  été  publié 
par  une  jeune  dame,  parsi  de  religion  (1)  : 

Un  râclja,  qui  aime  à  se  déguiser,  entend  un  jour,  dans  sa  ville,  la  conver- 
sation de  trois  jeunes  filles,  dont  chacune  se  vante  de  ce  qu'elle  sait  faire. 
La  troisième  dit  :  «  Je  suis  destinée  à  donner  naissance  au  Soleil  et  à  la 
Lune.  ')  Le  ràdja  épouse  cette  jeune  fille,  au  grand  mécontentement  des 
trois  femmes  qu'il  avait  déjà.  —  Obligé  de  partir  pour  la  guerre,  pendant 
que  sa  nouvelle  râni  est  enceinte,  le  ràdja  lui  laisse  un  gros  tambour,  qu'elle 
devra  battre,  dès  qu'elle  sentira  les  douleurs,  et  il  accourra,  quel  que  soit 
l'endroit  où  il  se  trouve.  Les  trois  autres  rânîs  se  font  raconter  par  la  jeune 
femme  les  vertus  du  tambour,  et  le  crèvent.  Le  moment  arrivé,  la  favorite 
met  au  monde  un  petit  garçon  et  une  petite  fille.  Les  trois  rânîs  les  mettent 
dans  une  boîte,  qu'elles  jettent  à  la  mer,  et  leur  substituent  un  morceau 
de  bois  et  un  balai.  A  son  retour,  le  roi  est  furieux  contre  la  jeune  femme  et 
la  fait  jeter  en  prison.  —  Cependant,  la  boîte  a  été  recueillie  par  un  pauvre 
homme,  fervent  adorateur  du  Soleil.  Pour  apaiser  les  enfants  qui  crient, 
//  leur  met  le  doigt  dans  la  bouche,  et  i'oit  ai'ec  joie  qu'ils  se  trompent  ainsi 
nourris.  Ayant  découvert  par  sa  science  occulte  de  qui  ils  sont  fils,  il  appelle 
le  petit  garçon  Sùrya  (Soleil)  et  la  petite  fille  Chandrà  (Lune).  Avant  de 
mourir,  il  donne  aux  enfants,  grands  alors,  des  objets  merveilleux,  grâce 
auxquels  le  jeune  homme  conquiert  la  main  d'une  première  pari  (sorte  de 
génie),  puis  d'une  autre.  C'est  celle-ci  qui  révèle  au  roi  les  machinations  des 
trois  rânîs  jalouses  et  le  reste. 

La  boîte  flottante  des  légendes  de  \'aïsâli  reparaît  donc  dans  ce 
conte  indien,  et  nous  y  trouvons,  de  plus,  un  nouveau  trait  d'union 
avec  ces  légendes,  spécialement  avec  la  seconde,  celle  qui  a  été  notée 
par  Hiouen-Thsang.  Ce  trait  d'union,  c'est  la  prédiction  que  la  jeune 
fille  fait  au  sujet  d'elle-même,  détail  qui  se  rencontre,  analogue 
sinon  identique,  dans  l'introduction  de  la  plupart  des  contes  de  cette 
famille. 

Ainsi,  dans  un  conte  indien  du  Bengale  (2),  une  fille  de  jardinier  a 
coutume  de  dire  :  «  Quand  je  me  marierai,  j'aurai  un  fils  avec  une 

remarques  de  R.  Kœhler  sur  le  conte  n°  12  (p.  xxi  seq.),  reproduites  dans  Kleinere 
Schritfen  zur  Mœrchenforschung  von  Reinhold  Kœhler  (Weimar,  1898),  p.  565  seq. 

Emmanuel  Cosquin  :  Contes  populaires  de  Lorraine  comparés  avec  les  contes  des 
autres  provinces  de  France  et  des  pays  étrangers  (Paris,  1886)  :  remarques  sur  le  conte 
n"  i:  (tome  I,  p.  190  seq.,  et  tome  II,  p.  356). 

Victor  Chauvin  :  Bibliographie  des  ouvrages  arabes.  Fascicule  VII  (Liège,  1903), 
p.  95  seq.,  n°  375. 

(1)  Voir  dans  VIndian  Antiquary,  de  novembre  1893,  p.  315  seq.,  le  n°  19  du 
Folklore  in  Western  India,  by  Putlibai  D.  H.  Wadia.  —  C'est  dans  la  Zeitschrift 
des  Vereins  jiïr  Volkskunde  (vol.  V,  1895,  p.  390)  que  nous  avons  trouvé  l'indication 
précise  de  la  région  de  l'Inde  d'où  proviennent  les  contes  de  M"'  Putlibai  D.  H.  Wa- 
dia, aujourd'hui  M"*"  P.  J.  Kabrajé. 

(2)  Miss  M.  Stokes  :  Indian  Fairy  Taies  (Londres,  1880),  n»  20. 


LE   LAIT   DE   LA  MÈBE   ET  LE   COFFRE   FLOTTANT  2Vi 

lune  au  front  et  une  étoile  au  menton  ».  —  Dans  le  conte  avar  de  la 
région  du  Caucase,  commenté  par  R.  Kœhler  (1;,  la  plus  jeune  de 
trois  sœurs  dit  que,  si  le  roi  l'épousait,  elle  lui  donnerait  un  fils  aux 
dents  de  perle  et  une  fille  aux  cheveux  d'or.  —  Dans  un  conte  de  la 
Basse-Bretagne  (2),  la  plus  jeune  des  trois  filles  d'un  boulanger  dit 
qu'elle  voudrait  bien  épouser  le  fils  du  roi.  «  Et,  ajoute-t-elle,  je  lui 
donnerais  trois  enfants  :  deux  garçons  avec  une  étoile  d'or  au  front, 
et  une  fille  avec  une  étoile  d'argent.  »  Etc.,  etc. 

La  légende  de  Hiouen-Thsang  a  aussi,  on  se  le  rappelle,  une  pré- 
diction au  sujet  des  enfants  qui  naîtront  au  roi  de  la  fille  aux  pieds 
de  biche  ;  mais  ce  n'est  pas  celle-ci  qui  fait  cette  prédiction  :  c'est 
un  devin,  lequel,  après  avoir  tiré  l'horoscope  de  la  jeune  fille,  prédit 
qu'elle  mettra  au  monde  mille  fils  ;  ce  qui  excite  contre  ell'  la  h-'une 
des  autres  femmes  du  roi. 

Il  est  remarquable  que,  dans  un  conte  indien  or;il  du  Dekkan  (3), 
de  la  famille  de  contes  que  nous  sommes  en  train  d'examiner  som- 
mairement, la  prédiction  n'est  pas  mise  dans  la  bouche  de  celle  qui 
doit  avoir  «  cent  fils  et  une  fille  :  )■  c'est  le  vizir  qui  la  fait  (comme  le 
devin  de  la  légende),  et  cela  en  interprétant  au  râdja  un  certain  signe. 

Nous  citerons  encore,  au  sujet  de  la  boite  flottante,  quelques 
contes  de  cette  même  famille,  qui  présentent  des  particularités  inté- 
ressantes à  divers  points  de  vue. 

Dans  un  conte  arabe  du  Caire  (4).  les  deux  enfants  de  la  favorite, 
auxquels  l'autre  femme  du  roi  a  fait  substituer  deux  petits  chiens, 
sont  mis  par  la  sage-femme  dans  une  caisse,  qu'elle  jette  à  la  mer. 
La  caisse,  poussée  au  rivage,  est  trouvée  par  un  pêcheur,  qui  la 
porte  à  sa  femme.  Celle-ci  tire  le  petit  garçon  et  la  petite  fille  d^^  la 
caisse  et  prie  Dieu  :  <  Fais  descendre  du  lait  dans  mes  seins  pour  ces 
petits-là  ».  Par  la  puissance  du  Tout-Puissant  (ce  sont  les  expressions 
du  contf  ).  le  lait  descend  dans  ses  seins.  Comme  le  pécheur  et  sa 
femme  n'ont  point  d'enfants,  ils  adoptent  le  petit  sarcon  et  la  petite 
fille. 

L>ans  un  autre  conte  arabe  d'Étrypte  '5  .  les  deux  enfants  sont 
également  mis  dans  une  <<  caisse  enduite  de  goudron  >.  et  les  vagues 
portant  aussi  la  caisse  sur  le  rivasre  où  un  homme  est  en  train  de 


(1)  Awarische  Texte  :  voir  une  de?  note?  supra. 

(2)  Mélusine.  1877,  coL  206. 

(3)  Miss  M.  Frère  :  Old  Deccan  Days,  2^  édition  (Londres,  ISvOi,  n°  4. 
<i)   Spitta-Fey  :  Contes  arabes  modernes  (Leyde,  188.3).  n°  11. 

''•)   Artin  Pacha  :  Contes  populaires    inédits  de  la   Vallée  du     V'  'PHpi-,   1895' 
1"  22. 


214  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

faire  sa  prière.  Le  brave  homme  prend  la  caisse  et,  l'ayant  ouverte, 
il  y  trouve  les  deux  petite  >jiii  sucenl  leurs  doigls.  Il  demande  à  Dieu 
de  pouvoir  le.-  élever  et,  rhaque  jour,  apparaît  une  fjazcUe  qui  vient 
allaiter  tes  enfants. 

Un  conte  arabe  de  Mardin;  en  Mésopotamie  (1),  a  aussi  la  boîte 
jetée  à  la  mer  et  retirée  par  un  pêcheur  sans  enfants.  Devenu  grand, 
le  petit  garçon  entend  une  fois  ses  camarades  lui  dire,  dans  une  que- 
relle, qu'il  nesl  pas  le  fils  du  pécheur.  II  court  interroger  celui-ci  et, 
apprenant  qu'il  a  été  trouvé  sur  la  mer.  il  se  met  en  route  à  la  recher- 
che de  sa  famille. 

Ce  dernier  épisode  se  retrouve  dans  un  conte  sicilien  (2),  où  les 
deux  enfants  ont  été  recueillis  par  un  vieux  pêcheur.  Ici,  ce  sont  les 
fils  du  père  adoptif  qui,  se  disputant  avec  les  adoptés,  les  appellent 
bâtards.  —  Il  en  est  de  même  dans  divers  contes  européens  (toscan, 
italien  du  Tyrol.  souabe.  lorrain)  (3). 


L'insulte  lancée  aux  enfants  mystérieux  par  d'autres  enfants  et 
qui  leur  fait  quitter  le  pays,  le  doigt  sucé  d'oîj  sort  du  lait,  ce  sont 
là  deux  traits  que  nous  avons  déjà  rencontrés  dans  une  des  légendes 
indiennes,  celle  qu'a  conservée  un  livre  d»;  l'île  de  Ceylan. 

Les  quelques  rapprochements  que  nous  venons  de  faiie  au  sujet 
du  trait  de  l'insulte  nous  paraissent  sufïire.  Quant  ;>u  trait,  des  doigts 
sucés,  nous  en  réservons  Texamen  pour  le  moment  où  nous  aurons 
à  étudier  de  près  les  formes  plus  ou  moins  apparentées  au  thème  pro- 
prement dit  (lu  Lail  de  la  mère,  et  notamment  celle  qui  s'est  intro- 
duite dans  la  légende  javanaise  publiée  par  M.  Ca bâton. 

Auparavant,  il  convient  d'en  finir  avec  le  coffre  abaiidDun»'  à  la 
merci  des  flot';. 

(1)  Publié  par  feu  Albert  Socin,  dans  la  Zeitschrijt  der  Deutschen  Morgenlwndis- 
chen  Gesellschaft,  année  1882,  p.  259  seq. 

(2)  Laura  Gonzenbach  :  .Sicilianische  Mivrchcn  (Leipzig,  1870),  n"  5. 

(3)  Alessandro  de  Gubernalis  :  yovelline  di  Sanlo-Slefano  di  Calcinaja  (Home, 
1894),  n°  16.  —  Schneller  :  Ma-rclien  und  Sagen  aus  Wsclschiirol  (Innsbruck,  1867), 
n"  26.  —  E.  Meier  :  Deutsche  Volksmwrchen  aus  Sclmabcn  (Stuttgart,  1852),  n"  72. 
—  Emmanuel  Cosquin,  op.  cit.  I,  p.  192. 


LE  LAIT  DE  LA  MERE   ET  LE  COFFRE   FLOTTANT  '215 

§  3 

LE    COFFRE    FLOTTANT 

A.    —    La  légende   assyro-bohulonienne   de  Sarqon 

En  abordant  cette  section  de  notre  travail,  nous  tenons  à  expri- 
mer toute  notre  reconnaissance  à  M.  François  Thureou-Dangin,  qui 
a  eu  l'amitié  de  mettre  à  notre  disposition  sa  science  si  Srûre  et  si 
précise  des  choses  assyro-babyloniennes. 

Nous  tâcherons  d'en  tirer  profit. 


Parmi  les  tablettes  d'argile,  couvertes  de  caractères  cunéitormes, 
que  feu  A.  H.  Layard  et  d'autres  explorateurs  anglais  ont  déterrées, 
de  1849  à  1854,  à  Koyoundjik,  sur  l'emplacement  de  l'antique  Ninive 
—  tablettes  qui.  jadis,  composaient  la  bibliothèque  du  palais  du  roi 
d'Assyrie  Assourbanipal  (668-626  avant  notre  ère).  —  il  en  est  une 
qui  présente  pour  nous  un  intérêt  particulier.  Cette  tablette,  dont 
le  texte  assyrien  a  été  publié  pour  la  première  fois  en  1870  (1),  et  qui 
a  été  traduite  d'abord  par  George  Smith  en  1876  (2),  fait  parler  un 
vieux  souverain  de  la  Chaldée,  Sargon  l'Ancien,  l'un  des  plus  célè- 
bres rois  prébabyloniens,  dont  on  peut  placer  le  règne  aux  environs 
de  l'an  3000  avant  notre  ère  (3). 

(!)    Dans  le  volume  III  des  Cuneiform  Inscriptions  of  Western  Asia. 

(2)  George  Smith  :  Chaldaean  Account  of  Genesis  (Londres,  1876),  p.  299-300. 

(3)  Cette  date  est  un  minimum.  On  sait,  —  et  le  Dictionnaire  de  la  Bible  de 
M.  l'abbé  Vigouroux  constate  ce  fait  par  la  plume  de  M.  l'abbé  E.  Mangenot,  —  on 
sait  que  <  la  haute  antiquité  de  l'histoire  chaldéenne  nous  est  révélée  par  des  monu- 
ments récemment  mis  iu  jour.  «  M.  l'abbé  Mangenot  rappelle  notamment  l'inscription 
gravée  sur  un  cylindre,  dans  laquelle  Nabonide,  roi  de  Babylone,  rapporte  qu'en 
faisant  réparer  le  temple  du  Soleil,  à  Sippara,  il  trouva,  à  trente-deux  pieds  au-des- 
sous du  ;  ol,  la  pierre  de  fondation  avec  la  dédicace  du  premier  constructeur,  Naram- 
Sin,  lequel,  ajoute-t-il,  régn-ait  3.200  ans  avant  lui,  Nabonide.  «  Comme  Nabonide 
régnait  aux  environs  de  l'an  550  avant  Jésus-Christ,  dit  M.  Mangenot,  son  calcul 
reporte  le  régne  de  Naram-Sin  vers  l'an  3800.  »  Or,  Naram-Sin,  qu'il  soit  ou  non 
fils  de  Sargon  l'Ancien,  ainsi  que  M.  Mangenot  le  croit,  est  certainement  son  succes- 
seur comme  <•  roi  d'Akkad  »,  ou  l'un  de  ses  successeurs.  (Voir  Les  Inscriptions 
de  S  limer  et  d'Akkad.  Transcription  et  traduction,  pSLT  François  Thureau-Dangin, 
Paris,  1905,  p.  233-243).  Sargon  l'Ancien  serait  donc  antérieur  à  l'an  3800  ou, 
pour  être  précis,  à  l'an  3750.  —  Mais  cette  date,  admise,  comme  on  voit,  par  des 
prêtres,  des  exégètes  catholiques  d'une  rigoureuse  orthodoxie,  bien  qu'elle  soit  en 


216  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Dans  les  douze  premières  lignes  de  la  tablette,  —  les  seules  que 
nous  avons  à  étudier  ici,  —  Sargon  raconte  les  aventures  extraor- 
dinaires de  son  enfance.  M.  François  Thureau-Dangin  a  bien  voulu 
nous  donner  de  cette  autoltiograpliie,  —  vraie  ou  supposée,  nous  le 
recbercherons  plus  tard,  —  une  traduction  nouvelle,  faite  sur  la  der- 
nière édition  du  texte  (King  :  Cuneifonn  Texls,  XIII,  p.  42-13).  Les 
passages  soulignés  sont  ceux  où  la  traduction  est  incertaine. 

Voici  ce  curieux  récit  : 

1.  Je  suis  Sargon,  le  roi  puissant,  le  roi  d'A-ga-dé  (ou  Akkad)  ; 

2.  Ma  mère  est  une  prétresse  de  haut  rans  (1)  ;  je  ne  connais  pas  mon 
père  ;  le  frère  de  mon  père  habite  les  montagnes. 

3.  Ma  ville  est  Azoupiranou,  qui  au  bord  de  l'Euphrate  est  située. 

4.  (Ma)  mère  la  prêtresse  me  conçut  ;  dans  le  secret  elle  me  mit  au  monde. 

5.  Elle  me  plaça  dans  une  coutTe  de  roseaux  ;  avec  du  bitume  elle  boucha 
ma  porte. 

6.  Elle  m'abandonna  au  Heuve  qui  n'était  pas...  [Ici  un  mol  de  significa- 
tion incertaine.] 

7.  Le  fleuve  me  porta  ;  à  Akki,  le  «  verseur  d'eau  (2)  «  il  m'amena. 

8.  Akki,  le  «  verseur  d'eau  »,  me  retira...  [Ici  le  texte  est  mutilé.] 

9.  Akki,  le  «  verseur  d'eau  »,  m'éleva  comme  son  enfant. 

10.  Akki,  le  «  verseur  d'eau  >■,  fit  de  moi  un  jardinier  (3). 

11.  Étant  jardinier,  la  déesse  Ishtar  m'aima. 

12.  Pendant  (?)  années,  j'exerçai  la  royauté,  etc.,  etc. 

Une  autre  tablolte,  destinée  pr(d>al»lcinent  à  rrnseigrieiiicut .  une 
sorte  de  morceau  choisi  >>,  contient  seulement  un  extrait  de  ce  texte. 
Elle  offre,  à  la  ligne  2,  cette  variante  :  «  Je  n'ai  pas  de  père  ».  au  lieu 

désaccord  avec  les  .^^ystOmes  de  chronologie  (nullement  imposés  à  la  foi  des  fidèles) 
qu'on  a  jadis  prétendu  tirer  de  la  Bible,  a  été  contestée,  et  cela  par  des  spécialistes 
comme  MM.  Hugo  Winckler,  Lehmann  et  d'autres,  qui  ne  sont  pas  catholiques. 
Ces  savants  ont  proposé  de  retrancher  des  3.200  ans  de  Nabonide  un  millier  d'an- 
nées, parce  que,  disent-ils,  on  n'a  pas  assez  de  faits  connus  pour  occuper  cette 
période.  C'est  le  R.  P.  Lagrange,  correspondant  de  l'Institut,  directeur  de  V Ecole 
biblique  des  Dominicains  de  Jérusalem,  qui  nous  l'apprend  dans  son  <•  étudo  bibli- 
que »  La  Mctiiode  historique  (Paris,  2'^  éd.,  l'J04,  p.  l^'J).  Kt  il  ajoute  :  <•  Voilà  certes 
un  scrupule  excessif  ;  car  une  découverte  heureuse  peut  combler  cette  lacune.  »  — 
Quoi  qu'il  en  soit,  M.  François  Thureau-Dangin.  consulté  par  nous,  est  d'avis  qu'on 
peut  placer  Sargon  l'Ancien  aux  environs  de  Tan  3000  :  «  d'après  Nabonide,  il 
serait  antérieur  à  JÎ750  ;  mais  cette  date  est  sûrement  trop  élevée  ». 

(1)  Ou  bien  une  dame  de  haut  rang  »,  une  <  i)rincesse  ■•.  C'est  ainsi  ([u'on  tra- 
duit généralf-mint. 

(2)  Ce  terme  désigne  généralement  un  ■  libateur  »,  celui  (|ui  fait  des  libations 
sur  les  tombes.  (On  y  a  vu  une  classe  de  prêtres.)  Dans  notre  texte,  le  sens  précis 
de  ce  terme  est  incertain  ;  mais  il  semble  difficile  qu'il  désigne  ici  l'homme  qui  puise 
de  l'eau  dans  le  fleuve  pour  l'arrosage. 

(3)  Mot  à  mot  :  •  M'étaldit  en  son  métier  de  jardinier  ;  »  ce  qui  donnerait  quelque 
vraisemblance  à  la  seconde  hypothèse  indiquée  dans  la  note  précédente.  —  Ou  bien 
faut-il  traduire  :  ■  .M'établit  comme  son  jardinier  »  ? 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT         217 

de  «  je  ne  connais  pas  mon  père  n.  Le  sens  est  :  «  je  n'ai  pas  (légale- 
ment) de  père  (l).  » 

Le  Sargon  des  tablettes  est  donc,  d'après  ce  qu'il  raconte,  ce  ([u'on 
appellerait  aujourd'hui  un  fils  nalurel,  et  c'est  pour  cela  que,  voulant 
cacher  la  faute  qu'elle  a  commise,  sa  mère,  la  prêtresse  ou  la  prin- 
cesse, après  l'avoir  mis  au  monde  «  dans  le  secret  »,  l'a  placé  dans  la 
corbeille  de  roseaux  bitumés  et  abandonné  au  fleuve. 

Comment  Sargon  était-il  en  état  de  donner  tous  ces  détails  sur 
sa  naissance,  sa  ville  d'Azipouranou,  etc.  ?  c'est  ce  qu'on  pourra  se 
demander  ;  mais  il  est  tout  à  fait  inutile  de  se  poser  ici  des  questions: 
nous  possédons  aujourd'hui  un  document  authentique  qui  nous  per- 
met de  nous  prononcer  au  sujet  de  la  valeur  historique  du  récit  d'^s 
tablettes. 

En  examinant  dans  le  précieux  volume,  déjà  mentionné,  dr 
M.  François  Thureau-Dangin  :  Les  inscripiions  de  Siimer  et  d'Akkad. 
Transcription  et  traduction,  les  inscriptions  de  Sargon  l'Ancien,  dé- 
couvertes en  1888  à  Nifîer,  l'antique  Nippour,  en  Chaldée,  nous 
sonmies  tombé  sur  une  inscription  de  ce  roi,  gravée  sur  une  «  pierre 
de  seuil  »,  c'est-à-dire  sur  un  bloc  de  pierre  destiné  à  recevoir  les 
pivots  d'une  porte.  Voici  cette  inscription,  que  M.  François  Thureau- 
Dangin  a  traduite  littéralement,  avec  les  inversions  de  l'original  : 

Sargâni-sar-ali  (2),  fils  de  Dâti-bèl,  le  fort,  roi  d'Alckad  et  du  domaine 
de  Bel,  constructeur  de  Te-kur,  le  temple  de  Bel,  à  Nippour.  Quiconque 
cette  inscription  altérera,  que  Bel  et  Samas  ses  bases  arrachent  et  sa  race 
supprijnent  ! 

«  .Je  n'ai  pas  de  père  »,  «  je  ne  connais  pas  mon  père,  »  dit  le  Sargon 
des  tablettes.  —  «  J'ai  pour  père  Dâti-bél  »,  dit  le  vrai  Sargon.  Cette 
simple  confrontation  de  documents  suffit  pour  établir  le  caractère 
légendaire  du  récit  des  tablettes.  Si  George  Smith  avait  connu 
l'inscription  de  Nippour,  il  n'aurait  certainement  pas  écrit  ceci  (loc. 
cit.)  :  «  Ce  Sargon  était  probablement  d'origine  inconnue  :  pour  éta- 


(1)  Dans  la  variante,  il  n'\-  a  contradiction  ni  avec  le  texte  principal  (c'est  évi- 
dent) ni  avec  le  contexte  :  nous  voulons  dire  avec  la  phrase  où  il  est  question  du 
«  frère  du  père  »,  phrase  qui  se  retrouve  dans  l'extrait. —  Bien  que  toute  comparaison 
cloche  plus  ou  moins,  supposons  une  ville  occupée  par  une  armée  étrang  re  et, 
à  la  suite  de  cette  occupation,  un  enfant  qui  naît...  sans  père  ;  cet  enfant  pourra 
dire  plus  tard  :  «  Je  n'ai  pas  de  père  ;  les  frères  (c'est-à-dire  les  compatriotes)  de 
mon  père  habitent  tel  pays.  »  (Il  semble  que  l'expression  des  deux  tablettes  «  le 
frère  de  mon  père  »  peut  et  doit  être  prise  dans  le  sens  général  ''  les  frères  de  mon 
père.  ») 

(2)  C'est  le  nom  exact  de  Sargon  l'Ancien. 


218  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

«  blir  ses  droits  au  trône,  il  puMia  l'histoire  contenue  dans  la  ta- 
"  blette,  qui  le  rattache  (?)  à  la  ligne  des  anciens  rois.  » 

Maintenant,  qu'était  ce  Dâti-bêl,  père  du  vrai  Sargon  ?  Un  roi- 
telet peut-être,  dont  le  fils  fut  un  fondateur  d'empire,  d'un  empire 
ayant  Agadé  pour  centre  et  s'étendant  des  montagnes  d'Elam  à  la 
Méditerranée  ;  mais  là  n'est  pas  la  question.  Le  vrai  Sargon  avait 
un  père  et  le  nommait  dans  une  inscription  officielle.  Le  Sargon  des 
tablettes  se  déclare  sans  père.  Toute  l'histoire  qu'il  raconte,  et  qui 
fait  de  lui  un  enfant  trouvé,  est  donc  un  pur  roman. 

On  ne  saura  sans  doute  jamais  quand  ce  roman  a  été  pour  la  pre- 
mière fois  gravé  par  un  scribe  sur  une  tablette.  Nous  disons  :  pour 
la  première  fois,  car  la  bibliothèque  d'Assourbanipal  se  composait 
en  grande  partie  de  copies  d'écrits  bien  antérieurs  au  vii^  siècle  et 
parfois  très  anciens. 

B.    —    La   légende   indienne   de   Karna 

Le  roman  de  Sargon  est-il  apparenté  avec  nos  légendes  indiennes 
de  Vaïsâli  ?  Nous  avouons  que  nous  ne  saurions  le  dire. 

Si  nous  avons  cru  pouvoir  affirmer  sans  hésitation  que  les  lé- 
gendes indiennes  et  la  légende  javanaise  ont  une  origine  commune 
et  dérivent  d'un  même  prototype,  c'est  qu'il  se  rencontre,  d'un  côté 
et  de  l'autre,  non  pas  seulement  le  trait  de  l'enfant  mis  dans  une 
caisse  et  emporté  par  les  flots  vers  un  futur  père  adoptif  (ou  une 
future  mère  adoptive),  mais  encore  ces  traits  tout  à  fait  caractéris- 
tiques :  l'enfant  accusé  de  porter  malheur,  la  lueur  enveloppant  le 
coffre  flottant,  le  prodige  du  lait  qui  se  forme  soudainement  dans  les 
mamelles  d'une  femme  pour  révéler  (ou  pour  créer)  des  relations  de 
fils  à  mère. 

Entre  le  roman  de  Sargon  et  les  légendes  indiennes,  il  n'y  a  de 
commun  que  le  trait  qui.  à  nos  yeux,  n'emportait  pas  à  lui  seul  la 
conviction,  quand  il  s'agissait  de  décider  la  question  de  parenté  entif 
les  légendes  indiennes  et  la  légende  javanaise. 


Ce  qui,  dans  l'Inde,  nous  parait  se  rapprocher  davantage  de  la 
légende  de  Sargon,  c'est  la  légende  de  Karna.  Là  un  trait  bien  par- 
ticulier vient  spécialiser  le  thème  général  de  l'enfant  livré  au  fleuve. 
Ce  trait,  c'est,  comme  dans  la  légende  assyro-babylonienne,  Villéqi- 
limilé  de  l'enfant. 


LE   LAIT   DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT  219 

L'histoire  de  la  naissance  de  Karna  se  rencontre,  plus  ou  moins 
longuement  racontée,  dans  une  demi-douzaine  d'endroits  de  l'im- 
mense poème  hindou  le  Mahâbhâraia  (1).  Nous  la  connaissions  par 
une  citation  des  Légendes  indiennes  (Indische  Sagen)  de  Holtzmann, 
mais,  nous  défiant  des  documents  de  seconde  main,  nous  avons 
prié  un  maître  en  indianisme,  notre  excellent  ami  M.  A.  Bartli, 
membre  de  l'Institut,  de  nous  éclairer  sur  le  degré  de  confiance 
qu'il  convient  d'accorder  à  la  narration  de  Holtzmann.  Grâce  aux 
indications  de  M.  Barth,  nous  avons  pu  nous  reporter  à  l'original, 
du  moins  à  une  traduction  sincère  et  complète,  et  constater  que, 
dans  sa  légende  de  Karna,  Holtzmann,  par  un  procédé  peu  scien- 
tifique, avait  fusionné  deux  des  récits  du  Mahàhhârala. 

Dans  toutes  les  versions  de  cette  histoire,  données  par  le  poème 
indien,  la  princesse  Prithâ  (appelée  aussi  Kounti)  est  mise  par  un 
roi,  son  père  adoptif,  au  service  du  ierrible  ascète  Dourvasha,  et  elle 
a  pour  lui  les  attentions  les  plus  filiales.  En  récompense,  le  rishi  lui 
donne  un  manlra,  une  formule  toute-puissante,  qu'il  lui  suffira  de 
réciter  pour  faire  venir  auprès  d'elle  celui  des  dieux  qu'il  lui  plaira 
d'appeler  (et  pour  en  avoir  des  enfants,  ajoutent  les  deux  premiè- 
mières  versions  :  i,  p.  201  et  p.  329).  La  princesse  veut  éprouver  la 
vertu  du  manlia  et  elle  appelle  le  dieu  Arka  (ou  Sourya),  le  dieu 
Soleil.  A  la  suite  de  cette  visite,  elle  a  un  fils  et,  par  crainte  de  sa 
famille,  elle  se  débarrasse  de  l'enfant  en  le  jetant  dans  l'eau  ou,  selon 
les  versions  complètes,  en  le  mettant  dans  un  panier  d'osier,  enduit 
de  cire,  qui  flotte  sur  la  rivière  Acva  et  qui  finit  par  arriver  sur  le 
Gange,  près  de  la  ville  de  Tchampa.  Là,  le  panier  est  retiré  de  l'eau 
par  un  homme  de  la  caste  des  Conducteurs  de  chars  (de  guerre), 
nommé  Adliiratha  ;  et  la  femme  de  celui-ci,  Râdhâ,  qui  n'a  pas  d'en- 
fants, adopte  le  petit  Karna. 

La  plupart  des  versions  de  la  légende  présentent  les  choses  de 
manière  à  atténuer  la  faute  de  Prithâ.  Le  manfra,  modifié,  n'a  plus 
sa  dernière  partie,  et  il  faut  tout  un  débat,  appuyé  de  menaces, 
pour  amener  Prithâ  à  céder  au  dieu  Soleil. 

G.   —   Mtjlhes  et  légendes  de  Fantiquité  classique 

Nous  aborderons  méiintenant  les  mythes  et  légejides  de  l'antiquité 
classique,  Romains  el  Bémus,  Danaé  cl  Pei'sce,  Séniirainis,  Ci/rus^ 

(1)  The  Mahâbhârata  translated  into  English  prose  by  Protap  Chandra  Roy  (Cal- 
cutta, 1884-1887).  —  Chants  I,  p.  201  et  329  ;  —  III,  p.  895-909  ;  — -  V.  p.  424  ;  — 
XI,p.  59  ;  — XILp.  3  ;  — XV,p.  67. 


220  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

qui  oiïrent  des  points  d«  resseniltlanco  avec  les  légendes  de  Sargnn 
et  de  Karna,  et  aussi,  —  car  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  notre  sujet 
principal.  —  avec  les  légendes  indiennes  de  Vaïsâli  et  la  légend*- 
javafiaise. 

^lais,  avant  d'étudier  un  peu  ces  mythes  et  légendes,  il  conviendra 
pour  plus  de  clarté,  d'indiquer  dans  un  bref  aperçu  comment,  à  notr . 
avis,  ces  récits  doivent  être  groupés,  et  comment  ce  classement  sou" 
la  rubrique  spéciale  du  Coffre  fhllanl  doit  tenir  compte  aussi  d^^ 
thème  du  Lail  de  la  mère,  de  V Allailetnenl  merveilleux,  dont  nouu 
ne  pourrions  faire  abstraction  sans  scinder  indûment  nos  documents^; 

La  légende  romaine  de  Bomiilus  et  Remua  viendra  la  première  : 
elle  se  rapproche,  par  la  boîte  Pottante  qui  y  figure,  de  la  plupart  des 
récits  précédemment  étudiés  (légende  de  Sargon,  légende  de  Karnn. 
légende  javanaise,  légendes  indiennes  de  \'aisâli,  conte  indien  du 
Goudjérate,  etc.)  ;  elle  a  aussi,  comme  Sargon  et  Karna,  le  trait  de 
l'illégitimité  des  entants,  mais  avec  une  différence  importante  :  ce 
n'est  pas  la  mère  qui  cherche  à  se  débarrasser  des  jumeaux,  c'est  un 
ennemi  qui  veut  les  faire  périr.  Ici  reparaît  donc  ce  trait  de  Vhostililé 
de  certains  personnages  contre  les  enfants  ou  la  mère,  trait  que  nous 
connaissons  par  la  légende  javanaise,  les  légendes  indiennes,  b-s 
contes  indiens  de  Salsette  et  du  Goudjérate.  —  Constatons  égale- 
ment que  la  légende  romaine  a,  comme  ce  dernier  groupe,  mais  sous 
une  forme  particulière,  le  trait  de  V allaitemenl  merveilleux  (allaite- 
ment des  jumeaux  par  un  animal  mystérieux). 

Quant  au  mythe  de  Danaé,  nous  y  rencontrons  l'illégitimité  de 
Tenfant,  le  cofTre  flottant,  et  aussi  l'ennemi  qui  met  l'enfant  dans  ce 
coffre  ;  mais  rien,  dans  ce  mythe,  ne  rappelle  l'allaitement  merveil- 
leux, et  cela  pour  cette  raison  que  l'enfant  a  près  de  lui,  dans  le  coffre 
flottant,  pour  l'allaiter,  sa  propre  mère.  (Après  Danaé,  nous  donne- 
rons, comme  curiosité,  un  conte  asiatico-européen  dans  lequel  l'en- 
fant illégitime,  qui  est  jeté  à  l'eau  dans  un  tonneau,  y  est  enferme'-, 
non  seulement  avec  la  mère,  mais  aussi  avec  le  père). 

La  légende  syrienne  de  Sémiramis  n'a  pas  le  trait  du  coffre  flot- 
tant ;  mais  on  y  retrouve  l'illégitimité  de  l'enfant,  et,  --  ce  qui  met 
en  relation  plus  étroite  cette  légende  et  les  légendes  de  Sargon  et  de 
Karna,  --  c'est  la  mère  elle-même  ([ui  cherche  à  faire  disparaître  la 
preuve  vivante  de  sa  faute.  Enfin,  la  petite  fdle.  exposée,  est  nourrie 
par  des  animaux  secourables  (des  oiseaux). 

Dans  la  légende  perse  de  Cijrus,  ni  naissance  illégitime,  ni  cofTre 
flottant.  Exposition  de  l'enfant  par  un  ennemi,  allaitement  mer- 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT         221 

veilleux  par  un  animal,  ces  deux  traits  seuls  subsistent  pour  établir 
un  certain  lien,  non  plus  avec  le  groupe  de  Sargon,  Karna,  Danaé, 
mais  avec  Romulus  et  avec  Sémiramis,  comme  aussi,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  avec  les  légendes  indiennes  et  la  légende  javanaise. 


Dans  cette  sccfion  des  Mi/lhes  el  légendes  de  ranluiailé  elassi'jue, 
nous  n'aurons  peut-être  pas  toujours  le  courage  de  sacrifier  certaines 
remarques,  qui  se  rapportent  moins  directement  à  notre  sujet  prin- 
cipal. Il  est  si  intéressant,  du  moins  à  notre  sontirnent.  de  voir  des 
rapprochements  nouveaux  rajeunir  ces  vieux  tlièmes  qui  nous  sont 
familiers  dès  le  collège  ! 

A.  —  La  légende  romaine  de  Romulus  el  Ré)nus  el  le  midhe 
grec  de  Danaé 

Il  suffit  de  parcourir  les  premières  pages  de  la  Vie  de  Romulus, 
dans  Plutarque,  pour  constater  que,  dans  l'antiquité,  la  légende  de 
Romulus  el  Rémus  se  présentait  sous  des  formes  diverses.  Nous  pren- 
drons tout  simplement,  ici,  la  forme  classique,  celle  qu'au  temps 
d'Auguste  le  Grec  Denys  d'Halicarnasse,  dans  son  Hisloire  ancienne 
de  Rome  (chap.  79),  déclarait  emprunter  au  plus  ancien  historien 
romain,  Ouintus  Fabius  Pictor,  contemporain  d'Annibal,  et  que 
Fabius  tenait,  au  moins  en  partie,  d'un  écrivain  grec  ;  car,  au  dire 
de  Plutarque,  il  «  suit  en  plusieurs  choses  »  Dioclès  de  Péparèthe, 
«  le  premier,  selon  ce  même  Plutarque,  qui  ait  écrit  la  fondation  de 
Rome  ». 

Dans  cette  légende,  comme  dans  la  légende  assyro-babylonienne 
et  dans  la  légende  indienne,  il  y  a  naissance  illégilime,  et,  comme 
dans  la  légende  indienne,  la  paternité  des  enfants  de  Rhéa  Silvia  est 
attribuée  à  un  dieu  (ici,  au  dieu  Mars).  De  plus,  si  décidément  la 
mère  de  Sargon  est  une  prélresse,  une  prélresse  de  haul  rang,  —  ainsi 
que  M.  François  Thureau-Dangin  croit  devoir  traduire  en  cet  endroit 
le  texte  assyrien,  —  la  ressemblance  de  la  légende  latine  avec  la 
légende  assyro-babylonienne  s'accentue  ;  car  la  mère  de  Romulus 
et  Rémus  est  une  veslale. 

La  différence,  c'est  que,  dans  la  légende  de  Sargon,  comme  dans 
la  légende  de  Karna,  la  princesse  cherche  elle-même  le  moyen  de 
faire  disparaître  ce  que  nous  appelions  plus  haut  la  preuve  vivante 
de  sa  faute,  tandis  que,  dans  la  légende  romaine,  c'est  le  roi  usurpa- 


-2-2-1  ETITiES   FOLKI.ORFQIES 

It'ur  Aii.uliiis.  onrlc  de  la  vestale,  qui  veut  sujjprimor  Ifs  jumeaux, 
petits-fils  tlu  lui  détrôné,  afin  de  rendre  impossible  pour  l'avenir 
toute  coiiipétition  au  pouvoir  suprême. 

Dans  la  mythologie  grecque,  Persée  est,  lui  aussi,  fils  illégitime, 
et  le  père  de  sa  mère  Danaé,  Acrisius.  n»!  d'Argos,  joue  à  peu  près  le 
même  rôle  que  TAmulius  de  la  légend»;  romaine  :  il  enferme  sa  fille 
dans  une  tour  d'airain,  comme  Amulius  cloître  sa  nièce  dans  la  mai- 
son des  Vestales,  et  il  agit  ainsi  par  crainte  do  l'enfant  qui  pourrait 
naître  de  Danaé  :  un  oracle,  en  eiïet,  l'a  menacé  de  périr  do  la  main 
de  son  petit-fils.  —  Notons  que,  dans  la  fable  grecque,  ce  n'est  pas 
l'enfant  seul  qui  est  jeté  à  l'eau  ;  c'est  à  la  fois  la  mère  el  Venjanl  ([ui. 
par  ordre  d'Acrisius,  sont  enfermés  dans  un  coffre,  et  tous  les  deux 
sont  ainsi  poussés  par  les  flots  sur  une  plage  de  l'île  de  Seriplios  (1). 

Enfin,  dans  une  singulière  variante,  on  jette  à  l'eau,  avec  la  mère 
et  l'enfant,  et  dans  le  même  colTre,  celui  qui  est  reconnu  pour  être 
le  père.  Voici  un  bref  résumé  de  cette  variante  : 

Un  jeune  homme  pauvre,  laid,  simple  d'esprit  et  la  paresse  incarnée, 

(1)  Une  légende  soi-disant  historique,  se  rattachant  au  thème  de  Danaé,  a  été 
recueillie  dans  les  steppes  de  la  Sibérie  méridionale,  chez  les  Kirghis,  populatitms 
depuis  longtemps  musulmanes  (principalement  quant  aux  pratiques  extérieures), 
mais  dont  les  contes  oraux,  méprisés  des  Moullas  (ceux  qui  savent  écrire),  ont  cer- 
tainement conservé  beaucoup  du  vieux  fond,  antérieur  à  l'islamisme.  Dans  cette 
légende  (W.  Radloff  :  Probcn  der  Volkslitteralur  Siidsibiricns,  t.  III.  Saint-Péters- 
bourg, 1870,  p.  82  scq.),  la  femme  d'un  certain  prince  (khan  met  au  monde  une 
petite  fille  si  Ijelle  qu'en  la  voyant  la  mère  s'évanouit.  Le  khan  dit  de  ne  montrer 
la  petite  à  personne,  et,  pour  la  dérober  à  tous  les  regards,  il  la  fait  élever  par  une 
vieille  femme,  sous  terre,  dans  une  maison  de  fer.  Quand  l'enfant  est  devenue  une 
grande  jeune  fille,  elle  apprend,  en  questionnant  la  vieille,  l'existence  d'un  autre 
monde  que  son  séjour  obscur,  et  elle  obtient  que  la  vieille  lui  montre  un  peu  <•  le 
monde  de  la  clarté.  »  A  peine  est-elle  sortie  de  ses  ténèbres  qu'elle  tombe  sans 
connaissance,  et,  «  par  la  volonté  de  Dieu,  »  elle  devient  enceinte.  Quand  le  prince 
est  informé  de  ce  qui  s'est  passé,  il  ordonne  de  tuer  sa  fille  ou,  au  moins,  de  la  faire 
disparaître.  La  mère  la  met  dans  un  cofi're  d'or  avec  quelque  nourriture  et  jette 
le  colTre  à  la  mer.  Le  cofi're  est  retiré  de  l'eau  par  deux  jeunes  gens,  et  la  fille  du  khan 
donne  naissance  à  un  fils  encore  plus  beau  qu'elle-même.  Ce  fils  devient,  par  la 
suite,  souverain  du  pays  kirghis,  et  un  si  bon  souverain  que  d'autres  peuples  lui 
demandent  ses  fils  pour  rois. 

Chose  curieuse,  ce  conte,  recueilli  en  pleine  Asie,  se  rapproche  davantage,  sur 
certains  points,  de  la  fable  grecque  que  les  contes  européens  de  même  famille  dont 
nous  avons  pris  note,  un  conte  allemand  et  un  conte  suédois  (Grimm  :  Kinder-  und 
Hausmaerchen,  t.  III,  p.  103  ;  —  H.  Cavallius  et  G.  Stephens  :  Schwedische  Volks- 
sagen  und  Micrchen,  Vienne,  1848,  p.  95).  Dans  le  conte  allemand,  probablement 
de  la  Hesse,  un  roi,  pour  mettre  sa  fille  en  sûreté  contre  les  souris  qui  la  poursuivent 
(dans  le  conte  suédois,  pour  la  protéger  contre  ses  prétendants,  qui  deviennent  une 
armée),  l'enferme  avec  une  servante  dans  une  tour  qu'il  a  fait  bâtir  au  milieu  d'un 
grand  fleuve.  Un  jour,  une  fontaine  merveilleuse  jaillit  dans  la  tour  ;  les  deux 
jeunes  filles  boivent  de  cette  eau  et.chacune  devient  mère  d'un  petit  garçon.  Elles 
mettent  les  enfiinls  dans  un  coffre,  écrivent  dessus  les  deux  noms  qu'elles  leur  ont 
donnés,  et  laissent  aller  le  coffre  au  cours  du  fleuve. 


LE    LAIT    DE    LA   .MÈKE    ET    \.K   COEEIU::    ELOTTA.NT  '2i'à 

est  forcé  un  jour  d';iller  à  la  pèche.  Il  prend  un  poisson  mystérieux,  lequel, 
pour  prix  de  sa  délivrance,  lui  fait  un  don  :  tout  ce  t^ue  le  jeune  homme 
souhaitera,  en  le  demandant  au  nom  du  poisson,  arrivera.  Le  jeune  homme 
souhaite  d'abord  diverses  choses  pour  n'avoir  pas  à  travailler  ;  enfin, 
comme  la  fille  du  roi  s'est  moquée  de  lui  en  le  voyant  passer,  il  lui  souhaite, 
par  vengeance,  d'avoir  un  enfant.  Voilà  la  pauvre  princesse  bien  désolée  ; 
le  roi,  furieux.  Quand  l'enfant  (un  pf.tit  garçon)  a  un  peu  grandi,  on  lui 
met  dans  la  main  ime  pomme,  et  celui  à  qui  il  donnera  la  pomme  sera  le 
père  inconnu.  On  assemble  tous  les  hommes  du  pays,  et  l'enfant  ne  donne 
la  pomme  à  personne  ;  mais,  quand  on  a  été  chercher  le  paresseux,  qui 
n'était  pas  venu,  il  la  lui  donne  aussitôt.  Alors  le  roi  fait  mettre  dans  un 
tonneau  sa  fille,  l'enfant  et  le  paresseux,  et  le  tonneau  est  jeté  à  la  mer. 
Finalement,  grâce  aux  souhaits  que  la  prince.sse  suggère  au  jeune  homme, 
celui-ci  devient  beau  et  intelligent  ;  le  tonneau  s'arrête  sur  la  plage  d'une 
île  et  s'ouvre  pour  qu'on  puisse  débarquer  ;  un  magiiifuiue  palais  surgit 
sur  le  rivage.  Le  roi,  averti  de  cette  merveille,  vient  la  voir  ;  sa  fille  se  fait 
reconnaître  et  tout  est  pour  le  mieux  (1). 


Revenons  à  Romulus  et  Rénms.  Tout  le  monde  sait  que,  dans  la 
légende  romaine,  une  histoire  d'allaitement  merveilleux  s'enchaîne 
à  l'histoire  de  la  boîte  flottante,  et  l'on  a  pu  remarc{uer  ci-dessus 
(§2,  B.  in  fine)  que  ce  même  enchaînement  se  retrouve  dans  plu- 
sieurs des  contes  que  nous  avons  eu  à  citer.  Mais,  dans  la  légende 
romaine,  le  caractère  spécial  du  prodige  (l'allaitement  des  jumeaux 
par  la  louve)  a  obligé  les  narrateurs  à  modifier  légèrement,  dans  l'in- 
térêt de  la  vraiscmlilarce,  le  thème  du  Coffre  fîollant. 


(1)  N'ayant  pas  à  étudier  ici  ce  type  de  conte,  nous  nous  bornerons  à  quelques 
indications.  Deux  variantes  ont  été  fixées  par  tcrit  en  Italie;  l'une  vers  le  milieu  du 
xvi*^  siècle,  par  Straparola  (Valentin  Schmidt,  Die  Mœrchen  des  Straparola,  Berlin, 
1817,  n°  15)  ;  l'autre,  dans  la  première  moitié  du  xvii'^  siècle,  par  Basile  (Pentame- 
rone,  traduction  allemande  de  F.  Liebrecht,  Breslau,  1846.  Première  journée,  n"  3). 
—  A  la  fin  de  ce  même  xvii'"  siècle,  M™«  d'Aulnoy  en  donnait  un  arrangement  dans 
son  roman  Le  Gentilhomme  Bourgeois,  sous  le  titre  le  Dauphin. 

A  notre  époque,  J.  G.  von  Hahn  et  Glinski  ont  recueilli  ce  conte  :  le  premier, 
chez  les  Grecs  de  l'Épire  {Criechische  und  Albanesische  Mscrchen.  Leipzig,  1864, 
n°  8)  ;  le  second,  chez  les  Lithuaniens  (A  Chodzko  :  Contes  des  Paysans  et  des  Pâtres 
slaves.  Paris,  1864,  p.  331),  et  M.  W.  Radloiï  en  a  trouvé,  dans  la  Sibérie  méridionale, 
deux  versions  se  complétant  l'une  l'autre  :  chez  les  Baraba,  entre  le  fleuve  Ob 
et  la  rivière  Irtych,  et,  au  nord-est  de  la  Steppe  barabine,  chez  d'autres  Tatares, 
habitant  les  districts  de  TiJmen  et  de  Jaloutrovvsk  (op.  cit.,  t.  IV,  p.  7  et  p.  405). 

L'épisode  de  l'enfant  donnant  une  pomme  (ou  un  autre  objet)  à  son  père  inconnu, 
est  entré  en  combinaison  avec  un  autre  thème  général  que  le  thème  de  Danaé,  dans 
un  conte  tibétain  du  grand  recueil  bouddhique  le  Kandjour,  adaptation  d'écrits 
indiens  [Mélanges  asiatiques,  de  l'Académie  de  Saint-Pétersbourg,  t.  VI,  p.  170)  ; 
—  avec  un  autre  thème  encore  dans  un  conte  norvégien  de  la  collection  Asbjœrnsen 

traduction  Basent  :  Taies  of  the  Fjeld.  Londres,  1874,  p.  290-291). 


2:24  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Considérons  les  choses  d'un  peu  près.  Voici  la  l»oîLo  mise  par  un 
serviteur  du  roi  usurpateur  sur  le  Tibre  débordé  ;  la  voici  portée  par 
le  courant  sur  la  rive  où  la  louve  trouvera  les  petits  Romulus  et 
Rénius.  Il  est  évident  que,  si  cette  boîte  est  une  boîte  fermée,  un 
coffre,  comme  le  /.icvj;  du  mythe  de  Danaé,  jamais  la  louve  ne 
pourra  soocmiir  les  enfants.  Les  narrateurs  l'ont  compris,  et  ils  font 
mettre  les  jumeaux  dans  une  boîte  sans  couvercle,  dans  une  sorte 
d'auge  {zv.i^r,  dit  Denys  d'Halicarnasse  ;  alveiis,  dit  Tite-Live). 
Denys  d'Halicarnasse  nous  montre  même  ce  berceau  flottant  allant 
se  heurter  contre  un  rocher,  près  duquel  il  se  renverse,  laissant  là 
les  enfants  dans  la  vase,  oîi  ils  se  roulent  en  vagissant,  jusqu'à  ce 
qu'arrive  la  louve  ;  et  la  louve  ne  se  contente  pas  de  les  allaiter  ;  elle 
fait  leur  toilette  avec  sa  langue  pour  les  débarrasser  de  la  vase  dont 
ils  sont  couverts. 

Dans  ce  récit,  le  rocher  est,  comme  on  voit,  substitué  au  fameux 
figuier,  au  Ficus  ruminalîs,  sous  lequel  Plutarque  et  Tite-Live  font 
s'arrêter  bien  tranquillement  l'auge  avec  les  enfants. 

Denys  d'Halicarnasse,  qui  donne  tant  de  détails  sur  le  rôle  de 
la  louve,  ne  mentionne  même  pas  l'oiseau  de  Mars,  le  pivert  (spj:/.;- 
Aâ-rr.ç),  qui,  d'après  les  vieux  auteurs  consultés  par  Plutarque, 
«  aida  à  nourrir  et  garder  r  les  jumeaux  (1). 

Cette  louve,  ce|  pivert  rattachent  par  un  certain  lien  la  légende 
de  Botnulus  el  Béinus  à  la  légende  de  Sémiramis  et  à  celle  de  Cyrus. 

B.  —  La  légende  syrienne  de  Sémiramis  el  la  légende  perse 
de  Cyrus 

C'est  Diodore  de  Sicile,  contemporain  de  Jules  César,  qui,  dans 
sa  Biiiliolhèque  hisloiirjue  (livre  II,  chapitre  iv),  rapporte  la  légende 
de  Sémiramis  enfant,  et  l'on  a  tout  lieu  de  croire  qu'il  a  emprunte 
cette  légende  à  un  autre  historien  grec,  celui  de  la  première  moitié 
du  quatrième  siècle  avant  notre  ère,  à  Ctésias  (2). 

Diodore  a  plus  d'une  fois  puisé  dans  Ctésias  pour  donner  l'histoire 

(1)  Plutarque  :  Vie  de  Romulus  et  surtout  traité  De  la  Fortune  des  Romains 
(ch.  vin). 

(2)  Voici,  d'après  ce  même  Diodore,  la  biographie  sommaire  de  Ctésias  (liv.  11, 
ch.  xxxn)  :  «  Ctésias  de  Cnide  vivait  vers  le  temps  de  l'expédition  entreprise  par 
Cyrus  (le  Jeune)  contre  son  frère  Artaxerxès  (Mnémon)  ;  il  fut  fait  prisonnier,  et, 
comme  il  était  médecin  distingué,  il  fut  reçu  à  la  cour  du  roi  de  Perse,  où  il  vécut 
dix-sept  ans,  comblé  d'honneurs.  Ctésias  consulta  scrupuleusement,  ainsi  qu'il 
nous  l'apprend  lui-même,  les  Livres  royaux  (^ïiiAixi;  ôiyOÉf-a:),  dans  lesquels  les 
Perses,  confomiùnienl  à  une  certaine  loi,  ont  consigné  leur  histoire  ;  il  composa 
avec  ces  matériaux  l'ouvrage  qu'il  apporta  avec  lui  en  Grèce.  » 


LE   LAIT  DE  LA  MÈRE   ET  LE  COFFRE  FLOTTANT  2225 

fie  la  Perse  et  de  la  Médie.  Quant  à  la  légende  de  Sémiramis  enfant, 
on  ne  peut  douter  qu'il  l'ait  prise  également  dans  Ctésias,  lequel 
avait  consacré  les  six  premiers  livres  (sur  vingt-trois)  de  son  ouvrage 
à  l'histoire  des  Assyriens.  Les  citations  que  plusieurs  auteurs  grecs 
ont  faites  de  cette  légende  d'après  Ctésias,  qu'ils  nomment  formelle- 
ment, supposent  tout  un  récit  semblable  à  celui  que  Diodore  a  inséré 
dans  son  livre  (1). 

De  qui  Ctésias  tenait-il  sa  légende,  dont  la  scène  est  placée  à  Asca- 
lon,  en  Palestine  ?  Des  «  gens  les  plus  instruits  du  pays  »  {ol  \o^(:il)-x-o'. 
Tôjv  ivyojpûov),  dit-il.  Mais,  dans  le  récit  de  Ctésias,  le  mythe  oriental 
primitif,  qui  se  rattache  à  un  temple  célèbre,  nous  paraît  avoir  été 
singulièrement  hellénisé. 

Soixante  ou  soixante-dix  ans  avant  Ctésias,  Hérodote  avait  déjà 
mentionné  (I,  105)  ce  temple  d'xAscalon,  consacré  à  la  déesse  sémiti- 
que Atargatis  ou  Derkéto  (2),  dans  laquelle  il  voyait  sans  hésitation 
une  Vénus,  la  «  Vénus  Céleste  »,  1'  «  Aphrodite  Uranie  »  (rô;  Ojoavîr,^ 
'A;cc5î-r,ç  -0  tccv).  Ctésias,  —  lui  ou  ses  autorités,  —  dédouble  la 
déesse,  et  il  met  en  conflit  Aphrodite  et  Derkéto. 

La  légende  en  question  a  pour  objet  d'expliquer  comment  la  Der- 
kéto d'Ascalon  a  un  visage  de  femme  et  un  corps  de  poisson.  Elle 
nous  montre  Aphrodite,  irritée  contre  cette  déesse  (-pouxid/aaav  ri^ 
rpcetîsi/îvfj  Ocâ),  lui  inspirant  un  violent  amour  pour  un  beau  jeune 
homme  qui  venait  avec  d'autres  lui  offrir  un  sacrifice.  Derkéto  cède 
à  sa  passion  pour  ce  Syrien  et  donne  naissance  à  une  fille  ;  puis, 
honteuse  de  sa- faiblesse,  elle  fait  disparaître  le  jeune  homme  et  ex- 
pose l'enfant  dans  un  lieu  désert  et  rocailleux  ;  enfin,'  désespérée, 
elle  se  jette  dans  un  lac,  voisin  d'Ascalon,  et  elle  est  transformée  en 
poisson.  —  Quant  à  la  petite  fille,  elle  est  nourrie  par  des  colombes 
qui  lui  apportent  dans  leur  bec,  d'abord  des  gouttes  de  lait,  puis  des 
parcelles  de  fromage.  Finalement,  les  bergers  du  voisinage  se  deman- 
dent comment  il  se  fait  que  leurs  fromages  soient  tout  becquetés. 
Ils  font  des  recherches  et  trouvent  l'enfant  qui,  par  la  suite,  devien- 
dra la  grande  reine  Sémiramis  (3). 

(1)  Voir,  dans  la  Bibliotheca  Scriptorum  grœcorum,  de  Didot  (voL  XIX,  1844, 
p.  17),  les  passages  d'Eratosthène,  de  Strabon  et  d'Athénagore. 

(2)  Strabon  (XVI,  4,  27)  fait  remarquer  que,  dans  Ctésias,  la  déesse  Atargatis  est 
appelée  Derkéto.  Les  deux  noms,  au  fond,  sont  identiques  :  [A]-tar-ga-tis  =  Der- 
ké-to. 

On  peut  voir,  sur  cette  Atargatis  et  sur  les  divinités  analogues,  le  chapitre  inti- 
tulé :  Les  Déesses  :  Achera  et  Astarté,  dans  l'ouvrage  du  R.  P.  Lagrange,  correspon- 
dant de  i'Intitut  :  Etudes  sur  les  religions  sémitiques  (couronné  récemment  par  l'Aca- 
démie des  Inscriptions). 

(3)  Peut-être  nous  sera-t-il  permis  de  mettre  ici,  en  hors-d'œuvre,  quelques  re- 


226  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Nais!?ance  illégitime  de  l'héroïne  ;  honte  et  désespoir  de  lu  mère, 
qui  veut  se  débarrasser  de  l'enfant,  ces  deux  traits  figuraient  déjà 
dans  la  légende  de  Sargon  ;  mais  ce  n'est  pas  à  un  fleuve  que  Derkéto 
livre  la  future  Sémiramis  ;  elle  l'expose  dans  un  désert  (1). 


C'est  aussi  dans  un  désert,  un  désert  montagneux,  qu'est  exposé 
le  petit  Cyrus,  d'après  une  légende  qu'Hérodote  raconte,  et  une 
chienne  vient  allaiter  l'enfant  (I,  122)  ;  mais  Cyrus  n'est  pas  un  fils 
illégitime,  et,  si  son  grand-père  maternel  Astyage  veut  le  faire 
périr,  c'est  qu'un  songe,  interprété  par  les  mages,  l'a  menacé  de 
voir,  un  jour,  le  fils  de  sa  fille  Mandane  régner  à  sa  place. 

marques  sur  la  colère  d'Aphrodite  contre  Derkéto.  Les  traducteurs  motivent  cette 
colère  par  on  ne  sait  quelle  <>  offense  »  dont  Derkéto  se  serait  rendue  coupable  envers 
Aphrodite  ;  c'est  là  ajouter  au  texte,  qui  ne  donne  aucune  raison  de  1'  i  irrita- 
tion »  d'Aphrodite. 

Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  penser  ici  à  un  autre  remaniement  d'un 
conte  oriental  (certainement  indien,  celui-là),  devenu  la  fable  de  Psyché  (Voir  notre 
brève  étude  sur  cette  fable  dans  les  remarques  des  n°«  63  et  65  de  nos  Contes  popu- 
laires de  Lorraine).  Là  aussi,  Vénus  est  irritée  contre  Psyché,  et  cela  à  cause  des 
honneurs  divins  que  les  peuples  rendent  à  la  beauté  de  la  jeune  princesse,  et,  —  ce 
qui  rappelle  tout  à  fait  la  légende  de  Derkéto,  —  elle  dit  à  son  fils  Cupidon  d'in- 
spirer à  Psyché  un  violent  amour  po '.r  un  homme  méprisable,  qui  la  rendra  mal- 
heureuse. 

Dans  la  fable  d'Andromède  et  Persée,  ce  sont  les  Néréides  qui  sont  irritées  contre 
la  reine  Cassiopée,  parce  que  celle-ci  a  osé  se  vanter  de  l'emporter  sur  elles  en  beauté 
(ou,  selon  la  version  donnée  par  Hygin,  fabula  LXIV,  parce  que  Cassiopée  s'est 
vantée  d'avoir  une  fille,  Andromède,  plus  belle  que  les  Néréides).  Et  les  Néréides 
vont  se  plaindre  à  Neptune,  etc.. 

Il  nous  semble  que,  dans  ces  trois  remaniements  de  contes  orientaux,  les  arran- 
geurs doivent  avoir  usé,  pour  l'introduction  du  récit,  de  ce  qu'on  pourrait  appeler 
un  même  cliché  :  si  l'on  possédait  la  forme  complète  de  la  légende  gréco-syrienne 
de  Derkéto,  il  est  vraisemblable  qu'on  y  verrait  Aphrodite  irritée  contre  une  rivale 
en  beauté. 

(1)  Ctésias  dit  que  le  nom  de  Sémiramis  signifie  «  colombe  »  en  langue  syrienne, 
ce  qui  serait  une  allusion  aux  colombes  nourrices.  En  réalité,  le  nom  est  assyrien, 
et  le  sens  en  est,  croyons-nous,  inconnu.  Ce  nom,  sous  la  forme  Sammouramat,  a  été 
porté  par  la  femme  (ou  la  mère)  du  roi  d'Assyrie  Adad-nirari  III,  ou  Ramman- 
nirari  (811-783).  Au  dos  d'une  statue  du  dieu  Nébo,  qui  a  été  trouvée  sur  l'empla- 
cement d'un  temple  de  la  ville  de  Calah,  se  lit  l'inscription  suivante  :  «  Pour  la  vie 
d'Adad-nirari,  son  seigneur  [de  Calah]  et  pour  la  vie  de  Sammouramat,  la  dame  du 
palais  et  sa  maîtresse  i»  (R.  W,  Rogers  :  History  of  Babylonia  and  Assyria,  2*  éd. 
Londres,  1901,  t.  II,  p.  99.  —  Comme  M.  Rogers,  M.  Hugo  Winckler  croit  que 
cette  expression  »  la  dame  du  palais  »  signifie  la  femme,  la  «  première  femme  »  du 
roi  et  non  sa  mère  (Geschichte  Babylons  und  Assyriens.  Leipzig,  1892). 

La  colombe  étant  l'oiseau  sacré  d'Atargatis-Derkéto,  ainsi  que  le  montrent,  par 
exemple,  les  monnaies  d'Ascalon  (F.  Vigouroux  :  Dictionnaire  de  la  Bible,  article 
Ascalon,  col.  1064,  fig.  287.  Cf.  article  Aiargatis,  col.  1201),  il  n'est  pas  étonnant 
qu'on  ait   donné  à  des  colombes  un  rùle  important  dans  la  légende  de  Sémiramis. 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT        227 

Au  dire  d'Hérodote,  l'histoire  de  la  chienne  aurait  été  inventée 
par  les  parents  de  Cyrus.  Apprenant  du  jeune  homme  comment 
il  avait  été  recueilli  par  un  pâtre  et  nourri  par  la  femme  de  celui-ci, 
nommé  Spako,  Mandane  et  son  mari  Gambyse  furent  frappés  de 
ce  nom  [spaka,  dit  Hérodote,  —  très  exactement,  à  ce  qu'il  pa- 
raît, —  signifie  «  chienne  »  en  médo-perse),  et  «  pour  qu'il  y  eût  aux 
«  yeux  des  Perses  quelque  chose  de  plus  divin  dans  l'événement  qui 
«  leur  avait  conservé  leur  fils,  ils  firent  courir  le  bruit  que  Cyrus 
«  exposé  avait  été  nourri  par  une  chienne.  C'est  de  là  que  vient  cette 
«  histoire  (1)  ». 

Chez  les  Romains,  certains  auteurs,  voulant  donner  quelque  vrai- 
semblance à  la  légende  de  Romulus  et  Rémus,  l'interprétaient  par 
un  procédé  analogue  à  celui  qu'Hérodote  a  appliqué  à  la  légende  de 
Cyrus.  La  mère  adoptive,  la  nourrice  des  jumeaux,  Acca  Larentia, 
aurait  été  une  de  ces  femmes  auxquelles  leur  conduite  déréglée  fai- 
sait donner  le  nom  de  lapa,  «  louve  n  :  de  là,  l'origine  de  la  légende  de 
la  louve,  allaitant  les  enfants. 

Tout  cela,  en  bon  français,  c'est  mettre  la  charrue  devant  les 
bœufs  ;  ces  récits,  qui  prosaïcisent  les  deux  légendes,  sont  d'après 
coup.  Il  est  certain  que  la  forme  originale  est  bien  celle  dans  laquelle 
une  chienne  ou  une  louve  allaite  les  enfants  prédestinés,  comme  les 
colombes  nourrissent  Sémiramis,  sans  parler  du  pivert,  qui  collabore 
avec  la  louve. 


Une  remarque  qui  ne  nous  paraît  pas  sans  intérêt,  c'est  c|ue,  dans 
certains  contes  populaires,  appartenant  à  la  famille  des  contes 
indiens  de  Salsette  et  du  Goudjérate,  résumés  plus  haut,  on  trouve 
non  seulement  le  pendant  de  la  louve  ou  de  la  chienne  nourrices, 
mais  aussi  le  pendant  des  colombes  becquetant  les  fromages  pour 
nourrir  la  petite  Sémiramis,  trait  bien  moins  connu  ;  ce  trait,  dans 
ces  contes,  se  présente,  on  le  constatera,  avec  beaucoup  d'individua- 
lité dans  la  ressemblance. 

Nous  avons  déjà  vu  (§  2,  B,  in  fine),  dans  un  conte  arabe  d'Egypte, 
les  prières  d'un  brave  homme  faisant  apparaître  une  gazelle,  qui 
vient  allaiter  les  deux  petits  enfants,  retirés  de  la  caisse.  —  Dans  un 
conte  de  la  région  du  Caucase,  recueilli  dans  le  Daghestan  septen- 

(1)  Dans  un  intéressant  mémoire  sur  la  Légende  de  Cyrus  (Die  Kyros  Sage,  dans 
les  Comptes  rendus  des  séances  de  l'Académie  de  Vienne,  t.  C,  1882,  p.  505), 
M.  Adolphe  Bauer,  professeur  à  l'Université  de  Graz,  fait  remarquer  que  la  religion 
des  Perses,  la  religion  de  Zoroastre,  fait  du  chien  un  animal  sacré. 


228  KTIDES  FOLKLORIQUES 

trional,  en  pays  avar  (1),  les  enfants  ayant  été  jetés  dans  une  gorge 
sauvage,  une  biche  au  pelage  d'or  vient  d'elle-même  les  allaiter. 

Romulus  et  Rémus  rediuivi  sont  ici  allaités  par  un  animal  merveil- 
leux dans  la  gorge  sauvage,  le  «  lieu  désert  et  rocailleux  >>  de  la  légende 
de  Sémiramis.  Par  contre,  un  épisode  analogue  à  celui  des  fromages 
becquetés  de  la  légende  de  Sémiramis  va  avoir  pour  scène  le  bord 
d'un  fleuve,  comme  l'épisode  de  la  louve  et  du  pivert  dans  la  légende 
de  Romulus. 

Dans  un  conte  turc  osmanli  (2),  la  sorcière  qui  a  substitué  deux 
petits  chiens  aux  deux  enfants  que  la  femme  du  Padischah  vient  de 
mettre  au  monde,  dépose  les  enfants  sur  le  bord  d'un  fleuve.  Une 
chèvre  vient  les  allaiter.  Or,  cette  chèvre  appartient  à  un  vieillard 
et  à  sa  femme,  et  celle-ci  s'aperçoil  que  la  chèvre  ne  donne  plufs  de 
lait.  Elle  la  suit,  et  c'est  ainsi  qu'elle  découvre  les  petits  enfants.  — 
Dans  un  conte  grec  moderne  de  l'île  de  Syra  (3),  les  trois  enfants 
sont  déposés  dans  un  buisson  de  joncs.  Un  chevrier  remarque  une  de 
ses  chèvres  qui,  tous  les  jours,  s'écarte  du  troupeau  et  revient  la 
mamelle  vide.  Il  va  voir  ce  qu'elle  fait  et  trouve  les  trois  enfants,  que 
la  chèvre  est  en  train  d'allaiter. 

Évidemment,  lidée  mère  de  cet  épisode  du  conte  turc  et  du  conte 
grec  moderne  est  la  même  que  celle  de  l'épisode  de  la  légende  de  Sé- 
miramis, où  les  bergers  sont  surpris  do  voir  chaque  jour  leurs  fro- 
mages becquetés,  et  s'en  vont  faire  une  enquête. 

Un  peu  de  gaieté  pour  terminer  cette  section  de  notre  travail. 

Naturellement,  dans  son  livre  extravagant  Zoological  Mylho- 
logij  (1872).  le  mythomane  M.  Angelo  de  Gubernatis  voit  dans  la 
légende  de  Sémiramis,  comme  dans  celle  de  Romulus  et  Rémus,  un 
mythe  solaire. 

«  Dans  la  nuit  humide  (in  ihc  walery  nighl)  et  dans  l'iiiver  humide, 
«  le  héros  solaire  enfant  (the  solar  child-hero),  abandonné  à  lui- 
«  même,  est  nourri  par  des  oiseaux  »  (t.  lU  p.  176-177). 

Et  de  quoi  les  oiseaux  nourrissent-ils  la  petite  Sémiramis,  ce 
soleil  enfant  ?  «  De  lait  caillé  et  de  fromage  ».  Et  qu'est-ce  que  le  lait 
caillé  et  le  fromage  ?  «  La  lumière  de  la  lune  >-  (Ihe  moonlighi). 

Heureux  petits  héros  solaires  !  Plus  heureux  que  les  petits  enfants 
de  chez  nous,  ils  ont  eu  la  lune,  et  sans  la  demander  ! 

(1)  Schiefner  :  op.  cit.,  n°  XII,  p.  95. 

(2)  I.  Kunos  :  Tiirkisrhr  Volhsmœrchen  aus  Siambul  (Loiden,  1905),  n°  9. 

(3)  J.  G.  von  Hatin  :  Griechische  und  albanesische  Mœrdien  (Leipzig.  1864),  n"  69. 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT  229 

D.  —   Un  épisode  du  Sri  Rôma  malais  el  un  conle  indien 
du  Pendjab 

Au  nombre  des  livres  qui,  de  l'Inde,  ont  pénétré,  plus  ou  moins 
adaptés  ou  déformés,  dans  les  îles  de  l'archipel  Indien,  se  trouve  le 
célèbre  poème  de  Valmîki,  le  Râmâijana.  En  1900,  un  savant  hol- 
landais, aujourd'hui  associé  étranger  de  l'Académie  des  Inscriptions 
M.  H.  Kern,  publiait  le  texte  kawi  (vieux-javanais)  d'une  traduction 
de  ce  poème,  traduction  qui,  paraît-il,  suit  assez  fidèlement  l'original. 

Bien  auparavant,  en  1812,  W.  Marsden  avait  donné,  avec  tradur- 
tion  anglaise,  des  extraits  d'un  Sri  Râma  malais,  qui,  à  en  juger  par 
ces  fragments,  est  bien  loin  d'avoir  la  fidélité,  si  relative  qu'elle 
puisse  être,  de  la  version  javanaise  :  en  effet,  les  personnages  du 
Râmâyana  jouent  parfois,  dans  ce  Sri  Râma,  un  rôle  tout  difïérent 
de  celui  qui  leur  est  attribué  dans  le  poème  indien,  et  figurent  dans 
des  aventures  qui  ne  se  rencontrent  pas  dans  ce  poème. 

Parmi  ces  aventures,  M.  Cabaton  nous  a  signalé  la  suivante  (1)  : 

La  jeune  reine  Mandu  Derrei,  femme  de  Mahàràdja  Râvana,  donne 
naissance  à  une  petite  fille  admirablement  belle  et  dont  le  teint  est  comme 
l'or  le  plus  pur.  Les  astrologues  sont  convoqués  par  le  roi  pour  tirer  l'horos- 
cope de  l'enfant  et  voir  si  elle  est  destinée  à  être  heureuse  ou  malheureuse. 
Après  avoir  consulté  leurs  livres,  les  astrologues  hochent  la  tète.  L,e  roi 
leur  dit  de  s'expliquer,  et  ils  finissent  par  répondre  que  le  destin  de  la 
petite  princesse  sera  très  heureux,  et  que  celui  qui  l'obtiendra  en  mariage 
deviendra  bientôt  le  souverain  de  tous  les  royaumes  de  la  terre.  <<■  S'il  en 
est  ainsi,  —  dit  Mahârâdja  Râvana,  furieux  à  la  pensée  qu'il  pourra  être 
détrôné  par  son  futur  gendre  ou  devenir  le  vassal  de  celui-ci,  —  pourquoi 
laisserait-on  vivre  cette  maudite  petite  créature  ?  Il  vaut  mieux  lui  briser 
la  tète  contre  une  pierre.  »  Mais  la  reine  demande  en  grâce  qu'on  ne  fasse 
pas  périr  l'enfant  d'une  manière  si  barbare,  et,  à  sa  prière,  Râvana  fait 
fabriquer  un  coffre  ou  cercueil  en  fer,  dans  lequel  on  met  la  petite  princesse, 
et  le  coffre  est  jeté  à  la  mer  :  il  aurait  dû,  vu  son  poids,  aller  au  fond,  mais 
les  dieux  le  font  flotter  sur  les  vagues. 

Or,  il  existait  alors  un  certain  râdja  nommé  Mahârishî  Kala,  lequel  avait 
coutume  de  faire,  chaque  jour,  dès  le  grand  matin,  une  pénitence  consis- 
tant à  se  plonger  dans  la  mer  jusqu'à  la  ceinture  en  adorant  le  soleil  levant. 
Et,  quand  le  soleil  était  arrivé  à  midi,  le  râdja  regagnait  le  rivage  et  retour- 
nait à  son  palais.  Ln  matin  qu"il  fait  ainsi  ses  dévotions  dans  la  mer,  le 
coffre  de  fer  est  poussé  jusqu'auprès  de  lui  par  les  vagues.  Sa  pénitence 
achevée,  Kala  fait  retirer  le  cofïre  de  l'eau  et  le  fait  porter  au  palais  ;  puis, 
après  avoir  appelé  la  reine,  il  le  fait  ouvrir,  et  aussitôt  il  en  sort  une  vive 

(1)  W.  Marsdpn  :  A  Grnmmar  of  ihe  Malaijan  Language  (Londrcp,  1812),  jk  idi 
seq. 


230  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

lumière  qui  éclaire  tout  le  palais.  On  voit  alors  dans  le  coffre  une  petite 
fille  «  dont  le  teint  était  comme  de  l'or  poli  et  dont  la  figure  resplendissait 
comme  la  pleine  lune  ».  Le  roi  recueille  l'enfant  et  lui  donne  le  nom  de 
Poutrî  Sîta  Dévî. 

Le  Bâmâyana  de  Valmîki  n'a  rien  absolument  de  cette  histoire  : 
Râvana  et  sa  lemme  Mandodarî  (la  Mandii  Derrei  du  livre  malais) 
sont,  dans  le  poème  hindou,  non  un  roi  et  une  reine,  mais  des  râkslia- 
sas,  des  mauvais  génies,  et  Sîta  n'est  nullement  leur  fille  :  elle  est 
née  d'un  sillon  tracé  par  la  charrue  d'un  roi. 

Toutefois  il  est,  à  notre  avis,  très  probable  que  les  Malais  ont 
pris  leur  histoire  dans  quelque  récit  venant  directement  ou  indirec- 
tement de  l'Inde.  Le  roi  Kala,  recueillant  le  colTre  flottant,  au  mo- 
ment où  il  fait  dans  la  mer  ses  dévotions  au  dieu  Soleil,  rappelle  tout- 
à  fait  le  «  fervent  adorateur  du  Soleil  »  qui,  dans  le  conte  indien  de  la 
presqu'île  de  Goudjérate,  est  sur  la  plage,  quand  les  vagues  lui 
apportent  le  caisse  avec  les  deux  enfants.  —  De  plus,  dans  le  Sri 
Bânia,  le  cofïre  de  fer  est  soutenu  sur  les  flots  par  «  les  divinités  », 
tout  à  fait  comme,  dans  la  troisième  légende  relative  à  la  ville  de 
Vaïsâli,  les  devas  (les  dieux)  font  flotter  le«  vase  scellé  »  dans  lequel 
a  été  mis  le  morceau  de  chair  qui  se  divisera,  un  jour,  en  deux  enfants. 

On  a  pu  remarquer  que  le  récit  du  livre  malais  doit  être  rangé 
parmi  les  récits  de  ce  genre,  entre  le  mythe  de  Danaé  et  la  légende 
de  Cyrus.  Seulement,  dans  le  Sri  Râma.  ce  n'est  pas  le  futur  fils, 
mais  le  fuhir  mari  de  sa  fdle  qu'une  prédiction  fait  redouter  au  râd  ja, 
et  voilà  pourquoi  il  veut,  en  su])primant  la  petite  princesse,  avoir 
la  certitude  qu'elle  ne  se  mariera  jamais. 


Venons  maintenant  à  un  conte  indien,  qui  a  été  recueilli,  en  1881, 
à  Hazro,  village  du  Pendjab,  dans  le  district  de  Râwâl  Pindi,  situé 
entre  l' Indus  à  l'ouest  et  les  montagnes  du  pays  de  Cachemire  à 
l'est  (1). 

Dans  ce  conte,  composé  de  pièces  et  de  morceaux,  un  râdja  fait 
mettre,  comme  le  Râvana  du  Sri  Uâma,  sa  fille  dans  une  caisse,  que 
l'on  jette  à  la  rivière  ;  mais  ici,  l'enfant  a  huit  ou  neuf  ans,  et  sa  mère 
l'a  cachée  depuis  sa  naissance,  pour  la  soustraire  à   l'exécution  de 


(1)  Ch.   Swynnerton  :   Romantic  Taies  from  the  Panjâb  (Westminster,   1903). 
p.  338. 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT  231 

l'ordre  qu'a  (loiinc  le  lâdju,  de  tuer  loutes  les  petites  filles  qui  vien- 
draient à  naître  dans  son  royaume. 

Pourquoi  cet  ordre  ?  le  conte  n'en  dit  rien,  et  nous  soupçonnons, 
dans  cette  variante  du  thème  du  Coffre  poUanl,  une  infiltration  d'un 
autre  thème.  Dans  un  certain  groupe  de  contes,  en  eiïet,  un  roi  fait 
périr  toutes  les  filles  qui  lui  naissent,  à  lui,  et  la  raison  en  est  donnée 
dans  un  conte  de  ce  type,  provenant,  lui  aussi,  d'un  district  du 
Pendjab,  district  qui  n'est  pas  très  éloigné  de  celui  de  Râwâl 
Pindi  (1)  :  K  C'est,  dit  ce  conte,  que  l'expérience  a  enseigné  au  roi  que, 
s'il  laisse  grandir  ses  filles,  elles  mettront  le  trouble  dans  sa  maison  k. 
Dant  tout  ce  groupe  de  contes,  un  fils  du  roi  ayant,  malgré  son  père, 
sauvé  la  vie  d'une  petite  sœur  qui  vient  au  monde  et  l'ayant  em- 
portée avec  lui  dans  un  autre  pays,  la  sœur,  devenue  grande,  trahit 
son  frère  et  le  livre  à  un  ennemi  qu'elle  veut  épouser  (2). 

Il  nous  semble  qu'il  reste  des  traces  de  ce  thème  dans  le  conte  du 
Pendjab.  Sans  parler  de  l'introduction  (les  filles  mises  à  mort),  le 
roi  qui  tire  du  coffre  la  petite  fille  et  qui  l'épouse  n'en  est  guère 
mieux  récompensé  que  le  frère  ne  l'est  d'avoir  arraché  sa  sœur  à  la 
mort  :  il  découvre  que  sa  femme  est  une  sorcière,  etc. 

Ce  conte  du  Pendjab  est,  nous  l'avons  dit,  composé  de  divers 
thèmes  qui  ont  été  modifiés  d'une  façon  plus  ou  moins  heureuse 
pour  pouvoir  être  combinés  ensemble  ;  mais,  malgré  les  remanie- 
ments, le  thème  dit  de  la  Trahison  de  la  sœur  (Schwesleruerralh)  nous 
parait  encore  reconnaissablc. 

E.  —  La  légende  de  Judas 

Il  y  a  quelque  temps,  à  Bruxelles,  notre  savant  ami,  le  R.  P.  J.  Van 
den  Gheyn,  S.  J.,  conservateur  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque 
royale  de  Belgique,  ancien  Bollandiste,  nous  montrait  une  série  de 


(1)  Le  district  du  Bannou,  pays  arrosé  par  un  afïluent  de  l'Indus,  leKurm,  habité 
par  une  population  en  majeure  partie  de  même  race  et  de  même  langue  que  celle 
de  l'Afghanistan.  —  Le  conte  en  question  se  trouve  dans  Bannu,  or  Our  Afghan 
Frontier,  par  S.  S.  Thorburn  (Londres,  1876),  p.  180. 

(2)  Ce  conte  se  retrouve,  avec  l'introduction  qui  nous  intéresse,  dans  deux  contes 
mehri  de  l'Arabie  du  Sud  (Alfred  Jahn  :  Die  Mehri-Sprache  in  Sûdarabien.  Vienne 
1902,  p.  li  scq.  et  122  seq.),  dans  un  conte  de  l'île  de  Socotora,  non  loin  de  l'Arabie 
du  Sud  (D.  H.  MuUer  :  Die  Mehri-und  Soqotri-S proche.  IL  Soqotri  Texte.  Vienne 
1905,  p.  57)  et  dans  un  conte  marocain  de  Mogador  (A.  Socin  :  Zum  arabischen  Dia- 
lektvon  Marokko.  Leipzig,  1898,  p.  189).  —  Il  est  à  noter  qu'aucun  des  contes  euro- 
péens de  ce  type  que  nous  connaissons  n'a  l'introduction  caractéristique,  laquelle 
n'existe  pas  non  plus  dans  un  conte  de  l'Inde  septentrionale,  incomplet  du  reste. 
[North  Indian  Sotes  and  Queries,  1894,  p.  139,  n»  314.) 


232  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

photographies  prises  sur  les  curieuses  miniatures,  en  style  flamand, 
d'un  manuscrit  du  xv^  siècle,  appartenant  au  prince  Czartoriski, 
de  Cracovie  (1).  Une  de  ces  miniatures  nous  frappa  tout  d'abord  : 
deux  femmes  en  costume  du  moyen  âge  viennent  de  déposer  dans 
une  petite  caisse  un  enfant  nouvcau-né,  et,  avant  de  fermer  la 
caisse,  l'une  de  ces  femmes,  à  genoux,  le  hennin  sur  la  tête,  jette  un 
dernier  regard  sur  l'enfant. 

Nous  ne  connaissions  pas  alors,  il  faut  liinii  if  (]ii<',  la  Légende  de 
Judas,  dont  cette  miniature  est  une  illustralion,  et  le  U.  P.  Van  den 
Gheyn  nous  donna  là-dessus  des  indications  qui  nous  ont  permis 
d'étudier  un  peu  la  question. 

La  Légende  de  Judas  a  été  insérée  au  xiii^'  siècU-,  dans  la  Legenda 
aurea,  par  Jacques  de  ^'oragine,  c|ui  la  qualifie  d'apocrijpha  (2).  Il 
en  existe,  dans  un  manuscrit  grec  d'un  des  couvents  du  Mont  Athos, 
une  version  plus  ancienne,  dont  le  texte  a  été  édité,  en  1898,  par 
M.  V.  Istrin,dans  VArchiv  fia  slai'isehe  Philologie  (t.  XX,  p.Bllseq.)  ; 
un  autre  texte  (en  grec  plus  moderne),  provenant  aussi  du  Mont 
Athos,  avait  déjà  été  ])uljlié  en  1889,  à  Athènes. 

Nous  suivrons  le  premier  de  ces  deux  textes  : 

La  femme  d'un  Juif,  noninié  Robel  [Rubcn,  dans  la  Les.enda  aurea), 
habitant  le  pays  d'Iskana,  en  Palestine,  ^a,  une  certaine  nuit,  un  songe 
effrayant  (-foêEoôv)  :  elle  rêve  que,  si  elle  a  unfds,  cet  enfant  sera  la  c  destruc- 
tion des  Juifs  »  (/a-â),-j(j'.:  twv  'Iou5aio)v).  Son  mari  lui  dit  qu'il  ne  faut  pas  croire 
aux  songes  ;  mais,  quand  elle  a,  en  effet,  un  lils,  elle  décide  de  le  faire  périr 
«  pour  qu'il  ne  soit  pas  la  perte  de  la  race  juive  »  (ïva  (at,  àiro/Écrv)  -to  sOvo;  tûv 
■Jo'j5a{o)v).  Elle  le  met  donc,  à  l'insu  de  son  mari,  dans  une  corbeille  (Oigr.v) 
qu'elle  jette  dans  la  mer  et  qui  est  poussée  sur  le  rivage  d'une  petite  île, 
où  des  pâtres  recueillent  et  nourrissent  l'enfant.  (Dans  le  second  texte, 
c'est  d'accord  avec  son  mari-tjue  la  mère  met  l'enfant  dans  une  petite 
caisse  (xigwTiov)  goudronnée,  et  la  caisse  est  jetée  dans  la  mer  de  Galilée  (sî; 

TTiV  bi'/.OL'jija.'/  TT,;  laXi/ai'a;). 

Élevé  par  les  pâtres,  le  petit  Judas  est  adopté  par  son  propre  père,  qui 
ne  le  connaît  i)as.  Plus  tard,  il  tue  un  sien  frère,  né  après  lui,  et  s'enfuit  à 
Jérusalem,  où  il  obtient  une  charge  i'uportante  à  la  cour  du  roi  Hérode. 
Certaines  circonstances  obligent,  dans  la  suite,  lîobel  à  (piitter  son  pays 
et  à  venir  s'établir,  lui  aussi,  à  Jérusalem  ;  il  y  achète  une  nudson  avec  un 
beau  jardin,  tout  près  du  palais  d' Hérode.  Un  jour,  Ilérode  ayant,  de  sa 
fenêtre,  admiré  les  fruits  du  jardin,  Judas  veut  aller  lui  chercher  de  ces 


(1)  Ce  manuscrit  a  été  exécuté,  en  1478,  pour  Guillaume  de  Terny,  prévôt  de 
Lille  ;  il  renferme  deux  traités  en  vieux  français.  Le  R.  P.  Van  den  Gheyn  se  pro- 
pose de  publier,  au  sujet  de  ce  manuscrit,  une  de  ces  monographies  dans  lesquelles 
il  excelle. 

(2)  Jacobi  a  Voragine  :  Let^cnda  aurea.  Édition  Th.  Graesse  (Dresde  et  Leip- 
zig, 1846),ch.  xi.v. 


LE  LAIT   DE  LA  MÈRE   ET   LE  COFFRE   FLOTTANT  232 

fruits.  Surpris  par  Robe!,  il  le  tue  sans  savoir  qui  il  est.  Ensuite  Hérode  dit 
à  la  veuve  que,  si  elle  veut  conserver  sa  fortune,  il  faut  qu'elle  épouse  le 
jeune  homme.  Et  Judas,  déjà  parricide  inconscient,  épouse  ainsi,  sans  le 
savoir,  et  sans  qu'elle  le  sache,  sa  propre  mère.  Une  fois,  celle-ci,  étant 
triste,  raconte  sa  vie  à  Judas.  Tout  se  révèle,  et  Judas,  pour  obtenir  le 
pardon  de  ses  crimes,  s'éloigne  de  Jérusalem  et  se  fait  disciple  de  Jésus. 

Cette  Légende  de  Judas,  c'est  bien  —  pour  l'idée  générale,  sinon 
pour  la  grande  allure  tragique,  —  la  vieille  fable  grecque  d'Œdipe... 
Mais  nous  n'avons  pas  à  examiner  ici  la  fable  d'Œdipe. 

Bornons-nous  à  une  simple  remarque.  Le  songe  de  la  mère  de 
Judas  ne  présente  aucune  ressemblance  avec  la  prédiction  faite  par 
l'oracle  au  père  d'Œdipe.  Le  songe,  en  effet,  présage  des  malheurs 
publics,  malheurs  devant  avoir  leur  origine  dans  cette  trahison 
future  qui,  en  livrant  le  Christ  aux  chefs  des  Juifs,  causera  le  crime 
dont  le  châtiment  sera,  pour  la  race  juive,  d'être  eiïacée  du  nombre 
des  nations.  Au  contraire,  les  événements  épouvantal)les  annoncés 
par  l'oracle  au  père  d'Œdipe  concernent  non  un  peuple,  mais  une 
famille. 

Si  l'on  veut  chercher  une  fable  antique  à  mettre  en  parallèle  avec 
l'introduction  de  la  Légende  de  Judas,  il  faut  prendre  une  autre 
fable,  celle  de  la  naissance  de  Paris.  Pendant  c|ue  la  reine  Hécube 
est  enceinte  de  lui,  elle  rêve  qu'elle  met  au  monde  un  tison  enflammé, 
qui  embrase  et  consume  toute  la  ville  de  Troie.  L'interprétation  que 
donne  de  ce  songe  un  devin  appelé  par  le  roi  Priam,  est  que  l'enfant 
sera  la  «  perte  de  sa  patrie  »  (t^ii  -zrp'OD;  i-wXE.av).  Alors  Priam 
ordonne  d'expOser  l'enfant  dès  qu'il  sera  né.  C'est  ce  qui  est  fait,  et 
celui  qui  sera  Paris,  le  ravisseur  d'Hélène  et  la  cause  de  la  guerre  si 
funeste  à  Troie,  porté  et  abandonné  dans  une  gorge  du  mont  Ida, 
y  est  nourri  provisoirement,  pendant  cinq  jours,  par  une  ourse,  qui 
remplit  ici  le  rôle  de  la  louve  et  du  pivert  de  Romulus  et  Rémus,  de 
la  chienne  de  Cyrus,  des  colombes  de  Sémiramis  (1). 

Nous  voici  revenus,  après  un  long  circuit,  à  la  légende  javanaise 
traduite  par  M.  Cabaton.  Le  petit  prince  javanais,  à  sa  naissance, 
est  accusé  (injustement,  mais  là  n'est  pas  la  question)  d'être  un 
porte-malheur,  une  cause  de  calamités  publiques,  tout  comme  le 
Paris  de  la  fable  et  le  Judas  de  la  légende  sont  accusés  (à  juste  titre 
ici),  dès  avant  leur  naissance,  de  devoir  être,  un  jour,  la  perte,  la 
destruction  de  leur  pays,  de  leur  race. 

(1)   ApoUodorl  Bibliotheca  (.3,  12,  5,  2). 


234  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

§4 
LE    CHAPITRE    SECOND    DE    l'eXODE    A-T-IL    RIEN    A    FAIRE    ICI  ? 

Dans  sa  traduction  de  Fa-hien,  M.  Legge  dit  ceci  {op.  cit.,  p.  74, 
note)  :  «  La  première  partie  du  récit  de  Fa-hien  (reproduit  plus  haut, 
«  ^  2,  A)  aura  fait  penser  plusieurs  de  mes  lecteurs  à  l'exposition  de 
Moïse  enfant,  telle  que  la  rapporte  VExode  ». 

Prenons  donc  VExode  et  sachons  lire. 

Dans  la  légende  indienne  rapportée  par  Fa-hien  (et  aussi  dans  la 
légende  javanaise  et  dans  bon  nombre  des  contes  et  légendes  que 
nous  avons  cités),  l'enfant,  —  ou  ce  qui  se  révélera  plus  tard  pour 
être  non  pas  un  enfant  unique  ou  des  jumeaux,  mais  mille  enfants, 
—  est  mis  dans  une  caisse  par  des  ennemis  et  jeté  dans  un  fleuve  ou 
dans  la  mer,  parce  qu'on  veut  se  débarrasser  de  lui,  te  faire  périr.  Et 
c'est  par  l'effet  d'un  prodige,  ou  du  moins  par  un  hasard  extraor- 
dinaire, que  la  caisse  est  recueillie,  parfois  par  un  grand  personnage, 
et  qu'on  y  trouve  encore  vivants  l'enfant,  ou  les  mille  enfants. 

Dans  VExode,  si  Moïse  enfant  est  mis  dans  un  petit  coffre  de  papy- 
rus goudronné  (nous  sommes  en  Egypte,  où  l'on  fabrique  jusqu'à 
des  barques  de  papyrus),  ce  n'est  nullement  par  des  ennemis,  mais 
par  sa  mère,  qui  veut  à  la  fois  le  soustraire  à  la  mort  dont  le  menace 
un  édit  barbare  et  assurer  son  avenir.  Aussi  la  nière  ne  jette-t-elle 
pas  le  petit  coffre  dans  le  Nil  ;  elle  ne  l'abandonne  pas  à  la  merci  du 
fleuve  ;  elle  l'expose  au  milieu  des  roseaux,  des  papyrus  qui  bordent 
la  rive  et  qui  empêcheront  le  coffre  d'être  emporté  par  le  courant. 
De  plus,  elle  dit  à  sa  fille  de  se  tenir  à  quelque  distance  pour  surveiller 
les  événements.  Et  la  mère  a  eu  soin  de  choisir,  pour  y  exposer  son 
enfant,  un  endroit  près  duquel  elle  sait  que  la  fille  du  Pharaon  a 
coutume  de  venir  se  baigner.  Bien  informée  des  habitudes  de  la 
princesse,  elle  ne  connaît  pas  seulement  l'endroit,  mais  certainement 
aussi  l'heure  à  laquelle  elle  peut  utilement  mettre  son  dessein  à  exé- 
cution. Ce  n'est  donc  nullement  par  l'effet  du  haisard  que  la  fille  du 
Pharaon  aperçoit  le  petit  coffre  au  milieu  des  papyrus  (in  papijrione) 
et  qu'elle  a  l'idée  de  se  le  faire  apporter  par  une  des  jeunes  filles,  ses 
suivantes,  qui  sont  avec  elle  <<  sur  la  lèvre  (le  bord)  du  fleuve  »  (expres- 
sion tout  égyptienne),  pas  plus  que  ce  n'est  fortuitement  que  la 
sœur  du  petit  enfant  hébreu  se  trouve  là,  à  point  nommé,  pour  oiïrir 
à  la  princesse,  comme  nourrice  du  petit  protégé,  sa  propre  mère,  que 


LE   LAIT  DE  LA   :\IÈRE   ET   LE   COFFRE   FLOTTANT  235 

personne  ne  connaît  et  qui  est  acceptée,  avec  promesse  de  bons 
gages  (ego  dabo  libi  mercedem  luam). 

I^a  grande  sœur,  assurément,  est  digne  de  la  mère,  et  sa  prompte 
intervention,. au  moment  voulu,  fait  honneur  à  l'intelligence,  à  l'ha- 
bileté hébraïques...  Mais,  parce  qu'il  y  a,  comme  de  juste,  une  nour- 
rice en  cette  affaire  d'enfant  recueilli  et  que,  par  suite  d'adroites 
manœuvres,  c'est  la  mère  elle-même  qui  devient  la  nourrice,  ira-t-on 
rattacher  cette  histoire  vécue  aux  prodiges  bizarres  du  thème  du  LaU 
de  la  mère  ?  Nous  aimons  à  croire  que  personne  ne  l'osera. 

Concluons.  Malgré  la  concision  du  récit  de  V Exode,  on  voit  parfai- 
tement que,  dan«  ce  qui  pourrait,  de  prime  abord,  sembler  une  suite 
de  circonstances  extraordinaires,  il  y  a  un  plan  jjien  conçu  et  bien 
exécuté,  avec  mise  en  scène  bien  réussie  (qu'on  nous  passe  l'expres- 
sion). 

Bref,  dans  le  récit  de  V Exode,  rien  absolument  de  merveilleux,  ni 
même  de  vraiment  singulier  ;  c'est  tout  le  contrepied  des  légendes 
indiennes  de  Vaisâli,  de  la  légende  javanaise,  etc. 


Si  maintenant  on  rapproche  de  la  légende  de  Sargon  ce  même  cha- 
pitre second  de  VExode,  le  contraste  n'est  pas  moins  complet. 

Dans  la  légende  de  Sargon  (comme  dans  celle  de  Romulus,  comme 
dans  celle  de  Danaé,  comme  dans  celle  de  Sémiramis),  la  mère  est 
une  grande  dame  et  la  naissance  de  l'enfant  est  illégitime.  —  Dans 
VExode,  la  mère  est  une  femme  d'humble  condition,  et  elle  est  une 
très  honnête  femme,  bien  et  dûment  mariée. 

Dans  la  légende  de  Sargon,  la  mère  veut  avant  tout  cacher  sa 
faute  ;  elle  veut  avant  tout  faire  disparaître  l'enfant.  Et  ce  n'est 
point  l'amour  maternel,  c'est  à  peine  un  reste  de  pitié  qui  fait  qu'elle 
met  le  nouveau-né  dans  cette  corbeille  bitumée  que  le  fleuve  empor- 
tera vers  l'inconnu.  Vers  r inconnu,  nous  insistons  sur  ce  point  ; 
car,  dans  cette  légende  de  Sargon,  la  mère  peut  tout  au  plus  avoir  un 
espoir  vague  que  l'enfant  sera  sauvé.  —  Dans  VExode,  au  contraire, 
ce  à  quoi  la  mère  songe  avant  tout,  c'est  à  sauver  son  enfant  et  à  le 
rendre  heureux  ;  aussi,  comme  nous  l'avons  montré,  tout  a  été  prévu, 
calculé  par  l'amour  maternel,  qui  a  laissé  le  moins  possible  au  hasard; 
tout  a  été  intelligennnent  disposé  de  façon  que  l'enfant  soit  recueilli 
et  recueilli  non  point  par  le  premier  venu,  mais  par  une  personne 
déterminée,  la  fille  du  Pharaon  (1). 

(1)  Dans  la  légende  de  Sémiramis,  il  n'y  a  pas  même  la  corbeille  :  la  mère,  folle 


236  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


Quand  George  Smith  fit  connaître  au  inonde  savant  In  légende 
de  Saison,  il  croyait  trouver  dans  cette  légende  l'idée  inspiratrice 
de  tout  le  plan  imaginé  par  la  mère  de  Moise.  Nous  citons  :  «c  Ce  qui 
<>  est  raconté  ici  (dans  la  légende  de  Sargon)  doit  se  rapporter  à 
0  l'an  16(X^  avant  Jésus-Christ,  à  une  date  un  peu  antérieure  à  celle 
fi  qu'on  donne  généralement  comme  celle  de  Moïse  (IV  Comme  nous 
«  savons  que  la  renommée  de  Sargon  arriva  jusqu'en  Egypte  (?),  il 
«  est  très  vraisemblable  que  son  récit  a  quelque  relation  avec  les  évé- 
«  nements  rapportés  dans  le  second  chapitre  de  VE^ode  :  on  esl  ftorlc 
ft  à  imiler  les  fails  mémorables  donl  on  a  entendu  parler  (2)  .» 

Nous  nous  demandons  en  quoi  la  connaissance  préalable  de  la 
légende  de  Sargon  était  nécessaire  à  la  mère  de  Moïse  pour  dresser 
son  petit  plan  de  campagne.  L'idée  qui  la  guidait  était  celle-ci  :  bien 
déterminer  un  endroit  où.  à  tel  jour,  à  telle  heure,  la  princesse  a 
l'habitude  de  se  trouver  et  y  exposer  l'enfant  de  telle  façon  que  la 
princesse  doive  forcément  le  remarquer.  Si  la  mère  a  mis  son  enfant . 
non  dans  un  berceau  sous  un  buisson  d'un  parc,  mais  dans  un  petit 
cofTre  goudronné  au  milieu  des  papyrus  du  Nil.  c'est  qu'elle  avait 
conclu,  de  toutes  ses  investigations,  que  le  plan  qui  présentait  le  plus 
de  chances  de  succès  c'était  d'exposer  le  petit  Moïse  près  de  l'endroit 
où  la  princesse  avait  l'habitude  de  se  baigner. 

Dans  cette  Egypte  où  l'on  fabriquait,  connne  nous  l'avons  déjà 
dit.  jusqu'à  des  barques  de  papyrus  {3\  il  serait  bien  étonnant  que 
les  enfants,  tout  au  moins  les  enfants  de  riches  familles,  n'eussent 
pas  eu  de  petites  nacelles  de  papyrus  qu'ils  pouvaient  faire  voguer 


de  honte  et  au  moment  de  ?e  donner  la  mort,  se  débarrasse  comme  elle  peut  de  l'en- 
fant en  l'exposant  dans  un  endroit  où.  selon  toute  vraisemblance,  il  doit  périr. 
C'est,  pour  Tidée  générale  du  récit,  un  Faii  dn-ers  de  nos  journaux.  Quant  aux  dé- 
tails caractéristiques  qui  suivent,  fromages  becquetés  et  le  reste,  ils  n'ont,  est-il 
besoin  de  le  dire  ?  pas  le  plus  lointain  rapport  avec  le  second  chapitre  de  l'Exode. 

(1)  En  reproduisant  ce  pas>;age  dans  son  ouvrage  La  Bible  et  les  découicrtes 
modernes  en  Palestine,  en  Egypte  et  en  Assyrie.  B^  édition  (Paris,  1896),  tome  II, 
p.  282,  M.  l'abbé  Vigouroux  met  en  note  cette  observation  :  <  Le  roi  Sargon  est  plus 
ancien  ».  —  Nous  avons  vu  ci-dessus  qu'on  peut  le  placer  vers  l'an  30C0  avant  notre 
ère. 

(2)  Op.  cit..  p.  299-300. 

(3)  M.  Maspero  a  décrit  dans  le  Journal  asiatique,  février  1S80,  p.  136,  la  con- 
struction d'une  de  ces  barques,  d'après  des  peintures  funéraires.  "Tout  se  trouve 
dans  ces  peintures,  —  expliquées  en  grande  partie  par  de  brèves  inscriptions,  — 
depuis  les  plants  de  papyrus  coupés  dans  le  fleuve  jusqu'au  calfatage  de  la  barqup 
au  moyen  d'étoupe  goudronnée,  bien  tassée. 


LE   LAIT   DE   LA   MÈRE   ET  LE  COFFRE   FLuTTAXT  237 

sur  de3  pièces  d'eau  ou  même  sur  certaines  branches  du  Nil  moins 
rapides,  avec  ou  sans  une  poupée  comme  équipage.  Si  la  mère  de 
Moïse  s'est  inspirée  de  quelque  chose  pour  mettre  son  enfant  dans 
le  petit  coffre  de  papyrus,  ce  serait  bien  plutôt,  ce  nous  semble,  de 
ce  que,  très  probablement,  elle  pouvait  voir  tous  les  jours,  que 
d'une  légende  étrangère  qui  aurait  pénétré  en  Egypte...  si  toutefois 
elle  y  a  jamais  pénétré. 

L'égyptologue  G.  Ebers  qui,  pas  plus  que  George  Smith,  ne  met- 
tait en  doute  l'historicité  du  récit  de  V Exode,  a  donné  plusieurs  rai- 
sons qui  lui  faisaient  croire  que  le  Pharaon  était  dan?  sa  résidence  de 
Tanis,  dans  la  Terre  de  Gessen,  quand  l'enfant  fut  exposé  (!}.*«  Con- 
«  formément  aux  habitudes  de  la  cour,  sa  tamille  était  avec  lui, 
«  ajoute  El)ers.  La  princesse  va  se  baigner  avec  ses  suivantes  dans 
<(  la  branche  tanitique  du  Xil,  dont  les  eaux  au  cours  lent  et  faciles 
«  à  surveiller  de  loin  ne  menaçaient  point  d'emporter  la  petite 
<(  nacelle  du  milieu  des  roseaux.  A  l'époque  où  les  papyrus,  qu'on  ne 
«  trouve  plus  que  sur  le  Nil  blanc,  croissaient  oans  les  canaux  du 
«  Delta,  ils  devaient  être  plus  épais  qu'aujounriiui  et  former  un 
«  endroit  très  convenable  pour  le  bain  royal,  en  le  couvrant  d'une 
«  ombre  épaisse.  La  sœur  de  l'enfant  devait  connaître  ce  lieu...  ■•; 

Arrêtons-nous  sur  ces  considérations  générales.  Il  est  inutile  de 
suivre  Ebers  dans  des  précisions  auxquelles,  selon  la  juste  remarque 
de  M.  l'abbé  \'igûuroux,  on  peut  diflicilement  arriver  pour  des  temps 
si  reculés  ("2). 

Le  second  chapitre  de  VExode  est  maintenant,  croyons-nous,  bien 
séparé,  bien  mis  à  part  de  toutes  ces  légendes  assyro-babyloniennes, 
syriennes,  indiennes,  javanaises,  etc.  Cela  suffit. 


§  ^ 

LE    THÈME    PROPREMENT    DU        LAIT    DE    LA    MÈRE    ' 
ET    SES    FORMES    DIVERSES 

Il  nous  reste  à  examiner,  en  les  classant,  les  diverses  formes  plu: 
ou  moins  extraordinaires,  plus  ou  moins  merveilleuses,  sous  les- 
quelles se  présente  le  thème  proprement  dit  du  Lait  de  la  mère. 


(1)  G.  Ebers  :  Durch  Gosen  zum  Sinai.  2^  éd.  (Leipzig,  1881),  p.  81. 

(2)  Op.  cit.,  II,  p.  285. 


238  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

A.  —  Prodige  du  lail  révélant  des  relations  d'enfant  à  mère 

1.  Dans  une  première  forme  (que  nous  n'avons  pas  eu  jusqu'ici 
l'occasion  de  citer),  c'est  l'enfant  qui  est  révélé  à  sa  mère. 

Nous  rencontrons  cette  forme  dans  un  conte  populaire  indien, 
qui  a  été  recueilli  dans  le  district  de  Mirzâpour  (Provinces  Nord- 
Ouest)  (1).  La  plus  jeune  des  deux  femmes  d'un  râdja  met  au  monde 
un  beau  petit  garçon.  L'autre  râni,  jalouse,  substitue  deux  pierres 
à  l'enfant  et  fait  porter  celui-ci  dans  la  jungle.  Puis  elle  dit  au  râdja 
que  sa  rivale  est  accouchée  de  pierres.  Le  râdja  entre  en  fureur  et 
chasse  la  jeune  femme.  Pendant  qu'elle  erre  dans  la  jungle,  elle 
trouve  un  enfant  gisant  sous  un  arbre.  A  peine  l'a-t-elle  vu,  que  le 
lait  monte  dans  ses  seins,  et  elle  allaite  son  enfant. 

2.  L^ne  seconde  forme  est  celle  du  conte  indien  de  l'île  de  Salsette, 
donné  plus  haut  (§  2,  B).  Le  lait  se  forme  soudainement  dans  les 
mamelles  desséchées  de  la  reine  persécutée  et  jaillit  jusque  dans  les 
bouches  de  trois  enfants  déjà  grands,  pour  révéler  à  tout  le  pays 
qu'ils  sont  ses  fils  et  filles. 

3.  Dans  une  troisième  forme,  c'est  jusque  dans  les  bouches  de 
mille  guerriers  que  le  lait  jaillit,  pour  révéler  à  ces  envahisseurs 
qu'ils  sont  en  présence  de  leur  mère.  C'est  la  forme  qui  se  rencontre 
dans  les  deux  premières  légendes  de  Vaïsâli  [supra,  §  2,  A). 

B.   —  Prodige  du  lait  créant  des  relations  d'enfant  à  mère 

1.  Le  lait  se  forme  soudainement  dans  les  mamelles  d'une  femme 
qui  n'a  jamais  enfanté,  et  cela  pour  ([u'ellc  puisse  allaiter  des  enfants 
recueillis. 

C'est  le  trait  du  conte  arabe  du  Caire  {supra,  §  2,  B,  in  fine),  où 
la  femme  du  pêcheur  sans  enfants  prie  Dieu  de  «  faire  descendre  du 
lait  dans  ses  seins  pour  ces  petits-là  ».  -  C'est  aussi  le  trait  de  la 
chronique  javanaise  le  Sérat  Kanda  [supra,  §  1),  oîi  la  dame  qui  a 
recueilli  Raden  Pakou,  «  l'allaite  elle  même,  elle  qui  n'avait  ja- 
mais eu  d'enfants.  » 

2.  Dans  la  forme  précédente,  le  prodige  est  ce  qu'on  pourrait 
appeler  simplement  utilitaire.  Dans  une  seconde  forme,  il  permet- 
tra un  allaitement,  réel  sans  doute,  mais  n'ayant  toute  son  impor- 
tance qu'au  point  de  vue  symbolique  :  c'est  la  forme  que  donne  la 

(1)   ^orth  Indian  Sotes  and  Queries,  mai  1893,  p.  31,  n°  63. 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT         239 

légende  de  Raden  Pakou,  dans  le  manuscrit  traduit  par  M.  Gabaton 
{supra,  §  1). 


Reprenons,  pour  les  examiner  attentivement,  les  deux  variantes 
de  la  légende  javanaise. 

Quand  il  s'est  agi  d'incorporer,  dans  la  biographie  de  Raden  Pakou 
un  récit  dérivé  du  même  prototype  que  les  légendes  indiennes  de 
Vaïsâli,  il  s'est  trouvé  impossible  de  conserver  tel  quel  le  thème  où 
le  lait  de  la  mère,  jaillissant  par  prodige,  la  fait  reconnaître  de  ses 
fils.  En  effet,  aussitôt  après  que  le  petit  prince  javanais,  accusé  de 
porter  malheur  (comme  dans  les  légendes  indiennes),  a  été  mis  dans 
une  caisse  et  jeté  à  l'eau  (toujours  comme  dans  ces  légendes),  les 
conteurs  javanais  suppriment  la  mère,  dont  ils  ne  parlent  plus,  ou 
même  qu'ils  font  mourir,  probablement  de  chagrin  (1).  Que  faire 
donc,  dans  ces  conditions,  du  thème  du  Lait  de  la  mère  ? 

Nous  ne  disons  pas  que  les  conteurs  se  sont  posé  délibérément 
cette  question,  mais,  ce  qui  est  évident,  c'est  qu'ici  une  sorte  d'a/- 
iraclion  a  fait  entrer  dans  le  récit,  à  la  plac3  du  thème  du  Lait  de  la 
mère,  d'autres  thèmes  qui  en  rappellent  le  souvenir. 

Dans  le  Serai  Kanda,  le  lait  se  formera  par  prodige  dans  les  ma- 
melles de  la  mère  adoptive  (par  suite  de  sa  prière,  selon  la  forme  plus 
complète,  conservée  dans  le  conte  arabe  du  Caire),  pour  lui  permettre 
de  remplir  à  l'égard  de  l'adopté  la  granoe  fonction  maternelle. 

Dans  la  légende  traduite  par  M.  Cabaton,  le  lait  se  formera  aussi 
d'une  manière  extraordinaire,  et  l'adopté  le  sucera  aussi  ;  seulement 
le  prodige  n'aura  pas  lieu  par  suite  de  la  prière  de  la  mère  adoptive, 
mais  «  par  la  vertu  sainte  .-;  de  l'adopté,  lequel  créera,  par  cet  allaite- 
ment à  la  fois  réel  et  symbolique,  des  relations  de  fils  à  mère,  ex- 
cluant toute  idée  de  mariage  entre  eux. 

Il  y  a  certainement  là,  dans  la  substitution  de  ce  thème  au  thème 
des  légendes  indiennes,  une  affinité  senlie.  Cette  affinité,  nous  l'avons 
déjà  indiquée  :  dans  les  légendes  indiennes,  le  prodige  du  lait  révèle 
une  filiation  ;  dans  Raden  Pakou,  il  la  crée. 


Ainsi,  dans  chacune  des  deux  légendes  javanaises,  un  trait  mer- 

(1)  '...  Ceux  qui  avaient  jeté  la  caisse  à  la  mer  s'en  retournèrent,  mais  la  mère 
de  l'enfant  resta  à  l'endroit  où  la  caisse  venait  d'être  jetée.  Plus  tard,  la  princesse 
mourut  et  on  l'enterra  sur  le  rivage,  en  ce  lieu  même.  »  (Légende  traduite  par 
M.  Cabaton,  p.  15  du  tiré  à  part.  ) 


■240  ÉTUDES   rOI.KLORIQl'ES 

veilleiij-,  un  trait,  de  conte,  est  venu  remplacer  le  trait  merveilleux 
(avec  lequel  il  n'est  pas  sans  analogie)  du  récit  prototype,  bien  con- 
servé dans  les  légendes  indiennes  de  Vaïsâli. 

Un  Irait  de  conle,  avons-nous  dit  :  le  trait  merveilleux  du  Serai 
Kanda  existe,  on  l'a  vu,  dans  un  conte  arabe  d'Egypte  ;  le  trait  mer- 
veilleux de  l'autre  légende,  nous  allons  le  rencontrer  dans  tout  un 
groupe  de  contes. 

Là,  c'est  par  un  être  puissant  et  malfaisant  de  nature,  que  le 
héros  se  fait  allaiter,  —  allaiter  réellement,  —  en  lui  suçant  les 
mamelles  par  surprise,  et  son  intention,  en  créant  par  cet  acte  des 
relations  de  fils  à  mère,  c'est  de  se  rendre  favorable  une  ennemie-née 
et  de  s'assurer  une  efficace  protection. 

Ainsi,  dans  un  conte  arabe  du  Caire,  un  jeune  homme,  Mohammed 
l'Avisé,  envoyé  en  oxpéditicm  périlleuse,  voit,  dans  le  désert,  une 
ogresse  qui,  les  mamelles  rejetées  sur  ses  épaules,  est  assise,  en  train 
de  moudre  avec  un  moulin  à  bras.  Mohammed  s'approche  par  der- 
rière, boit  à  la  mamelle  droite  de  l'ogresse,  puis  à  sa  mamelle  gauche; 
après  quoi,  se  présentant  devant  l'ogresse,  il  lui  dit  :  «  La  paix  soit 
sur  toi,  Mère  ogresse  !  »  L'ogresse  lui  répond  :  «  Tu  as  bu  à  mon  sein 
droit  ;  tu  es  donc  comme  mon  fils  Abderrahym  ».  Et  elle  lui  donne 
des  conseils  et  lui  vient  en  aide  pour  son  expédition.  —  Dans  un 
conte  berbère  (de  Kabylie),  l'ogresse  dit  au  jeune  homme  :  «  Si  tu 
n'avais  pas  tété  mon  lait,  je  t'aurais  dévoré.  »  Et  elle  lui  dit,  dans 
un  autre  conte  berbère  (du  Mzab)  :  «  Te  voilà  maintenant  de  la 
famille  des  ogres.  Fais,  pour  réussir  dans  ton  entreprise,  telle  ou 
telle  chose  (1).  » 

Dans  ces  trois  contes  et  dans  les  autres  contes  de  ce  type,  ce  n'est 
certainement  pas  pour  la  forme  que  le  héros  suce  les  mamelles  de 
la  Mère  ogresse  :  il  en  tire  vraiment  du  lait,  du  lait  qui  s'est  formé, 
pour  la  circonstance,  dans  les  mamelles  de  la  vieille.  Si  un  certain 
conte  avar,  de  la  région  du  Caucase,  dit  seulement  que  le  jeune 
homme  «  met  dans  sa  bouche  »  la  mamelle  de  l'ogresse,  il  y  a  là  sans 
nul  doute  un  affaiblissement  du  thème  primitif,  tendant  à  atténuer 
dans  le  récit  cet  invraisemblable  auquel  les  autres  contes  de  ce  groupe, 
plus  conformes  à  la  poétique  du  genre,  ne  prennent  même  pas  garde. 

Cet  invraisemblable  éclatera  davantage  encore  dans  toute  une 
série  de  contes,  se  rattachant  aussi  au  thème  du  Lail  de  la  mère  et 
que  nous  examinerons  plus  loin  (§  5,  G). 

(1)  Ces  trois  contes  appartiennent  aux  collections  Spitta,  n°  2  ;  J.  Rivière  ; 
René  Basset.  Voir  la  liste  ci-dessous. 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE   ET  LE  COFFRE  FLOTTANT  Hi 

En  1873,  alors  que  le  regretté  Reinhold  Kœhler  commentait  le 
conte  avar  dont  nous  venons  de  dire  un  mot  (1),  il  ne  connaissait 
rien  qu'il  pût  rapprocher  de  cet  épisode  des  Mamelles  sucées.  Et,  en 
efïet,  tous  les  rapprochements  que  nous  aurons  à  faire  sont  tirés 
de  recueils  de  contes  édités  après  1873  (tous,  à  l'exception  d'un  petit 
conte  kabyle,  perdu  dans  une  grammaire  qui  a  paru  en  1858). 

Cet  épisode  se  retrouve,  à  notre  connaissance,  en  dehors  du  conte 
avar,  dans  deux  contes  arméniens,  dans  trois  contes  turcs  osmanlis, 
dans  un  conte  albanais,  dans  un  conte  arabe  de  l'île  de  Socotora, 
dans  deux  contes  arabes  du  Caire,  dans  un  autre  conte  arabe 
d'Egypte,  dans  un  conte  tunisien,  dans  plusieurs  contes  berbères 
(la  plupart  kabyles),  dans  un  conte  marocain  de  Mogador  (2). 

Donc,  en  partant  de  la  région  au  nord  du  Caucase  (conte  avar) 
et  descendant  vers  le  sud  par  l'Arménie,  nous  suivons  cet  épisode, 
d'un  côté  jusqu'à  la  péninsule  des  Balkans  (contes  turcs,  conte  alba- 
nais) ;  d'autre  part,  jusqu'à  la  corne  nord-orientale  de  l'Afrique, 
dont  l'île  de  Socotora  est  comme  le  prolongement,  et  enfin  tout  le 
long  de  la  côte  barbaresque,  depuis  l'Egypte  jusqu'au  Maroc. 

Plusieurs  des  contes  indiqués  ont  en  commun  le  détail  caractéris- 
tique des  mamelles  que  l'ogresse  a  rejetées  sur  ses  épaules  avant  de 
se  mettre  à  moudre  du  grain,  ou  à  pétrir  de  la  pâte,  ce  qui  permet  au 
héros  de  sucer  le  lait  sans  être  vu  (il  en  est  ainsi  dans  un  des  contes 
arméniens,  dtms  deux  contes  turcs,  dans  le  conte  albanais,  dans  le 
conte  arabe  de  l'île  de  Socotora,  dans  les  deux  contes  arabes  du 
Caire)  (3). 


Notre  savant  confrère,  M.  René  Basset,  Correspondant  de  l'Aca- 
démie des  Inscriptions,  Directeur  de  l'École  supérieure  des  Lettres 

(t)  Nous  avons  déjà  renvoyé  au  commentaire  de  R.  Kœhler  sur  les  Awarische 
Texte. 

(2)  Armenische  Bibliothek.  —  Mserchen  und  Sagen,  von  G.  Chalatianz  (Leipzig, 
1887),  n"  6. —  F.  Macler  :  Contes  arméniens  (Paris,  1905),  n°  4.  —  I.  Kunos  :  Turkische 
Volksmserchen  aus  Stambul  (Leiden,  1905),  n"»  9,  31.  Cf.  n°  40.  —  Holger  Pedersen  : 
Zur  albanesischen  Volkskunde  (Copenhague,  1898),  p.  15.  —  D.  H.  Muller  :  Mekri 
und  Soqotri-Sprache,  t.  II  Vienne,  1905),  p.  91.  —  G.  Spitta-Bey  :  Contes  arabes 
modernes  (Leyde,  1883),  n<"  2  et  11.  —  Artin  Pacha  :  Contes  populaires  inédits  de  la 
Vallée  du  Nil  (Paris  1895),  p.  276.  —  H.  Stumme  :  Tunisische  Mœrchen  (Leipzig, 
1893),  n°  4.  —  René  Basset  :  Nouveaux  contes  berbères  (Paris,  1893),  n^  109.  — 
A.  Hanoteau  :  Essai  de  grammaire  kabyle  (Alger,  1858),  p.  274  seq.  —  Le  R.  P.  J.  Ri- 
vière :  Recueil  de  contes  populaires  de  la  Kabylie  du  Djurdjura  (Paris,  1882),  p.  239. 
—  A.  Socin  :  Zum  arabiscken  Dialekt  von  Marokko  (Leipzig,  1893),  p.  189. 

(3)  F.  Macler,  n°  4.  —  Kunos,  n*"»  9  et  40.  —  H.  Pedersen,  p.  15.  —  D.  H.  Muller, 
p.  91.  —  Spitta-Bey,  n°»  2  et  11. 

ItJ 


242  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

à  Alger,  mentionne,  à  l'occasion  de  l'épisode  cité  plus  haut  d'un  tles 
contes  berbères  recueillis  par  lui,  un  certain  rite  d'adoption,  qui  a  été 
pratiqué  chez  les  Berbères  aux  temps  passés  (1),  et.  à  ce  sujet,  il 
renvoie  à  un  ouvrage  arabe  du  commenet'ment  du  xviii^  siècle.  Nous 
nous  sommes  reporté  à  la  traduction  qui  a  été  faite  de  ce  Voyage  de 
Moula-Ahmed  depuis  la  Zaouïa  en-Nas'ria  jusqu'à  Tripoli  du  21  juil- 
lel  1709  au  17  octobre  1710  (2),  et  nous  y  avons  lu  qu'en  688,  dans 
l'Afrique  du  Nord,  la  reine  des  Berbères,  El-Kâhina,  qui  commandait 
dans  le  Djébel-Aourès,  ayant  battu  une  expédition  arabe  envoyée 
par  le  khalife,  fit  mettre  en  liberté  tous  les  prisonniers,  moins  un 
certain  Khâled-ebn-Jezîd.  Elle  dit  à  celui-ci  :  «  Je  veux  t'allaiter 
comme  j'ai  allaité  mes  enfants.  —  Comment  cela  se  pourrait-il  ? 
répondit  l'Arabe  ;  car  tu  n'as  plus  de  lait,  et  moi  je  ne  suis  plus  d'âge 
à  sucer  le  sein  d'une  femme.  —  Chez  nous  autres  Berbères,  répli- 
qua-t-elle,  on  connaît  des  moyens  de  faire  revenir  le  lait  quand  il 
a  cessé  de  couler.  »  Elle  fit  alors  apporter  de  la  farine  d'orge,  la  fît 
cuire  dans  de  l'huile  et  plaça  le  tout  sur  son  sein  ;  elle  ordonna  à  ses 
fils  et  à  Khaleb  de  venir  téter,  ce  qu'ils  firent.  Après  quoi,  elle  leur 
dit  :  «  Maintenant,  vous  voilà  frères.  > 

M.  Basset  signale  quelque  chose  de  bien  plus  bizarre  encore  chez 
certaines  tribus  abyssines.  D'après  l'explorateur  M.  Borelli  (3), 
celui  qui  réclame  la  protection  d'un  personnage  influent,  —  d'un 
homme,  notez-le  bien,  et  non  d'une  femme,  —  ne  mSnque  pas  de 
solliciter  le  loul-lidj.  ly'aspirant  protégé  «  prend  entre  ses  lèvres  les 
seins  de  son  protecteur  et  devient  son  enfant  d'adoption  ».  M.  Bo- 
relli, parlant  sans  doute  d'après  son  expérience  personnelle  de  ce 
rite  qui  n'a  pas  pour  conséquence  un  «  engagement  banal  »,  ajoute 
ces  quelques  mots  qui  en  disent  long  :  «  C'est  une  source  d'ennuis 
incessants  (4)  ». 

En  1897,  lorsqu'il  écrivait  les  remarques  dans  lesquelles  nous 

(1)  Op.  cit.,  p.  339-341. 

(2)  Voyages  dans  le  sud  de  V  Algérie  et  des  Etats  barharesques  de  VOuest  et  de  l'Est, 
par  El-Aïachi  et  Moula-Ahmed,  traduits  sur  deux  manuscrits  arabes  de  la  Biblio- 
thèque d'Alger,  par  Adrien  Berbrugger  (Paris,  1846),  p.  235. 

(3)  Jules  Borelli  :  Ethiopie  méridionale.  Journal  de  mon  voyage  aux  pays  Amhara, 
Oromo  et  Sidama.  Septembre  1885  à  novembre  1888  (Paris,  1890),  p.  124-125. 

(4)  Toujours  en  Abyssinie,  «  lorsqu'un  homme  désire  se  faire  adopter  comme  le 
fils  d'une  personne  de  rang  supérieur,  il  lui  prend  la  main,  et,  lui  suçant  un  des 
doigts,  se  déclare  son  fils  adoptif  ;  son  nouveau  père  est  alors  forcé  de  l'assister 
dans  la  mesure  de  ses  moyens  ».  (Parkyns  :  Three  Years  in  Abyssinia,  p.  198).  — 
(Cité  d'après  M.  Maspero  :  .\otes  au  jour  le  jour,  dans  le  tome  XIV  (1891-1892)  des 
Proceedings  of  the  Society  of  Biblical  Archteology.) 


LE  LAIT   DE   LA  MÈRE   ET  LE  COFFRE   FLOTTANT  243 

avons  tant  à  prendre,  M.  Basset  n'avait  trouvé  le  trait  des  mamelles 
sucées  que  dans  les  contes  berbères  indiqués  plus  haut  (auxquels  sa 
connaissance  des  langues  africaines  lui  avait  permis  d'ajouter  deux 
contes  de  la  Grande  Kabylie,  non  encore  traduits)  et  dans  les  contes 
arabes  d'Egypte  :  il  inclinait  à  voir  dans  ce  trait  une  «  allusion  »  à 
r  «  ancienne  forme  d'adoption  employée  par  les  Berbères  ",  selon 
l'histoire  de  la  reine  El-Kâhina.  Toutefois,  il  ajoutait  un  peu  plus 
loin  :  «  Il  est  probable  cependant  que  l'idée  d'exprimer  d'une  façon 
«  concrète  et  par  l'acte  qui  les  rappelle  le  mieux,  les  relations  de 
«  mère  à  enfant,  a  dû  exister  naturellement  chez  diverses  popula- 
«  tions  sans  qu'il  y  ait  à  recourir  à  l'hypothèse  d'un  emprunt  >\ 

On  peut  parfaitement,  en  efTet,  admettre  que  cette  idée  ait  germé 
spontanément  dans  plusieurs  cerveaux  humains  et  qu'elle  ait  pro- 
duit, sans  concert  préalable,  un  même  rite  chez  divers  peuples. 

En  fait,  ce  rite  a  été  constaté,  de  nos  jours,  dans  l' Indo-Chine, 
chez  les  Rodé  ou  Radèh,  petit  peuple,  probablement  de  race  malayo- 
polynésienne,  que  l'on  ne  peut  guère  supposer  avoir  été,  à  un  mo- 
ment quelconque  de  son  existence,  en  communauté  d'usages  avec 
les  Berbères.  «  Lorsqu'un  Rodé,  qui  n'a  pas  de  famille,  veut  se  faire 
adopter  dans  une  maison,  il  va  trouver  le  propriétaire  et  lui  expose 
son  intention.  Si  celui-ci  accepte,  une  de  ses  femmes  ou  de  ses  filles, 
mais  le  plus  souvent  une  vieille  plus  ou  moins  sèche,  se  présente  et 
offre  le  sein  à  l'étranger  ;  celui-ci  le  prend,  fait  le  simulacre  de  téter 
un  court  instant,  et  l'adoption  est  consommée  (1)  ». 

Mais,  dans  l'étude  que  nous  avons  entreprise,  la  question  n'est  pas 
de  savoir  si  le  rite  d'adoption  par  allaitement  simulé  peut  avoir  été 
inventé  à  la  fois  dans  divers  pays.  Il  s'agit  ici  non  d'un  rite,  mais 
d'un  irail  de  conte  ;  il  s'agit  d'un  allaitement  donné  non  comme  fictif, 
mais  comme  réel,  et  d'un  allaitement  merveilleux,  car  le  héros,  dans 
notre  groupe  de  contes,  est  présenté  comme  tirant  du  lait  de  ma- 
melles qui,  physiologiquement,  devraient  être  desséchées.   Et  de 

(1)  Moura  :  Royaume  de  Cambodge,  I,  p.  427  (Communication  de  M.  Cabaton).  — 
En  pays  caucasien,  dans  la  Mingrélie,  ce  rite  existe,  mais  n'est  plus  un  rite  d'adop- 
tion, créant  des  relations  de  fils  à  mère.  (Mourier  :  Etat  religieux  de  la  Mingrélie, 
dans  la  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  t.  XVI,  p.  90.  —  Cité  d'après  M.  Maspero, 
loc.  cit.]  Chez  les  Mingréliens,  des  jeunes  filles  mêmes,  dit  M.  Mourier,  «  recherchant 
cette  parenté  fictive,  acceptent  volontiers  des  jeunes  gens  comme  nourrissons. 
Je  me  hâte  d'ajouter  qu'en  offrant  leur  sein,  elles  le  couvrent  chastement  d'un 
voile.  La  jeune  nourrice  improvisée  devient  une  sœur  sacrée,  qui  a  droit  à  jamais 
à  toute  la  protection  et  à  tous  les  égards  du  jeune  homme  qu'elle  a  accepté  ou 
qu'elle  a  choisi  ».  —  Une  soeur  au  lieu  d'une  mère  :  le  sens  de  l'allaitement  figuratif 
est  perdu. 


244  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

qui  suce-t-il  le  lait  ?  D'une  ogresse,  d'une  ogresse  qui,  signe  dis- 
tinctif,  a  rejeté  ses  mamelles  sur  ses  épaules,  pour  pouvoir  moudre 
du  grain  plus  à  l'aise.  Et  dans  quelles  circonstances  le  héros  boit-il 
le  lait  de  cette  ogresse  ?  Au  cours  d'une  expédition  où  il  doit  affronter 
les  plus  grands  dangers  et  où,  grâce  à  la  filiation  créée  par  l'allai- 
tement, il  est  aiaé  par  une  ennemie,  devenue  sa  mère. 

Tous  ces  traits  caractéristiques  accompagnent,  —  qu'on  le  remar- 
que bien,  —  dans  la  plupart  des  contes  mentionnés  ici,  le  trait  du 
lait  sucé  par  le  héros. 

Assurément  cet  ensemble  de  traits  de  contes  ne  peut  s'être  formé 
à  la  fois  dans  deux,  dans  dix  pays  différents,  quand  bien  même  cha- 
cun de  ces  pays  aurait  pratiqué  à  un  moment  donné  le  rite  de  l'allai- 
tement simulé. 

Donc,  c'est  dans  un  pays  unique  que  s'est  formé  cet  ensemble, 
pour  passer  ensuite  par  voie  d'emprunt  dans  les  autres  pays  où  on 
le  rencontre. 

Ce  pays,  est-il  possible  de  le  déterminer  ? 

Peut-être  nos  recherches,  longuement  poursuivies,  sur  les  divers 
courants  qui  ont  emporté  les  contes  indiens  à  travers  le  monde,  — 
recherches  qui,  si  Dieu  nous  prête  vie  et  santé,  feront  un  jour  l'objet 
d'une  publication  spéciale  et  développée,  —  nous  permettront-elles 
de  donner  dès  maintenant  une  réponse  à  cette  interrogation  et 
d'orienter  nos  lecteurs  vers  la  solution  du  problème  (1). 

Plaçons-nous  au  point  extrême  où  nous  avons  rencontré,  à  l'Occi- 
dent, le  trait  des  mamelles  sucées,  c'est-à-dire  au  Maroc.  Serait-ce 
au  Maroc  que  ce  trait  serait  entré  dans  un  ensemble,  lequel  ensem- 
ble aurait  passé  du  Maroc  dans  les  autres  pays  que  nous  avons  énu- 
mérés,  l'Egypte,  la  Turquie,  les  contrées  au  sud  et  au  nord  du  Cau- 
case, etc.  ?  Mais  faire  voyager  ainsi,  d'Occident  en  Orient,  notre 
thème  et  le  conte  qui  l'encadre,  ce  serait  certainement  lui  faire 
rebrousser  un  courant  bien  marqué,  le  courant  d'Orient  en  Occident 
qui,  longeant  la  côte  septentrionale  de  l'Afrique,  a  charrié  dans 
l'Egypte  et  aans  les  pays  barbaresques,  en  même  temps  que  l'isla- 
misme, les  productions  intellectuelles  des  Arabes,  et  notamment 
leurs  contes.  Dès  1885,  M.  René  Basset  écrivait,  à  ce  sujet, 
dans  ses    Notes  de    lexicographie    berbère    (p.    99),    ces    quelques 


(1)  Nous  avons  déjà,  il  y  a  plus  d'une  douzaine  d'années,  indiqué  plusieurs  des 
courants  en  question,  et  notamment  relui  dont  nous  allons  parler.  Voir  le 
mémoire  Intitulé  :    Les   Contes   populaires    et    leur  origine,   en    tête    du   volume. 


LE  LAIT  DE   LA  MÈRE   ET  LE  COFFRE  FLOTTANT  245 

lignes,  qui  disent  tout  :  «  Les  Arabes  ont  été  sans  doute  (par 
rapport  aux  Kabyles  et  autres  Berbères)  les  transmetteurs  de  ce 
«  genre  de  récits  (les  contes),  empruntés  par  eux  à  V Inde  par  Vinler- 
«  médiaire  de  la  Perse  ». 

Au  lieu  de  se  placer  au  Maroc,  qu'on  se  place,  si  l'on  veut,  aux  deux 
autres  points  extrêmes  :  ou  bien  dans  l'île  de  Socotora  et  sur  la  côte 
méridionale  de  l'Arabie,  d'oîi  les  Imbitants  de  cette  île  ont  reçu  leurs 
contes,  ou  bien  dans  la  péninsule  des  Balkans,  chez  les  Albanais  et 
les  Turcs  ;  la  même  observation  est  à  faire  :  on  ne  se  trouve  pas  à  un 
point  de  départ,  mais  à  un  point  d'arrivée.  Toujours,  il  y  a  un  courant 
à  remonter,  et  cela  vers  la  Perse,  c'est-à-dire  vers  l'Inde. 


Nous  devons  constater  que  ce  thème  des  Mamelles  sucées  paraît 
n'avoir  pénétré  en  Europe  que  sous  une  forme  affaiblie  et  décolorée. 

Déjà,  chez  les  Turcs,  —  qui  ne  sont  pas  à  compter  parmi  les  Euro- 
péens, pas  plus  que  les  Albanais,  —  cette  forme  affaiblie  se  rencontre 
à  côté  de  la  forme  bien  conservée  :  ainsi,  dans  le  numéro  4  de  la  col- 
lection Kûnos,  le  héros,  arrivant  auprès  de  la  mère  des  devs  (mau- 
vais génies,  ogres),  «  haute  comme  une  montagne  >:,  lui  crie  :  «  Bon- 
jour, petite  mère  !  »  et  l'entoure  de  ses  bras.  «  Si  tu  ne  m'avais  pas 
appelé  petite  mère,  dit  l'ogresse,  je  t'aurais  tout  de  suite  avalé  » 
(même  épisode,  n"  35). 

Chez  les  Hongrois,  semblable  affaiblissement  (1)  :  «  Bonjour,  chère 
mère  »,  dit  le  prince  à  une  vieille  femme.  —  «  Dieu  te  récompense, 
cher  fils  »,  répond  la  vieille.  «  Tu  as  du  bonheur  de  m'avoir  appelée 
ainsi  ;  sans  quoi,  tu  serais  mort  d'une  mort  horrible.  » 

Chez  les  Grecs  d'Épire  (2),  l'affaiblissement  est  encore  plus  grand  : 
ce  n'est  pas  du  nom  de  «  mère  »,  c'est  du  nom  de  «  tante  »  que  le 
prince  salue  une  tamia  (ogresse). 

Si  les  investigations  dans  le  domaine  des  contes  populaires  étaient 
plus  avancées  en  ce  qui  regarde  cette  Inde  immense  où  elles  sont, 
en  réalité,  à  peine  commencées,  on  pourrait  s'étonner  que  ce  pays,  oij 
nous  avons  trouvé  des  formes  tellement  primitives  du  thème  du 
Lait  de  la  Mère,  ne  nous  ait  fourni,  jusquà  présent,  que  des  formes 
affaiblies  du  thème  des  Mamelles  sucées.  Ainsi,  dans  un  conte  du  dis- 


(1)  Elisabeth  Sklarek  :  Ungarische  Mœrchen  (Leipzig,  1901),  n°  5.  —  De  même, 
n»  3. 

(2)  J.  G.  von  Hahn,  op.  cit.,  t.  II.  p.  234. 


246  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

trict  de  Bidjnour  (Provinces  Nord-Ouest)  (1),  un  prince,  qui  veut 
adresser  ui>e  demande  à  une  râkshasi  (ogresse),  la  salue  du  nom  de 
mère  »,  et  elle  lui  répond  :  «  Mon  fils,  va  à  telle  place  ».  —  Dans  un 
conte  du  Bengale  (2),  le  héros  dit  à  la  râkshasi  :  «  0  chère  tante,  ton 
neveu  est  ici.  —  Puisque  tu  m'as  appelée  tante  »,  répondit  la  râkshasi, 
«  je  ne  te  mangerai  pas.  » 


Certainement,  ce  n'est  pas  une  forme  affaiblie  du  thème  des 
Mamelles  sucées  que  les  conteurs  javanais  ont  substituée,  dans  la 
légende  de  Raden  Pakou,  au  thème  proprement  dit  du  Lait  de  la 
mère  ;  c'est  bien  le  thème  de  l'adoption  par  allaitement,  et  par  allai- 
tement non  pas  simulé,  mais  réel.  Hien  absolument  ne  peut  faire 
supposer  que  le  narrateur  ait  eu  l'idée  de  présenter  Raden  Pakou 
comme  mettant  en  action  un  rile  qui  aurait  existé  à  Java  de  son 
temps.  Il  est  même  plus  que  probable,  —  à  lire  attentivement  le 
texte,  —  que  le  narrateur  ne  connaissait,  ni  de  visu,  ni  par  ouï-dire, 
aucun  rite  de  ce  genre.  L'acte  de  Raden  Pakou  est  donné  comme 
quelque  chose  à'insolile,  comme  une  inspiration  du  «  saint  »  musul- 
man, ayant  pour  conséquence  un  prodige  ;  car,  «  par  sa  vertu  sainte  >'■ 
Raden  Pakou  suce  réellement  le  lait  de  sa  mère  adoptive. 

A  notre  avis,  c'est  d'un  conte,  —  probablement  d'un  conte  ana- 
logue aux  contes  formant  le  groupe  qui  vient  d'être  examiné,  —  que 
le  trait  de  l'allaitement  merveilleux,  créant  un  lien  de  filialion,  est 
venu,  dans  la  légende  javanaise,  se  substituer  au  trait  du  jaillisse- 
ment merveilleux  du  lait,  révélanl  un  lien  de  filialion  déjà  existant. 

Ce  qui,  pour  le  coup,  est  certain,  c'est  que  le  texte  du  récit  java- 
nais a  gardé  le  souvenir  du  but  primitif  de  l'acte  duquel  résulte 
l'adoption  :  assurer  à  l'adopté  la  protection  de  l'adoptante.  En  effet, 
—  laissant  sous-entendue  l'idée  que,  par  cette  adoption,  Raden  Pa- 
kou crée  un  empêchement  radical  à  tout  projet  d'union  entre  lui  et 
la  dame  de  Gersik,  —  ce  texte  conclut  ainsi  :  «  Par  la  vertu  sainte  de 
celui  qui  suça,  Nai  Gédé  devint  la  propre  mère  de  Raden  Pakou  et 
eul  grand  soin  de  lui  ». 

Ces  derniers  mots  :  «  et  eut  grand  soin  de  lui  »  sont  comme  un 
demeurant  du  thème  pur  des  Mamelles  sucées. 

(1)  Aorth  Indian  Notes  and  Queries,  livraison  de  janvier  1896,  p.  172,  n°  475. 

(2)  Lai  Behari  Day  :  Folk-tales  of  Bengal  (Londres,  1883),  p.  249. 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT  247 

C.   —  Prodige  du  lait  créanl  (on  révélant)  des  relations 
de  frère  à  frère 

Dans  une  branche,  très  intéressante  à  examiner,  de  cette  famille 
de  contes,  nous  retrouvons  le  Lait  de  la  mère,  de  la  vraie  mère,  non 
point  le  lait  qui,  sucé  par  surprise,  fait  de  l'ogresse  (ou  de  la  dame 
javanaise)  une  mère  adoptive. 

Ici,  le  prodige  sera  tout  particulier.  Le  lait  de  la  mère  accompa- 
gnera (dans  le  sens  littéral  du  mot)  le  fils,  même  bien  loin,  pour  le 
protéger,  pour  créer,  au  profit  de  ce  fils,  des  relations  de  frère  à  frère, 
qui  désarmeront  des  ennemis,  ou  bien  pour  lui  révéler  qu'il  se  trouve 
en  présence  de  frères  par  le  sang. 

Créer,  révéler,  ce  sera,  encore  ici,  ces  deux  idées  qui  diviseront 
notre  sujet. 

Voyons  d'abord  les  contes  dans  lesquels  le  lait  de  la  mère  crée, 
entre  le  fils  et  un  ennemi,  des  relations  de  frère  à  frère. 


Chez  les  Mongols  se  rencontre  un  conte  bien  curieux,  non  point 
un  conte  oral,  mais  un  conte  faisant  partie  d'un  livre  intitulé  :  Les 
Récits  du  Siddhi-kiir  (c'est-à-dire  «  du  Mort  doué  du  siddhi  »,  d'une 
«puissance  surnaturelle  »)  (1). 

Le  titre  de  ce  livre  mongol  est,  au  fond,  le  même  que  le  titre 
du  recueil  sanscrit  de  contes  la  Vétâla-pantchavinçaii  (les  «  Vingt-cinq 
[récits]  d'un  V étala,  «  sorte  de  vampire),  et,  de  part  et  d'autre,  les 
contes  sont  disposés  dans  le  même  cadre  macabre  ;  mais,  chose  sin- 
gulière, ces  contes,  dans  les  deux  recueils,  ne  sont  pas  les  mêmes, 
pour  la  plupart.  Nous  avons  fait  le  travail  de  confrontation  et 
constaté  que,  sur  les  vingt-deux  contes  du  Siddhi-kiir,  il  n'y  en  a 
que  deux  qu'on  puisse  rapprocher  de  contes  du  recueil  indien.  (Le 
conte  mongol  n»  1  correspond  au  n^  5  de  la  V étala- pantchavinçati,  et 
le  no  10,  au  second  récit  intercalaire  du  n°  3  (2). 

(1)  Le  mol  siddhi  est  .sanscrit. 

(2)  Les  vingt-deux  contes  mongols  ont  été  traduits  en  allemand  par  feu  B.  Jiilg  : 
les  treize  premiers  sur  un  manuscrit  en  dialecte  kalmouck  (Kalmiikische  Mserchen. 
Die  Mœrchen  des  Siddhi-kiir.  Leipzig,  1866)  ;  les  neuf  derniers,  sur  un  manuscrit 
en  mongol  proprement  dit  (Mongolische  Mœrchen.  Die  neun  Nachtrags-Erzsehlun,' 
gen  des  Siddhi-kiir.  Innsbruck,  1868).  —  Quant  à  la  V etàla- pantchavinçati ,  elle  a  été 
traduite  en  anglais  par  M.  C.-H.  Tawney  sur  le  te.xte  sanscrit  de  ce  livre,  reproduit 
au  xi«  siècle  de  notre  ère,  par  Somadeva  de  Cachemire,  dans  sa  grande  collection 


248  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Il  ne  faudrait  pas  croire,  pour  cela,  que  les  contes  du  Siddhi-kiir 
(moins  ces  contes  1  et  10)  auraient  été  inventés  par  les  Mongols  ; 
ils  sont  certainement  de  source  indienne,  et  ils  ont  été  apportés 
par  des  écrits  bouddhiques  en  Mongolie,  comme  des  écrits  bouddhi- 
ques ont  apporté  aussi  un  grand  nombre  de  contes  indiens  en 
Chine  (1).  Le  bouddhisme,  en  efïet.  s'il  n'a  pas  été,  —  comme  le 
croyait  à  tort  le  grand  orientaliste  Benfey,  —  Vinvenleur  (au  moins 
pour  une  bonne  partie)  des  contes  de  l'Inde,  a  été  sans  aucun  doute 
leur  propagateur  dans  les  pays  où  s'est  répandue  cette  religion.  La 
publication  récente  (et  qui  se  poursuivra)  de  contes  que  les  Chinois 
ont  traduits  d'originaux  indiens,  aujourd'hui  disparus,  donne  la 
plus  grande  vraisemblance  à  la  supposition  que  les  contes  disposés 
dans  le  cadre  du  Siddhi-kiir  mongol  proviennent,  directement  ou 
indirectement,  de  livres  indiens  qui  n'existent  plus  ou  qu'on  n'a  pas 
encore  retrouvés  (2). 

Quant  au  conte  que  nous  allons  examiner,  on  peut,  sans  hésiter, 
lui  reconnaître  une  provenance  indienne  ;  car  le  point  de  vue  géogra- 
phique auquel  se  place  le  narrateur  est  absolument  indien.  La  scène 
de  son  récit,  en  efïet,  est  ainsi  indiquée  :  «  Dans  la  Chine  Noire,  à  l'est 
de  l'Inde...  «  Il  est  bien  certain  que  jamais  un  Mongol  ou  un  Tibétain, 
voulant  indiquer  la  situation  géographique  d'une  région  de  la  Chine 
(ou  de  l'Indo-Chine),  n'aura  l'idée  de  se  placer  dans  l'Inde  pour 
déterminer  cette  situation.  Le  traducteur  ou  adaptateur  a  évidem- 
ment conservé  ici  les  expressions  d'un  texte  rédigé  d'abord  dans 
l'Inde. 

\'oici  le  résumé  de  la  première  partie  de  ce  conte  mongol,  le  vingt- 
deuxième  du  Siddhi-kiir  : 

Dans  la  «  Chine  Noire  »,  à  l'est  de  l'Inde,  vivait  un  roi  qui,  depuis  son 
avènement  au  trône,  ne  s'était  jamais  montré  à  ses  sujets.  Chaque  jour, 

VOcéan  des  fleuves  de  contes  (Kathà  Sarit  Sàgara translated  froni  the  original 

sanscrit.  Calcutta,  1880,  tome  II,  p.  232-362)., 

(1)  Nous  laissons  absolument  de  côté  une  question  se  rapportant  aux  livres 
mongols  en  général  et  non  au  seul  Siddhi-kiir  :  des  traductions  tibétaines  n'ont- 
elles  pas  été  les  intermédiaires  entre  les  originaux  indiens  et  leurs  versions  ou  adap- 
tations mongoles  ? 

(2)  Il  nous  est  impossible,  ici,  de  faire  autre  chose  que  toucher  la  question  des 
contes  indiens,  traduits  en  chinois  et  insérés  dans  des  livres  chinois  datés,  dont 
plusieurs  remontent  au  m®,  au  iv<=,  au  \^  siècle  de  notre  ère.  L'éminent  sinologue 
M.  Edouard  Chavannes,  membre  de  l'Institut,  qui  a  déjà  présenté  au  XIV*  Congrès 
international  des  Orientalistes,  tenu  à  Alger  en  1905,  une  trentaine  de  Fables  et 
contes  de  l'Inde,  extraits  du  Tripitaka  chinois,  se  propose,  croyons-nous,  d'en  publier 
un  bien  plus  grand  nombre. 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT  249 

il  faisait  venir  un  jeune  homme  de  son  peuple,  et,  après  s'être  fait  peigner 
par  lui,  il  le  tuait.  Au  bout  d'un  long  temps,  vint  le  tour  du  fils  d'une  vieille 
femme.  Celle-ci  «  pétrit  de  la  farine  avec  le  lait  de  son  sein  »  et  en  fit  de  petites 
boules  de  pain,  qu'elle  donna  à  son  fils  en  lui  disant  de  ne  pas  cesser  d'en 
grignoter,  tout  le  temps  qu'il  serait  à  peigner  le  roi.  —  Le  jeune  homme, 
arrivé  auprès  du  roi,  voit  que  celui-ci  a  des  oreilles  d'âne.  11  se  met  à  le 
peigner,  tout  en  grignotant  ses  petits  pains.  Le  roi,  qui  le  remarque,  lui  dit 
de  lui  donner  de  ces  pains,  et  il  en  trouve  l'odeur  et  le  goût  excellents.  II 
demande  au  jeune  homme  comment  ils  ont  été  faits.  Le  jeune  homme 
répond  :  «  Ma  mère  les  a  pétris  avec  le  lait  de  son  sein.  «  Alors  le  roi  se 
dit  :  «  Tuer  ce  garçon  est  impossible  :  nous  avons  bu  (sic)  du  lait  d'une 
même  mère  ;  il  serait  contre  nature  de  tuer  sa  propre  famille.  »  Et  le  roi 
épargne  le  jeune  homme,  en  lui  ordonnant  de  ne  rien  dire  à  personne  de  ce 
qu'il  a  vu  (1). 

M,  René  Basset  (loc.  cil.)  a  découvert  un  pendant  à  ce  récit  dans 
un  petit  volume  qu'on  ne  devait  guère  s'attendre  à  voir  citer  ici,  Les 
Cosaques  d'autrefois,  de  Prosper  Mérimée. 

Dans  ce  livre,  publié  en  1865,  Mérimée  relate,  d'après  l'écrivain 
russe  N.  Kostomarov,  des  épisodes  de  l'insurrection  des  Cosaques 
de  l'Ukraine  contre  la  Pologne  (1646),  insurrection  à  laquelle  prirent 
part  des  Tatars.  Il  parle  notamment  (p.  57)  de  légendes  populaires 
racontant  les  exploits  et  les  crimes  d'un  khan  de  Polovetz,  Cholou- 
divoï  Bouniak,  «  espèce  de  vampire  mort  depuis  longtemps,  mais 
ranimé  par  une  puissance  surnaturelle  ». 

Sous  sa  pelisse,  disait-on,  il  cachait  un  cadavre  en  décomposition.  Une 
fois  par  mois,  il  prenait  un  bain,  et  le  cosaque  qui  le  servait  voyait  avec 
horreur  à  quel  monstre  il  avait  affaire.  Bouniak  ne  manquait  jamais  de 
tuer  un  témoin  qui  aurait  pu  être  indiscret.  Cela  dura  quelque  temps 
jusqu'à  ce  qu'il  eut  pour  baigneur  le  fils  d'une  fameuse  sorcière,  qui  devinait 


(1)  Nous  ne  pouvons  qu'indiquer  ici  la  suite  des  incidents  de  ce  Midas  indo- 
mongol :  le  jeune  homme  tombant  malade,  parce  que  le  secret  du  roi  l'obsède  ; 
un  médecin  perspicace  lui  disant  qu'il  ne  guérira  que  s'il  dit  à  quelqu'un  «  ce  qu'il 
a  sur  le  cœur  »  ;  la  mère  conseillant  à  son  fils  d'aller  dans  un  désert  et  de  murmurer 
son  secret  dans  la  fente  d'un  arbre  ou  d'un  rocher  ;  le  jeune  homme  disant  tout 
bas  dans  un  creux  d'arbre  :  <  Notre  roi  a  des  oreilles  d'âne  !  »  le  secret  entendu  par 
un  écureuil  qui  loge  dans  ce  creux  d'arbre,  puis  divulgué  par  cet  écureuil  et  porté 
au  roi  par  le  vent  ;  le  roi  mandant  près  de  lui  le  jeune  homme  et  se  faisant  tout 
raconter  ;  finalement,  le  jeune  homme  engageant  le  roi  à  se  faire  faire  un  bonnet 
qui  se  rabatte  sur  les  oreilles  ;  le  bonnet  devenant  aussitôt  à  la  mode,  et  le  roi, 
charmé  de  pouvoir  ainsi  se  montrer  en  public,  prenant  le  jeune  homme  pour  minis- 
tre. 

Sur  la  forme  grecque  de  ce  conte,  nous  ne  ferons  qu'une  seule  réflexion.  Il  est 
évident  que  cette  forme  n'aurait  pu  admettre  comme  élément  le  thème  des  pains 
pétris  avec  le  lait  de  la  mère.  Le  Midas  de  la  fable,  en  effet,  ne  recourt  point,  pour 
empêcher  de  s'ébruiter  le  secret  des  oreilles  d'âne,  à  l'expédient  des  barbiers  impro- 
visés, qu'il  tue  successivement  (et  dont  l'un  sera  sauvé  par  le  lait  de  sa  mère)  ;  il  a 
un  barbier  attitré,  de  la  discrétion  duquel  il  se  croit  sûr. 


250  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

les  vampires  à  la  mine.  Elle  donna  à  son  fils  un  gâteau  fait  avec  son  lait, 
et  lui  dit  d'en  faire  manger  au  capitaine  (sic),  dès  qu'il  serait  au  bain. 
A  peine  le  vampire  en  eut-il  goûté,  qu'il  s'écria  :  «  Tu  viens  d'échapper  à  la 
mort  ;  nous  sommes  frères  à  présent  que  nous  avons  goûté  le  lait  d'une 
même  mère.  Quant  à  moi,  je  suis  perdu  !  »  En  effet,  il  mourut  dans  le  pre- 
mier combat,  et  cette  fois  pour  ne  plus  revenir. 

Tel  est  le  résumé  que  Mérimée  donne  de  ces  «  légendes  populaires  », 
sur  la  provenance  desquelles  (cosaque  ou  polonaise)  il  s'est  dispensé 
de  fournir  le  moindre  renseignement. 

M.  René  Basset  signale  encore  un  conte  européen  qui,  tout  altéré 
qu'il  soit,  présente,  comme  le  conte  indo-mongol  et  comme  la  légende 
probablement  cosaque  de  Mérimée,  le  trait  de  la  pâte  pétrie  avec  le 
lait  de  la  mère. 

Dans  ce  conte,  recueilli  en  Roumanie  (1),  un  jeune  homme  part 
à  la  recherche  de  sa  sœur,  qui  a  été  enlevée  par  un  dragon.  Sa  mère 
lui  donne  trois  pains  qu'elle  a  pétris  avec  son  propre  lait.  —  A  l'en- 
trée d'une  grande  forêt,  le  jeune  homme  rencontre  une  toute  vieille 
femme,  la  «  sorcière  de  la  forêt  »,  qui  attire  les  gens  dans  les  fourrés 
pour  les  conduire  à  leur  perte.  Le  jeune  homme,  sans  savoir  qui  elle 
est,  lui  donne  par  bonté  un  des  trois  pains,  et,  quand  elle  y  a  goûté 
trois  fois,  son  cœur  s'attendrit,  et  elle  devient  pour  le  jeune  homme 
une  bonne  conseillère. 

Evidemment,  la  «  sorcière  de  la  forêt  »  tient  la  place  de  l'ogresse 
des  contes  arméniens,  turcs  et  autres  ;  mais,  ce  qui  la  rend  favorable 
au  héros,  ce  n'est  pas  que  le  héros  ait  sucé  son  lait,  et  qu'elle  soit 
devenue  ainsi  comme  sa  mère  ;  c'est  qu'elle-même,  en  goûtant  dans 
le  gâteau  le  lait  de  la  mère  du  héros,  est  devenue  comme  la  sœur  de 
ce  dernier. 

La  substitution  de  ce  second  thème  au  premier  n'est  pas  heu- 
reuse ;  mais  elle  témoigne  qu'à  une  certaine  époque  on  a  senli  la 
parenté  qui  existe  entre  ce  thème  du  gâteau  pétri  avec  le  lait  de  la 
mère  et  le  thème  des  mamelles  sucées  ;  nous  disons  à  une  certaine 
époque,  car,  à  l'époque  actuelle,  —  du  moins  chez  le  Roumain  ou  la 
Roumaine  qui  a  raconté  ce  conte,  —  même  le  sens  du  thème  sub- 
stitué, du  thème  du  gâteau,  n'est  plus  saisi  :  quand  la  sorcière  goûte 
de  ce  gâteau,  son  cœur  s'attendrit,  mais  on  ne  sait  plus  pourquoi. 

Pour  ne  pas  se  borner  à  sentir,  pour  comprendre  la  parenté  des 
deux  thèmes,  une  analyse  rigoureuse  est  nécessaire. 

(1)  Mite  Kremnitz  :  Rumxnische  Mxrchen  (Leipzig,  1882),  n°  14. 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT        251 

Dans  le  thème  des  Mamelles  sucées,  il  n'est  point  parlé,  en  géné- 
ral, de  fils,  de  vrai  fils,  qu'aurait  déjà  l'ogresse,  ou,  s'il  en  est  parlé 
(comme  dans  le  conte  avar),  c'est  pour  dire  que  l'ogresse  protège 
contre  eux  son  fils  adoptif,  en  le  cachant  quand  ils  rentrent  à  la  mai- 
son. Un  des  deux  contes  arméniens  indiqués  plus  haut  (celui  du 
recueil  F.  Macler)  a  poussé  plus  loin  ce  qu'on  pourrait  appeler  les 
conséquences  familiales  de  l'allaitement  par  l'ogresse.  La  femme  dont 
le  héros  a  sucé  les  mamelles  est  la  mère  de  quarante  devs  (mauvais 
génies,  ogres).  Quand  ceux-ci  rentrent  à  la  maison  et  qu'ils  disent  ; 
«  Mère,  il  y  a  odeur  d'homme  ici  »,  elle  leur  répond  :  «  Mes  enfants, 
il  vous  est  arrivé  un  jeune  frère.  »  Et  les  frères-devs  embrassent  le 
frère-homme,  et  ils  se  mettent  à  sa  disposition  pour  l'aider  dans  son 
entreprise. 

On  le  voit  :  dans  ce  conte  arménien,  le  lait  des  mamelles  sucées 
crée  des  liens  de  parenté,  non  seulement  entre  l'ogresse  et  le  héros, 
mais  aussi  entre  le  héros  et  les  fils  de  l'ogresse,  entre  le  héros  et  ses 
ennemis,  devenus  ses  frères,  parce  que  lui  et  eux  ont  sucé  un  même 
lait.  Or,  dans  le  thème  du  Gâteau,  c'est  un  semblable  lien  fraternel 
qui  se  crée,  également  entre  le  héros  et  son  ennemi,  et,  là  encore, 
par  le  lait  d'une  mère.  Seulement,  dans  le  thème  des  Mamelles 
sucées,  c'est  le  lait  de  la  mère  de  ses  ennemis  qu'a  goûté  le  héros  ; 
dans  le  thème  du  Gâteau,  c'est  le  lait  de  la  mère  du  héros  que  goûte 
son  ennemi. 

Mais,  dans  les  deux  cas,  —  et  voilà  ce  qui  explique  comment  a 
pu  se  faire  la  substitution  d'un  thème  à  l'autre  dans  le  conte  rou- 
main, —  ce  sont  bien  les  liens  de  fraternité,  créés  par  le  lait,  soit  d' une- 
mère,  soit  de  l'autre,  qui  procurent  au  héros  protection  et  salut. 


Nous  en  étions  là  de  notre  travail,  quand  nous  nous  sommes  de- 
mandé si,  dans  cet  immense  répertoire  de  contes  recueillis  chez  les 
Slaves,  —  Russes  et  Petits-Russiens,  Polonais,  Tchèques,  Serbes, 
Croates,  etc.,  —  il  ne  se  trouvait  pas,  pour  le  thème  du  Gâteau,  d'au- 
tres spécimens  que  la  légende  de  l'Ukraine  rapportée  par  Mérimée. 
Nous  avons  donc  fait  appel  à  l'une  des  premières  autorités  vivantes 
en  matière  de  folk-lore  slave,  et,  avec  son  obligeance,  de  nous  bien 
connue,  M.  G.  Polivka,  professeur  de  philologie  slave  à  l'Univer- 
sité tchèque  de  Prague,  nous  a  fourni  les  précieux  renseignements 
que  nous  allons  résumer. 


252  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Notons  d'abord  que  M.  Polivka  ne  connaît,  chez  les  Slaves,  —  du 
moins,  quant  à  présent,  —  aucun  spécimen  de  ce  thème  des  Mamelles 
sucées  que  nous  avons  suivi  du  Caucase  à  la  péninsule  des  Balkans, 
à  la  corne  nord-orientale  de  l'Afrique  et  à  l'extrémité  occidentale 
de  la  côte  barbaresque. 

Quant  au  thème  du  Gâleau,  nous  voyons  que  la  légende  donnée 
par  Mérimée  n'est  qu'une  variante  d'un  conte  qui  se  rencontre  dans 
d'autres  pays  slaves,  variante  historicisée,  ou  plutôt  mise  dans  un 
cadre  historique. 

D'après  ce  que  M.  Polivka  nous  apprend,  feu  Michel  Dragomanov 
a  traité  ce  sujet,  en  1887,  dans  un  article  qui  a  été  reproduit  dans 
le  recueil  de  ses  études  sur  les  Traditions  populaires  des  Petiis-Rus- 
siens,  publiée  en  1900,  à  Lemberg.  Il  cite  notamment  (p.  139)  une 
légende  recueillie  dans  l'ancienne  province  polonaise  de  Volhynie, 
la  légende  du  chevalier  Bounyaka  (1).  Ce  Bounyaka  est  un  ogre  :  il 
se  fait  amener  les  plus  beaux  petits  garçons  et  les  dévore.  Enfin, 
vient  le  tour  d'un  enfant  dont  le  père  est  mort  depuis  peu.  La  pauvre 
mère  a  une  inspiration  :  elle  prie  les  gens  qui  venaient  prendre  l'en- 
fant pour  le  conduire  chez  Bounyaka,  d'attendre  un  instant.  Pendant 
ce  temps,  elle  fait  cuire  des  gâteaux  qu'elle  a  pétris  avec  le  lait  de 
son  sein,  et  les  donne  au  petit  garçon  en  lui  disant  d'amener  Bou- 
nyaka à  manger  au  moins  un  de  ces  gâteaux  ;  car,  alors,  il  regardera 
l'enfant  comme  son  frère  et  ne  le  mangera  pas.  Tout  se  passe,  en  effet, 
selon  les  prévisions  de  la  mère. 

M.  Polivka  nous  signale  une  variante  de  ce  conte,  qui  a  été  recueil- 
lie en  Serbie  (Nikolitch  :  Contes  populaires  serbes.  Belgrade,  1899, 
p.  151).  Là,  c'est  un  dragon  qui,  chaque  matin,  se  fait  apporter  par 
les  habitants  du  pays  de  Matchva  un  enfant  de  quatre  à  cinq  ans. 
Même  histoire  de  gâteau. 

Naturellement,  Dragomanov  rapporte  aussi  la  légende  empruntée 
par  Mérimée  à  l'ouvrage  de  Kostomarov,  légende  dont  le  fond  est 
le  même  que  les  récits  volhynien  et  serbe,  avec  infiltration  du  thème 
indo-mongol  du  Siddhi-hiir  (ce  n'est  pas,  en  eiïet,  pour  le  manger 
que  le  Bouniak  de  Mérimée  tue,  chaque  mois,  le  cosaque  qui  l'a  servi 
au  bain  ;  c'est  pour  l'empêcher  de  parler  de  ce  qu'il  a  vu,  de  son 
corps  en  décomposition).  —  Ce  mémo  Dragomanov  dit  (p.  141)  que 
cette  légende  avait  été,  dès  la  fin  du  xviii^  siècle,  consignée  par 
Engel  dans  son  Histoire  de  r  Ukraine  et  des  Cosaques  ukrainiens  (Halle, 

(1)  Ce  Bounyaka  (Bouniak,  dans  Mérimée)  porte  le  surnom  de  Soloudivyi  (trans- 
crit Choloudivoi  par  Mérimée),  surnom  qui  a  été  traduit  en  allemand  par  rseudig, 
c'est-à-dire  atteint  d'un^'maladie  de  peau  rongeante. 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT         253 

1796),  d'après  des  sources  polonaises  et  notamment  d'après  Annales 
revoluiionum  Hegni  Polonise  et  rerum  nolabilium  civilalis  Leoburgicœ 
ah  an.  1614-1700,  a  Joh.  Thoma  Josefowicz,  canonico  Leopol.  et  cœt. 
La  légende  de  Bunyaka  a  été  traitée  aussi  par  Iv.  Zdanov  dans 
son  ouvrage  L'Epopée  héroïque  russe  (Saint-Pétersbourg,  1895), 
p.  448  seq 


Dans  certains  contes  croates  et  serbes,  c'est  bien  le  thème  des 
Oreilles  du  roi  qui  se  présente,  combiné  avec  le  thème  du  Gâteau, 
comme  dans  la  variante  indo-mongole  du  Siddlii-kiir  (1). 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  constater,  dans  un  des  contes  croates 
(publié  en  1852  dans  la  revue  Neven),  une  modification  faite  par 
un  narrateur  que  choquait  évidemment,  dans  son  respect  pour  la 
vraisemblance,  le  trait  du  lait  se  formant,  séance  tenante,  dans  le 
sein  de  la  mère,  quand  elle  veut  pétrir  des  gâteaux.  Dans  ce  conte 
croate,  les  gâteaux  sont  pétris  avec  les  larmes  de  la  mère,  et  le  Ban 
(Midas  est  ici  un  Ban  de  Croatie)  est  si  touché  de  cet  amour  maternel, 
qu'il  épargne  le  jeune  garçon,  en  lui  faisant  promettre  de  ne  rien 
dire  à  personne  de  sa  difïormité. 


Une  observation  plus  importante  à  faire  (du  moins  à  notre  point 
de  vue),  c'est  que,  dans  divers  contes  de  cette  ancienne  partie  de  la 
Lithuanie  qu'on  appelle  la  Russie  blanche,  le  lait  avec  lequel  les 
gâteaux  ont  été  pétris  révèle  à  des  frères,  jusqu'alors  inconnus  les 
uns  aux  autres,  le  lien  qui  les  unit.  Et,  chose  curieuse,  ces  contes 
appartiennent  tous  au  thème  général  dit  des  Sœurs  jalouses,  dont 
nous  avons  cité  ci-dessus  plusieurs  variantes,  et  ils  reproduisent  la 
combinaison  que  présente  la  version  indienne  de  Salsette  (§  2,  B). 

Nous  rappellerons  que,  dans  la  première  partie  du  conte  indien, 
les  sœurs  jalouses  font  disparaître,  dès  leur  naissance,  les  trois  enfants 
de  la  jeune  reine,  et  que,  dans  la  seconde  partie,  le  lait  de  cette 

(1)  M.  Polivka  renvoie  aux  Publications  de  l'Académie  de  Cracovie  (partie  phi- 
lologique) de  1899,  dans  lesquelles  M.  St.  Ciszewski  a  étudié  le  conte  de  Midas  et 
fait  connaître  les  contes  en  question. 

Nous  nous  bornons  à  mentionner  ici  un  conte  qu'un  voyageur  russe,  M.  Grigorij 
N.  Potanin,  a  entendu  raconter  au  Tibet  par  un  Mongol.  Ce  conte  dont  M.  Polivka 
a  bien  voulu  nous  envoyer  l'analyse,  et  qui  a  été  publié  par  la  revue  Zivaja  .Starina 
(I,  liv.  3,  p.  238  seq.),  est  évidemment  dérivé  du  conte  du  Siddhi-kilr  mongol.  Les 
seules  différences,  c'est  que  «  l'Empereur  Landarma  »  a  des  cornes  de  bœuf,  au  lieu 
d'oreilles  d'àne,  et  que  le  secret  est  entendu,  non  par  un  écureuil,  mais  par  une  souris 
des  champs. 


-254  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

reine,  jaillissant  en  triple  jet  vers  les  bouches  de  ses  enfants,  fait 
reconnaître  à  tout  le  peuple  qu'elle  est  leur  mère.  —  Dans  les  contes 
de  la  Russie  blanche,  le  plus  jeune  fils,  qui  n'a  pas  été  supprimé, 
comme  ses  onze  frères,  se  met  à  la  recherche  de  ceux-ci.  Avant  de 
partir,  il  dit  à  sa  mère  de  pétrir  avec  son  lait  trois  prospirij  {'Kpà'S^zpi) 
c'est-à-dire  trois  pains  seml)lables  aux  pains  servant  au  saint  Sacri- 
fice dans  le  rite  grec,  et  les  onze  frères,  quand  ils  mangent  les  pros- 
pirij, reconnaissent  le  lait  de  leur  mère  (1).  Dans  une  autre  variante 
du  même  conte,  toujours  de  la  Russie  blanche,  les  enfants  enlevés  à 
leur  mère  et  jetés  à  l'eau  (à  la  mer)  dans  des  tonneaux,  ont  les 
lèvres  noires,  parce  qu'ils  n'ont  pas  sucé  le  lait  maternel,  et  leurs 
lèvres  deviennent  blanches,  quand  leur  plus  jeune  frère  leur  a 
apporté  des  gâteaux  faits  avec  le  lait  de  leur  mère  (2). 

Le  résumé  de  ces  contes  de  la  Russie  blanche,  que  M.  Polivka  nous 
a  si  aimablement  envoyé,  est  suffisant  pour  nous  montrer  que  ces 
contes  sont  identiques,  pour  le  fond,  à  un  conte  finnois  qui  est  sous 
nos  yeux  et  dont,  malgré  ses  altérations,  l'analyse  un  peu  étendue 
fera  mieux  connaître  ce  groupe  de  contes  et  sa  manière  de  présenter 
le  thème  des  Sœurs  jalouses.  Voici  ce  conte  finnois,  provenant  de  la 
Karélie  russe,  province  de  la  Finlande,  peu  éloignée  de  Saint-Péters- 
bourg (3)  : 

La  plus  jeune  de  trois  sœurs,  qui  a  épousé  le  fils  du  roi,  met  au  monde, 
en  trois  fois,  neuf  fils,  ainsi  qu'elle  l'avait  dit  avant  d'être  mariée.  Chaque 
fois  une  sorcière  substitue  des  pies  ou  des  corneilles  aux  enfants,  qu'elle 
met  dans  la  prairie  sous  une  pierre  blanche  ;  mais  la  dernière  fois,  la  prin- 
cesse réussit  à  cacher  «  dans  son  bonnet  »  deux  des  trois  petits.  —  Cette 
dernière  fois,  le  fils  du  roi  la  fait  mettre  dans  un  tonneau  de  fer,  qu'on  jette 
à  la  mer.  La  princesse  y  élève  les  deux  enfants  qu'elle  a  cachés.  Quand  ils 
ont  grandi,  ils  prient  Dieu  de  briser  le  tonneau,  qui  a  touché  terre,  et  ils  en 
sortent  avec  leur  mère.  Grâce  aux  dons  d'un  brochet  merveilleux,  ils  se 
souhaitent  un  beau  château  dans  l'île  où  ils  ont  abordé.  Le  fils  du  roi, 
étant  venu  admirer  le  château,  rencontre  ses  deux  enfants,  qui  lui  racon- 
tent leur  histoire  :  il  voit  avec  joie  qui  ils  sont  et  reconnaît  sa  femme  ('*). 

(1)  JRomanov  Belorusskij  Sbornik,  Wl,  n°  18,  et  aussi  n""  20,  21,  22. 

(2)  Ibid.,n°  17. 

(3)  Emmy  Schreck  :  Finniscke  Maerchen  (Weimar,  1887),  n°  11.  —  Ce  Hvre  est 
une  traduction  de  contes  Tinnois  recueillis  par  Eero  Salmelainen,  qui  les  a  publiés 
de  1852  à  1866. 

(4)  Il  nous  semble  que,  dans  ce  passage  du  conte  finnois,  il  y  a  une  infiltration 
d'un  thème  indiqué  ci-dessus,  après  le  mythe  de  Danaé  (§3,  C,  a).  Dans  ce  thème, 
le  héros,  une  princesse  et  son  enjani  sont  jetés  à  la  mer  dans  un  tonneau  ;  le  héros 
ordonne  au  tonneau  de  s'oiurtr  sur  une  plage,  et  il  se  souhaite  un  beau  château,  où 
le  roi,  père  de  la  princesse,  reconnaît  sa  fille.  Et,  toutes  ces  merveilles,  il  les  produit 
en  invoquant  l'aide  d'un  poisson  mystérieux,  lequel,  dans  un  conte  lithuanien,  est 
un  brochet. 


LE  LAIT   DE   LA   MÈRE   ET   LE  COFFRE   FLOTTANT  255 

Plus  tard,  les  enfants,  ayant  entendu  parler  des  sept  frères  qu'ils  ont  eus, 
veulent  aller  à  leur  recherche.  La  mère,  après  avoir  résisté  longtemps, 
leur  permet  de  partir  ;  elle  tire  du  lait  de  ses  mamelles  et  s'en  sert  pour 
préparer  des  petits  pains,  qu'elle  donne  à  ses  deux  fils  comme  provisions 
de  route.  —  Enfin  les  jeunes  garçons  arrivent  à  la  maison  où  leurs  sept 
frères  viennent,  chaque  soir,  sous  forme  de  cygnes,  et  ils  y  entrent  pour  les 
attendre.  Les  sept  frères,  étant  entrés  à  leur  tour,  après  avoir  déposé  leur 
enveloppe  de  plumes,  s'écrient  aussitôt  qu'il  y  a  dans  la  chambre  une 
K  odeur  de  mère  ».  Les  deux  garçons  réussissent  à  se  saisir  des  sept  enve- 
loppes de  plumes  et  à  les  brûler  ;  puis  ils  se  font  reconnaître  de  leurs  frè- 
res (1).  Après  quoi,  ils  leur  donnent  les  pains  en  leur  disant  avec  quel  lait 
ces  pains  ont  été  pétris.  «  Il  y  a  bien  longtemps,  disent  les  sept  frères,  que 
nous  avons  bu  du  lait  de  notre  mère  :  nous  devions  périr,  alors  que  nous 
l'avions  à  peine  goûté.  »  Et  ils  partent  tous  ensemble  pour  le  pays  natal. 

La  seconde  partie  de  ce  conte  finnois  est  altérée  et  n'indique  pas, 
comme  les  contes  de  la  Russie  blanche,  que  c'est  grâce  aux  pains, 
donnés  dans  cette  intention  par  la  mère,  que  les  frères  se  recon- 
naissent entre  eux  :  ces  pains  sont  devenus  de  simples  «  provisions 
de  route  ;^  (2) 


Arrivé  au  terme  de  nos  recherches  sur  le  t/ième  proprement  dit 
du  Lait  de  la  mère,  nous  avons  à  constater,  non  sans  étonnement, 
que  les  dernières  variantes  qui  se  sont  offertes  à  nous  rappellent 
incontestablement  non  seulement  le  conte  indien  de  Salsette,  mais 
plus  encore,  quant  au  dénouement,  les  légendes  indiennes  deVaïsâli, 
que  nous  avons  examinées  au  début  de  nos  investigations  (§2,  A). 

Un  simple  rapprochement  suffira  pour  qu'on  puisse  s'assurer  de 
ce  fait. 

—  D'un  côté,  dans  les  légendes  indiennes,  les  fils  d'une  reine  sont 
mis  dans  une  caisse  et  jetés  dans  le  Gange  ;  puis,  devenus  hommes, 
ils  reconnaissent  au  jaillissement  du  lait  de  la  reine,  qu'ils  sont  en 
présence  de  leur  mère. 

—  D'un  autre  côté,  dans  les  contes  de  la  Russie  blanche,  des  enfants 
nouveau-nés  sont  mis  dans  des  tonneaux  et  jetés  à  la  mer  ;  puis, 

(1)  Encore  une  infiltration,  une  double  infiltration  :  1°  du  thème  des  frères 
changés  en  oiseaux,  à  la  recherche  desquels  se  met  leur  sœur,  leur  future  libératrice 
(Grimm,  n°  49,  Les  six  Cygnes)  ;  2°  du  thème  de  l'enveloppe  animale  brûlée  (Re- 
marques sur  le  n°  63  de  nos  Contes  populaires  de  Lorraine,  t.  II,  p.  228-229). 

(2)  Un  autre  conte  finnois  (E.  Schreck,  op.  cit.,  n°  13),  où  c'est  une  sœur  qui  part 
à  la  recherche  de  ses  neuf  frères,  di-sparus  à  sa  naissance,  présente  ce  trait  du  pain 
pétri  ai'ec  des  larmes,  que  nous  avons  rencontré  dans  un  conte  croate  ;  mais,  dans 
le  conte  finnois,  si  c'est  la  mère  qui  pétrit  ce  pain,  les  larmes  sont  les  larmes  de  sa 
fille,  les  larmes  de  la  sœur.  Le  pain  roule  devant  celle-ci  et  la  guide  vers  le  pays  où 
elle  trouvera  ses  neuf  frères. 


256  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

ayant  grandi,  ils  reconnaissent,  au  lait  maternel  avec  lequel  des 
pains  ont  été  pétris,  qu'ils  sont  en  présence  de  leur  frère. 

Est-ce  que  ce  parallélisme  n'est  pas  frappant  ?  et  ne  nous  fait-il 
pas  entrevoir,  entre  des  groupes  de  contes  qui,  au  premier  abord, 
peuvent  paraître  étrangers  les  uns  aux  autres,  de  ces  relations  de 
famille  analogues  à  celles  que  l'on  découvre  entre  les  races  et  les 
familles  zoologiques  ?  Nous  ne  pouvons  ici  qu'indiquer  cet  ordre 
d'idées. 

D.  —  Prodige  de  l allailemenl  par  les  doigls  télés 

Dans  les  contes  qui  vont  suivre,  il  n'y  a  pas  à  chercher  des  sym- 
boles, comme  dans  le  rite  abyssin  d'adoption  par  doigt  tété,  que 
nous  avons  mentionné  plus  haut  (§  5,  B).  Bien  qu'on  soit  en  plein 
dans  le  bizarre,  le  bizarre  prend  une  tournure  prosaïque  et  ne  vise 
qu'à  résoudre  pratiquement  ce  problème  du  monde  des  contes  : 
Comment  seront  allaités  des  enfants  qui  n'ont  ni  mère,  ni  nourrice  ? 

1.  Dans  la  troisième  légende  indienne,  celle  qui  est  rapportée 
dans  un  livre  écrit  à  Ceylan  {supra,  §  2,  A),  la  solution  est  celle-ci  : 
les  enfants  s'allaiteront  tout  seuls.  Quand  l'ascète  trouve  le  petit 
prince  et  la  petite  princesse^  enfin  dégagés  du  petit  morceau  de 
chair  informe,  ils  sont  en  train  de  sucer  leurs  doigts  et  d'en  tirer  du 
lait.  —  Les  enfants  du  conte  arabe  d'Egypte  de  la  collection  Artin- 
Pacha  (§  2,  B)  sont  également  en  train  de  sucer  leurs  doigts,  quand 
l'homme  pieux,  leur  sauveur,  ouvre  la  caisse  où  ils  ont  été  mis  ; 
mais  il  est  probable  qu'ils  n'en  tirent  pas  grand'chose  ;  du  moins,  le 
conte  n'en  dit  rien,  et,  à  la  prière  du  brave  homme,  Dieu  envoie  une 
gazelle  pour  les  allaiter. 

2.  Dans  le  conte  indien  de  la  presqu'île  de  Goudjérate  (§  2,  A), 
même  procédé  d'allaitement  ;  mais  les  enfants  ne  se  l'appliquent  pas 
eux-mêmes  ;  il  leur  est  appHqué  par  leur  père  adoptif  :  au  lieu  de 
téter  leurs  doigts,  les  enfants  tettent  les  doigts  du  fervent  adorateur 
du  Soleil,  qui  les  leur  a  mis  dans  la  bouche  pour  les  apaiser, et  ils  sont 
ainsi  allaités. 

3.  Dans  la  première  partie  du  conte  indien  de  Salsette  dont  la 
dernière  partie  a  déjà  été  étudiée,  ce  n'est  pas  un  père  adoptif  qui 
donne  te  pouce  à  la  petite  fille  (la  future  reine  dont  les  trois  jets  de 
lait  iront  droit  dans  les  bouches  de  ses  trois  enfants)  ;  c'est  l'ascète 
mendiant,  son  père....  qui  est  en  même  temps  sa  mère,  ainsi  qu'il 
appert  de  l'introduction  du  conte. 

Le  baroque  atteint,  dans  cette  introduction,  des  limites  qu'il  n'est 


LE  LAIT  DE  LA  .MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT         257 

guère  possible  de  dépasser,  et,  chose  intéressante  à  constater,  ce 
baroque  n'est  pas  resté  confiné  dans  l'Inde  ;  il  a  émigré  et  nous 
l'avons  rencontré,  à  notre  grande  surprise,  dans  l'Archipel  Grec. 

Voici  cette  introduction  du  conte  indien  :  Un  jour  qu'un  ascète 
mendiant,  marié  et  père  de  six  filles,  est  à  faire  sa  quête,  une  femme 
lui  verse  dans  la  main  un  peu  de  riz  bouillant,  qui  lui  fait  lever  une 
grosse  ampoule  sur  le  pouce.  Rentré  dans  sa  maison,  le  mendiant 
dit  à  sa  femme  de  prendre  une  épingle  et  de  lui  ouvrir  l'ampoule. 
Mais  à  peine  a-t-elle  commencé,  qu'elle  entend  une  petite  voix 
crier  :  «  Père,  si  tu  es  pour  ouvrir,  fais  bien  attention!  «  La  même 
scène  se  répète  plusieurs  fois.  On  ouvre  avec  précaution,  et  voilà 
que  de  l'ampoule  sort  une  petite  fille,  qui  se  met  à  marcher. 

Maintenant,  écoutons  une  vieille  religieuse  grecque  raconter,  dans 
l'île  de  Lcsbos,  un  conte  qu'elle  avait  entendu,  aux  jours  de  son 
enfance,  à  Kassaba,  dans  l'Asie  mineure  (1)  :  Un  homme  et  une 
femme  n'ont  point  d'enfants.  Un  jour,  la  femme  achète  une  pomme 
dans  la  rue.  Son  mari  trouve  la  pomme  et  la  mange.  Et  voilà  qu'un 
de  ses  gros  orteils  enfle,  comme  s'il  avait  une  ampoule.  Pendant  que 
l'homme  s'en  va  chez  le  médecin,  il  vient  à  marcher  sur  des  ronces  : 
l'ampoule  crève,  et,  sans  que  l'homme  s'en  aperçoive,  il  en  sort 
une  petite  fille.  Un  aigle  emporte  l'enfant  sur  un  cyprès,  où  elle 
reste  jusqu'à  l'âge  de  douze  ans  (2),  etc. 

Dans  ce  conte  grec,  l'homme  n'a  pas  à  se  préoccuper  de  la  façon 
dont  il  nourrira  son  enfant,  puisqu'il  ne  sait  pas  même  que  cet  enfant 
existe.  Dans  le  conte  indien,  c'est  différent  :  l'enfant  est  là,  mar- 
chant, parlant.  Gomment  le  nourrira-t-on  ?  Les  conteurs  de  Salsette 
n'en  disent  rien  ;  ils  nous  montrent  simplement  le  père  se  désolant 
de  son  augmentation  de  farnillle.  Mais  plus  loin,  ils  donnent  un  petit 
détail  qui  fait  voir  que,  dans  l'état  primitif  du  conte,  l'ascète  men- 
diant recourait,  à  l'égard  de  sa  petite  fille,  au  procédé  d'allaitement 
de  l'autre  Hindou,  l'adorateur  du  Soleil.  Ils  nous  disent  que  la  petite 
fille  «  avait  l'habitude  de  téter  le  pouce  de  son  père  avant  de  s'endor- 
mir ;  et,  quand  le  pouce  était  retiré  de  sa  bouche,  elle  se  réveillait  )\ 
Le  père,  ayant  mené  ses  sept  filles  dans  la  forêt  pour  les  perdre 
(comme  le  bûcheron  de  notre  Petit  Poucet)  et  leur  ayant  dit  de  dor- 


(1)  Folktales  from  the  Mgean,  n°  9,  dans  Folk-Lore,  livraison  de  septembre  1900. 

(2)  Notons,  en  passant,  que  le  trait  de  l'aigle  n'est  pas  moins  indien  que  le  trait 
de  l'ampoule  :  dans  un  conte  indien  du  Dekkan,  une  toute  petite  fille  est  enlevée 
par  un  couple  d'aigles  qui  lui  font,  sur  un  grand  arbre,  une  petite  maison,  où  elle 
reste,  elle  aussi,  jusqu'à  douze  ans  (miss  M.  Frère  :  Old  Deccan  Days,  2»  édit.  Lon- 
dres, 1870,  n"  6). 

il 


258  KTUDES   FOLKLORIQUES 

niir.  se  voit  oblip;é,  pour  ne  pas  réveiller  la  petite,  (piand  il  s'c:  (|uivi', 
de  se  couper  le  pouce  et  de  le  lui  laisser  dans  la  boucher 

Tout  ce  passage  est  altéré  ;  mais  l'ancien  thème,  le  tlièmr  dr  l'al- 
laitement par  le  doigt,  est  reconnaissalile  sous  les  altérations. 

4.  Cet  allaitement  par  le  doigt,  nous  allons  le  retrouver  dans  une 
des  œuvres  principales  de  la  littérature  de  l'Inde,  le  Mahâhhârnla, 
et,  —  ce  qui  n'est  pas  insignifiant,  —  ce  trait  étrang»^  accompagne, 
dans  le  récit,  le  trait  non  moins  étrange  de  l'homme  à  la  fois  père  et 
mère.  Seulement,  dans  le  Mahâhhârnla,  ecs  deux  traits  ne  se  réu- 
nissent pas  sur  une  même  personne.  Il  y  a,  séparéinenl,  d'une  part, 
naissance  baroque  (comme  dans  le  conte  indien  de  Salsette  et  dan-; 
le  conte  grec  moderne),  et,  d'autre  part  (comme  flans  le  conte  indien 
du  Goudjérate),  allaitement  par  un  doigt  qui  n'est  ])as  celui  du  père. 

Donc,  le  Mahâbhârala  raconte  l'histoire  suivante  (1)  ; 

Un  roi  très  pieux,  ne  pouvant  obtenir  des  (li.iix  un  tils,  se  relire  dans  la 
forêt  pour  vivre  en  ascète.  Un  .soir,  après  toute  une  journée  de  jeûne  rigou- 
reux, il  entre,  mourant  de  soif,  dans  l'ermitage  de  Bhrigou,  un  ascète -que 
ses  austérités  ont  fait  presque  un  dieu  ;  il  demande  à  boire  ;  mais  la  voix 
qui  sort  de  sa  gorge  desséchée  est  trop  faible  pour  qu'elle  parvienne  aux 
oreilles  de  Bhrigou  cl  des  aidres  ermites  ses  conq)agnons,  endormis.  Voyant 
une  cruche  remplie  d'eau,  le  roi  la  prend  et  en  boit  tout  le  contenu.  — ■ 
Quand  Bhrigou  se  réveille  et  qu'il  trouve  la  cruche  vide,  il  fait  une  enquête, 
et  le  roi  lui  dit  ce  qui  s'est  passé.  Alors  l'ascète  lui  apprend  que  eette  eau, 
dans  laquelle  lui,  Bhi-igou,  avait  <>  infusé  le  mérite  de  ses  actes  religieux  », 
de  ses  ■■  sévères  austérités  »,  était  destinée  à  faire  naître  un  lils  au  roi  : 
celui-ci  a  eu  tort  de  boire  cette  eau  (qui  probablement,  bien  que  le  poème 
n'en  dise  rien,  devait  être  bue  par  la  reine)  ;  mais  il  n'y  a  pas  moyen  de 
revenir  sur  ce  qui  est  fait.  Puisque  le  roi  a  bu  Teau.  c'est  lui  qui  donnera 
le  jour  à  un  fils  qui  sera  "  égal  au  dieu  Indra  ».  En  effet,  au  bout  de  cent  ans, 
un  fils  naît  en  perçant  le  côté  gauche  du  roi,  sans  que  celui-ci  ressente  la 
moindre  douleur.  —  Alors  le  dieu  Indra  vient  visiter  le  roi.  Et  les  dieux 
demandent  à  Indra  :  «  Qui  est-ce  qui  allaitera  l'enfant  ?  »  Et  Indra  met  son 
doigt  dans  la  bouche  de  l'enfant,  en  disant  :  Mândkâtâ  («  Il  me  tétera  »), 
de  sorte  que  l'enfant  reçoit  des  dieux,  d'accord  avec  Indra,  le  nom  de 
Mândhâtâ.  Quand  il  a  tété  le  doigt,  l'enfant  devient  puissamment  fort,  etc. 

F.    ~    Piodifje  (le  l' allailemenl  par  un   animal  mystérieux 

Dans  les  récits,  presque  tous  déjà  cités,  que  nous  reprenons  ici 
pour  former  un  groupe,  il  s'agit,  comme  dans  la  précédente  sec- 

(1)  Voir  la  traduction  anglaise  déjà  citée,  de  Protap  Chandra  Roy  (vol.  III, 
Calcutta,  1884  ;  chap.  cx.wi,  p.  382-385).  —  C'est  M.  A.  Barth  qui  nous  a  signale 
ce  chapitre  de  riniinense  poème  liindou,  comme  il  nous  avait  déjà  aidé  à  trouver, 
dans  ce  même  Ma/idbhâraia,  les  nombreux  endroits  où  ii  est  question  de  la  légende 
de  Karna  {supm,  §  3.  B). 


LE   LAIT    DE   LA   MÈRE   ET   LE   COFFIŒ   FLOTTANT  lioO 

tion,  (11'  savoii'  cniiiiin'iiL  It'S  enfants  exposés  sei'onl  allaités,  et.  ici 
encore,  intervient  un  prodige. 

Pour  que  les  enfants  soient  allaités,  un  dieu  leur  enverra  son  ani- 
mal sacré  :  Mars,  sa  louve,  aux  petits  Romulus  et  Rémus  (§  3,  C,  aj  ; 
Ahourâ-Mazda,  le  grand  dieu  des  Perses,  sa  chienne,  au  petit  Cyrus 
(vj  3.  C,  /))....  Mais  quel  dieu  a  liiiMi  ])u  envoyer  son  nurse  à  l'enfant 
(|ui  sera  ]»lus  lard  If  licau  l'âi'is  (  i;  3,  K)  ".' 

l{a]>j)elons  encore  les  colombes  de  Vénus  (ou  de  Derkéto  :  c'est 
tout  un),  nourrissant  la  petite  Sémiramis  (§  3,  C,  b),  et  le  juverl  de 
i\Iars,  aidant  la  louve  à  nourrir  Romulus  et  Rémus  (§  3,  C,  a). 


Une  traduction  monothéiste  de  ces  mythes  antiques,  c'est  l'épi- 
sode du  conte  arabe  du  Caire  (§  2,  B,  in  fine),  où  Dieu,  à  qui  un 
brave  homme  a  demandé  le  moyen  d'élever  les  deux  enfants  appor- 
tés par  le  coffre  flottant,  envoie  une  gazelle  pour  les  allaiter.  —  Ail- 
leurs, dans  un  conte  sicilien  (1),  c'est  une  fée  qui  envoie  une  biche. 

La  l)iche  au  pelage  d'or  du  conte  avar  du  Caucase  (§  3,  C,  6)  arrive 
toute  seule,  comme  aussi  la  chèvre  du  conte  turc  et  du  conte  grec 
moderne  de  l'île  de  Syra  (ibid.). 


§  6 

APPENDICE.     —    LES    MILLE    FILS 

C'est  encore  le  Mahâbhârala,  —  renforcé,  cette  fois,  de  l'autre 
grand  poème  hindou,  le  Râmâyana,  — .  qui  nous  fournit  un  trait  à 
rapprocher  de  cette  «  l)oùle  de  chair  )>,  mise  au  monde  par  une  prin- 
cesse, dans  la  première  légende  de  Vaïsâli,  et  qui  contient  mille 
fils  (2). 

Dans  le  Mahâbhârala  (3),  le  roi  Sagara  s'en  va  sur  une  montagne 
avec  ses  deux  femmes  et  se  met  à  pratiquer  de  dures  austérités  pour 
avoir  un  fils.  Le  dieu  Siva  lui  apparaît  et  lui  annonce  que  l'une  de 
ses  deux  femmes  donnera  naissance  à  soixante  mille  fils  très  vaillants 
mais  qui  périront  tous  ensemble  ;  l'autre  n'aura  qu'un  fils,  un  vail- 
lant fils  aussi,  qui  perpétuera  la  race.  Le  temps  venu,  l'une  des  deux 

(1)  G.  Pitre  :  Fiabe,  novelle  e  racconti  (Palerme,  1875),  n°  36. 

(2)  Nous  devons  encore  à  M.  Barth  de  connaître  ces  deux  curieux  récits. 

(3)  Op.  cit.,  voL  III,  ch.  cvi,  p.  329  seq. 


260  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

femmes  du  roi  met  au  monde  un  fils,  beau  comme  un  dieu  ;  l'autre 
femme  une  courge.  Le  roi  est  au  moment  de  jeter  la  courge,  quand 
une  voix  d'en  haut  lui  dit  de  ne  point  abandonner  ses  fils  :  il  faudra 
prendre  les  soixante  mille  semences  de  la  courge  et  les  mettre  cha- 
cune dans  un  vase  rempli  de  beurre  clarifié.  Le  roi  le  fait  et  finale- 
ment soixante  mille  garçons  se  forment  et  grandissent. 

Le  récit  du  Râmâyana  (1)  est  le  même  pour  le  fond,  avec  quelques 
diiïérences  de  détail,  qui  n'ont  pas  d'importance  quant  au  but 
spécial  de  notre  travail.  Ainsi,  le  dieu  Siva  est  remplacé  par  le  quasi- 
dieu  l'ascète  Bhrigou.  que  l'on  connaît  déjà  (2). 

Disons,  en  passant,  que  la  courge,  ou  quelque  chose  d'analogue 
qu'une  femme  met  au  monde,  se  rencontre  aussi  en  dehors  de  l'Inde, 
non  pas,  croyons-nous,  par  un  pur  hasard. 

Dans  rindo-Chine,  chez  les  peuplades  tjames  de  l'Annam,  il  s'agit 
d'une  noix  de  coco,  enveloppe  d'un  enfant  mystérieux,  doué  d'un 
pouvoir  magique  (3)  ;  —  chez  le*  Javanais,  l'enveloppe  est  une 
calebasse  (4)  ;  —  chez  les  Valaques  de  Roumanie,  c'est  une  citrouille, 
d'où  soit,  la  nuit,  un  beau  jeune  homme  (5). 

Ces  trois  contes  appartiennent  à  la  famille  de  contes,  indiens  et 
autres,  étudiés  dans  les  remarques  du  numéro  43  de  nos  Contes  popu- 
laires de  Lorraine.  S'ils  se  rattachent  par  un  certain  lien  aux  récits 
du  Mahàhhârala  et  du  Râmâyana,  ils  ne  ressemblent  presque  plus 
aux  légendes  indiennes  de  Vaïsâli  et  n'ont  plus  le  moindre  rapport 
avec  la  légende  javanaise. 

(1)  Le  Râmâyana  de  Valmiki,  traduit  en  français  par  Alfred  Roussel,  de  l'Ora- 
toire (Paris,  1903),  p.  106  seq. 

(2)  Nous  apprenons,  au  dernier  moment,  qu'une  autre  légende  du  Mahâbhârata 
chapitre  cxv  du  l^'  livre)  a,  au  lieu  de  la  courge,  la  boule  de  chair  des  légendes  de 
Vaïsâli  :  cette  boule  de  chair  se  divise  en  cent  morceaux  qui,  mis  chacun  dans  un 
vase  rempli  d'huile,  deviennent,  au  bout  de  deux  ans,  cent  enfants.  —  Corrigeant 
les  épreuves  de  cet  article  loin  des  grandes  bibliothèques,  nous  ne  pouvons  donner 
celle  légende  avec  précision. 

(3)  Contes  tjames,  recueillis  par  A.  Landes  (dans  le  recueil  périodique  Cochinchine 
française.  Excursions  et  Reconnaissances,  t.  XIll,  1887,  p.  53  seq.) 

(4)  Contes  joi'anais,  par  G.  A.  J.  Ilazeu  (dans  Hommage  au  Congrès  des  Orienta- 
listes de  Hanoi  de  la  part  du  Bataviaasch  Genootsckap  van  Kunsten  en  Wetenschappen 
(Batavia,  1902),  p.  22  seq. 

(5)  Arthur  et  Alfred  Schott  :  Walachische  Mserchen  (Stuttgart,  1845),  n<>  23. 


LE  LAIT  DE  LA  MÈRE  ET  LE  COFFRE  FLOTTANT  261 


§  7 

CONCLUSIONS    RELATIVES    A    l'oRIGINE    DE    LA    LÉGENDE    JAVANAISE 
DE    RADEN    PAKOU 

Il  existe,  —  nous  croyons  l'avoir  démontré,  —  un  lien  de  parenté 
unissant  la  légende  javanaise  de  Raden  Pakou  avec  les  légendes 
indiennes  de  Vaïsâli  et  le  conte  indien  de  Salsette,  plus  étroitement 
qu'avec  les  autres  documents  cités. 

Mais  quel  lien  de  parenté  ?  La  légende  javanaise  serait-elle  la 
fille  de  ces  légendes  et  contes  ?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Il  nous  sem- 
ble résulter  de  l'étude  qui  précède  que  la  légende  javanaise,  les 
légendes  de  Vaïsâli,  le  conte  de  Salsette,  sont  tous  issus  d'un  même 
prototyjte,  lequel  doit  avoir  existé  dans  l'Inde  à  une  époque  impos- 
sible à  préciser,  mais  certainement  antérieure  au  commencement 
du  v^  siècle  de  notre  ère,  date  à  laquelle  le  pèlerin  bouddhiste  Fa-hien 
fixait  par  écrit,  dans  l'Inde  même,  une  forme  dérivée  de  ce  proto- 
type. 

C'est  en  pays  bouddhiste,  —  bouddhiste  alors,  —  que  cette  forme 
a  été  notée  pour  la  première  fois.  Faut-il  en  conclure  que  le  proto- 
type aurait  été  bouddhique  ?  Nullement.  Ni  la  légende  recueillie 
à  Vaïsâli  par  Fa-hien,  au  début  du  v®  siècle,  ni  la  variante  recueillie 
dans  la  même  ville  par  Hiouen-Thsang,  au  vii*^  siècle,  ni  la  troisième 
légende,  rédigée  en  singhalais  au  xui^  siècle,  n'offrent,  dans  le  corps 
du  récit,  rien  qui  soit  spécialement  bouddhique.  Sans  doute,  dans 
Fa-hien,  après  que  les  mille  fils  ont,  aux  mille  jets  de  lait,  reconnu 
leur  mère,  il  est  dit  que  les  deux  rois,  auparavant  ennemis,  «obtinrent 
l'un  et  l'autre,  en  considération  de  cet  événement,  la  dignité  de  Py 
khi  foë  »,  en  sanscrit  Pralyêka  Bouddha  ;  ce  qui  est  un  degré  dans  la 
hiérarchie  des  saints  bouddhistes.  Mais  qui  ne  voit  que  cette  queue 
bouddhique  a  été  ajoutée  au  corps  du  récit,  dont  elle  est  séparable 
à  volonté  ? 

En  réalité,  les  légendes  de  Vaïsâli  sont  un  vieux  conte  indien  qui 
a  été,  comme  tant  d'autres,  annexé  au  répertoire  des  légendes  boud- 
dhiques. Il  serait  beaucoup  trop  long  de  traiter  ici  la  question  indi- 
quée plus  haut  (§  5,  C)  :  quelle  a  été  la  part  du  bouddhisme,  non 
pas  dans  la  propagation  des  contes  (oîi  incontestablement  il  a  joué 
un  rôle  important,  au  nord  et  à  l'est  de  l'Inde),  mais  dans  la  forma- 
tion, la  création  de   ces    contes.    Nous   espérons   pouvoir  apporter 


26-2  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

un  jour  quelques  arguiiiciils  de  jilus  ;'i  l'appui  de  celte  flièse  Irès 
nette  :  dans  leur  littérature  de  fables  et  de  contes,  les  bouddliiste.s 
ont  fait  œuvre,  non  de  création.  n\ais  (Vadaplalion,  et  parfois  il  leur 
est  arrivé  de  détériorer  les  matériaux  qu'ils  empruntaient  à  leurs 
prédécessçui's. 


A  Java,  dans  la  biographie  légendaire  de  Haden  Pakou,  person- 
nage historique  et  relativement  moderne,  c'est  aussi  uncadaptation 
(]ui  a  islainilisé  en  partie  une  variante  d'un  vieux  conte  indien,  en  la 
faisant  entrer'  dans  un  récit  dont  le  héros,  ainsi  que  son  père,  sont 
musulmans  et  prédicateurs  de  l'Islam. 

Mais  le  conte  qui  a  été  ainsi  arrangé  à  la  musulmane,  où  les  arran- 
geurs l'ont-ils  pris  ?  Est-ce  dans  le  répertoire  des  contes  déjà  exis- 
tant à  Java  lors  de  l'arrivée  des  marchands  musulmans,  les  conqué- 
rants de  l'avenir  ?  ou  bien  ceux-ci  l'avaient-ils  apporté  avec  leurs 
marchandises  ? 

Il  convient  ici  de  jeter  un  rapide  coup  d'œil  sur  la  littérature  java- 
naise et  ses  sources. 


C'est  de  l'Inde,  —  à  la  fois  de  l'Inde  proprement  dite,  et  de  l' Indo- 
Chine,  cette  région  toute  pénétrée  (h;  l'innuence  indienne,  —  que 
l'ile  de  Java  a  re(;u  sa  civilisation,  dans  les  luemiers  siècles  d(!  noi  ic 
ère,  tant  par  la  Noic  dn  lir-ilimani-nir  ([uc  ]iar  ccllr  du  JHiuddlii^ii'f. 
En  l'an  114  de  notre  ère,  un  voya^nnr,  jiotre  Fa-liicn,  retnurn.inl 
par  mer  de  l'Inde  en  Chine,  el  déttuirné  de  sa  route  jtar  une  tfin|»<''l<'. 
séjourne  quatre  jnois  à  Jaxa  et  y  conslutr  l;i  pn'scnce  de  noniltrcux 
sectateurs  du  brahmanisme  (quant  aux  bomblhistes,  «  cela  ne  valait 
pas  la  peine  d'en  parler  »)  (1). 

Dans  la  partie  ouest  de  Java,  on  a  trouvé  des  inscriptions  en  sans- 
crit qui,  à  en  juger  par  la  forme  des  caractères,  doivent  remonter 
à  la  mênui  éi)0<iue  à  ]>eu  près  que  le  voyage  de  Ea-hien.  —  Quant  aux 
inscriptions  datées,  la  plus  ancienne  (732  rb'  nohc  ère).  i)rovenant 
de  Tjangal  dans  le  Kcdou,  contrée  au  centre  de  Java,  Jious  apprend 
que  le  prince  du  pays  portait  le  nom  sanscrit  de  Sandjaja  et  profes- 
sait ce  culte  de  Siva  qui  est  aujourd'hui  la  religion  dominante  dan.; 
l'Inde.  Une  inscription  de  Kalasan  (toujours  à  Java),  datant  d*^ 
l'an  778  de  notre  ère,  est  bouddhique. 

(1)  Op.  cit..  trnfi.  .1.  Legpre,  p.  113. 


LE   LAIT  DE  LA  MÈRE   ET  LE  COFFRE  FLOTTANT  263 

En  résumé,  l'étude  des  inscriptions  sur  pierre  et  sur  cuivre,  et  aussi 
de  ce  qui  subsiste  des  anciens  monuments  de  l'architecture  et  de 
la  sculpture,  permet  de  dire  que  les  religions  de  l'Inde  ont  régné 
à  Java,  du  huitième  siècle  à  la  fin  du  quinzième,  jusqu'à  ce  que  l'isla- 
misme eût  pris  le  dessus.  —  Dans  l'île  de  Bali,  cette  «  Petite-Java,  » 
dont  nous  avons  rapporté  plus  haut  une  légende  (§  1,  in  fine),  le 
brahmanisme  s'est  maintenu  jusqu'à  l'heure  actuelle  (1). 

En  dehors  des  monuments,  la  littérature  ancienne  de  Java  témoi- 
gne de  l'influence  de  l'Inde  :  elle  est  tout  imprégnée  d'éléments 
indiens.  Ainsi,  —  nous  pouvons  ici  donner  notre  appréciation  per- 
sonnelle, d'après  une  analyse  détaillée  de  l'ouvrage,  —  le  grand 
roman  versifié  VAngling  Darma  met  en  œuvre  tant  de  thèmes  de 
contes  indiens,  qu'un  savant  hollandais  de  Batavia,  le  regretté 
J.  Brandes,  bien  qu'il  ne  fût  pas  en  état  de  discerner  exactement 
chacun  de  ces  thèmes,  conclut  formellement  à  la  dérivation  d'un 
prototype  indien,  que  l'on  découvrira  peut-être  un  jour  dans  quehfue 
manuscrit  sanscrit  ignoré  (2). 

Il  est  à  noter  que  ce  roman  javanais  est  resté  l)ien  hindou,  forme 
et  fond,  jusqu'à  l'heure  présente  et  sans  aucun  remaniement  musul- 
man, tandis  que,  dans  ce  même  Archipel  Indien,  un  roman  malais, 
V Indradjaja,  qui  dérive  du  même  prototype  que  VAngling  Darnia, 
a  pris  une  couleur  tout  à  fait  musulmane  et  a  été  farci  à  tel  point 
d'islamisme  doctrinal,  que  tel  conte  indien  l)ien  connu  y  a  été  trans- 
formé en  prol)lème  de  mystique,  à  l'usage  des  lecteurs  musul- 
mans (3). 


\'oilà  un  des  cas  les  plus  remarquables  où  l'islamisme  a  imprimé 
sa  marque  sur  les  productions  littéraires  de  l'Indonésie  (comme  on 
appelle  aujourd'liui  l'Archipel  Indien)  ;  où  il  a,  en  d'autres  termes, 
démarqué,  en  les  frappant  de  son  estampille,  les  productions  jadis 
importées  de  l'Inde  dans  cet  archipel.  C'est  là,  croyons-nous,  ce  qu'il 
a  fait  également  pour  la  légende  de  Raden  Pakou.  Les  musulmans 
javanais  qui  ont  rédigé  cette  légende  ont  trouvé,  dans  le  trésor  des 
contes  indiens  (jui,  depuis  des  siècles,  s'accumulait  à  Java,  les  élé- 

(1)  Voir,  dans  la  récente  Lnciidopa:die  i'an  Nederlandsch  Indié  (Leyde,  sans  date) 
les  articles  Java  (Geschiedenisd,  Hindoeisrne,  Çiva'isme,  etc. 

(2)  Tijdscrijt  van  het  Bataviaasch  Genootsckap  van  Kunsten  en  Wetenschappen, 
t.  XLI  (Batavia,  1899),  p.  448. 

(.3)  Nous  avons  pu  nous  procurer,  pour  un  travail  uHérieur,  la  traduction  d'un? 
partie  importante  du  roman  malais. 


264  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

ments  qu'ils  ont  incorporés  à  la  légende  de  leur  célèbre  prédicateur 
de  l'Islam. 

Il  est  vrai  qu'une  autre  hypothèse  n'est  pas  impossible  :  les 
«  Arabes  «  auraient  apporté,  soit  directement,  soit  indirectement, 
de  l'Inde  en  Indonésie,  les  éléments  de  la  légende  de  Raden  Pakou  : 

—  Indireclemenl,  si,  selon  l'opinion  accréditée  jusqu'à  ces  derniers 
temps,  ces  «  Arabes  >^  sont  venus  de  l'Arabie  proprement  dite,  dans 
laquelle  se  sont  acclimatés  tant  de  contes  indiens  (1)  ;  —  Direde- 
menl,  si  ces  «  Arabes,  »  c'est-à-dire  les  musulmans,  sont  venus  des 
contrées  islamitisées  de  l'Inde,  par  exemple  de  l'empire  des  Grands 
Mogols  (Inde  septentrionale). 

Autrefois,  il  était  généralement  admis  que  l'islamisme,  et,  avec 
cette  religion,  l'élément  aral)e  des  langues  indonésiennes  (javanais, 
malais,  etc.),  ainsi  que  la  partie  arabe  de  la  littérature  de  ces  langues, 
avaient  été  importés  directement  de  l'Arabie.  Or  les  recherches,  le.; 
travaux  de  ces  derniers  quinze  ou  vingt  ans  tendent  à  établir  que 
l'islamisme,  avec  sa  langue,  sa  littérature  et  sa  mystique,  a  été  im- 
porté de  l'Hindoustan  dans  l'Archipel  indien.  Un  savant  hollandais, 
M.  Ph.  S.  Van  Ronkel,  croyait  même  pouvoir  aiïirmer,  en  1902, 
que  c'était  chose  «  démontrée  »  (2). 

Entre  les  deux  hypothèses,  nous  laisserons  d'autres  se  prononcer" 
Nous  croyons  néanmoins  plus  probal)le  que  le  conte  démarqué,  isla- 
mitisé,  ait  été  un  conte  du  vieux  fond  indo-javanais. 


Nous  voici  à  la  fin  de  crlte  étude.  Si  nous  avons  élucidé  cer- 
tains points,  —  du  moins,  nous  l'espérons,  —  nous  avons  été. 
obligé  d'en  laisser  d'autres  à  l'état  de  problèmes,  dont  nous  avons 
pu  seulement  poser  les  termes.  Mais  dans  les  sciences  humaines, 
ne  faut-il  pas  considérer  comme  un  gain,  comme  un  gage  de  pro- 
grès, la  position  nette  et  précise  d'un  problème  ? 

Ce  que  nous  désirerions  avoir  fait  un  peu  partager  à  nos  lecteurs, 
c'est  le  grave  plaisir  que  M.  Cabaton  nous  a  procuré  ;  c'est  l'intérêt 
que  nous  avons  pris  personnellement  à  suivre,  à  travers  tant  de 
pays  et  d'époques  divers,  les  «  éléments  anté-islamitcs  >  de  la  légende 
musulmane  de  Raden-Pakou. 

(1)  Nous  avons  eu,  dans  ce  travail,  l'occasion  de  citer  quelques-uns  des  nom- 
breux contes,  provenant  de  la  côte  sud  de  l'Arabie,  qui  ont  été  publiés,  dans  ces 
derniers  temps,  par  MM.  Alfred  Jahn  et  D.  H.  Muller. 

(2)  Ph.  S.  Van  Ronkel  :  Vêlement  hindoùstâni  dans  la  langue  malaise  (dans  la 
brochure  Hommage  au  Congrès  des  Orientaliste^  de  Hanoi,  citée  plus  haut,  §  6). 


LE  PliOLOGI-dilDRE  DES  MILLE  ET  111  ^IJITS 

LES  LÉGENDES  PERSES 

ET  LE  LIVRE  D'ESTHER 


(Extrait   de   la   Revue  biblique    publiée   par   l'École  pratique 

d'Etudes  bibliques  des  Dominicains  de  Jérusalem. 

Janvier  et  Avril  1909.) 


PREMIER   ARTICLE 

En  relisant  récemment  le  récit  dans  lequel  sont  encadrés  les 
contes  des  Mille  et  une  Nuits,  et  en  prenant  connaissance  des  études 
diverses  auxquelles  ce  prologue-cadre  a  donné  lieu,  nous  nous 
sommes  trouvé  en  présence  d'une  thèse  (jui  nous  paraît  de  nature 
à  attirer  particulièrement  l'attention  des  lecteurs  de  cette  Revue. 
Cette  thèse,  en  effet,  prétend  rattacher  à  la  fois,  et  l'encadrement  des 
Mille  et  une  Nuits,  et  un  écrit  biblique,  le  Livre  d'Esther,  à  une  anti- 
que légende,  à  une  légende  de  la  Perse  :  les  chroniqueurs  persano- 
arabes  fourniraient,  nous  assure-t-on,  la  justification  de  ce  qui 
est  ainsi  affirmé,  et,  d'ailleurs,  la  simple  confrontation  du  livre  juif 
avec  le  récit  arabe,  établirait  la  parenté  des  deux  ouvrages.  Esther 
serait  donc,  comme  on  l'a  dit,  la  «  sœur  de  Shéhérazade  »  ou,  plus 
exactement,  son  double. 

Le  premier,  croyons-nous,  qui  a  formulé  la  thèse  en  question,  est 
un  savant  de  premier  ordre  en  sa  spécialité.  M.  De  Goeje,  l'illustre 
arabisant  de  Leyde,  l'un  des  huit  Associés  étrangers  de  notre  Aca- 
démie des  Inscriptions.  Exposées  d'abord  en  1886  dans  la  revue 
hollandaise  De  Gids,  '<  Le  Guide  v,  puis  reproduite?  à  peu  près  in 


266  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

extenso  en  1888,  daiib  VEncyclopxdia  Brilaimira  (1),  les  idées  de 
M.  De  Goeje  ont  été  accueillies,  sans  la  moindre  discussion,  non  seu- 
lement par  feu  Kuenen,  l'exégète  radical  hollandais,  mais  par  feu 
Auguste  Millier,  arabisant  distingué,  et  par  d'autres  savants  :  il  n'y 
a  pas  plus  de  deux  ans,  en  décembre  1906.  un  professeur  à  l'Univer- 
sité de  ^lunicli,  M.  Karl  DyrofT,  les  présentait,  dans  une  conférence, 
comme  le  résultat  des  plus  nouvelles  recherches  sur  les  Mille  et  une 
Nuils  (2). 

En  1906  également,  un  assyriologue  bien  connu,  M.  Paul  llaupt, 
reprenait  cette  identification  de  Shéhérazade  et  d'Esther  :  seule- 
ment il  l'appuyait  sur  un  document  non  utilisé  par  M.  De  Goeje. 
mais  toujours  de  provenance  perse  (3). 


La  thèse  de  M.  De  Goeje  a  donc  fait  fortune.  Mais,  avant  d'en 
discuter  les  divers  arguments  et  notamment  de  vérifier  les  dires  des 
chroniqueurs  persano-arabes,  un  préliminaire  nous  paraît  s'imposer  : 
l'examen  sérieux  de  ce  qui.  au  sujet  du  prologue-cadre  des  Mille  el 
une  IVuils  et  de  son  origine  première,  n'était  encore,  il  y  a  près  d'un 
siècle,  qu'une  conjecture  de  Guillaume  Schlegel.  Si  vraiment,  en  dési- 
gnant comme  pays  d'origine  de  cet  «  encadrement  »,  non  point  la 
Perse,  mais  l'Inde,  le  coup  d'œil  de  Guillaume  Schlegel  a  été  divina- 
teur ;  si  toutes  les  découvertes  récentes  sont  venues  mettre  hors  de 
doute  cette  origine  indienne,  la  question  prendra  un  autre  aspect. 

C'était,  nous  disait-on,  une  commune  dérivation  perse  qui  reliait 
le  Livre  d'Eslher  aux  Mille  el  une  Nuils.  L'élément  perse  éliminé, 
il  faut,  de  toute  nécessité,  chercher  ailleurs,  si  l'on  veut  expliquer 
le  lien  qu'on  afïiinie...  Mais,  en  fait,  ce  lien  existe-t-il  ?  et  peut-on 
relever,  dans  le  prologue-cadre  des  Mille  et  une  IKuils  et  dans  le 
Livre  iVEslhev,  de  ces  traits  communs,  vraiment  caractéristiques. 

(1)  De  Arabische  nachtiertcllingen,  door  l'ruf.  M.  J.  de  Goeje  (De  Gids,  septem- 
bre 1886).  —  The  Thousand  and  One  .\ighls,  article  signé  M.  .1.  de  G.  (dans  The 
Encyclopœdia  Britannica,  i)*^  édition,  vul.  23.  1888). 

(2)  Ak.  Kuenen  :  Historich-hritisch  Onderzoek  naar  het  entsiacn  en  de  verzamcliu-^ 
van  de  boeken  des  Otiden  Verhonds  (Leiden,  2*^  éd.,  t.  I,  1887,  p.  551).  —  -^ug.  MUliei  : 
Die  Mwrchen  der  Tausend  und  einen  .\acht  (dans  Deutsche  Rundschau,  vol.  52. 
juillet-septembre  1887)  et  Zu  den  Marchen  der  Tausend  und  einen  .\a<ht  (dans  Bez- 
zenberger's  Beitrccge  zur  Kunde  der  indo germon ischen  Sprachen,  vol.  13,  1887).  — 
Karl  Dyroff  :  Die  Mœrchen  der  Tausend  und  einen  Macht  im  Litchte  der  neuesten 
Forschung  (conférence  résumée  dans  V Allgemeine  Zeitung,  1906.  Beilage  Nr.  291, 
p.  519). 

(3)  Paul  Haupt  :  Purim  (Leipzig  et  Baltimore,  1906). 


LE   PROLOGUE'CAnRE  DES   MILLE   ET   UNE   NUITS  -267 

qui  constitueni,  une  ressemblance  de  famille  ?  C'est  là  cr-  que  nous 
aurons  à  voir. 


Dans  l'étude  du  prologue-cadre  des  Mille  et  une  Niiils,  —  étude 
spéciale  en  apparence,  mais  en  réalité  d'une  portée  générale,  —  à 
laquelle  nous  allons  consacrer  tout  ce  premier  article,  nous  serons 
long  ;  mais  le  terrain  dont  nous  aurons  pris  possession  peu  à  peu, 
sera,  croyons-nous,  de  cerix  dont  on  ne  peut  être  délogé  et  qui  com- 
mandent les  positions  du  camp  adverse. 


SECTION  PRÉLIMINAIRE 

l'origine  indienne  du  prologue-cadre  des  mille  et  une  nuits 

Le  cadre  dans  lequel  sont  disposés  les  contes  des  Mille  et  une  Nuits, 
se  rattache,  comme  on  sait,  à  un  grand  prologue.  Rappelons,  d'une 
façon  précise,  les  principaux  traits  de  ce  prologue,  qui  respire  un 
mépris  tout  oriental  pour  la  femme  (1)  . 

Le  roi  Shahzeman,  souverain  de  «  Samarcande  eu  Perse  »,  invité  par 
son  frère  Shahriar,  roi  de  l'Inde  et  de  la  Chine,  à  venir  le  voir,  est  déjà  en 
route,  quand  il  s'aperçoit  qu'il  a  oublié  d'emporter  un  présent  qu'il  destine 
à  son  frère,  un  joyau  précieux.  Il  rebrousse  chemin  et,  quand  il  rentre  dans 
sa  chambre,  il  y  trouve  sa  femme  en  compagnie  d'un  esclave  noir.  Furieux, 
il  tue  les  coupables,  puis  il  va  rejoindre  son  escorte  ;  mais  le  chagrin  le 
ronge  ;  son  teint  devient  jaune  et  son  corps  maigrit  à  vue  d'o-il. 

Arrivé  cIk'Z  son  frère,  bhalizeman  reste  constanmient  ab.sorbé  dans  la 
niènie  tristes.se.  L'ii  jour  qu'il  est  dans  ses  appartements,  pendant  que  Shah- 
riar fart  une  partie  de  chasse,  il  voit,  de  ses  fenêtres  donnant  sur  les  jardins 
du  palais,  la  conduite  infâme  de  la  reine  et  de  ses  suivantes  avec  des  esclaves 
noirs.  Alors  la  pensée  lui  vient  que  son  frère  est  encore  plus  malheureux 
que  lui,  et  il  reprend  sa  bonne  humeur  et  sa  bonne  mine. 

Très  siirpris  de  ce  changement,  Shahriar  interroge  Shahzeman  et  finit 
par  obtenir  de  lui  le  récit  de  ce  qui  s'est  passé  ;  il  voit  ensuite,  de  ses  propres 
.yeux,  Tindignité  de  la  reine.  Alors,  tout  hors  de  lui,  il  demande  à  son  frère 
de  se  mettre  aussitôt  en  route  avec  lui  pour  voir  s'ils  trouveront  quelque 
part  un  compagnon  d'infortune  :  autrement  mieux  vaut  la  mort. 

Les  deux  princes  partent  donc  à  la  dérobée,  et,  chevauchant  nuit  et  jour, 
ils  arrivent  sur  le  rivage  de  la  mer,  où  ils  se  reposent  dans  une  prairie,  au 
pied  d'un  grand  arbre.  Tout  à  coup  s'élève  de  la  mer  une  colonne  noire 

(1)   Nous  donnons  ce  résumé  d'après  les  deux  meilleures  traductions  des  Mille  et 
une  Nuits,  la  traduction  anglaise  de  E.  W.  Lane  (1839-1842)  et  la  traduction  alle- 
-mande  de  M.  flenning  (189.5). 


268  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

gigantesque,  qui  s'avance  vers  la  prairie.  Saisis  de  terreur,  Shahriar  et 
Shahzeman  grimpent  sur  l'arbre  et  voient  arriver  un  ifrit  (mauvais  goniei, 
portant  sur  sa  tète  un  coffre,  qu'il  dépose  au  pied  de  l'arbre  et  dont  il  tire 
une  femme,  rayonnante  de  beauté.  Il  met  sa  tête  sur  les  genoux  de  cette 
femme  et  s'endort.  En  levant  les  yeux,  la  femme  aperçoit  les  deuv  princes 
sur  l'arbre.  Elle  les  force  a  en  descendre  en  les  menaçant  de  réveiller  Vifrît, 
dont  elle  a  posé  doucement  la  tête  sur  l'herbe.  Puis  elle  leur  fait  des  propo- 
sitions éhontées  qui,  sur  leur  refus,  deviennent  des  ordres,  toujours  avec 
menace  de  réveiller  Vifrît.  L.es  deux  princes  cèdent,  et  la  femme  se  fait 
donner  par  eux  leurs  deux  bagues,  qu'elle  enfile  à  la  suite  de  quatre-vingt- 
dix-huit  autres  bagues,  déjà  reçues  par  elle  d'autres  passants  dans  de 
semblables  circonstances.  Puis  elle  dit  aux  deux  princes  :  «  \'oyez,  cet  ifrit 
m'a  enlevée  pendant  ma  nuit  de  noces  ;  il  m'a  enfermée  dans  une  boîte  : 
il  a  mis  la  boîte  dans  un  coiïre  à  sept  serrures  et  m'a  déposée  au  fond  de  la 
mer.  Il  ne  savait  pas  que  tout  ce  que  nous  voulons,  nous  autres  femmes, 
nous  arrivons  à  l'obtenir.  » 

Alors  les  deux  princes  retournent  dans  la  capitale  de  Shahriar,  où  celui-ci 
fait  couper  la  tète  à  la  reine,  à  ses  suivantes  et  à  ses  esclaves.  Et  il  décide 
que,  chaque  soir,  il  prendra  une  nouvelle  femme,  qu'il  fera  décapiter  le 
lendemain.  Cela  dure  trois  ans,  et  alors  se  produisent  les  événements  qui 
forment  le  cadre  proprement  dit  des  Mille  et  une  Nuits. 

Un  jour,  le  vizir  de  Shahriar  rentre  désolé  dans  sa  maison  :  il  a  cherché 
en  vain  dans  la  ville,  dont  les  habitants  ont  en  partie  émigré,  une  jeune 
fille  nubile  à  amener  au  roi,  et  il  craint  la  colère  de  son  maître.  Or  le  vizir 
a  deux  filles,  Shéhérazade  et  Dinarzade.  L'aînée,  très  intelligente  et  très 
instruite,  voyant  le  chagrin  de  son  père,  lui  en  demande  la  cause.  Quand  il 
a  tout  raconté,  Shéhérazade  lui  dit  de  la  marier  au  roi.  Le  vizir  s'y  refuse 
d'abord  ;  mais  il  est  obligé  de  céder  aux  instances  de  sa  fille,  et  il  l'amène  à 
Shahriar.  Alors  elle  implore  du  roi  la  faveur  de  dire  adieu  à  sa  jeune  sœur. 
On  va  chercher  Dinarzade,  qui  obtient  de  rester  au  palais  et  qui  a  reçu 
d'avance  ses  instructions  :  demander  pendant  la  nuit  à  Shéhérazade  de 
raconter  une  histoire,  <-  et,  s'il  plaît  à  Dieu,  ce  sera  le  salut  «.  En  elTet,  par 
le  moyen  d'histoires,  dont  le  roi  est  charmé  et  que  la  conteuse  sait  toujours 
interrompre  à  un  endroit  intéressant,  l'exécution  de  Shéhérazade  est. 
chaque  matin,  remise  au  lendemain.  Au  bout  de  mille  et  une  nuits,  le  roi 
reconnaît  son  injustice  et  Shéhérazade  devient  reine. 


Peut-être  n'a-t-on  pas  remarqué  que  ce  prologue-cadre  des  Mille 
el  une  A'////.s  est.  comme  tant  d'autres  contes  du  grand  répertoire 
asiatico-européen,  fait  de  ftièces  et  de  morceaux,  plus  ou  moins 
adroitement  cousus  les  uns  aux  autres. 

Ce  prologue-cadre,  en  effet,  se  compose  de  trois  parties  parfaite- 
m.ent  séparables  et  dont,  en  fait,  chacune  existe  séparément  à  l'état 
de  récit  indépendant,  formant  un  conte  à  lui  sue!. 

La  première  partie,  c'est  l'histoire  d'un  mari,  désespéré  de  la  trahi- 


LE   PROLOGUE-CADRE   DES   MILLE   ET   UNE   NUITS  269 

son  de  sa  femme  et  qui  recouvre  joie  et  santé  en  constatant  qu'un 
haut  personnage  est  aussi  malheureux  que  lui. 

La  seconde,  c'est  l'histoire  d'un  être  surhumain,  dont  la  femme 
(ou  la  captive)  déjoue  audacieusement  la  jalouse  surveillance. 

La  troisième,  c'est  l'ingénieux  artifice  par  lequel  une  intarissable 
conteuse  échappe  à  un  danger  qui  menaco,  soit  elle-même,  soit  son 
père,  soit  les  deux  à  la  fois. 

Nous  ne  savons  si  la  thèse  de  M.  De  Goeje  considère  ces  trois  par- 
ties comme  dérivant  d'autant  d'  «  antiques  légendes  perses  »  :  ^L  Do 
Goeje  et  ceux  qui  le  suivent  paraissent  prendre  en  bloc  le  prologue- 
cadre  des  Mille  et  une  Nuits  et  ne  se  poser  nullement  la  question  de 
savoir  si  l'on  ne  peut  pas  ou  plutôt  si  l'on  ne  doit  pas  y  distinguer 
des  éléments  divers. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  examinerons  successivement  ces  trois  par- 
ties et  nous  espérons  rendre  évidente,  pour  les  trois,  leur  origine 
indienne,  montrer  notamment  que  ce  sont  des  rameaux  se  ratta- 
chant respectivement  à  trois  souches,  à  trois  thèmes  généraux  bien 
indiens. 

Les  groupements  de  ce  genre,  tellement  significatifs  par  rapport 
aux  questions  d'origine,  Guillaume  Schlegel  en  avait  senti  l'impor- 
tance ;  il  avait  même  indiqué  ici  un  de  ces  groupements,  relative- 
ment à  la  troisième  partie,  celle  dans  laquelle  s'encadrent  les  contes 
du  recueil.  Dès  avant  1833,  il  écrivait  ceci  (1)  :  «  Je  pense  que  [dans 
«  les  Mille  et  une  Nuits],  V encadrement  et  le  fond  de  la  plupart  des 
«  contes  de  fées  proprement  dits,  ainsi  que  plusieurs  contes  plaisants 
«  et  à  intrigue,  sont  cV invention  indienne,  parce  que  tout  cela  ressem- 
«  ble  prodigieusement  à  des  compositions  sanscrites  que  nous  connais- 
«  sons.  » 

Guillaume  Schlegel  mentionnait,  —  comme  présentant  ce  même 
procédé  d'encadrement,  sous  des  formes  plus  ou.  moins  analogues 
pour  l'idée  générale,  —  trois  recueils  indiens  de  contes  :  l'Histoire 
du  Trône  enchanté,  avec  ses  trente-deux  statues  magiques,  dont 
chacune  récite  un  conte  [Sinhâsana-dvâtrinçati,  «  Les  Trente-deux 
[Récits]  du  Trône  »),  l'Histoire  du  Vélâla  (sorte  de  vampire),  racon- 
tant vingt-cinq  contes  (Vetâla-pantchavinqali),  les  «  Soixante-dix 
[Récits]  du  Perroquet  »  (Çouka-saptati). 

Aujourd'hui,  nous  sommes  en  état  de  donner,  sur  le  point  touché 

(1)  Les  Mille  et  une  .Xuits,  dans  Essais  littéraires  et  historiques,  par  A.  W.  de 
Schlegel  (Bonn,  1842),  p.  539.  —  Ce  travail  a  été  rédigé  en  français  par  Schlegel,  et 
le  passage  cité  fait  partie  d'une  lettre  publique  adressée  le  20  janvier  1833  à  Syl- 
vestre de  Sacv. 


l'TO  irri'DES   l'ULKLOlUQUES 

par  Guillàiinic  Schlcgel  couinu'  sur  les  autres,  mieux  (juc  tirs  rappn»- 
chenients  généraux  :  les  découvertes  de  ces  derniers  temps  mettent 
à  notre  disposition  un  bon  nombre  de  documents  indiens  qui  nous 
permettent  d'éclairer  d'une  lumière  souvent  inattendue,  non  pas 
seulement  les  ensembles,  mais  les  détails. 

Bien  préciser  les  resseml)]aii(<s  du  prologue-cadre  des  Mille  cl  une 
Nuits  avec  tous  ces  contes  indiens,  c'est  assurément  faire  un  pas, 
un  grand  pas,  vers  la  solution  —  négative  —  de  la  question  (|ui  a  été 
posée  par  les  promoteurs  de  la  thèse  de  la  légende  perse  et  résolue 
par  eux  allirmativement  (1). 


;',  1  de  la  Section  préliminaire 

La  première  partie  du  p.'ologue-cadre  de^  Mille  ei  une  I\'iiiis.  —  Une  importanle 
variante  aral)e.  —  le  vieux  document  indien  découvert  par  M.  Edouard  Cha- 
vannes.  —  Autres  récits  indiens.  —  Vue  première  constatation  relative  à  la 
thèîe  ce  M.  De  Goeje. 

Il  existe,  dans  la  littérature  aralie,  un  recueil  de  conte-'-,  appa- 
renté, pour  l'encadrement,  aux  Mille  el  une  Nuits  :  il  est  intitulé  les 
Cents  Nuits  et  il  a  été  traduit  ou  imité  par  le  rédacteur  d'un  livre 
l)erbèrc  en  dialecte  du  Souss  marocain,  le  Kilâh  ech-Chellia.  Le 
prologue  de  cette  version  l)erl)èrc  que  le  savant  Directeur  de 
l'École  des  Lettres  d'Alger,  M.  René  Basset,  Correspondant  de 
l'Institut,  a  fait  connaître,  il  y  a  quelques  années,  et  dont  il  a 
donné  la  traduction  française,  mérite  d'être  examiné  de  près. 

En  voici  le  résumé  (2)  : 

Il  y  avail  un  roi  du  nom  d'Abd  el-i\Ielik,  qui  gouvernait  le  monde  entier. 
In  jour  qu'il  (ioiiiiait  une  f'^te,  il  dit  à  ses  amis  :  «  V  a-t-il  quelqu'un  qui 
soit  plus  beau  cjuc  moi  ?  — -  Non,  »  lui  est-il  répondu.  Alors  entre  un  mar- 
chand venu  de  l'Inde  .     11  y  a,  dit-il,  dans  mon  pays,  un  jeune  homme  très 


(1)  On  retrouvera  une  grande  partie  des  éléments  de  notre  travail  sur  le  pro- 
logue proprement  dit,  dans  un  remarquable  Mémoire  de  M.  Pio  Rajna  :  Per  le  ori- 
gini  délia  novella  procmiale  délie  «  Mille  e  una  .\otte  »  (Giornale  délia  Società  Asiaticd 
Italiana,  vol.  XII,  1899,  pp.  171  seq.).  Mais  la  découverte  capitale  qu'a  faite 
récemment  M.  Edouard  Chavannes  et  qui  éclaire  toute  la  question,  nous  a  imposé 
une  disposition  toute  nouvelle  de  nos  matériaiix. 

—  Quant  au  cadre  proprement  dit,  nous  avons  eu  la  bonne  fortune  de  pouvoir 
ajouter  à  un  document  de  premier  ordre,  traduit  par  un  indianiste  distingué,  M.  P.- 
E.  Pavolini,  d'autres  documents  qui  ont  aussi  une  véritable  importance. 

—  Il  est  inutile  de  dire  que,  pour  l'étude  des  Mille  et  une  Nuits,  un  instrument 
de  travail  indispensable  est  la  Bibliographie  des  auteurs  arabes,  de  M.  Victor  Chau- 
vin (fascicule  IV-VII,  Li.ge,  1900-1903). 

(2)  Jiepue  des  Traditions  populaires,  t.  Yl  (iS9l),  p.  !ib2fioq. 


LE   PROLOGUE-CADHE   DES   MILLE   ET   UNE   NUITS  271 

beau,  qui  halnte  oliez  son  père.  —  Amène-le  moi,  dit  le  roi,  pour  que  je 
puisse  le  voir,  » 

Le  marchand  rei)art  pour  l'Inde  et  arrive  che?  le  père  du  jeune  homme, 
nu  moment  où  on  va  célébrer  les  noces  de  celui-ci.  Quand  les  sept  jours  de 
fête  sont  passés,  le  marchand  se  met  en  route  avec  le  jeune  homme.  Le  soir, 
pendant  la  halte,  le  jeune  homme  s'aperçoit  qu'il  a  oublié  son  amulette, 
et  il  retourne  la  chercher.  Quand  il  rentre  chez  lui,  il  surprend  un  esclave 
noir  a.ssis  auprès  de  sa  femme  parée.  11  les  tue  tous  les  deux  et,  après  avoir 
pris  son  amulette,  il  va  rejoindre  son  compagnon.  Pendant  dix  jours  il  reste 
sans  manger,  et  il  devient  méconnaissable.  Quand  le  roi  le  voit,  il  s'étonne  ; 
mais  le  marchand  lui  dit  que  c'est  le  voyage,  le  froid  et  le  soleil  qui  ont 
produit  cet  efïet.  «  Mène-le  à  mon  jardin,  •.lit  le  roi,  et  qu'il  s'y  repose  jus- 
qu'à ce  qu'il  ait  recouvré  la  santé.  » 

Le  jeune  homme  reste  six  mois  entiers  dans  un  pavillon  du  jardin.  Quand 
vient  la  saison  des  fleurs,  les  femmes  du  roi  sortent  pour  un  divertissement 
que  leur  donne  le  roi,  et  le  jeune  homme  voit  ce  qui  se  passe  entre  l'une 
d'elles  (sans  doute  la  reine)  et  un  esclave.  Il  se  dit  alors  :  «  Je  me  repens 
d'avoir  tué  ma  femme.  •>  Le  calme  rentre  dans  son  âme,  et  il  redevient 
beau  comme  auparavant. 

Quand  le  marchand  le  présente  de  nouveau  au  roi,  celui-ci,  très  étonné 
du  changement,  demande  des  explications.  Le  jeune  homme  lui  raconte 
toute  l'histoire  et  il  ajoute  ;  «  Je  me  suis  dit  :  Vois  ce  qui  arrive  au  roi  ! 
à  plus  forte  raison  cela  peut -il  m'arriver  à  moi  qui  suis  un  jeune  homme 
d'hier  :  pourquoi  irais-je  me  chagriner  ?  » 

Le  roi,  s'étant  convaincu  par  lui-même  de  la  vérité  de  ce  qui  hù  a  été  dit, 
tue  toutes  ses  femmes  et  jure  de  tuer  toutes  celles  qu'il  épousera. 

Suit  un  cadre  analogue  au  cadre  proprement  dit  des  Mille  et  une  Nuits. 

On  a  remarqué  l'importance  qu'a,  dans  cette  variante  berbéro- 
arabe,  le  changement  physique,  Venlaidissemenl  du  personnage  (le 
«  jeune  homme  »  de  l'Inde)  qui  a  été  mis  à  la  place  du  frère  du  roi 
ou  plutôt,  croyons-nous,  dont  le  frère  du  roi  a  pris  la  place  dan.s  le 
prologue  des  Mille  el  une  Nuils.  Ce  trait,  dont  ce  prologue  a  conservé 
trace  (Shahzeman  devient  «  jaune  «  et  maigre),  nous  allons  le  retrou- 
ver, bien  saillant,  —  et  avec  lui,  du  reste,  tous  les  traits  caractéris- 
tiques de  la  variante  berbéro-arabe,  —  dans  un  vieux  conte  de  l'Inde 
certainement  antérieur  à  la  moitié  du  troisième  siècle  de  notre  ère 
et  probablement  bien  plus  ancien.. 

Ce  conte,  avec  d'autres  contes  très  intéressants  pour  le  folkloriste, 
a  été  découvert  par  un  sinologue  éminent,  M.  Edouard  Chavanries, 
membre  de  l'Institut,  dans  la  traduction  chinoise  d'écrits  indi&ns 
qui  composaient  le  grand  recueil  canonique  bouddhique  le  Tripitaka 
(en  sanscrit,  «  Les  Trois  Corbeilles  »),  à  l'époque  lointaine  où  ce  re- 
cueil est  arrivé  de  l'Inde  on  Chine. 

Le  conte,  que  nous  allons  résumer,  a  été  traduit  du  sanscrit  en 
chinois,  l'an  251  de  notre  ère.  L'original  indien,  aujourd'hui  disparu^ 


272  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

remontait  donc  à  une  époque  antérieure,  peut-être  de  beaucoup  (1). 
Nous  donnerons  ce  conte  tel  quel,  avec  son  préambule  bizarre  : 

11  y  avait  autrefois  un  jeune  lionime  de  noble  caste  qui  était  fort  beau  ; 
il  fit  en  or  l'image  d'une  fille  et  dit  à  son  père  et  à  sa  mère  :  <>  S'il  existe 
une  fille  telle  que  celle-ci,  je  l'épouserai.  »  En  ce  temps,  dans  un  autre 
royaume,  il  y  avait  une  jeune  fille  qui,  elle  aussi,  était  fort  belle  ;  elle  aussi 
fit  en  or  l'image  d'un  homme  et  dit  à  son  père  et  à  sa  mère: «S'il  existe  un 
honuiie  tel  que  celui-ci,  je  l'épouserai.  »  Les  parents  du  jeune  homme  et 
ceux  de  la  jeune  lille  ayant  appris  ce  qui  en  était,  fiancèrent  de  loin  les 
jeunes  gens,  et  ceux-ci  devinrent  mari  et  femme  (2). 

Dans  ce  même  temps,  un  certain  roi,  s'étant  regardé  dans  un  miroir,  dit 
à  ses  ministres  :  o  Y  a-t-il  au  monde  un  homme  aussi  beau  que  moi  ?  »  Les 
ministres  lui  répondent  :  «  Nous,  vos  sujets,  avons  entendu  dire  que,  dans 
tel  royaume,  il  y  a  un  jeune  honime  d'une  beauté  sans  pareille.  »  Le  roi 
envoie  alors  un  messager  pour  l'aller  cherclier. 

Quand  le  messager  arrive,  il  dit  au  jeune  homme  (au  nouveau  marié)  : 
<  Le  roi  désire  vous  voir,  parce  que  vous  êtes  un  sage  (sic).  >)  Le  jeune 
homme,  s'étant  mis  en  route  sur  son  char,  se  dit  presque  aussitôt  qu'appelé 
près  du  roi  à  cause  de  son  intelligence,  il  aurait  dû  prendre  ses  livres  avec 
lui,  et  il  retourne  à  la  maison  pour  les  aller  chercher.  Alors  il  voit  sa  femme 
se  livrant  à  la  débauche  avec  un  étranger.  —  11  se  remet  en  route  ;  mais 
l'émotion,  la  colère  ont  été  si  violentes,  que  sa  belle  figure  s'altère  et  qu'il 
devient  de  plus  en  plus  laid.  Le  ministre  du  roi  (le  messager),  le  voyant 
devenir  tel,  pense  que  le  voyage  l'a  éprouvé,  et,  à  leur  arrivée  chez  le  roi, 
il  installe  le  jeune  homme  commodément  (sic)  dans  l'écurie. 

Or,  pendant  la  nuit,  le  jeune  homme  voit  l'épouse  principale  du  roi, 
venant  dans  l'écurie  à  un  rendez-vous  doiuié  à  un  palefrenier.  Il  se  dit 
alors  :  «  Si  l'épouse  du  roi  agit  linsi,  à  condîien  plus  forte  raison  ma  femme  !  » 
Ses  soucis  se  dissipent,  et  il  redevient  beau  comme  auparavant. 

Quand  le  roi  lui  donne  audience  et  lui  demande  j)Ourquoi  il  est  resté 
trois  jours  hors  du  palais,  le  jeune  homme  lui  raconte  toute  l'histoire. 
"  Si  m.a  femme  elle-même  est  telle,  dit  le  roi,  à  combien  plus  forte  raison 
les  femmes  ordinaires  !  «  Après  quoi  les  deux  hommes  s'en  vont  dans  la 
montagne  ;  ils  se  coupent  la  barbe  et  les  cheveux,  et  se  font  çramanas 
(ascètes). 

(1)  Ce  conte,  provenant  de  la  partie  du  Tripitaka  qui  a  été  traduite  en  chinois, 
en  251,  sous  le  titre  de  Kieou  tsa  pi  yu  king,  porte  le  n°  XIX  parmi  les  trente  Fables 
et  Contes  de  l'Inde,  extraits  du  Tripitaka  chinois,  que  M.  Edouard  Chavannes  a  pré- 
sentés au  XIV«  Congrès  international  des  Orientalistes,  tenu  à  Alger  en  1905.  — 
Les  récits  en  question,  dont  la  traduction  chinoise  est  toujours  datée,  «  nous  per- 
«  mettent,  dit  M.  Chavannes,  d'afTlrmer  que  tel  conte  existait  en  Inde  antérieure- 
«  ment  à  tel  siècle  ;  ils  nous  fournissent  ainsi,  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  des 
«  points  de  repère  inébranlables  qui  aideront  à  constituer  la  science  historique  de 
«  la  migration  des  tables  ». 

(2)  Il  y  a,  dans  cette  singulière  introduction,  des  sous-entendus.  Les  deux  statues 
ont  été  fabriquées  pour  représenter  les  types  idéaux  de  femme  et  de  mari  que  le 
jeune  homme  et  la  jeune  fille  voudraient  rencontrer,  et  il  se  trouve  que  le  type  de 
femme  conçu  par  le  jeune  homme  est  réalisé  dans  la  jeune  fille,  et  réciproquement.. 
Quand  les  parents  le  savent,  ils  marient  les  jeunes  gens. 


LE   PHULOGUE-CAURE   DES   MILLE   ET   VSE   NUITS  :>7;i 

Répétons-le  :  C'est  à  l'an  251  de  notre  ère  que  remonte  le  texte 
chinois  de  ce  conte,  traduction  d'un  texte  indien.  A  cette  époque,  les 
Arabes,  les  futurs  éditeurs  du  conte,  au  fond  tout  pareil,  des  Cent 
Nuils,  n'étaient  encore  qu'un  agglomérat  de  peuplades  n'ayant  pour 
littérature  que  des  chants  de  guerre  ou  d'amour  et  d'autres  poésies 
à  la  bédouine. 

Or,  en  comparant  entre  eux  le  conte  sino-indien  et  le  conte  arabe 
des  Cenl  Nuits,  on  constatera  que  le  premier,  si  ancien  pourtant,  a, 
en  certains  endroits,  la  physionomie  la  moins  primitive  et  se  montre 
manifestement  retravaillé.  Témoin  le  passage  où,  au  lieu  de  dire  tout 
simplement  au  jeune  homme  que  le  roi  le  fait  venir  pour  voir  comme 
il  est  beau,  le  messager  lui  dit  que  le  roi  l'appelle  auprès  de  lui, 
«  parce  que  le  jeune  homme  est  un  sage  ».  Ce  passage,  ainsi  que  le 
passage  suivant  où  le  jeune  homme  s'aperçoit  qu'il  a  oublié,  non  pas 
une  «  amulette  »  ou  un  «  joyau  »,  mais  les  livres  («  les  éléments  essen- 
tiels de  ses  livres  »,  dit  le  texte),  porte  bien  évidemment  la  signature 
de  quelque  pédant,  bouddhiste  ou  autre,  qui,  il  y  a  dix-sept  siècles 
ou  plus,  a  sottement  remanié  ce  à  quoi  il  ne  fallait  pas  toucher. 

Sur  ces  deux  points,  le  vieux  conte  sino-indien  ne  donne  certaine- 
ment pas  la  teneur  du  conte  indien  primitif  ;  c'est  un  mauvais  arran- 
gement d'un  original  dont  un  exemplaire  plus  intact  a  été  exporté 
de  l'Inde,  à  une  époque  inconnue,  non  plus  vers  le  Nord,  mais  vers 
l'Occident,  et  est  arrivé  finalement,  —  par  les  intermédiaires  ordi- 
naires, avec  lesquels  nous  ferons  ci-dessous  plus  ample  connaissance, 
la  Perse  d'abord,  puis  les  peuples  arabes,  —  chez  les  Berbères  du 
Maroc. 

Le  récit  berbéro-arabe  reflète  donc  une  forme  indienne  du  conte 
antérieur  à  l'an  251  (1). 


(1)  On  s'est  peut-être  demandé  pourquoi,  dans  le  conte  sino-indien,  cette  baro- 
que histoire  de  statues  a  été  mise  en  tête  du  récit.  Il  nous  semble  que  le  conteur 
a  voulu  renforcer  une  thèse,  la  thèse  de  la  foncière  méchanceté  féminine,  en  aggra- 
vant le  plus  possible  la  faute  de  la  jeune  femme  :  non  seulement,  en  effet,  celle-ci  est 
infidèle,  à  peine  mariée,  comme  dans  les  Cent  iVwns,  mais  elle  trahit  un  mari  qui 
pourtant  réalise  l'idéal  figuré  par  elle-même  dans  la  statue  d'or,  le  mari  de  ses  rêves. 
—  Notons  que  le  trait  des  statues  se  rencontre  encore  dans  d'autres  vieux  récits 
indiens,  dans  des  djâtakas,  où  il  est  parfaitement  expliqué.  —  On  sait  que  les  djâ- 
takas  sont  des  récits  des  naissances  ou  plutôt  renaissances  du  Bouddha  à  travers 
les  âges,  et  de  ses  aventures,  tantôt  sous  forme  humaine,  tantôt  sous  forme  surhu- 
maine, tantôt  sous  forme  animale.  Le  recueil  des  550  djâtakas  du  bouddhisme 
du  Sud  (Ceylan,  etc.),  écrits  en  langue  pâli,  a  été  traduit  en  anglais  {The  Jâtakas, 
or  Stories  of  the  Buddhà's  former  births,  translated  jrom  the  pâli...  Cambridge,  1895- 
1907,  Six  volumes).  —  Nous  toucherons,  au  §  2  de  cette  section  préliminaire,  la 
question  de  l'ancienneté  des  djâtakas  ;  mais,  avant  de  citer  un  de  ces  vieux  docu- 
ments, il  nous  faut  donner  d'une  façon  précise  le  sens  du  mot  Bodhisattva,  qui 

48 


274  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 


Dans  l'Inde  encore,  nous  rencontrons  une  variante  de  ce  même 
thème,  laquelle  a  ce  caractère  particulier  que  le  merveilleux  s'y  est 
introduit. 

Cette  forme  curieuse  nous  est  donnée  par  le  recueil  indien  la 
Couka-saptali  («  Les  Soixante-dix  [Récits]  du  Perroquet  »)  :  dans 
le  texte  sanscrit  achiel,  elle  est  moins  nette  que  dans  une  autre  recen- 
sion,  qui  nous  a  été  conservée  par  une  traduction  persane,  le  Touli- 
Nameh  («  Livre  du  Perroquet  »)  et  par  une  version  turque  de  cette 
traduction.  En  voici  les  traits  essentiels,  dégagés  d'une  combinaison 
de  notre  thème  avec  deux  autres  (1)  : 

Un  roi  a  un  favori,  nommé  Pushpahâsa  (u  Celui  qui  rit  des  fleurs  »), 
qui  a  le  don  de  laisser  tomber  des  fleurs  de  ses  lèvres,  toutes  les  fois  qu'il 
rit,  comme  d'autres  personnages  merveilleux  pleurent  des  perles.  Un  jour, 
Pushpahâsa  est  mandé  au  palais  pour  donner  le  spectaclp  de  son  rire  à  de 
nobles  étrangers  ;  mais  le  malheureux  vient  de  découvrir  que  sa  femme  le 
trompe,  et  il  ne  peut  rire.  On  le  met  en  prison.  En  regardant  par  la  fenêtre 
de  son  cachot,  il  voit  une  fois  la  reine  descendre  au  moyen  d'une  corde 
vers  un  conducteur  d'éléphant,  son  amant.  Alors  Pushpahâsa  se  met  à  rire 
follement,  et  le  cachot  se  remplit  de  fleurs.  On  va  le  dire  au  roi,  qui  fait 
venir  Pushpahâsa,  et  c'est  ainsi  que  se  découvre  l'infidélité  de  la  reine. 

Le  don  de  rire  des  fleurs  disparaît  et  reparaît  ici,  exactement  dans 
les  mêmes  circonstances  que  la  beauté  du  jeune  homme  des  contes 
précédents.  Il  existe  donc  un  lien  étroit  entre  cette  seconde  forme  et 
la  première. 


revient  constamment  dans  le  livre.  Le  nom  de  Bouddha  signifie  1'  «  Illuminé  »  ;  le 
Bodhisattva  est,  selon  l'expression  de  M.  Emile  Senart  (Journal  Asiatique,  mai- 
juin  1901),  le  «  candidat  à  l'illumination  parfaite  »  ;  le  «  Bouddha  de  l'avenir  »,  dit 
M.  A.  Barth  [The  Religions  of  India,  Londres,  1891,  p.  121). 

Donc,  d'après  le  djâtaka  n°  328,  le  Bodhisattva  renaît  dans  une  famille  de  brah- 
manes. Quand  il  est  en  âge,  ses  parents  voudraient  le  marier  ;  il  voudrait,  lui,  être 
ascète.  Pour  mettre  fin  aux  importunités  dont  il  est  l'objet,  il  fait  faire  en  or  une 
statue  de  femme  et  dit  :  «  Si  vous  pouvez  me  trouver  une  fille  comme  celle-ci,  je 
l'épouserai  ».  Les  parents  font  mettre  la  statue  dans  une  voiture  et  la  font  pro- 
mener «  à  travers  les  plaines  de  l'Inde  ».  Un  jour,  dans  la  traversée  d'un  certain 
village,  les  habitants,  en  voyant  la  statue,  la  prennent  pour  la  fille  d'un  certain 
brahmane  et  s'étonnent  de  ce  qu'elle  soit  dans  la  voiture.  Aussitôt,  les  envoyés 
demandent  au  brahmane  la  main  de  sa  fille  pour  le  fils  de  leur  maître.  —  Le  djâtaka 
n°  531  traite  le  même  sujet,  mais  avec  beaucoup  plus  de  développements. 

(1)  Richard  Schmidt  :  Die  Çukasaptali.  Textus  simplicior  (Kiel,  1894).  Cin- 
quième Nuit  à  neuvième  Nuit.  —  G.  Rosen  :  Tuti-.\ameh  (Leipzig,  1858),  t.  II, 
p.  71-82).  —  W.  Pertsch  :  Ueber  Nachschabi's  Papagaienbuch,  dans  la  Zeilschriff 
der  Deutschen  Morgenlaendischen  Gesellschafl  de  1867  (vol.  XXI),  pp.  529-530. 


LE  PROLOGUE-CADRE  DES   MILLE   ET   UNE  NUITS  275 


Toujours  dans  l'Inde,  il  s'est  créé  une  troisième  forme,  assez  sin- 
gulière, de  notre  thème,  et  un  certain  Hêmatchandra,  moine  de  la 
secte  des  Djaïnas,  lui  a  donné  place  dans  un  de  ses  livres,  au  xii^  siè- 
cle de  notre  ère  (i)  : 

Certain  brave  homme,  Dêvadatta,  se  croit  en  état  de  montrer  par  des 
preuves  évidentes  à  son  fils  que  la  femme  de  celui-ci,  Dourgilâ,  le  trahit  ; 
mais  Dourgilâ  est  une  rouée  qui  réussit  non  seulement  à  enlever  toute 
autorité  au  témoignage  de  son  beau-père  auprès  de  son  mari,  mais  même 
à  l'aire  passer  aux  yeux  du  public  le  pauvre  Dêvadatta  pour  un  calomnia- 
teur. Dêvadatta  en  est  si  affecté,  qu'il  en  perd  complètement  le  sommeil. 
((  Un  homme  qui  ne  dort  pas,  se  dit  le  roi,  voilà  le  surveillant  qu'il  me  faut 
pour  mon  harem  !  »  I^t  il  nomme  le  bonhomme  gardien  du  harem. 

Dès  la  première  nuit,  le  nouveau  gardien,  qui  feint  de  dormir,  constate 
qu'une  des  reines  se  glisse  vers  la  fenêtre  et  se  fait  descendre  par  un  élé- 
phant, qui  la  prend  avec  sa  trompe  et  la  dépose  auprès  de  son  cornac. 
Alors  Dêvadatta  se  dit  que  si  les  reines  se  conduisent  ainsi,  on  est  bien  bon 
de  se  faire  de  la  bile  au  sujet  de  la  conduite  des  autres  femmes.  Et  il  recouvre 
le  sommeil,  si  bien  qu'il  dort  pendant  toute  une  semaine.  Quand  il  se 
réveille,  le  roi  l'interroge,  et  la  vérité  se  fait  jour.  Mais  le  roi  ne  prend  pas 
si  philosophiquement  les  choses  et,  après  avoir  d'abord  voulu  faire  périr 
la  reine  et  le  cornac,  il  les  bannit  tous  les  deux. 

Le  trait  du  sommeil  perdu,  puis  recouvré,  est  motivé  ici  par  des 
circonstances  tout  à  fait  analogues  à  celles  dans  lesquelles  nous 
avons  vu  se  perdre  et  se  recouvrer,  tantôt  la  beauté  du  héros  (pre- 
mière forme),  tantôt  le  don  merveilleux  qu'il  possède  (seconde 
forme).  Les  trois  formes  indiennes  sont  donc  bien  trois  variétés  d'un 
même  type. 

Il  est  à  noter  que,  comme  les  deux  premières,  la  troisième  a  émi- 
gré du  pays  d'origine  :  elle  a  passé  dans  la  littérature  arabe,  puis 
dans  la  littérature  turque,  avec  tout  l'enchaînement  de  ses  incidents, 
y  compris  ceux  que  nous  avons  laissés  de  côté  pour  abréger.  Mais 
certains  traits  se  sont  affaiblis  en  route,  et  le  trait  excellent  du  som- 
meil perdu,  puis  recouvré,  s'est  effacé,  au  grand  détriment  du  ré- 
cit (2). 

(1)  AusgewseJilte  Erzsehlungen  ans  Hêmacandras  Parisiêtaparvan.  Deutsch...  von 
Johannes  Hertel  (Leipzig,  1908),  pp.  103  seq.  —  Le  djainisme,  dont  la  fondation 
est  contemporaine  de  celle  du  bouddhisme,  n'a  pas  disparu  de  l'Inde,  comme  ce 
dernier  ;  il  s'y  est  maintenu  et  y  compte  partout,  notamment  dans  le  Nord-Ouest, 
de  nombreuses  et  florissantes  communautés  [Op.  cit.,  introduction  de  M.  .J.  Hertel, 
pp.  10-11. 

(2)  Extrait  du  Megmoua  Hikaïat,  n°  149,  dans  Cardonne  :  Mélanges  de  Littéra- 


276  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


Notons  brièvement,  pour  cette  première  partie  du  prologue-cadre 
des  Mille  el  une  A'f/j/s,  les  faits  acquis  : 

10  L'Inde  nous  fournit  un  thème  de  conte,  très  ancien,  présentant 
trois  variantes,  dont  l'une  (la  première)  n'est  autre  que  la  première 
partie  de  notre  prologue-cadre  ; 

2°  Ces  trois  variantes  ont  émigré  :  l'une  vers  le  Nord  (littérature 
chinoise)  et  vers  l'Occident  (littérature  arabe  et  littérature  berbère, 
et  aussi  littérature  italienne  et  tradition  orale  hongroise,  comme  on 
le  verra  plus  loin)  ;  —  la  seconde,  vers  l'Occident  (littérature  per- 
sane et  littérature  turque)  ;  la  troisième  vers  l'Occident  aussi  (lit- 
térature arabe  et  littérature  turque). 

Dans  la  migration  vers  l'Occident,  la  Perse  a  très  vraisemblable- 
ment joué  son  rôle  habituel,  si  important,  d' inlermédiaire  ;  car  la 
Perse  a  été  la  voie  ordinaire  par  laquelle  les  contes  indiens,  écrits 
ou  oraux,  ont  passé  pour  pénétrer  dans  les  régions  occidentales 
(depuis  l'islamisme,  dans  l'immense  monde  arabe).  Mais  ce  que  l'on 
cherchera  vainement  dans  les  contes  que  nous  venons  d'examiner, 
c'est  la  moindre  trace  de  Jces  «  légendes  perses  »  autochtones  que 
suppose  la  thèse  de  M.  De  Goeje. 

S  2  de  la  Section  préliminaire 

La  seconde  partie  du  prologue  de-  Mille  et  taie  .\iiiis.  —  Deux  djàlaka.^.  —  Autre  < 
contes  inciens.  —  Seconde  constatation  quant  à  la  thè«e  de  M.  De  Goeje. 

Avant  d'aborder  la  seconde  partie  du  prologue  des  Mille  el  une 
Nuits,  il  ne  sera  pas  inutile  de  se  demander  pourquoi  cette  seconde 
partie  est  venue  s'ajouter  à  la  première,  seule  existante  dans  le  pro- 
logue des  Cent  Nuits  berbéro-arabes. 

11  est,  pour  nous,  certain  que  cette  addition  est  la  conséquence 
d'une  modification  qui.  dans  les  Mille  el  une  Nuits,  est  venue  altérer, 
plus  gravement  qu'il  ne  semblerait  au  premier  coup  d'oeil,  le  conte 
primitif,  bien  reflété  ici  par  les  Cent  Nuits  et  par  le  conte  sino-indien. 
Nous  devons  constater,  en  efTet,  que  dans  les  Mille  el  une  Nuits,  la 
substitution  d'un  roi,  —  un  second  roi,  Shahzeman,  frère  du  roi 
Shahriar,  —  à  un  simple  particulier  supprime  dans  la  marche  du 

ture  orientale  (Paris,  l/'O),  t.  I,  p.  39.  —  Medjmoua  Hikâyat  signifie  en  arabe 
«  Recueil  d'histoires  »  ;  c'est  le  titre  d'un  recueil  de  contes  turcs,  ou  arabes  traduits 
en  turc. 


LE  PROLOGUE-CADRE   DES   MILLE  ET  UNE  NUITS  277 

récit  une  progression  nécessaire  ;  car  un  roi  ne  peut  dire,  comme  le 
jeune  homme  des  Ceni  Nuits  :  «  Si  pareille  chose  arrive  à  un  roi, 
«  à  plus  ferle  raison  cela  peut-il  m'arriver  à  moi,  qui  suis  un  jeune 
«  homme  d'hier.  »  Et  quand  le  rédacteur  des  Mille  el  une  Nuits  met 
dans  la  bouche  de  son  Shahzeman  ces  paroles  :  «  Mon  malheur  est 
«  moindre  que  celui  de  mon  frère...  Cela  est  pire  que  ce  qui  m'est 
«  arrivé  «,  on  peut  se  demander  ce  qui  motive  cette  appréciation. 

Le  rédacteur  des  Mille  et  une  Nuits  l'a  senti,  —  lui  ou  un  précé- 
dent arrangeur  dont  il  aurait  fait  sien  le  travail  ;  —  aussi  a-t-il 
rattaché  au  conte  qui  forme  à  lui  seul  le  prologue  des  Cent  Nuits  un 
second  conte,  dans  lequel  les  deux  rois  se  trouveront  en  présence 
d'un  être  surhumain,  à  qui  arrive  pareille  ou  pire  aventure  (fu'à 
eux-mêmes.  La  progression  se  trouve  ainsi  rétablie. 

Nous  allons  monter  que  ce  second  conte  n'est  pas  moins  indien 
que  le  premier. 


Faisons  remarquer,  en  commençant,  que  la  seconde  partie  du 
prologue  des  Mille  et  une  Nuits  se  rencontre,  formant  un  conte  séparé 
dlans  un  autre  ouvrage  écrit  en  arabe,  V Histoire  de  Sindbâd,  ouvrage 
qui  a  été  inséré  en  bloc  dans  certaines  recensions  des  Mille  et  une 
Nuits,  pour  aider  à  remplir  cet  immense  cadre  de  mille  et  une  nuits 
de  l'écits  (1). 

Dans  ce  conte  (2),  l'aventure  de  Shahriar  et  de  Shahzeman  avec 
la  captive  de  Vifrît  arrive  à  un  prince  qui,  un  jour,  est  allé  se  pro- 
mener seul.  Quand  le  prince  rentre  au  palais,  le  roi,  apprenant  qu'il 
n'a  plus  son  anneau,  ordonne  de  le  mettre  à  mort  ;  mais  les  vizirs 
réussissent  à  faire  prendre  à  leur  maître  le  temps  de  la  réflexion,  et 
tout  s'éclaircit. 

L'Histoire  de  Sindbâd,  livre  à  cadre,  a  été  empruntée  par  les 
Arabes  aux  Pereans,  et  ceux-ci  avaient  eux-mêmes  reçu  de  l'Inde 
leur  Sindibâd-N ameh  («  Livre  de  Sindibâd  »).  C'est  là  ce  qu'on  peut 
démontrer  pour  le  cadre  et  pour  nombre  des  récits  encadrés,  notam- 
ment pour  celui  que  nous  venons  de  résumer  (3). 


Entrons  dans  l'Inde. 

(1)  Traduction  Henning,  partie  X,  pp.  142-236. 

(2)  Ibid.,  p.  222. 

(3)  Nous  reviendrons  plus  loin  (Section  préliminaire,  §  4,  n°  5\  sur  le?  preuves 
de  l'origine  indienne  du  cadre  du  Sifidibâd- X ameh. 


278  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Au  xi^  siècle  de  noire  ère,  le  Cachemirien  Somadeva  mettait  en 
sanscrit  versifié  un  célèbre  recueil  indien  de  contes,. aujourd'hui 
disparu,  la  Brihalkathâ  (c'est-à-dire  la  «  Grande  Histoire  ^'.  le  «  Grand 
Récit  »),  rédige  en  langue  vulgaire  (prâkril)  par  un  certain  Gounâ- 
dhya,  à  une  époque  qu'il  n'est  guère  possible  de  fixer. 

Ce  livre  de  Somadeva,  le  Kalhà  Sarit  Sâgara,  1'  «  Océan  des  fleuves 
de  contes  >',  contient  le  récit  suivant  (1)  : 

Trois  hommes,  dont  chacun  vient  de  découvrir  qu'il  est  odieusement 
trompé  par  sa  femme,  se  sont  rencontrés  en  voyage  et  s'en  vont  ensemble 
dans  la  forêt  pour  y  mener  loin  du  monde  la  vie  d'ascètes.  Un  soir,  après 
avoir  pris  quelque  nourriture,  ils  montent  sur  un  arbre  pour  y  passer  la 
nuit.  Ils  voient  arriver  d'abord  un  voyageur  qui  s'établit  sous  l'arbre, 
puis  un  personnage  mystérieux,  qui  surgit  d'un  étang  et  tire  de  sa  bouche 
un  lit  et  une  femme.  Il  s'étend  sur  le  lit  près  de  la  femme  et  s'endort.  Aussitôt 
la  femme  va  trouver  le  voyageur.  Sur  une  question  de  lui,  elle  lui  dit  : 
«  Celui-ci  est  un  dieu-serpent,  et  je  suis  sa  femme,  fille  de  la  même  race  (2). 
Ne  crains  rien  ;  j'ai  eu  parmi  les  voyageurs  quatre-vingt-dix-neuf  amants, 
et  tu  feras  le  centième.  «  Mais,  tandis  qu'elle  parle  ainsi,  le  dieu-serpent 
se  réveille  et  voit  ce  qui  se  passe.  Aussitôt  il  fait  jaillir  de  sa  bouche  un  jet 
de  feu  qui  réduit  en  cendres  les  coupables. 

Et,  à  ce  spectacle,  les  trois  amis  se  confirment  dans  leur  résolution  de 
se  faire  ascètes. 

C'est  bien  le  récit  des  Mille  et  une  Auiis,  moralisé  ou,  si  l'on  veut, 
dans  lequel  la  morale  se  venge  finalement  ;  seulement,  les  person- 
nages qui  sont  sur  l'arbre  et  qui.  notons-le,  sont  des  maris  trompés, 
comme  Shahriar  et  Shahzeman,  ne  font  qu'assister  en  simples  spec- 
tateurs à  l'aventure,  tandis  que  les  deux  princes  des  Mille  et  une 
Nuits  sont  contraints  d'y  jouer  un  rôle. 

Un  autre  conte  du  même  recueil  indien  va  nous  offrir  ce  trait  de 
l'intervention  forcée  (3)  : 

Deux  jeunes  gens  —  deux  frères,  couîme  les  deux  rois  des  Mille  et  une 
Nuits,  mais  non  mariés  —  se  mettent  en  route  ensemble  pour  un  pays 
étranger,  où  ils  vont  étudier  les  livres  sacrés.  Un  soir,  ils  s'arrêtent  auprès 
d'un  lac,  et,  de  peur  des  bêtes  fauves,  ils  montent  sur  un  arbre.  Alors  ils 
voient  sortir  du  lac  un  grand  nombre  de  serviteurs  qui  apportent  un  lit  tout 
d'or  et  font  les  préparatifs  d'un  délicieux  repas.  Puis  sort  du  lac  un  person- 

(1)  Kathà  Sarit  Sâgara,  translated  from  the  original  sanskrit  by  C.  H.  Tawney 
(Calcutta,  1881),  vol.  II,  pp.  98-99. 

(2)  Dans  la  mythologie  hindoue,  «  les  serpents  sont  repré.sentés,  particulièrement 
sous  le  nom  de  Aàgas.  comme  plus  ou  moins  revêtus  de  la  forme  humaine *t  doués 
de  science,  de  force  et  de  beauté.  Ils  résident,  en  grande  partie,  dans  les  profondeur^ 
de  l'Océan  et  au  fond  de  lacs  et  de  grands  fleuves,  et  encore  plus  souvent  dans  le 
monde  souterrain  de  Pàtàla,  où  leur  capitale  Bhogavati  étale  les  plus  éblouissantes 
richesses  ».  (A.  Barth  :  The  Religions  of  Irtdia.  Londres,  1891,  pp.  265-266). 

(3)  Op.  cit.,  II.  pp.  ■9seq. 


LE   PROLOGUE-CADRE   DES   MILLE   ET  UNE   NUITS  279 

nage  merveilleuscnient  beau,  un  génie  des  eaux,  qui  tire  successivement 
de  sa  bouche  une  femme  à  l'air  modeste  et  une  autre  d'une  orgueilleuse 
beauté.  De  ces  deux  femmes,  la  seconde  est  la  préférée  de  leur  commun 
mari,  à  qui  la  dédaignée  masse  les  pieds,  pendant  qu'il  repose  auprès  de 
sa  rivale. 

I-es  deux  jeunes  gens  ont  l'imprudence  de  descendre  de  l'arbre  pour  deman- 
der à  la  femme  qu'ils  voient  faire  ce  massage,  ce  que  sont  ces  «  êtres  immortels  '>. 
Alors  la  favorite,  qui  ne  dort  pas,  prise  d'une  soudaine  passion  pour  l'un 
des  deux  frères,  lui  fait  des  propositions  que  le  jeune  homme  repousse 
avec  indignation.  Pour  le  rassurer,  elle  lui  montre  les  cent  bagues  que  nous 
avons  connues  par  les  Mille  et  une  .Vuifs;  mais  le  jeune  homme  ne  se  laisse 
pas  séduire.  Furieuse,  la  femme  réveille  son  mari  et  accuse  le  jeune  homme 
d'avoir  voulu  lui  faire  violence.  Le  mari  tire  son  sabre  ;  mais  l'autre  femme 
se  jette  à  ses  pieds  et  lui  raconte  ce  qui  s'est  passé,  ce  jour-là  et  précédem- 
ment :  les  cent  bagues  confirmeront  la  vérité  de  ce  qu'elle  se  décide  enfin 
à  révéler  pour  sauver  un  innocent.  Quant  à  sa  véracité,  à  elle,  elle  va  en 
donner  une  preuve.  Et  au.ssitôt,  jetant  sur  l'arbre  un  coup  d'œil  irrité,  elle 
le  réduit  en  cendres  ;  puis,  d'un  regard  apaisé,  elle  le  fait  revivre,  plus  beau 
et  verdoyant  que  jamais  (1). 

Le  génie  des  eaux'rend  alors  justice  à  sa  vertueuse  femme  ;  quant  à 
l'autre,  il  la  chasse,  après  lui  avoir  coupé  le  nez  et  enlevé  les  cent  bagues  (2). 

Évidemment  ce  second  conte  du  recueil  de  Somadeva  porte, 
comme  le  premier,  et  bien  davantage  encore,  la  trace  de  remanie- 
ments :  dans  les  deux  cas,  des  littérateurs  hindous,  à  des  époques 
inconnues,  ont  voulu  adapter  à  un  dessein  moralisant  un  vieux  conte 
qui,  à  l'origine,  devait  être  à  peu  près  celui  dont  a  été  formée  la 

(1)  Ceci  est  un  exemple  de  la  puissance  souveraine  que  les  idées  hindoues  prêtent 
à  l'afTirmation  véridique  solennelle  :  «  Si  je  dis  vrai,  que  telle  chose  arrive  !  » 

{2)  Les  deux  contes  mis  en  sanscrit  au  xi"^  siècle  par  Somadeva  existaient-ils 
déjà  dans  le  recueil  primitif  en  langue  vulgaire  (pràkrit),  dans  cette  Brihatkathâ  de 
Gounàdhya,  qu'ont  connue  au  vi»^  et  au  vu*'  siècle  de  notre  ère,  les  écrivains  indiens 
Soubandhou,  Bâna,  Dandin,  et  qui  passait  pour  un  chef-d'œuvre  ?  Ou  bien  Soma- 
deva, avec  la  liberté  des  arrangeurs  orientaux,  les  aurait-il  ajoutés  au  recueil  origi- 
nel, après  les  avoir  pris  dans  la  tradition  indienne,  orale  ou  écrite  ?  Tout  ce  qu'on 
peut  affirmer,  c'est  que  le  conte  que  nous  avons  donné  en  second  lieu  se  trouve, 
nous  dit  notre  excellent  ami,  M.  A.  Barth,  membre  de  l'Institut,  dans  un  autrt 
arrangement,  non  encore  traduit  en  une  langue  européenne,  de  cette  même  Brihat- 
kathâ, arrangement  fait  aussi  au  xi'^  siècle,  un  peu  avant  celui  de  Somadeva,  par  un 
autre  Cachemirien,  nommé  Kshemendra,  sous  le  titre  de  Brihatkathâmanjari,  c'est- 
à-dire  la  «  Poignée  ",  le  Bouquet  «,  1'  «  Eclogue  de  la  Grande  Histoire  »  (Livre  XVL 
correspondant  au  Livre  X  de  Somadeva).  L'autre  conte,  qui  est  un  doublet,  a  été 
probablement  supprimé  systématiquement  par  Kshemendra,  qui  a  beaucoup 
écourté  son  livre  XVI.  —  Ni  l'un  ni  l'autre  des  deux  contes  ne  figure  dans  une 
recension,  non  point  prâkrite,  mais  sanscrite,  de  la  Brihatkathâ,  récemment  décou- 
verte dans  le  Népal  :  nous  tenons  ce  renseignement  d'une  bienveillante  commu- 
nication de  M.  Félix  Lacote,  qui  prépare  actuellement  la  publication  de  cette  recen- 
sion. 

La  seule  conclusion  à  poser,  pour  le  moment,  c'est  donc  qu'une  forme  de  notre 
thème  existait  certainement  dans  la  Brihatkathâ  en  langue  prâkrite  qui  avait  cours, 
au  xi«  siècle,  dans  le^pays  de  Cachemire. 


280  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

seconde  partie  du  prologue  des  Mille  eî  une  Nuits  et  qui,  selon  toute 
probabilité,  est  arrivé  chez  les  Arabes  par  la  voie  habituelle,  c'est- 
à-dire  par  l'intermédiaire  des  Persans. 

La  littérature  persane  a  conservé  une  variante  de  ce  conte  pri- 
mitif dans  son  livre  déjà  cité,  le  Touti-Naineh  (le  «  Livre  du  Perro- 
quet »),  adaptation  du  recueil  indien  la  Çouka-saplati  (les  «  Soixante- 
dix  [Récits]  du  Perroquet  »)  (1)  : 

En  traversant  un  désert,  un  homme  voit  arriver  un  éléphant  avec  une 
litière  sur  le  dos.  Effrayé,  il  grimpe  sur  un  arbre.  L'éléphant  marche  vers 
l'arbre,  dépose  la  litière  de.ssous  et  s'en  va  brouter.  L'homme,  apercevant 
dans  la  litière  une  belle  femme,  descend  de  l'arbre,  et  la  femme  peut  faire 
un  nœud  de  plus  à  une  cordelette  déjà  nouée  cent  fois.  E^Ue  explique  à 
l'homme  que  son  mari  est  un  magicien,  qui  s'est  changé  en  éléphant  et  qui 
va  de  place  eu  place,  toujours  avec  sa  litière  sur  le  dos.  Et  voilà  comme  lui 
réussit  sa  jalouse  surveillance  ! 

Ici,  un  magicien  tient  la  place  du  «  dieu-serpent  »  ou  du  «  génie 
des  eaux  ».  Cet  affaiblissetnenl  du  personnage  surhumain  primitif 
avait  déjà,  très  probablement,  eu  lieu,  dans  l'Inde  même,  avant 
l'exportation  de  cette  variante  vers  la  Perse  :  nous  pouvons,  en 
effet,  citer  un  passage'd'un  conte  oral  de  l'Inde  du  Nord  (du  Kamâon, 
région  de  l'Himalaya),  dans  lequel  un  fakir  fait  sortir  de  ses  cheveux 
nattés  une  petite  boîte  et  en  tire  deux  femmes  d'une  grande  beauté. 
(Le  reste  de  ce  conte  très  altéré  ne  se  rapporte  pas  à  notre  sujet)  (2). 

Le  magicien  de  la  version  persane  correspond  bien  au  fakir  (magi- 
cien, lui  aussi)  des  Kamâoniens. 


Une  forme  très  particulière  de  ce  même  thème  se  rencontre  dans 
un  document  indien,  dont  l'âge  ne  peut  être  précisé,  mais  qui  cer- 
tainement est  très  ancien,  dans  un  des  550  récits  des  aventures  du 
Bouddha  en  ses  innombrables  existences  successives,  récits  dont  la 
réunion  compose  le  livre  canonique  des  Djâlakas  (3).  Le  conte  dont 

(1)  Touti  Nameh.  Eine  Sammlung  Persischer  Mœrchen  von  Aechschebi.  Deutsche 
Uebersetzung  von  C.  J.  L.  Iken  (Stuttgart,  1822),  p.  31.  —  W.  Pertsch  :  Ueber  Nach- 
schabis  Papagaienbuch,  dans  la  Zeitschrift  der  Deutschen  Morgenlsendischen  Gesell- 
schaft  de  1867  (vol.  XXI),  p.  518. 

(2)  Minaef  :  Indiiskia  Skaski  y  Lcgendy  (Sainl-Pétcr-sbourg,  1877),  n"  .34.  La  tra- 
duction de  ce  conte  et  des  autres  contes  du  recueil,  tous  publiés  en  russe,  nous 
a  été  dictée  jadis  par  le  savant  et  regretté  P.  Martinov,  S.  J, 

(3)  Voir  sur  les  Djâtakas,  plus  haut,  une  des  notes  du  §  1.  —  Un  monument  de 
l'Inde,  que  l'on  date  sans  hésitation  des  environs  de  l'an  200  avant  l'ère  chrétienne, 
le  stoupa  (monument  commémoratif)  de  Barhout,  au  sud  d'Allahaba',  est  décoré 
de  bas-reliefs,  dont  les  sujets  sont  pris  dans  les  Djâtnkas,  et  les  sculpteurs  ont  plus 


LE   PROLOGUE-CADRE  DES   MILLE   ET  UNE   NUITS  281 

nous  allons  donner  le  résumé  (1),  se  racontait  très  probablement 
dans  l'Inde  longtemps  avant  que  les  Bouddhistes  l'aient  remanié  et 
marqué,  avec  tant  d'autres  vieux  contes  indiens,  d'un  signe  reli- 
gieux tout  extérieur  ; 

Le  Bodhisattva  (2)  mène  une  vie  d'ascète  dans  l'Himalaya.  A  peu  de 
distance  de  sa  hutte  vit  un  asoura  (être  malfaisant,  sorte  d'ogre)  qui,  de 
temps  en  temps,  vient  visiter  le  «  Grand  Etre  »  et  écouter  la  Loi  ;  après 
quoi  il  retourne  se  mettre  en  embuscade  dans  la  forêt  pour  capturer  des 
hommes  et  les  manger.  C'est  ainsi  qu'une  noble  et  belle  dame  est  enlevée 
par  cet  asoura,  qui  l'emporte  dans  sa  caverne  et  en  fait  sa  femme.  Il  la 
nourrit  et  la  pare  de  son  mieux  et,  pour  la  bien  garder,  il  la  met  dans  une 
boîte,  qu'il  avale. 

Un  jour  qu'il  veut  se  baigner,  il  tire  la  dame  de  sa  boîte  et  lui  dit  de  res- 
pirer un  peu  le  grand  air  pendant  qu'il  prendra  .son  bain.  Peu  après,  im 
vidhyâdhara  (sorte  de  sylphe),  nommé  <  fils  de  Vâyou  »,  passe  par  là,  volant 
à  travers  les  airs,  une  épée  à  son  côté.  La  dame  l'aperçoit  et  lui  fait  signe 
de  descendre.  Quand  il  a  mis  pied  à  terre,  elle  le  fait  entrer  dans  la  boîte, 
puis  elle  y  entre  elle-même,  en  le  couvrant  de  ses  vêtements.  L'asoura, 
de  retour,  ferme  la  boîte  sans  défiance,  l'avale  et  s'en  va  saluer  son  ami 
l'ascète,  lequel,  avec  sa  perspicacité  surhumaine,  dit  en  le  voyant  :  «  D'où 
venez-vous,  amis  ?  Salut  à  tous  les  trois  !  »  L'asoura  s'étonne  de  cette 
salutation.  Alors  le  Bodhisattva  lui  expHque  les  choses,  et  l'asoura,  effrayé 
à  la  pensée  que  le  sylphe,  avec  son  épée,  pourra  bien  lui  fendre  le  ventre 
pour  s'échapper,  rejette  la  boîte,  l'ouvre,  et  le  sylphe  s'envole. 

Et  l'asoura  fait  cette  réflexion  finale  :  >■■  J'ai  eu  beau  la  garder  dans  mon 
estomac,  je  n'ai  pu  m'assurer  d'elle.  Qui  fera  ce  que  je  n'ai  pu  faire  ?  » 
Il  la  laisse  donc  aller  et  s'en  retourne  dans  sa  forêt. 

Dans  ce  vieux  conte  indien,  l'être  surhumain  ne  porte  pas  sur 
sa  tête,  comme  Vijrîl  des  Mille  el  une  Nuits,  la  boîte  dans  laquelle 
il  a  enfermé  sa  captive  ;  il  avale  cette  boîte  pour  la  mieux  garder. 
Ce  trait  étrange  nous  paraît  être  le  trait  originel,  qui  s'est  affaibli 
dans  le  conte  arabe. 

Le  même  trait  de  la  femme  avalée  s'était  déjà  rencontré  dans  les 
deux  contes  indiens  de  Somadeva,  sous  une  forme  plus  primitive 
encore  peut-être  ;  car  ces  deux  contes  donnent,  sans  aucune  expli- 
cation et  comme  toute  naturelle,  l'histoire  du  dieu-serpent  ou  du 


d'une  fois  eu  le  soin  de  graver  sur  ces  bas-reliefs  l'indication  du  djâtaka  auquel  est 
emprunté  le  sujet  représenté  :  Vda-djâtaka,  liiddla-djâtaka,  etc.  — Mais,  si  de  ce  fait 
on  doit  conclure  que  ces  djâtakas  particuliers  existaient  déjà  deux  ou  trois  siècles 
avant  notre  ère,  on  ne  peut  naturellement  poser  une  affirmation  aussi  précise  à  l'é- 
gard de  la  masse  des  autres  djâtakas  et  notamment  à  l'égard  de  celui  que  nous  allons 
résumer.  Toutefois,  il  y  a  là  pour  eux  tous,  ce  nous  semble,  une  forte  présomption 
d'antiquité. 

(1)  Djâtaka  n°  436  (volume  III  de  la  traduction  anglaise  citée  §  1). 

(2)  Sur  le  sens  de  ce  mot,  voir  §  1. 


282  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

génie  des  eaux  «  tirant  la  femme  de  sa  bouche  ».  Dans  le  djâtaka, 
la  chose  a  pris  une  précision  plus  grande,  nous  dirons  presque  une 
certaine  vraisemblance  :  avant  df  l'avaler,  Vasoura  met  la  dame 
dans  ce  qu'en  pharmacie  on  appellerait  une  capsule.  Du  reste,  dans 
ce  même  djâtaka,  pour  que  l'asoura  pût  avaler,  sans  le  soupçonner, 
le  sylphe  avec  la  dame,  il  fallait  bien  cette  capsule  enfermant  les 
deux. 


Notre  djâtaka,  sous  une  forme  altérée,  mais  qui  ne  le  rend  pas 
méconnaissable,  a  pénétré  dans  l'Asie  centrale,  chez  les  Tarandji, 
petit  peuple  tatar,  musulman  de  religion,  qui,  au  cours  du  xviii^  siè- 
c'e,  est  venu  de  la  Petite  Boukharie  (Kashgar,  Yarkand,  etc.)  s'éta- 
blir dans  la  vallée  de  l'Ili  (rivière  se  jetant  dans  le  lac  Baïkal),  vallée 
qui,  actuellement  est  au  pouvoir,  partie  des  Chinois,  partie  des 
Russes  (1). 

Le  fils  d'un  vizir  a  enfermé  sa  jeune  femme  dans  une  maison  qu'il  a  fait 
bâtir  «  entre  sept  rivières  ».  Une  vieille  trouve  moyen  d'y  introduire  un 
jeune  homme,  caché  dans  une  caisse  où  elle  dit  qu'elle  a  mis  ses  "  vêtements 
mortuaires  «.  Le  fils  du  vizir  laisse  passer  la  caisse  sans  faire  do  difficnUé?. 

Un  jour  qu'il  est  à  la  chasse,  il  voit  un  kalender  endormi  (2),  son  sac 
auprès  de  lui.  Et  voilà  que  sort  du  lac  une  femme  très  belle,  puis  un  jeune 
homme,  et  .quelque  temps  après,  l'un  et  l'autre  rentrent  dans  le  sac.  Alors  le 
fils  du  vizir  se  dit  que  les  ruses  des  femmes  sont  infinies,  et  la  lumière  se 
fait  pour  lui  au  sujet  de  la  caisse  aux  vêtements  mortuaires.  Il  invite  le 
kalender  à  venir  avec  lui  dans  sa  maison  entre  les  sept  rivières,  où  il  fait 
servir  trois  assiettes.  Tune  pour  lui-même,  une  autre  pour  le  kalender  ; 
«  la  troisième,  ajoute-t-d,  pour  l'homme  qui  est  dans  le  sac  ».  Le  kalender 
se  récrie  :  il  n'y  a  que  sa  femme  dans  le  sac  !  Mais  il  lui  faut  bien  se  rendre 
à  l'évidencp.  Puis  le  fils  du  vizir  force  la  vieille  à  lui  apporter  la  caisse. 
La  caisse  est  ouverte,  et  l'on  y  trouve  un  jeune  homme. 

Alors  le  fils  du  vizir  fait  au  kalender  des  réflexions  sur  l'infidehté  foncière 
des  femmes  et  termine  en  lui  disant  :  «  Retirons-nous  du  monde  et  voya- 
geons. >  Et  ils  s'en  vont  de  compagnie. 

Dans  ce  conte  oral,  apporté  dans  l'Asie  centrale  par  l'islamisme, 
Vasoura  est  devenu  un  kalender  (comparer  le  jakir  des  Kamâoniens), 
comme  le  «  dieu-serpent  »  ou  le  <<  génie  des  eaux  »  est  devenu,  dans 
le  conte  du  Touti-Nameh  persan,  un  magicien. 


(1)  W.  RadlofT  :  Proben  der  Volkslitlcratur  der  nôrdlichen  turkisclien  Steemme.  VI. 
Theil  (Saint-Pétersbourg,  1886),  pp.  187  seq. 

(2)  Les  kalenders  sont  une  sorte  de  religieux  mendiants  musulmans,  qui  vaga- 
bondent de-ci  de-là,  <■  recherchant  la  joie  et  le  plaisir  ».  (Voir  la  note  de  Galland 
surldi  WW^  àe%  Mille  et  une  yuits.) 


LE  PROLOGUE-CADRE   DES  MILLE   ET  UNE   NUITS  283 

Tout  merveilleux  ayant  disparu,  le  sac  du  kalender,  remplaçant  la 
boîte  de  l'asoura,  donne  lieu  à  des  invraisemblances  vraiment  par 
trop  grandes. 


Il  est  très  curieux  de  constater  qu'un  certain  chant  épique  de  la 
Russie  du  Nord,  une  bylîne,  rappelle  à  la  fois,  dans  un  de  ses  épi- 
sodes, le  djâtaka  de  VAsoura  et  les  contes  du  Dieu-serpent,  de 
VIfrît,  etc.  (1). 

Le  héros,  Ilya  de  Murom,  averti  par  son  cheval  de  l'approche  du  géant 
Svyatogor,  grimpe  sur  un  chêne,  d'où  il  voit  arriver  Svyatogor  chevau- 
chant, un  colîre  de  cristal  sur  les  épaules.  Le  géant  tire  du  cofl're  une  femme 
d'une  merveilleuse  beauté,  qui  lui  prépare  un  somptueux  repas  ;  puis  il 
s'endort  dans  une  tente  sous  le  chêne.  La  femme,  apercevant  Ilya  sur 
l'arbre,  lui  dit  de  descendre.  Suit  l'histoire  bien  connue. 

Après  quoi,  la  femme,  désireuse  sans  doute  d'avoir  toujours  Ilya  auprès 
d'elle,  le  met  dans  une  des  vastes  poches  de  son  mari  le  géant.  Quand 
Svyatogor  est  réveillé,  il  replace  la  femme  dans  le  cofl're,  qu'il  charge  sur 
ses  épaules,  et  remonte  à  cheval.  Mais  le  cheval  bronche,  et,  comme  Svya- 
togor le  frappe  de  sa  cravache,  il  dit  :  «  Les  autres  fois  je  portais  le  héros 
et  la  femme  du  héros  ;  maintenant  je  porte  la  femme  du  héros  et  deux  héros  : 
rien  d'étonnant  que  je  bronche.  » 

Svyatogor  fouille  dans  ses  poches  et  en  tire  Ilya.  Explication  ;  exécution 
de  la  femme  coupable  ;  pacte  de  fraternité  conclu  entre  les  deux  héros. 

On  se  souvient  du  :  «  Salut  à  tous  les  trois  !  »  du  Bodhisattva.  Les 
paroles  du  cheval,  quand  il  proteste  contre  le  coup  de  cravache,  inter- 
terviennent  tout  à  fait  de  même  façon  dans  des  circonstances  à  peu 
près  semblables. 

Ainsi,  cette  forme  indienne  si  spéciale  que  présente  le  djâtaka 
a  émigré,  comme  l'autre  forme  (celle  du  dieu-serpent).  Nous  avions 
déjà  vu  émigrer  aussi  les  trois  variantes  indiennes  étudiées  à  propos 
de  la  première  partie  du  prologue  qui  nous  occupe. 


Dans  le  premier  conte  indien  de  Somadeva  résumé  plus  haut,  trois 

(1)  Voir  W.  R.  S.  Ralston  :  The  Songs  of  the  Russian  People  (Londres,  1872), 
pp.  59  seq.  —  Cette  byline  fait  partie  de  la  collection  de  M.  Rybnikofî,  qui  a  recueilli 
236  bylînes  tplus  de  50.000  vers),  à  partir  de  l'année  1859,  où  il  entendit  chanter 
les  premières  dans  le  gouvernement  d'OIonetz,  près  du  lac  Onega.  Ce  recueil  (quatre 
volumes)  a  été  publié  à  Moscou,  de  1861  à  1867. 


284  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

spectateurs  assistent,  du  haut  d'un  arbre,  à  l'aventure  de  la  femme 
du  «  dieu-serpent  »,  et  tous  les  trois  ont  eu  la  même  infortune  conju- 
gale que  Shahriar  et  Shahzeman.  Mais,  s'ils  voyagent  ensemble, 
c'est  le  hasard  qui  les  a  réunis,  et  ils  ne  se  sont  pas  mis  en  route  de 
compagnie  «  pour  voir  s'ils  trouveront  quelqu'un  à  qui  même  chosie 
soit  arrivée  qu'à  eux-m''mep  '>. 

Dans  un  djâtaka,  nous  allons  rencontrer  un  semblable  voyage... 
d'instruction  ;  ce  qui  relie  encore  davantage  à  l'Inde  la  seconde 
partie  du  prologue  des  Mille  el  une  Nuils. 

Le  conte  que  nous  avons  à  citer  fait  partie  du  djâtaka  n^  536. 
assemblage  d'histoires  tendant  à  motiver  des  bordées  d'invectives 
frénétiques  contre  «  la  femme  )i,  cause  de  tout  le  mal  aux  yeux  du 
monachisme  bouddhique.  Notre  histoire  est  la  sixième  (1)  : 

Le  roi  Kandari,  de  Bénarès,  découvre  que  la  renie  Kinnarâ  le  trahit  el, 
qui  plus  est,  avec  un  misérable  et  dégoûtant  estropié.  Il  dit  à  Panlchâlal- 
chanda,  son  pourohita  (sorte  de  chapelain),  «  homme  plein  de  sagesse  », 
de  faire  couper  la  tête  à  la  coupable  ;  mais  Pantchàlatchanda  lui  conseille 
de  ne  pas  se  fâcher  si  fort  :  toutes  les  femmes  sont  vicieuses  et  trompeuses. 
«  Si  vous  voulez  vous  en  convaincre,  je  vons  le  montrerai.  Déguisons- nous 
et  parcourons  le  pays.  » 

A  peine  ont-ils  fait  une  lieue,  qu'ils  rencontrent  un  cortège  nuptial, 
conduisant  à  son  mari  une  jeune  fiancée.  Le  pourohita  dit  au  roi  qu'il  ne 
tient  qu'a  celui-ci  de  faire  que  la  jeune  fille  «  se  conduise  mal  avec  lui  ». 
En  effet,  le  pourohita  tend  un  piège  à  la  malheureuse  (il  obtient  du  beau- 
père,  chef  de  l'escorte,  que  la  fiancée  entre,  pour  a.ssister,  prétend-il,  une 
femme  en  couches,  dans  une  tente  où  est  caché  le  roi),  et  elle  succombe. 

Après  avoir  traversé  toute  l'Inde  et  s'être  convaincus  de  toute  façon  de  la 
(>  perversité  naturelle  »  des  femmes,  les  deux  vertueux  personnages  rentrent 
à  Bénarès,  et  le  roi  chasse  sa  femme,  au  lieu  de  la  tuer. 

Un  détail  de  ce  djâtaka  semblerait  presque  un  souvenir  des  fa- 
meuses «  cent  bagues  ».  Quand  la  jeune  fiancée  sort  de  la  tente,  le 
roi  lui  fait  présent  de  sa  bague  à  sceller.  Mais  le  pourohita  ne  veut 
pas  la  lui  laisser  :  il  va  trouver  le  chef  de  l'escorte  et  réclame  la 
bague  comme  ayant  été  dérobée  à  la  prétendue  femme  en  couches. 
«  En  la  remettant  au  pourohita.  dit  le  djâtaka,  la  jeune  fille  lui  griffa 
la  main  en  lui  disant  :  «  Tiens  !  la  voilà,  canaille  !  » 

C'est  le  vrai  mot  de  la  fin  (2). 

(1)  Vot  V  de  la  traduction  anglaise,  pp.  23'i-23fi. 

(2)  Notons  que  le  pourohita,  ce  singulier  professeur  de  morale,  n'est  autre  que 
le  Pouddha  lui-mcnie.  —  Les  indianistes  nous  disent  qu'il  ne  faut  pas  mettre  en 
cause  ici  la  morale  bouddhique,  et  que,  dans  leur  campagne  contre  les  femmes,  les 
rédacteurs  des  divers  contes  composant  ce  djâtaka  n°  536  font  flèche  de  tout  bois, 
même  de  vieux  contes  très  scabreux.  Sans  vouloir  rien  contester,  nous  nous  borne- 
rons à  constater  l'absence  complète  de  suceptibilité  morale,  de  sens  du  quod  decet. 


LE   PROLOGUE-CADRE   DES   MILLE   ET   UNE   NUITS  285 


Le  répertoire  des  contes  asiatico-européens  présente  un  autre  type 
de  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  voyage  d'expérience,  une  sorte  de 
parodie  du  voyage  des  Mille  el  une  Nuils.  De  même  que  Shahriar 
part  avec  son  frère  à  la  recherche  d'un  compagnon  d'infortune,  de 
ipême  un  nouveau  marié  s'en  va  de  chez  lui  en  déclarant  qu'il  ne 
reviendra  que  s'il  trouve  quelque  part  des  gens  aussi  bêtes  que  sa 
femme  et  ses  beaux-parents  ;  il  en  trouve  presque  aussitôt  et  re- 
tourne à  la  maison. 

Ce  thème  est  développé  dans  bon  nombre  de  contes,  d'un  bout  à 
l'autre  de  l'Europe  (1),  et  aussi,  —  ce  qui  est  important,  —  dans  un 
conte  qui  a  été  apporté  par  les  musulmans  dans  l'Asie  centrale  chez 
les  Tarandji,  ce  petit  peuple  tatar  dont  nous  avons  résumé  ci-dessus 
un  autre  conte  de  même  famille  qu'un  des  djâtakas  cités  (2).  Et  l'on 
peut  établir  que  les  musulmans  ont  été,  dans  certaines  parties  de 
l'Asie  centrale  et  dans  la  Sibérie,  comme  dans  l'Arabie  ou  dans  les 
pays  barbaresques,  les  propagateurs  d'une  quantité  de  contes  ori- 
ginaires de  l'Inde. 


Arrivé  à  cet  endroit  de  notre  travail,  nous  ne  pouvons  que  renou- 

chez  le  moine  bouddhique  qui,  en  insérant  dans  son  djâtaka  un  conte  ramassé  n'im- 
porte où,  n'a  pas  compris  quelle  impropriety  c'était  d'y  faire  figurer  le  Bouddha 
sous  les  traits  d'un  personnage  absolument  scandaleux.  —  Certainement,  les  pré- 
dicateurs du  moyen  âge  adaptaient  parfois  à  leurs  sermons,  en  vue  d'en  tirer  une 
moralisatio,  des  histoires  assez  peu  édifiantes  en  elles-mêmes.  Peut-être,  au  besoin, 
auraient-ils  raconté  un  fabliau  de  ce  genre,  en  lui  donnant  une  interprétation 
mystique  à  la  façon  des  Gesta  Romanoruin  ;  mais  jamais  il  ne  leur  .serait  venu  à 
l'esprit  d'y  faire  jouer  à  un  saint  (et  le  Bouddha,  constamment  appelé,  dans  les 
djâtakas,  le  «  Béni  »,  le  «  Grand  Etre  »,  est  plus  qu'un  saint)  le  rôle  de  con.seiller 
d'immoralité  et  de  corrupteur  de  filles. 

Notons,  à  propos  de  moralisationes,  qu'en  dehors  de  l'Inde,  on  a  fait  de  l'histoire 
des  cent  bagues  une  moralité.  Dans  un  conte  en  langue  syriaque  moderne  (dialecte 
fellichi),  qui  a  été  recueilli  en  Mésopotamie  près  de  Mossoul,  chez  des  chrétiens, 
le  roi  Salomon  rencontre  une  très  belle  jeune  fille  et,  séduit  par  ses  charmes,  il  la 
fait  monter  derrière  lui  sur  son  cheval  pour  l'emmener  dans  son  palais  ;  mais,  bien- 
tôt, se  retournant,  il  la  trouve  moins  belle  que  d'abord  ;  puis  il  voit  qu'elle  est 
hideuse.  Alors,  il  la  renvoie  en  lui  redemandant  sa  bague,  qu'il  lui  a  donnée  ;  mais 
il  ne  peut  reconnaître  cette  bague  au  milieu  d'une  poignée  d'autres  bagues  sembla- 
bles. Et  la  jeune  fille  lui  dit  :  «  Je  suis  le  Monde.  Autant  de  Salomons  que  tu  vois 
ici  de  bagues  sont  déjà  venus  vers  moi  et  repartis  ».  (Skizze  des  Fellichi-Diahkis  von 
Mosul,  von  E.  Sachau,  dans  Ahhandlungen  der  Académie  zu  Berlin  (Philos,  u.  his- 
tor.),  année  1892,  p.  68). 

(1)  Voir  Reinhold  Koehler  :  Kleinere  Schriften  zur  Mœrchenforscliung  (Weimar, 
1898),  t.  1,  pp.  81,  217-218,  266. 

(2)  W.  Radloff.,  o/).  ci'r.,  p.  257. 


'2S6  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

vêler,  au  sujet  de  la  seconde  partie  du  prologue  des  Mille  el  une 
Nuils,  la  triple  constatation  que  nous  avons  faite  au  sujet  de  la  pre- 
mière partie  :  existence  d'un  thème  indien  avec  variantes,  dont  l'une 
est,  avec  tel  détail  plus  primitif,  notre  seconde  partie  ;  —  émigra- 
tion de  ces  variantes  vers  le  monde  musulman  et  même  vers  l'Eu- 
rope (byline  russe)  ;  —  absence  de  la  moindre  trace  d'une  «  légende 
perse  ■-. 

S  3  de  la  Section  préliminaire 

Les  deux  prenitMes  parties  du  prologue  de^  Mille  et  une  .\iiits  en  Europe. 

Nous  sommes  revenu  brièvement,  il  y  a  un  instant,  sur  ce  chant 
épique  russe  qui  rappelle  d'une  manière  si  int^^ressante  le  djâlaka 
de  VAsoiira. 

11  est  instructif  de  noter  que,  bien  avant  toute  traduction  des 
Mille  el  une  Nuils  en  langue  européenne  (la  traduction  de  Galland, 
la  première  de  toutes,  a  paru  de  1704  à  1717),  le  prologue  du  recueil 
arabe  (moins  le  cadre  proprement  dit)  avait  pénétré  en  Europe,  où 
il  avait  été  fixé  par  écrit.  Du  reste,  le  prologue  des  Cenl  Nuils  y  avait 
pénétré  aussi. 

Au  xvi^  siècle  (1516),  l'Arioste  donnait,  dans  la  première  partie 
de  son  trop  fameux  conte  de  Joconde,  un  récit  analogue  à  celui  des 
Cent  Nuils  ;  —  au  xiv^  ou  xv^  siècle,  le  Lucquois  Giovanni  Sercambi 
(né  en  1347,  mort  en  1424)  avait  inséré,  dans  un  ouvrage  resté  ma- 
nuscrit jusqu'à  ces  derniers  temps,  un  conte  apparenté  aux  Mille  et 
une  Nuils  (1). 


Dans  l'Arioste  (28^  chant  de  VOrlando  Furioso),  comme  dans  les 
Cent  Nuits,  comme  dans  le  vieux  conte  indien  traduit  en  chinois  au 
iii^  siècle,  un  roi,  —  qui  est  ici  le  très  historique  Astolphe,  roi  des 
Lombards,  —  est  fier  de  sa  beauté  plus  que  de  toute  sa  puissance  ; 
il  demande,  un  jour,  à  un  certain  caua//ere  romain,  Fauste  Latini,s'il 
a  jamais  vu  un  homme  aussi  beau  que  lui.  Fauste  lui  répond  que, 
dans  le  monde  entier,  le  roi  n'aurait  pas  son  pareil,  s'il  n'y  avait 
à  Rome  un  jeune  homme,  frère  du  tavaliere  lui-même  et  nommé 
Joconde.  Le  roi  dit  à  Fauste  de  le  lui  amener.  —  De  même  que  le 

(1)  Nous  avons  trouvé,  pour  cotte  partie  de  notre  travail,  de  précieux  renseigne- 
ments dans  le  livre  de  M.  Pic  Rajna  :  Le  Fonti  delV  Orlando  Furioso.  2''a  éd.  (Flo- 
re nce,  1900),  pp.  436  seq. 


LE  PROLOGUE-CADRE   DES  MILLE   ET   UNE   NUITS  287 

jeune  homme  des  Cents  Nuits  retourne  chez  lui  pour  aller  chercher 
son  amulette  oubliée,  Joconde,  à  peine  en  route  pour  Pavie,  la  capi- 
tale du  royaume  lombard,  rebrousse  chemin  pour  prendre  un  petit 
reliquaire  que  lui  a  donné  sa  ferçime.  —  Comme  dans  les  Cent  Nuits, 
comme  dans  le  conte  sino-indien,  la  beauté  de  Joconde  disparaît 
sous  l'impression  de  son  chagrin  marital,  et  elle  reparaît  quand  il  a 
vu  que  le  roi  Astolphe  est  plus  malheureux  que  lui. 

Dans  Scrcambi  (1\  le  nom  du  roi,  Manfred,  roi  des  Deux-Siciles, 
a  été,  comme  l' Astolphe  de  l'Arioste,  emprunté  à  l'histoire  d'Italie  ; 
mais,  ce  qui  est  singulier,  c'est  qu'un  Astolphe,  nullement  roi,  mais 
simple  cavalière,  joue  dans  Sercambi  le  rôle  de  Joconde.  Les  récits 
des  deux  écrivains  italiens  sont,  d'ailleurs,  parfaitement  distincts 
l'un  de  l'autre,  et  ce  qui  les  sépare  bien  nettement,  c'est  que  le  trait 
si  caractéristique,  si  primitif,  du  jeune  homme  le  plus  beau  du 
monde,  dont  la  beauté  disparaît  et  reparaît,  ne  se  rencontre  pas 
chez  Sercambi  où  le  cavalière  Astolphe  tombe  simplement  dans  une 
mélancolie  profonde  (2). 

Ce  qui  est  particulier  à  Sercambi,  c'est  ceci  :  après  que  le  roi  Man- 
fred a  connu,  en  interrogeant  Astolphe  sur  la  disparition  de  sa  mélan- 
colie et  en  se  mettant  ensuite  lui-même  aux  aguets,  la  trahison  de 
la  reine,  il  propose  à  Astolphe  d'aller  courir  le  monde  avec  lui  jus- 
qu'à ce  qu'ils  voient  bien  clairement  qu'il  faut  retourner  à  la  mai- 
son. Ici,  la  ressemblance  avec  la  seconde  partie  du  prologue  des 
Mille  et  une  Nuits  va  devenir  évidente  : 

Un  jour,  près  de  Lucques,  les  deux  conipagnons  se  reposent  dans  un 
endroit  où  il  y  a  de  l'eau  (car  on  est  en  été)  ;  ils  voient  venir  un  homme  — 
un  bourgeois  de  Sienne  en  voyage  —  chargé  d'une  grande  et  pesante  caisse  ; 
ils  se  cachent  dans  un  bosquet.  L'homme  ouvre  la  caisse,  et  il  en  sort  une 
belle  jeune  femme.  Ils  mangent  et  boivent  ensemble  ;  puis  l'homme  s'étend 
sur  l'herbe,  la  tète  sur  les  genoux  de  la  femme,  et  s'endort.  —  Suit  l'histoire 
connue,  où  finalement  le  roi  donne  à  la  femme  une  riche  bague,  qui  rappelle 
les  cent  bagues  enfilées  des  contes  orientaux. 

(1)  Novelle  inédite  di  Giovanni  Sercambi  (Turin,  1889),  n°  84.  —  Pio  Rajna  : 
Le  Fonti...,  pp.  443  .seq. 

(2)  Nous  ne  comprenons  pas  comment  Benfey,  ce  Maître,  a  pu  dire,  dans  son 
Introduction  au  Pantchatantra  (Leipzig,  1849,  p.  460),  que  le  conte  de  Joconde  est 
une  «  imitation  (Nachakmung)  du  cadre  des  Mille  et  une  Nuits  ».  Avant  lui,  il  est 
vrai,  l'arabisant  Michèle  Amari,  dans  la  Préface  à  sa  traduction  du  Solwan  el  Mota\ 
d'Ibn  Zafer  (Florence,  1851,  p.  lxii),  trouvait,  au  sujet  de  cette  «  aventure  »,  que 
le  mot  «  imitée  »  n'était  pas  assez  fort  et  qu'il  fallait  dire  «  copiée  »  (copiata).  Ici 
encore,  c'est  Guillaume  Schlegel  qui  a  vu  clair  quand,  dans  son  Essai  cité  plus  haut, 
il  dit  (p.  529)  que  l'Arioste  «  devait  probablement  ce  conte  satirique  contre  la  vertu 
des  femmes...  à  quelque  ancien  auteur  de  fabliaux  »,  transmetteur  inconscient  des 
fictions  orientales. 

D'un  autre  coté,  nous  croyons  qu'aujourd'hui,  Guillaume  Schlegel  ne  prendrait 


:iS8  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

On  voit  qu'ici  le  récit  primitif,  l'histoire  de  Vifrîl  ou  quelque  his- 
toire analogue,  a  été  complètement  prosaïcisé,  et,  par  là  même,  il  a 
perdu  cette  vraisemblance  relative  que  lui  donnait,  en  Orient,  l'em- 
ploi du  merveilleux. 


Un  conte  oral,  recueilli  en  Hongrie,  est  peut-être  plus  intéressant 
encore  que  les  deux  contes  italiens  ;  car  il  contient,  réunies,  l'intro- 
duction de  l'Arioste  et  la  seconde  partie  de  Sercambi,  ofïrant  ainsi 
une  combinaison,  —  que  certainement  les  Hongrois  ont  reçue  toute 
faite,  —  du  thème  des  Cent  Nuits  avec  le  thème  des  Mille  et  une 
Nuits  {l): 

Un  bon. me  est  si  beau,  qu'on  promène  son  portrait  dans  tout  le  pays, 
et  quiconque  a  vu  ce  portrait,  en  achète  un  pareil  et  le  met  dans  un  cadre, 
<<  comme  si  c'était  l'image  de  la  Sainte  Vierge  x.  La  reine,  ayant  vu  un  de  ces 
portraits,  dit  au  roi  qu'une  telle  beauté  n'est  pas  possible  ;  alors  le  roi  dépê- 
che deux  huissiers  vers  l'homme  pour  qu'ils  le  ramènent. 

L'homme,  très  satisfait,  se  met  en  route  avec  les  huissiers  ;  mais  tout  à 
coup  il  s'aperçoit  qu'il  a  oublié  son  livre  de  prières,  «  sans  lequel  il  ne  voulait 
pas  l'aire  un  pas  en  avant  ;  car  il  croyait  que  sa  beauté  lui  avait  été  donnée 
par  le  Ciel,  à  condition  qu'il  récitât  chaque  jour  les  prières  contenues  dans 
ce  livre  >. 

Ce  qu'il  voit  en  rentrant  chez  lui,  le  fait  devenir  du  coup  <  jaune  comme 
cire  >•  ;  aussi  le  roi  le  trouve-t-il  très  différent  du  portrait.  L'homme  demande 
alors  à  rester  seul  pendant  trois  jours  dans  une  chambre  isolée  :  au  bout 
des  trois  jours,  il  .sera  redevenu  beau.  —  Le  roi  lui  fait  donner  une  chambre 
ayant  vue  sur  le  jardin,  et  l'homme  s'y  tient,  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre, 
lisant  et  relisant  sans  cesse  les  prières  de  son  livre.  C'est  de  cette  fenêtre 
que,  le  dernier  des  trois  jours,  il  voit  la  reine  allant  trouver  un  nègre  affreux 
à  qui  elle  a  donné  rendez-vous  dans  un  pavillon  du  jardin.  Aussitôt  l'homme 
se  sent  guéri  de  sa  peine,  et  son  teint  redevient  rose. 

iMais  ce  qui  a  consolé  l'un,  navre  l'autre,  et  le  roi  propose  à  l'homme  de 
vo}  ager  avec  lui  par  le  monde  entier  pour  que  lui,  le  roi,  y  retrouve  le  calme. 

Au  cours  de  ce  voyage,  où  ils  ne  rencontrent  que  trop  de  motifs  de  conso- 
lation, le  roi  et  son  compagnon  voient,  un  jour,  dans  un  champ,  quatre 
bœufs  attelés  à  une  charrue  ;  mais  ce  n'est  pas  l'homme  qui  laboure,  c'est 
la  femme,  pendant  que  son  mari  sue  et  souffle  auprès  d'elle,  chargé  d'une 
lourde  caisse.  Et,  dans  cette  caisse,  que  le  roi  se  fait  ouvrir,  malgré  les 
protestations  de  la  femme,  est  un  gros  gaillard,  que  le  pauvre  mari  est 
obligé  de  porter. 

pas  la  peine  de  discuter  une  autre  opinion  toute  contraire  à  celle  de  Benfey  et 
d'Amari,  l'opinion  exprimée,  en  1806,  par  Caussin  de  Perceval  dans  la  Préface  de 
sa  «  Continuation  des  Mille  et  une  Auiis  »  et  qui  incline  à  «  soupçonner  »  l'auteur 
arabe  d'avoir  emprunté  son  prologue-cadre...  à  l'Arioste  !  !  ! 
(1)  Revue  des  Traditions  populaires,  t.  IV  (1889),  pp.  44  sq. 


LE  PROLOGUE-CADRE  DES  MILLE  ET  UNE  NUITS  280 

Inutile  de  faire  remarquer  que,  dans  l'épisode  final  (l'épisode  de 
la  caisse),  —  bien  plus  altéré  encore  que  chez  Sercambi,  —  l'idée  pre- 
mière a  été  tout  à  fait  dénaturée,  et  que  cette  partie  du  conte  est 
devenue  absurde. 

Quelle  était  sa  forme  originelle  *?  Nous  ne  pouvons  nous  empêcher, 
en  l'examinant,  de  penser  à  l'épisode  de  plusieurs  des  contes  précé- 
demment cités,  —  très  intelligible,  cet  épisode,  dans  son  étrangeté, 
—  oii  le  mari  porte  aussi  l'amant  de  sa  femme,  mais  sans  le  savoir  et 
en  ne  croyant  porter  que  la  dame  :  tel,  Vasoura  du  djâtaka,  avec  sa 
caisse  dans  laquelle  la  captive  a  donné  place  au  sylphe  ;  tel,  le  géant 
de  la  bylîne  russe,  ayant  la  caisse  de  cristal  avec  la  femme  sur  les 
épaules  et  Ilya  de  Murom  dans  sa  poche  ;  tel,  le  kalender  du  conte 
tatar  de  l'Asie  centrale  et  son  sac,  dans  lequel  il  croit  n'avoir  en- 
fermé que  sa  femme. 

Si  l'épisode  final  du  conte  hongrois  n'a  plus  de  sens,  en  revanche, 
l'introduction  est  bien  ingénieuse.  On  dirait  que  là  le  conte  sino-in- 
dien,  —  ce  vieil  arrangement,  probablement  bouddhique,  d'un  conte 
primitif  de  l'Inde  non  encore  retrouvé,  —  a  été  retouché  par  un 
conteur  intelligent. 

Dans  cette  hypothèse,  le  portrait  du  bel  homme  promené  partout 
et  montré  comme  curiosité,  ce  serait  une  modification  très  heureuse 
du  trait  des  deux  statues  d'or,  insuffisamment  expliqué  dans  le 
conte  sino-indien,  et  aussi  du  trait,  beaucoup  meilleur,  de  la  statue 
qui,  dans  le  djâtaka,  est  promenée  aussi  dans  tout  le  pays. 

L'histoire  du  «  livre  de  prières  »,  à  la  lecture  duquel  le  bel  homme 
croit  attachée  la  conservation  de  sa  beauté,  ce  serait  une  transfor- 
mation, fort  bien  réussie,  de  ce  passage  niais  du  conte  bouddhique 
dans  lequel  le  jeune  homme,  croyant,  sur  la  foi  du  messager,  qu'il 
est  appelé  par  le  roi,  «  parce  qu'il  est  un  sage  »,  retourne  chez  lui, 
«  pour  y  prendre  les  éléments  essentiels  de  ses  livres  ». 

Si  cette  conjecture  est  exacte,  il  serait  arrivé,  de  l'Inde,  en  Occi- 
dent, et  une  bonne  forme  du  thème  primitif  indien  non  encore  gâté 
par  les  Bouddhistes  ou  autres  (conte  berbère-arabe,  conte  italien  de 
l'Arioste),  et  une  mauvaise  forme  de  ce  même  thème,  dans  laquelle 
les  altérations  bouddhiques  se  reconnaissent  sous  d'habiles  retouches 
(conte  hongrois). 

Assurément,  ce  n'est  pas  chez  les  paysans  hongrois  que  les 
retouches  ont  été  faites  ;  elles  ont  été  faites  en  Orient  :  la  Hongrie 
est  toute  voisine  des  pays  musulmans,  et  elle  a  été  occupée  plus 
d'un  siècle  par  les  Turcs.  Le  nègre,  qui  figure  dans  le  conte  hongrois 

19 


â90  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

et  qui  correspond  à  Vesclave  noir  classique  des  contes  Brabes,  est 
une  marque  d'origine. 

^  4  de  la  Section  préliminaire 

Le  cadre  proprement  dit  des  Mille  et  une  Nuits.  —  La  grande  fabrique  indienne 
de  cadres.  —  Troisième  constatation  quant  à  la  the?e  de  M.  De  Goeje. 

Au  x^  siècle  de  notre  ère,  deux  écrivains  arabes  ont  parlé  des 
Mille  el  une  Nuits,  qu'ils  disent,  l'un  et  l'autre,  avoir  été  traduites 
du  persan,  —  entendons-nous  bien  :  non  point  d'antiques  légendes 
de  la  Perse,  mais  d'un  recueil  de  contes  faits  pour  amuser. 

Rien,  certes,  de  moins  surprenant,  pour  quiconque  a  étudié  ces 
questions,  que  cette  origine  immédiate  attribuée  aux  Mille  et  une 
Nuits,  et  nous  aurons  la  filiation  historique  complète,  si  nous  ajou- 
tons que  le  recueil  persan  lui-même  était  certainement  issu  d'un 
ouvrage  indien,  tout  comme  tel  autre  recueil  persan,  traduit  lui 
aussi  en  arabe  et  dont  la  provenance  indienne  est  établie  d'une 
manière  indiscutable. 

Rappelons  ce  fait  célèbre. 

Sous  le  règne  d'un  roi  de  Perse  de  la  dynastie  des  Sassanides, 
Khosrou  Anoushirvan  (Chosroes  le  Grand),  c'est-à-dire  entre  l'an  531 
et  l'an  579  de  notre  ère,  le  fameux  recueil  indien  de  fables  et  de 
contes,  le  Pantchatantra,  est  rapporté  de  l'Inde  en  Perse  par  Bar- 
zoûyeh,  le  médecin  du  roi,  et  traduit  dans  la  langue  de  la  cour,  le 
pehlvi,  sous  le  titre  de  Kalilag  et  Damnag.  —  Sous  le  règne  du 
khalife  Al-Mansour  (754-775),  Abdallah  ibn  Almokaffa,  mort  en 
760.  traduit  la  version  pehlvie  en  arabe,  sous  le  titre  de  Kalîlah 
et  Dimnah  (1). 

Il  s'est  passé  sans  aucun  doute  quelque  chose  d'analogue  quant 
au  prototype  persan  des  Mille  et  une  Nuits. 


Nous  allons  examiner  ce  que  les  deux  auteurs  arabes  nous  appren- 
nent au  sujet  du  cadre  du  recueil  persan,  aujourd'hui  disparu  (2). 

(1)  Voir  là-dessus  l'Introduction  de  Benfey  au  Pantsckatantra  (Leipzig,  1859), 
§  3,  p.  6,  et  §  13,  et  aussi  Max  Miller  :  Chips  front  a  German  Workshop,  vol.  IV 
(Londres,  1875),  pp.  158  seq.,  et  p.  171. 

(2)  C'est  l'orientaliste  autrichien  J.  de  Hammer-Purgstall  qui  passe  pour  avoir 
découvert  ces  deux  témoignages  et  qui  les  a  fait  connaître  dans  les  écrits  suivants  : 
Sur  l'Origine  des  Mille  et  une  iVuils  (Journal  Asiatique,  année  1827,  I,  p.  253  seq.)  ; 
—  Note  sur  Vorigine  persane  des  Mille  et  une  Nuits   (Journal  Asiatique,  1839,   II 


LE   PROLOGUE-CADRE   DES   MILLE   ET   UNE  NUITS  291 

Voici  d'ab«rd  ce  qu'écrivait,  en  943,  Maçoudi,  dans  le  68^  cha- 
pitre de  sa  célèbre  compilation  historique  intitulée,  à  l'orientale, 
Les  Prairies  d'or  et  les  Mines  de  pierres  précieuses,  à  propos  de  livres 
de  fictions,  traduits  en  arabe  «  du  persan,  de  l'indien  [d'après 
d'autres  manuscrits,  du  pehlvi]  et  du  grec  »  (1). 

A  cette  catégorie  d'ouvrages  appartient  le  livre  intitulé  en  persan  Hézâr 
Ffzâneh,  «  Les  Mille  Contes  »  ;  ce  livre  est  connu  dans  le  public  (arabe) 
sous  le  nom  de  Mille  et  une  Nuits  [d'après  d'autres  manuscrits,  Mille 
Nuits].  C'est  l'histoire  d'un  roi  et  de  son  vizir,  de  la  lille  du  vizir  et  d'une 
esclave,  lesquelles  sont  nommées  Shîrzâd  et  Dînàrzàd. 

Cinquante  ans  environ  plus  tard,  en  987,  Mohammed  ibn  Ishâk 
en-Nadim,  l'auteur  de  la  grande  bibliographie  arabe,  le  Kitâb 
el-Fihrist,  «  Le  Livre  du  Catalogue  »,  écrivait  ceci  (8^  Traité)  (2)  : 

Les  premiers  qui  mirent  par  écrit  des  contes  pour  en  faire  des  livres 
et  qui  firent  raconter  certaines  de  ces  histoires  par  des  animaux  sans  raison, 
furent  les  anciens  Perses.  Les  rois  Arsacides  de  la  troisième  dynastie  [de 
255  avant  l'ère  chrétienne  à  226  après]  y  en  ajoutèrent  d'autres  et,  aux 
jours  des  Sassanides  [quatrième  et  dernière  dynastie,  de  226  à  652],  on 
développa  encore  cette  littérature.  Les  Arabes  la  traduisirent  en  arabe, 
et  les  littérateurs  et  beaux  esprits  la  polirent  et  embeUirent  et  aussi  l'imi- 
tèrent. 

Le  premier  livre  de  ce  genre  portait  en  persan  le  titre  de  Hézâr  Ef-âneh, 
('  Les  Mille  Contes  o.  Le  sujet  en  est  celui-ci  :  Un  de  leurs  rois  (des  Perses) 
avait  coutume,  quand  il  avait  épousé  une  femme  et  passé  une  nuit  avec 
elle,  de  la  l'aire  exécuter  le  lendemain  matin.  Il  se  trouva  qu'il  épousa  une 
fille  de  roi,  nommée  Shahrâzàd,  intelligente  et  instruite,  qui,  pendant 
qu'elle  reposait  près  de  lui,  se  mit  à  lui  raconter  des  contes.  Et  elle  eut  soin, 
à  la  fm  de  la  nuit,  d'arrêter  son  histoire  à  un  point  intéressant,  ce  qui  pou- 
vait porter  le  roi  à  la  laisser  en  vie  et  à  lui  demander,  la  nuit  suivante,  la 
fm  de  l'histoire.  Mille  nuits  se  passèrent  ainsi,  jusqu'à  ce  que  la  reine  eut 
de  son  mari  un  enfant  ;  elle  dit  alors  au  roi  quel  stratagème  elle  avait  em- 
ployé. Le  roi  admira  son  esprit  et  la  prit  si  fort  en  affection  qu'il  lui  accorda 
la  vie.  Ce  roi  avait  une  kahramâné  (duègne,  nourrice  ;  d'autres  traduisent  : 
intendante),  nommé  Dînâzâd  qui  vint  en  aide  à  la  reine  dans  l'exécution 
de  son  stratagème. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  sur  cette  affirmation  toute  gratuite 
du  Fihrist,  que  les  Perses  auraient  été  les  premiers  à  faire  des  re- 
cueils de  contes  ;  nous  avons  à  envisager  ici  une  question  autrement 
sérieuse  et  qui,  croyons-nous,  n'a  jamais  été  même  posée. 

p.  171  seq.).  Mais  le  premier  de  ces  textes  avait  déjà  été  publié  (peu  exactement  ) 
par  Langlès  dès  1814  (Voir  Guillaume  Schlegel,  op.  cit.,  p.  530-531). 

(1)  Nous  citons  d'après  la  traduction  de  feu  M.  Barbier  de  Meynard  (t.  IV,  18  65, 
pp.  89-90)  et  d'après  la  traduction  de  M.  Henning  (à  la  fm  de  la  traduction  alle- 
mande des  Mille  et  une  Nuits,  déjà  citée  :  XXIV<^  partie,  p.  208). 

(2)  Nous  citons  d'après  M.  Henning,  op.  cit.,  p.  212-214. 


292  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Si  l'on  rapproche  du  texte  de  Maçoudi  le  texte  de  Mohammed  ibn 
Ishâk,  il  semblerait  qu'il  y  ait  contradiction  entre  ce  que  les  deux 
écrivains  arabes  rapportent  au  sujet  du  cadre  du  livre  persan  des 
Mille  Contes. 

D'après  Maçoudi,  les  personnages  du  cadre  des  Mille  Contes 
sont  :  un  roi  et  son  vizir,  la  fille  du  vizir,  nommée  Shîrzâd,  et  une 
femme  esclave,  nommée  Dînârzâd. 

D'après  Mohammed  ibn  Ishâk,  ces  personnages  sont  ;  un  roi, 
une  «  fille  de  roi  »,  nommée  Shahrâzâd,  et  l'intendante  du  palais, 
nommée  Dînâzâd.  Point  de  vizir,  ni  de  fille  de  vizir. 

Nous  croyons  que  cette  contradiction  apparente  s'explique 
facilement,  si  l'on  admet  deux  recensions  du  livre  persan  :  Maçoudi 
aurait  eu  l'une  sous  les  yeux,  et  Mohammed  ibn  Ishâk,  l'autre. 
Ce  qui  confirme  cette  hypothèse,  c'est  que  le  cadre  des  Mille  et  une 
Nuits  correspond  bien,  quant  aux  personnages,  au  cadre  persan 
qu'indique  Maçoudi  (sauf  la  substitution  d'une  sœur  de  Shîrzâd 
à  la  femme  esclave),  tandis  que  le  cadre  du  Kitâb  ech-ChelKa 
berbère,  reproduction  de  celui  du  recueil  arabe  les  Cent  Nuits, 
correspond  (sauf  la  même  substitution  que  dans  les  Mille  et  une 
Nuits)  au  cadre  persan  décrit  par  Mohammed  ibn  Ishâk. 

Nous  avons  résumé  plus  haut  (§  1)  le  prologue  du  recueil  berbéro- 
arabe  ;  voici  son  cadre,  que  nous  reproduisons  tel  quel  (1)  : 

Un  jour,  le  prince  (qui  tuait  toutes  les  femmes  qu'il  épousait)  se  prépara 
à  épouser  la  fille  d'un  roi  et  la  demanda  à  son  père.  Celui-ci  lui  dit  :  «  Elle 
est  à  toi,  mais  à  une  condition.  —  Laquelle  ?  —  C'est  qu'elle  sera  accompa- 
gnée de  sa  jeune  sœur.  —  J'accepte  la  condition  que  tu  indiques  »,  répondit 
le  roi,  et  il  s'occupa  de  célébrer  son  mariage.  Puis  il  fit  partir  sa  femme 
et  la  sœur  de  celle-ci  :  le  nom  de  la  sœur  était  Dzou'liézal  ;  l'autre  était 
appelée  Zàd'Chehar  [Cheharzâd].  Lorsqu'elles  furent  en  route,  la  première 
dit  à  l'autre  :  «  Ma  sa^ur  !  —  Plaît-il  ?  »  dit  Zàd'Chehar.  —  «  Raconte  au 
roi  une  histoire.  «  Elle  commença  ainsi  :  Etc. 

Il  est  visible  que  ce  passage  du  livre  berbère  est  écourté  et  peu 
clair  ;  mais  ce  qui  ne  peut  laisser  de  doute,  c'est  que  ce  cadre  du 
Kitâb  ech-Cfielh'a  correspond  au  cadre  persan  visé  par  le  Fihiist  : 
une  fille  de  roi,  pas  de  vizir  ni  de  fille  de  vizir.  Et  cela  suffit  pour 
rendre  tout  au  moins  vraisemblable  notre  hypothèse  des  deux 
recensions  du  recueil  persan  des  Mille  Contes. 


Le  cadre  proprement  dit  des  Mille  et  une  Nuils  (première  recen- 
(1)  Loc.  cit.,  p.  454. 


LE  PROLOGUE-CADRE  DES-  MILLE   ET  UNE  NUITS  293 

sion  persane)  et  aussi  celui  des  Cent  Nuits  (seconde  recension)  font 
partie,  nous  allons  le  montrer,  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  un  assor- 
timent de  cadres  du  même  genre,  qui  présentent  un  même  dessin 
général,  avec  le  même  motif,  se  diversifiant  dans  les  différents 
modèles,  —  cadres  qui  tous  proviennent  évidemment  de  la  même 
fabrique. 

On  verra  que  cette  fabrique  est  indienne. 


Disons  d'abord  quel  est,  dans  tous  ces  cadres,  le  motif  caracté- 
ristique constant.  C'est  ceci  :  chercher  à  retarder  le  plus  possible, 
dans  l'espoir  de  l'empêcher  finalement,  la  réalisation  d'un  événe- 
ment redouté,  et  la  retarder  par  le  moyen  d'histoires  racontées. 


Un  premier  modèle,  assez  simple,  c'est  celui  que  présente  un 
conte  indien,  qui  a  été  tiré  d'écrits  djaïnas  (1)  par  un  indianiste 
allemand,  M.  Hermann  Jacobi,  professeur  à  l'Université  de  Bonn, 
et  qu'un  indianiste  italien,  M.  P.  E.  Pavolini,  professeur  à  VIstituto 
di  Siiidi  Siiperiori,  de  Florence,  a  traduit  en  appelant  l'attention 
sur  la  ressemblance  de  ce  conte  avec  le  cadre  des  Mille  et  une 
Nuits  (2)  : 

Un  roi,  à  qui  une  certaine  jeune  fille  d'humble  condition,  très  intelli- 
gente, a,  un  jour,  adressé  des  paroles  mordantes,  qu'il  a  prises  en  bonne 
part,  charmé  de  son  esprit  et  de  sa  beauté,  l'épouse.  Il  a  déjà  plusieurs 
femmes,  et  il  les  appelle  auprès  de  lui,  chacune  à  son  tour. 

Le  jour  auquel  a  été  fixé  le  tour  de  la  nouvelle  femme,  celle-ci  se  rend 
chez  le  roi,  suivie  d'une  servante,  à  qui  elle  a  dit  d'avance  :  «  Quand  le  roi 
reposera,  tu  me  demanderas  un  conte,  de  façon  qu'il  t'entende.  »  La  servante 
se  conforme  à  ces  instructions  ;  elle  demande  un  conte,  mais  la  reine  lui 
répond  qu'il  faut  attendre  que  le  roi  soit  endormi.  Le  roi,  curieux  de  sa\oir 
ce  qu'elle  va  raconter,  feint  de  dormir.  Alors  la  reine  commence  à  dire, 
non  pas  précisément  un  conte,  mais  une  sorte  d'énigme,  que  la  servante 
ne  peut  comprendre  et  dont  l'explication  est  remise  au  lendemain.  —  Le 
roi,  dont  la  curiosité  est  excitée,  rappelle  le  lendemain  la  nouvelle  reine,  et 
la  même  scène  se  reproduit.  «  Et  ainsi,  dit  le  récit  hindou,  elle  sut,  avec  ses 

(1)  Voir  supra  (§  2)  une  note  sur  la  secte  indienne  des  Djaïnas. 

(2)  Le  texte  du  conte  a  été  publié  par  M.  Hermann  Jacobi  dans  ses  Ausgewœhlte 
Erzœhlungen  in  Mâhârâshtri  («  Choix  de  Récits  en  langue  mâhàrâstrî  »).  Leipzig, 
1886.  Récit  n°  VII.  —  La  traduction  de  M.  Pavolini  se  trouve  dans  le  Giornale  délia 
Società  Asiatica  Italiana,  vol.  XII  (1899),  pp.  160  seq. 


294  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

merveilleux  contes,  captiver  le  roi,  six  mois  durant.  Pendant  ce  temps,  le 
roi  s'était  fortement  épris  d'elle.  » 

Et  il  ne  veut  plus  voir  qu'elle,  négligeant  toutes  ses  autres  femmes. 

Nous  avons  bien  là,  avec  certaines  particularités,  le  molif  cons- 
tant'de  notre  assortiment  de  cadres.  En  effet,  si  ce  que  redoute  la 
reine  du  conte  indien  n'a  pas  le  tragique  des  Mille  el  une  Nuits, 
la  perspective  d'avoir  à  rentrer  dans  le  rang,  qu'on  nous  passe 
l'expression,  n'en  est  pas  moins  très  désagréable,  et  c'est  cet  événe- 
ment que  la  reine  parvient,  au  moyen  de  ses  contes  et  de  ses  énigmes, 
à  retarder  d'abord  et  finalement  à  empêcher. 

On  aura  remarqué  que,  dans  l'exécution  de  son  dessein,  la  jeune 
femme  est  secondée  par  sa  servante,  qu'elle  a  stylée,  trait  qui  se 
reproduit,  on  l'a  vu,  dans  la  première  recension  des  Mille  Contes 
persans  et  (un  peu  modifié)  dans  les  Mille  et  une  Nuits  où  la  femme 
esclave  est  remplacée  par  la  sœur  de  l'héroïne. 

Le  trait  de  Vesclave,  que  nous  retrouverons  dans  un  conte  lao- 
tien (plus  bas,  2),  est  certainement  le  trait  original.  Amener  avec 
soi  au  palais  une  esclave,  des  services  de  laquelle  on  peut  avoir 
besoin  et  qui,  du  reste,  en  Orient,  ne  compte  pas,  cela  ne  peut 
soulever  aucune  difficulté  ;  mais  faire  venir  sa  sœur,  qui  s'installera 
chez  le  roi,  c'est  autre  chose. 


Avant  d'aller  plus  loin,  il  convient  d'examiner  si  nous  pouvons, 
au  sujet  de  ce  conte  indien,  arriver  à  connaître,  approximativement, 
sinon  l'époque  de  sa  composition  première,  du  moins  l'époque  de  sa 
rédaction  actuelle. 

L'ouvrage  dont  cette  historiette  (kalhânaka)  a  été  extraite  par 
M.  Jacobi,  est  un  commentaire  sur  un  des  écrits  canoniques  des 
Djaïnas,  V  Ullarâdhyayana  Sûtra  (c'est-à-dire  «  Le  Livre  addition- 
nel »,  (f  Le  Livre  supplémentaire  »),  rédigé  en  langue  vulgaire,  en 
prâkrii,  comme  toute  la  littérature  canonique  djaïna.  Ce  commen- 
taire a  pour  auteur  un  certain  Devendra  Gani,  qui  vivait  au  com- 
mencement du  xii^  siècle  de  notre  ère,  et  il  est  en  langue  classique, 
en  langue  sanscrite,  à  Vexception  des  historieîies,  lesquelles  sonl  en 
prâkrii. 

Vers  la  fin  de  l'historiette  qui  nous  occupe  ou  plutôt  d'une 
seconde  partie  s'y  rattachant  (1),  Devendra  interrompt  le  cours  de 
la  narration  pour  présenter  une  remarque  philologique  sur  la  cor- 

(1)   H.  Jacobi  {op.  cit.),  p.  55,  ligne  9. 


LE    PROLOGUE-CADRE   DES   MILLE    ET   UNE   N'UITS  295 

respondance  d'un  mot  de  ce  texte  prâkrit  avec  un  mot  sanscrit 
de  même  sens,  et  il  ajoute  :  «  Ces  récits  [les  historiettes  insérées 
«  dans  le  commentaire]  sont  écrits  (ici)  tels  qu'ils  onl  été  vus  (ren- 
«  contrés)  dans  les  (ou  dans  des)  anciens  livres.  » 

Le  commentateur  du  xii^  siècle  ne  se  donne  donc  nullement 
comme  l'auteur,  ni  même  comme  le  rédacteur  du  conte  qui  nous 
fournit  cette  intéressante  forme  de  cadre  :  ce  conte,  il  l'a  trouvé 
dans  les  «  anciens  livres  «,  et  il  l'a  inséré  tel  quel,  avec  sa  rédaction 
en  prâkrit,  dans  le  commentaire  rédigé  par  lui-même  en  sanscrit. 

Quels  peuvent  avoir  été  ces  «  anciens  livres  »,  dans  lesquels 
Devendra  a  puisé  ses  récits  ?  Un  des  indianistes  les  mieux  informés 
en  tout  ce  qui  touche  les  Djaïnas,  M.  Ernst  Leumann,  professeur 
à  l'Université  de  Strasbourg,  croit  probable  que  c'ait  été  quelqu'un 
des  recueils  prâkrits  de  contes  qui  ont  existé  dans  l'Inde  au  com- 
mencement du  moyen  âge  et  qui  ont  disparu  depuis.  Mais  l'expres- 
sion de  Devendra  est  si  vague  qu'il  peut  encore  avoir  puisé  à  d'autres 
sources. 

Quant  à  l'âge  de  notre  historiette,  le  dire  de  Devendra  ne  nous 
avance  pas  beaucoup  ;  car  ses  «  anciens  livres  »,  de  combien  étaient- 
ils  plus  anciens  que  lui  ? 

Mais  M.  Leumann  a  fait,  relativement  à  cette  chronologie,  une 
découverte  bien  autrement  importante.  Notre  historiette  se  retrouve 
dans  ce  qu'il  appelle  la  «  tradition  »  d'un  livre  canonique  djaïna 
(autre  que  celui  qui  a  été  commenté  par  Devendra),  VAvaçyaIca 
Sûtra  («  Le  Liyre  obligatoire  »,  c'est-à-dire  traitant  des  observances 
obligatoires  des  religieux  djaïnas),  et  l'on  peut  ainsi  remonter 
jusqu'au  v^  siècle  de  notre  ère  et  peut-être  plus  loin. 

Résumons  les  très  instructives  communications  que  M.  Leumann 
a  eu  la  bonté  de  nous  faire  à  ce  sujet  (1). 

La  doctrine  djaïna,  primitivement  transmise  de  vive  voix,  a  été 
fixée  par  écrit,  d'abord  brièvement  dans  des  espèces  de  sommaires 
prâkrits,  mis  en  vers  pour  être  plus  facilement  retenus  et  appelés 
Niryukti.  Ensuite,  dans  le  haut  moyen  âge,  quand  on  commença 
à  écrire  cette  doctrine  dans  toute  sa  teneur,  en  prose  prâkrite, 
vinrent,  vers  le  vii^  siècle,  les  commentaires,  les  Cûrni  (pranoncer 
Tchoûrni).  toujours  en  prâkrit,  auxquels  se  substituèrent  plus  tard 
les  Tilxâ,  rédigés  en  sanscrit,  moins  les  historiettes  qui  sont  conser- 
vées dans  la  langue  originelle,  et,  plus  tard  encore,  les  Vrilti. 

(1)  Au  Congrès  des  Orientalistes,  tenu  à  Stockholm  en  1889,  M.  Leumann  avait 
annoncé  sa  découverte  du  «  cadre  des  Mille  et  une  Nuits  »  dans  des  écrits  djaïnas 
(Trubner s  Record,  1889,  p.  151). 


296  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Or,  quand  quelque  chose,  une  historiette,  par  exemple,  se  ren- 
contre dans  tous  les  commentaires  (Cûrni,  Tikâ,  Vrilli)  d'un  livre 
canonique,  on  peut  dire  qu'elle  appartient  à  la  «  tradition  «  de  ce 
livre  et  qu'elle  date  au  moins  du  vu®  siècle,  les  Cûrni  ayant  été 
rédigées  à  cette  époque  environ.  Et  c'est  une  date  minima,  car  la 
tradition  écrite  a  toujours  été  précédée  d'une  tradition  orale, 
analogue  pour  le  contenu,  qui  peut  être  beaucoup  plus  ancienne. 
Il  existe,  du  reste,  à  ce  sujet,  une  probabilité  et  même  une  certitude, 
quand  le  vieux  sommaire  versifié  de  la  doctrine,  la  Niryukli,  ren- 
ferme une  allusion  à  la  chose,  à  l'historiette  en  question. 

Eh  bien,  nous  en  avons  déjà  dit  un  mot,  l'historiette  djaïna  qui 
met  en  scène  un  prototype  de  Shéhérazade,  M.  Leumann  l'a  retrou- 
vée, —  correspondant  assez  exactement  à  la  reproduction  de  Deven- 
dra,  —  dans  toute  la  «  tradition  »  {Cûrni,  etc.)  qui  se  rattache  au 
livre  canonique  djaïna  VAvaçyaka,  et,  de  plus,  il  a  constaté,  dans 
une  strophe  de  la  Niryukti  de  ce  livre  (XIII,  12),  une  allusion  à  cette 
même  historiette. 

M.  Leumann  en  conclut  très  logiquement  qu'ainsi  est  assuré  le  fait 
(te  l'existence  de  cette  historiette  dans  la  «  tradition  »  de  VAva- 
çyaka,  à  une  époque  assez  reculée,  «  disons  au  vi^,  au  v®  ou  au 
IV®  siècle  ». 

Nous  ajouterons,  de  notre  côté,  qu'avant  d'entrer  dans  la  tradi- 
tion orale  de  VAvaçyaka,  notre  historiette  existait  certainement 
(nous  en  avons  des  indices  qu'il  serait  trop  long  d'énumérer  ici) 
dans  l'immense  répertoire  oral  des  contes  de  l'Inde.  Ce  qui  nous 
reporte,  pour  l'époque  de  son  invention,  à  une  date  bien  autrement 
ancienne  que  le  iv®  siècle. 


De  la  grande  fabrique  indienne  vient  encore  le  très  curieux  cadre 
d'un  recueil  de  contes  que  les  Siamois  ont  traduit  du  sanscrit  ou  du 
pâli,  le  Nonihouk  Pakaranam. 

Voici  ce  cadre,  qui  autrefois  a  été  seulement  indiqué  par  feu 
Adolf  Bastian  (1),  et  que  M.  E.  Lorgeou,  professeur  de  siamois  à 
l'École  des  Langues  Orientales  vivantes,  a  pris  obligeamment  la 
peine  de  nous  faire  connaître  d'une  façon  précise  (2)  : 

(1)  Dans  la  Te\ueMemande  Orient  iind  Occident,  t.  III,  livraison  I  (1867),  p.  171, 
176,  et  dans  Ad.  Bastfan  :  Geographische  und  ethnographische  Bilder  (Jena,  1873), 
p.  270. 

(2)  Le  titre  du  recueil  siamois  est  tout  indien.  Nonthouk  Pakaranam,  «  Les  Fables 


LE  PROLOGUE-CADRE  DES   MILLE   ET  UNE  NUITS  297 

Le  roi  de  Pàtalibout  (Pâtalipoutra,  dans  l'Inde),  nommé  Aiçvarya- 
bhàràja  (  «  Roi  Splendeur  de  la  Souveraineté  »  ),  se  met,  un  jour,  dans  une 
furieuse  colère  contre  les  seigneurs  de  sa  cour  qui  ont  détourné  les  yeux  de 
sa  personne,  pendant  qu'il  leur  donnait  audience  ;  il  ordonne  au  «  Grand 
Ministre  de  la  Justice  »  de  les  faire  saisir  et  de  les  mettre  tous  à  mort.  Le 
ministre  ose  plaider  en  faveur  des  coupables  ;  il  représente  au  roi  que,  s'ils 
ont  un  moment  détourné  les  yeux,  c'était  pour  un  motif  de  curiosité  excu- 
sable ;  ils  n'ont  pu  s'empêcher  de  regarder  un  Brahmane  qui  se  mariait  ce 
jour  même,  mais  sous  une  conjonction  d'astres  si  complètement  favorable 
que  la  femme  qu'il  a  prise  ne  pouvait  être  comparée  qu'à  une  déesse.  Le 
roi  consent  à  faire  grâce  :  «  Mais  quoi  !  dit-il,  voici  un  simple  brahmane 
qui  épouse  une  déesse,  et  moi,  qui  suis  le  souverain,  je  ne  puis  trouver, 
parmi  les  seize  mille  femmes  de  mon  harem,  une  seule  qui  possède  les 
qualités  requises  pour  être  reine  !  »  Pour  s'assurer  les  mêmes  chances 
que  le  Brahmane,  il  veut  qu'on  lui  amène  chaque  jour,  pendant  une  année, 
une  nouvelle  épouse,  et  c'est  le  Grand  Ministre  de  la  Justice  qui  se  chargera 
du  soin  d'y  pourvoir  :  s'il  y  manque  un  jour,  il  sera  mis  à  mort  avec  toute 
sa  famille. 

Le  ministre  exécute  fidèlement  l'ordre  du  roi  ;  mais  un  jour  arrive  où  il 
lui  est  impossible  de  trouver  aucune  jeune  fille  dans  les  conditions  exigées  : 
d'une  beauté  sans  défaut,  noble  et  n'ayant  pas  plus  de  dix  ans.  11  rentre 
chez  lui  désespéré.  Sa  femme  remarque  sa  tristesse,  l'interroge  et  ne  peut 
obtenir  de  réponse.  Elle  s'adresse  alors  à  sa  fille  Nang  Tantraï  (1).  «  Va,  lui 
dit-elle,  trouver  ton  père,  et  tâche  de  savoir  ce  qu'il  a.  »  Le  ministre  finit 
par  révéler  à  l'enfant  la  situation  terrible  dans  laquelle  il  se  trouve  (2). 
Elle  lui  propose  alors  de  la  présenter  elle-même  au  roi.  «  Soit,  lui  dit-il,  je 
serai  hors  d'affaire  pour  aujourd'hui,  mais  demain,  mais  les  jours  suivants  !... 
—  Laissez-moi  faire,  répond  Nang  Tantraï  ;  je  saurai  mettre  un  terme 
aux  exigences  du  roi.  »  Le  père  objecte  l'âge  de  l'enfant  (elle  n'a  pas  dix  ans), 
et  son  inexpérience.  Afin  de  le  convaincre,  elle  lui  raconte  une  histoire 
où  l'on  voit  deux  filles  de  son  âge  tirer  d'embarras  par  leur  adresse,  l'une 
sa  mère  avec  elle-même,  l'autre  son  père. 

Nang  Tantraï  est  donc  conduite  au  palais  avec  la  solennité  et  la  pompe 
ordinaires.  Lorsque  le  roi  est  entré  dans  sa  chambre  à  coucher,  Nang 
Tantraï,  qui  attend  au  milieu  des  miatrones,  des  dames  de  la  cour  et  des 
servantes,  leur  propose  de  raconter  des  histoires  pour  éviter  l'ennui  et  se 


de  Nonthouk  »,  équivaut  au  sanscrit  Nandaka  Prakarana,  au  pâli  yandakapparana. 
(j\'ontoukh  =  Nandaka  est  le  nom  du  personnage  principal  du  plus  long  des  récits 
du  recueil,  de  ce  »  sage  bœuf  »  qui  joue  un  rôle  dans  le  Pantchatantra  indien).  — 
Tous  les  récits  du  recueil  siamois,  nous  écrit  M.  E.  Lorgeou,  sont  traduits  plus  ou 
moins  fidèlement  du  sanscrit  ou  du  pâli  :  on  le  reconnaît  non  seulement  à  la  nature 
des  fables  ou  contes  eux-mêmes,  mais  encore  aux  noms  propres,  qui  sont  tous  em- 
pruntés à  la  langue  sanscrite  ;  on  le  reconnaît  aussi  à  un  nombre  extraordinaire 
d'expressions  sanscrites  conservées  par  le  traducteur,  enfin  à  des  commencements 
de  phrases  en  pâli  cités  avant  le  texte  siamois,  conformément  à  l'usage  générale- 
ment suivi  dans  les  traductions  des  livres  bouddhiques. 

(1)  Nang  (néang  en  cambodgien)  :  «  Madame,  Mademoiselle  ». 

(2)  C'est  évidemment  par  erreur  que  le  rédacteur  siamois  dit  plus  haut  que,  si 
le  ministre  n'exécute  pas  l'ordre  donné,  il  sera  mis  à  mort  avec  toute  sa  famille.  Le 
ministre,  dans  la  suite  du  récit,  ne  paraît  inquiet  que  pour  sa  propre  vie. 


298  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

tenir  éveillées.  Toutes  se  récusent,  et  elle  est  in\itée  à  conter  elle-mên«e. 
Elle  commence  :  le  roi,  charmé,  l'écoute  sans  dire  un  mot  ;  mais,  le  lende- 
main matin,  il  déclare  qu'il  ne  veut  pas  qu'on  lui  amène  d'autre  fille  que 
Nang  Tantraï,  qui  poursuivra  indéfiniment  la  série  de  ses  contes. 

Dans  ce  conte  indo-siamois,  apparaît  un  clément  tragique  :  non 
pas,  comme  dans  les  Mille  el  une  yuils,  l'exécution  successive  de 
toutes  les  femmes  que  prend  le  roi  (elles  ne  sont  que  congédiées), 
mais  la  menace,  suspendue  sur  la  tête  du  vizir,  d'être  mis  à  mort  s'il 
ne  fournit  pas  au  roi  le  contingent  voulu  de  jeunes  filles.  C'est  cette 
menace  que  la  fille  du  vizir  réussit  à  conjurer  par  son  talent  de 
conteuse,  en  même  temps  qu'elle  s'assure  d'une  manière  perma- 
nente la  dignité  de  reine. 

Ici,  croyons-nous,  est  venu  se  combiner  avec  ce  qui  est  essentielle- 
ment notre  thème,  un  autre  thème  indien,  le  thème  de  la  fille  avisée 
qui.  voyant  son  père  dans  l'embarras,  lui  donne  des  conseils  et  le 
tire  d'affaire  (1). 


Poussons  encore  plus  loin  vers  l'Extrême-Orient.  Nous  allons 
retrouver  le  conte  indo-siamois  dans  l'île  de  Java  ;  mais  ce  caillou 
roulé,  il  faut  l'en.ploi  de  la  méthode  comparative  pour  en  recon- 
naître la  structure  originelle. 

A  Java  comme  au  Siam,  le  conte  en  question  sert  de  cadre  à  un 
recueil  de  contes.  Ce  recueil  javanais  est  intitulé  Tantri  Kamandaka, 
c'est-à-dire  «  Le  Livre  de  Kamandaki  )\  —  Kamandaka  se  rattache 
au  nom  propre  sanscrit  Kamandaki,  qui  est  le  nom  de  l'auteur  d'un 
Niliçâslra  ou  Traité  de  la  politique,  en  vers  sanscrits,  ouvrage 
encore  existant  et  maintenant  publié.  Ce  traité  enseigne  ex  professa 
ce  que  les  deux  célèbres  recueils  indiens  de  contes  et  fables,  le 
Panlchalanlra  et  VHilopadeça  (qui  sont  aussi  des  nitiçâslras),  ensei- 
gnent plutôt  par  l'exemple.  —  Tanlri  est  le  sanscrit  lanlra.  «  trame  », 
métaphoriquement  «  livre  «,  comme  dans  Panlchalanlra,  les  «  Cinq 
Livres  ».  Et,  paraît-il,  lanlra  a  pris  de  bonne  heure,  en  sanscrit,  le 
sens  de  Traité  sur  la  politique  (2). 

(1)  Dans  les  livres  indiens  ou  provenant  de  l'Inde  que  nous  connaissons,  c'est 
plutôt  la  bru  d'un  ministre  qui  joue  ce  rôle.  Voir,  dans  la  Revue  biblique  (jan- 
vier 1899)  notre  article  Le  Livre  de  Tobie  et  V Histoire  du  Sage  Ahikar,  pp.  64,  65.  — 
Dans  certains  livres  également  indiens,  c'est  une  jeune  femme  qui  soufile  au  minis- 
tre, son  mari,  la  réponse  à  diverses  questions  embarrassantes  (W.  R.  S.  Ralston  : 
Tibetan  Taies  derived  jrom  Indian  Sources.  Londres,  1906,  pp.  162-165). 

(2)  Nous  résumons  ici  les  explications  que  M.  A.  Barth  a  eu  l'amitié  de  nous 
donner  sur  ce  Tantri  Kamandaka. 


LE   PROLOGUE-CADRE   DES   MILLE   ET  UNE  NUITS  299 

La  seconde  partie  du  recueil  javanais  porte  le  titre  de  Nandaka- 
prâkarana,  c'est-à-dire  le  titre  général  du  recueil  siamois,  et  pré- 
sente le  cadre  du  Panlchatantra. 

Voilà  déjà  des  marques  de  l'origine  indienne  du  livre  javanais  ; 
il  y  en  a  d'autres  encore.  Ainsi,  chaque  récit  se  termine  par  un  vers 
sanscrit,  conservé  dans  la  langue  originelle,  et  l'on  retrouve  parfois 
de  ces  vers,  soit  dans  le  Panlchatantra,  soit  dans  les  Indische  Sprùche 
{  «  Maximes  indiennes  »  ),  publiés  en  1863-1865  par  Bœhtlingck. 

Nous  avons  prié  un  savant  hollandais  des  plus  compétents, 
M.  H.  H.  Juynboll,  l'obligeance  même,  de  bien  vouloir  compléter 
à  notre  profit  les  renseignements  sommaires  déjà  donnés  par  lui, 
dans  diverses  publications,  sur  le  cadre  général  du  recueil  javanais  (1) 
et  nous  sommes  arrivés  aux  résultats  suivants  : 

Dans  le  recueil  javanais,  le  roi  s'appelle  Aiçvaryapâla,  nom  sans- 
crit qui  signifie  «  Protecteur  de  la  Souveraineté  »  et  qui  fait  très 
bien  pendant  au  nom,  également  sanscrit,  du  roi  du  recueil  siamois  : 
Aiçvaryabhâ-râja,  «  Roi  splendeur  de  la  Souveraineté  ».  L'un  et 
l'autre  régnent  dans  l'Inde,  à  Pâtalipoutra. 

Dans  le  javanais,  le  roi  menait  d'abord  une  vie  très  innocente, 
comme  tous  ses  sujets.  C'est  seulement  après  avoir  vu  un  brahmane 
se  marier  qu'il  en  vient  à  se  livrer  tout  entier  aux  jouissances  sen- 
suelles et  à  conclure  chaque  soir  un  nouveau  mariage.  Cela  dure 
jusqu'à  ce  que  le  patih  (ministre)  ne  trouve  plus  de  jeunes  filles  dans 
le  royaume.  Sa  fille  à  lui,  dyah  Tantri  (la  nang  Tantraï  du  siamois), 
le  voyant  sombre  et  préoccupé,  s'offre  à  lui  pour  épouser  le  roi, 
et  elle  sait  si  bien  captiver  celui-ci  par  ses  jolis  contes,  qu'il  ne  pense 
plus  à  changer  de  femme. 

Certainement,  le  javanais,  avec  tout  ce  qu'il  cite  de  pur  sanscrit, 
ne  vient  pas  du  siamois  ;  mais  ce  que  nous  pouvons  affirmer  sans 
hésitation,  c'est  que  l'un  et  l'autre  viennent,  peut-être  par  des  recen- 
sions différentes,  d'un  même  original  indien.  Seulement  le  siamois 
a  parfaitement  conservé  le  conte  primitif  :  tout,  dans  le  récit,  y  est 
bien  motivé  ;  on  s'explique  l'excentricité  du  roi  et  l'effet  que  produit 
sur  lui  ce  mariage  du  brahmane,  lequel  mariage,  dans  les  conjonc- 
lures  où  il  a  lieu,  n'est  pas  un  mariage  ordinaire.  Dans  le  javanais, 
au  contraire,  où  le  mariage  du  brahmane  paraît  n'avoir  rien  d'ex- 


il) Bijdragen  tôt  de  Taal-,  Land-  en  Volkenkunde  van  iVederlandsch-Indié,  7^ 
Volgr.,  II  (1904),  pp.  290  seq.  —  Encyclopeedie  van  Xederlandsch-Indië  (Leiden, 
s.  d.),  \°  Tantri.  —  H.  H.  Juynboll  :  Supplément  op  den  Catalogus  van  de  Javaansche 
en  Madoeresche  Handschriften  der  Leidsche  Universiteits-Bibliotheek.  Deel  I  (Leiden, 
1907),  p.  240. 


300  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

traordinaire,  on  ne  s'explique  pas  que  ce  mariage  quelconque  fasse 
une  si  grande  impression  sur  le  roi,  qu'il  lui  donne  l'idée  de  se  livrer 
tout  entier  aux  jouissances  sensuelles.  11  y  a  certainement  là  une 
altération  grave  du  conte  primitif. 

Une  autre  recension  du  Tanlri  Kamadaka,  écrite  en  kawi  (vieux 
javanais)  et  provenant  de  l'île  de  Bali  ou  Petite-Java  (  à  l'est  de  la 
grande  île,  dont  la  sépare  un  détroit)  (1),  est  altérée  encore  davan- 
tage. Plus  la  moindre  mention  du  brahmane.  C'est  parce  qu'il 
prend  en  dégoût  sa  vie  réglée  que  le  roi  de  Patali  Naganton  (2) 
veut  épuiser  les  jouissances  terrestres. 

La  suite  du  conte  est  la  même  que  dans  l'autre  recension  :  le 
paiih,  menacé  de  disgrâce  parce  qu'il  ne  peut  plus  trouver  pour  son 
maître  que  des  laiderons,  bossues,  boiteuses,  etc.,  est  également 
sauvé  par  sa  fdle  dyah  Tanlri.  —  Dans  ce  conte,  et  probablement 
aussi  dans  l'autre,  c'est  dyah  Tantri  qui  offre  elle-même  au  roi  de 
lui  raconter  «  une  petite  histoire  ». 


Si  nous  retournons  dans  l' Indo-Chine,  nous  trouverons,  au  Laos, 
un  conte,  —  toujours  un  conte-cadre,  —  dont  un  orientaliste 
distingué,  M.  Louis  Finot,  ancien  Directeur  de  l'École  française 
d'Extrême-Orient,  a  bien  voulu  nous  communiquer  la  traduction 
et  qui  doit  être  classé  dans  ce  groupe  siamois-javanais,  à  côté  des 
exemplaires  altérés  (3). 

Comme  dans  le  siamois,  un  roi  qui,  accompagné  de  ses  grands  et 
de  ses  conseillers,  fait  le  tour  de  ses  États,  voit  passer  un  cortège 
nuptial,  et  il  est  frappé  de  la  beauté  de  la  jeune  mariée.  C'est  à  la 
suite  de  cette  rencontre  que,  —  sans  donner  d'explications,  comme 
dans  le  siamois,  pour  motiver  sa  volonté,  —  il  ordonne  à  ses  conseil- 
lers et  à  toute  sa  cour  de  lui  amener  chaque  soir  une  jeune  fille  de 
bonne  famille. 


(1)  Tijdschrift  voor  Indische  Taal-,  Land-en  Volkenkunde,  t.  VIII  (1858),  pp.  150 
seq. 

(2)  Patali  yaganton  est  évidemment  une  corruption  du  sanscrit  Patali  nagara. 
Aagara  signifie  «  ville  ». 

(S)  Le  conte  laotien  en  question  encadre  une  version  d'une  partie  du  Pantchatan- 
tra  indien  et  a  pour  titre  ^'ang  Mulla-Tantaï.  La  traduction  de  ce  livre,  que  M. Finot 
s'est  chargé  de  publier  dans  le  Journal  Asiatique  de  1909,  a  été  faite,  sur  un 
manuscrit  venant  d'un  bonze,  par  le  docteur  Brengues,  médecin-major  des  colo- 
nies, mort  en  1906. 


LE  PROLOGUE-CADRE  DES  MILLE  ET  UNE  NUITS  301 

La  conteuse,  la  nang  Tanlraï  siamoise,  la  clyah  Tanlri  javanaise, 
s'appelle  ici  nang  Mulla  Tanlaï.  —  Notons  qu'elle  a  sa  servante 
près  d'elle  dans  la  chambre  du  roi,  comme  l'héroïne  du  conte 
djaïna  ;  et  c'est  à  cette  servante  qu'elle  offre  de  raconter  des  fables 
et  des  contes,  sous  prétexte  de  se  tenir  toutes  les  deux  éveillées, 
pendant  que  le  roi  dort. 

M.  Finot  fait,  au  sujet  de  ce  nom  de  Nang  Miilla  Tanlaï,  un  rap- 
prochement vraiment  révélateur. 

Laissons  de  côté  Nang  qui,  en  laotien,  signifie  «  Madame,  Made- 
moiselle »,  comme  en  siamois  ;  mais  Mulla  Tanlaï  n'est  autre 
(légèrement  altéré)  que  le  sanscrit  Mûla  Tanlra,  c'est-à-dire  «  le 
Tanlra  [le  Livre]  original,  principal  ». 

S'il  en  est  ainsi*  —  et  l'interprétation  de  M.  Finot  paraît  ne  sou- 
lever aucune  objection,  —  au  Laos,  comme  au  Siam  et  à  .Java, 
le  titre  de  l'ouvrage  est  devenu  nom  propre  de  l'héroïne.  On  a  pris 
le  Pirée  pour  un  homme,  ou  plutôt  pour  une  femme. 


Vient  ici  se  placer,  dans  la  série,  le  cadre  des  Mille  el  une  Nuils. 

Dans  ce  cadre  (et  aussi  dans  celui  de  la  recension  n»  1  du  recueil 
persan  disparu  Les  Mille  Contes),  le  thème  de  la  Fille  avisée,  est 
combiné,  comme  dans  le  groupe  que  nous  venons  d'examiner, 
avec  le  thèni'e  simple.  Car  il  n'est  pas  exact  de  dire  que  Shéhéra- 
zade se  fait  épouser  par  le  roi  dans  le  but  principal  de  sauver  de  la 
férocité  de  celui-ci  les  jeunes  filles  exposées  à  en  être  les  victimes  : 
le  motif  déterminant  au  début,  le  premier  mobile  a  été  pour  elle  de 
sauver  son  père.  Si  le  rédacteur  des  Mille  et  une  Nuils  ne  le  dit  pas 
expressément,  c'est  qu'il  a  mal  compris  l'idée  primitive  :  du  reste, 
il  met  dans  la  bouche  de  Shéhérazade  des  paroles  qui  n'ont  pas  de 
sens  :  «  Au  nom  de  Dieu,  —  fait-il  dire  à  Shéhérazade,  —  marie- 
«  moi  avec  le  roi  :  ou  bien  je  resterai  en  vie,  ou  bien  je  serai  une 
«  rançon  pour  les  filles  des  musulmans  et  la  cause  de  leur  délivrance 
«  de  ses  mains  (du  roi).  »...  Feu  E.  W.  Lane  nous  apprend  (1)  qu'en 
marge  de  ce  passage  le  docte  musulman  Sheykh  Mohammed  'Eyâd 
avait  écrit,  sur  son  manuscrit,  cette  remarque  naïve  :  «  Il  semble- 
«  rait    qu'elle    (Shéhérazade)    avait    trouvé    un   stratagème    pour 


(1)   The  Thousand  and  One  Nighls.  A  new  Translation  by  Edw.  Will.  Lane  (Lon- 
dres, 1841),  vol.  I,p.  39. 


302  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

«  empêcher  le  roi  de  se  marier  de  nouveau,  s'il  décidait  de  la  tuer  ; 
«  autrement,  le  simple  fail  qu'elle  aiirail  élé  luée  n'aurait  pas  élé  un 
«  moyen  de  sauver  les  autres  jeunes  filles.  »  Cette  dernière  réflexion 
est  parfaitement  juste.  Évidemment  ce  que  Shéhérazade  veut  sau- 
ver, c'est  son  père,  elle-même,  et  les  «  filles  des  musulmans  »  par 
surcroît. 

Sauver  chacun  de  la  mort;  car  nous  ne  sommes  plus  chez  un  roi 
qui  se  contente  de  renvoyer  chaque  matin  la  femme  épousée  de  la 
veille,  —  de  la  renvoyer  «  chez  ses  parents  »,  afin  de  «  ne  pas  trop 
augmenter  le  nombre  des  femmes  dans  le  palais  »,  dit  une  des 
recensions  indo-javanaises.  —  Comme  moyen  d'éviter  l'encombre- 
ment, Shahriar  emploie  le  cimeterre. 

Il  est  vrai  que  Shahriar,  —  et  aussi  son  double  des  Cent  Nuits,  — 
n'est  pas  du  tout  dans  le  cas  du  roi  indo-siamois  :  ce  dernier  n'a 
d'autre  grief  contre  les  femmes  que  de  ne  pas  lui  avoir  donné  la 
«  déesse  »  souhaitée  ;  Shahriar,  lui,  veut  se  venger  sur  chaque  nou- 
velle épouse  de  l'affront  que  lui  a  infligé  la  première  et,  en  même 
temps,  il  veut  couper  court  à  tout  recommencement  de  l'aventure. 
De  là  l'emploi  de  procédés  qu'on  a  qualifiés  de  «  musulmans  ». 

Musulmans,  oui  ;  mais  peut-être  pas  exclusivement  musulmans  : 
le  roi  du  cadre  des  Mille  Contes  persans,  le  roi  de  Perse  dont  parle 
Mohammed  ibn  Ishâk,  le  bibliographe  du  Fihrist  [suprà,  §  4),  tue 
chaque  matin  sa  nouvelle  femme,  tout  comme  Shahriar,  et  le  livre  a 
été  rédigé  avant  l'invasion  des  Arabes  en  Perse. 

Malheureusement  Mohammed  ibn  Ishâk  ne  nous  dit  pas  ce  qui  a 
rendu  ce  roi  de  Perse  si  féroce.  Un  livre  de  l' Indo-Chine,  —  encore 
un  livre  du  Laos,  —  n'en  dit  pas  davantage  au  sujet  d'un  person- 
nage similaire.  Voici  le  cadre  de  ce  livre,  dont  les  noms  propres 
montrent  bien  l'origine  indienne  (1). 

Un  roi  change  de  femme  chaque  nuit,  et  chaque  malin,  il  tue  sa  femme 
Il  en  a  déjà  tué  un  grand  nombre,  lorsque  est  appelée  auprès  de  lui  une 
princesse  très  intelligente.  Elle  prend  bien  garde  de  s'endormir  et,  au  cours 
de  la  première  veille  (avant  minuit),  elle  dit  au  roi  :  «  Les  rois  ont  d'ordi- 
naire des  ministres  qui  ne  sont  pas  si  méchants  que  le  ministre  du  roi 
Vesammatita  (2).  Écoutez,  ô  roi.  Ce  prince  avait  une  reine  qu'on  avait 
surnommée  Panhcha  Kalyâney,  parce  qu'elle  était  très  jolie  (3)...  »  Cela 

(1)  Adhémard  Leclère,  Contes  laotiens  et  contes  cambodgiens  (Paris,  1903),  pp.  159 
seq. 

(2)  Vessammatita,  nous  dit  M.  A.  Barth,  paraît  bien  être  le  pâli  vesammatita  — 
sanscrit  vaishamyâtita,  «  qui  a  surmunté  (toutes)  les  dilTicultés  ». 

(3)  Panhcha  Kalyâney  peut  être  indiffÎTeminent  le  sanscrit  pantchakalyâni  ou 
le  pâli  pantchakalyâni.  C'est  un  adjectif  féminin  devenu  un  nom  propre  :  «  qui  pos- 
sède cinq  (ou  les  cinq)  qualités,  vertus,  marques  heureuses  ». 


LE  PROLOGUE-CADRE  DES  MILLE  ET  UNE  NUITS  303 

dit,  la  princesse  se  tait.  «  Néang  (Madame),  pourquoi  vous  taisez-vous  ?  dit  le 
roi.  Continuez  donc  de  me  parler  de  néang  Panhcha  Kalyàney.  » 

La  princesse  raconte  cette  histoire,  puis,  à  la  demande  du  roi,  encore 
une  autre.  Quand  elle  cessa  de  parler,  le  jour  commençait  à  poindre.  Le  roi 
était  enchanté  d'elle  :  il  la  trouvait  intelligente,  si  charmante,  si  belle  et  si 
bonne  conteuse,  qu'il  ne  la  tua  point  et  la  choisit  pour  être  sa  première  et 
grande  reine. 

Le  traducteur,  M.  Adhémard  Leclère,  estime  qu'  «  on  doit  admet- 
tre »  que  l'auteur  du  livre  laotien  s'est  «  inspiré  »  des  Mille  et  une 
Nuits  {pour  son  cadre,  bien  entendu,  aucun  des  contes  encadrés  ne 
se  trouvant  dans  le  livre  arabe).  —  «  Doit-on  »  forcément  1'  «  admet- 
tre »  ?  Il  nous  semble  que  non.  Si  simple  qu'il  soit,  le  cadre  du 
livre  laotien  se  dessine  avec  assez  de  netteté  pour  marquer  sa  ressem- 
blance avec  le  cadre  des  Cent  Nuits,  bien  plus  qu'avec  celui  des 
Mille  et  une  Nuits.  L'héroïne  n'est  pas  la  fille  d'un  ministre,  mais 
une  «  princesse  »,  tout  à  fait  comme  dans  les  Cent  Nuits,  et  comme 
dans  le  cadre  du  livre  persan  des  Mille  Contes  (recension  mentionnée 
dans  le  Fihrist).  Les  Mille  et  une  Nuits  doivent  donc  être  mises 
hors  de  cause. 

Maintenant,  comment  le  trait  des  femmes  tuées  (et  non  simple- 
ment répudiées)  chaque  matin  figure-t-il  dans  le  conte  laotien 
dont  l'origine  est  indienne  ?  C'est  ce  que  nous  ne  nous  chargeons 
pas  d'expliquer.  Nous  nous  bornerons  à  constater,  d'après  les  récits, 
traduits  par  M.  Adhémard  Leclère,  que,  dans  l' Indo-Chine,  on  ne 
suit  pas  toujours  les  coutumes  de  l'Inde  d'après  lesc|uelles,  paraît-il, 
la  vie  d'une  femme  est  aussi  sacrée  que  celle  d'un  enfant,  d'un 
brahmane...  ou  d'une  vache  :  un  conte  cambodgien  (p.  215)  nous 
montre,  en  effet,  un  roi  condamnant  à  avoir  la  tête  coupée  deux 
femmes  bavardes,  dont  les  indiscrétions  ont  mis  leur  commun  mari 
en  danger  de  mort. 

On  nous  dira  :  il  y  a  là  une  exagération  de  conte.  Mais,  même 
chez  les  Musulmans,  le  trait  du  roi  qui  tue  une  femme  chaque  matin 
n'est  pas  un  trait  de  la  vie  ordinaire,  mais  bien  un  trait  de  conte, 
que  les  Arabes  paraissent  avoir  reçu  d'un  livre  persan  non  encore 
islamitisé. 


Un  quatrième  modèle  de  cadre,  portant  la  marque  de  la  même 
fabrique,  c'est  celui  que  nous  présente  un  recueil  persan  de  neuf 
contes,    qui,    dans   un    manuscrit   de   la    Bibliothèque   Bodléienn§ 


304  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

(Oxford),  est  intitulé  L'Histoire  des  Neuf  Belvédères,  et  dont  une 
traduction  française,  d'après  un  manuscrit  de  la  Bibliotiièque  alors 
Impériale,  a  été  publié  en  1807  par  le  baron  Lescallier  (1).  Ici  ni  la 
vie  de  la  conteuse  n'est  menacée,  ni  même  sa  condition  de  première 
reine  ;  ce  qu'elle  cherche  à  sauver  par  ses  contes,  c'est  la  vie  de  son 
père,  contre  lequel  le  roi  a  de  grands  griefs  : 

Chirzâd,  empereur  de  Chine,  s'étant  un  jour  établi  dans  un  de  ses  neuf 
belvédères,  dit  à  sa  femme  Goulchàd,  fille  d'un  vizir  qui,  pour  un  temps, 
a  usurpé  le  trône  :  «  Vous  savez  que  votre  père  a  fait  périr  ma  mère  ;  d'après 
la  loi  du  talion  il  a  mérité  la  mort,  et  je  ne  puis  me  dispenser  de  lui  faire 
subir  cette  juste  loi.  »  La  reine,  alors,  raconte  un  premier  conte  et  retarde 
l'exécution.  Et  ainsi  de  suite,  dans  les  huit  autres  belvédères. 


Dans  un  autre  conte  persan  (des  Mille  el  un  Jours)  (2),  c'est  aussi 
la  vie  de  son  père,  et  non  la  sienne  propre,  que  sauve  une  jeune  fille, 
Moradbak.  en  allant,  à  la  place  du  bonhomme,  tout  à  fait  impropre  à 
cette  tâche  imposée,  raconter  à  un  roi  soufTrant  d'insomnie,  des 
contes  pour  abréger  les  longues  nuits. 


Cinquième  modèle  :  pour  sauver  la  vie  d'un  autre  (qui  n'est  pas 
un  père,  ni  un  parent),  d'un  innocent,  condamné  avec  précipitation 
par  un  roi,  plusieurs  personnes,  —  et  non  simplement  une,  comme 
dans  les  précédents  cadres,  —  retardent,  en  racontant  des  histoires 
(ici  des  histoires  appropriées  à  la  circonstance),  l'exécution  de 
l'injuste  sentence  et  parviennent  enfin  à  la  faire  réformer. 

Tel  estj  à  l'est  de  l'Inde,  le  cadre  d'un  livre  et  d'un  conte  laotiens 
et  d'un  conte  cambodgien  (3)  ;  à  l'ouest,  le  cadre  des  livres  arabe 
(Livre  de  Sindbâd),  syriaque  fSindbân),  etc.,  d'où  dérive  le  fameux 
Livre  des  Sept  Sages  de  notre  moyen  âge  européen  (4). 

(1)  Hermann  Ethé  :  Catalogue  of  tke  Persian  Maniiscripts  in  the  Bodleyan  Library, 
p.  439.  —  Neh  Manzer  ou  les  Aeuf  Loges.  Conte  traduit  du  persan  par  M.  Lescallier 
(Gênes,  180:). 

(2)  V.  Chauvin  :  Bibliographie  des  auteurs  arabes.  Fascicule  VI  (1902),  p.  85.  — 
Benfey  :  Kleinere  Sckriften  zur  Mœrchenforschung  (Berlin,  1894),  p.  196. 

(3)  Adhcmard  Leclère,  op.  cit.,  pp.  108-12:,  143-155  et  128-131. 

Cl)  Nous  savions  que  le  grand  ouvrage  bibliographique  arabe  du  x»  siècle,  le 
Fihrist  (déjà  cité),  attribuait  au  Licrede  Sindbâd  une  origine  indienne.  Un  savant 
arabisant  a  bien  voulu  nous  renseigner  là-dessus  d'une  manière  précise.  —  Au 
tome  I,  p.  305,  de  l'édition  Fltigel,  le  Fihrist  (en  987)  parle  des  ■<  livres  de  l'Inde  » 
sur  les  anecdotes,  les  plaisanteries  et  les  récits,  qui  se  trouvent  dans  la  littérature 
arabe,  et,  parmi  ces  livres  indiens,  il  mentionne,  avec  le  Kalilah  et  Dimnah  et  autres 


I.I-;    l'IKtl.uGL'K-CADHE    lUlS    AIII.I.K    KT    IXE    M'ITS  ^Un 

'iVI  (■.>(.  l'iiliu,  dans  l'Inde  niêni»'  :  1"  d.m-  lis  ]iru\inc('S' du  Xonl 
(district  de  Mirzâpour),  le  cadre  d'un  conte  oral,  aut{uel  cadre  res- 
senihle  tout  à  fait  celui  du  conte  caniljodgien  (ajoutons  que  la 
troisième  des  histoires  encadrées  dans  le  conte  cambodgien  n'est 
autre  que  la  seconde  du  conte  indien)  ;  —  2°  dans  les  provinifs 
du  Suil.  un  ronte  en  langue  tamoule  de  même  type  que  celui  du 
\(trd.  mais  plus  cnniidef.  encadrant  notaiiimenl,  les  lii-luiii-  ipii. 
dans  le  conte  cambodgien,  figurrnt  en  pi-emière  uL  en  lnn>ième 
place  (1)  ;  —  3"  au  Bengale,  un  conte  oral  ('?). 


X()U>  réunirons,  en  une  catégorie  finale,  trois  cadres  oh  se  retrouve 
le  motif  constant  :  il  s'agit,  en  effet,  de  retarder,  et,  si  c'est  possible, 
d'empêcher,  en  raconlant  des  contes,  un  événement  que,  pour  une 
raison  ou  pour  une  autre,  on  voudrait  ne  pas  voir  arriver.  INIais  ce 
motif  est  tt"aité  dans  chacun  d'une  manière  absolument  différente. 


Cadre  de  la  Çoiika-saplali  (les  «  Soixante-dix  [Récitsj  du  Perro- 
quet »  ).  —  Histoires  racontées,  le  soir,  par  un  fidèle  perroquet  à  la 

ouvrages,  <  le  grand  livre  de  Sindbâd  »  et  '•  le  petit  livre  de  Sindbàd  «.  —  Il  est  assez 
singulier  que  le  Fihrist  qui,  pour  les  Mille  et  une  Nuits,  n'aperçoit  pas,  au  delà  de 
leur  source  immédiate  persane  (Les  Mille  Contes),  le  prototype  indien,  ne  voie, 
pour  le  Sindbâd,  que  le  prototype  indien  de  ce  livre  et  ne  dise  pas  un  mot  de  Tinter- 
médiaire  persan,  le  livre  Es-Sindibâd,  que  Hamzah  d'Ispahan,  écrivant  quelques 
années  auparavant  (en  961),  donne  comme  ayant  été  «composé»  (il  aurait  dû  dire 
traduit)  au  temps  des  successeurs  d'Alexandre  en  Perse,  c'est-à-dire  des  Arsacides 
{Hainzcc  Ispahanensis  Annalium  Libri  X,  trad.  latine  de  J.  M.  E.  Gottwaldt,  Leip- 
zig, 1848,  p.  30).  —  On  remarquera  qu'il  existait  au  x'^  siècle,  d'après  le  Fihrist, 
deux  recensions  du  Livre  de  Sindbâd,  comme  il  y  a  eu,  à  la  même  époque  (nous 
croyons  l'avoir  établi  au  commencement  de  ce  §  4),  deux  recensions  du  livre  persan 
des  Mille  Contes. 

Un  savant  hollandais,  M.  S.  J.  Warren,  a  reconnu,  avec  beaucoup  de  sagacité,  des 
traces  de  l'original  indien  (aujourd'hui  perdu),  éparses  dans  diverses  versiims  du 
Sindbâd.  Ainsi,  certaine  maxime,  figurant  dans  l'histoire-cadre  de  la  version  syria- 
que, de  la  versitin  grecque,  de  la  version  espagnole,  et  qui  n'y  a  pas  de  sens,  peut 
être  reconstituée  au  moyen  d'une  maxime  bien  conservée,  existant  dans  la  litté- 
rature sanscrite  [Versla^en  en  Mededeelingen  der  Koninklijke  Akademie  van  Weten- 
schappen.  Afdeeling  Letterkunde,  4'J«  Reeks.  h'^" Deel,  Amsterdam,  1903,  pp.  41-.58I. 

(1)  yorth  Indian  Xotes  and  Guéries,  décembre  1894,  n''  357.  —  Mrs  H.  Kingscote 
and  Pandit  Natêsa  Sastri  :  Taies  of  tlœ  Sun  (Londres,  1890),  pp.  144  seq.  —  l'n 
manuscrit  taraoul  (H.  H.  Wilson  :  Mackensie  Collection.  Descriptive  Catalogue  of  tlie 
Oriental  Manuscripts...  vol.  L  Calcutta,  1828,  p.  220)  doit,  si  nous  en  jugeons  par 
les  noms  du  roi  et  du  pays,  ainsi  que  par  le  résumé  trop  bref  et  probablement  un 
peu  inexact  de  Wilson,  donner  un  récit  semblable  au  conte  tamoul. 

(2)  Talesofthe  Sun,Y>-  305. 

-2(» 


306  I^TUDES  FOLKLORIQUES 

feninio  de  son  maitro,  afin  d'amuser  celle-ci,  dont  le  nuui  absent  lui  a 
confié  la  surveillance,  et  d'empêcher  des  sorties  nocturnes  (1). 


Cadre  de  la  Velàla-panlchavinçati  (les  «  Vingt-cinq  [Récits]  du 
véh'ila  ».  sorte  de  vampire).  —  Histoires  racontées  par  le  vampire  au 
héros  pour  l'amener  à  rompre  le  silence  par  quelque  réflexion  sur 
ee  (pi'il  vient  d'entendre,  et  pour  l'empêcher  ainsi  de  venir  à  bout 
d'une  entreprise  que  le  vampire  veut  voir  échouer. 


Cadre  de  la  Sinhâsana-dvâlrinçali  (les  «  Trente-deux  [Récits]  du 
Trône  >'  }.  —  Histoires  racontées  par  les  trente-deux  statues  entou- 
rant le  trône  du  héros  Mkramâditya,  pour  empêcher  un  de  ses 
successeurs,  le  roi  Bhodja,  de  s'asseoir  sur  ce  trône,  dont  il  n'est 
pas  digne. 

Rappelons  que  ce  sont  ces  trois  derniers  cadres  seulement  que 
Guillaume  Schlegel  a  rapprochés  du  cadre  des  Mille  et  une  NuHs, 
et  que  ce  simple  rapprochement  lui  avait  sufli  pour  reconnaître 
dans  le  cadre  du  recueil  persano-arahe  la  même  marque  de  fabrique, 
l'estampille  indienne. 


Il  nous  semble  que  nous  avons  tenu  notre  engagement  de  mettre 
sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  tout  un  assortiment  de  cadres,  con- 
struits sur  un  dessin  fondamental  unique,  lequel  apparaît,  constani- 


(1)  Nous  indiquerons  ici,  dans  ses  principales  lignes,  le  cadre  d'un  recueil  de 
contes  du  Sud  de  l'Inde,  en  langue  tamoule,  composé  (au  xvu«  siècle,  paraît-il)  par 
un  littérateur  qui,  dans  son  livre,  a  combiné,  parfois  assez  maladroitement,  toute 
sorte  de  contes  indiens  [Madanakâmardjankadai,  c'est-à-dire  «  Histoire  du  ràdja 
Madana  Kâma  »,  traduit,  sous  le  titre  de  The  Dravidian  Sights  Entertainments, 
par  le  Pandit  Natesa  Sastri.  Madras,  1886). 

Le  fils  d'un  ministre  a  conquis  la  main  de  deux  belles  princesses  ;  mais  il  réserve 
le  choix  de  l'une  d'elles  à  son  ami,  le  prince  .son  futur  roi,  pour  lequel  il  a  entre- 
pris son  aventureuse  expédition.  Pendant  douze  nuits,  il  fait  prendre  patience  aux 
princesses  en  leur  racontant  des  contes,  et  c'est  le  treizième  jour  seulement  que, 
sur  interrogation  des  princesses,  il  leur  fait  connaître  ce  qu'il  est  et  leur  parle  du 
prince,  son  maître. 

Qu'il  y  ait  eu  imitation  ou  non  de  la  part  du  littérateur  tamoul,  c'est,  ce  nous 
semble,  auprès  du  cadre  de  la  Çoukasaptati  que  le  cadre  de  son  livre  doit  être  rangé 
dans  notre  série. 


LE   PROLOGUE-CADRE   DES   MILLE   ET   VST.   M'ITS  307 

ment  visible  sous  les  modifications  inêinc  It-s  pins  importantes,  dans 
les  difl'ércnts  modèles. 

Ces  modèles,  nous  en  avons  rencontré  des  exemplaires  dans  l'Inde 
d'abord,  c'est-à-dire  au  lieu  même  de  fabrication  (n"^  1,  «3,  0  a,  h,  c), 
et  aussi,  avec  toutes  les  marques  de  fabrique  (notamment  noms 
propres  sanscrits,  citations  de  sanscrit  ou  de  pâli),  dans  des  pays 
(iimporlalion,  qui  ont  reçu  de  l'Inde  leur  littérature,  soit  en  totalité, 
comme  le  Siam  (n»  2),  le  Laos  (n^s  2,  3,  5),  le  Cambodge  (n»  5)  ;  soit 
en  partie,  comme  Java  (no  2). 

Et,  dans  la  série  que  forment  ces  divers  modèles,  série  pour  ainsi 
dire  graduée,  se  classent  tout  naturellement,  à  leur  rang  (n"  3),  le 
cadre  des  Mille  et  une  Xuils.  ainsi  que  son  prototype  persan  des 
Mille  Coules. 

Comment  ce  cadre  persano-aral)e  est-il  là,  si  bien  à  sa  place  ?  La 
réponse  est  très  simple  :  c'est  que  ce  cadre  est  un  produit  de  la 
même  fabrique  que  les  autres,  un  produit  indien,  importé  en  Perse, 
puis  de  là  dans  le  monde  arabe.  En  effet,  ne  l'oublions  pas,  l'Inde  a 
exporté    ses    contes,    non    pas    seulement    vers    l'Extrême-Orient 
(Indo-Chine,    Indonésie)   et   vers    les    contrées    du    Nord    (Tibet, 
Chine,  etc.),  mais  aussi  vers  l'Occident,  et  d'abord  vers  la  Perse. 
Faut-il  rappeler  encore  une  fois  ce  fait  historique  du  Panlchatantra 
apporté  de  l'Inde  à  Chosroës  le  Grand  au  milieu  du  vi^  siècle  de 
notre  ère,  et  aussitôt  traduit  dans  la  langue  de  la  Perse  d'alors  ? 
Cet  événement,  —  du  moins  le  poète  national  Firdousi  (930-1020) 
l'a  célébré  plus  tard  comme  tel,  dans  son  Livre  des  Rois,  —  a  eu 
lieu  au  milieu  du  vi^  siècle  de  notre  ère.  La  Perse  était  alors,  sans 
que  personne  le  pressentît,  à  la  veille  de  la  conquête  musulmane 
et  des  désastres  qui,  à  coups  redoublés,  de  641  à  652,  frappèrent 
et  finirent  par  renverser  la  dynastie  des  Sassanides.  Est-ce  sous 
cette  dynastie  que  fut  importé  aussi,  de  l'Inde  en  Perse,  l'ouvrage 
qui  est  devenu  en  Perse  le  Livre  de  Sindibâd  et,  dans  l'Europe  du 
moyen  âge,  le  fameux  Livre  des  Sept  Sages  ?  Il  semble  Ijien,  en 
tout  cas,  que  ce  fut  au  temps  de  la  Perse  non  islamitisée  (1).  Plus 
tard,  la   Perse,    —   la   Perse  nmsulmane,    —   recevra  de  l'Inde  la 
Çouka-saplali  (les  «  Soixante-dix  [Récits]  du  Perroquet  »  ),  dont  <dle 
fera  son  «  Livre  du  Perroquet  »  (Touii-Nameh). 

Dans  les  anciens  temps,  sous  les  Sassanides,  comme  précédem- 
ment sous  les  Arsacides,  nous  voyons  la  Perse  recevoir  de  l'Inde, 
jamais  lui  donner.  Et  un  orientaliste  italien,  M.  Pizzi,  professeur  à 

(1)  Voir  supra  §  4,  n°  6,  note. 


308  KTL'DHS   I-Ol.Kl.DHIglKS 

l'rnivt'is.iLr  de  'rurin,  luuis  païaît  avoir  i-ai?<on  i|Liautl  il  moiiUr 
qu'on  Perse  la  culture  inli'liecluelle  de  ces  épociues  élait  une  culture 
non  enlièroment  nationale,  mais  d'  «  emprunt  »,  —  d'emprunt  aux 
Grecs,  d'un  côté,  aux  Indiens,  de  l'autre,  —  et  quand  il  ajoute  : 
«  Aussi,  tandis  que  tout  ce  temps  fut  relativement  pauvre  en  ouvra- 
ges originaux,  //  abonda  par  contre  en  iradiiclions  (1).  ■> 

Dans  de  telles  conditions,  est-il  probable  que  les  Persans,  qui 
n'ont  inventé  ni  leur  Kalilag  cl  Damnag.  ni  leur  Livre  de  Sindibâd, 
aient  inventé  leur  livre  des  Mille  Conles  ?  Comment  croire  aus.si  que, 
s'ils  l'ont  inventé,  si  notamment  ils  en  ont  inventé  le  cadre,  c«!  cadre 
se  trouve.  j»ar  un  hasard  merveilleux,  sans  aucune  entente  préalable 
avec  les  Hindous,  présenter  des  marques  distinctiN'es  qui  forcément 
doivent  lui  faire  attribuer  un  numéro  d'ordre  dans  une  série  d? 
types  similaires,  de  fabrication  indienne  ? 

Reste -une  dernière  supjjosition,  car  nous  voulons  tout  épuiser  : 
Rebroussant  le  courant  qui  amenait  chez  eux  les  livres  de  contes 
indiens,  les  Persans  antérieurs  à  la  conquête  musulmane,  c'est-à- 
dire  au  vii^  siècle,  auraient  apporté  dans  l'Inde  ce  cadre  que  l'on 
suppose  inventé  par  eux,  et  cela  aurait  donné  aux  Hindous  l'idée 
de  créer  toute  cette  série  de  cadres  que  nous  venons  de  passer  en 
revue  et  où  le  cadre  persan  occupe  non  point  le  n^  1  dans  l'ordre 
logique  qui  va  du  simple  au  composé  (c'est  le  très  vieux  conte 
djaïna  qui  tient  cette  place),  mais  le  n^  3...  A  vrai  dire,  y  a-t-il 
personne  qui  ait  jamais  soutenu  cette  hypothèse,  telle  que  nous  la 
présentons,  c'est-à-dire  en  essayant  de  l'ajuster  aux  faits  ?  Nous 
ne  le  croyons  pas  ;  car,  jusqu'à  présent,  personne  n'a  dressé,  avec 
le  numérotage,  cette  liste  de  cadres,  et,  si  l'on  a  indiqué  la  possi- 
bilité d'une  importation  du  cadre  persan  dans  l'Inde,  on  l'a  fait,  — 
à  la  manière  des  dilellanli,  —  en  termes  vagues  et  sans  rien  pré- 
ciser (2). 

(1)  Italo  Pizzi  :  Maniiale  di  Leileratura  persiana  (Milan,  1887),  pp.  66-68. 

(2)  Le  céli-bre  indianiste  Albreclit  Wel)er,  —  qui,  malgré  la  pénurie  des  docu- 
ments à  sa  disposition,  avait  reconnu,  comme  Sclilegel,  l'origine  indienne  du  prolo- 
gue-cadre des  Mille  et  une  .\iiits,  —  mentionne  loyalement  (Sitzungsberichte  der 
Akademie  zu  Berlin,  année  1889,  t.  II,  p.  734)  ce  fait,  qu'un  livre  persan  de  contes 
a  pénétré  dans  l'Inde,  où  il  a  été  traduit  en  sanscrit.  Mais  à  quelle  époque  remonte 
ce  fait  isolé  ?  A  une  époque  relativement  récente,  au  xV  siècle.  C'est  un  prince 
hindou  musulman,  Zaïn  al-Abidîn  (1 'i22-1472),  qui  a  fait  tpaduire  ce  recueil  persan 
par  un  certain  Crîvara,  sous  le  titre  de  Kathâkautuka  («  Histoires  délectables  »).  — 
A.  Weber  ajoute  que,  d'après  tel  auteur,  il  a  été  fait  «  récemment  »  dans  l'Inde  une 
traduction  >  directe  »  des  Mille  et  une  Nuits...  Il  s'en,  est  même  fait  et  imprimé 
I)liisieurs  à  partir  de  1828,  en  diverses  langues  vulgaires,  et  on  peut  en  voir  la  liste 
dans  la  Bibliographie  des  auteurs  arabes,  de  M.  Victor  Chauvin  (IV,  p.  19-21).  Mais 
qu'est-ce  que  cela  prouve  relativement  à  ce  qui  s'e.st  passé  sous  les  Sassanides  ?  — 


LE    PR()LOGrE-CAJ)RK    DKS    MILLE   ET    l'NE   NUITS  309 


En  résumé,  d'après  les  données  de  l'histoire  littéraire,  les  Hindous 
ont  été  des  inventeurs  et  des  exporlaleiirs  de  livres  de  contes  ;  les 
Persans  ont  été  des  récepteurs,  des  traducteurs.  Pourquoi,  dans  le  cas 
des  Mille  Conles,  ces  mêmes  Persans  ne  seraient-ils  pas,  comme 
dans  les  autres  cas,  des  récepteurs  aussi  et  des  traducteurs  ?  En  l'ait, 
la  marque  de  fabrique,  l'estampille  indienne  bien  nette  montrent 
qu'il  en  a  été  ainsi,  et  l'origine  indienne  du  prologue-cadre  des 
Mille  et  une  Nuits,  déjà  démontrée  pour  les  deux  premières  parties 
par  de  vieux  documents,  nous  parait  n'être  pas  moins  certaine  pour 
la  troisième  partie,  pour  le  cadre  proprement  dit,-  qui  est  le  cadre 
des  Mille  Contes. 

CONCLUSION    PRÉLIiMIXAIRE 

Origine  indienne,  dérivations  de  vieux  contes  indiens,  voilà  qui 
est  en  complète  contradiction,  —  constatons-le,  —  avec  l'élément 
essentiel  de  la  thèse  de  M.  De  Goeje,  avec  sa  supposition  de  l'exis- 
tence d'une  antique  légende  perse,  source  commune  dont  le  prologue- 
cadre  des  Mille  et  une  Nuits  et  le  Livre  d'Esllier  seraient  des  d(''ri- 
vations  parallèles.  L'Inde,  d'un  seul  coup,  démolit  tout. 

Mais  nous  n'avons  pas  l'intention  d'en  rester  là  et  de  nous  abriter 
derrière  cette  constatation  pour  esquiver  la  discussion  en  détail  fies 
arguments  cie  notre  illustre  adversaire.  Tout  au  contraire  ;  on  le 
verra  prochainement.. 


Si  Albrecht  Weber  tJtait  encore  de  ce  iiiuade,  nous  lui  auriuns  appris  de  plus  que  des 
contes  oraux  provenant  certainement  des  Mille  et  une  Nuits  ont  été  recueillis 
récemment  dans  des  villages  indiens.  Ces  contes  se  distinguent,  du  reste,  très  facile- 
ment des  contes  autochtones,  parfois  leurs  prototypes.  Ainsi,  nous  espérons  mon- 
trer, un  jour,  le  prototj'pe  d  i  fameux  conte  d'Aladdin  sortant  de  l'Inde,  se  costu- 
mant à  l'arabe  et  rentrant,  en  assez  mauvais  état  sous  ses  vêtements  d'emprunt, 
au  pays  natal. 


310  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

DEUXIÈME     ARTICLE 
PREMIÈRE  SECTION 

LE  PROLOr.UE-CADRl-:  DES  MILLE  ET  UNE  NUITS  ET  LE  LIVRE  d'eSTHER 
ONT-ILS  POUR  COMMUNE  ORIGINE  UNE  ANTIOUE  LÉGENDE  PERSE  ? 

LA  THÈSE  DE  M.  DE  GOEJE 

11  nous  semble  que,  dans  noire  Section  préliminaire,  nous  avons 
réuni  un  faisceau  de  preuves  qui  sera  diiïicilemenl  rompu  ;  nous 
nous  croyons  donc  en  droit  d'aflirmer.  avec  Guillaume  Schlegel  et 
plus  formellement  encore,  que  1'  «  encadrement  »  des  Mille  et  une 
Nuits  vient  de  l'Inde. 

Comment,  de  l'Inde,  cet  encadrement  est-il  arrivé  chez  les  Ara- 
bes ?  Il  y  est  arrivé,  certainement,  par  une  voie  historiquement 
connue,  par  la  voie  qui,  passant  par  la  Perse,  a  amené,  au  viii^  siècle 
de  notre  ère,  chez  ces  mêmes  Arabes,  un  autre  recueil  indien  de 
contes,  le  Pantchatanira  (un  recueil  à  cadre,  lui  aussi,  mais  à  cadre 
tout  différent),  qui  est  devenu  le  Kalilah  et  Dimnah  (1). 

Deux  écrivains  arabes  ont  dit,  dès  le  x^  siècle  (Section  prélimi- 
naire, §  4),  que  la  littérature  arabe  a  reçu  de  la  Perse  les  Mille  el 
une  Xuils  avec  leur  cadre  ;  mais  ils  ne  se  sont  pas  occupés  de  recher- 
cher si  les  Persans  ont  été  des  inventeurs  ou  de  simples  Iransmel- 
ieurs.  L'auteur  du  Fihrist  paraît  même  admettre,  comme  allant  de 
soi,  que  le  cadre  des  Mille  Contes,  modèle  du  cadre  des  Mille  et  une 
Xuils,  serait  une  production  purement  persane. 

Nous  avons,  dans  notre  Section  préliminaire,  complété  et  rectifié 
à  cet  égard  les  informations  de  Maçoudi  ejb  de  Mohammed  ibn 
Ishâk,  et,  ce  qui  était  déjà  établi  pour  le  Kalilah  el  Dimnah,  nous 
espérons  l'avoir  démontré  pour  le  j)rologue-cadre  des  Mille  el  une 
yuih.  dont  nous  avons  retrouvé  tous  les  éléments  dans  l'Inde. 


Chose  étonnante,  un  savant  de  la  valeur  de  l'illustre  arabisant 
M.  De  Goeje.  (jui  déclare  «  impossible  à  méconnaître  »  (onmishenbar) 


(1)  Voir  notre  exposé  à  ce  sujet  dans  la  Section  préliminaire,  §  4,  au  commen- 
cement. 


LE  PROLOGUE-CADRE   DES   MILLE   ET  UNE  NUITS  311 

l'origine  indienne  d'une  partie  dfs  contes  compris  dans  le  cadre  des 
Mille  el  une  Nuil^  (nous  citons  l'article  original  iiollandais,  p.  392), 
ne  paraît  pas  môme  s'être  posé  la  question  au  sujet  de  ce  cadre,  et 
c'est  le  témoignage,  non  contrôlé,  de  Maçoudi  et  de  Mohammed 
ibn  Ishâk,  —  de  ce  dernier  surtout,  —  qui  paraît  lui  avoir  donné 
l'idée  de  sa  thèse  de  la  vieille  légende  perse,  mère  de  Shéhérazade 
et  d'Esther,  thèse  dont  la  base  est  absolument  ruineuse,  mais  que 
nous  examinerons  néanmoins  de  près,  à  cause  du  nom  si  considéré 
de  son  auteur. 

Mais  il  faut  d'abord  donner  une  petite  phrase  de  Mohammed  ibn 
Ishâk,  qui  suit  immédiatement,  dans  le  Fihrisl,  le  passage  que 
reproduit  notre  Section  préliminaire  (§  4),  car  on  dirait  que  ces 
quelques  mots  ont  été  pour  M.  De  Goeje  une  indication  direclrice. 

En  1839,  feu  de  Hammer-Purgstall,  publiant  pour  la  première 
fois  le  fragment  du  Firhisl,  traduisait  ainsi  la  phrase  en  question  : 
«  On  raconte  aussi  que  ce  livre  (le  livre  persan  des  Mille  Coules) 
«  a  été  écrit  par  Homâï,  fille  de  Bahman...  »  Peu  après  (en  1841 
et  1842),  d'autres  arabisants,  Lane  et  G.  Weil,  montraient  qu'il  y 
avait  là  une  erreur  de  traduction,  et  que  le  vrai  sens  est  celui-ci  : 
f(  On  raconte  aussi  que  ce  livre  a  été  écrit  pour  Homâï.  fille  de 
Bahman...  »  (1). 


Homâï,  retenez  bien  ce  nom  ;  car  il  va  être,  pour  M.  De  Goeje,  le 
point  de  départ  de  ce  qu'un  autre  arabisant,  feu  Aug.  !MûIler,  do 
l'université  de  Halle,  a  proclamé  «  une  découverte  vraiment  bril- 
lante »  (eine  geradezu  brillante  Enldeckung),  «  une  éclatante  démons- 
tration de  l'identité  de  Shéhérazade  et  d'Esther  »,  oui,  de  l'Esther  de 
la  Bible  (deni  glœnzenden  Nachweise  der  Ideniilsel  von  Scheherazade 
und  Esllier)  (2).  M.  De  Goeje  voit,  en  effet,  dans  le  prologue-cadre 
des  Mille  el  une  \uits  et  dans  le  Livre  d'Esther,  deux  dérivations 
parallèles  d'une  même  légende,  d'une  antique  légende  perse,  qu'il 

(1)  Lane,  op.  cit.,  t.  III.,  p.  737.  —  G.  Weil,  Heidelberger  Jakrbûcher  der  Lite- 
raiur  (1842),  p.  717.  —  D'après  la  Bibliographie  des  auteurs  arabes  de  M.  V.  Chau- 
vin (iv,  p.  2,  n"  5).  de  Hanimer  a  publié  en  1839,  dans  la  Wiener  Zeilschriji  jïtr 
Literalur,  tout  un  article  intitulé  Les  Mille  et  une  Xuits,  œuvre  de  la  Reine  de  Perse 
Hcurnd'.  Malheureusement,  la  Bibliothèque  Nationale  ne  possède  pas  cette  revuej 
et  nous  ne  l'avons  pas  trouvée  davantage  à  la  Bibliothèque  Royale  de  Munich. 

(2)  Deutsche  Rundschau,  vol.  52  (Berlin,  juillet-septembre  1887),  p.  89,  note.  — 
Bezzenberger's  Beitrwge  zur  Kunde  der  indogermanischen  Sprachen,  vol.  13  (Gottin" 
gen,  1887),  p.  223. 


31-2  KTLltES    l'dl.KI.UKIQL'I'S 

appelle,  ]>;ir  ia]»porL  au  récit  aral>(>  et  au  lécit  hrlucu,  la  «  légende 
fondamentale  »  {grondiegende,  eu  liulhuulais). 

M.  De  Goeje  laisse,  d'ailleurs,  riuia<;iualion  du  lecteur  se  figurer 
ce  ([ue  pouvait  être  la  légende  supposée.  Quant  à  lui,  sans  tenter 
auiuu  essai  de  reconstitution,  il  se  hoi'ne.  après  avoir  cité  ou  plutôt 
nieutiouné  divers  textes  île  ehronicpieurs  arabes  ou  persans,  à 
iniliipuM-,  dans  le  récit  des  Mille  el  une  Niiih  et  dans  Eslher,  cpiel- 
(pu's  traits  qu'il  considère  coinnie  ayant  lail  ijartie  des  «  traits 
jtriiicipaux  ^'  (hoofdlrelken)  de  sa  grondiegende  (l). 

Le  pivot  sur  lequel  repose  le  système  de  M.  De  Goeje,  c'est,  — 
disons-le  tout  d<^  suite,  —  le  nom  ou  plutôt  le  surnom  de  Tcherzâd 
Shehrâzâd,  Djehrnzâd,  Shahràzâd.  ((ur  la  légendaire  Homâï,  prin- 
cesse, puis  reine  d(^  Perse,  aurait  j^orté,  d'après  des  chroniques  p^tr- 
sanes  reproduites  pardes  écrivains  araires. 

»  La  princesse  Homàï,  dit  M.  de  (ioeje  (2),  est,  d'apix's  la  légende  perse 
donnée  par  Firdousi,  la  fille  et  aussi  (conformément  à  la  coutume  des 
anciens  Perses)  l'épouse  de  Bahman  Ardéchir,  c'est-à-dire  Artaxerxès  l" 
Longue-^Iain.  Elle  joue  dans  cette  légende  un  grand  rôle,  et  elle  est  pour 
les  I\M'sans  à  peu  près  ce  que  Sémiramis  était  pour  les  Babyloniens,  en  tant 
que  fondatrice  de  grands  édifices.  C'est  un  personnage  à  moitié  mythique, — 
son  nom  est  déjà  mentionné  dans  VAvesta^  —  mais  ses  prototypes  histori- 
ques sont,  selon  toute  vraisemblance,  la  Parysatis  et  l'Ato.ssa  des  écrivains 
grecs.  Firdousi  dit  qu'elle  ])ortait  aussi  le  nom  de  Sjahrazâd  [Sliahrazàd, 
dans  la  version  anglaise].  Dans  son  histoire,  telle  que  Maeoudi  la  raconte, 
Ifs  noms  de  Sjahrazâd  et  do  Dînàzàd  se  rencontrent  l'un  el  l'autre,  le  pre- 
mier, comme  le  nom  de  sa  mère  (II,  p.  129),  qui  aurait  été  juive  (II,  p.  123). 
Ailleurs  nous  lisons  (I,  p.  418)  que  Bahman,  le  père  de  Homâï,  avait  épousé 
une  Juive,  laquelle  avait  été  la  cause  de  la  délivrance  de  son  peuple  en 
captivité,  dette  jeune  fille  juive  est  nommée,  dans  un  autre  passage  (II, 
j).  122),  I)înâzàd  ;  [  «  mais,  dit  Maçoudi,  tous  ces  événements"  sont  diverse- 
ment rai>|)ortés  ».  Addition  de  la  version  anglaise\.  Il  est  évidfnl  qu'elle  est 
ri^sllicr  (Ml  Hadassa  de  la  tradition  Israélite.  Tabari  appelle  Eslher  la  mère 
(le  Bahniiui  (I,  \).  688)  et  donne  à  Iloinàï  elle-même  le  nom  de  Sjahrazâd 
(I,  p.  G89),  comme  Firdousi.  » 

u  'l'ous  ces  événements  sont  diversement  racontés  '>,  disait  le 
bonhomme  Maçoudi  au  x<^  siècle  de  notre  ère  (il  est  mort  en  956).  Du 


(1)  Article  sur  les  Mille  et  une  .\uiis  dans  la  revu«  hollandaise  de  Cids  («  Le 
Ciuide  »),  année  1886,  fascic.  3,  septembre,  pp.  385  seq.  —  Traduction  presque 
complète  de  ce  travail  dans  V Encyclopœdia  Britannica,  'i'=  édition,  vol.  23  (1888), 
v°  Thousand  and  One  iXigltts. 

(2)  Nous  traduisons  d'après  l'original  liollandais,  que  suit  à  pou  prèsla^version 
anglaise. 


LE   rHOLUtU'E-GAItHE    DF.S    .MII>LE    ET    U.\E   \UJTS  'M'S 

reste,  dans  les  textes  auxquels  M.  De  Goeje  renvoie,  le  chroniqueur 
arabe  met  à  chaque  instant  sa  responsabilité  de  compilateur  à  cou- 
vert derrière  une  kyrielle  de  on  dit,  on  prétend,  d'après  certains 
récits,  d'après  une  autre  version,  etc.,  et  il  faut  une  attention  sou- 
tenue pour  ne  pas  s'égarer  au  milieu  de  ces  racontars,  souvent 
contradictoires. 

-M.  De  Goeje  nous  permettra  de  reprendre  les  textes  indiqués  par 
lui  et  de  les  éclairer  par  d'autres  documents  qu'il  n'a  pas  cités,  et 
aussi,  toujours  et  partout,  au  moyen  du  contexte  (1). 

S  I.  —  Excursion  à  travers  les  chroniques  persano-arabes. 
Qu'en  rapporte-t-on? 

Avant  de  faire,  à  notre  tour,  nue  excursion  vn  {)lcin  pays  de  la 
fjtntaisie  et  de  l'incohérence,  nous  relirons  le  petit  expo-é  de  M.  De 
Goeje,  et  nous  essaierons  de  formuler,  d'une  manière  un  peu  pré- 
cise, ce  qui,  dans  cet  exposé  très  concis,  vise  à  démontrer  la  thèse 
de  r  «  antique  légende  perse  ^),  et  de  ses  dérivations,  arabe  et  hébraï- 
(jue. 


Dans  ce  que  Maçoudi  raconte  au  sujet  de  la  fai^uleuse  Homâï, 
donnée  comme  fille  d'un  roi  de  Perse  Bahman,  on  aurait  à  relever, 
—  si  nous  comprenons  bien  M.  De  Goeje,  —  deux  noms  significa- 
tifs, les  noms  de  Shalirâzâd  et  de  Dinâzâd,  c'est-à-dire  les  noms 
des  deux  personnages  féminins  du  prologue-cadre  des  Alitte  et  une 
?\uits.  Ces  deux  noms,  l'histoire  de  Homâï  les  réunirait  sur  la  tête 
d'une  Juive,  femme  de  Bahman,  laquelle  serait  appelée  tantôt 
Shahrazàd,  tantôt  Dinâzâd,  mais  sans  que  cette  douljle  appella- 
tion l'empêche  d'être,  partout  et  toujours,  la  femme  de  Bahman 
et  la  mère  de  Homâï,  surnommée,  elle  aussi,  Shahrazâd.  En  efïet,  — 
nous  développons  ici  les  déductions  implicites  de  M.  De  Goeje,  — 
le  «  père  de  Homâï  >',  Bahman,  a  épousé  une  Juive,  et  il  nous  est 
dit  ([ue  cette  Juive  s'appelle  Dhiâzâd,  Mais  il  nous  est  dit  également 
que  la  Juive,  femme  de  Bahman  et  »  mère  de  Homâï  »,  s'appelle 
Shahrazâd.  Donc  la  mère  de  Homâï  a  deux  noms  et  s'appelle  à  la 
fois  Shahrazâd  et  Dinâzâd. 

Le  nom  d'   «  Esther  »  figurant  aussi  dans  l'histoire  de 'Homâï 

(1)  Nuus  devons  à  un  très  distingué  arabisant  la  connaissance  d'une  partie  des 
textes  que  nous  ajoutons  aux  textes  citt^s  par  M.  De  Goeje,  et  la  traduction  de 
ceux  qui  n'ont  pas  encore  été  traduits  en  une  langue  européenne. 


314  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

cuninie  étant  le  nom  de  son  aïeule,  de  la  mère  de  xin  père  Bahman. 
la  (^  tradition  israélite  »  se  rencontrerait,  dans  cette  histoire  de 
Homâï,  avec  la  tradition  persano-arabe.  Et  la  fameuse  <>  légende 
perse  »  primitive,  que  M.  De  Goeje  considère  comme  ayant  donné 
naissance  à  ces  deux  «  traditions  o,  apparaîtrait  ainsi  à  l'horizon. 

Y  apparaîtrait-elle  à  des  yeux  non  prévenus  ?...  Mais  nous  avons 
d'abord  à  procéder  à  une  petite  enquête  au  sujet  des  personnages 
(ju'on  nous  présente. 


Esther  viendra  la  première,  introduite  par  les  chroniqueurs 
persano-arabes  dans  l'histoire  d'une  dynastie  perse  imaginaire. 
Transcrivons  Maçoudi,  qui,  en  l'an  943  de  notre  ère,  écrit  ceci  (1)  ; 

«  La  couronne  [  de  Perse]  passa  sur  la  tète  de  Bahman,  fils  d'Isfendiar, 
fils  (lui-même)  de  Youstasf,  fils  de  Bohrasf...  On  dit  que  la  mère  de  Bahman 
était  une  femme  juive  de  la  famille  du  roi  Tâlout  (Saul)  (2).  » 

Cette  femme  juive,  un  autre  chroniqueur  arabe  un  peu  plus 
ancien,  Tal»ari  (838-923),  donne  son  nom  (3)  : 

r  "  C'est  Estâr,  fille  de  Yaiyr,  fils  de  Cham'a,  fils  de  Qaïs,  fils  de  Maaché, 
fils  de  Tàlout  (Saùl)  le  roi,  fils  de  Qaïs  (Cis),  fils  d'Abel,  fils  de  Sarour, 
fils  de  Bahrath,  fils  d'Afih,  fils  d'ichi,  fils  de  Benyamin.  » 

11  est  évident  que  cette  Eiflâr  est  l'Esther  de  la  Bible  ;  seulement 
les  chroniques  persano-arabes  lui  attribuent  pour  mari,  non  point 
un  roi  de  Perse,  mais  un  prince  de  Perse,  le  fabuleux  héros  Isfen- 
diar,  tué  à  la  guerre  sans  avoir  régné. 

Voilà  donc  un  emprunt  indéniable  fait  à  la  Bible,  et  nous  sommes 
en  mesure  de  préciser.  Cet  emprunt  a  été  fait  par  l'intermédiaire 


(1)  Maçoudi  :  Les  Prairies  d'or  et  les  Mines  de  pierres  précieuses,  triiduclion 
Pavet  de  Courteilles  et  Barbier  de  Meynard.  t.  II  (Paris,  1863),  p.  127. 

(2)  Sur  ce  nom  de  Tàlout,  voici  ce  que  dit  d'Herlieiol,  dans  sa  Bibliothèque  orien- 
tale (édition  in-folio  de  1697,  p.  1021)  :  «  Tlialoul  ben  hissai,  Thaluut,  fils  de  Kissaï. 
I'  Nom  ou  surnom  que  Mahomet,  dans  son  Aicoran,  et  gcnéraloincnt  tous  les  mnsul- 
I'  mans,  donnent  à  Saiil,  premier  roi  des  Israélites,  qu'ils  appellent  aussi  Schaoul, 
'  mais  moins  ordinairement.  Le  mot  de  Thalout  tire  son  origine  du  verbe  t/iàl, 
•'  qui  signifie,  entre  autres  significations,  être  plus  grand  qu'un  autre,  à  cause  que 
1  Saùl  surpassait  tous  les  autres  Israélites  en  grandeur,  et  que  ce  fut  particulière- 
'    ment  pour  cette  raison  qu'il  fut  choisi  pour  être  leur  roi...  » 

(3)  Nous  citons  d'après  le  texte  arabe  des  Annales  de  Tabari,  édité  par  M.  De 
Goeje  de  1879  à  1901  (t.  1,  pp.  687,  688). 


LE  PROLOGUE-CADRE   DES  MILLE   ET   INE   NUITS  315 

des  docteurs  juifs  :  la  généalogie  d'Estlier,  telle  qu'elle  est  donnée 
par  Tabari,  l'indique  sufilsaniment  (1). 

M.  De  Goeje,  parlant  de  la  «  jeune  fille  juive  »  Dînâzâd,  fait 
remarquer  qu'  «  elle  est  l'Esther  de  la  tradition  Israélite  )\  L'expres- 
sion exacte  serait  qu'elle  est  une  contrefaçon  de  VEslher  de  la  Bible. 
On  verra,  dans  la  suite  de  cette  étude,  quels  matériaux  hétérogènes 
sont  entrés  dans  la  confection  de  ces  chroniques  persano-arabes,  et, 
notamment,  que  ce  personnage  de  Dînâzâd  n'est  autre  qu'un 
composé  d'éléments  bibliques. 


D'Esther  passons  à  Homâï  (Khomâï,  Khomâni),  cette  Homâï  à 
laquelle  M.  De  Goeje  rattache  toute  son  argumentation. 

Toujours  d'après  Tabari  (I,  p.  688,  689),  le  roi  Bahman,  le  fils 
d'Estâr,  avait  une  fille,  nommée  Khomâni,  qui  régna  après  lui  et 
qui  était  surnommée  Shahrâzâd  (variante  :  Shaharzâd). 

Un  autre  écrivain  arabe,  Al-Tha'âlibî,  auteur  d'une  Histoire  des 
Rois  de  Perse  (xi^  siècle  de  notre  ère)  (2),  dit  également,  de  la  fille 
de  Bahman  «  appelée  Khomâï,  ou,  dans  les  livres  persans,  Homâï  », 
qu'elle  était  «  nommée  aussi  Djehrâzàd  ». 

La  grande  épopée  nationale  persane  le  Shah  Nameh,  «  Le  Livre 
des  Rois  »,  de  Firdousi  (930-1020)  (3),  rapporte,  comme  les  chroni- 
queurs arabes,  au  sujet  de  Homâï,  qu'  «  on  lui  donnait  aussi  le  nom 
de  Tcherzâd  ». 

Homâï  a  aussi  un  autre  surnom,  et  c'est  sous  ce  surnom  de  Sha- 
mîrân  ou  Shemîrân  (Sémiramis),  qu'elle  est  la  bâtisseuse  men- 
tionnée par  ^L  De  Goeje,  —  trait  qui,  du  reste,  n'a  aucun  rapport 

(1)  La  généalogie  d'Esther  que  donne  Tabari  a  été  composée  par  la  réunion  des 
généalogies  sommaires  de  Mardochée  {Esiher,  ii,  5)  et  de  Saul  (I  Rois,  ix,  1).  Elle 
a  ceci  de  commun  avec  la  longue  généalogie  de  Mardochée  qui  figure  dans  les  deux 
Targoums  d'Esther  (les  Targoums  sont  des  traductions  araméennes,  parfois  para- 
phrasées), qu'elle  veut  rattacher  Mardochée  et  sa  nièce  Esther  au  roi  Saiil,  ce  dont 
la  Bible  ne  dit  rien.  Il  est  tout  à  fait  improbable  qu'un  Arabe  ou  un  Persan  ait  été 
assez  familier  avec  la  Bible  pour  avoir  pu  manipuler  ainsi  les  textes.  Cette  manipu- 
lation doit  donc  être  le  fait  de  quelque  docteur  juif. 

(2)  Al-Tha'àlibî  :  Histoire  des  rois  de  Perse,  éditée  et  traduite  par  H.  Zotenberg 
(Paris,  1900),  p.  389. 

('<)  Le  Livre  des  Rois,  par  Abou'lkassim  Firdousi,  traduit  par  J.  Mohl,  éd.  8°  de 
1877,  t.  V,  p.  11. 


316  ÉTUDES  l'OLKLOBlQUES 

ni  avi'O  le  pruloguc-cadre  des  Mille  el  une  .\nils.  ni  mvcc  le  Livre 
(r.Eslher  (1). 


Notons  que,  dans  le  monde  littéraire  persano-arabe.  l'accord 
n'était  pas  unanime  relativement  à  l'origine  de  cette  reine  fameuse  ; 
d'après  certains  récits.  1  lomâï  était  la  fille  d'un  roi  d'Egypte,  épousée 
par  Bahman  ;  d'autres  récits  faisaient  de  cette  Égyptienne,  femme 
de  Bahman.  la  mère  de  Homâï  (2). 

M.  De  Goeje,  lui,  comme  on  Ta  vu.  donne  à  Homâï  pour  mère 
une  Juive,  qui  lui  aurait  transmis  son  nom,  et  il  renv<^ie.  h'i-dessus, 
à  deux  passages  de  Maçoudi. 

Le  premier  (IT,  p.  129)  dit  de  (|ui  Homâï  tenait  son  surnom  (!•;• 
Siiehrazâd  ; 

«  Houmayeh  (Honiàï),  fille  de  Bahman,  fils  d'Isfendiar,  connue  aussi 
sous  le  nom  de  sa  mère  Shehrazàd,  régna  ensuite  (après  Bahman).  » 

L'autre  passage  (IL  p.  L23)  est  ainsi  conçu  : 

«  D'après  certains  récits,  Houmayeh  était  juive  par  sa  mère.  » 

Du  rapprochement  de  ces  deux  passages  M.  De  Goeje  a  conclu 
cpie  Slmlirazâd  F^.  mère  de  Shahrazâd  II  Homâï,  était  juive,  et  il 
part  de  là  pour  identifier  cette  Siuihrazârl  I""^  avec  la  juive  Dinâzàd. 


(1)  Au  x«  siècle,  Hamzah  dlspiihan,  dans  ses  Annales,  écrites  en  arabe  et  ache- 
vées en  961,  dit  ceci  :  «  'Homd  Dje/ierezàd  ou  Shamîrân,  fille  de  Bahman.  —  El  Ilomâ 

n'est  que  son  surnom...  "  {Hamza-  Ispahalensis  Annalium  Libri  X,  éd.  J.  M.  E. 
Gottwaldt.  t.  11  [translatio  latina].  Leipzig?.  1848,  p.  27.) 

Shamîrân  ou  Shemirân  est  certainement  l'équivalent  persan  du  nom  de  Séiui- 
ramis,  la  grande  bâtisseuse  de  la  légende  gréco-bal)\jonienne.  Et,  en  effet,  Hamzah 
donne  ce  rôle  à  Homàï  dans  le  récit  suivant,  prétendu  historique  :  -  Elle  envoya  ses 
•'  troupes  subjuguer  la  Grèce,  d'où  elles  ramenèrent  de  nombreux  captifs,  parmi 

eux  des  artistes  excellents,  entre  autres  des  architectes,  par  qui  elle  fit  ériger  les 
■  monuments  que  l'on  appelle  palais  d'Istakhar,  en  persan  Hezâr  Sitoun,  «  les 
'    Mille  colonnes  »  (Persépolis).  » 

(2)  Dans  son  Eranische  Alterthumskiinde.  1  (Leipzig.  1871).  p.  72'i.  feu  Frie- 
drich Spiegel  a  touché  ce  point  très  brièvement  et  sans  indication  de  sources  ;  mais 
voici  ce  qu'on  peut  lire  dans  un  ouvrage  arabe  que  l'auteur  anonyme  dit  avoir 
composé  l'an  520  de  l'Hégire  (1 126  de  notre  ère),  le  Modjmel  al-Tcuarik/i,  dont  feu 
Jules  Mohl  a  traduit  des  <  extraits  relatifs  à  l'histoire  de  la  Perse  »  {Journal  Asia- 
tique, février  1841.  p.  162)  :  «  Honiâi  Tchehrzad.  il  y  a  une  difîérence  d'opinion  sur 
'   sa  généalogie  :  les  uns  disent  qu'elle  était  fille  de  Haret,  roi  d'Egypte,  et  épouse 

de  Bahman.  et  que  Bahman  lui  avait  laissé  dans  son  testament  le  trône  à  elle 
"  et  à  s  I  postérité.  Les  Parsis,  au  contraire,  disent  qu'elle  était  la  propre  fille  de 
'  Bahman  et  de  la  fille  du  roi  d'Egypte  dont  je  viens  de  parler,  qu'elle  s'appelait 
•  Schemiran,  fille  de  Bahman.  avec  le  surnom  de  Homâï,  et  qu'elle  devint  enceinte 
0  (des  œuvres  de  .son  père),  ce  qui.  chez  les  Persans,  ne  passait  pas  pour  un  crime...  » 


LK    l'KOI.OCrE-CAUKE    DES    MILLE    ET    UNE    NUITS  817 

A  viiii  dire,  celle  identification,  quiind  niAnie  elle  serait  indiscu- 
table, fortifierait-elle  grandement  la  thèse  de  1'  c  antique  légende 
perse  »  ?  on  peut  se  le  demander  ;  nous  examinerons  néanmoins, 
ne  serait-ce  que  pour  l'amour  de  l'art,  le  point  de  départ  en  question, 
à  projtos  des  deux  derniers  textes  de  Maroudi.  invoqué-  par  M.  De 
Gueje  et  que  nous  allons  étudier. 


\'oici  d'abord  le  passage  du  premier  volume  de  Maçoudi,  passage 
qui  fait  partie  de  l'Histoire  (si  l'on  peut  appeler  cela  une  histoire) 
des  rois  d'Israël  ;  c'est  celui  que  M.  De  Goeje  résume  ainsi  :  « ...  Nous 
«  lisons  (I,  p.  118)  que  Bahman,  le  père  de  Homâï,  avait  épousé  une 
«  Juive,  laquelle  avait  été  la  cause  de  la  délivrance  de  son  peuple 
«  en  captivité  ».  Ce  passage  est  donné  ici  avec  son  conlexle  (I,  pp.  117- 
119)  : 

"  Bokht-Xassar  (Nabuchodonosor),  gouverneur  de  l'Irak  et  des  Arabes 
pour  le  roi  de  Perse  (sic)...,  massacra  ou  amena  dans  l'Irak  un  grand 
nombre  d'Israélites  (p.  117)...  Le  roi  de  Perse  avait  épousé  une  jeune 
fille  juive  qui  était  parmi  les  captifs  et  dont  il  eut  un  enfant.  Ce  roi  permit 
aux  Israélites  de  retourner  dans  leur  pays  quelques  années  après  (p.  118)... 
D'après  une  autre  version,  ce  fut  Nabuchodonosor  lui-même  qui  épousa 
une  fille  juive,  rétablit  les  Israélites  dans  leur  pays  et  les  protégea  (p.  110).  » 

Sans  doute  cette  histoire  est  amusante,  avec  son  Nabuchodo- 
nosor, le  terrible  roi  de  Babylone,  devenu  le  très  humble  sous-ordre 
du  roi  de  Perse,  et  sa  captive  juive  épousée,  ad  libilum,  par  h- 
Maître  ou  par  le  délégué  ;  mais  nous  y  cherchons  en  vain  le  «  Bah- 
man, père  de  Homâï  »,  que  M.  De  Goeje  a  cru  y  voir  :  il  n'y  est 
question  que  d'un  «  roi  de  Perse  »  innommé. 

Il  est  vrai  que  ce  roi  de  Perse  est  nommé  ailleurs,  par  Maçoudi, 
au  cours  de  sa  prétendue  Histoire  des  rois  de  Perse,  dans  le  passage 
que  M.  De  Goeje  résume  comme  suit  :  «  Cette  jeune  fdle  juive  est 
appelée,  dans  un  autre  passage  (II,  p.  122),  Dînâzâd  ».  Seulement,  — 
et  c'est  dommage  pour  la  thèse  de  M.  de  Goeje,  —  ce  roi  de  Perse 
n'est  pas  Bahman  ;  c'est  son  bisaïeul  Bohrasf. 

Voici  ce  second  passage  de  Maçoudi  et  son  contexte  (II,  pp.  120- 
123)  : 

«  Key  Khosrou  (roi  de  Perse  légendaire),  étant  mort  sans  postérité,  fut 
remplacé  par  Bohrasf  {Lohrasp,  en  persan)  (p.  120)...  Deux  ans  après  son 
avènement,  les  Beni-Israël  furent  persécutés  par  lui  et  dispersés  sur  la 
terre,  mais  il  serait  trop  long  de  raconter  ici  l'histoire  de  ses  rapports  avec 
ce  peuple  (p.  121)...  Plusieurs  auteurs  bien  informés  de  l'histoire  de  la  Perse 


318  KTl'DES   FOLKLORIQUES 

prétontlont  ijue  Bokht-Nassar  (Nabucliodonosorj  lui  lo  inerzebân  (gouver- 
neur) dans  l'Irak  et  l'Occident,  qu'il  envahit  la  Syrie,  prit  Jérusalem  et 
emmena  les  Israélites  en  captivité  ;  du  reste,  l'histoire  de  ce  chef  en  Syrie 
et  en  Occident  est  bien  connue.  On  le  uonimc  ordinaire-mont  Bokht-Nassar, 
et  les  conteurs  ou  romanciers  débitent  une  foule  d'exagérations  sur  son 
compte.  Les  astronomes,  dans  leurs  Tables,  et  les  historietis,  dans  leurs 
Annales,  en  font  un  roi  distinct  et  indépendant  ;  mais,  en  réalité,  il  ne  fut 
que  le  meizebân  des  rois  désignés  ci-dessus,  et  ce  mot  signifie  le  chef  d'une 
partie  de  l'empire,  un  général,  un  ministre,  le  gouverneur  ou  l'intendant 
d'une  province.  —  Après  avoir  conduit  en  Orient  les  tribus  captives  d'Israël, 
il  épousa  une  jeune  fille  juive,  nommée  Dinazad,  qui  fut  plus  tard  la  cause 
du  retour  des  Israélites  à  Jérusalem  ;  on  dit,  d'autre  part,  que  Dinazad  eut 
de  Bohrasf,  fils  de  Youstasf  (1),  plusieurs  enfants.  Mais  tous  ces  événements 
sont  diversement  rapportés.  Ainsi,  d'après  certains  récits,  Houmayeh  était 
d'origine  juive  par  sa  mère  ;  Bohrasf  avait  d'abord  chargé  Senjdarib 
(Sennachérib),  son  lieutenant  dans  l'Irak,  de  faire  la  guerre  aux  Juifs  ; 
mais,  après  l'insuccès  de  ce  chef,  il  l'aurait  remplacé  par  Bokht-Nassar 
<p.  121-123).  » 

Incontestablement,  ce  récit  du  second  volume  traite  des  mêmes 
événements  que  le  récit  du  premier,  et  l'histoire  comme  la  chrono- 
logie y  sont  travesties  tout  à  fait  de  même  façon.  Il  n'y  a  guère  là 
de  détail  nouveau  que  la  mention  de  ce  pauvre  Sennacliéril)  en 
disgrâce,  forcé  de  céder  sa  «  lieutenance  »  à  Nabuchodonosor  ! 

Si  l'on  éclaire  un  texte  par  l'autre,  il  devient  évident  que  le 
((  roi  de  Perse  »  du  premier  volume  est  le  roi  Bohrasf  du  second, 
et  non  le  roi  Bahman,  ainsi  que  l'a  cru  M.  De  Goeje. 

Du  reste,  un  livre  perse,  écrit  en  pehlvi  et  certainement  plus 
ancien  que  les  ouvrages  de  Maçoudi,  Tabari  et  autres  chroniqueurs 
arabes,  le  Livre  du  Minokhired,  dont  on  a  placé  la  rédaction  à 
l'époque  des  Sassanides,  c'est-à-dire  avant  l'an  652  de  notre  ère, 
date  de  la  conquête  arabe,  revendique  aussi  pour  Bohrasf  (Lohrasp) 
l'honneur  d'avoir  vaincu  les  .Juifs  : 

«  Et  les  mérites  de  Kaï  Lôharàsp  furent  ceux-ci  :  que  le  pouvoir  fut  bien 
exercé  par  lui  et  qu'il  se  montra  reconnaissant  envers  les  Etres  sacrés. 
//  rasa  la  Jérusalem  des  Juifs  et  dispersa  le  peuple  juif,  et  celui  qui  accepta 
la  religion  [zoroastrienne],  Kaï  Mstâsp  [le  Youstasf  des  chroniqueurs 
persano-arabes],  est  né  de  lui  (2).  » 

(1)  Le  texte  arabe  porte  bien,  nous  dit  un  ami,  i  fils  de  Youstasf  »,  erreur  évidente 
de  copiste  ;  car  partout,  dans  Maçoudi  et  ailleurs  (voir  plus  loin  la  citation  du  Mino- 
khired  pehlvi),  Bohrasf  est  donné  comme  étant  le  père  et  non  le  fils  de  Youstasf. 

(2)  Ce  texte  a  été  cité  par  feu  M.  James  Darmesteter  dans  ses  Textes  pehlvis 
relatifs  au  judaïsme  (Revue  des  Etudes  juives,  t.  19,  1889,  pp.  53,  54).  Nous  en  don- 
nons la  traduction  d'après  M.  E.  W.  West,  qui  a  traduit,  dans  les  Sacred  Books  of 
the  East  (vol.  XXIV,  Oxford,  1885),  ce  petit  livre  intitulé  en  pehlvi  Dinâ-i  Maînôg-i 
Khirad  [d'où  Minokhired],  «  Opinions  de  l'Esprit  de  Sagesse  ».  —  M.  West  est  plus 


LE   PHOLOGUE-CADRE    DES   MILLE    ET   UNE   NUITS  319 

C'est  donc  Hohrasf,  et  non  son  urrière-pelil-fils  Bahinan.  (|ui, 
dans  ÎMaçoudi,  joue  le  rôle  du  Nal)Uchodonosor  historique,  détrui- 
sant Jérusalem  et  emmenant  les  Juifs  en  captivité  à  Babylone  ;  — 
c'est  Bohrasf,  et  non  Bahman,  qui  épouse  la  jeune  captive  juive 
Dînâzâd,  et  joue  ainsi,  en  la  circonstance,  le  rôle  d'Assuérus,  épou- 
sant la  jeune  Estlier,  issue  de  captifs  juifs  ;  —  c'est  Bohrasf,  et 
non  Bahman,  qui,  en  considération  de  son  épouse  juive  (nouveau 
souvenir  d'Assuérus),  joue  le  rôle  de  Cyrus  et  renvoie  les  Israélites 
dans  leur  pays. 

La  Bible,  comme  on  voit,  —  et  nommément  le  Liure  des  Rois,  le 
Livre  d'Eslher  et  le  Livre  d'Esdras,  —  a  fourni  les  divers  éléments 
qui  composent  ici  ce  personnage. 

Naturellement,  le  personnage  de  Dhiâzâd,  qui  fait  vis-à-vis  à 
celui  de  Bohrasf,  a  emprunté,  lui  aussi,  ses  éléments  à  ces  mêmes 
livres  bibliques. 

Où  donc,  dans  les  deux  écrits  de  Maçoudi,  y  a-t-il  trace  d'une 
«  antique  légende  perse  »  ? 


On  a  pu  remarquer  que,  dans  le  second  extrait,  Maçoudi  men- 
tionne une  Houmayeh  (Homâï),  qui  aurait  été  «  d'origine  juive 
par  sa  mère  ».  Cette  Houmayeh  est-elle  la  Homâï,  fdle  de  Bahman  ? 
M.  De  Goeje  le  croit  ;  mais  il  croit  aussi  que  Bahman  figure  dans  le 
long  passage  où  il  n'est  absolument  question  que  de  Bohrasf,  et 
c'est  précisément  dans  ce  passage  qu'est  enclavée  la  mention  de 
cette  Houmayeh,  entre  Nabuchodonosor  et  Sennachérib,  ces  deux 
«  lieutenants  »  de  Bohrasf. 

Quel  que  soit  son  manque  de  critique,  Maçoudi  ne  peut  guère 
avoir  mis  la  Homâï,  fille  de  Bahman,  au  beau  milieu  du  règne  de 
son  trisaïeul  Bohrasf.  N'y  aurait-il  pas  plutôt  lieu  de  supposer 
que  Maçoudi  a  en  vue  ici  une  autre  Homâï,  peut-être  la  Homâï 
contemporaine  de  Bohrasf,  dont  elle  est  la  petitej^ille,  étant  fille 
de  son  fils  Youstasf  (1)  ?...  Mais  le  plus  sage  est  de  ranger  ce  texte 

hésitant  sur  la  date  que  ne  paraît  l'être  M.  Darmesteter.  «  Certainement,  dit-il,  le 
livre  a  été  écrit  par  un  fervent  zoroastrien...  Mais  a-t-il  été  écrit  avant  ou  après  la 
conquête  de  la  Perse  [par  les  musulmans],  c'est  sur  quoi  on  est  dans  le  doute.  » 
Pourtant  M.  West  établit  (p.  xvi  de  l'Introduction)  que  le  livre  ne  contient  aucune 
allusion  à  l'islamisme,  et,  de  plus,  il  signale  (p.  xvii),  dans  trois  chapitres,  des  textes 
d'où  l'on  peut,  très  légitimement,  ce  nous  semble,  tirer  la  conclusion  qu'à  l'époque 
de  l'auteur  le  gouvernement  de  la  Perse  était  encore  un  gouvernement  zoroastrien. 
—  En  tout  cas,  ce  livre,  et  surtout  les  documents  plus  ou  moins  historiques  qu'il 
met  en  œuvre,  est  antérieur  aux  historiens  arabes  cités  plus  haut. 

(1)  Sur  cette  Homâï,  fille  de  Youstasf,  cf.  Al-Tha'âlibî,  op.  cit.,  p.  285.  —  On 


'M)  KTUDES   FOI.KLOlUnlES 

(11-  .M;i(<iii(li  ilaiis  la  calrgoiic  des  textes  dont  un  m-  iicul   rit'ii  con- 
clure. 


Nous  avons  eu  l'idée  de  feuilleter  les  pages  de  Maçoudi  qui,  dans 
le  second  volume,  suivent  le  passage  relatif  à  Bohrasf  et  Dînûzâd,  et 
suniuit's  arrivé  ainsi,  apiès  le  règne  de  Yoystasf,  an  régne  de  Rali- 
luan,  fils  d'Isfendiar  (lequel  nicurl,  simple  prince  de  Pers(^)  et  pelil- 
fils  de  Youstasf. 

L'histoire  de  ce  règne  de  Baliinan  (II,  pp.  ]'27-\'-î\y),  à  laipielle 
M.  De  Goeje  ne  renvoie  pas  (elle  ne  peut,  en  effet,  lui  fournir  aucune 
captive  juive,  Dînâzâd  ou  autre),  est  encore  un  hoji  spécimen  de  la 
manière  de  Maçoudi  ;  ce  sera  le  dernier  que  nous  donnerons  : 

«  On  dit  que  la  mère  de  Balnnan  était  une  femme  juive  de  la  famille  du  roi 
Tàlout  (Saiil)  (1),  et  que  ce  fut  Bahman  qui  chargea  Bokht-Xassar  (Xabu- 
chodonosor),  son  gouverneur  de  l'Irak,  de  combattre  les  Israélites,  ainsi 
que  nous  l'avons  dit  déjà.  Bahman  mourut  après  un  règne  de  cent  douze 
ans.  On  prétend  que  ce  fut  sous  ce  roi  que  les  Israélites,  après  vme  captivité 
de  soixante-dix  ans  à  Babylone,  retournèrent  à  Jérusalem,  et  que  Korech 
(Cyrus)  le  Perse  gouvernait  alors  l'Irak  au  nom  de  Bahman,  qui  résidait 
à  Balkh.  On  ajoute  aussi  que  Korech  était  né  d'une  femme  juive  et  que 
Daniel  le  Jeune  était  son  oncle...  (2).  » 

Ici,  comme  on  \'oit.  —  à  cinq  'lU  six  pages  de  distance  du  précé- 
dent récit,  —  les  faits  et  gestes  de  Bohrasf  sont  relatés  de  nouveau, 
du  moins  en  partie  ;  mais  ils  sont  mis  sur  le  compte  de  son  arrière- 
petit-fds  Bahman.  Remarquons  luutefois  qu'à  la  différence  de 
Bohrasf,  Bahman  n'épouse  pas  de  caplive  juive,  pas  plus,  du  reste, 
que  Cyrus.  lequel  fait  ici  son  entrée  en  scène  comme  personnage 
subalterne  à  la  Nabuchodonosor  ou  à  la  Scnnachérib.  Ce  trait  de  la 
captive  juive  qui  devient  la  femme,  soit  du  roi,  soit  de  son  lieute- 
nant, reste  donc  un  trait  spécial  de  l'histoire  de  Bohrasf  (et  de 
l'histoire  du  «  roi  de  Perse  t-  innommé  du  premier  volume,  dont  l'iden- 


verra  plus  bas  que  M.  James  Darmestetur  applique  à  cette  Homâi  certain  passage 
de  V Avesta  que  M.  de  Goeje  applique  à  la  Homâi,  fille  de  Bahman. 

(1)  Nous  avons  déjà  cité  cet  on  dit,  au  coniniencement  de  ce  §  1. 

(2)  Maçoudi  relate,  un  peu  après,  une  autre  version,  plus  rapprochée  de  la  véri- 
table histoire  :  «  D'autres  historiens  ajoutent  que  Korech  était  un  roi  particulier 
«  et  indépendant  de  Bahman,  qui  d'ailleurs  avait  cessé  de  régner  à  cette  époque, 
'  et  ils  le  classent  parmi  les  rois  perses  de  la  première  époque.  Cette  opinion  est 
«  loin  d'être  partagée  par  les  historiens  anciens  ».  —  A  propos  de  «  Daniel  le  Jeune  » 
(le  prophète  Daniel),  Maçoudi  (ibid.)  ajoute  :  «  Quant  à  Daniel  l'Ancien,  qui  vécut 
«  entre  Noé  et  Abraham,  on  lui  attribue  diverses  sciences,  des  prédictions  embras- 
"  sant  tous  les  siccles  jusqu'à  la  fin  des  âges...  selon  les  preuves  fournies  par  l'astro- 
«  nomie.  » 


LE  PROLOGUE-GADRl^    DES   MILLE   ET   UNE   NUITS  'S'2i 

litô  avec  Bulirasf  se  trouve  ainsi  étal>lie,  coinint!  nous  l'avons  vu 
plus  haut).  —  Mais  si  ni  Baliman,  ni  Cyrus  n'ont  une  Juive  pour 
femme,  ils  ont,  l'un  et  l'autre,  en  revanche,  une  Juive  pour  mère, 
et  la  mère  de  Cyrus  est  la  sœur  du  prophète  Daniel  !  !  !...  Encore 
ici,  nous  sommes  en  pleine  fantaisie  historique  (1). 


Avec  un  autre  chroniqueur  arabe,  moins  ancien  de  fleux  siècles 
que  Maçoudi,  Ibn  al-Athir  (1160-1236),  auquel  M.  De  Goeje  renvoie 
en  note,  par  un  simple  Cf.,  dans  l'édition  hollandaise  de  son  travail, 
apparaît,  sans  conteste  cette  fois,  une  Juive,  femme  de  Bahman; 

11)  Au  dernier  moment,  pendant  la  ourrectiun  des  épreuves  de  ce  travail,  nous 
avons  fait  connaissance  avec  un  très  curieux  document,  qu'il  sera  intéressant  de 
rapprocher  de  Maçoudi  ;  c'est  1'  "■  Histoire  de  Nabuchodonosor  ».  telle  que  la  donne 
la  version  persane  des  Annales  de  Tabarî,  desquelles  nous  avons  cité  plus  haut  un 
ou  deux  passages  d'après  l'original  arabe.  Cette  version  persane  a  été  faite,  l'an  963 
de  notre  ère,  quarante  ans  après  la  mort  de  Tabari,  sept  ans  après  la  mort  de 
Maçoudi,  par  un  certain  Bel'amî,  vizir  d'un  prince  du  Khorasan  {Chroniques  de 
Tabari,  traduites  sur  la  version  persane  par  H.  Zotenberg,  Paris,  1867).  «  Voilà, 
dit  le  traducteur  persan  en  terminant  ce  chapitre  (t.  I,  p.  503),  l'histoire  de  Nabu- 
»  chodonosor,  du  commencement  à  la  fin  ;  comment  il  détruisit  Jérusalem  une 
«  première  fois  sous  Lohrasp,  et  une  seconde  fois  sous  le  règne  de  Bahman,  fils 
«  d'Isfendiar.  Nous  avons  donné  ce  récit  de  deux  façons  :  d'après  ce  livre  [de  Tabarî] 
«  et  aussi  d'après  les  livres  originaux  et  d'après  les  histoires  de  la  Perse  ». 

On  voit  que  Bel'amî  s'est  trouvé  ici,  comme  Maçoudi  et  sur  les  mêmes  points, 
en  présence  de  récits  discordants  ;  mais  il  ne  s'est  pas  contenté  de  juxtaposer  ces 
récits  ;  il  a  cherché, à  les  concilier,  à  les  combiner.  Ainsi,  Nabuchodonosor,  dans  sa 
longue  carrière  (il  faut  qu'elle  soit  longue,  en  effet,  et  Bel'amî  lui  attribue  trois  cents 
ans),  commence  à  être  le  «  général  »  de  Sennachérib,  «  roi  de  Babylone  »  (sic),  et  il 
échoue,  avec  son  maître,  devant  Jérusalem  ;  puis  il  sert  successivement  trois  rois 
de  Perse,  Lohrasp,  Goùshtasp  et  Bahman.  «  Il  vint  deux  fois  à  Jérusalem,  parce 
«  que  Dieu  était  irrité  contre  les  enfants  d'Israël.  Il  vint,  les  tua  et  dispersa,  prit 
«  la  ville  et  détruisit  le  temple  :  une  fois,  sous  le  règne  de  Lohrasp...  et  une  fois  soui 
«  le  régne  de  Bahman,  fils  d'Isfendiar...  » 

Deux  captivités  de  Babylone  entraînent  deux  retours  à  Jérusalem.  Le  premier 
a  lieu  sous  le  successeur  de  Lohrasp,  Goùshtasp,  lequel,  après  avoir  rappelé  à  Baby- 
lone son  général  Nabuchodonosor  et  l'avoir  remplacé  par  le  général  Cyrus,  ordonne 
à  celui-ci,  par  pure  bonté  d'âme,  de  renvoyer  les  enfants  d'Israël  dans  leur  pays.  — 
Quant  au  second  retour,  c'est  également  un  Cj'rus  qui  libère  les  Juifs,  après  la 
mort  de  Bahman,  mais  ce  n'est  pas  le  mêiiie  Cyrus  :  ce  dernier  est  le  fils  d'une  cap- 
tive juive,  qui  ne  s'appelle  pas  Dînâzâd,  mais...  Esther  et  qui  est  la  femme  d'un 
gouverneur  de  Babylone  et  de  l'Irak,  à  qui  Nabuchodonosor  a  transmis  ses  pouvoirs 
et  qui  s'appelle...  Ahasvérus  (Assuérus).  «  Ahasvérus  avait  une  femme  de  grande 
«  naissance  ;  elle  commit  une  faute,  et  il  la  fit  tuer  [résumé  très  accentué,  comme 
«  on  voit,  de  l'histoire  de  1'  «  altière  Vasti  »].  Il  prit  une  femme  des  enfants  d'Isr  i  I, 
«  nommée  Esther,  et  eut  d'elle  un  fils,  qu'il  nomma  Cyrus.  »  Ce  Cyrus,  convorU  par 
le  prophète  Daniel,  renvoie  définitivement  les  Israélites  à  Jérusalem...  En  voilà 
assez,  ce  nous  semble,  pour  donner  une  idée  de  ce  document  qui,  _aa  point  de  vue 
de  notre  étude,  nous  paraît  très  suggestif. 

21 


352  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

seulement  celte  Juive.  —  une  princesse,  senible-t-il.  et  non  une 
captive,  —  nesl  pas  la  mère  de  iJoinâï,  mais  cl'un  sien  frère  consan- 
guin (1)  : 

«  La  mère  de  Bahman  était  de  la  race  de  Benjamin,  fils  de  Jacob.  La  mère 
de  Sâsân  [fils  de  Bahman,  déshérité  par  celui-ci  au  profit  de  sa  fille  et  épouse 
Homàï]  était  de  la  race  de  Salomon,  fils  de  David.  >■> 

Enfin,  l'auteur  anonyme,  déjà  cité,  du  Modjmel  al-Tewarikh, 
postérieur,  lui  aussi,  de  deux  siècles  à  Maçoudi  (1126  de  notre 
ère),  après  avoir  dit  que  «  Keï  Bahman  était  le  fils  d'Isfendiar  et 
d'Asnour  [probablement  Aslouryâ,  EstherJ,  fille  du  roi  Tâlout 
(Saùl)  »,  ajoute  : 

«  Il  eut  un  fils  nommé  Sâsân  et  une  fille  Homàï.  Il  épousa  Aberdokht, 
fille  de  Roboani.  qui  était  fils  de  Salomon  et  un  des  princes  de  Jérusalem 
[une  princesse  juive,  pour  le  coup  !],  et  c'est  à  cause  d'elle  qu'il  ordonna  de 
relever  le  temple  de  cette  ville  (2;.  » 

Roboam  !  Nabuchodonosor  !  Cyrus  !  Estlier  !  Daniel  !  quel 
pêle-mêle  !  quel  embrouillement  !  quelles  méprises  grotesques  ! 
Et  comme  on  voit  bien  que,  dans  ces  récits  persano-arabes,  où 
M.  De  Goeje  va  chercher  des  éléments  pour  sa  thèse,  il  n'y  a  pas  du 
tout  un  écho  franc  d'antiques  traditions  perses,  mais  la  répercus- 
sion confuse  d'échos  très  divers  ! 


Comment  les  chroniqueurs  ont-ils  fait  leur  amalgame  ?  c'est  là  ce 
que  M.  James  Darmesteter  a  montré  avec  autant  d'esprit  que  de 
perspicacité,  et  nous  n'avons  qu'à  transcrire,  en  le  modifiant  légère- 
ment après  une  lecture  plus  attentive  des  textes,  ce  que  le  savant 
orientaliste  écrivait,  il  y  a  une  vingtaine  d'années  (3). 

M.  Darmesteter  se  place  en  Perse,  non  point  dans  la  Perse  musul- 
mane, oîi  le  Coran  a  introduit  des  éléments  lùbliques  plus  ou  moins 
altérés,  mais  dans  la  Perse  des  Sassanides,  c'est-à-dire  avant  la 
conquête  arabe  de  652.  Le  passage,  cité  plus  haut,  du  Minolcliired 
pehlvi,  avec  son  légendaire  Lohrasp  (Bohrasf)  vainqueur  des  Juifs 
et  destructeur  de  Jérusalem,  permet,  en  effet,  de  sufiposer  que  le 
«  syncrétisme  fantaisiste  »  en  question  existait  déjà  dans  la  littéra- 
ture perse  foncièrement  zoroastrique  et  n'ayant  subi  aucune  infil- 
tration musulmane. 

(1)  Ibn  al-Athir  :  Kamil,  I,  p.  119  de  l'édition  du  Caire. 

(2)  Op.  Cl/.,  p.  161-162. 

(3)  Op.  cit.,  pp.  54,  55. 


LE  PROLOGUE-CADRE  DES   MILLE   ET   UNE  NUITS  323 

Donc  imaginons  un  docteur  juif  cl  un  liisloriographe  perse  éclian- 
geant  leurs  idées  sur  l'histoire  ancienne  de  leurs  nations  respectives. 

«  Nous  avons  été  conquis,  dit  le  Juif,  par  Nabuchodonosor,  roi  de 
Babylone,  emmenés  captifs  à  Babylone  et  délivrés,  soixante-dix  ans 
plus  tard,  par  Cyrus,  votre  grand  roi.  »  Il  conte  aussi  l'histoire  de  la 
juive  Esther,  que  le  roi  Assuérus  a  fait  monter  sur  le  trône. 

Le  Perse  sourit.  Il  sait  bien  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  roi  de  Baby- 
lone nommé  Nabuchodonosor  :  s'il  y  en  avait  jamais  eu,  on  en  aurait 
connaissance,  et  les  annales  du  «  Livre  des  Rois  »,  du  Kondâi  Nâma, 
en  parleraient  ;  il  est  clair  que  ce  Nabuchodonosor  était  un  lieute- 
nant du  roi  de  Perse  en  Irak.  —  Le  Gyrus,  roi  de  Perse,  est  aussi 
une  fantaisie  des  Juifs  ;  car  le  document  authentique  de  l'histoire 
perse,  ce  même  Khoudâi  Nâma,  nous  donne  la  liste  suivante,  depuis 
Lohrasp  jusqu'à  Alexandre  ;  Lohrasp,  Goûshtasp,  Bahman,  Homâï 
Tchîharâzât,  Dârâb,  Dârâ,  Alexandre  le  Pioumi.  —  Dans  cette 
série  authentique  de  Grands  Rois,  point  de  Cyrus.  C'est  donc  qu'ici 
encore  les  Juifs  ont  pris  le  lieutenant  du  roi  pour  le  roi. 

Mais  qui  donc  a  pu  ol^tenir  du  roi  des  Perses,  pour  les  Juifs 
captifs,  cette  délivrance  dont  parle  le  docteur  juif  ?  Ici  l'autre 
histoire  racontée  par  le  même  docteur,  l'histoire  de  la  reine  Esther, 
est  pour  le  savant  perse  un  trait  de  lumière.  Certainement,  se  dit-il, 
il  y  a,  dans  cette  délivrance  de  captivité,  l'influence  d'une  femme, 
d'une  captive  juive,  épousée  par  un  de  nos  Grands  Rois.  Il  cherche 
donc  la  femme  et  il  la  trouve,  et  il  place  une  contrefaçon  d'Esther, 
soit  sous  le  Roi  des  Rois  Lohrasp  (le  Bohrasf  de  Maçoudi),  soit  sous 
le  Roi  des  Rois  Bahman. 


Cette  histoire  d'Esther  paraît  avoir  particulièrement  frappé  les 
arrangeurs,  qui,  passez-nous  l'expression,  l'ont  mise  à  toute  sauce. 
Si  l'on  prend  en  bloc  les  récits  que  nous  venons  de  citer,  il  y  aurait 
eu  non  pas  seulement  une  jeune  fille  juive,  mais  qiialre  ou  cinq,  qui 
auraient  épousé  un  roi  (ou  prince)  de  Perse  ou  quelqu'un  de  ses 
lieutenants  :  Astouryâ  (Estâr)  épouse  le  prince  Isfendiar  et  a  pour 
fils  le  roi  Bahman  ;  une  «  Juive  »,  non  autrement  désignée,  a  pour 
fille  une  princesse  Houmayeh  (Homâï),  dont  Vélal  civil  n'est  pas 
autrement  connu  ;  Aberdokht,  fille  de  Roboam,  épouse  Bahman 
et  a  pour  fils  Sâsân  ;  Dînâzâd  épouse  le  roi  Bohrasf,  —  à  moins 
qu'elle  n'ait  épousé  Nabuchodonosor  ;  la  sœur  du  prophète  Daniel 

épouse  Cyrus Bref,  chez  les  chroniqueurs  persano-arabes,  Esther 

se  multiplie  en  se  diversifiant. 


324  ÉTUDES  FOLKLOIUQUES 

Seule,  lit.uuâï,  lille  de  Bahinan,  —  eelte  Hoinâi-Shelnu/âd  qui, 
si  nous  comprenons  bien  ]\I.  De  Gocje,  ferait  lien  entre  la  Shéhéra- 
zade des  Mille  cl  une  yuils  et  l'Esther  de  la  BiMe,  —  reste  sans 
aucun  trait  conuiuiu  avec  Esther  :  elle  n'est  pas  juive,  et  elle  ne 
joue,  par  rapport  au  [x-uple  juif,  aucun  rôle  de  libératrice.  Son 
lii>|(iiie  est  louif  dilïért'utt'  (l). 

l'ne  bien  singulière  histoire  !  Passionnée  pour  le  pouvoir,  à  t-ile 
transmis  par  sou  père  Bahman  qui,  conformémout  à  la  coutume 
zoroastriipu'.  l'a  épousée,  llomâï  prévoit  avec  appréhension  le 
monuMit  oii  il  lui  lauilra  exécuter  les  dernières  volontés  de  Bahiuan 
et  altdiquer  en  faveur  de  l'enfant  qu'elle  porte  dans  son  sein,  si  c'est 
un  fds  et  qu'il  atteigne  l'âge  d'homme.  Elle  se  débarrasse  du  petit 
garçon  en  le  mettant  dans  une  caisse,  qu'elle  fait  jeter  dans  un 
fleuve.  —  Suivent  les  aventures  de  l'enfant,  recueilli  et  élevé  par 
un  foulon,  qui  le  nomme  Dârâb,  puis  s'engageant  dans  l'armée  de 
Homâï.  Finalement,  un  jour  que  Dârâb  défde  avec  son  corps  de 
troupes  devant  Homâï,  le  lait  coule  du  sein  de  celle-ci,  et  son  cœur 
lui  dit  que  c'est  son  iîls.  Et  elle  fait  proclamer  roi  Dârâb  (2). 

Personne,  assurément,  n'ira  prétendre  qu'il  y  ait,  dans  cette 
légende,  le  moindre  point  de  ressemblance  avec  le  Livre  (VEsther, 
ni,  ajoutons-l<\  aven  le  prologue-cadre  des  Mille  el  une  Nuils. 

Cela  étant,  il  nous  semble  assez  inutile,  au  point  de  vue  de  notre 
sujet,  de  procéder  à  l'étude  du  caractère  «  mythique  »  que  M.  De 
Goeje  découvre-  dans  Homâï  et  des  «  prototypes  historiques  »  qu'il 
lui  attribue.  Nous  dirons  pourtant  un  mot  de  ces  deux  points. 

En  ce  qui  concerne  Parysatis  et  Atossa,  les  «  prototypes  histo- 
riques »  de  la  légendaire  Homâï  aux  yeux  de  M.  De  Goeje,  nous 
avons  beau  regarder  et  regarder  :  ni  l'une  ni  l'autre  n'a,  ce  nous 
sen\ble,  rien  de  conmum  avec  Homâï,  sinon  que  l'une  et  l'autre 
étaient  reines  de  Perse  et  ((u'elles  avaient  de  l'influence  sur  leurs 
maris,  ce  qui  vraiment  est  peu  raraclérislique. 

Reste  le  livre  sacré  du  zoroastrisme,  l'Avesla,  et  le  nom  de  Homâï 
qui  s'y  rencontrerait.  M.  De  Goeje  renvoie  ici  à  un  livre  du  savant 

(1)  Voir  Al-Tha'âlibî,  op.  cit.,  p.  390  seq.  —  Firdousi  a  versifié  cette  légende 
dans  son  Liire  des  Rois,  déjà  cité  (t.  V,  p.  33  seq.  de  l'édition  in-folio  de  la  traduc- 
tion J.  Mohl). 

(2)  Nous  avons  examiné,  il  y  a  quelque  temps,  dans  la  Revue  des  Questions  histO' 
riques,  les  divers  groupes  de  contes  parmi  lesquels  vient  se  ranger  cette  légende, 
que  nous  ne  connaissions  pas  encore  alors.  (Voir,  dans  la  Revue  des  Questions  histo- 
riques d  avril  1908,  notre  travail  Le  Lait  de  la  Mère  et  le  Coffre  flottant.  Légendes, 
Contes  et  Mythes  comparé.-^,  à  propos  d'une  légende  historique  musulmane  de  Java.) 


LE  PROLOGUE-CADRE   DES  MILLE   ET  UNE   NUITS  325 

orientaliste  M.  Th.  Nœldeke  (1).  Nous  nous  y  sommes  reporté  et 
nous  y  avons  lu  ceci  :  «  Ghoumâi  figure  aussi  dans  YAvesla 
(Yesht  XIIIj  139)  sous  le  nom  de  Hoivna,  la  femme  mythique  qui 
y  est  mentionnée.  »  Voici  d'ailleurs,  après  vérification,  le  texte  de 
VAvesta  (2)  :  «  Nous  sacrifions  à  la  Fravashi  (3)  de  la  sainte  Hvôvi  ;... 
nous  sacrifions  à  la  Fravashi  de  la  sainte  Houmâ;  —  nous  sacri- 
fions à  la  Fravashi  de  la  sainte  Zairici,  etc.  » 

Que  tirer  de  la  mention  toute  sèche  d'une  Houmâ  dans  cette 
litanie  ?  car  enfin  il  n'est  pas  même  certain  que  la  «  femme  mythi- 
que »  à  laquelle  on  sacrifie,  soit  la  Homâï  de  Bahman  :  M.  James 
Darmesteter  y  voyait  une  autre  Homâï.  fille  de  Goùshtasp  (Yous- 
tasf)  et  sœur  d'Isfendiar,  c'est-à-rlire  «rrand'tante  de  la  Homâï 
Sh<']irazâd. 


Tous  ces  noms  propres,  —  ici  nous  rentrons  hien  dans  notre  sujet, 
—  ne  peuvent  qu'égarer.  En  voulez-vous  un  exemple  ?  Que  pensez- 
vous  que  soit  Dârâb  Djeherâzâd  ?  Vna  princesse,  une  reine  ?  Eh 
bien,  non  ;  c'est  un  roi,  ainsi  qu'il  appert  d'un  texte  de  Tabari. 
dont  nous  ajouterons  le  résumé  aux  renvois  de  M.  De  Goeje.  Tabari 
dit,  en  effet  (I,  p.  692  de  l'édition  arabe),  que  Dârâb,  fils  de  Bahman 
(et  de  Homâï),  père  de  Dara,c{ui  succomba  dans  sa  lutte  avec  Alexan- 
dre, était  surnommé  Djeherâzâd. 

Ce  nom  ou  surnom,  qui  pouvait  sembler  exclusivement  féminin, 
Dârâb  n'est  pas  le  seul  à  le  porter,  dans  les  écrits  persans  et  arabes. 
Feu  de  Gobineau,  dans  son  Histoire  des  Perses,  rapporte  ceci,  d'un 
feudataire  plus  ou  moins  historique  du  vieux  royaume  de  Perse  : 
«  Tersheh...  laissa  la  couronne  à  son  fils  Tjehrzad.  La  chronique 
locale  dit  que  Tjehrzad  posséda  en  même  temps  le  Kaboul  et  le 
Zawoul  (4)  ».  Et  nous  avons  vu,  dans  notre  Section  préliminaire 
(i;  4,  no  4,  a),  le  roman  persan  des  Xeuf  Belvédères  mettre  en  scène 
un  roi  Shirzâd. 

Ces  Shéhérazades  masculins  dérangeront  quelque  peu  les  thèses 
fondées  sur  le  nom  de  la  Shéhérazade  féminine  :  ils  font  bien  voir, 

(1)  Geschichte  der  Perser  und  Araher  znr  Zeit  der  Sasaniden  ans  der  arabischen 
Chronik  des  Tabari,  ûbersetzt  von  Theodor  Noeldeke  (Leiden,  1879),  p.  8,  note  2. 

(2)  James  Darmesteter  :  Le  Zend-Avesta,  traduction  nouvelle  (Paris,  1892), 
II,  p. 552. 

(3)  La  fravashi  est  l'âme,  préexistante  à  l'homme,  d'après  le  zoroastrisme,  et 
lui  survivant. 

(  i)  C  de  Gobineau.  Histoire  des  Perses  (Paris,  1869),  1,  p.  475. 


326  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

en  effet,  que  ce  nom  n'est  qu'un  surnom,  un  lilre  (Vhonneur,  ne  se 
rapportant  pas  exclusivement  à  tel  personnage  et  pouvant  même 
être  porté  par  les  hommes  aussi  bien  que  par  les  femmes. 

Quelle  est,  en  effet,  l'étymologie  de  ce  surnom  et  de  celui  de 
Dinâz.âd  ?  Ils  signifient,  le  premier,  «  Noble  de  race  «  ;  le  second, 
«  Nol)le  de  religion  >-.  A  l'époque  des  Achéménides,  nous  dit  un 
savant  très  com])étent  en  cette  matière,  notre  ami  M.  E.  Blochet, 
ces  surnoms  avaient,  en  vieux  perse,  la  forme  Tchiihra-âzâla  et 
Dena-âzâfa ;  en  pehlvi  de  l'époque  des  Sassanides,  ils  sont  devenus 
Tchihr-âzâl  et  Din-âzâl,  et  enfin,  en  persan,  Tchihr-âzâd  et  Din- 
âzâd. 

Les  Arabes,  qui  ne  connaissent  pas  le  son  kh,  le  remplacent  tou- 
jours par  le  son  ch  :  d'où  la  îovme  Chir-âzâd ;  et,  comme  ce  mot 
chir  leur  était  inconnu,  ils  l'ont  transformé  arbitrairement  en  c/jo/jr, 
mot  persan  qui  signifie  «  ville  »,  «  royaume  »  (1).  C'est  de  même 
qu'ils  ont  refait  le  second  nom  sous  la  forme  Dinâr-zâd,  par  suite 
d'un  rapprocbement  tout  gratuit  avec  le  mot  dinar,  la  transcrip- 
tion du  latin  denarius,  j»ar  l'intermédiaire  d'une  forme  byzantine 
Ssvapioç  ou  BY;vûtptoç. 


Shehrâzâd,  Dinâzâd,  ces  deux  noms  que  M.  De  Goeje  a  rapportés 
de  son  exploration  à  travers  les  chroniques  persano-arabes,  voyons 
ce  qu'il  en  fait. 

Entre  les  noms  des  personnages  du  prologue-cadre  des  Mille  et 
une  Nuits,  M.  De  Goeje  distingue.  Il  n'accorde  aucune  importance 
au  nom  du  roi  Shahriar  :  évidemment,  à  ses  yeux  ainsi  qu'aux 
nôtres,  ce  nom  a  été  pris  d'une  façon  arbitraire  par  le  rédacteur 
dans  l'histoire  de  la  Perse,  comme  les  noms  de  Manfred  et  d'Astol- 
phe  ont  été  pris  par  Sercambi  et  par  l'Arioste  (Section  prélimi- 
naire, §  3)  dans  l'histoire  d'Italie  (2).  Mais,  quant  aux  noms  de 
l'héroïne  et  de  sa  comjKigne,  Shéhérazade  et  Dinarzade,  c'est  tout 
autre  chose  :  M.  De  Goeje  voit  dans  ces  deux  noms  une  partie 
intégrante  du  récit,  un  indice  révélateur  d'une  vieille  légende  perse, 
dont  le  prologue-cadre  des  Mille  et  une  Nuits  ser.iit  dérivé,  ainsi 
que  le  Livre  d'Esther. 

(1)  Chéhérazade,  Cliehrâzâde,  Chahrâzâd,  serait  la  vraie  orthographe  française 
de  l'héroïne  des  Mille  et  une  Auits.  Le  sh,  que  nous  avons  employé,  peut-être 
à  tort,  est  anglais,  et  le  scli,  que  Galland  a  pris,  est  allemand. 

(2)  Un  des  chroniqueurs  cités  plus  haut,  Al-Tha'àlibî,  mentionne  (loc.  cit.,  p.  737) 
un  prince  de  Perse,  Shahryàr,  fils  d'Abarwîz,  de  la  dynastie  des  Sassanides,  qui 
périt  victime  de  son  frère  Shirouyah. 


LE   PROLOGUE-CADRE  DES   MILLE   ET  UNE  NUITS  327 

Nous  le  demandons  :  qu'est-ce  que  rappellent  ces  noms  à  ceux  qui 
ont  lu,  et  bien  lu  ?  Le  nom  ou  plutôt  le  surnom  de  Shéhérazade 
rappelle  Homâï,  la  bâtisseuse,  la  reine  ambitieuse  de  la  légende  du 
coiïre  flottant  et  du  lait  jaillissant,  toutes  histoires  qui  n'ont  pas  le 
plus  lointain  rapport  ni  avec  les  Mille  el  une  Nuits,  ni  avec  le  Livre 
(TEslher.  —  Il  y  a  bien  Dinâzâd,  la  reine  étrangère,  la  captive 
juive  libératrice  de  ses  frères  de  race  ;  mais,  on  l'a  vu,  ce  person- 
nage n'appartient  en  rien  à  la  légende  perse  :  c'est  un  composé 
d'éléments  juifs,  dans  lequel,  au  mépris  de  toute  chronologie,  le 
Livre  (TEslher  se  combine  avec  l'histoire  de  la  captivité  de  Babylone 
et  de  l'édit  de  Cyrus. 

Ce  que,  pour  sa  thèse,  M.  De  Goeje  a  rapporté  de  son  exploration, 
c'est  donc  des  noms,  et  rien  de  plus. 

Maintenant,  confrontons,  —  pour  ne  rien  laisser  sans  discus- 
sion, —  le  Livre  d'Eslher  avec  le  prologue-cadre  des  Mille  el  une 
Nuits. 

S  II.  —  Confrontation  du  Livre  d'Esther  avec  le  prologue  cadre 
des  Mille  et  une  Nuits. 

Mais,  auparavant,  il  sera  bon  d'examiner  un  document  très  ins- 
tructif, qui  mériterait  d'être  qualifié  de  troisième  dérivation  de 
r  «  antique  légende  perse  »,  transportée  cette  fois  en  Europe  et 
accommodée  aux  us  et  coutumes  européens. 

Là,  le  roi,  qui  fait  les  choses  moins  en  grand  que  les  monarques 
orientaux,  n'épouse  successivement  qu'une  demi-douzaine  de 
femmes.  11  répudie  les  unes,  comme  Assuérus  répudie  Vasti  ;  il 
coupe  la  tête  à  d'autres,  comme  Shahriar,  et  pour  les  mêmes  motifs, 
bien  fondés  ou  non  ;  mais  la  dernière  des  six  femmes  réussit,  par 
son  adresse,  à  rester  reine  jusqu'à  la  mort  de  son  terrible  mari. 

Voilà  déjà  quelques  ressemblances  avec  les  deux  récits  qui, 
d'après  M.  De  Goeje,  dérivent  de  1'  «  antique  légende  perse  ».  Ces 
ressemblances  vont  s'accentuer  :  après  le  cadre  des  Mille  et  une 
Nuits,  nous  allons  voir  l'histoire  d'Esther. 

Parmi  les  six  reinos,  l'une  a  été  donnée  par  son  onde  (comparer 
l'oncle  Mardochée  du  Livre  d'Eslher)  au  roi  de  la  légende  européa- 
nisée, et  cet  oncle  est  le  plus  grand  personnage  du  royaume  (com- 
parer le  vizir  des  Mille  et  une  Nuits).  Bien  plus  :  l'oncle  de  la  reine, 
en  la  mariant  au  roi,  a  eu  pour  but  de  venir  en  aide  d  ses  coreligion- 
naires opprimés  (tout  à  fait  Mardochée)  et  de  renverser  leur  ennemi, 
un  favori  tout-puissant  (absolument  l'Haman  du   Livre  d'Esther). 


328  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Ce  favori,  en  cfTot,  est  renversé  et  péril  sur  Védiafaud  (cf.  Haman 
et  sa  potence). 

Tout  se  retrouve  donc  dans  cette  forme  occidentale  de  la  «  légende 
primitive  »,  de  la  «  légende  fondamentale  »,  comme  dit  M.  De  Goeje. 
Et.  quand  bien  même,  dans  l'agencement  européen  des  divers 
traits,  si  bien  conservés  en  eux-mêmes,  il  se  serait  produit  quelque 
déformation,  cela  ne  tirerait  pas  à  conséquence.  M.  De  Goeje  a 
répondu  d'avance  à  cette  petite  dilficulté,  à  propos  des  Mille  el  une 
NuHs  et  du  Livre  d'Eslher  il)  :  «  Si  les  deux  légendes  dilîèrcnt 
«  entre  elles  sous  bien  des  rapports,  dit-il,  ce  n'est  pas  surprenant, 
«  quand  on  pense  combien  très  vraisemblablement  elles  sont 
«  éloignées,  l'une  et  l'autre  [par  le  temps],  de  la  légende  fondamen- 
«  taie  (grondlegende).  Bien  plutôt  faut-il  s'étonner  de  la  vitalité 
«  tenace  de  cette  légende  fondamentale,  qui,  même  dans  les  plus 
«  grandes  déjormalions,  a  conservé  encore  ses  Irails  principaux 
«  (hoojdlrekken).  » 

Or,  indéniablement,  les  «  traits  principaux  «  de  la  «  légende  fonda- 
mentale »  perse  sont  restés  bien  marqués  dans  ce  qu'on  avait  cru 
jusqu'à  présent  être  de  l'histoire  authentique,  dans  le  chapitre  des 
annales  britanniques  où  il  s'agit  du  roi  Henry  VIII. 

En  eiïet,  ce  souverain,  qui  décidément  doit  être  légendaire,  c'est  à 
la  fois,  nous  l'avons  montré,  Shahriar  et  Assuérus.  Le  duc  de  Nor- 
folk, c'est  à  la  fois  Mardochée  et  le  vizir  des  Mille  el  une  Nuils  : 
comme  ce  dernier,  il  est  un  haut  personnage  (le  premier  pair  du 
royaume),  et,  d'un  autre  côté,  il  est  aussi  ardent  catholique  que 
Mardochée  est  juif  zélé  ;  aussi  marie-t-il  à  Henry  VIII  sa  nièce 
Catherine  Howard,  dans  le  but  de  mettre  auprès  du  roi  une  femme 
dévouée  à  la  cause  catholique,  tout  comme  Mardochée  marie  sa 
nièce  Esther  au  roi  de  Perse  pour  agir  par  elle  en  cas  de  besoin 
en  faveur  des  Juifs.  Dans  les  annales  anglaises,  le  favori  de 
Henry  VIII,  le  tout-puissant  Thomas  Cromwell,  ennemi  juré  des 
catholiques,  finit  par  être  renversé  et  périt  sur  l'échafaud  :  c'est 
le  pendant  de  l'histoire  du  favori  d'Assuérus,  le  tout-puissant 
Haman,  ennemi  juré  des  .]\ùh,  finalcmojit  attaché  à  une  haute 
putenc-'. 

Sans  doute  le  «  trait  principal  »  de  la  fin  de  la  «  légende  fonda- 
mentale )!,  —  l'héroïne  échappant  par  son  habileté  au  sort  qui  la 
menace,  —  a  été  transporté  de  Catherine  Howard  (qui  est  décapi- 
tée) à  un  autre  personnage,  aucjuel  ou  a  donné  le  nom  de  Catherine 

(1)   Article  du  Gids,  p.  389. 


LE  PROLOGUE-GADRE   DES   MILLE   ET  UNE   NUITS  320 

Parr  et  aussi  le  rôle  de  dernière  reine  (de  celle  qui  réussit  à  survivre 
au  roi  liourreau)  ;  mais,  bien  ou  mal  adapté  aux  personnages  du 
récit  européanisé,  le  <*  trait  principal  »  en  question  n'en  a  pas  moins 
été  conservé  dans  le  récit.  Il  nous  faut  donc  encore,  à  propos  d'une 
«  déformation  »,  qui  d'ailleurs  n'est  pas  «  des  plus  grandes  »,  admirer 
«  la  vitalité  tenace  de  la  légende  fondamentale  ». 

]\I.  De  Goeje  nous  pardonnera  cette  plaisanterie...  Mais  est-ce 
bien  une  plaisanterie  ?  et  cette  confrontation  de  l'histoire  de 
Henry  VITI  et  de  ses  deux  dernières  femmes  avec  le  Livre  d'Eslher 
et  avec  les  Mille  et  une  Niiils  ne  fait-elle  pas  toucher  du  doigt  ce 
que  valent  ces  «  traits  principaux  »  auxquels  M.  De  Goeje  attache 
tant  d'importance  ? 

Trails  principaux  vl  irails  caraclcristiqiies  ne  sont  pas  du  tout 
deux  expressions  équivalentes.  Dans  des  récits  incontestablement 
indépendants  l'un  de  l'autre,  comme  l'histoire  de  Henry  YHI  et 
l'histoire  d'Esther,  lonl  un  ensemble  de  Irails  principaux  est  le  môme, 
de  part  et  d'autre.  Est-ce  que  cela  veut  rien  dire  ?  —  Quant  aux 
Mille  el  une  Nuits,  le  «  trait  principal  »  d'une  reine  qui  a  épousé  un 
despote  sanguinaire  et  qui  se  sauve  par  son  habileté,  a  trait  prin- 
cipal ^1  commun  avec  l'histoire  de  Henry  VH!,  ne  signifie  pas 
davantage.  Quel  est,  en  effet,  le  trait  caractéristique,  vraiment 
caractéristique,  des  Mille  et  une  Nuits  ?  c'est  que  la  reine  se  sauve 
en  racontant  des  contes,  des  contes  si  agréables  que  son  mari,  charmé, 
veut  toujours  entendre  la  suite  et,  dans  cette  intention,  remet, 
chaque  jour.  Inexécution  au  lendemain.  Y  a-t-il  rien  de  cela  dans 
l'histoire  de  Henry  VHI  ?  On  nous  rira  au  nez  à  cette  interroga- 
tion :  mais  y  a-t-il  davantage  dans  le  Livre  d'Esther,  ce  prétendu 
frère  d'origine  des  Mille  et  une  Nuits  ?  Est-ce  en  racontant  des 
contes  qu'Esther  sauve  son  peuple  ?  Où  est  le  trait  caractéristinue  ? 

Car,  en  vérité,  est-ce  bien  sérieux  de  «  noter  »  qu'  «  Assuérus  se 
fait  lire  pendant  la  nuit,  quand  il  ne  peut  dormir  »?  —  Reportons- 
nous  au  Livre  d'Esther  (vi,  1).  Assuérus  se  fait  lire,  par  qui  ?  Est-ce 
par  Esther  ?  Non  ;  c'est  par  les  officiers  du  palais.  Et  que  lui  lit-on  ? 
Des  contes  amusants  ?  Non  encore  :  on  lui  lit  les  annales  de  son 
règne,  un  de  ces  k  Livres  royaux  »  [^jxz'.'Kr/.iq  ctiOspaç)  que  Ctésias 
nous  apprend  avoir  été  tenus  régulièrement  chez  les  Perses  (1). 
Et  quand  fait-on  cette  lecture  à  Assuérus  ?  Une  fois  par  hasard,  une 
certaine  nuit  où,  ne  pouvant  dormir,  il  a  l'idée  de  se  faire  apporter 
les  Livres  royaux. 

(1)   Diodore  de  Sicile  (liv.  II,  chap.  xxii). 


330  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Il  est  difficile,  ce  nous  semble,  de  voir,  ou  même  d'entrevoir,  dans 
ce  passage  d'Eslher,  un  souvenir  d'une  histoire  analogue  à  celle  des 
Mille  el  une  Xiiils,  un  Assuérus  ayant  l'iialiitude  de  se  faire  lire 
pendant  la  nuit  des  contes  à  la  Shéhérazade,  faute  d'une  Shéhéra- 
zade pour  lui  en  raconter (1)  ! 


Voilà  déjà  un  commencement  de  confrontation.  Poursuivons. 

On  se  rappelle  cette  reine  Vasti,  trop  prude,  au  jugement  d'Assué- 
rus,  et  surtout  pas  assez  obéissante,  qui  refuse  de  paraître  dans  la 
salle  du  festin,  devant  des  convives  en...  gaîté.  Nous  ne  savons  si 
la  reine  des  Mille  el  une  Nuits  faisait  la  prude  à  l'occasion  ;  mais 
assurément  ce  n'est  pas  pour  cette  raison  qu'elle  est  punie. 

Il  est  vrai  qu'un  professeur  à  l'université  de  Munich,  M.  Karl 
DyrofT,  grand  partisan  de  la  thèse  de  M.  De  Goeje.  a  trouvé  le  moyen 
de  concilier  les  choses.  Il  nous  dit  que  l'auteur  de  la  «  légende 
d'Estlier  »,  —  pudibond,  sans  doute,  comme  Vasti.  —  a  «  adouci  », 
dans  la  légende  perse  primitive,  ce  qu'il  y  avait  do  drasiisch  (on 
dirait,  en  français  «  de  trop  raide  ^  ),  tandis  que  l'auteur  des  Mille  el 
une  Nuits  a  tout  conservé  (2)...  Ingénieuse  façon  de  ramener  à  une 
même  couleur  orisrinelle  le  noir  et  le  blanc  ! 


Selon  M.  De  Goeje.  Assuérus.  après  la  répudiation  de  Vasti,  — 
comme  Shahriar  après  l'exécution  de  la  reine  coupable,  —  aurait 
pris  chaque  soir  une  nouvelle  femme,  pour  s'en  débarrasser  le  len- 
demain ;  la  seule  difïérence  serait  que  Shahriar  faisait  couper  la 

(1)  Dans  ses  Etudes  sur  les  Mille  et  une  .\uits  (1891),  M.  J.  Oestrup,  professeur 
à  Tuniversité  de  Copenhague,  fait,  au  sujet  de  ce  "  rapprochement  »,en  faveur 
duquel,  dit-il,  <  il  n'y  a  pas  le  plus  léger  motif  »,  des  réflexions  fort  justes.  (Ce  passage 
nous  est  fourni  par  un  ami,  d'après  la  traduction  russe  du  livre  danois,  publié  en 
1905,  p.  11)  :  <  Nous  rappelons  que  Sharàzad  raconte  des  histoires,  non  dans  le  but 
B  de  chasser  l'insomnie  du  roi,  mais  expressément  dans  le  but  opposé,  c'est-à-dire 
«  pour  s'emparer  le  plus  possible  de  son  attention  et  le  rendre  curieux  de  savoir 
«  quelle  sera  la  suite  du  récit  ».  Et  M.  Oestrup  ajoute  que  le  fait  de  raconter  des 
contes  au  maître,  quand  celui-ci  ne  réussit  pas  à  s'endurmir,  est  si  fréquent  dans 
les  cours  orientales,  qu'il  en  est  banal.  Le  fait  de  Shéhérazade,  avec  toutes  les 
modalités  qui  le  caractérisent,  ne  l'est  pas  :  il  y  a  là  un  plan  bien  médité 

(2)  ...weil  dessen  Verfasser  [des- Esther- Bûches )  die  drastischen  Ziige  der  Sage  zu 
mildern  scheint  (Die  Macrchen  der  Tausend  und  einen  .\acht  im  Lichte  der  neuesten 
Forschung.  Conférence  résumée  dans  Y Allgemeine  Zeitung,  1906,  Beilage  -Vr.  291, 
p.  519). 


LE  PROLOGUE-CADRE  DES  MILLE  ET  UNE  NUITS  331 

tête  à  la  feinnie,  tandis  qu'Assuérus  se  contentait  de  la  reléguer 
dans  un  quartier  spécial  du  harem. 

Ici,  tout  en  présentant  à  M.  De  Goege  ses  «  félicitations  admira- 
trices «  pour  la  thèse  générale,  feu  Auguste  Muller,  déjà  cité,  ne  peut 
s'empêcher  de  faire  des  réserves  au  sujet  du  Livre  d'Esther  (1),  et 
il  a  raison. 

D'abord,  «  il  n'est  pas  dit  précisément  )>  (nichl  gerade  gesagl  isl) 
dans  le  Livre  d'Esther  qu'Assuérus  se  faisait  amener  une  nouvelle 
femme  «  chaque  soir  ».  Et,  en  outre,  Assuérus,  pas  plus  qu'aucun 
autre  souverain  oriental,  ne  s'interdisait  de  reprendre  quelqu'une 
des  femmes  qui  lui  avaient  plu  et  qui  restaient  toujours  à  sa  dispo- 
sition. Le  Livre  d'Esther  (ii,  14)  est  formel  sur  ce  point  :  «  Or  celle 
qui  était  entrée  le  soir  sortait  le  matin,  et  de  là  elle  était  conduite 
dans  un  autre  quartier...,  et  elle  n'avait  pas  le  pouvoir  de  revenir 
encore  auprès  du  roi,  â  moins  que  le  roi  ne  le  voulûl.  el  n'eût  commandé 
quelle  vînt,  en  la  désignant  par  son  nom.  » 


Autres  rapprochements 


«  Le  père  adoptif  d'Esther  devient  vizir,  et  le  père  de  Shéhérazade  est 
aussi  vizir  (is  also  çizier).  » 

Vizir  in  poleritia  =  vizir  in  actu...  Peut-être  cette  équation  n'est- 
elle  pas  tout  à  fait  concluante. 


«  Le  plan  de  Shéhérazade  est  favorisé,  dans  les  Mille  et  une  Nuits,  par 
Dinâzâd,  qui,  d'après  Maçoudi,  est  une  de  ses  femmes  esclaves  (d'après 
d'autres  manuscrits,  sa  nourrice),  et  d'après  le  Fihrist,  V intendante  du  roi. 
Cette  dernière  donnée  est  ce  qui  se  rapproche  le  plus  d'Esther  (ii,  15),  où 
Esther  gagne  la  faveur  du  chambellan  du  roi,  gardien  des  femmes.  » 

Nous  ouvrons  le  Livre  d'Esther,  à  l'endroit  (ii,  8,  9)  où  il  est  parlé 
le  plus  longuement  de  ce  «  chambellan  »,  c'est-à-dire  de  Hegaï. 
l'un  des  deux  chefs-eunuques  :  «  Et  elle  (Esther)  lui  plut,  et  elle 
trouva  grâce  devant  lui.  »  Aussi  le  voyons-nous  soigner  de  son  mieux 
un  sujet  (qu'on  nous  passe  l'expression)  dans  lecjuel  son  œil  expéri- 

(1)   Bezzenberger's  Beitr<ege,  loc.  cit.,  p.  223. 


332  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

menti;  a  reconnu  une  reine  probaMe.  In  orientaliste,  M.  Paul 
llaupt,  interprétant  et  rapprochant  les  textes  en  homme  qui  con- 
naît l'Orient  autrement  que  par  les  livres,  nous  montre  cet  Hegaï 
donnant  notamment  des  ordres  spéciaux  quant  à  l'appliraf ion  à 
Esther  du  traitement  que  les  candidates  à  la  dignité  de  reine  de- 
vaient suivre  dans  Tintérêt  de  leur  beauté  (lotions,  onctions,  mas- 
sages, etc.),  et  aussi  quant  à  la  nourriture  ;  car,  selon  la  remarque 
de  M.  Paul  Ilaupt,  sans  un  régime  approprié,  le  traitement  ne  ferait 
pas  grand'chose  (1). 

Telle  est.  —  sans  parler  des  beaux  vêtements  et  des  belles  sui- 
vantes, —  la  manière  dont  le  «  chambellan  du  roi  »  favorise  Esther. 
Et  r  «  intendante  du  roi  »,  comment  favorise-t-clle  Shéhérazade  ? 
Est-ce  en  l'aidant  à  devenir  de  plus  en  plus  belle  ?  Non  pas  ;  c'est 
en  l'aidant  à  garder  sa  tête  sur  ses  épaules  ;  le  refrain  :  «  Haconte- 
nous  donc  une  histoire,  que  nous  restions  éveillées  «,  amorce  la 
série  libératrice  des  contes  de  la  reine. 


Esther  devient  reine  et  peut  ainsi  sauver  son  peuple,  menacé  par 
ledit  qu'Haman  a  ol)tenu  du  roi  ;  —  Sliéhérazade  épouse  le  roi 
«  pour  délivrer  les  filles  des  musulmans  >>,  dit  M.  De  Goeje  (texte 
hollandais). 

Shéhérazade  les  délivre,  en  effet,  ces  «  filles  des  musulmans  »  ; 
mais  (nous  l'avons  déjà  montré  dans  notre  Section  préliminaire, 
§  4,  no  3)  elle  les  délivre  par  surcroît  car  elle  sauve  d'al»ord  et  elle- 
même  et  son  père.  Et  cela,  non  point,  comme  Esther,  par  une  inter- 
vention directe  auprès  du  roi,  mais  par  un  moyen  détourné,  par 
ce  procédé  des  histoires  contées  qui  est,  —  ne  nous  lassons  pas 
d'insister  là-dessus,  —  le  trait  distinctif,  caractéristique,  du  récit 
des  Mille  el  une  Xiiils.  le  trait  qui  le  sépare  profondément  du 
Livre  d'Eslher. 


liésumons-nous. 

1°  Le  prologue-cadre  des  Mille  el  une  .\iiils  est  indit-n.  foncière- 
ment indien.  Donc,  scientifiquement,  la  thèse  (jui  en  fait  une 
dérivati(m  d'une  antique  «  légende  i)erse  »  doit  être  écartée  d'em- 
blée. 

(1)  Paul  Haupt  :  Crilical  IVotes  on  Esther  (dans  T/ie  American  Journal  oj  Semitic 
Languages  and  Literaitires,  Chicago,  janvier  1908,  p.  116). 


LE  PROLOGUE-CADRE   DES  MILLE   ET   UNE   NUITS  333 

2°  Si,  néanmoins,  l'on  consent  à  examiner  les  légendes  rapjioiLi'i's 
par  les  chroniqueurs  persano-arabes,  on  n'y  trouvera  rien  ([ui 
puisse  être  rapproché  du  prologue-cadre  des  Mille  et  une  Nuits,  rien, 
sinon  les  deux  noms  de  Shehràzâd  et  de  Dinâzâd.  Et  la  présence  rie 
ces  doux  noms,  tant  chez  les  chroniqueurs  persano-arabes  que  dans 
le  cadre  des  Mille  el  une  Nuits,  n'a  pas  plus  d'importance  que  la 
présence  des  noms  de  Manfred  et  (VAstolrhe,  tant  dans  l'histoire 
d'Italie  que  dans  les  variantes  italiennes  de  notre  prologue-cadre 
qui  ont  été  notées  au  xv^  et  au  xvi*^  siècle  par  Sercambi  et  par 
l'Arioste. 

30  Le  Liure  d'EslIier,  lui,  n'a  de  commun  avec  les  chroniques 
persano-arabes  que  le  peu  qui  a  été  fourni  de  ce  livre  par  les  docteurs 
juifs  aux  historiographes  de  la  Perse,  et  dont  ceux-ci  ont  fait  un 
ridicule  amalgame  avec  d'autres  données  de  la  Bible  et  avec  des 
éléments  légendaires  indigènes. 

40  Le  prologue-cadre  des  Mille  el  une  Nuits  n'a,  quant  à  ses 
traits  caractéristiques,  rien  qui  se  retrouve  dans  le  Livre  d'Esllier. 
Les  deux  récits  se  ressemblent  beaucoup  moins  entre  eux,  nous 
l'avons  montré,  que  l'histoire  d'Esther  ne  ressemble  à  l'histoire  de 
Henry  VIII,  roi  d'Angleterre. 

^^  Cette  absence  de  ressemblances  vraiment  significatives  a  été 
sentie,  même  par  des  hommes  de  parti  pris,  comme  feu  le  professeur 
Kuenen.  Et,  pour  maintenir,  malgré  tout,  la  thèse  de  la  «  légende 
fondamentale  ;>,  qu'il  emprunte  d'enthousiasme  à  M.  De  Goeje,  il  en 
est  réduit  à  cette  singulière  affirmation  :  «  L'écrivain  juif  n'a  con- 
servé du  récit  (perse)  qu'un  petit  nombre  de  traits  principaux  (slechls 
enkele  hoojdlrekken),  et  il  les  a  adaptés  à  son  but  >',  le  but  que 
M.  Kuenen  suppose. 

Autrement  dit,  l'absence  de  vraies  ressemblances  est  voulue  ;  le 
«  but  »  de  l'écrivain  juif  donne  réponse  à  tout...  M.  Kuenen  n'allait 
pas  tout  à  fait  jusqu'à  dire  que,  moins  on  trouve,  dans  Estfier,  de  la 
prétendue  «  légende  fondamentale  »,  plus  cela  prouve  l'existence  de 
cette  légende. 


Que  j\I.  De  Goeje  nous  permette  donc  de  le  dire  en  terminant  :  il 
s'est  laissé  séduire  par  cjuelques  ressemblances  plus  apparentes  que 
réelles.  Même  en  laissant  de  côté,  comme  il  l'a  fait,  une  question 
posée  dès  1883  par  Guillaume  Schlegel,  la  question  capitale  de 
l'origine  indienne  du  prologue-cadre  des  Mille  et  une  Nuits,  ce  savant 
éminent  aurait  reconnu,  s'il  avait  pénétré  plus  avant  dans  l'intime 


334  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

de  son  sujet,  que  Sliéhérazade,  —  la  vraie,  celle  des  Mille  el  une 
Nuits,  —  est  et  restera  toujours,  non  pas  la  reine  qui  sauve  des  vies 
humaines  menacées  d'une  fin  sanglante  (d'autres  reines  peuvent 
avoir  été,  elles  aussi,  des  libératrices),  mais  la  reine  qui  sauve  des 
vies  (et  tout  d'abord  la  sienne  propre)  en  retardant  sans  cesse  le 
numKMit  fatal  par  un  artifice  parliiailier.  que  lui  fournissent  sa 
mémoire  intarissable  et  son  génie  d'incomparable  conteuse.  De  ces 
traits  vraiment  caractéristiques,  de  cette  essence  du  personnage,  il 
n'est  trace  ni  dans  les  chroniqueurs  arabes,  ni  dans  les  chroni- 
queurs persans,  ni  dans  le  Livre  (VEslher. 

SECONDE  SECTION 

LA  THÈSE  DE  M.  P.  JENSEN 

D'un  extrême  à   l'autre.  —  Fantaisies  élamito-l)abyloniennes.  —  Vrais  éléments 
perses  du  Livre  d'Esthcr. 

Avec  la  thèse  que  nous  venons  de  discuter,  tout,  dans  le  Livre 
d'Eslher,  était  perse,  vieux  perse  légendaire,  voire  mythique.  Nous 
serions  trop  incomplet  si  nous  ne  disions  pas  quelques  mots  d'une 
autre  thèse  qui,  tout  au  rebours  de  la  première,  ne  voit  dans  le 
Livre  (VEslher  rien  de  perse  et  n'y  trouve  que  de  l'élamite  et  du 
babylonien. 

Le  Livre  d'Eslher  tout  entier  n'est,  en  effet,  d'après  M.  P.  Jensen, 
le  célèbre  assyriologue  —  et  mythomane  —  de  Marbourg,  que  le 
développement  de  ce  thème  :  lutte  des  divinités  babyloniennes 
contre  les  divinités  élamites  de  Suse  (la  ville  où  se  passent  les  évé- 
nements rapportés  par  le  Livre  (VEslher)  et  triomphe  final  des  dieux 
de  Babylone. 

Les  divinités  élamites  sont  représentées  par  Haman  et  Vasti, 
flanqués  de  Zarès,  la  femme  d'Haman  ;  les  divinités  babyloniennes, 
par  Esther  et  Mardochée. 

\'oyons  un  peu  (1). 

(1)  La  thèse  de  M.  .Jensen  a  été  exposée  par  lui  dans  un  travail  intitulé  Xoms  pro- 
pres élamites  ( Klamitisdie  Eigennamen),  qui  a  été  publié  en  1892  dans  la  Wiener 
Zeitschrift  jiir  die  Kunde  des  Morgenlandes  (vol.  VI,  pp.  47  seq.  et  206  seq.).  — 
M.  Theodor  Nœldeke,  une  autorité  en  matière  de  philologie  sémitique,  a  cru  devoir 
faire  sienne  cette  thèse,  tout  en  déclarant  qu'il  n'avait  aucune  compétence  person- 
nelle en  ce  qui  regarde  les  inscriptions  cunéiformes  (article  Esther,  signé  Th.  N.  et 
publié  en  1901,  dans  V Encyclopœdia  Biblica  de  Cheyne  et  Black,  tome  II).  —  En 
1901  aussi,  M.  Jensen  maintenait  ses  conclusions  dans  un  article  intitulé  All-und 
Aeuelamitisches  et  donné  à  la  Zeitschrift  derDeuIscken  Morgenlœndischen  Gesellschaft 
(vol.  55). 


LE   PROLOGUE-CADRE   DES  MILLE   ET   UNE  NUITS  335 


Vasti  (ou  Vashti),  d'abord,  ne  serait  autre  qu'une  déesse  élamite, 
une  grande  déesse,  qui  aurait  porté  exactement  le  même  nom  : 
Vashli...  Il  est  vrai  que,  d'après  M.  Jensen  lui-même,  le  nom  de 
cette  déesse  serait  écrit  Mashii,  et,  si  M.  Jensen  lit  Vashli,  c'est 
(il  le  dit  formellement)  qu'il  «  a  des  raisons  (sic)  de  croire  que  la 
déesse  en  question  se  retrouve  dans  la  Vashti  du  Livre  d'Eslher  ». 
Et  il  renvoie,  comme  justification,  à  ce  qu'il  dit  d'IIaman  et  de 
Zarès  (1). 

M.  Jensen  se  prononçait  ainsi  en  1892  :  depuis  ce  temps  la  science 
a  marché,  et  les  découvertes  faites  dans  la  Susiane  ont  apporté  ici 
des  précisions.  L'éminent  déchiffreur  des  textes  élamites,  le 
R.  P.  Scheil,  Membre  de  l'Institut,  a  bien  voulu  nous  renseigner  à 
ee  sujet. 

L'écriture  babylonienne,  —  écriture  syllabique,  comme  on  sait,  — 
n'avait  qu'un  seul  signe  pour  les  syllabes  Mas  (mashj  et  Par  ; 
l'écriture  sussienne  (élamite)  avait  pour  chacune  de  ces  valeurs  un 
signe  particulier.  Et  ce  n'est  pas  le  signe  Mas  (arrangé  en  Vas  par 
M.  Jensen)  que  cette  écriture  sussienne  emploie  pour  exprimer  la 
première  syllabe  du  nom  tle  la  déesse  élamite  ;  c'est  le  signe  Par, 
le  même  signe  qui  exprime,  par  exemple,  la  première  syllabe  du 
nom  des  Perses,  Par-sin. 

Le  nom  du  prétendu  prototype  de  !a  Vashti  du  livre  biblique  est 
donc  Parti,  nom  absolument  difïérent.  C'est  à  cette  déesse  Parti,  à 
«  Parti,  la  dame  de  Tarrisa  »,  qu'un  certain  prince  élamite  Hanni 
consacre  un  bas-relief  et  une  inscription  sculptés  sur  un  rocher  dans 
la  vallée  du  Karoun,  «  pour  la  bénédiction  de  sa  vie,  de  la  vie  de  sa 
femme  et  de  celle  de  sa  famille  (2)  ». 


(  1  )  ...  Ich  lèse  Wasti  und  nieht  Masti  weil  ich  Grand  zu  der  Annahme  habe,  dass  die 
in  Rede  stehende  Gœttin  in  der  Wasti  des  Bûches  Estlier  wiederzufinden  ist  [Sieh  oben 
zu  HuBAN  und  unten  zu  Kirisa). 

(2)  Délégation  en  Perse.  Mémoires,  tome  IIL  Textes  élamites-anzanites,  !'«  série, 
par  V.  Scheil,  O.  P.  (Paris,  1901).  Texte  no  64.  —  Dans  le  tome  IX  des  Mémoires 
{Textes  élamites-anzanites,  3«  série  1907),  le  R.  P.  Scheil  reproduit  un  document 
élamite  où  il  est  question  d'une  femme  dont  le  mari  est  dit  le  «  Partéen  »,  1'  «  homme 
de  la  déesse  Parti  »  (n°  298.  Cf.  p.  144).  —  Dans  ce  même  volume,  le  nom  des  Perses, 
Par-sin,  dont  nous  parlons  plus  haut,  est  donné  par  le  document  n"  11  et  par  plu- 
sieurs autres  documents.  Voir  aussi,  pour  le  signe  par,  bar,  le  document  n°  259.  — 
Quant  au  signe  mas,  maz,  que  distingue  du  signe  par,  bar  une  addition  ne  permet- 
tant aucune  confusion,  on  le  trouvera  notamment  dans  les  documents  n°  10,  169 
68  (dans  le  dernier,  p.  62,  il  est  suivi  du  signe  ti  :  gi-ut-maz-ii,  «  tapis  »). 


33G  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Aujourd'liui  rtMicur  de  M.  Jenson  ne  fait  plus  de  doute,  et  une 
revue  spéciale  allemande  disait,  il  n'y  a  pas  longtemps  :  «  Le  signe 
veut  dire  Par,  et  il  n'y  a  pas  de  divinité  élamite  Vasti  ;  ce  nopi  est 
iranien  [~  Vah  [i]  sti)  (1)  ». 

11  >  a  bel  âge  que  feu  .M.  Oppert  avait  reconnu  le  caractère  iranien 
de  ce  nom  de  Vashti  et  qu'il  y  avait  vu  le  perse-zend  vahishli, 
V  «  Excellente  (2)  ». 

\'oilà  donc  le  prétendu  couple  divin  élamite  démuni  de  son  per- 
sonnage féminin.  Mais  M.  Jensen  a  une  déesse  de  rechange,  une 
déesse  Kirisa,  à  laquelle  il  assimile  la  Zarès  (Zeresli),  femme  d'Ha- 
man,  d'après  le  Livre  cVEslher.  Le  couple  élamite  opposé  au  couple 
babylonien  Esther-Mardochée  serait  donc,  après  correction,  un 
couple  Zarès-Haman. 

Ici,  des  partisans  résolus  du  système,  M.  Th.  Nœldeke,  \L  H.  Zim- 
mern,  se  refusent  eux-mêmes  à  suivre  ^L  Jensen  et  à  contresigner 
cette  assimilation  de  Zeresh  à  Kirisa  [ou  plutôt  Kiririsa  (3)].  «  La 
différence  des  consonnes  initiales,  dit  M.  Xocldeke,  ne  serait  pas 
aisée  à  expliquer  (4).  » 

M.  Oppert,  lui,  n'avait  pas  eu  difficile  de  montrer  que  le  nom  de 
Zarès  (Zeresh)  est  le  nom  vieux-perse  Zaris,  zend  Zairis,  «  la  Dorée  », 
nom  qui,  à  l'origine,  désignait  évidemment  une  femme  à  cheveux 
lilond  doré.  —  Nous  avons  vu  plus  haut  {V^  Section,  §  1),  dans  une 
litanie  de  l'Avesta,  une  Zairici,  dont  le  nom,  selon  l'interprétation 
de  M.  James  Darmesteter,  signifie  «  à  couleur  d'or  ». 

Il  paraît  que,  forcé  dans  ses  positions,  JNI.  Jensen,  plutôt  que 
d'admettre  une  étymologie  iranienne  pour  Zarès,  s'est  décidé  à 
l'assimiler  à  «  une  déesse  babylonienne  du  vin  »,  nommée  Siris 
(einer  babylonischen  Weingœliin  Siris)  ;  c'est  M.  Zimmern  qui  nous 
l'apprend  (5).  N'est-il  pas  assez  piquant  de  voir  M.  Jensen,  en 
désespoir  de  cause,  introduire  ainsi,  dans  cette  triade  essentielle- 
ment élamite,  opposée  par  lui  au  couple  babylonien,  quoi  ?  un  élé- 
ment babylonien. 

(1)  G.  Hii.sing,  dans  Orientalische  Lilteralur  Zeitung,  15  septembre  1905,  coL  390. 

(2)  Annales  de  Philosophie  chrétienne,  janvier  186'i.  —  Revue  des  Eludes  jui- 
ces,  1894. 

(3)  Voir  lesDieux  de  VElam,  par  II.  de  Genouillac,  n"*  21  et  12)  dans  le  Recueil  de 
travaux  relatifs  à  la  philosophie  et  à  l'archéologie  égyptiennes  et  assyriennes,  vol.xxvil 
1905).  —  Le  R.  P.  Scheil  nous  écrit  que  ce  nom  de  Kiririsa  se  compose  de  kiri  et 
risa,  soit  «  dieu,  déesse  »  et  «  grand,  grande  ». 

(4)  Th.  Nœldeke  :  Article  mentionné,  col.  1405.  —  II.  Zimmern  :  p.  485  et  516  de 
Die  Keilschriften  und  das  Aile  Testament,  von  Eberhard  Schrader,  3.  Auflage  neu 
bearbeitet  von  H.  Zimmern  und  H.  Winckler  (1902). 

(5)  Op.  cit.,  p.  485. 


Le  prologue-cadre  des  mille  et  une  nuits  337 

Tout  compte  fait,  il  ne  reste  donc  plus  du  couple  ou  plutôt  de  la 
triade  élamite  qu'un  seul  membre,  le  personnage  masculin,  et 
encore  ! 

M.  Jensen  assimile  Haman  à  un  dieu  élamite  Honmman,  et  il 
appuie  cette  assimilation  sur  de  prétendues  constatations  analogues, 
c'est-à-dire  sur  la  thèse  qui  identifie  Vasti  et  Zarès  à  des  déesses 
élamites. 

Cette  thèse  s'étant  irrémédiablement  effondrée,  et  les  noms  de 
Vasti  et  de  Zarès  s'expliquant  parfaitement  et  très  naturellement 
par  l'iranien  (perse  et  zend),  il  y  a  certainement  mieux  à  faire  que 
de  s'eiïorcer  d'expliquer  vaille  que  vaille  le  nom  d'Haman  par 
l'élamite.  Pourquoi  ne  pas  chercher,  avec  Oppert,  l'explication  de 
ce  nom  dans  l'iranien,  qui  rend  si  bien  compte  des  deux  autres 
noms  ?  —  Sans  doute  nous  savons  que  toutes  les  restitutions  de 
noms  propres  indo-européens  d'après  des  transcriptions  sémitiques 
(qui  omettent  les  voyelles)  ne  sont  que  des  possibilités  plus  ou  moins 
probables,  et  que,  dans  le  cas  présent,  la  transcription  des  trois 
consonnes  H  M  N  peut  se  faire  de  diverses  manières,  M.  Oppert 
lisait  Hamâna,  «  le  Respecté  »  (quelque  chose  comme  notre  nom 
d'Honoré),  nom  qui  donne  très  exactement  l'équivalent  perse  et 
zend  du  sanscrit  samâna,  «  orgueilleux  »  ou  «  estimé  ».  Cette  lecture 
n'est  nullement  invraisemblable,  surtout  quand  le  nom  du  père 
d'Haman,  Harnadâtha,  paraît  être  bien  iranien.  La  finale  dâtha,  qui 
se  rapporte  soit  à  la  racine  da,  «  donner  »,  soit  plutôt  â  la  racine  dha, 
«  poser,  établir^  créer  »,  et  que  les  Grecs  rendent  par  Sair;?  (Mithri- 
date,  Tiridate,  etc.),  se  rencontre,  en  effet,  dans  les  noms  propres 
iraniens,  depuis  le  zend  de  VAvesta  et  le  perse  des  Achéménides 
jusqu'à  la  langue  des  Parthes.  Certainement,  cette  finale,  foncière- 
ment iranienne,  n'est  pas  venue  s'accoler  à  un  mot  élamite  pour 
former  on  ne  sait  quel  composé  hybride.  M.  Oppert  a  donc  eu  raison 
d'interpréter  par  l'iranien  la  première  partie  du  nom  [Hama,  qu'on 
peut  lire  Hauma),  comme  la  seconde,  et  la  signification  qu'il  trouve 
au  nom  d^Hamadâlha,  Haamadâlha,  «  créé  par  le  divin  Homa  (1)  », 
est  parfaitement  admissible  (2). 

(1)  Haoïna  (zend),  hauma  (vieux-perse),  nom  d'une  plante  sacrée  et  de  son  génie. 

(2)  Dans  son  lexique  des  noms  propres  iraniens  [Iranisches  Namenbucli,  Mar- 
burg,  1895),  M.  Ferdinand  Justi,  au  mot  Hamdâtha,  admet  pour  ce  nom  comme 
<i  vraisemblable  »,  en  s'appuyant  sur  M.  Jensen,  l'étymologie  :  «  donné  par  Houm- 
man,  Oumman  (le  dieu  élamite)  «.  La  forme  primitive,  dans  cette  supposition, 
serait  donc  Hoummandâta,  avec  un  n,  nullement  insignifiant,  lequel,  notons-le 
bien,  n'existe  pas  dans  le  Hamadâta  ou  Haumadâta  du  Livre  d'Esther,  et  qui  devrait 
y  figurer,  si,  dans  ce  nom,  il  fallait  chercher  l'hybride  invraisemblable,  mi-élamite, 

22 


338  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Mous  nous  liorncrons  à  mentionner  un  autre  système  du  même 
M.Jensen,  d'après  lequel  le  personnage  d'Haman  et  tout  le  Livre 
d'Eslher  dériveraient  de  1'  «  épisode  de  Mumhaba  ».  du  méchant 
Élamite  Humbaba,  dans  l'épopée  babylonienne  de  Gilgamesh, 
Inutile,  croyons-nous,  de  chercher  à  discuter  :  on  n'étreint  pas  le 
vide  absolu.  Du  reste,  cette  thèse  n'a  pas  eu  grand  succès,  et  M.  Jen- 
sen  lui-même  le  constate  mélancoKquement.  i^ntre  les  lignes,  dans 
un  ouvrage  publié  en  1900  (1).  Ce  qui  est  tout  à  fait  suggestif,  c'est 
que.  dans  les  1030  pages  du  volume  vraiment  inimaginable,  Das 
Gilganiesch-Epos  in  der  Weltlileratur  (  «  L'Épopée  de  Gilgamesh 
dans  la  littérature  universelle  »  ),  où  il  tire  du  fameux  poème  baby- 
lonien non  seulement  tout  l'Ancien  Testament,  mais  le  Nouveau  (2), 
M.  Jensen  n'a  pas  consacré  le  moindre  chapitre  -du  Livre  d'Eslher. 


Venons  maintenant  à  l'autre  prétendu  couple  divin,  au  couple 
babylonien  :  Esther  et  Mardochée. 

Quand  le  récit  biblique  parle  d'Esther  pour  la  première  fois,  il  la 
nomme  Edissa  {Hadassâh,  «  Myrte  »  ),  et  ajoute  qu'elle  s'appelait 
aussi  Esther.  Avait-elle  toujours  porté  ce  double  nom  ?  c'est  peu 
probable,  et  il  n'est  pas  impossible,  croyons-nous,  de  suppléer  ici 
au  silence  du  texte.  C'est  quand  la  belle  Juive  est  devenue  l'épouse 
du  roi  de  Perse  que  son  nom  hébreu  de  Hadassâh  est  changé  contre 
un  autre  nom.  Aujourd'hui  encore,  la  favorite  des  Shahs  de  Perse 
prend  un  nom  officiel  (3). 

Selon  toute  vraisemblance,  le  nom  nouveau  de  la  jeune  Hadassâh 
devait  être  perse,  et,  de  fait,  la  langue  perse  explique  parfaitement 
ce  nom  d'Eslher.  —  Eslher  ou  Eslâr  (selon  la  vocalisation  reproduite 
par  Tabari,  suprd,  P^  Section,  §  1),  c'est  le  mot  perse  stâra,  zend 


mi-iranien,  supposé  par  M.  Justi,  à  la  suite  de  M.  Jensen.  —  M.  Justi,  en  1895,  ne 
connaissait  pas  un  document  cunéiforme,  publié  et  traduit  en  1889,  par  M.  Oppert, 
un  contrat  de  prêt  avec  hypothèque,  rédigé  dans  une  ville  de  Babylonie,  l'an  XVI 
d'Artaxerxès  (comme  roi  de  Babylone),  450  avant  J.-C,  et  mentionnant,  parmi 
les  «  juges  »  qui  présidaient  à  l'afTaire,  un  certain  Oum-ma-da-a-tav ,  c'est-à-dire 
Oummadâta,  transcription  probable  (M.  Oppert  est  tout  à  fait  afTirmatif)  du  nom 
iranien  de  Haumadâta  (Corpus  inscriptionum  semiticarum.  Pars  secunda  inscriptio- 
nés  aramaicas  continens.  T.  I,  fascic.  I,  Paris,  1889,  p.  69,  n°  66). 

(1)  P.  Jensen  :  Assyrisch-babylonische  Mythen  und  Epen  (Berlin,  1900),  p.  423. 

(2)  M.  Jensen  rendrait  des  points  à  M.  Stuckeu.  Voir,  sur  ce  dernier,  notre  article 
Fantaisies  biblico-mythologiques.  M.  Stucken  et  le  folk-lore  {Revue  biblique,  janvier 
1905). 

(3)  Dieulafoy,  L'Acropole  de  Suse,  1890,  p.  378. 


LE  PROLOGUE-CADRE   DES   MILLE   ET  UNE  NUITS  339 

slâre,  sigai fiant  n  étoile  »,  «  aslrc  »,  i:-'r^p.  Vraiment  on  n'a  pas 
besoin  d'aller  chercher  dans  la  mythologie  babylonienne  le  nom  de 
la  déesse  Ishtar,  quand  ce  nom  perse  d'  «  Astre  »,  d'  «  Étoile  »  (auquel, 
par  parenthèse,  correspond,  comme  appellation  poétique,  le  nom 
espagnol  actuel  d'Eslrella)  va  si  bien  à  une  jeune  femme  rayonnante 
de  beauté. 


Ici  un  partisan  de  M.  Jensen  nous  arrête  (1).  «  Quand  même, 
dit-il,  on  pourrait  établir  que  tous  les  noms  propres  figurant  dans 
l'histoire  d'Esther  auraient  été  réellement  en  usage  chez  les  Perses, 
cela  ne  fortifierait  pas  la  thèse  de  l'historicité  du  livre  :  en  efîet, 
même  à  l'époque  grecque,  un  Juif  de  Palestine  ou  d'ailleurs  aurait 
pu  rassembler  sans  difficulté  un  grand  nombre  de  noms  propres 
perses.  » 

Admettons  tout  cela  ;  mais  là  n'est  pas  *en  ce  moment  la  ques- 
tion :  ce  qui  est  l'objet  de  la  présente  discussion,  ce  n'est  pas  plus 
l'historicité  que  la  canonicité  du  Livre  d'Esther;  c'est  uniquement 
le  système  de  M.  Jensen,  après  celui  de  M.  De  Goeje.  Or,  si  le  nom 
d'Esther,  si  les  noms  d'Haman,  de  son  père,  de  sa  femme,  sont  dé- 
montrés iraniens,  toute  la  bâtisse  élamito-babylonienne  de  M.  Jen- 
sen croule,  et  de  cette  belle  antithèse,  si  bien  symétrique,  il  ne 
reste  plus  qu'un  débris,  Mardochée,  le  demeurant  du  couple  baby- 
lonien. 

* 
*    * 

Empressons-nous  de  le  dire  :  pour  Mardochée  il  n'y  a  ni  à  contes- 
ter, ni  à  hésiter  un  instant  ;  le  nom  est  indubitablement  un  nom 
babylonien,  qui  se  rattache  au  dieu  Mardouk.  Mais,  nous-le  dirons 
immédiatement  aussi,  qu'est-ce  que  cela  prouve  ? 

A  Suse  ou  dans  la  Susiane,  bien  avant  le  Mardochée  de  l'époque 
perse,  c'est-à-dire  le  Mardochée  d'Esther,  il  y  avait  des  Mardochée 
et  même  des  Mardouk  tout  court  :  on  connaît  un  Mardoukfxaï  qui, 
de  son  nom  de  tribu,  est  appelé  le  Mantinatakéen,  et  tout  au  moins 
quatre  Mardouk.  Et  tous  ces  personnages  à  nom  divin  figurent  très 
prosaïquement  dans  des  pièces  de  comptabilité  écrites  dans  la  langue 
des  monarques  indigènes  Susiens  et  appartenant  aux  archives 
de  l'Intendance  du  Palais  ;  tous  sont  mentionnés  comme  ayant 
fait  livraison  aux  fonctionnaires  royaux  de  divers  objets  (2).  Mar- 

.  (1)  Th.  Nœldeke,  op.  cit.,  coL  1402. 
(2)  V.  Scheil,  Textes  élamites-anzanites,  3«  série  (déjà  citée). 


340  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

douk,  nis  de  Koutour,  par  exemple,  livre  des  lainages  de  telle 
couleur  (document  n°  108),  des  lainages  encore  ou  étoffes  (docu- 
ment no  136)  ;  Mardouk.  fils  de  Zaris,  un  lot  de  quinze  pièces  : 
étoffes  diverses,  armes,  etc.  (n»  126).  Quant  à  Mardoukkaï  le  Man- 
tinatakéen,  qui  paraît  être  un  forgeron,  il  fournit  (ou  peut-être 
reçoit  pour  les  travailler)  du  fer,  des  oi)jets  en  plomb  (ou  autre 
métal  non  encore  exactement  déterminé),  des  verrous  (document 
no  170). 

Impossible,  évidemment,  de  trouver,  en  dehors  du  nom,  rien  de 
mythique  chez  ces  braves  gens.  Pourquoi  le  Mardochée  de  plus  tard 
serait-il  davantage  un  mythe  ? 

Mais,  nous  dira-t-on,  tous  ces  Mardouk  et  Mardochée  du  temps 
des  rois  de  Suse  étaient  païens,  comme  les  Mardochée  de  Babylonie, 
—  car  il  y  a  des  Mardochée  de  Babylonie,  et  aussi  des  Mardouk  (1)  —  ; 
ils  prenaient  les  noms  de  leurs  dieux,  et  c'est  tout  naturel.  Le  Mar- 
dochée d'Eslher,  lui,  est  juif,  bon  juif,  et  son  nom,  qui  détonne  dans 
un  milieu  juif,  ne  peut  que  donner  à  penser:  évidemment,  il  y  a  là  un 
indice  d'une  légende  relative  au  dieu  Mardouk,  légende  qu'un 
écrivain  juif  aura  essayé  de  judaïser,  mais  qu'il  a  mal  démarquée. 
'  Avant  de  répondre,  nous  transcrirons  ici  le  commencement  d'une 
liste  de  noms  qui  se  trouve  deux  fois  dans  le  Livre  d'Esdras  (I, 
chap.  II,  V.  2  ;  II,  chap.  vu,  v.  7),  liste  mentionnant  les  chefs  israé- 
lites  qui,  Zorobabel  à  leur  tête,  ramenèrent  en  Palestine  un  certain 
nombre  de  Juifs  après  la  captivité  de  Babylone.  Ces  chefs  sont  : 
«  Zorobabel,  Josué,  Néhémia,  Saraia,  Rahélaia,  Mardochaï  »,  et 
autres. 

Voilà  donc,  toujours  avant  l'époque  du  Mardochée  d'Esiher,  un 
autre  Mardochée,  non  moins  juif,  cité  dans  un  document  où  il  n'y  a 
pas  moyen  de  soupçonner  un  mythe,  l'ombre  d'un  mythe  dans  un 
document  de  statistique. 

(1)  Nous  mentionnerons  un  3/arrfoHAa  qui,  dans  Li  ville  babylonienne  de  Sippara, 
la  dixième  année  de  Darius  (fin  du  vi^  siècle  avant  J.-C),  écrit,  en  sa  qualité  de 
scribe,  le  contrat  de  vente  d'une  esclave  bactrienne.  La  tablette  a  été  traduite  par 
M.  Pinches  (Records  oj  the  Past.  ye^v  Séries,  vol.  IV,  1890,  pp.  10  i  seq.).  —  Un  fait 
curieux,  c'est  que  deux  des  témoins  de  ce  contrat  sont  des  Juifs  (descendants  de 
transportés  de  la  Captivité),  ainsi  que  le  montrent  leurs  noms,  dans  lesquels  entre 
le  nom  de  Jehovah  (Jahvé  ou  Jah)  :  l'un  s'appelle  Gamar-Jahva  =  Gamariah, 
»  Jahvé  a  accompli  »  ;  l'autre  Barikia  —  Bereckiah,  «  Jah  a  béni  ».  —  Le  R.  P. 
Scheil  nous  signale,  dans  des  contrats  babyloniens  publiés  par  le  R.  P.  Strassmaier, 
trois  Mar-douk-a,  de  l'époque  de  Nabonide  (555-538  (Inschrijten  von  Nabodinus, 
n»»  128,  126  et  274,  427),  et  un  Mar-douk,  du  temps  de  Nabuchodonosor  (604-561) 
( yabuchodonosor,  86).  Un  autre  Mar-douk  se  rencontre  dans  un  contrat  du  temps 
de  Nériglissor  f.\ergal-sar-usur)  (559-556),  publié  par  -M.  Evetts  (Contrats  de  Néri» 
glissor,  n°  27,  2). 


LE  PROLOGUE-CADRE  DES  MILLE  ET  UNE  NUITS  341 

Et,  à  côté  de  ce  Juif,  rattaché  par  son  nom  à  un  dieu  de  Baljylone, 
le  grand  chef  de  l'expédition  lui-même  n'a  pas  un  nom  moins 
babylonien  ;  car  Zorobabel,  ZeroubabeL  signifie  «  semence,  rejeton 
de  Babylone  »,  et  l'on  rencontre  ce  nom.  sous  la  forme  Zîr  Babili, 
dans  plusieurs  documents  babyloniens  d'intérêt  privé  (1). 


Comment  le  compagnon  de  Zorobabel  pouvait-il  s'appeler  Mar- 
dochée,  tout  en  étant  bon  Israélite  ? 

Réponse  :  Comment,  à  l'époque  gréco-romaine,  le  compagnon  de 
saint  Paul,  le  savant  Juif  d'Alexandrie  Apollos  (contraction  pro- 
bable d'Apollonios),  pouvait-il  porter  ce  nom  mythologique 
d'  «  Homme  d'Apollon  »  ?  Comment  un  autre  Juif  d'Alexandrie,  un 
historien  écrivant  en  grec,  s'appelait-il,  en  plein  pays  païen,  Deme- 
trios  V  «  Homme  de  Cérès  »  (2)  ?  Comment  deux  Juifs  de  Palestine, 
envoyés  à  Rome  en  ambassade  par  le  grand  prêtre  Jean  Hyrcan, 
fds  de  Simon  ÏMacchabée  (fin  du  second  siècle  avant  J.  C),  s'appe 
laient-ils,  l'un  Apollonios,  et  Tautre,  Diodoros,  «  Don  de  Jupi- 
ter »  (3)  ?...  Tout  le  Panthéon  hellénique  y  aura  passé  ! 

Et  pourtant  il  semble  que  jusqu'à  présent  aucun  mythomane  n'a 
travaillé  sur  cette  série  de  noms  mythologiques,  pas  plus  sur 
l'ApolIos  de  saint  Paul  que  sur  les  autres...  Jusqu'à  présent,  disons- 
nous  ;  car  il  ne  serait  pas  bien  difficile,  avec  un  peu  d'imagination, 
de  relier  mytbiquement  au  dieu  Apollon  un  personnage  d'une  histo- 
ricité aussi  incontestée  que  saint  Paul.  Apollos  est,  en  efïet,  appelé 
par  saint  Paul,  dans  la  première  Épître  aux  Corinthiens  (xvi,  12) 
(c  frère  >■>  (zîpt  li  'ArS/'/i)  tcj  àoEAçoj).  Or,  cjui  peut  bien  être  le  frère 
du  dieu  Apollon  ?  Mercure,  notamment,  le  dieu  de  l'éloquence,  fils 
de  Jupiter,  comme  Apollon.  Eh  bien,  ouvrez  les  Acles  des  Apôtres, 
au  chapitre  xiv.  Est-ce  qu'ils  ne  nous  représentent  pas  l'éloquent 
Paul  comme  le  porte-parole,  quand  il  voyage  à  travers  l'Asie  Mi- 
neure en  compagnie  de  Barna]:Ȏ  ?  et  les  gens  de  Lystre,  en  Lycao- 

(i)  Voir,  dans  les  contrats  babyloniens,  publiés  et  traduits  par  M.  F.-E.  Peiser 
(Babylonische  Vertnege  des  Berliner  Muséums,  Berlin,  1890),  deux  contrats  relatifs 
à  des  prêts  d'argent  :  l'un  (n"  1),  de  la  9"^  année  de  ,^amas-.sum-ukîn  (vii«^  siècle  avant 
J.-C.)  ;  l'autre  (n°  69),  de  la  19''  année  de  Darius.  Parmi  les  témoins  de  chacun  dé 
ces  deux  contrats,  figure  un  Zîr  Babili.  —  Dans  les  ouvrage?  du  P.  Slra-^smeyer 
et  de  M.  Evetts,  cités  plui  hiut,  on  trouve  aussi  des  Zir  Babili  :  un,  sous  Nabu- 
chodonosor  (n^lSS)  ;  deux,  sous  Nériglissor  (n»  9,  M  et  n°  36,  2)  ;  un  quatrième, 
sous  Nabonide  (n°  113). 

(2)  Dictionnaire  de  la  Bible,  de  M.  l'abbé  Vigouroux,  t.  I,  col.  359. 

(3)  Josèphe,  Antiquités  Judaïques,  I.  XIII,  chap.  xvi. 


342  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

nie,  n'appellent-ils  point  Paul  Mercure  et  Barnabe  Jupiter  ?  Est-ce 
que,  d'après  la  mythologie,  Jupiter  et  Mercure,  dans  les  pérégrina- 
tions qu'ils  font  ensemble  sur  la  terre,  ne  parcourent  pas  la  Phrygie, 
région  toute  voisine  de  la  Lycaonie  ?  Est-ce  que  ce  n'est  pas  là  qu'ils 
visitent  Philémon  et  Baucis  ?  Enfin,  —  et  quel  indice  pour  un 
trouveur  de  mythes  !  —  est-ce  qu'il  n'y  a  pas  une  épître  de  saint 
Paul...  à  Philémon  ? 

Mais  parlons  bas.  Si  parfois  cela  allait  passer  tout  vif  dans  quelque 
ouvrage  bien  savant  ! 

TROISIÈME    SECTION 

UN    MIXTUM    COMPOSITUM 

LA  THÈSE  DE  M.  PAUL  HAUPT 

Le -système  de  M.  De  Goeje  et  celui  de  M.  Jenscn  étaient  homo- 
gènes :  tout  perse,  chez  le  premier  ;  tout  élamito-babylonien,  chez 
le  second. 

Le  système  de  M.  Paul  Haupt,  l'assyriologue  bien  connu  de  la 
Johns  Hopkins  University  de  Baltimore,  —  système  dans  lequel  va 
reparaître  Shéhérazade,  —  est  un  mixlum  composilum  assez  étrange, 
et  qui  n'a  rien  de  commun  avec  les  observations  très  judicieuses, 
formulées  plus  récemment  par  ce  savant,  précisément  dans  un  tra- 
vail sur  Esther.  au  sujet  de  certains  orientalistes  en  chambre,  qui 
jugent  tout  d'après  le  texte  mort  des  livres  et  ne  savent  rien  de  la 
vie  ni  des  coutumes  de  l'Orient  (1). 


D'après  M.  Paul  Haupt,  le  «  prototype  »  d'Esthcr  et  de  Shéhéra- 
zade, c'est  la  Phédyme  d'Hérodote  (2). 

Qu'est-ce  que  cette  Phédyme  ?  Si  nous  comprenons  l»ien  !\L  Haupt. 
c'est  originairement  une  personnification  de  la  lumière.  Le  nom  de 
*t*z<.îu\>.{-ri  est  apparenté  aux  mots  çj'.Bîjjlo;,  (paicpda,  «  brillant,  lumi- 
neux »,  et  cela,  d'après  M.  Haupt,  est  un  premier  point  de  ressem- 
blance avec  Esther,  «  la  babylonienne  Ishtar,  la  déesse  de  la  plus 

(1)  Nous  avons  cité  plus  haut  (1"  Section,  §  2)  une  de  ces  observations  de?  Cri' 
tical  yotes  on  Esther. 

(2)  Critical  .\oies,  p.  101.  —  Purirn  (Leipzig  et  Baltimor  e,  1906),*p.  9. 


LE  PROLOGUE-CADRE   DES   MILLE   ET  UNE  NUITS  343 

brillante  des  planètes,  Vénus  »  (M.  Haupt.  comme  on  voit,  ramasse, 
parmi  les  débris  du  système  de  M.  Jensen,  l'Esther-Ishtar). 

La  Phédyme  d'Hérodote,  à  dire  vrai,  met  assez  mal  en  action  ce 
mythe  (livre  III,  68).  C'est  dans  les  ténèbres,  â  tâtons,  qu'elle  opère. 
C'est  en  palpant,  par  la  nuit  noire,  la  tête  de  son  seigneur  et  maître 
endormi,  que  Phédyme  découvre  qu'il  a  les  oreilles  coupées,  et  ce 
signalement,  qu'elle  réussit  à  transmettre  à  un  ardent  patriote  perse, 
à  Otanès,  son  père,  confirme  celui-ci  dans  ce  qu'il  soupçonnait  : 
maintenant  Otanès  est  certain  que  le  prétendu  frère  du  défunt  roi 
Cambyse  est  un  faux  Smerdis,  un  mage,  jadis  condamné  pour  un 
crime  à  l'amputation  des  oreilles,  et  désormais  Otanès  ne  songera 
plus  qu'à  tuer  l'usurpateur. 

Quoi  qu'il  en  soit  du  mythe,  cette  singulière  histoire  de  Phédyme 
a  une  physionomie  bien  individuelle,  et  son  trait  caractéristique 
(l'investigation  au  sujet  des  oreilles)  ne  se  rencontre  nulle  autre 
part,  à  notre  connaissance.  Aussi,  quand  M.  Haupt  assimile  Phé- 
dyme à  Shéhérazade  et  à  Esther,  des  difïérences  radicales  sautent- 
elles  aux  yeux  du  premier  coup. 

Dans  la  nuit  historique,  la  grande  crainte  de  Phédyme,  c'est  que 
le  faux  roi  ne  se  réveille  et  ne  la  prenne  sur  le  fait  ;  ce  qui  serait 
pour  elle  un  arrêt  de  mort.  —  Dans  toute  une  succession  de  nuits, 
la  grande  crainte  de  Shéhérarade,  c'est  que  le  vrai  roi  ne  soit  pas 
tenu  éveillé  par  les  contes  dont  elle  espère  qu'il  demandera  la  suite 
pour  le  lendemain.  —  Quant  à  Esther,  c'est  en  plein  jour  qu'elle  se 
rend,  sans  avoir  été  appelée,  chez  le  vrai  roi.  et  ce  qu'elle  craint, 
c'est  que  celui-ci  ne  lui  applique  les  règlements  terribles  qui  punis- 
sent de  mort  cette  violation  de  l'étiquette. 

Y  a-t-il,  dans  tout  cela,  rien  de  l'identité  prétendue  ? 

Et  la  même  question  est  à  poser,  si  nous  considérons  les  motifs 
qui  font  agir  les  trois  héroïnes.  Phédyme  risque  sa  vie  pour  pro- 
curer à  son  père  un  renseignement  décisif  en  vue  d'une  action  poli- 
tique ;  —  Esther  risque  sa  vie  pour  intercéder  en  faveur  de  son 
peuple  menacé  ;  —  Shéhérazade  risque  sa  vie  pour  sauver  la  vie  do 
son  père. 

Mais,  dit  M.  Haupt,  toutes  les  trois  risquent  leur  vie...  Eh  !  par- 
bleu !  bien  d'autres  encore  peuvent  avoir  été  dans  ce  cas.  Il  s'asrit. 
avant  de  crier  à  l'identité,  de  connaître  les  circonstances,  et  l'on  a 
tout  à  apprendre  de  la  méthode  comparative,  quand  on  attache  de 
l'importance  à  des  ressemblances  générales,  abstraction  faite  de  tout 
irait  caractéristique.  «  Esther  risque  sa  vie  tout  à  fait  comme  Shéhé- 
razade (jast  as  Shéhérazade)  et  comme  leur  prototype  commun,  la 


344  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Phédyme  d'Hérodote  »,  dit  M.  Haupt  [Critical  Noies,  p.  139).  — 
Eh  bien,  non,  Esther  ne  risque  pas  sa  vie  tout  à  fait  comme  les  deux 
autres,  et.  pour  l'affirmer,  il  faut,  au  préalable,  avoir  effacé  des  trois 
histoires  les  traits  qui  font  respectivement  leur  individualité. 

Bien  avant  M.  Haupt,  M.  Dieulafoy,  dans  un  ouvrage  que  nous 
avons  déjà  cité  (1),  avait  rapproché  de  l'histoire  d'Esther  l'histoire 
de  Phédyme  ;  ma'S  pourquoi  ?  pour  signaler  ce  qui,  ici  et  là,  reflète, 
—  et  reflète  de  la  même  fa^on,  —  les  coutumes  de  la  cour  de  Perse  ; 
pour  éclairer  les  deux  récits  par  ces  coutumes.  Rien,  dans  cette 
curieuse  étude,  ne  tend  à  établir  que  l'histoire  de  Phédyme  et  celle 
d'Esther.  cfuelle  que  soit  la  ressemblance  du  milieu  où  se  passent  les 
événements  de  l'une  et  de  l'autre,  soient,  au  fond,  comme  le  veut 
M.  Haupt.  une  seule  et  même  histoire. 


M.  Haupt  ne  s'arrête  pas  là  :  il  multiplie  les  liens  de  parenté 
entre  Hérodote,  les  Mille  et  une  Nuits  et  le  Livre  d'Esther.  Nous 
citons  (2)  : 

«  Les  parenthèses  explicatives,  qui  sont  une  caractéristique  du  style 
d'Hérodote,  sont  plus  fréquentes  dans  le  Lici-e  cV Esther  que  dans  aucun 
autre  livre  de  l'Ancien  Testament.  »  —  «  L'histoire  de  l'invasion  de  la 
Grèce  par  Xerxès  n'est,  dans  Hérodote,  que  le  cadre  d'une  niasse  d'éléments 
légendaires,  archéologiques  et  ethnologiques,  tout  comme  (just  as)  les 
contes  des  Mille  et  une  Nuits  sont  disposés  dans  un  cadre.  »  —  «  Les  manus- 
crits des  Mille  et  une  Nuits  difîèrent  les  uns  des  autres  tout  autant  (just 
as  much)  que  les  différentes  recensions  de  l'histoire  d'Esther.  »  —  «  Les 
contes  des  Mille  et  une  Nuits  sont  «  parfois  de  source  étrangère  »  ;  mais 
la  manière  dont  ils  sont  traités  est  foncièrement  arabe  et  musulmane  r 
«  de  même,  le  Livre  d'Esther  est  foncièrement  juif,  bien  que  l'histoire  ne 
soit  qu'une  adaptation  d'une  légende  liturgique  (f estai  legend),  perse  ou 
babylonienne,  en  usage  dans  l'ancienne  fête  du  Printemps,  laquelle  a  été 
combinée,  durant  la  période  des  Macchabées,  avec  Tobservance  du  Jour 
de  N'icanor  (3).  » 

(1)  V Acropole  de  Suse,  pp.  369-370.  —  M.  l'abbé  Vigouroux,  dans  un  très  inté- 
ressant ctiapitre  sur  les  découvertes  de  M.  et  Mme  Dieulafoy  à  Su.se  et  le  Livre 
d'Esiher,  a  reproduit  ces  remarquables  considérations  (La  Bible  et  les  découvertes 
modernes  en  Palestine,  en  Egypte  et  en  Assyrie,  6"^  édition,  1896,  t.  IV,  pp.  654  seq.). 

(2)  Purim,  p.  9. 

(3)  "  Combinée  »  ?  Qu'est-ce  que  veut  bien  dire  M.  Haupt  ?...  Le  Second  Livre 
des  Macchabées  distingue  formellement  le  «  Jour  de  Nicanor  »,  institué  en  souvenir 
de  la  défaite  du  général  ennemi  des  Juifs,  et  le  «  Jour  de  Mardochée  »,  cette  fête 
des  Purim  (la  prétendue  «  Fête  du  Printemps  »  de  M.  Haupt),  qui  commémore  la 
délivrance  des  Juifs  par  Rsther  et  que  les  Juifs  célèbrent  encore  aujourd'hui.  Voici 


LE   PROLOGUE-CAURE  DES   MILLE   ET  UNE  NUITS  345 


Avec  cette  Fête  du  Printemps  nous  allons  retrouver  Ishtar,  qui  ne 
pouvait  manquer  dans  cette  macédoine. 
Ici  se  mélangent  bizarrement  : 

—  Adasa  ou  Adarsa,  la  ville  de  Judée,  théâtre  de  la  victoire  de 
Judas  Macchabée  sur  Nicanor,  le  général  d'Antiochus  Epiphane, 
pays  dont  le  nom  ne  nous  est  parvenu  que  par  l'intermédiair  ;  du 
grec  (I  Mach.,  vu,  40,  45),  et  qui  paraît  être  une  localité  que  les 
indigènes  appellent  actuellement  en  arabe  ^ Adasa,  «  lentille  »  (1),  — 
toutes  réserves  faites  au  sujet  de  la  possibilité  (allez-y  voir  !)  que 
cet  arabe  'Adasa  ait  remplacé,  dans  le  cours  des  âges,  un  nom 
d'assonance  analogue,  un  hébreu  Hadassah,  «  myrte  »,  supposé 
existant  à  l'époque  macchabéenne  ; 

—  Hadassah.  «  myrte  »,  le  nom  juif  d'Esther  (2)  ; 

—  Hadashalou,  mot  assyro-babylonien  qui  aurait  joint  au  sens 
de  «  myrte  »  le  sens  métaphorique  de  «  fiancée  »  (le  myrte  ayant  été, 
paraît-il,  en  Babylonie  comme  dans  l'Allemagne  actuelle,  un  orne- 
ment des  mariées)  ; 

—  puis  (nous  précisons  un  peu  ici  un  emprunt  fait  par  M.  Haupt  à 
M.  Jensen)  une  certaine  déesse  babylonienne,  qui  n'est  point  Ishtar, 
et  qui  porte,  nous  dit-on,  le  titre  de  «  la  Fiancée  »,  exprimé  non 
point  par  le  mot  hadashalou,  mais  par  un  autre  mol  ; 

—  enfin  Ishtar,  introduite  là  dans  la  supposition  qu'elle  peut 
bien,  elle  aussi,'  s'être  appelée  «  la  Fiancée  »  ;  auquel  cas  le  titre  de 
Hadashalou  était  tout  indiqué  pour  elle.  Hadashatou,  en  efïet, 
n'est-ce  pas  Hadassah  ?  Hadassah,  n'est-ce  pas  Esther  ?  et  Esther, 
n'est-ce  pas  Ishtar  ? 

Forçons-nous  la  note  ?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Nous  la  faisons 
seulement  mieux  ressortir,  ^'oici,  du  reste,  comment  M.  Nœldeke, 
dans  son  article  de  V Encydopœdia  Bibtica,  déjà  cité  (colonne  1404), 
résume  la  thèse  de  M.  Jensen  :  «  Hadassah,  l'autre  nom  d'Esther... 

le  texte  (II  Machab.,  xv,  36,  37)  :  «  C'est  pourquoi  tous,  d'un  commun  avis,  déci- 
dèrent [après  la  victoirej  que  ce  jour-là  ne  se  passerait  en  aucune  manière  sans 
solennité  ;  et  que  la  solennité  aurait  lieu  le  treizième  jour  du  mois  d'Adar,  comme 
il  est  dit  en  syriaque,  la  veille  du  Jour  de  Mardochée  ». 

(1)  Nous  devons  ce  renseignement  à  notre  aimable  confrère  en  l'Institut,  le 
R.  P.  Lagrange,  si  compétent  en  tout  ce  qui  touche  la  topographie  de  la  Palestine. 

(2)  '•  Nicanor,  le  prototype  d'Haman  (sic),  fut  défait  et  tué,  le  13  du  mois 
«  d'Adar  161,  à  Adasa,  et  Haman  fut  défait  [dejeated]  et  exécuté,  grâce  à  l'interven- 
'■  tien  d'Esther,  dont  le  nom  juif  est  donné  comme  étant  Hadassah.  »  Ainsi  parle 
M.  Haupt  [Purim,  p.  9). 


346  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

«  correspond  à  une  plus  ancienne  forme  babylonienne  Hadasaiou, 
«  signifiant  «  myrte  »  et  aussi  «  fiancée  »  comme  Jensen  l'a  montré. 
Du  moment  qu'un  nuire  mot  pour  «  fiancée  »  est  commmunément 
usité  «  comme  titre  d'une  autre  déesse  babylonienne,  nous  pouvons 
«  hasarder  la  conjecture  qu'Istar  était  aussi  appelée  Iladasata.  » 
(  «  Since  another  ivord  for  «  bride  »  is  commonly  used  as  fhe  title  of 
another  Babylonian  goddess,  we  mayhazard  tlie  conjecture  thaï  Islar 
was  also  catled  Hadasatu.  «  ) 

Évidemment,  au  fond  de  toute  cette  argumentation,  il  y  a  le 
parti  pris  obstiné  de  retrouver  à  toute  force  la  déesse  Ishtar  dans 
Esther. 


Nous  serions  bien  aise  de  pouvoir  donner  des  renseignements 
précis  sur  la  «  Fête  du  Printemps  «,  et  sur  sa  «  légende  liturgique  » 
(f estai  legend),  «  perse  ou  babylonienne  »  au  choix,  dont  M.  Haupt, 

—  oubliant  quelque  peu,  ce  nous  semble,  Phédyme,  le«  prototype  », 

—  fait  dériver,  comme  on  l'a  vu,  par  voie  d'  «  adaptation  »  l'his- 
toire d'Esther  ;  mais  nous  nous  trouvons  dans  un  grand  embarras. 
A  la  page  8  de  Purim,  la  Fête  du  Printemps  paraît  solenniser  les 
noces  du  dieu  Mardouk  et  de  la  déesse  Ishtar,  laquelle  justifierait 
ainsi  ce  titre  de  «  la  Fiancée  »,  dont  MM.  Jensen  et  Haupt  la  grati- 
fient. —  A  la  page  22,  il  est  question,  à  propos  de  Mardochée  et 
d'Haman,  d'une  vieille  feslal  legend  babylonienne  (supposée),  qui 
pourrait  bien  avoir  célébré  «  la  victoire  remportée  par  le  grand  dieu 
de  Babylone  sur  la  principale  divinité  des  Élamites  ».  —  Même 
page,  un  nature  nnjth  (également  supposé)  pourrait  bien  avoir 
«  symbolisé  la  victoire  des  divinités  du  Printemps  sur  les  géants 
glaciaux  de  l'Hiver,  qui  haïssent  la  lumière  du  soleil  et  complotent 
sans  cesse  de  ramener  l'hiver  sur  la  terre...  ». 

Et  puis,  il  y  a  une  complication  :  Haman  et  Vashti  symbolisent, 
d'après  M.  Haupt,  les  ennemis  jurés  du  soleil,  et  voilà  que  deux 
assyriologues  d'une  notoriété  non  moins  grande  que  celle  de 
M.  Haupt,  MM.  Winckler  et  Zimmern,  font  d'Haman  un  «  héros 
solaire  »,  le  Soleil  d'hiver,  il  est  vrai,  auquel  succède  le  Soleil  d'été, 
Mardochée. 

M.  Winckler,  dont  M.  Zimmern  adopte  les  idées  (1),  a  calculé  que, 
d'après  le  Livre  d'Esther,  la  domination  d'Haman  doit  avoir  duré 
quelque  chose  comme  180  jours  ;  or,  180  jours,  c'est  une  demi- 

(1)  Op.  cit.,  p.  519. 


LE  PROLOGUE-CADRE  DES   MILLE   ET   UXE  NUITS  347 

année,  et  c'est  au  bout  de  ce  semestre  d'hiver  qu'Haman  est  pendu, 
«  genre  de  mort  caractéristique  pour  le  héros  solaire  v  (eine  fur  den 
Sonnenheros  charakleristische  Todesarl)  :  il  est,  en  effet.  —  avons- 
nous  bien  compris  ?  —  accroché  à  une  potence  comme  une  lanterne., 
du  ciel. 

Aspice  Pierrot  pendu 
Quod  librum  n'a  pas  rendu... 

En  griffonnant  ces  rimes  et  le  reste  sur  leurs  livres  de  classe 
au-dessous  d'un  bonhomme  hiéroglyphique  au  gibet,  nos  petits 
écoliers  d'autrefois  ne  se  doutaient  guère  que.  dans  cette  pendaison 
du  blanc  Pierrot,  ils  exprimaient  un  mythe  solaire. 

CONCLUSION 

Il  nous  semble  que  nous  nous  sommes  arrêté  assez  longtemps  sur 
toutes  ces  imaginations  et  que  le  moment  est  venu  où  l'on  peut 
conclure. 

Nous  n'avons  nullement  examiné,  dans  ce  travail,  la  question  de 
savoir  si  le  Livre  d'Eslher  est  historique  ou  non  :  nous  sommes 
folkloriste  et  non  exégète.  Nous  nous  sommes  borné  à  contrôler 
certaines  thèses  en  faveur,  qui  touchent  au  folk-lore  ;  nous  avons 
vérifié  ce  qui,  jusqu'à  présent,  dans  le  monde  savant,  passait  de 
main  en  main  comme  de  l'or  du  meilleur  aloi  ou  plutôt  comme  ces 
valeurs  fiduciaires  de  premier  ordre  dont  on  ne  songe  pas  à  discuter 
les  garanties. 

Esther  était  la  Shéhérazade  des  Mille  et  une  Nuits,  à  moins 
qu'elle  ne  fût  la  déesse  Ishtar,  ou  la  Phédyme  d'Hérodote,  ou  tout 
cela  à  la  fois.  Avant  d'accepter  cette  monnaie  courante,  nous  avons 
regardé  de  près  :  on  a  vu  ce  qui  est  résulté  de  nos  vérifications. 

Et  maintenant  y  aurait-il  à  s'étonner  grandement  si  quelque  jour 
un  historien  novateur  allait  découvrir  qu'Esther  serait...   Esther  ? 


ETUDE  DE  FOLIv-LORE  COMPARÉ 


Le  Conte 

de  "  la  Chaudière  bouillante  et  la  feinte  Maladresse  " 

dans  rinde  et  hors  de  Flnde 

Extrait  de  la  Revue  des  Traditions  populaires 
(janvier-avril  1910) 


Le  crâne  qui  rit  et  la  chaudière  bouillante  (conte  littéraire  indien  ;  contes  oraux 
de  l'Inde  et  de  l'île  de  Zanzibar).  —  La  feinte  maladresse.  —  Le  coup  de  sabre.  — 
Le  Grand  roi  Vikraniàditya,  le  yoghi  et  Vagnikounda.  —  La  circumambulation 
rituelle.  —  Les  deux  formes  du  thème  réunies  dans  un  conte  du  Tibet.  —  Un  petit 
conte  portugais.  —  La  chaudière  se  transforme  en  four  mobile  (Inde)  ;  puis  en  four 
fixe  avec  ou  sans  pelle  à  four  (Tatars  de  la  Sibérie  méridionale,  pays  européens, 
Maroc).  —  Vikramâditya  et  Hœnsel  et  Greihel.  —  Contes  de  cette  famille  où  la 
feinte  maladresse  est  remplacée  par  d'autres  ruses. — Finette  Cendron,  de  M'"^  d'Aul- 
noy,  et  la  Cendrillon  annamite.  —  Un  conte  de  Tripoli  de  Barbarie  et  le  Petit 
Poucet  de  Perrault.  —  Le  héros,  qui  doit  être  mangé,  fait  manger  à  l'ogre  ou  à 
l'ogresse  leur  propre  fille  (Inde,  Tatars  de  Sibérie,  Russie,  pays  Scandinaves,  pays 
de  la  côte  africaine  barbaresque).  • — ■  Réflexions  du  chat  dans  l'Inde,  chez  les  Ka- 
byles et  en  Sicile  ;  du  corbeau  dans  l'Annam.  —  Le  festin  d'Atrée.  — -  Le  cœur 
mangé,  dans  la  légende  du  châtelain  de  Coucy  et  dans  un  récit  indien  du  Pendjab. 
—  La  feinte  maladresse  de  Polichinelle  avec  le  bourreau  :  Guignol  et  le  vieux 
Somadeva  de  Cachemire.  —  Etc. 

Dans  un  conte  indien  appartenant  à  une  très  intéressante  recen- 
sion  du  célèbre  recueil  Les  Trente-deux  Récits  du  Trône  ( Sinhâsana- 
dvâlrinqiJiâ),  recension  qui  nous  a  été  conservée  par  des  traductions 
persanes  de  la  fin  du  xvi^  siècle  et  du  commencement  du  xvii^, 
nous  rencontrons  l'épisode  suivant  (1)  : 

(1)  Nous  reviendrons,  dans  un  livre  en  préparation  dont  le  présent  travail  doit 
former  un  chapitre,  sur  ces  traductions  persanes  des  Trente-deux  Récits  du  Trône. 
Toutes  ont  été  faites  dans  l'Inde  à  la  cour  de  ces  Grands  Mogols  où  le  persan  était 


850  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Le  ràdjà  \  iknuuàditya  (l),  s'élaiil  mis  en  roule  |)oiir  aller  conquérir  la 
niain  d'une  certaine  reine,  arrive  à  une  grande  plaine,  jonchée  de  crânes 
humains.  Et,  tandis  qu'il  traverse  cette  plaine,  l'un  des  crânes,  l'apercevant, 
éclate  de  rire.  «  Pourquoi  ris-tu  ?  »  dit  le  ràdjà.  —  «  Je  ris  en  pensant  que, 
dans  quelques  heures,  ton  crâne  viendra  tenir  compagnie  aux  nôtres.  » 
Le  crâne  raconte  alors  q^ue  près  de  là  est  un  dii>  (sorte  de  démon,  de  génie 
plus  ou  moins  malfaisant)  sous  l'apparence  d'un  i^oghi  (ascète  mendiant 
indien,  adorateur  de  Siva).  11  attire  les  voyageurs  et  leur  dit  de  tourner 
trois  fois  autour  d'une  chaudière  d'huile  bouillante,  ajoutant  qu'alors  il 
leur  montrera  des  choses  extraordinaires.  Et,  pendant  que  le  voyageur 
tourne,  le  dii>  le  jette  dans  la  cliaudière  et  ensuite  le  dévore,  ne  laissant  que 
le  crâne.  Celui  qui  parle  était,  lui  aussi,  fils  de  dii'  (divzad)  :  il  n'en  a  pas 
moins  été  trompé,  ainsi  que  trois  autres  fils  de  dU>,  ses  compagnons.  Pour 
éviter  cette  embûche,  il  faudra  que  le  ràdjà  demande  au  prétendu  yoghl 
comment  on  doit  faire  :  pendant  que  celui-ci,  pour  le  montrer,  tournera 
autour  de  la  chaudière,  le  ràdjà  l'empoignera  et  le  jettera  dedans.  Alors 
Vikramâditya  prendra  un  peu  de  l'huile  bouillante  et  en  aspergera  les 
crânes  des  quatre  divs,  qui  seront  rendus  à  la  vie. 

Vikramâditya  lait  ainsi  périr  le  yoghi  et  ressuscite  les  quatre  divs.  Ceux-ci 
lui  promettent  d'apparaître  chaque  fois  qu'il  les  appellera  par  la  pensée  et 
de  lui  obéir  en  toutes  choses.  Etc.  (2). 

a  langue  officielle  :  la  première  en  date  fut  entreprise,  en  1574,  par  ordre  du  célèbre 
Akbar.  Les  auteurs  de  ces  traductions  ont  eu  sous  les  yeux  une  recension  particu- 
lière de  l'ouvrage  indien,  recension  aujourd'hui  disparue.  Nous  montrerons  ulté- 
rieurement la  parenté  de  cette  recension  avec  celle  que  reflète  une  version  tibétano- 
mongole,  du  même  recueil.  —  Une  de  ces  traductions  persanes  a  été  mise  en  fran- 
çais par  le  baron  Lescallier,  d'après  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Impériale, 
aujourd'hui  Nationale  (Supplément  persan,  936),  sous  le  titre  de  :  Le  Trône  en- 
chanté (New- York,  1817). 

(1)  Vikramâditya  est  un  personnage  historique,  qui  régnait,  au  1*^  siècle  avant 
notre  ère,  dans  le  Màlava  (actuellement  État  indigène  de  l'Inde  centrale)  et  à  qui 
les  conteurs  indiens  attribuent  toute  sorte  d'aventures  fantastiques. 

(2)  Nous  avions  d'abord  fait  notre  résumé  de  cet  épisode  d'après  la  traduction 
de  Lescallier,  mentionnée  dans  la  note  précédente.  Au  dernier  moment,  nous  nous 
sommes  demandé  comment  ce  traducteur,  si  sujet  à  caution,  s'était  comporté  en 
cet  endroit  à  l'égard  de  son  texte.  Pour  le  savoir,  nous  nous  sommes  adressé  à'un 
orientaHste  de  haute  compétence  en  tout  ce  qui  touche  le  persan,  M.  E.  Blochet, 
bibliothécaire  au  Département  des  Manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale,  et 
notre  obligeant  ami  a  pris  la  peine  de  nous  donner  une  traduction  littérale  de  ce 
passage.  Somme  toute,  la  traduction  de  Lescallier,  ici  (I,  p.  177  seq.),  est  suffisam- 
ment fidèle  pour  l'ensemble,  et  nous  n'avons  eu  à  faire  que  des  corrections  de  détail. 
Ainsi,  dans  Lescallier,  le  crâne  «  se  met  à  sourire  »,  ce  que,  même  dans  le  fantas- 
tique, on  a  de  la  peine  à  se  représenter,  tandis  que  le  texte  persan  le  fait  «  éclater 
de  rire  »,  et  ce  sont  ces  éclats  de  rire  qui  attirent  l'attention  du  râdjâ  ;  ainsi  encore 
la  ^  chaudière  de  poix  bouillante  »  de  Lescallier  est,  en  réalité,  comme  nous  nous  en 
doutions,  cette  chaudière  d'huile  bouillante,  classique  dans  l'Inde.  M.  Blochet  nous 
fait  remarquer  que  l'auteur  de  la  version  persane  exprime  le  mot  huile  tantôt  par 
un  mot  persan  (rogiian),  tantôt  par  un  mot  hindoustani  (tel),  qu'il  a  conservé  du 
texte  qu'il  traduisait.  C'est  là  un  indice  de  plus  que  les  traductions  persanes  des 
Trente-deux  liécits  du  Trône,  datant  de  l'époque  des  Grands  Mogols,  ont  été  faites, 
non  point  sur  un  texte  sanscrit,  mais  sur  un  texte  en  langue  vulgaire.  Mais  nous 
n'avons  pas  k  traiter  présentement  cette  question. 


ETUDE  DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  351 

Qu'on  noujî  permette  d'abord  une  réflexion  générale. 

Il  nous  semble  que,  si  l'on  veut  se  mettre  en  état  de  résoudre  ou 
même  simplement  de  poser,  —  non  point  par  un  recours  exclusif  à  la 
conjecture  ou  par  un  appel  à  l'a  priori,  mais  d'accord  avec  les 
faits,  —  les-  diverses  questions  se  rapportant  à  l'existence,  dans 
tant  de  pays,  d'un  même  répertoire  de  contes  populaires,  il  y  aura 
quelque  profit  à  suivre  avec  nous,  en  ses  multiples  ramifications, 
le  thème  principal  de  cette  aventure  du  râdjâ  indien,  le  thème  de 
La  Chaudière  bouillanle  et  la  Feinle  maladresse. 

Nous  commencerons  naturellement  par  ce  qui  est  le  plus  voisin 
du  récit  pcrsano-indien. 

§  1 

LE    CRANE    on    RIT    ET    LA    CHAUDIÈRE    BOUILLANTE 

En  1875,  un  orientaliste  russe,  M.  Minaef,  recueillait  chez  les 
Kamaoniens,  tribus  montagnardes  indiennes  de  la  région  de  l'Hima- 
laya, des  contes  que  plus  tard  il  publiait  en  russe  (1).  Cette  précieuse 
collection,  nous  avons  pu  autrefois,  grâce  à  un  traducteur  bénévole, 
notre  regretté  ami  le  R.  P.  Martinov,  S.  J.,  la  mettre  largement  à 
profit  dans  les  remarques  de  nos  Contes  populaires  de  Lorraine  (2). 
Nous  y  avons  donné  notamment  (tome  I,  p.  149)  tout  l'ensemble  du 
conte  no  46.  Aujourd'hui,  nous  ne  citerons,  de  ce  conte,  que  ce  qui  se 
rapporte  au  thème  que  nous  avons  à  examiner  : 

Un  jeune  prince,  qu'un  i/oghi  s'est  fait  promettre  par  un  roi  dès  avant 
qu'il  fût  né,  a  été  emmené,  au  jour  dit,  par  le  yoghî,  qui  lui  fait  voir  toutes 
ses  richesses,  sauf  une  chambre.  "  Un  jour  que  le  yoghî  était  sorti,  le  jeune 
prince  ouvrit  la  chambre  défendue,  et  il  la  vit  remplie  d'ossements  :  il 
comprit  que  le  yoghî  était  un  ogre.  Et  les  ossements,  en  le  voyant,  se  mirent 
d'abord  à  rire,  puis  à  pleurer.  Le  prince  leur  ayant  demandé  pourquoi, 
ils  répondirent  :  «  Tu  auras  le  même  sort  que  nous.  —  Mais  y  a-t-il  quelque 
moyen  de  me  sauver  ?  —  Oui,  dirent  les  ossements,  il  y  en  a  un.  Quand  le 
yoghî  apportera  du  bois  et  fera  un  grand  feu,  quand  il  mettra  dessus  un 
chaudron  plein  d'huile,  et  qu'il  te  dira  :  Marche  autour,  tu  lui  répondras  : 
Je  ne  sais  pas  marcher  ainsi  ;  montre-moi  comment  il  faut  faire.  Et,  quand 
il  commencera  à  marcher  autour  de  la  chaudière,  tu  lui  casseras  la  tète  et 
tu  le  jetteras  dans  l'huile  bouillante.  Il  en  sortira  deux  abeilles,  l'une  rouge 
et  l'autre  noire.  Tu  tueras  la  rouge  et  tu  jetteras  la  noire  dans  la  chaudière.  » 

(1)  Minaef  :  Indiïskia  Skaski  y  Legendy  (Saint-Pétersbourg,  1877). 

(2)  Emmanuel  Cosquin  :  Contes  populaires  de  Lorraine,  comparés  avec  les  contes 
des  autres  provinces  de  France  et  des  pays  étrangers.  Paris,  1886,  Librairie  Vieweg 
(actuellement  Honoré  Champion),  2  vol. 


352  ÉTUDES  FOLKLOUIQUEJ; 

C'est  ce  que  Ut  le  prince.  En  s'en  relournanl  à  la  maison,  il  trouva  sur  la 
route  une  calebasse  remplie  d'amrta  (eau  d'immortalité).  Il  en  arrosa  les 
ossements,  lesquels  revinrent  à  la  vie  et  formèrent  une  armée... 

Qu'on  rapproche  ce  conte  populaire  indien,  actuellement  vivant, 
de  l'aventure  de  Vikraniâditya  avec  le  yoghî  ;  c'est  liien.  d'un  côté 
et  de  l'autre,  malgré  une  introduction  différente,  le  même  thème, 
traité  pareillement  :  rire  du  crâne  (ou  des  ossements),  conseil  donné 
par  eux  au  héros  ;  chaudière  bouillante,  feinte  maladresse,  vie  rendue 
aux  victimes  du  yoghî. 

Ce  qu'il  y  a  d'un  peu  dissemblable  dans  les  deux  récits  s'explique 
facilement.  Ainsi,  les  deux  abeilles  du  conte  oral  sont  une  infillra- 
lion  d'un  autre  thème  dont  nous  avons  dit  quelques  mots  dans  not^ 
Coules  populaires  de  Lorraine  (remarques  du  n''  15,  tome  I,  pp.  176- 
177)  ;  nous  y  avons  indiqué  notamment  deux  contes  indiens  du 
Bengale,  où  l'âme,  la  vie  de  râkshasas  (ogres)  est  cachée  dans 
deux  abeilles,  enfermées  elles-mêmes  dans  divers  objets  s'emboî- 
tant  l'un  dans  l'autre  :  si  l'on  peut  saisir  les  deux  abeilles  et  les 
écraser,  les  râkshasas  périront. 

Tout  contre  l'Inde  proprement  dite,  chez  les  populations  parlant 
le  bélolchi,  la  langue  du  Béloutchistan,  et  habitant  la  contrée  mon- 
tagneuse à  l'ouest  de  la  vallée  de  l' Indus  et  les  plaines  de  cette  même 
vallée  que  l'on  connaît  sous  le  nom  de  Déradjât  (actuellement 
rattachées  à  la  province  indienne  du  Peiïdjab),  un  fonctionnaire 
anglais,  M.  L.  Dames,  a  recueilli,  entre  autres,  un  conte  qui  pré- 
sente une  forme  affaiblie  du  même  thème  (l).  Pas  de  crâne,  pas 
d'ossements  qui  mettent  le  prince  en  garde  contre  le  fakir  (ici,  un 
fakir  remplace  le  yoghî).  Et  quand,  à  plusieurs  reprises,  le  fakir  dit 
au  prince  :  «  Tourne  autour  de  la  chaudière,  mon  disciple  »,  c'est  de 
sa  propre  et  personnelle  inspiration  que  le  prince  répond  obstiné- 
ment :  «  Le  maître  d'abord  ;  le  disciple  ensuite  !  »  Puis,  le  fakir  se 
lançant  sur  lui  pour  le  saisir,  le  prince  l'empoigne  et  le  jette  dans 
l'huile  bouillante. 

C'est  probablement  par  l'intermédiaire  des  Arabes  que  notre 
conte  est  parvenu  chez  les  Souahili  de  l'île  africaine  de  Zanzibar, 
population  issue    d'un    mélange  d'Arabes  avec  les  nègres  de    la 

(1)  Ce  conte  a  été  publié,  au  commencement  de  1892,  dans  les  Indian  Fainj  liâtes 
de  M.  Joseph  Jacobs,  avant  les  autres  contes  béhichi  que  M.  L.  Dames  a  donnés 
à  la  revue  Folk-Lore  en  décembre  1892  et  juin  1893.  —  Voir,  pour  la  région  où  tous 
ces  contes  ont  été  recueillis,  la  même  revue  (septembre  1902,  p.  252). 


ÉTUDE  DE   FOLK-LORE  COMPARÉ  353 

région  (1).  Ici,  certains  traits  de  la  forme  primitive,  bien  que  peu 
nets,  sont  moins  effacés  que  dans  le  conte  bélotchi.  Les  crânes 
liumains  que  le  fils  du  sultan  trouve  dans  une  des  chambres  du 
mauvais  génie  sont  certainement  un  souvenir  du  crâne  qui  rit  dans 
le  conte  de  l'Inde  ;  mais  ce  ne  sont  pas  ces  crânes  qui  conseillent  le 
jeune  homme  ;  c'est  un  cheval,  seul  être  que  le  mauvais  génie  ait 
laissé  vivant  dans  la  maison.  C'est  ce  cheval  qui  dit  au  prince  de 
répondre  :  «  Je  ne  sais  pas  faire  cela  »,  toutes  les  fois  que  le  mauvais 
génie  lui  commandera  de  faire  une  chose  ou  l'autre.  Finalement, 
le  mauvais  génie  met  sur  le  feu  un  grand  chaudron  rempli  de  beurre 
fondu  fghî),  et,  quand  le  beurre  est  bouillant,  il  dispose  une  corde 
d'une  certaine  façon  près  de  la  chaudière  et  dit  au  prince  :  «  Lève- 
toi  et  viens  jouer.  »  A  quoi  le  prince,  instruit  d'avance  par  le  cheval 
de  ce  qui  doit  se  passer,  répond  :  «  Je  ne  connais  pas  ce  jeu  ;  montre- 
moi  comment  on  s'y  prend.  »  Et,  pendant  que  le  mauvais  génie  est 
en  train  de  le  lui  montrer,  le  prince  le  pousse  dans  la  chaudière  de 
beurre   bouillant. 

Dans  ce  conte  souahili,  c'est  une  infiltration  d'un  autre  thème 
qui  a  introduit  le  cheval  dont  les  sages  conseils  sauvent  le  héros. 
Nous  renverrons,  pour  ce  thème,  aux  remarques  de  notre  conte  de 
Lorraine  n°  12,  Le  Prince  et  son  Cheval. 


Les  contes  que  nous  venons  de  résumer  ont  le  même  encadrement 
et  forment  ains'i  un  même  groupe.  Un  conte  oral  indien  de  Srinagar 
(province  de  Cachemire)  encadre  notre  thème  d'une  façon  toute 
différente  (2)  : 

Quatre  princes  doivent  veiller  successivement  toute  une  nuit.  Quand  vient 
le  tour  du  quatrième,  il  voit  passer  un  djinn  (génie),  emportant  la  fille  d'un 
roi  :  il  suit  le  monstre.  Celui-ci  dépose  la  princesse  en  dehors  de  la  ville  et, 
après  lui  avoir  ordonné  de  ne  pas  s'éloigner,  il  s'en  va  vers  une  forêt  voisine. 
Le  prince,  soupçonnant  de  mauvais  desseins,  dit  à  la  princesse  de  changer 
de  vêtements  avec  lui  et  de  s'enfuir.  Bientôt  le  djinn  revient,  apportant 
une  grande  chaudière  pleine  d'huile  et  du  feu.  Quand  l'huile  commence  à 
bouillir,  il  dit  à  la  princesse  (c'est-à-dire  au  prince  déguisé)  de  marcher 
autour  de  la  chaudière  ;  mais  la  prétendue  princesse  répond  qu'elle  ne  sait 
pas  comment  on  fait.  Le  djinn  lui  dit  que  ce  n'est  pas  bien  difficile  et,  pour 

(1)  E.  Steere  :  Swahili  Taies  (Londres,  1870),  p.  381.  Pour  l'ensemble  de  ce 
conte  souahili,  ensemble  qui  est  le  même,  ou  à  peu  près,  que  celui  des  contes  kamao- 
nien  et  bélotchi,  voir  nos  Contes  populaires  de  Lorraine  (I,  pp.  145-146). 

(2)  J.  HiNTON  Knowles  :  Folk-tales  of  Kashmir  (Londres,  1888),  p.  334. 

23 


354  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

lui  donner  l'exemple,  il  fait  plusieurs  fois  le  tour  de  la  chaudière.  Alors  le 
prince,  sans  hésiter,  pousse  le  dijnn  dans  la  chaudière  bouillante,  où  il  périt. 

On  a  remarqué  qu'ici,  comme  dans  le  conte  béloichi,  c'est  par  sa 
propre  sagacité  et  non  grâce  aux  avis  d 'autrui  que  le  prince  pénètre 
les  desseins  de  l'être  malfaisant. 


§2 

LES    CRANES    QUI    RIENT    ET    LE    COUP    DE    SABRE 
LE    RITE    DE    LA    CIRCUMAMBULATION 

Le  trait  du  crâne  qui  rit  reparaît  bien  nettement  dans  deux  contes 
oraux  de  l'Inde,  l'un  du  Bengale,  l'autre  des  «  Provinces  Nord- 
Ouest  «  (district  de  Mirzâpour)  (1),  tous  deux  se  rattachant  au  même 
thème  général  que  le  groupe  de  contes  qui  a  été  étudié  plus  haut. 
Mais  le  trait  de  la  chaudière  bouillante  y  est  remplacé  par  un  autre 
trait. 

Du  conte  bengalais,  dont  on  trouvera  tout  l'ensemble  résumé  dans 
les  remarques  de  notre  conte  lorrain  n»  5  (tome  I,  p.  80),  nous 
n'avons  à  examiner  ici  que  la  dernière  partie,  qui  est  amenée  de  la 
manière  suivante  : 

Pendant  que  le  prince  est  chez  le  yoghî,  il  se  laisse  entraîner,  à  la  chasse, 
dans  une  région  que  le  yoghî  lui  avait  dit  d'éviter,  et  il  tombe  entre  les 
griffes  d'une  râkshasi  (ogresse).  Son  frère  cadet  le  délivre,  et  la  râkshasî, 
pour  sauver  sa  vie,  révèle  aux  deux  jeunes  gens  que  le  yoghî  a  de  mauvais 
desseins  contre  l'aîné  :  déjà  il  a  sacrifié  à  la  sanglante  déesse  Kâlî  six  vic- 
times humaines  ;  le  prince  sera  la  septième  :  alors  le  yoghî  atteindra  l'état 
de  «  perfection  ».  Que  le  prince  entre  au  plus  tôt  dans  le  temple  de  Kâlî, 
et  il  verra  si  ce  qui  lui  est  dit  est  vrai. 

Le  dénouement  de  cette  aventure,  que,  dans  nos  Conles  de  Lor- 
raine, nous  n'avons  fait  qu'indiquer  d'un  mot,  est  celui-ci  : 

Le  prince  se  rend  immédiatement  au  temple  de  Kâlî  et,  y  étant  entré,  il 
voit  dans  des  niches  six  crânes  qui,  à  son  arrivée,  rient  d'un  rire  sinistre. 
11  les  interroge  et  reçoit  leurs  conseils.  Puis,  quand  le  yoghî  l'amène  devant 
la  déesse  et  lui  dit  de  se  prosterner,  le  jeune  homme  répond  qu'en  sa  qualité 
de  prince  il  ne  s'est  jamais  prosterné  devant  personne,  et  prie  le  yoghî  de 
lui  montrer  comment  on  fait.  Le  yoghî  se  prosterne,  et  aussitôt  le  prince  lui 
tranche  la  tête,  rendant  du  coup  la  vie  aux  six  crânes. 

Dans  le  conte  de  l'Inde  septentrionale,  ce  n'est  pas  dans  le  temple 

(1)  LalBeyari  Day  :  Folk-tales  of  Bengal  {Londres,  \BS3),  n°  13,  pp.  194-196. — 
I\'orth  Indian  Notes  and  Queries,  juin  1893,  p.  51,  col.  2. 


ÉTUDE  DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  355 

de  Kâli  que  le  prince  voit  les  crânes  qui  rient  ;  c'est  dans  une  des 
chambres  où  le  sâdhou  (1)  lui  avait  défendu  d'entrer  : 

Et  les  crânes  disent  au  prince  :  «  Quand  le  sâdhou  reviendra,  il  te  dira  de 
marcher  tout  autour  de  l'image  de  la  déesse  et  de  t'incliner  devant  elle. 
Pendant  que  tu  t'inclineras,  il  te  tranchera  la  tête  avec  son  sabre.  Tu  n'as 
qu'une  chance  de  salut  :  quand  le  sâdhou  te  dira  de  t'incliner,  demande-lui 
de  te  montrer  comment  il  faut  faire  ;  alors,  tranche-lui  la  tête.  Ensuite 
ouvre  la  quatrième  chambre,  tu  y  trouveras  un  pot  d'eau  d'immortalité 
(amrita).  Bois-en  un  peu  et  asperge-nous  en.  Tu  deviendras  immortel,  et 
nos  têtes  se  réuniront  à  nos  corps.  » 

Le  passage  relatif  à  1'  «  eau  d'immortalité  »,  qui  figurait  déjà  dans 
le  conte  indien  du  Kamaon,  est  plus  net  ici. 


Cette  histoire,  —  moins  les  crânes  qui  rient,  —  forme  la  conclu- 
sion du  vieux  conte  indien  dans  lequel  l'auteur  de  la  Veiâla-pantcha- 
vinçati  a  encadré  les  «  Vingt-cinq  histoires  »  racontées  par  son 
Vampire  (V étala). 

Donnons  d'abord,  pour  l'intelligence  du  récit,  la  première  partie 
de  cet  étrange  conte-cadre  : 

Un  ascète  mendiant,  un  yoghî  magicien,  a  besoin,  pour  ses  incantations, 
d'un  cadavre  qui  est  pendu  à  un  certain  arbre.  L'intrépide  roi  Vikramâditya, 
—  celui  que  nous  avons  déjà  rencontré  plus  haut  —  promet  par  générosité 
à  ce  yoghi  de  lui  procurer  ce  cadavre,  entreprise  difficile,  durant  laquelle 
le  roi  ne  doit  pas  prononcer  une  seule  parole  :  autrement  le  cadavre  lui 
échapperait  et  retournerait  aussitôt  à  son  arbre.  A  peine  Vikramâditya  a-t-il 
chargé  le  cadavre  sur  ses  épaules,  qu'un  véiâla,  une  sorte  de  vampire  qui 
s'est  logé  dans  le  corps  du  mort,  se  met  à  raconter  une  histoire,  à  la  fm  de 
laquelle  il  adresse  au  roi  une  question  se  rapportant  au  dénouement.  Vikra- 
mâditya se  laisse  entraîner  à  répondre,  et  le  cadavre  retourne  à  l'arbre.  — 
Cette  aventure  se  reproduit  encore  vingt-trois  fois.  A  la  vingt-cinquième, 
Vikramâditya  garde  obstinément  le  silence,  et  le  charme  est  rompu. 

Voici  maintenant  la  conclusion  en  question,  oij,  comme  dans  le 
conte  oral  du  Bengale,  c'est  un  être  malfaisant,  —  ici  le  vélâla,  — 
qui  met  en  garde  le  héros  contre  le  yoghî  magicien  : 

Voyant  qu'il  ne  peut  tirer  de  Vikramâditya  une  parole,  le  vétâla  lui  dit 
que  le  yoghî  veut  le  prendre,  lui,  Vikramâditya,  pour  victime  d'un  sacrifice 
humain,  et  il  lui  indique  le  moyen  de  déjouer  ses  mauvais  desseins. 

Quand  Vikramâditya  apporte  au  yoghî  le  cadavre  que  le  vétâla  vient 


(1)  Sâdhou,  (■  bon,  vénérable  »,  se  dit,  dans  l'Inde,  de  ceux  qui  ont  renoncé  au 
monde.  C'est  le  terme  général  pour  les  ascètes  itinérants  hindous. 


356  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

d'abandonner,  le  yoghî,  par  ses  conjurations,  rappelle  le  vétâla,  et,  après 
l'avoir  adoré,  il  dit  au  roi  de  se  prosterner  tout  de  son  long  (  les  «  huit  mem- 
bres »  contre  terre,  selon  l'expression  sanscrite)  devant  le  «  souverain  des 
incantations  »,  et  le  roi  obtiendra  tout  ce  que  son  cœur  désire.  Vikramâditya 
répond  :  c  Je  ne  sais  pas  comment  faire  ;  montre-le  moi  d'abord,  et  je  ferai 
comme  toi.  »  Le  yoghî  se  prosterne,  et  aussitôt  le  roi,  d'un  coup  de  sabre,  lui 
tranche  la  tête. 

Une  variante  de  cette  aventure  de  Vikramâditya  présente, 
d'après  Albrecht  Weber  {Indische  Sludien,  t.  XV,  1878,  pp.  211, 
215-216,  239),  un  trait  particulier,  qu'il  ne  faut  pas  négliger  de 
relever  (1).  Ce  n'est  pas  devant  le  vétâla  que  Vikramâditya  doit 
faire  l'acte  d'adoration  ;  c'est  devant  un  agnikoiinda  (littéralement 
«  un  creux,  un  bassin  à  feu  «),  c'est-à-dire  devant  un  brasier,  qui  est 
ici  un  brasier  sacré.  Il  faudra,  dit  le  yoghî,  qu'après  avoir  «  tourné 
par  la  droite  autour  de  V agnikounda  »,  le  roi  «  se  prosterne  comme  un 
bâton  »,  c'est-à-dire  s'allonge  à  plat.  (Suit  la  feinte  ignorance,  et  le 
coup  de  sabre  qui  tranche  la  tête  du  yoghî.) 


Ce  rite  qui  consiste  à  tourner  autour  d'un  objet,  de  façon  qu'on 
l'ait  toujours  à  sa  droite,  figure  plus  d'une  fois  dans  les  récits 
indiens.  Dans  VOcéan  des  Fleuves  de  Contes,  ce  livre  versifié  au 
xi^  siècle  par  Somadeva  de  Cachemire,  tantôt  c'est  autour  d'un 
dieu  (trad.  anglaise  de  Tawney,  I,  p.  108)  ou  de  son  image  (II,  p.  83) 
que  l'on  tourne  ainsi  ;  tantôt  c'est  autour  d'un  arbre  où  réside  une 
divinité  (II,  p.  365)  ;  tantôt,  —  et  ceci  nous  intéresse  particulière- 
ment, —  c'est  autour  du  «  feu  sacré  »  (I,  p.  400)  ou  autour  d'un  simple 
feu  (II,  p.  435)  ;  dans  l'un  et  l'autre  cas,  comme  cérémonie  prescrite 
pour  un  mariage  (2). 

Il  est  naturel  de  se  demander  si  ce  n'est  pas  directement  du  feu 
sacré  et  de  la  circumambulation  rituelle  que  procède  la  chaudière 
bouillante  autour  de  laquelle  le  héros  de  plusieurs  des  contes 
ci-dessus  doit  tourner  et  dans  laquelle  il  jette  le  yoghî  ou  le  fakir. 
Une  légende  indienne  du  Pendjab,  récemment  publiée,  a  fait  de 
cette  conjecture  une  certitude  (3)  : 

(1)  Cette  variante  se  rencontre,  non  pas  dans  des  manuscritsdes  Vingt-cinq 
Récits  d'un  Vétâla,  mais  dans  des  manuscrits  des  Trente-deux  Récits  du  Trône,  où 
elle  est  racontée  par  une  des  trente-deux  statues  (par  la  trente  et  unième,  dans  un 
manuscrit  que  R.  Roth  a  sommairement  analysé  autrefois  :  Journal  Asiatique, 
septembre-octobre  1845,  pp.  278  seq.  ). 

(2)  Kathd  Sarit  Sàgara,  translated  by  C.  H.  Tawney  (Calcutta,  1880-1884),  2  vol. 

(3)  Ch.  SwYNNERTON  :  Romantic  Taies  front  the  Pandjah  (Westminster,  1903) 
^-  Story  VII  du  cycle  d'aventures  du  héros  local  le  Râdjâ  Rasàluu,  pp.  223  seq. 


ÉTUDE   DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  357 

Le  Râdjâ  Rasâlou,  après  avoir  tué  plusieurs  géants-ogres  (râkshasas), 
entre  dans  leur  château,  où  il  trouve  une  râkshasî.  Il  feint  de  consentir  à 
l'épouser  ;  puis  il  dit  :  «  Faisons  les  choses  selon  les  règles  :  mettons  la 
chaudière  sur  le  feu  ;  remplissons-la  d'huile  et  marchons  sept  fois  tout 
autour.  De  cette  façon,  les  rites  du  mariage  seront  accomplis.  »  Pendant 
qu'ils  tournent  ensemble  autour  du  feu.  Rasâlou  empoigne  l'ogresse  et  la 
jette  dans  la  chaudière  bouillante. 

Ainsi,  dans  cette  légende  du  Pendjab,  la  circumambulaiion  autour 
d'un  feu  a  lieu  à  l'occasion  d'un  mariage,  comme  dans  Somadeva  ; 
mais  le  râdjâ  profite  de  l'ignorance  de  l'ogresse  au  sujet  du  rituel 
hindou,  pour  mettre  sur  le  feu  une  chaudière  remplie  d'huile  ;  ce  qui 
lui  rendra  plus  facile  le  coup  qu'il  médite. 

Ici  la  circumambulation  est  parfaitement  motivée.  Il  n'en  est  pas 
de  même  dans  les  contes  cités  plus  haut,  où  la  chaudière  bouillante 
remplace  aussi  le  brasier  sacré  :  dans  ces  contes,  en  effet,  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  rituel  à  l'origine  dans  cette  circumambulation  s'est 
complètement  effacé,  et  l'ordre  du  yoghî  ou  du  fakir  ne  s'explique 
pas  et  paraît  tout  à  fait  arbitraire,  «  Marche  autour  de  la  chau- 
dière »,  dit  simplement  le  yoghî  du  conte  indien  du  Kamaon. 
«  Tourne  autour  »,  dit  le  fakir  du  conte  bélotchi.  —  Dans  la  traduc- 
tion persane  des  Trente-deux  Récits  du  Trône,  l'explication  donnée 
par  le  yoghî  montre  que  le  moindre  souvenir  du  rite  primitif  a 
disparu.  Le  yoghî,  dit  cette  traduction,  «  attire  les  voyageurs  et 
leur  dit  de  faire  trois  tours  autour  d'une  chaudière  bouillante  et 
il  leur  montrera  des  choses  extraordinaires  ».  —  Dans  le  conte  souahili, 
c'est  à  un  «  jeu  »  près  de  la  chaudière  que  le  mauvais  génie  convie 
le  prince  qu'il  a  l'intention  de  jeter  dans  le  beurre  bouillant. 

Un  très  intéressant  conte  oral,  recueilli  tout  récemment  dans  le 
Tibet  par  le  capitaine  W.-F.  O'Connor,  Secrétaire  et  Interprète  de 
la  Mission  britannique  envoyée  à  Lhassa  en  1904,  n'a  pas  davantage 
conscience  du  sens  primitif  de  la  circumambulation.  Dans  ce 
conte  (1),  un  ogre,  qui  s'est  déguisé  en  «  saint  lama  »,  vient,  comme 
dans  le  groupe  de  contes  examiné  plus  haut  (indien  du  Kamaon, 
bélotchi,  souahili),  réclamer  au  roi  un  des  trois  fils  qu'il  lui  a  fait 
avoir  et  il  emmène  le  jeune  prince  dans  son  château  : 

Là,  il  lui  ordonne  de  tourner  trois  fois  autour  d'un  grand  poêle  (a  great 
stove)  qui  se  trouve  au  milieu  de  la  cuisine  :  l'ogre  pourra  ainsi  saisir  l'occa- 
sion de  tuer  le  prince  en  le  frappant  par  derrière.  Mais  le  prince,  se  confor- 
mant aux  instructions  que,  dans  le  château  même  de  l'ogre,  il  a  reçues 

(1)    Capt.  W.-F.  O'GoNNOR  :  Folk  Taies  from  Tibet  (Londres,  1906),  pp.  103  seq. 


358  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

d'une  femme,  réveillée  par  lui  d'un  sommeil  magique  (1),  dit  à  l'ogre  :  «  11 
fait  si  obscur  ici  !  Ayez  donc  la  bonté  de  vous  mettre  devant  moi  et  de  me 
montrer  le  chemin.  »  De  sorte  que  l'ogre  ne  peut  lui  faire  de  mal.  —  Ensuite, 
l'ogre  s'assied  sur  son  trône  et  dit  au  prince  de  se  prosterner  trois  fois 
devant  lui  :  pendant  que  le  prince  sera  la  face  contre  terre,  l'ogre  le  tuera. 
Le  prince  lui  répond  qu'en  sa  qualité  de  prince  il  ne  s'est  jamais  prosterné 
devant  personne  :  o  Mais  si  vous  me  montrez  comment  on  s'y  prend,  je  ferai 
de  mon  mieux.  »  Quand  la  tète  de  l'ogre  touche  la  terre  pour  la  troisième 
fois,  le  prince  la  lui  tranche  d'un  coup  de  sabre. 

ïl  est  remarquable  que  les  deux  formes  indiennes  de  ce  thème,  — 
circumambulation  autour  de  la  chaudière  (remplacée  ici  très  gau- 
chement par  un  poêle)  et  prosternement,  —  se  trouvent  réunies 
dans  ce  conte  tibétain,  provenant  très  certainement  de  l'Inde, 
et  peut-être  apporté  au  Tibet  par  voie  littéraire,  comme  tant 
d'autres  contes  indiens. 


M.  Ta\vney,  dans  les  remarques  de  sa  traduction  de  Somadeva 
(I,  pp.  98-99  et  573),  cite  des  érudits  qui  estiment  que  ce  rite  de  la 
circumambulalion  n'est  point  spécial  à  l'Inde  :  chez  les  Grecs  et  les 
Romains,  on  aurait  aussi  fait  des  circumambulations  autour  d'un 
objet  sacré,  tenu  constamment  à  main  droite.  Des  paysans  écossais 
auraient  été  vus  tournant  de  cette  façon  autour  de  leur  église,  après 
un  mariage. 

Nous  n'avons  pas  ici  à  vérifier  ces  faits,  si  curieux  qu'ils  puissent 
être  ;  car,  fussent-ils  cent  fois  reconnus  exacts,  cela  n'apporterait 
même  pas  un  commencement  de  solution  au  problème  que  pose 
l'existence  des  mêmes  contes  populaires  dans  tant  de  pays. 

Au  point  de  vue  où  nous  nous  plaçons,  peu  importe  que  la  circum- 
ambulation, telle  qu'elle  a  été  décrite,  soit  ou  non  un  rite  se  ren- 
contrant dans  divers  pays.  Ce  qu'il  s'agit  d'envisager,  c'est,  — 
comme  nous  sommes  en  train  de  le  faire,  —  la  combinaison  de  ce 
trait  de  la  circumambulation  avec  d'autres  traits  bien  caractérisés  : 
le  trait  de  la  feinte  maladresse  et  aussi  le  trait  de  la  chaudière  bouil- 
lante ou  du  coup  de  sabre,  combinaison  qui  certainement  est  beau- 
coup trop  particulière  pour  avoir  pu  se  faire  à  la  fois  dans  plusieurs 
pays,  même  si  ces  pays  avaient  tous,  à  un  moment  donné,  pratiqué 
la  circumambulation  rituelle. 


(1)  Cette  femme  conseille  ici  le  prince,  comme  le  cheval  conseille  le  héros  du 
conte  souahili. 


ÉTUDE  DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  359 

Du  reste,  dans  notre  Occident,  cette  combinaison  ne  se  rencontre 
guère.  Nous  ne  connaissons,  —  pour  le  moment,  —  qu'un  seul 
conte,  un  conte  portugais,  où  elle  ait  laissé  sa  trace,  et,  ce  conte 
portugais,  il  faut,  pour  en  avoir  la  forme  pure,  l'aller  chercher  non 
dans  le  Portugal  même  (où  les  spécimens  qui  en  ont  été  recueillis 
jusqu'à  présent  sont  altérés),  mais  dans  la  grande  colonie  portugaise 
du  Brésil,  où  il  a  été  apporté  jadis  de  la  mère  patrie,  avec  tout  un 
répertoire  de  contes  nationaux. 

Dans  le  conte  en  question,  qui  a  été  trouvé  à  Rio  de  Janeiro  et  à 
Sergipe  (1),  le  petit  Jean  et  la  petite  Marie,  que  leur  père  a  menés 
perdre  dans  la  forêt  (même  thème  que  celui  du  Pelit  Poucet,  de 
Perrault,  et  de  bien  d'autres  contes),  arrivent  chez  une  vieille  sor- 
cière qui  les  enferme  et  les  met  à  l'engrais. 

Le  jour  où  elle  veut  les  manger,  elle  les  envoie  couper  du  bois  pour  faire 
un  «  feu  de  joie  »  (fogueira),  autour  duquel  elle  leur  dit  de  danser  :  son  des- 
sein est  de  pousser  les  enfants  dans  une  chaudière  d'eau  bouillante,  qui 
est  sur  le  feu.  Sur  le  conseil  de  Notre-Dame,  qu'ils  rencontrent,  les  enfants 
répondent  à  la  vieille  :  «  Dansez  d'abord,  pour  que  nous  sachions  comment  il 
faut  danser.  »  Et  pendant  que  la  vieille  danse,  ils  la  poussent  dans  le  brasier. 

Ce  «  feu  de  joie  »,  autour  duquel  il  faut  danser,  rappelle  singuliè- 
rement le  brasier  sacré  [Vagnikoiinda)  et  la  chaudière  de  l'Inde, 
autour  desquels  il  faut  tourner  ;  de  plus,  la  chaudière  elle-même,  — 
bien  que  le  conteur  l'ait  oubliée  à  la  fin,  —  se  retrouve,  outre  le 
brasier,  dans  ce  conte  très  intéressant  et  jusqu'à  présent  unique, 
pour  son  état -de  conservation  relative,  parmi  les  contes  européens 
analogues  dont  nous  avons  connaissance. 

Dans  les  contes,  identiques  pour  le  fond  au  conte  brésilien,  qui 
ont  été  recueillis  dans  le  Portugal  même,  à  Coïmbre  et  à  Airao,  — 
et  aussi  dans  l'Estramadure  espagnole,  à  Zafra  (province  de  Bada- 
joz),  —  notre  épisode  a  été  complètement  défiguré  par  une  malen- 
contreuse combinaison  avec  une  autre  forme  du  même  thème. 
Plus  de  chaudière  ;  c'est  dans  un  four,  un  four  de  boulanger,  que  la 
vieille  veut  faire  cuire  les  enfants,  comme  dans  un  autre  groupe  de 
contes  de  la  même  famille,  que  nous  aurons  à  examiner  ;  mais  le 
trait  de  la  danse  subsiste  toujours.  Seulement,  —  et  ici  le  grotesque 
le  dispute  à  l'invraisemblable,  —  quand  la  vieille  est  pour  enfour- 
ner les  enfants,  c'est  sur  la  pelle  à  four  qu'elle  leur  dit  de  danser  (2). 

(1)  S.  RoMERO  :  Contos  populares  do  Brazil  (Lisbonne,  1885),  n°  23. 

(2)  A.  CoELHO  :  Contos  populares  portuguez^s  {Lisbonne,  1879),  n"  28.  — • 
Th.  Braga  :  Contos  tradicionaes  do  povo  portuguez  (Porto,  sans  date),  I,  p.  125.  — 


360  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Il  est  curieux  de  noter  que  tel  conteur  portugais,  à  qui  le  conte 
défiguré  était  arrivé  par  tradition,  a  cherché  à  le  rendre  un  peu  plus 
acceptable.  La  conscience  professionnelle  (si  l'on  peut  employer  ici 
ce  style  grave)  empêchait  ce  conteur  de  supprimer  le  trait  de  la 
danse  ;  voici  comment  il  l'a  arrangé  :  Quand  la  vieille  sorcière  a  fini 
de  chaufTer  le  four,  elle  le  balaie  soigneusement  et  dit  aux  deux 
enfants  :  «  Asseyez-vous  sur  la  pelle  à  four,  mes  petits  chéris,  que 
je  voie  comme  vous  dansez  (sic)  gentiment  dans  te  four.  »  Les  enfants 
répondent  :  «  Asseyez-vous  y  vous-même,  petite  grand'mère,  que 
nous  vous  voyions  d'abord  danser  dans  le  four.  »  La  sorcière  s'assied 
sur  la  pelle,  pour  les  engager  à  faire  de  même  ;  mais  les  enfants 
l'enfournent. 

D'une  absurdité,  l'arrangeur  est  tombé,  comme  on  le  voit,  dans 
une  invraisemblance  qui,  même  dans  le  domaine  des  contes,  dépasse 
les  bornes  (1). 


Ce  four,  cette  pelle  à  four,  voyons-les  maintenant  dans  des  contes 
où  ne  s'est  pas  faite  la  maladroite  combinaison  qui  rend  absurde  le 
conte  hispano-portugais. 

§  3 

CHAUDIÈRE  BOUILLANTE  ET  FOUR  ARDENT 

a) 

Four  mobile 

De  la  chaudière,  on  est  passé,  dans  l'Inde  même,  à  un  four  qui 
n'est  pas  notre  four  de  boulanger,  à  un  four  mobile,  dont  l'extérieur 
n'est  pas  sans  ressemblance  avec  la  chaudière. 

Les  contes  indiens  où  figure  ce  four  portatif  étant  apparentés  aux 
thèmes  que  nous  examinons,  nous  allons  donner,  comme  spécimen, 
le  résumé  d'un  conte  recueilli  près  de  Srinagar,  dans  le  pays  de 
Cachemire  (2)  : 

S.  H.  DE  SoTO  :  Cuentos  populares  recogidos  en  Eitremadura  [Tome  X  de  la  Biblio- 
teca  de  las  Tradiciones  espanolas].  (Madrid,  1886),  n°  22. 

(1)  CoNSicLiERi  Pedroso  :  Portuguese  Folk-tales,  p.  59  seq.  [Dans  les  Publica- 
tions of  the  Folk-Lore  Society,  tome  IX.  Londres,  1882].  —  Le  pays  où  ce  conte  a  été 
recueilli  en  Portugal  n'est  pas  indiqué. 

(2)  Steel  et  Temple  :  Wide-Awake  Slories  (Londres,  1884),  pp.  193-194. 


ÉTUDE  DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  361 

Un  roi  a,  sans  le  savoir,  épousé  un  serpent,  qui  a  pris  la  forme  d'une  belle 
femme.  Un  yoghî  lui  révèle  ce  qu'est  la  reine,  et  lui  donne  le  moyen  de 
s'assurer  qu'il  dit  vrai.  Sur  le  conseil  de  ce  même  yoghî,  le  roi  fait  fabriquer 
un  four  mobile  de  métal  (sorte  de  four  de  campagne)  très  solide,  muni  d'un 
fort  couvercle  et  d'une  lourde  serrure.  Ce  four,  qui  se  chauffe  par  l'extérieur, 
est  installé  dans  un  coin  du  jardin  et  assujetti  au  sol  par  des  chaînes  de  fer. 
Alors  le  roi  emmène  sa  femme  au  jardin  et  lui  dit  qu'ils  vont  s'amuser  à 
préparer  l«ur  repas.  Le  roi  se  charge  de  faire  le  pain  ;  mais  il  s'y  prend 
maladroitement,  et  il  demande  à  sa  femme  de  le  remplacer.  Pendant  qu'elle 
se  baisse  au-dessus  de  l'ouverture  du  four  pour  retourner  les  pains,  le  roi, 
saisissant  l'occasion,  la  pousse  dans  le  four,  fortement  chauffé,  abaisse 
brusquement  le  couvercle  et  le  ferme  à  double  tour.  Le  serpent  se  débat 
furieusement,  mais  le  four  résiste  ;  le  roi  et  le  yoghî  entassent  les  bûches 
sur  le  feu  tout  autour  du  four,  et  le  serpent  est  réduit  en  cendres. 

Sans  doute,  ce  conte  est  très  difîérent  de  ceux  dont  nous  venons 
de  nous  occuper  ;  il  n'en  a  pas  moins  en  commun  avec  eux  les  élé- 
ments suivants  :  avertissement  donné  au  sujet  d'un  être  malfai- 
sant ;  maladresse  (probablement  feinte)  ;  être  malfaisant  poussé 
dans  le  feu. 

La  même  histoire  se  raconte,  toujours  dans  l'Inde,  à  Mirzâpour 
(«  Provinces  Nord-Ouest  »).  Là,  au  lieu  d'une  femme-serpent,  c'est 
un  mauvais  esprit  (khahls)  que  le  roi  a  épousé  et  qu'il  pousse  dans 
le  four  mobile,  on  ne  voit  pas  de  quelle  façon  (1). 

Dans  son  Introduction  au  Panlschatantra  (I,  p.  256),  Benfey,  qui 
ne  pouvait,  en  1859,  connaître  les  deux  contes  indiens,  donne  le 
résumé  d'un  conte  qui  offre  la  plus  grande  ressemblance  avec  ceux- 
ci,  et  qu'un  voyageur  allemand,  le  baron  de  Haxthausen,  a  publié, 
en  1856,  dans  son  ouvrage  Transkaukasia  (I,  p.  125).  C'est  en 
Arménie,  sous  la  dictée  de  son  guide  et  interprète  Pierre  Neu, 
Wurtembergeois  de  naissance,  ancien  interprète  du  prince-héritier 
de  Perse  et  répertoire  vivant  de  contes  de  tous  pays,  que  M.  de 
Haxthausen  a  écrit  ce  conte,  évidemment  oriental  ;  mais  malheu- 
reusement Pierre  Neu  ne  paraît  pas  avoir  dit  où  il  l'avait  entendu 
ni  de  qui  il  le  tenait.  Notons  pourtant  que  le  fakir  qui  donne  des 
conseils  au  roi  est  appelé  un  «  fakir  indien  »  et  que,  dans  ce  conte 
d'origine  inconnue,  comme  dans  le  conte  indien  du  pays  de  Cache- 
mire, les  cendres  du  serpent  ont  la  propriété  de  changer  en  or  tout 
ce  qu'elles  touchent. 

(1)   North  Indian  Noies  and  Queries,  février  1894,  n°  414, 


362  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

b) 

FOUR    FIXE    ET    PELLE    A    FOUR 

Chaudière  d'abord,  puis  four  mobile Voici  maintenant  le  four 

fixe,  notre  four  de  boulanger,  par  exemple  dans  le  conte'hessois  de 
Hœnsel  et  Grelhel  (1)  : 

Le  petit  Hcensel  et  sa  sœur  Gretliel  sont  retenus  chez  une  vieille  sorcière» 
qui  veut  les  manger  :  Hœnsel  sera  bouilli  dans  une  chaudière  ;  Gretheb 
rôtie  dans  le  four.  Après  avoir  allumé  le  feu  dans  le  four,  la  sorcière  dit  à 
Grethel  de  s'y  glisser,  pour  voir  s'il  est  bien  chaufïé.  Mais  Grethel  feint  de 
ne  pas  savoir  comment  y  entrer,  et  la  sorcière,  pour  lui  montrer  que  l'ou- 
verture est  assez  large,  avance  la  tète  dans  le  four.  Alors  Grethel,  d'un  bon 
coup,  pousse  la  sorcière  dans  le  four,  ferme  la  porte  de  fer,  et  la  sorcière 
périt  misérablement. 

Le  four,  ici,  remplace  la  chaudière  des  contes  indiens,  comme 
dans  les  contes  hispano-portugais  cités  plus  haut  ;  mais  le  récit 
n'en  devient  pas  trop  invraisemblable. 

Chose  curieuse,  la  chaudière  du  thème  primitif  est  mentionnée 
dans  le  conte  allemand,  h  côté  du  four. 

Dans  un  conte  des  Houwâra  du  Ouad  Souss,  population  maro- 
caine de  langue  arabe,  conte  qui,  pour  l'ensemble,  se  rapproche 
beaucoup  de  Hœnsel  et  Grethel  (2),  ce  n'est  pas  dans  un  four  à 
l'européenne  que  périt  la  sorcière.  D'après  les  renseignements  qui 
nous  ont  été  donnés  et  qui  expliquent  très  bien  toute  la  scène,  le 
four  des  Houwâra,  habbâz  ou  lîhabbâz,  est  un  four  à  l'orientale,  un 
grand  vase  conique  de  terre  cuite,  haut  d'un  mètre  et  demi,  ouvert 
au  sommet  et  dont  la  base  est  fixée  au  sol.  A  la'diffcrence  du  four 
mobile  du  conte  indien  de  la  femme-serpent,  le  feu  est  allumé 
à  l'intérieur  et  non  à  l'extérieur  de  ce  four  ;  mais  la  fournée 
de  pâte  s'y  met,  s'y  «  lance  »  de  la  même  manière  par  l'ouverture 
d'en    haut    (3).    Voici    le    passage    du    conte    houwâra    : 

Un  petit  frère  et  une  petite  sœur,  que  leur  père  a  égarés  dans  la  forêt 
(comme  dans  le  conte  allemand,  dans  le  conte  portugais  du  Brésil,  dans 

(1)  J.  et  W.  Grimm  :  Kinder-und  Hausmarcheu,  1"  (kl.  (Gœttingen,  1857),  n°  15 

(2)  A.  SociN  et  H.  Stumme  :  Der  arabische  Dialekl  dcr  Houwâra  des  V.'ad  Sus  in 
Marokko  (Leipzig,  18'J4),  pp.  83  seq. 

(3)  Nous  lcnon.s  à  remercier  ici  J'cditeiir  et  tt;iducteiir  des  contes  houwâra. 
M.  Hans  Stuinnie,  professeur  à  ri'niversilé  de  Leiiizig,  qui,  consulté  par  nous  sur 
cette  question,  a  eu  l'extrême  obligeance  de  nous  envoyer  des  renseignements  précis 
provenant  d'un  Houwâra. 


ÉTUDE  DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  363 

le  conte  espagnol  de  l'Estramadure,  dans  notre  Petit  Poucet,  etc.),  tombent 
entre  les  mains  d'une  sorcière  aveugle,  qui  les  engraisse  pour  les  manger. 
Quand  le  jour  est  venu  de  les  faire  cuire,  elle  leur  dit  de  fendre  du  bois  en 
petits  morceaux,  parce  qu'elle  veut  faire  du  pain.  Les  enfants,  qui  com- 
prennent ses  desseins,  se  mettent  à  l'ouvrage  en  pleurant.  Un  faucon,  qui 
les  voit,  les  interroge  et,  pour  prix  du  conseil  qu'il  leur  donnera,  leur  de- 
mande une  coquille  remplie  de  larmes.  Quand  il  a  bu  les  larmes,  il  leur 
enseigne  ce  qu'ils  ont  à  faire.  —  La  sorcière,  après  leur  avoir  fait  mettre 
du  bois  plein  le  four  et  l'avoir  allumé,  dit  au  petit  garçon,  une  fois  le  four 
bien  chaud,  de  souffler  le  feu.  «  Mon  père  ne  m'a  pas  appris  à  souffler, 
répond-il,  mais  à  labourer  et  à  battre  le  grain.  »  La  petite  fille,  de  son  côté, 
dit  :  «  Ma  mère  ne  m'a  pas  appris  à  souffler,  mais  à  moudre  et  à  passer  au 
crible.  »  La  sorcière  leur  dit  alors  qu'elle  va  leur  montrer  comment  il  faut 
s'y  prendre.  Mais,  pendant  qu'elle  est  à  souffler,  les  enfants  la  poussent 
dans  le  four  et  ensuite  versent  continuellement  de  l'huile  sur  le  feu  (1). 

Dans  un  petit  poème  de  la  Sibérie  méridionale,  recueilli  chez  des 
tribus  tatares  païennes,  qui  habitent  au  nord  des  monts  Altaï, 
entre  la  Bija  et  le  Tom  (2),  il  ne  peut  y  avoir  de  doute  sur  le  genre 
de  four  dans  lequel  un  Jœlbœgœn  (ogre)  à  sept  têtes  dit  à  sa  fille  de 
faire  cuire  le  héros.  Celui-ci  ne  pousse  pas  la  jeune  ogresse  dans  le 
four  ;  il  l'y  enfourne,  comme  une  miche  de  pain.  «  Mets-toi  sur  la 
pelle  à  four  »,  dit  la  fille.  —  «  Je  ne  comprends  pas  »,  répond  le 
garçon.  «  Mets-y  toi  d'abord  :  je  verrai  comment  tu  feras.  »  Et,  la 
fille  s'étant  mise  sur  la  pelle  à  four,  le  jeune  homme  l'enfourne  bel 
et  bien. 

Même  feinte  maladresse  et  même  enfournement  dans  divers  contes 
européens  ;  ainsi,  dans  trois  contes  du  type  de  Hsensel  el  Grelhel  : 
un  conte  des  Wendes  de  la  Lusace  (le  petit  Jank  et  sa  petite  sœur 
Hanka  enfournent  une  vieille  sorcière)  ;  un  conte  serbe  (une  fillette 
et  son  petit  frère  enfournent  la  vieille  mère  de  deux  .Juifs  (sic)  ;  un 
conte  suédois  (le  petit  frère  enfourne  la  géante,  pendant  que  le 
géant  est  allé  inviter  ses  parents  au  festin  dont  l'enfant  fera  les 
frais)  ;  —  ainsi  encore,  dans  un  conte  des  Saxons  de  Transylvanie 
(trois  sœurs  enfournent  la  vieille  mère  d'un  ogre)  (3). 


(1)  Un  conte  en  dialecte  schila,  provenant  de  la  ville  de  Tazerwalt,  dans  le  sud  du 
Maroc,  donne  une  forme  moins  bonne  de  ce  conte  (Hans  Stumme  :  Marchen  der 
Schluh  von  Tazerwalt.  Leipzig,  1895,  n"  1). 

(2)  W.  Radloff  :  Proben  der  Volkslitteratur  der  turkischen  Stœmme  Sud-Sibi- 
riens  (!'<'  partie,  St-Pétersbourg,  1866,  p.  307). 

(3)  L.  Haupt  et  J.  E.  Schmaler  :  Volkslieder  der  Wenden  in  der  Ober-  und  Nieder 
Lausitz  (Grimma,  1841),  t.  Il,  p.  172  seq.  ;  —  Wuk  Stephanowitsch  Karad- 
SCHITSCH  :  Volksmxrchen  der  Serben  (Berlin,  1854),  p.  209  ;  —  Cavallius  und  Ste- 
PHENS  :  Schwedische  Volkssagen  und  Mœrchen  (Vienne,  1848),  n  °  2,  A.  et  B  ;  — 


364  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Dans  un  conte  de  Moravie,  dont  nous  ne  connaissons  qu'un  bref 
résumé,  figurent  aussi  trois  sœurs,  et  c'est  l'aînée  qui  pousse  dans  le 
four  une  magicienne  :  de  quelle  façon,  le  résumé  ne  le  dit  pas  (1). 

Enfin,  —  nous  n'avons  pas  la  prétention  d'être  complet  et, 
d'ailleurs,  nous  retrouverons  le  four  dans  un  autre  groupe  de  contes, 
—  l'héroïne  d'un  conte  sicilien,  une  princesse,  à  qui  la  sorcière  dit  de 
regarder  comment  va  le  four,  répond  qu'elle  ne  connaît  rien  à  ces 
choses-là,  et  prie  la  sorcière  d'y  aller  voir  elle-même.  Quand  la  sor- 
cière s'approche  du  four,  la  princesse  la  pousse  dedans  (2). 

Ici,  comme  dans  Hœnsel  et  Greihel,  pas  de  pelle  à  four. 


Cette  pelle  à  tour  rend,  dans  beaucoup  de  cas,  notre  conte  très  peu 
vraisemblable  :  comment  des  petits  enfants  peuvent-ils  enfourner 
une  grande  personne,  parfois  une  géante  ?  Mais,  selon  la  poétique 
du  genre,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'arrêter  à  ce  détail...  Pourtant,  les 
conteurs  portugais  «t  espagnol,  cités  plus  haut,  ont  modifié  sur  ce 
point  le  vieux  récit,  en  mettant  dans  la  bouche  des  enfants,  instruits 
par  un  mystérieux  personnage,  l'invocation  d'un  secours  surna- 
turel, qui  centuplera  leurs  forces  :  «  A  mon  aide,  Notre-Dame  et 
saint  Joseph  !  »  disent-ils  dans  le  conte  de'Coïmbre,  par  exemple. 

Dans  un  autre  conte,  toujours  portugais  (3),  la  modification  est 
plus  complète  encore  : 

Trois  petits  frères,  voués  par  leurs  parents  à  saint  Pierre,  ont  été  pris 
par  une  vieille  sorcière.  Elle  leur  dit  de  se  mettre  debout  un  instant  sur 
la  pelle  à  four,  et,  comme  ils  font  les  niais,  elle  s'y  met  elle-même.  Alors  les 
enfants  crient  :  «  Saint  Pierre,  venez  à  notre  aide  !  »  «  Et  saint  Pierre  arriva  ; 
il  mit  la  vieille  sorcière  dans  le  four,  attisa  le  feu  et  ferma  bien  le  four.  » 

Nous  examinerons  maintenant  divers  contes  de  cette  famille, 
dans  lesquels  la  feinte  maladresse  est  remplacée  par  d'autres  ruses. 


J.  Haltrich  :  Deutsche  Volksmxrchen  aus  dem  Sachsenland  in  Siebenbùrgen  (Berlin, 
1856),  n»  36. 

(1)  Zeitschrift  fiir  oeslerreichische  Volhskunde.  XI«  année  (1905),  p.  138. 

(2)  G.  PiTRÈ  :  Fiabe,  Novelle  e  Racconti  (Palerme,  1875),  t.  I,  n°  35,  p.  309. 

(3)  CONSIGLIERI  PeDROSO,  Op.  Cit.,  p.  61. 


ÉTUDE  DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  365 


§4 

CONTES    DE    CETTE    FAMILLE     OÙ    LA    FEINTE    MALADRESSE 
EST    REMPLACÉE    PAR    d'aUTRES    RUSES 

Dans  les  contes  qui  vont  suivre,  la  ruse  par  le  moyen  de  laquelle 
le  héros  échappe  au  sort  qui  le  menace  d'être  bouilli  ou  rôti,  sera 
encore  parfois  la  feinte  maladresse  ;  mais  le  plus  souvent  le  héros 
aura  recours  à  d'autres  ruses. 

On  remarquera  aussi,  quant  au  récit  formant  le  préambule 
de  notre  histoire  de  la  chaudière  ou  du  four,  —  que,  dans  les  contes 
en  question,  le  héros  est  capliiré,  après  une  chasse  à  l'homme,  par 
l'ogre  ou  autre  être  malfaisant,  au  lieu  de  lui  avoir  été  livré  par  son 
père,  en  exécution  d'une  promesse  (premier  groupe  étudié  dans 
ce  travail),  ou  au  lieu  d'être  arrivé  par  hasard  chez  cet  être  mal- 
faisant, qui  le  retient  prisonnier  (second  groupe). 


Dans  une  première  section  du  nouveau  groupe  que  nous  venons 
d'indiquer,  l'ensemble  du  préambule  a  jusqu'à  un  certain  point 
quelque  chose  d'épique  :  c'est  parce  que  le  héros  est  forcé  par  un 
roi  de  tenter  à  diverses  reprises  d'audacieux  coups  de  main  pour 
enlever  à  un  dragon,  à  un  ogre,  à  un  géant,  certains  objets  rares 
ou  merveilleux,  que  finalement  il  tombe  entre  les  mains  du  posses- 
seur de  ces  objets  (1). 

Voyons  ce  qui  suit  ce  préambule  : 

En  Serbie  et  en  Suède,  nous  retrouvons  la  feinte  maladresse. 
Dans  le  conte  serbe  (2),  le  dragon  met  son  prisonnier  à  l'engrais, 
et,  quand  il  le  trouve  en  bonne  chair,  il  dit  à  la  dragonne,  sa  mère, 
de  le  faire  cuire  dans  une  chaudière.  La  vieille  dit  alors  au  jeune 
homme  de  se  pencher  au-dessus  de  la  chaudière  ;  mais  il  feint  de 
ne  savoir  comment  faire,  et,  pendant  qu'elle  le  lui  montre,  le  jeune 

(1)  Voir,  au  sujet  de  ce  thème,  les  remarques  de  notre  conte  de  Lorraine  n°  70 
(t.  II,  p.  280).  —  C'est,  en  général,  à  l'instigation  de  ses  frères,  jaloux  de  la  faveur 
dont  il  jouit  auprès  d'un  roi,  que  le  héros  reçoit  de  ce  roi  l'ordre  de  lui  apporter  tel 
ou  tel  objet  appartenant  à  un  certain  être  plus  ou  moins  fantastique,  et,  pour  finir, 
d'amener  cet  être  lui-même.  —  Reinhold  Koehier  a  étudié  ce  thème  à  l'occasion 
d'un  conte  des  Avars  du  Caucase,  que  nous  aurons  à  citer  plus  loin  (§  8). 

(2)  V.  Jagic  :  Aus  dem  sûdslavischen  Maerckenschatz,  n°  9  (dans  Archiv  fur  sla- 
vische  Philologie,  I,  1876,  p.  282). 


366  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

homme  la  pousse  dans  la  chaudière.  —  Le  conte  suédois  (1)  a  le 
four  au  lieu  de  la  chaudière,  et  aussi  la  pelle  à  four,  sur  laquelle 
le  jeune  garçon  feint  de  ne  pas  savoir  se  placer  ;  et  c'est  la  géante 
qui  est  enfournée,  pendant  que  le  géant  fait  ses  invitations  au 
festin. 

Les  contes  ci-après  n'ont  plus  trace  de  la  feinte  maladresse. 

Dans  un  conte  grec  moderne  d'Épire  (2),  le  jeune  homme  est 
pris  et  enchaîné  par  un  drakos.  Celui-ci  dit  à  la  drakœna  de  le  faire 
cuire  au  four,  pendant  que  lui-même  ira  à  l'église  (sic).  La  dra- 
kœna ayant  commencé  à  délier  le  jeune  homme  avant  de  l'égorger, 
celui-ci  la  prie  de  le  délier  encore  un  peu  plus,  pour  qu'il  puisse 
s'incliner  une  dernière  fois  devant  elle.  Alors,  la  saisissant  par  les 
jambes,  il  la  renverse,  la  tue  et  l'enfourne. 

Dans  un  conte  basque  (3),  le  jeune  homme  dit  à  l'ogresse  de  le 
tirer  de  la  cage  de  fer  dans  laquelle  l'ogre  l'a  enfermé,  et  il  l'aidera 
à  scier  le  bois  qui  doit  faire  bouillir  la  chaudière  (ici  reparaît  la 
chaudière).  Il  tue  l'ogresse  d'un  coup  de  bûche  et  la  fait  cuire  à  sa 
place.  (Comparer  deux  contes  de  la  Basse-Bretagne,  altérés)  (4), 


Un  second  conte  grec  d'Épire  et  un  conte  norvégien  forment, 
dans  cette  section,  une  subdivision  (5)  :  ce  n'est  pas  la  lamia  (ogresse) 
ou  le  îroll  (géant,  ogre)  que  le  héros  tue  et  fait  cuire  ;  c'est  leur 
fille,  comme  dans  le  conte  tatar  de  la  Sibérie  médirionale  cité  plus 
haut.  Le  conte  grec,  dont  il  n'a  été  publié  qu'un  résumé,  ne  dit  pas 
quelle  ruse  a  été  employée  ici.  Quant  au  conte  norvégien,  il  est 
très  explicite  : 

Pendant  que  le  troll  est  en  tournée  d'invitations,  le  jeune  garçon  voit 
la  fille  de  la  maison  en  train  de  repasser  un  grand  couteau  ;  il  lui  offre  de 
rendre  ce  couteau  bien  tranchant  ;  elle  y  consent.  Puis,  le  couteau  étant  bien 
aiguisé,  il  demande  à  la  jeune  troll  de  lui  permettre  de  l'essayer  sur  sa  tresse 
de  cheveux  (sic)  ;  elle  y  consent  encore.  Alors  le  jeune  garçon  l'empoigne 

(1)  Cavallius  et  stephens,  op.  cit.,  n°  3,  A. 

(2)  J.  G.  von  Hahn  :  Griechische  und  albanesische  Mœrcken  (Leipzig,  1864),  n"  3. 
—  Cf  3«  variante  de  ce  n°  3. 

(3)  J.  ViNSON  :  Le  Folk-lore  du  pays  basque  (Paris,  1883),  pp.  89  seq. 

(4)  F.  M.  LuzEL  :  Contes  populaires  de  la  Basse- Bretagne  (Paris,  1887),  t.  II, 
p.  231  seq  ;  —  Contes  bretons  [Quimperlé,  1870),  p.  16  seq. 

(5)  J.  G.  VON  Hahn,  op.  cit.,  var.  2  du  n°  3.  —  P.  Asbjoernsen  et  J.  MoE  : 
Norwegische  Volksmserchen  (Berlin,  1847),  n"*  1. 


ÉTUDE  DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  367 

par  cette  tresse,  lui  renverse  la  tête  en  arrière  et  lui  coupe  le  cou.  Après 
quoi,  il  endosse  les  vêtements  de  la  jeune  troll  et  répond  pour  elle.  Quand 
il  est  en  lieu  de  sûre  lé,  il  crie  au  Iroll  que  celui-ci  a  mangé  sa  propre  fille, 
et  le  troll  crève  de  rage. 


Voici  maintenant  une  seconde  section  du  groupe,  dans  laquelle 
n'existe  rien  de  ce  que  nous  avons  appelé  le  merveilleux  épique. 

Nous  donnerons  d'abord  plusieurs  contes  oraux,  provenant  de 
l'Afrique  du  Nord,  de  ces  anciens  États  barbaresques  où  les  Arabes 
ont  apporté  tant  de  contes  orientaux,  venus  de  l'Inde  par  la  Perse. 

Commençons  par  un  petit  conte  des  Berbères  de  Tamazratt 
(Tunisie  méridionale)  (1)  : 

Le  petit  Ali  étant  un  jour  sur  un  figuier,  en  train  de  cueillir  des  figues, 
une  sorcière  lui  en  demande  deux  ou  trois  ;  mais  elle  insiste  pour  qu'il  les 
lui  donne  de  la  main  à  la  main.  Le  petit  garçon  y  consent,  et  la  sorcière 
l'empoigne  et  l'emporte  sur  son  dos,  dans  un  pli  de  son  vêtement.  —  En 
route,  il  lui  échappe,  grâce  à  la  connivence  de  braves  gens,  qui  lui  substi- 
tuent une  jarre  à  eau  ;  mais  bientôt  il  est  repris  par  la  sorcière,  de  la  même 
manière  que  la  première  fois. 

Ali  reste  dix  ans  chez  la  sorcière,  qui  le  nourrit  très  bien.  Un  jour,  elle 
demande  à  sa  fille  Schenschouna  s'il  est  suffisamment  engraissé,  et,  comme 
Schenschouna  répond  qu'oui,  la  sorcière  lui  dit  de  l'égorger  et  de  le  faira 
cuire  avec  du  couscous  dans  une  chaudière  :  Schenschouna  proposera  au 
jeune  garçon  de  le  raser  pour  une  fête  qui  se  prépare,  et,  pendant  l'opération, 
elle  lui  coupera  le  cou  avec  le  rasoir.  Cela  dit,  la  sorcière  s'en  va  inviter 
au  festin  ses  sœurs,  les  tantes  de  Schenschouna.  —  La  fille  ayant  proposé 
à  Ali  de  le  raser,  celui-ci  lui  dit  qu'il  la  rasera  d'abord  elle-même.  Elle 
accepte,  et  il  lui  coupe  le  cou.  Après  quoi,  il  revêt  les  habits  de  Schenschouna 
et  la  fait  cuire  selon  les  instructions  de  la  sorcière.  Et  la  mère  mange  sa 
fille  sans  le  savoir  ;  et  Ali  se  fait  une  joie  de  le  lui  apprendre  avant  de  la  tuer. 

L'histoire  d'Ali  aux  figues,  c|ui  se  raconte  chez  les  Berbères  de  la 
ville  de  Tazerwalt,  dans  le  sud  du  Maroc,  offre  une  version  moins 
bonne  du  petit  conte  des  Berbères  tunisiens  (2). 

Il  a  été  publié  plusieurs  variantes  de  ce  conte.  Deux  d'abord 
provenant  :  la  première,  de  ces  Houwâra  marocains  de  langue 
arabe,  que  nous  avons  déjà  eus  à  citer  à  propos  de  Hœnsel  et  Grelhel; 
la  seconde,  des  Arabes  d'Algérie  (3)  ;  mais,  dans  ces  deux  versions 

(1)  H.  Stumme  :  Maerchen  der  Berbern  von  Tamazratt  in  Sûdtunisien  (Leipzig, 
1900),  n°  2. 

(2)  H.  Stumme  :  Mœrchen  der  Schluh  von  Tazerwalt  (Leipzig,  1895),  n°  23. 

(3)  A.  SociN  et  H.  Stumme,  op.  cit.,  n°  10.  —  Delphin  :  Recueil  de  textes  pour 
l'étude  de  l'arabe  parlé  (1891),  p.  137  (conte  traduit  par  M.  René  Basset  :  Revue  des 
traditions  populaires,  avril  1901,  p.  173  seq.) 


368  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

très  voisines  l'une  de  l'autre,  et  cjui,  l'une  et  l'autre,  donnent  au 
jeune  garçon  le  nom  de  Iladidoiiân,  notre  histoire  est  enchâssée 
dans  un  assez  long  récit  où  Hadidouân  et  la  sorcière  (ou  l'ogresse) 
luttent  de  malice,  jusqu'à  ce  que  Madidouân  soit  pris.  —  Il  en  est 
encore  ainsi  dans  un  troisième  conte,  un  conte  berbère  de  Ouargla, 
dont  notre  éminent  et  très  obligeant  Confrère  en  l'Institut,  1\I.  René 
Basset,  a  bien  voulu,  en  nous  l'indiquant,  nous  donner  la  traduc- 
tion (1). 

Un  autre  conte  berbère,  qui  a  été  recueilli  dans  la  Grande  Kabylie, 
entre  Dellys  et  Bougie,  et  que  M.  René  Basset  a  eu  également  la 
bonté  de  nous  traduire,  présente  ce  même  encadrement  ;  mais  notre 
épisode  est  complètement  affaibli  :  Mek'id'ech  ne  tue  pas  la  fille  de 
l'ogresse  ;  il  se  contente  de  s'échapper  ;  ensuite,  après  avoir  fait 
périr  l'ogresse  dans  un  incendie,  il  emmène  la  jeune  fille  chez  lui 
et  l'épouse,  «  après  lui  avoir  fait  jurer  qu'elle  ne  deviendra  jamais 
une  ogresse  »  (2). 

Dans  le  conte  houwâra,  le  trait  de  la  ruse  est  beaucoup  mieux 
présenté  que  dans  les  contes  berbères  (tunisien  et  marocain)  du 
Pelil  Ali  aux  figues  : 

Lorsque  la  sorcière  a  réussi  à  prendre  Hadidouân,  elle  dit  à  sa  fille  de 
l'égorger  et  de  le  faire  cuire,  pendant  qu'elle-même  ira  inviter  leurs  parents. 
Hadidouân  dit  à  la  fille  :  «  Voilà  tes  parents  qui  vont  venir  au  festin.  S'ils 
te  voient  si  ébouriffée,  tu  vas  les  dégoûter.  —  Eh  bien  !  rase-moi  »,  dit-elle. 
Hadidouân  prend  le  rasoir  et  coupe  le  cou  à  la  fille,  qu'il  fait  cuire,  après 
lui  avoir  enlevé  la  peau,  dont  il  se  revêt  (3).  Et  c'est  ainsi  qu'il  salue  la 
compagnie.  Pendant  qu'on  festoie,  il  s'enfuit  et  crie  de  loin  :  «  C'est  votre 
fille  que  vous  avez  mangée,  et  pas  Hadidouân  !  » 

Même  idée,  au  fond,  mais  moins  de  vraisemblance,  —  de  cette 
vraisemblance  toute  relative  des  contes,  —  dans  le  conte  berbère 
de  Ouargla  : 

Pour  entendre  les  chansons  de  Baghdidis,  la  fille  de  l'ogresse  le  tire  d'un 
trou  où  il  est  enfermé.  Alors  Baghdidis  va  moudre  le  grain  avec  elle,  et 
ensuite  ils  jouent  au  sig  (jeu  à  pile  ou  face  avec  des  bâtonnets)  :  le  vain- 
queur doit  couper  les  cheveux  du  vaincu.  C'est  Baghdidis  qui  gagne  ;  il 
coupe  les  cheveux  de  la  fille,  l'égorgé,  se  revêt  de  sa  chevelure  et  de  ses 
habits  et  jette  le  corps  dans  la  marmite.  Au  retour  de  l'ogresse,  il  lui  raconte, 
en  déguisant  sa  voix,  qu'il  a  fait  cuire  Baghdidis  et  lui  demande  la  per- 
mission de  se  tenir,  par  pudeur,  sur  la  terrasse,  quand  leurs  parents  vien- 

(1)  BiARNAY  :  Etude  sur  le  dialecte  d'Ouargla  (Paris,  1908),  pp.  274  seq. 

(2)  MouLiERAS  :  Légendes  et  contes  merveilleux  de  la  Grande  Kabylie.  1"  partie, 
2«  fascicule  (Paris,  1894),  pp.  172  seq. 

(3)  Le  Hadidouân  du  conte  arabe  d'Algérie  «  enlève  le  visage  de  la  jeune  ogresse 
et  le  met  sur  le  sien  ». 


ÉTUDE   DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  369 

dront  au  festin.  C'est  de  cette  terrasse  que,  quand  ils  se  sont  bien  régalés, 
il  leur  dit  ce  qu'ils  ont  mangé. 

Le  conte  arabe  d'Algérie  présente  cet  épisode  d'une  autre  manière: 

«  Va  inviter  mes  tantes  »,  dit  la  fille  de  l'ogresse  à  sa  mère.  L'ogresse  part, 
et  Hadidouàn  reste  avec  la  fille,  qui  est  occupée  à  aiguiser  une  lame  de 
sabre  ;  profitant  de  son  inattention,  il  l'égorgé. 

De  quelle  manière  Hadidouàn  «  profite-t-il  de  l'inattention  » 
de  la  fdle  de  l'ogresse,  le  conte,  tel  qu'il  a  été  publié,  ne  le  dit  pas. 
Mais  cette  lame  de  sabre  qu'on  aiguise,  n'est-ce  pas  là  un  trait  qui 
se  retrouve  dans  le  conte  norvégien  ci-dessus  ?  ' 

Dans  le  conte  norvégien,  il  est  vrai,  la  jeune  troll  n'est  pas  «  inat- 
tentive ))  ;  elle  est  bêtement  confiante.  Mais  ce  trait  de  la  confiance 
niaise,  les  contes  berbères  et  le  conte  arabe  (houwâra)  du  Maroc, 
l'ont  très  nettement  :  la  jeune  ogresse  met  entre  les  mains  du  pri 
sonnier  l'instrument  de  salut,  le  rasoir,  comme  la  jeune  troll  lui 
donne  le  grand  couteau.  Et  le  trait  absurde  du  jeune  garçon  norvé- 
gien demandant  à  la  jeune  troll  la  permission  d'essayer  le  tranchant 
du  couteau  sur  les  cheveux  de  sa  tresse,  de  sa  tresse  à  elle,  n'aurait-il 
pas  eu,  dans  la  forme  primitive,  quelque  chose  d'analogue  au  trait 
du  jeune  garçon  marocain  qui,  par  ses  réflexions  moqueuses  sur 
l'ébouriffement,  vrai  ou  non,  des  cheveux  de  la  jeune  ogresse, 
arrive  à  se  faire  remettre  le  rasoir  libérateur  ?  —  Quant  aux  détails 
caractéristiques  de  la  fin  (vêtements  de  la  jeune  fille  endossés 
par  le  jeune  garçon,  cri  de  vengeance  triomphante),  ils  sont  les 
mêmes  dans  tous  ces  contes,  qu'ils  aient  voyagé  jadis  du  lointain 
Orient  vers  les  rives  Scandinaves  de  la  mer  du  Nord  ou  vers  la  côte 
méditerranéenne  de  l'Afrique. 


C'est  encore  en  Norvège  cju'a  été  recueilli  un  petit  conte  dont 
tout  renseml)le  rappelle  singulièrement  le  petit  conta' (V Ali  aux 
figues  (1)  : 

Un  petit  garçon  très  gras,  que  sa  mère  appelle  Gras-Cabri  [SmOrhuck  = 
Schmierbock,  de  la  traduction  allemande),  est  pris  par  une  t.rol!  qui  lui  a 
dit  d'entrer  dans  son  parc  pour  y  chercher  un  beau  petit  couteau  d'argent,  et 
la  troll  l'emporte.  Pendant  qu'elle  se  repose  en  chemin,  le  petit  qarçon  fait 
un  trou  au  sac,  et  s'échappe  en  mettant  une  racine  de  pin  à  sa  place.  Repris 
une  seconde  fois,  il  s'échappe  encore  de  la  m 'me  manière  ;  mais,  la  troisième 

(1)  P.  AsBjoRNSEN  et  J.  MoE,  op.  cit.,  t.  II,  n°  22. 


370  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

fois,  la  Iroll  va  droit  à  sa  maison  et,  comme  elle  a  une  course  à  faire,  elle 
dit  à  sa  fille  d'égorger  le  polit  garçon  et  d'en  faire  de  la  soupe.  La  fille  ne 
sachant  comment  s'y  prendre,  Gras-Cabri  lui  dit  qu'il  va  le  lui  montrer  ; 
«  Mets  seulement  la  tcHe  sur  le  banc,  et  tu  verras.  «  La  jeune  troll  le  fait  ; 
alors  Gras-Cabri,  d'un  coup  de  hache,  lui  abat  la  tête,  qu'il  met  dans  le  lit 
e»  le  corps  dans  la  chaudière.  Quand  le  troll  et  ^a  femme  reviennent,  iK 
voient  la  tète  :=ur  l'oreiller  et  croient  que  leur  fille  dort.  Ils  mangent  de  bon 
appétit  et  disent,  chacun  à  son  tour  :  <■•  Elle  est  bonne,  la  soupe  de  Gras- 
Cabri  !  »  Et  le  petit  garçon  crie,  du  haut  de  la  cheminée  :  «  Elle  est  bonne, 
la  soupe  de  fille  !  »  Les  trolls  vont  sous  le  tuyau  de  la  cheminée,  pour  voir 
qui  parle  ;  alors  Gras-Cabri  leur  fait  tomber  sur  la  tète  une  pierre  et  une 
racine  de  pin  et  les  tue.  * 

En  Islande,  le  petit  garçon  s'appelle  Smjôrbilill,  et  ses  aventures 
sont  à  peu  près  les  mêmes  (1). 

En  Russie,  dans  un  conte  du  Gouvernement  de  Voronej  (2),  la 
sorcière  cjui  a  réussi  à  se  saisir  du  petit  Ivashko  dit  à  sa  fille  Alenka 
de  chauffer  le  four  et  d'y  faire  cuire  l'enfant.  Car  voici  de  nouveau 
le  four,  et  il  est  accompagné  de  la  feinte  maladresse,  qui  permet  ici 
à  Ivashko  d'enfourner  Alenka,  pendant  que  la  sorcière  est  allée 
faire  ses  invitations. 

Après  avoir  bien  mangé,  la  sorcière  et  ses  amis  sortent  de  la  maison 
et  se  roulent  sur  l'herbe.  «  Je  tourne  et  retourne,  je  me  roule  »,  dit  la  sor 
cière,  »  j'ai  mangé  la  chair  d' Ivashko  !  »  Et  Ivashko  lui  crie,  du  haut  d'un 
arbre  sur  lequel  il  a  grimpé  :  «  Tourne  et  retourne,  roule-toi  ;  tu  as  man;ïé 
la  chair  d'Alenka  !  » 

Même  conte,  identiquement,  en  Lithuanie  (3). 

Dans  un  conte  de  la  Russie  septentrionale  (4),  la  Jaga  Baba 
(sorte  d'ogresse)  a  trois  filles,  et  la  scène  de  la  feinte  maladresse 
et  de  l'enfournement  a  lieu  trois  fois  ;  trois  fois  aussi,  la  Jaga  Baba 
ronge  les  os  à  moitié  calcinés  de  ses  filles,  qu'elle  prend  pour  ceux 
d' Ivashko,  et  le  jeune  garçon  se  moque  d'elle.  Finalement  elle  est 
enfournée  elle-même  ;  mais,  par  ses  promesses,  qu'elle  est  forcée 
de  tenir,  elle  obtient  d'être  mise  en  liberté.  Grâce  à  un  anneau, 
qu'elle  lui  a  donné,  Ivashko  trouve  à  se  marier  et  vit  heureux. 

(1)  Adeline  RiTTERSHAis  :  Die  neuislœndischen  Volksmscrchen  (Halle,  1902) 
n»  39. 

(2)  W.  R.  S.  Ralston  :  Russian  Folk-iales  (Londres,  1873),  p.  163  seq. 

(3)  Amélie  Godin  :  Polnische  Volksmccrchen  (Leipzig,  sans  date),  pp.  32  seq.  — 
Ces  contes  sont  tirés  de  la  collection  de  contes  lithuaniens  de  Glin&ki. 

(4)  C'est  à  l'obligeance  du  savant  slaviste  et  folkloriste  M.  G.  Polivka,  professeur 
à  l'Université  tchèque  de  Prague,  que  nous  devons  la  connaissance  de  ce  conte, 
n°  73  de  la  grande  collection  de  contes  russes  du  Nord,  formée  en  1903-1904  par 
M.  N.-E.  Ontchoukov  :  M.  Polivka  n'avait  pu  que  l'indiquer  brièvement  dans  son 
compte  rendu  de  cette  collection  [Archiv.  fur  slavische  Philologie,  1909,  p.  259  seq.). 


ÉTUDE  DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  371 


Dans  cette  région  de  la  Sibérie  méridionale,  au  nord  des  monts 
Altaï,  où  nous  avions  déjà  trouvé  l'enfournement  de  la  fille  d'un 
ogre  (jœlbspgœn)  (1),  un  second  petit  poème  tatar,  celui-ci  de  la 
vallée  de  la  Katounja,  présente  une  introduction  très  voisine  de 
l'introduction  du  conte  norvégien  de  Gras-Cabri  (2)  : 

Tardanak  est  à  labourer,  quand  arrive  un  iselbaegœn  à  sept  têtes  :  «  Tar- 
danak,  veux-tu  entrer  dans  mon  sac  ?  —  Pourquoi  ne  voudrais-je  pas  ?  » 
dit  Tardanak,  et  il  entre  dans  le  sac.  Mais,  en  chemin,  le  jœlbaegaen  s'arrête 
pour  dormir  ;  Tardanak  sort  du  sac  et  met  des  mauvaises  herbes  à  sa  place. 
Le  jselbœgœn  retourne  trouver  Tardanak,  qui  s'exécute  encore  de  bonne 
grâce  ;  mais,  cette  fois,  le  jselbœgeen  ne  s'arrête  pas  en  route,  et  Tardanak, 
bien  ficelé  dans  le  sac,  attend  chez  le  jœlbsegaen,  qui  est  allé  chercher  du 
bois,  le  moment  d'être  bouilli,  quand  il  a  l'idée  de  dire  aux  deux  enfants 
de  son  ennemi  de  le  délier,  pour  qu'il  puisse  leur  fabriquer  un  beau  jouet 
à  chacun.  Les  enfants  l'ayant  délié,  il  les  tue  ;  puis  il  met  les  têtes  sur  le 
lit  et  les  corps  dans  la  chaudière.  A  son  retour,  le  jœlbœgœn  mange  ce 
qu'il  croit  être  Tardanak,  et  s'aperçoit  trop  tard,  en  voyant  rouler  les 
têtes,  qu'il  a  mangé  ses  enfants.  Finalement,  Tardanak  réussit  à  le  faire 
périr. 

Dans  le  premier  poème  tatar,  que  nous  n'avions  cité  qu'à  cause 
du  trait  de  V enfournement,  le  héros,  immédiatement  après  qu'il  a 
fait  cuire  une  des  filles  du  jœlbsegsen  (il  les  enfourne,  successivement, 
toutes  les  trois),  met  sur  la  table  le  foie,  que  le  jselbsegsen  mange 
quand  il  rentre  ;  et  ensuite  le  jœlbaîgœn  dit  en  pleurant  :  «  Ce  n'était 
pas  un  foie  d'homme  ;  c'était  le  foie  de  ma  fille.  » 


Nous  nous  sommes,  après  un  long  circuit,  rapprochés  de  l'Inde, 
notre  point  de  départ  initial  ;  rentrons-y. 

A  Boulandchehr  («  Provinces  Nord-Ouest  »,  dans  la  partie  septen- 
trionale de  la  riche  plaine  du  Douab),  M,  W.  Crooke  a  recueilli  le 
petit  conte  que  voici  (3)  : 

Un  petit  garçon  monte  sur  un  arbre  chargé  de  fruits  et  se  met  à  manger. 
Vientàpasserune  vieille  sorcière,  qui  demande  au  petit  garçon  de  lui  donner 
de  ces  fruits.  L'enfant  baisse  une  branche  ;  mais,  quand  sa  main  se  trouve 
à  la  portée  de  la  sorcière,  celle-ci  le  saisit  et  le  fourre  dans  son  sac.  En  che- 

(1)  Supra,  §  3  in  fine. 

(2)  W.  Radloff,  op.  cit.,  I,  p.  28  seq. 

(3)  North  Indian  Notes  and  Queries,  îéyvier  i89&,  p.  1&3. 


372  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

min,  elle  fait  halte  et  dépose  le  sac,  dont  le  petit  garçon  réussit  à  sortir  ; 
il  y  met  des  pierres  et  des  épines.  Quand  elle  est  rentrée  dans  sa  maison,  la 
sor^nère  est  bien  attrapée.  Mais,  peu  de  iours  après,  elle  reprend  l'enTant 
sur  le  même  arbre  et  l'emporte  chez  elle.  Elle  appelle  sa  bru  et  lui  dit  de 
couper  le  petit  en  morceaux  et  de  le  mettre  dans  la  marmite,  pendant 
qu'elle-mùne  va  acheter  du  poivre  et  du  sel.  —  La  jeune  femme  prend  le 
petit  garçon  et,  tandis  qu'elle  s'apprête  à  le  tuer,  elle  ne  peut  s'cmi>ècher 
de  l'admirer  :  «  Quels  beaux  yeux  tu  as,  et  quelle  belle  tète  bien  ronde  ! 
Comment  es-tu  si  joli  ?  »  Le  petit  garçon  répond  :  «  Ma  mère  m'a  arrangé 
les  yeux  avec  une  aiguille  à  repriser  (darning  needle)  rougie  au  feu,  et  elle 
m'a  façonné  la  tète  avec  le  pilon  à  riz.  —  Veux-tu  me  faire  pareille  à  toi  ?  » 
dit  la  jeune  femme.  —  «  Volontiers  »,  dit  le  petit  garçon,  et  il  lui  arrache  les 
yeux  avec  une  aiguille  rougie  au  feu  et  lui  fracasse  la  tète  avec  le  pilon  à 
riz  :  ensuite  il  la  met  dans  la  marmite.  Après  quoi  il  endosse  les  vêtements 
de  la  jeune  femme  et  s'assied  avec  une  modeste  contenance  dans  un  coin 
de  la  chambre.  Quand  la  vieille  revient,  elle  donne  de  la  soupe  et  de  la 
viande  à  toute  sa  famille,  et  un  morceau  de  viande  au  chat.  «  Crachez  ça  !  » 
dit  le  chat.  «  La  belle-mère  mange  sa  bru.  —  Qu'est-ce  que  dit  le  chat  ?  « 
demande  la  vieille  sorcière.  —  «  Je  reviens  dans  un  moment  >,  répond  le 
petit  garçon,  «  et  je  vais  te  le  dire.  •>  Et  il  s'enfuit  à  toutes  jambes.  Quand 
enfin  la  vieille  s'avise  de  regarder  dans  la  marmite,  elle  voit  que  c'est  sa 
bru  qui  a  été  bouillie. 

Est-il  besoin  de  faire  remarquer  que  le  petit  conte  berbère  de 
Tunisie,  résumé  plus  haut  (l'histoire  d'Ali  aux  figues)  a  tout  à  fait 
l'introduction  de  ce  conte  indien  ?  L'arbre  sur  lequel  le  petit  garçon 
cueille  des  fruits,  sa  main  saisie  par  la  sorcière,  le  sac,  etc.,  tout  y  est. 

Pour  la  suite  du  récit  il  n'y  a  plus,  sans  doute,  cette  surprenante 
identité  ;  mais,  quelles  que  soient  les  difïérences  extérieures,  il  est 
sûr  qu'au  fond  la  ruse  dont  use  le  petit  garçon  est  la  même  dans  les 
deux  récits  :  dans  l'un  et  dans  l'autre,  en  effet,  il  fait  croire  à  la 
jeune  femme  (ou  à  la  jeune  fille)  chargée  de  le  tuer,  qu'il  va  la  rendre 
plus  belle  (1). 

(1)  Un  épisode  d'un  autre  conte  indien  (de  Kasoûr,  district  de  Lahore)  offre, 
pour  l'allure  générale,  beaucoup  d'analogie  avec  notre  petit  conte,  et  il  a  aussi  le 
trait  du  pilon  à  riz  (Steel  et  Temple  :  W ide- jUvake  Stories.  Bombay,  1884,  n°  7)  : 
L'ne  jeune  et  jolie  fdle,  nommée  Bopoloutchi,  reçoit  un  jour  la  visite  d'un  prétendu 
oncle  (un  brigand  déguisé),  qui  l'emmène  dans  son  repaire,  sous  prétexte  de  lui 
faire  épouser  un  de  ses  fds.  Arrivé  chez  lui,  il  dit  à  la  jeune  fille  ce  qu'il  est  et  qu'elle 
sera  sa  femme  à  lui.  Puis,  il  ordonne  à  sa  vieille  mère  de  parer  Bopoloutchi,  pendant 
qu'il  va  s'occuper  des  préparatifs  de  la' fête.  —  En  mettant  à  Bopoloutchi  ses  habits 
de  noce,  la  vieille  lui  demande  comment  elle  a  fait  pour  avoir  de  si  beaux  cheveux, 
tandis  qu'elle-même  est  toute  chauve.  Bopoloutchi  lui  répond  que  c'est  en  lui  tra- 
vaillant la  tête  avec  le  pilon  dan>  le  groi  mortier  à  riz,  que  sa  mère  lui  a  fait  pousser 
de  si  longs  cheveux.  La  vieille  lui  demande  de  lui  rendre  le  même  service,  et  Bopo- 
loutchi lui  travaille  si  bien  la  tête  avec  le  pilon  que  la  bonne  femme  meurt.  Alors 
Bopoloutchi  met  les  vêtements  de  la  vieille,  et  elle  s'enfuit  après  avoir  revêtu  le 
cadavre  des  habits  de  noce. 


ÉTUDE  DE   FOLK-LORE  COMPARÉ  373 


Un  conte  arabe,  recueilli  dans  la  vilh'  de  Tripoli  de  Barbarie,  pré- 
sente différemment  notre  épisode  (1)  : 

Un  jeune  garçon,  Moitié-d' Homme  il),  pris  par  une  ogresse,  commence 
par  se  faire  bien  nourrir  sous  prétexte  qu'il  n'est  pas  assez  gras  pour  être 
mangé  ;  puis,  le  moment  étant  arrivé  où  on  doit  l'égorger,  il  dit  à  l'ogresse 
et  à  son  mari  d'aller  inviter  leurs  parents  ;  pendant  ce  temps  il  restera  sous 
la  surveillance  de  la  jeune  ogresse  et  fendra  le  bois  nécessaire  pour  le  fcdre 
cuire.  Les  ogres  approuvent  la  chose  et  remettent  à  Moitié-d' Homime  une 
hache.  Quand  Moitié-d' Homme  est  seul  avec  la  jeune  ogresse,  il  dit  à 
celle-ci  de  venir  lui  tenir  bien  droite  une  bûche,  pour  qu'il  la  fende  plus  vite. 
La  jeune  ogresse  y  consent,  et  aussitôt,  d'un  coup  de  hache,  il  lui  fend  la 
tête. 

Que  l'on  se  reporte  aux  contes  indiqués  ci-dessus  :  dans  un  conte 
basque,  c'est  également  sous  prétexte  de  l'aider  à  fendre  du  bois 
que  le  héros  se  fait  délier  par  l'ogresse  et  réussit  à  la  tuer. 


Dans  un  conte  kabyle  du  Djurdjura  (3),  notre  épisode  est  horri- 
blement défiguré  : 

Le  jeune  Amor  Ennefç  a  été  pris  par  une  ogresse,  et  l'une  des  trois  filles 
de  celle-ci,  laquelle  fille  est  aveugle,  est  chargée  de  le  tuer.  «  Je  t'adjure  au 
nom  de  Dieu,-  lui  dit-elle,  montre-moi  comment  dansent  ton  père  et  ta 
mère.  —  Et  toi,  montre-moi  où  ta  mère  place  son  couteau.  »  La  jeune 
ogresse  lui  apporte  le  couteau  ;  Amor  la  tue  et  se  revêt  de  sa  peau.  Après 
quoi  il  fait  cuire  la  jeune  ogresse. 

Sous  d'absurdes  altérations,  ne  peut-on  pas  reconnaître  ici  un 
souvenir  de  la  danse  autour  de  la  chaudière,  transformation  de  la 
circumambulation  rituelle  ? 


(1)  H.   Stumme   :   Mœrchen  und   Gedichte  aus  der  Sladt  Tripolis  in  .\ordafrika 
(Leipzig,  1898),  conte  n"  3. 

(2)  Nous  reviendrons  plus  loin  sur  ce  nom  et  sur  son  explication. 

(3)  Le  R.  P.  J.  Rivière  :  Recueil  de  contes  populaires  de  la  Kabylie  du  Djurdjura 
(Paris,  1882),  p.  229. 


374  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


§5 

LES    CONTES    BARBARESQUES 
ET    LA    PROPAGATION    DES    CONTES    ORIENTAUX 

Les  nombreux  contes  de  la  côte  barbaresciue  que  nous  avons  eu  à 
citer  dans  ce  qui  précède  nous  fournissent  l'occasion  d'insister  un 
peu  sur  l'importance  qu'ont  eue,  à  des  époques  parfaitement  his- 
toriques, certain*  grands  courants,  par  rapport  à  la  propagation, 
à  la  diffusion  sur  notre  continent  de  tout  un  répertoire  de  contes, 
les  mêmes  un  peu  partout. 

Parmi  ceux  de  ces  courants  que  l'on  peut  dès  aujourd'hui  déter- 
miner, et  auxquels  nous  consacrerons,  si  Dieu  nous  prête  vie,  un 
ouvrage  spécial,  l'un  des  plus  faciles  à  constater,  c'est  celui  qui,  à  la 
suite  des  conquêtes  arabes,  est  venu  d'Asie  et  a  longé  toute  la  côte 
barbaresque.  Qu'a-t-il  apporté  dans  ces  parages  ? 

Il  a  notamment  apporté  des  contes,  des  contes  arabes.  Mais  ces 
contes  arabes  eux-mêmes,  les  Arabes  les  tenaient  en  grande  partie 
des  Persans,  et  les  Persans,  de  leur  côté,  les  avaient  empruntés  à 
l'Inde.  Ainsi,  nous  avons  pu  démontrer  tout  récemment,  pièces  en 
main,  qu'un  des  contes  arabes  les  plus  fameux,  le  prologue-cadre 
des  Mille  el  une  Nuits,  reflet  d'un  ouvrage  persan  disparu  que  men- 
tionnent les  historiens  arabes,  est  composé  en  entier  de  récits 
indiens,  dont  le  plus  important  est  certainement  antérieur,  pour  sa 
rédaction  actuelle,  à  l'an  251  de  notre  ère  (1). 

Le  fait,  pour  un  conte,  de  se  rencontrer  sur  cette  côte  barbaresque 
(nous  ne  parlons  pas,  évidemment,  des  légendes  spécialement 
musulmanes)  est  donc  une  présomption  que  ce  conte  est  venu  de 
l'Orient,  —  allons  jusqu'au  bout,  de  l'Inde.  Et  parfois  la  présomp- 
tion se  change  en  certitude  par  la  possibilité  d'un  rapprochement 
précis  avec  un  conte  indien  :  ce  cas  deviendra  de  plus  en  plus  fré- 
quent, à  mesure  que  seront  plus  accessibles  les  richesses  de  la  tradi- 
tion orale  de  l'Inde,  dans  lesquelles  jusqu'à  présent  on  a  si  peu 

(1)  Voir  notre  travail  Le  Prologue-Cadre  des  Mille  et  une  JVuits,  les  légendes  perses 
et  le  Livre  d'Esther,  dans  la  Revue  biblique  internationale  des  Dominicains  de  Jorii- 
salem  (janvier  el  avril  1909).  —  Les  nombreux  savants,  et  notamment  plusieurs 
orientalistes  de  premier  ordre,  à  qui  nous  avons  communiqué  ce  mémoire,  nous  ont 
donné  une  adhésion  sans  réserve.  "  Vous  m'avez  convaincu  »,  nous  écrit  un  de  nos 
premiers  arabisants  français.  Un  Maître  de  la  philologie  sémitique,  en  Allemagne 
est  d'avis,  lui  aussi,  que  ■<  l'origine  du  conte-cadre  est  maintenant  démontrée  » 
«  démontrée  une  fois  pour  toutes  »,  dit  un  arabisant  hollandais,  etc.,  etc. 


ÉTUDE  DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  375 

puisé  (1),  et  aussi  les  ouvrages  littéraires  qui  jadis  ont  fixé  par 
écrit  divers  spécimens  de  cette  tradition  (2). 


Reprenons  les  contes  barbaresques  cités  plus  haut  et  renfermant 
l'épisode  du  jeune  garçon  qui,  devant  être  mangé  par  une  ogresse, 
fait  manger  à  celle-ci  sa  propre  fille. 

On  a  vu  que,  chez  les  Berbères  de  Tunisie,  cet  épisode  forme  à  lui 
seul  un  petit  conte,  et  nous  avons  pu  rapprocher  de  l'histoire  du 
petit  Ali  celles  du  Gras-Cabri  norvégien,  du  Tardanak  de  Sibérie, 
du  petit  garçon  non  nommé  de  l'Inde  septentrionale,  fca  ressem- 
blance entre  ces  divers  contes,  dispersés  si  loin  les  uns  des  autres, 
est  frappante  et  suppose  forcément  à  cette  dispersion  un  point  de 
départ  original  unique.  Évidemment,  c'est  dans  un  seul  et  même 
pays  que  s'est  formé  ce  conte  dont  nous  trouvons  des  versions  dans 
l'Inde,  en  Sibérie,  en  Norvège,  en  Tunisie.  Le  trait  de  l'arbre  à  fruits 
sur  lequel  est  monté  le  petit  garçon,  quand  arrive  l'ogresse,  — 
trait  absolument  caractéristique,  commun  au  conte  berbère  de 
Tunisie  et  au  conte  indien,  —  fixe  bien  nettement  ce  point  de  dé- 
part, du  moins  pour  le  conte  tunisien,  le  seul  dont  nous  ayons 
à  nous  occuper  dans  cette  partie  de  notre  travail,  et  certes  ne  le 
fixe  pas  en  Tunisie.  Ici  donc  un  fait  précis  vient  justifier  nos  thèses 
et  confirmer  l'existence  aux  temps  passés  d'un  courant  indo-arabo- 
barbaresque.    - 


En  dehors  de  ce  petit  conte  d'Ali,  notre  épisode,  dans  les  contes 
barbaresques,  ne  se  présente  nulle  part  à  l'état  isolé  :  partout  il  est 
encadré,  partout  il  fait  partie  d'un  ensemble  dans  lequel  il  est 
enchâssé.   Ces   encadrements,   ces   ensembles   sont  très   divers,   et 


(1)  Pour  ne  parler  que  de  l'Inde  Septentrionale,  M.  W.  Crooke,  qui  connaît  si 
bien  cette  région,  déclare  qu'on  n'est  pas  encore  allé  au  delà  d'un  examen  «  super- 
ficiel »  des  couches  supérieures  du  folk-lore.  «  Le  nombre  des  contes,  chants  et  bal- 
lades, proverbes  et  croyances  populaires,  qui  n'ont  pas  encore  été  notés,  est 
immense  »  (Folk-Lore,  septembre  1902,  p.  307). 

(2)  Entre  autres  sources,  s'ouvrant  maintenant  à  nous,  il  faut  signaler  les  récits 
que  les  Bouddhistes  chinois  ont  traduits  jadis  du  sanscrit.  On  y  retrouvera,  bien 
reconnaissables  sous  leur  vêtement  bouddhique,  plus  d'un  conte  du  grand  réper- 
toire asiatico-européen.  L'important  de  ces  récits,  que  l'éminent  sinologue 
M.  Edouard  Chavannes,  membre  de  l'Institut,  a  entrepris  de  publier  en  français, 
c'est  que  la  date  des  traductions  chinoises  peut  être  fixée  ;  ce  qui  permet  d'affirmer 
pour  chacun  des  récits  traduits  qu'il  existait  dans  l'Inde  avant  telle  ou  telle  date. 


376  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

pouiiant  aucun  nesl  spécialemenl  barbaresquc  :  apporLés  i)ar  un 
certain  courant  sur  la  côte  méditerranéenne  airicaine,  ils  ont  été 
apportés  encore  ailleurs  par  d'autres  courants. 

Examinons,  à  ce  point  de  vue,  le  conte  de  Hadidoiiân,  tel  que  le 
donnent  les  deux  versions  arabes  du  .Maroc  et  de  l'Algérie. 

Ce  conte  de  Hadidouân  a  une  introduction  assez  singulière  : 

Trois  jeunes  garçons  demandent  à  leur  père  de  leur  faire  une  maison  : 
Taîné  veut  une  maison  de  planches  ;  le  second,  une  maison  de  pierre  ;  le 
plus  jeune,  Hadidouân,  une  maison  de  fer.  Chacun  s'établit  dans  sa  maison. 
Survient  une  sorcière  ;  elle  démolit  la  maison  de  planches,  puis  la  maison 
de  pierre  ;  mais  elle  se  casse  inutilement  la  tête  contre  la  maison  de  fer. 

Suit  le  récit  d'une  lutte  de  ruses  entre  la  sorcière,  qui  veut  prendre 
Hadidouân,  et  celui-ci,  que  toutes  ses  malices  n'empêchent  pas 
d'être  pris.  Arrive  alors  notre  épisode,  et,  pour  terminer,  la  mort  de 
la  sorcière  et  de  ses  parentes  qui,  après  avoir  allumé  un  grand  feu 
autour  de  la  maison  de  fer,  veulent  la  démolir  à  coups  de  tête, 
quand  elle  est  devenue  rouge,  et  restent  le  front  collé  au  fer  ar- 
dent (1). 

Ce  qu'il  faut  constater,  c'est  que  l'introduction  du  conte  de 
Hadidouân  ne  lui  appartient  nullement  en  propre  ;  elle  lui  est 
commune  avec  beaucoup  d'autres  contes,  que  d'autres  courants 
ont  apportés  en  Lorraine,  dans  la  Haute-Bretagne,  en  Angleterre, 
dans  divers  pays  italiens,  en  Espagne  (2).  Chose  curieuse,  il  n'y  a, 
du  moins  à  notre  connaissance,  qu'un  seul  de  ces  contes  qui  ait 
parmi  ses  personnages  des  êtres  humains  :  c'est  un  conte  italien 
du  Mantouan.  Ailleurs  nous  avons  affaire  à  un  conte  d'animaux, 
nous  ne  disons  pas  à  une  fable,  car  ici  on  raconte  pour  raconter, 
non  pour  moraliser. 

Résumons  ce  conte  du  ]\Iantouan  : 

Une  veuve,  en  mourant,  dit  à  ses  trois  filles  d'aller  trouver  leurs  oncles 
et  de  se  faire  bâtir  par  eux  une  petite  maigon  pour  chacune.  L'aînée  demande 
à  son  oncle  le  fabricant  de  paillassons  de  lui  faire  une  maison  de  paillassons, 

(1)  La  «  tour  de  fer  »  qui,  dans  le  conte  tripolitain  de  Moitié-d" Homme,  cité  plus 
haut,  se  trouve  à  point  nommé,  on  ne  sait  comment,  pour  donner  asile  au  héros, 
poursuivi  par  l'ogresse,  est  un  souvenir  évident  de  la  maison  de  fer  de  Hadidouân  ; 
de  même,  le  "  mur  en  fer  «  que,  dans  le  conte  berbère  d'Ouargla,  Baghdidis  bâtit 
auprès  de  la  maison  de  l'ogresse,  et  au  haut  duquel  il  habite.  —  Les  deux  contes  ont 
aussi  l'épisode  de  la  tour  ou  du  mur  rougis  au  feu.  —  M.  René  Basset  nous  dit  que 
le  nom  de  Hadidouân  vient  sans  doute  de  l'arabe  hadid,  «  fer  »  :  quelque  chose 
comme  "  l'homme  de  fer  »,  «  l'homme  à  la  maison  de  fer  ».  M.  Hans  Stumme  (contes 
houwâra,  déjà  cités,  p.  10)  est  du  même  avis. 

(2)  Voir  notre  conte  de  Lorraine  n°  76,  Le  Loup  et  les  petks  Cochons,  et  les  remar- 
ques. 


ÉTUDE  DE  FOLK-LORE   COMPARÉ  377 

La  seconde  se  fait  construire  par  son  oncle  le  menuisier  une  maison  de  bois. 
Enfin  la  dernière,  Marietta,  se  fait  bâtir  par  son  oncle  le  forgeron  une  maison 
de  fer.  Le  loup  vient  successivement  enfoncer  la  porte  des  deux  aînées,  qui 
ne  voulaient  pas  lui  ouvrir,  et  les  mange.  Mais  il  se  casse  l'épaule  contre 
la  porte  de  Marietta.  Il  se  la  fait  raccommoder  avec  des  clous  par  un  for- 
geron et  va  dire  à  Marietta  que,  si  elle  veut  venir  avec  lui  le  lendemain 
matin,  à  neuf  heures,  ils  iront  cueillir  des  pois  dans  un  champ  voisin. 
«  Volontiers  »,  dit  la  jeune  fille.  Mais  elle  se  lève  avant  le  jour,  va  cueillir 
les  pois,  et,  quand  le  loup  arrive,  elle  lui  montre  les  cosses  qu'elle  a  jetées 
par  la  fenêtre.  Le  jour  d'après,  où  elle  doit  aller  cueillir  des  lupins  avec  le 
loup,  elle  lui  joue  encore  le  même  tour.  Le  troisième  jour,  il  est  convenu 
qu'on  ira  ensemble  dans  un  champ  de  citrouilles.  Marietta  y  arrive  de  très 
bonne  heure  ;  mais  le  loup  s'est  levé  matin,  lui  aussi.  Quand  elle  l'aperçoit, 
elle  fait  un  trou  dans  la  citrouille  et  s'y  blottit.  Le  loup  prend  justement 
cette  citrouille  et  va  la  jeter  par  la  fenêtre  dans  la  maison  de  Marietta. 
«  Merci,  dit  celle-ci,  j'étais  dans  la  citrouille,  et  tu  m'as  portée  à  la  maison.  » 
Alors  le  loup,  furieux,  veut  descendre  par  la  cheminée  de  Marietta  ;  mais  il 
tombe  dans  un  chaudron  d'eau  bouillante,  qu'elle  a  mis  sur  le  feu,  et  y  périt. 

Une  diiïérence  entre  Hadidouân  et  le  groupe  de  contes  dont  fait 
partie  le  conte  italien,  c'est  que,  si  Hadidouân  finit  par  avoir  raison 
de  la  sorcière,  il  n'en  a  pas  moins  été  pris  par  elle  malgré  ses  ruses. 
Dans  le  conte  italien  et  les  autres  contes  similaires,  succès  ininter- 
rompu de  l'adversaire  du  loup,  lequel  loup  finit  par  périr  échaudé  ; 
car,  ici  encore,  nous  retrouvons  la  chaudière  bouillante. 

Notons  que  l'épisode  d€S  pois,  des  lupins,  des  citrouilles  à  cueillir 
s«  retrouve,  mais  assez  peu  net,  dans  les  deux  versions  de  Hadi- 
douân et  aussi  dans  les  contes  berbères  de  Ouargla  et  de  la  Grande 
Kaliylie.  Ainsi,  dans  Hadidouân,  la  sorcière  dit  aussi  au  jeune 
garçon  de  venir  cueillir  des  figues  ou  arroser  avec  elle.  Et  Hadi- 
douân trouve  moyen  de  lui  échapper.  —  Ce  qui  est  tout  à  fait 
curieux,  c'est  que  le  trait  de  la  citrouille  du  conte  du  Mantouan 
reparaît  dans  le  conte  berbère  de  Ouargla.  Là,  Baghdidis  joue  des 
tours  à  l'ogresse  et  à  sa  fille  en  leur  proposant  d'aller  cueillir  des 
raisins,  des  figues  et  des  dattes.  A  la  fin,  il  se  cache  dans  une  citrouille  ; 
mais,  à  la  différence  du  conte  italien,  il  n'est  pas  jeté  avec  la  citrouille 
par  l'ogresse  dans  sa  maison  à  lui,  mais  emporté  chez  elle  et  je^é 
dans  un  trou  :  sept  sacs  et  sept  moulins  à  bras  sont  entassés  sur  lui. 
—  Nous  avons  vu  comment  Baghdidis  se  fait  tirer  du  trou  par  la 
fille  de  l'ogresse. 


Dans  le  conte  de  Hadidouân  et  dans  les  autres  contes  berbères, 
italien,  etc.,  que  nous  venons  d'examiner  rapidement,  le  héros  ou 


378  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

l'héroïne  sont  en  lutte  avec  l'ogresse  ou  avec  le  loup  au  sujet  de 
bien  petites  choses.  Nous  avons  indiqué  plus  haut  un  groupe  de 
contes  dans  lequel  cette  lutte  prend  une  tournure  épique  :  là,  le 
héros,  à  son  corps  défendant  et  sur  l'ordre  d'un  roi,  dérobe,  au 
milieu  de  mille  dangers,  à  un  être  malfaisant  divers  objets  précieux 
et  le  plus  souvent  merveilleux,  et  finalement  apporte  au  roi  cet  être 
malfaisant  lui-même. 

Ce  thème,  —  que  le  regretté  Reinhold  Koehler  a  étudié,  nous 
l'avons  déjà  dit,  à  propos  d'un  conte  des  Avars  du  Caucase  (1),  — 
le  courant  arabe  l'a  déposé  lui  aussi,  en  pays  barbaresque,  chez  les 
Kabyles  du  Djurdjura.  ^'oici  en  gros  cette  version  kabyle,  sur  la- 
quelle nous  aurons  à  revenir  (2)  : 

Le  petit  héros,  Amer  Ennefç,  a  su  s'échapper  et  faire  échapper  ses  six 
frères  de  la  maison  d'une  ogresse.  Quand  les  jeunes  garçons  sont  revenus 
chez  leur  père,  l'un  d'eux  dit  à  celui-ci  qu'il  y  a  chez  l'ogresse  un  tapis  qui 
s'étend  tout  seul.  «  Anior  nous  l'apportera  »,  dit  le  père.  Amor,  en  èiïet, 
grâce  à  son  adresse,  apporte  le  tapis.  Puis  il  faut  qu'il  dérobe  à  l'ogresse  un 
moulin  qui  moud  tout  seul  ;  puis  encore  un  plat  qui  prépare  le  couscous 
et  le  cuit  tout  seul,  et  enfin  qu'il  amène  l'ogresse  elle-même. 

Notre  épisode  (Amor  Ennefç  et  la  fille  de  l'ogresse),  sous  la  forme 
si  altérée  que  nous  avons  fait  connaître  à  la  fin  du  §  4,  termine  le 
conte. 


Dans  le  conte  kabyle,  Amor  sauve  ses  frères  en  même  temps  que 
lui-même  ;  mais,  pour  le  faire,  il  profite  simplement,  pendant  la 
nuit,  de  ce  que  l'ogresse  est  endormie.  Dans  le  conte  tripolitain, 
cité  plus  haut,  Moitié-d'Homme  recourt  à  une  ruse  très  caracté- 
risée, qui  réveillera,  chez  nous  autres  Français,  des  souvenir'i 
d'enfance  : 

Douze  frères  se  mettent  en  route  pour  se  rendre  chez  un  oncle  qu'ils  ne 
connaissent  pas  et  dont  ils  veulent  épouser  les  douze  filles.  Ils  arrivent 
chez  un  ogre  et  une  ogresse,  qui,  eux  aussi,  ont  douze  filles  et  qui  se  donnent 
pour  l'oncle  et  la  tante  des  jeunes  gens.  La  nuit,  l'ogresse  met  sur  les  gar- 
çons une  couverture  rouge  et  sur  ses  filles  une  couverture  blanche.  Quand 
tout  le  monde  est  endormi,  le  plus  jeune  des  garçons,  Moitié-d'Homme, 
qui  se  méfie,  change  de  place  les  couvertures,  substituant  l'une  à  l'autre  ; 

(1)  Voir  A.  ScHiEFNER  :  Awarische  Texte,  1873,  n<»  3.  (Publié  dans  Jes  Mémoires 
de  V Académie  des  sciences  de  Saint-Pétersbourg,  7*-'  .série.  Tome  19,  n°  6).  —  Les 
remarques  de  Kœhler  sont  reproduites  dans  ses  Kleinere  Schrijten  zur  Mœrchen- 
forschung,  tome  I  (Weimar,  1898),  pp.  546  seq. 

(2)  J.  Rivière,  op.  cj'r.,  pp.  226  seq. 


ÉTUDE  DE  FOLK-LCmE  COMPARÉ  379 

en  même  temps  il  met  les  fez  des  garçons  sur  la  tête  des  filles  et  les  voiles 
des  filles  sur  la  tète  des  garçons.  Il  en  résulte  que  l'ogresse  égorge  ses  filles 
en  croyant  égorger  les  garçons. 

C'est,  comme  on  voit,  notre  Pelit  Poucel,  tel  que  Perrault  l'a  noté 
au  xvii^  siècle  ;  mais  ici  l'une  des  filles  se  réveille  à  temps  pour 
crier  à  sa  mère  de  ne  pas  la  tuer,  et  c'est  cette  dernière  fille  que  nous 
retrouvons  dans  l'épisode  ci-dessus  résumé  (§  4,  m  fine). 

Reinhold  Koehler,  dans  les  remarques  auxquelles  nous  avons 
renvoyé,  indique  divers  contes  (grecs  modernes,  sicilien,  breton), 
dans  lesquels  a  lieu  cette  substitution  d'une  couverture  à  l'autre, 
ou  d'une  coiffure  d'homme  à  une  coiffure  de  femme.  —  On  a  pu 
remarquer  que  le  conte  tripolitain  a  les  deux  formes  de  substitution 
à  la  fois,  et  d'une  façon  très  nette  ;  le  conte  berbère  de  Ouargla 
présente,  mais  d'une  façon  assez  confuse,  la  première  forme  (la 
couverture  rouge  et  la  couverture  blanche). 


Le  Petit  Poucet  ,de  Perrault,  est  un  personnage  extraordinaire, 
non  seulement  par  son  adresse,  mais  par  sa  taille  minuscule.  Son 
double,  dans  deux  contes  kabyles,  est  un  nain,  et  l'on  en  donne  la 
raison.  Nous  transcrivons  (.J.  Rivière,  op.  cit.,  p.  225  et  231)  : 

Un  homme  avait  sept  femmes.  Il  partit  un  jour  pour  traverser  les  sept 
mers  ;  il  rapporta  sept  pommes.  Il  rencontra  un  homme  qui  lui  en  demanda 
une  :  «  O  mon  brave,  lui  répondit-il,  je  n'ai  que  sept  pommes  pour  mes  sept 
femmes.  »  Il  lui  en  donna  la  moitié  d'une.  Chacune  des  femmes  eut  un 
enfant.  La  femme  qui  reçut  la  moitié  de  pomme  mit  au  monde  Amor 
Ennefç  ;  —  un  nain  (dit  expressément  la  variante,  p.  231). 

Le  conte  arabe  de  Tripoli,  lequel  a  été  monogamisé,  si  l'on  peut 
parler  ainsi,  —  une  seule  femme  au  lieu  de  sept,  —  dit  comment  ces 
pommes  mystérieuses  sont  venues  à  leur  possesseur  : 

Un  homme,  qui  est  très  affligé  de  ne  pas  avoir  d'enfants,  reçoit  d'un 
vieillard  inconnu  douze  pommes  :  «  Fais-les  manger  à  ta  femme  et  tu  auras 
douze  fils.  »  La  femme  mange  onze  des  pommes,  et,  sa  sœur  étant  venue, 
elle  lui  donne  la  moitié  de  la  douzième,  et  mange  l'autre  moitié.  Elle  met 
au  monde  douze  garçons  ;  le  douzième  est  un  «  homme  à  moitié  fait  »  :  on 
l'appelle  Moitié-d' Homme  [Hœlbchen,  dans  la  traduction  allemande). 

Qu'est-ce  au  juste  que  cet  «  homme  à  moitié  fait  »  (nar  halb 
ferliggewordener  Mensch)  ?  Un  conte  indien  de  Firôzpoûr  (Pendjab) 
l'explique  (1)  : 

(1)  F.  A.  Steel  et  R.  C.  Temple  :  Wide-Âwake  Stories  (Bombay,  1884),  p.  290  seq. 


380  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Sur  le  conseil  diin  faqir,  un  roi  sans  enfants  lance  doux  fois  un  certain 
bâton  dans  les  branches  d'un  manguier.  La  première  fois,  cinq  mangues 
tombent  par  terre  ;  la  seconde  fois,  deux.  Le  roi  porte  ces  mangues  à  ses  sept 
reines,  pour  que  chacune  en  mange  une.  Quand  il  arrive  au  palais,  la  plus 
jeune  reine  est  absente  ;  il  met  sa  mangue  en  réserve  dans  une  armoire  ; 
mais  la  jeune  reine,  à  son  retour,  ne  trouve  que  moitié  de  la  mangue  ; 
l'autre  moitié  a  été  mangée  par  une  souris.  La  conséquence,  c'est  que  la 
jeune  reine  ne  met  au  monde  qu'une  ^  moitié  de  fils  »  (hali  a  son),  la  moitié 
d'un  homme  coupé  en  deux  du  haut  en  bas,  n'ayant  qu'un  œil,  une  oreille, 
un  bras,  une  jambe,  etc.  On  lui  donne  le  nom  de  Prince  Moitié-de-Fils. 

Ce  thème  bizarre  du  Demi-homme  s'est  joint,  comme  introduc- 
tion, à  divers  thèmes  dans  lesquels  il  s'agit  ordinairement  d'un 
personnage  faible,  disgracié  de  la  nature,  méprisé,  et  qui  finalement 
triomphe  : 

—  10  Dans  le  conte  tripolitain,  Moitié-d'Homme  est  notre  Petit 
Poucet  ; 

—  2°  Dans  un  conte  grec  moderne  d'Épire  (1),  oij  le  thème  pri- 
mitif s'est  affaibli  (pas  de  fruit  merveilleux  :  une  femme  sans  entants 
en  demande  un  à  Dieu,  «  quand  même  ce  ne  serait  qu'«/i  demi  «), 
le  «  demi-homme  »  joue  le  rôle  qui,  dans  une  certaine  famille  de 
contes,  est  attribué  à  une  sorte  de  niais,  lequel,  grâce  à  un  poisson 
mystérieux,  finit  par  devenir  intelligent  et  par  épouser  une  prin- 
cesse (2)  ; 

—  3°  Dans  le  conte  indien  de  Firôzpoûr,  le  prince  Moitié-de-Fils 
est  dédaigné  au  palais,  comme  le  boiteux  d'un  conte  indien  du 
Bengale,  ou  le  «  petit  bossu  »  d'un  conte  lorrain  (3).  Ses  six  frères 
le  détestent  et  sont  furieux  de  l'avoir  vu,  plusieurs  fois,  se  dépêtrer 
de  mauvaises  affaires.  Finalement,  pendant  c[u'il  est  en  train  de 
tirer  de  l'eau  d'un  puits,  ils  le  poussent  dedans  ;  mais  la  bonne 
chance  suit  partout  Moitié-de-Fils  :  il  surprend,  dans  le  puits,  la 
conversation  de  trois  êtres  mystérieuk,  et  ce  qu'il  apprend  fait 
qu'il  se  trouve  en  état  de  guérir  une  princesse,  qui  devient  sa  femme, 
et  de  déterrer  d'immenses  trésor?  (4). 

Ce  qui  est  très  curieux,  c'est  que,  —  évidemment  par  l'efïet  d'une 
aliraciion  qui  s'est  opérée  entre  deux  récits  ayant  la  même  intro- 

(1)  J.  G.  VON  Hahn,  op.  cit.,  n°  8. 

(2)  Dans  noire  travail  Le  Lait  de  la  mère  et  le  Coffre  flottatit  (Revue  des  Questions 
historiques,  avril  1908,  p.  379  =  p.  222  du  présent  volume),  nous  avons  rapidement 
étudié  ce  thème. 

(3)  Voirnotre  conte  de  Lorraine  n"  19,  Le  Petit  Bossu,  et  les  remarques  (I,  p.  221). 

(4)  La  fin  de  ce  conte  est  une  variante  du  thème  du  Bon  et  du  Méchant,  que  nous 
avons  étudié  jadis  dans  les  remarques  de  notre  conte  de  Lorraine  n°  7.  (Cf.  t.  II, 
p.  353.) 


ÉTUDE  DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  S81 

duction  (la  naissance  du  demi-homme),  —  la  combinaison  n^  3 
est  venue  en  partie  s'intercaler  dans  la  combinaison  n^  1  et  former 
l'épisode  suivant  du  conte  tripolitain  : 

Après  que,  grâce  aux  ruses  de  Moitié-d'Homme,  ses  onze  frères  et  lui  se 
sont  échappés  de  chez  les  ogres,  leurs  faux  oncle  et  tante,  ils  arrivent  chez 
leur  vrai  oncle,  qui  leur  donne  en  mariage  ses  douze  fllles,  qu'il  sont  venus 
chercher  :  l'aînée  à  l'aîné,  la  seconde  au  second,  et  ainsi  de  suite.  Or,  la 
dernière,  destinée  à  Moitié-d'Homme,  est  la  plus  jolie,  ce  qui  irrite  les  onze 
frères,  et  ils  complotent  de  tuer  Moitié-d'Homme  et  de  donner  sa  femme  à 
l'aîné.  Sur  le  chemin  du  retour  à  la  maison  paternelle,  on  vient  à  passer 
auprès  d'un  puits.  Moitié-d'Homme  est  invité,  comme  étant  le  plus  jeune, 
à  descendre  dans  le  puits  pour  y  remplir  le  seau.  Après  que  le  seau  est 
remonté,  Moitié-d'Homme  crie  à  ses  frères  de  le  remonter  lui-même  ;  mais, 
quand  il  est  arrivé  à  mi-hauteur,  ses  frères  coupent  la  corde,  et  Moitié- 
d'Homme  retombe  dans  le  puits.  H  est  sauvé  par  un  poisson  merveilleux. 

On  trouvera  réunis,  dans  les  remarques  de  notre  conte  de  Lor- 
raine no  19,  Le  Pelit  Bossa,  nombre  de  contes  dans  lesquels  le  héros, 
qui  rapporte  d'une  expédition  périlleuse  des  objets  sans  prix  et 
une  jeune  fille  d'une  merveilleuse  beauté  est  jeté  dans  un  puits  par 
ses  frères.  Ce  conte  se  rencontre,  lui  aussi,  en  pays  barbaresque, 
chez  les  Kabyles  du  Djurdjura  (J.  Rivière,  op.  cit.,  pp.  235  seq.).  — 
Dans  le  conte  tripolitain,-  celle  des  douze  sœurs  qui  doit  être  la 
femme  de  Moitié-d'Homme,  est  la  plus  belle  :  cette  circonstance, 
qui  excite  la  jalousie  des  frères,  a  favorisé,  dans  ce  conte,  Vallrac- 
lion  que  nous  avons  signalée  entre  le  thème  du  Demi-homme  n^  3 
et  le  thème  n^  1.(1). 


Peut-être  sera-t-il  intéressant  de  faire  remarquer,  tout  à  fait 
accessoirement,  que  le  thème  du  Demi-homme  se  présente,  —  tou- 
jours en  pays  barbaresque,  —  sous  une  forme  qu'on  pourrait  pres- 
que appeler  une  parodie.  «  Moitié-d'Homme  m  est  devenu  «  Moitié- 

(1)  Est-il  nécessaire  de  faire  remarquer  que,  dans  ces  contes  de  frères  jaloux,  il 
n'y  a  rien  de  l'histoire  de  Joseph  et  de  ses  frères  ?  Ceux-ci  ne  disent  nullement  à 
Joseph  de  tirer  de  l'eau  d'un  puits  et  ils  ne  le  précipitent  pas  traîtreusement  dans 
ce  puits.  Ils  agissent  ouvertement.  Après  avoir  voulu  d'abord  tuer  Joseph,  ils 
consentent,  sur  les  instances  de  l'un  d'eux,  Ruben,  à  ne  pas  verser  son  sang  et  à  le 
descendre  dans  une  vieille  citerne  sans  eau,  véritable  oubliette  (on  se  servait  parfois 
plus  tard,  en  Palestine,  de  telles  citernes  comme  de  cachots  :  Zacharie,  IX,  11). 
La  suite  du  récit  montre  que  Ruben  pensait  aller  retirer  son  frère  de  la  citerne  ; 
mais,  quand  il  y  arrive,  Joseph  ne  s'y  trouve  plus  ;  il  en  a  été  retiré  par  les  autres 
frères  et  vendu  aux  marchands  d'une  caravane  qui  passe.  —  Entre  le  récit  biblique 
et  les  contes  que  nous  avons  indiqués,  il  n'y  a  aucune  de  ces  ressemblances  caracté- 
ristiques qui  dénotent  une  communauté  d'origine. 


882  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

de-Coq  »,  la  moitié  vivante  d'un  coq  que  les  deux  femmes  d'un 
Kabyle  se  sont  partage.  Nous  n'avons  pas  à  étudier  ici  ce  conte, 
que  M.  René  Basset  a  publié  et  accompagné  de  remarques  très 
instructives  (1).  Nous  dirons  seulement  que,  comme  Moitié-d'Homme, 
Moiti»''-de-Coq  est  toujours  et  partout  victorieux,  et  que  des  contes 
similaires  où  figure  aussi  Moitié-de-Coq,  sont  arrivés  dans  divers 
pays  de  France  (Haute-Bretagne,  Poitou,  pays  messin).  —  Aux 
nombreux  contes  cités  par  M.  René  Basset,  nous  ajouterons  un 
conte  indien,  dont  le  héros  est  un  oiseau  bien  complet  et  non  une 
moitié  d'oiseau  (2)  :  cette  forme,  excellemment  traitée  dans  le  conte 
indien,  paraît  avoir  été  exportée  plus  souvent  que  l'autre. 


Si  maintenant,  après  cet  examen  dos  contes  barbaresques  de 
Hadidouân,  de  Moilié-d' Homme,  d'Ali  aux  figues,  etc.,  nous  reve- 
nons au  conte  non  moins  Ijarbaresque  du  petit  frèi'e  et  de  la  petite 
sœur  chez  la  sorcière,  tel  qu'il  a  été  recueilli  chez  les  Houwâra  du 
Maroc,  nous  aurons  les  mêmes  constatations  à  faire  :  presque  tous 
les  traits  du  récit  se  retrouvent  ailleurs,  parfois  bien  loin  du  Maroc. 

Complétons  donc  ce  que  nous  avons  déjà  dit  au  sujet  de  ce  conte. 

L'introduction  est  celle  de  Hsensel  el  Greihel.  A  l'instigation  de  sa 
femme,  un  homme  très  pauvre  mène  perdre  ses  deux  enfants,  petit 
garçon  et  petite  fille,  dans  la  forêt  pour  se  débarrasser  de  deux 
bouches  inutiles.  Mais  les  enfants  peuvent  revenir  à  la  maison,  la 
petite  ayant  semé  du  son  et  de  la  cendre  tout  le  long  du  chemin 
pour  le  marquer.  (Dans  la  variante  schilha,  également  marocaine,  la 
petite  fille  laisse  tomber  de  place  en  place  une  noix.) 

Ces  divers  traits  sont  bien  connus.  Disons  seulement  qu'ils 
existent  dans  les  recueils  que  l'on  possède  de  contes  populaires 
indiens,  si  insuffisants  qu'ils  soient  pour  le  moment.  Voici,  rapide- 
ment résumé,  un  passage  d'un  conte  de  la  Vallée  du  Haut-Indus, 
recueilli  dans  le  petit  village  de  Ghâzi,  à  trente  milles  au-dessus 
d'Attock  (Pendjab)  (3)  : 

Un  râdjâ  remarié  mène  perdre  dans  la  forêt  ses  deux  filles,  que  leur 
marâtre  déteste  ;  elles  arrivent  chez  une  ogresse  qui  les  cache  (comparer 
notre  Peut  Poucet),  en  les  transformant  en  mouches,  pour  les  protéger 

(1)  René  Basset  :  'Contes  populaires  berbères  (Paris,  1887),  n°  42,  et  pp.  187-190. 

(2)  Norlh  Jndian  Noies  and  Guéries,  août  1893,  p.  83. 

(3)  Ch.  SwYN>ERTON  :  Indian  Aighls  Entertainment  ;  or,  Folk-Taies  jrom  the 
Upper-Indus  (Londres,  1892),  n»  81. 


ÉTUDE  DE  POLK-LORE  COMPARÉ  383 

contre  l'ogre.  Puis,  quand  l'ogresse  leur  a  rendu  leur  première  forme,  elles 
s'établissent  sur  un  grand  arbre  ;  l'aînée  reste  là  toute  la  journée  à  coudre  ; 
la  plus  jeune,  qui  a  rassemblé  un  troupeau  de  daims,  s'occupe  à  les  faire 
paître.  Un  jour,  l'aînée  est  aperçue  sur  son  arbre  par  le  vizir  d'un  râdjâ, 
et  le  râdjà  l'emmène  pour  l'épouser.  Pendant  qu'elle  est  ainsi  emportée 
sur  le  cheval  du  râdjâ,  la  jeune  fdle  sème  derrière  elle  des  graines  de  mou- 
tarde, afin  que  sa  sœur  puisse  reconnaître  le  chemin  qu'elle  a  suivi. 

Dans  un  autre  conte  indien  du  même  genre,  provenant  non  plus 
du  Nord,  mais  du  Sud  (1),  ce  sont  les  perles  de  son  collier  c|u' égrène 
la  sœur  enlevée.  Graines  ou  perles,  nous  avons  là  le  son  et  la  cendre 
ou  les  noix  des  (  ontes  marocainx,  les  cailloux  blancs  du  Pelil  Poucet 
ou  de  Hœnsel  et  Grethel,  etc.  ;  mais  ce  trait  a  été  transporté  à  un 
autre  endroit  du  récit. 

On  a  remarqué  que,  dans  les  deux  contes  indiens,  les  enfants 
abandonnés  dans  la  forêt  sont  des  jeunes  filles,  comme  dans  notre 
vieux  conte  français  de  Finette  Cendron.  Il  en  est  de  même  dans 
un  conte  du  Cambodge,  originaire  certainement  de  l'Inde,  comme 
toute  la  littérature  et  les  œuvres  d'imagination  des  peuples  de 
r Indo-Chine  (2).  Dans  ce  conte,  ce  n'est  pas  la  haine  de  la  marâtre, 
c'est  (comme  dans  le  conte  marocain  et  dans  les  contes  européens) 
la  misère  qui  force  un  bûcheron  à  aller  perdre  dans  la  forêt  ses  douze 
filles.  La  plus  jeune  réussit  à  revenir  avec  ses  sœurs  à  la  cabane 
paternelle  ;  mais,  une  seconde  fois,  elle  ne  peut  retrouver  son  che- 
min. La  reine  des  Yalis  (sorte  d'ogres)  rencontre  les  jeunes  filles 
mourantes  et  les  emmène  dans  son  palais,  où  elle  les  fait  bien 
soigner,  se  promettant  de  bons  repas.  Quand  elle  est  pour  faire 
égorger  l'aînée,  un  génie  les  avertit  et  les  sauve.  Comme  dans  le 
conte  du  Haut-Indus,  les  serviteurs  d'un  roi  les  voient  endormies 
sur  un  arbre,  et  le  roi,  épris  de  leur  beauté,  les  prend  toutes  les 
douze  pour  femmes.  Etc. 

Peut-être  dira-t  on  que  ce  trait  d'enfants  dont  la  misère  force 
un  père  à  se  débarrasser  en  les  égarant  dans  un  bois,  n'a  rien  de 
très  caractéristique  et  qu'il  peut  avoir  été  inventé  à  la  fois  dans 
l'Inde,  au  Maroc,  en  Europe.  Mais  ce  trait  est  précisé,  caractérisé, 
individualisé  par  sa  combinaison  avec  le  trait  de  l'arrivée  des  enfants 
chez  un  être  malfaisant,  auquel  ils  réussissent  à  échapper  (3). 

(1)  Miss  M.  Frère  :  Old  Deccan  Days  ;  or,  Hindoo  Fairij  Legends,  Carrent  in 
Southern  India  .2nd  Edition  (Londres,  1870).  —  Dans  ce  conte,  la  plus  jeune  des 
deux  princesses  fait  périr  l'ogre  et  l'ogresse  en  les  poussant  dans  un  puits  au-dessus 
duquel  ils  sont  penchés. 

(2)  Aug.  Pavie  :  Contes  populaires  du  Cambodge,  du  Laos  et  du  Siam  (Paris,  1903) 
pp.  50  seq. 

(3)  Ce  sont  encore  des  jeunes  filles,  cinq  sœurs,  qui  figarent  dans  un  conte,  véri- 


384  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


Un  détail  du  conte  des  IIcnnvAia  marocains  qui  sera  moins 
familier  au  lecteur  que  les  détails  précédents,  c'est  celui  de  la  cale- 
basse que  le  père  suspend  à  un  arhre  afin  que  le  bruit  qu'elle  pro- 
duira fasse  croire  aux  enfants  qu'il  se  trouve  dans  le  voisinage. 
Ce  passage,  devenu  obscur  dans  le  conte  marocain  et  incompréhen- 
sible dans  le  conte  somâli,  est  très  net  dans  le  conte  indien  du  Haut- 
Indus.  Là,  c'est  une  jarre  vide  que  le  père  met  au  haut  d'un  grand 
bâton,  afin  que  le  vent,  la  poussant  contre  le  bâton,  lui  tasse  faire  du 
bruit.  Dans  un  conte  roumain  (1),  c'est  une  gourde  qui  est  suspendue 
à  un  arbre.  Ailleurs  conte  de  Hœnsel  ei  Grelhel  et  autres  contes) 
le  père  attache  à  un  arbre  une  branche  ou  une  cognée  ou  un  sabot, 
qui,  heurtés  par  le  vent  contre  l'arbre,  doivent  faire  croire  aux  en- 
fants qu'il  est  occupé  à  abattre  des  arbres  dans  le  voisinage. 

Dans  le  conte  marocain,  le  petit  frère  et  la  petite  sœur,  étant 
entrés  chez  la  sorcière  aveugle  et  entendant  une  sorte  de  refrain 
qu'elle  dit  et  répète,  tandis  qu'elle  secoue  une  outre  remplie  de  lait 
pour  faire  du  beurre,  éclatent  de  rire,  et  ils  sont  pris.  —  Ce  trait, 
qui  n'est  pas  dans  Hsensel  el  Grelhel,  se  rencontre  dans  les  contes 
portugais  analogues  des  recueils  Coelho  et  Consiglieri-Pedroso, 
ainsi  que  dans  le  conte  portugais  du  Brésil  tous  examinés  à  la 
fin  du  §  2. 

Quand  les  deux  enfants  arrivent  chez  la  sorcière,  ils  la  trouvent  occupée 
à  faire  cuire  des  gâteaux  (des  galettes  de  maïs,  dans  le  conte  brésilien). 
Comme  elle  est  à  moitié  aveugle,  le  petit  garçon  réussit  à  lui  dérober  de  ces 
gâteaux,  et  la  vieille  s'en  prend  à  son  chat,  qu'elle  gronde.  Les  enfants  (ou, 
parfois,  la  petite  fille  seule)  se  mettent  à  rire,  et  la  vieille  les  empoigne. 

Même  trait,  ou,  du  moins,  trait  analogue  dans  un  conte  islan- 
dais (2),  dans  lequel  la  petite  sœur,  en  voyant  l'allure  gauche  d'une 

table  épave  mutilée,  défigurée,  qu'un  courant  indo-persano-arabe,  —  passant  par 
la  côte  de  l'Arabie  du  Sud,  l'île  de  Socolora,  la  «  corne  nord-orientale  »  de  l'Afrique, 
—  a  déposée  au  pays  des  Sornâl.  Dans  ce  conte  somâli,  une  cloche  remplace  bizarre- 
ment l'objet  dont  le  bruit  doit  faire  croire  aux  jeunes  filles  que  leur  pure  est  tou- 
jours dans  le  voisinage  ;  mais  le  père  n'a  nullement  l'intention  de  perdre  les  jeunes 
filles  dans  la  forèl  ;  il  dort  et,  pendant  son  sommeil,  une  ogresse  le  dévore.  C'est 
chez  cette  ogresse  que  les  cinq  jeunes  filles  arrivent,  et  elles  sont  reçues  par  la  fille 
de  l'ogresse,  qui  n'est  pas  ogresse  elle-même  et  qui  se  joint  aux  cinq  sœurs  pour 
faire  périr  l'ogresse  en  versant  sur  elle  de  l'eau  bouillante  pendant  son  sommeil. 

(1)  Roumanian  Fairy  Taies  and  Legends  (Londres,  1881),  p.  81  seq. 

(2)  Adeline  Rittershaus,  op.  cil.,  n°  29. 


ÉTUDE   DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  385 

géante  aveugle,  éclate  de  rire  ;  ce  qui  fait  qu'elle  et  son  frère  sont 
pris  et  enfermés  dans  la  porcherie  de  la  géante  pour  être  engraissés. 

Reste  à  signaler,  dans  le  conte  marocain,  un  dernier  trait  :  le  petit 
garçon  et  la  petite  fille,  enfermés  chacun  dans  un  sac  pour  y  être 
engraissés,  présentent  à  la  sorcière,  qui  leur  dit  de  montrer  leur 
doigt  à  travers  une  fente  du  sac  pour  qu'elle  voie  s'ils  sont  suffi- 
samment gras,  l'un  une  épingle,  l'autre  une  aiguille.  —  Dans  le 
conte  kabyle,  Amor  Ennefç  présente  à  l'ogresse  la  queue  d'un  rat  ; 
dans  la  version  algérienne  de  Hadidouân,  au  lieu  de  cette  queue  de 
rat,  c  est  la  queue  d'une  gerboise  ;  dans  le  conte  de  la  Grande 
Kabylie,  c'est  une  tige  de  raisin. 

Dans  Hsensel  el  Grelhel,  Hrensel,  mis  à  l'engrais,  montre  à  la 
sorcière,  à  travers  une  grille,  un  petit  os  ;  dans  les  contes  portugais 
et  le  conte  espagnol  d'Estramadure,  reparaît  la  queue  de  rat,  etc. 


Ces  rapprochements  sommaires  pourraient  être  multipliés  ;  mais 
ils  suffisent,  ce  nous  semble,  pour  faire  entrevoir,  dans  le  lointain 
du  temps  jadis,  toute  sorte  de  courants,  partant  du  même  point 
originaire  que  le  courant  indo-arabo-barbaresque,  et  charriant  les 
mêmes  contes. 

§  6 

FINETTE    CENDRON    ET    LA    CENDRILLON    DE    l'aNNAM 

Nous  avons  mentionné,  un  peu  plus  haut,  le  conte  français  de 
Finelle  Cendron,  si  admiraJDlement  raconté,  à  la  fin  du  xvii^  siècle, 
par  M^^^^  d'Aulnoy.  La  première  partie  de  ce  conte  se  rattache  à  la 
fois  à  deux  des  types  de  contes  précédemment  étudiés  :  à  celui  qui 
a  l'épisode  du  four,  et  aussi  à  celui  dans  lequel  le  héros  réussit  par 
ruse  à  tuer  la  jeune  ogresse,  notamment  en  prétendant  ta  rendre 
plus  bette. 

Et  d'abord,  l'épisode  du  four,  que  le  conte  français  présente  sous 
une  forme  altérée,  ou  du  moins  très  particulière  : 

Finette  et  ses  deux  sœurs  ayant  dit  à  l'ogre  qu'elles  savaient  faire  de 
bons  gâteaux  et  toute  sorte  de  pâtisserie,  l'ogre  ordonne  à  Finette  de  chauf- 
fer le  four  et  lui  demande  comment  elle  fait  pour  savoir  s'il  est  assez  chaud. 
«  Monseigneur,  j'y  jette  du  beurre,  et  puis  j'y  goûte  avec  la  langue.  »  Quand 

2b 


386  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

l'énorme  four  de  l'ogre  est  embrasé  comme  une  fournaise,  Finette  y  jette 
une  masse  de  beurre  :  «  Maintenant,  il  faut  tâter  avec  la  langue  ;  mais  je 
suis  trop  petite.  —  Je  suis  grand  »,  dit  l'ogre,  et,  se  baissant,  il  s'enfonce  si 
avant  qu'il  ne  peut  plus  se  retirer,  de  sorte  qu'il  brûle  jusqu'aux  os. 

Maintenant  rappelons  l'épisode  de  Finette  avec  l'ogresse  : 

Après  s'être  débarrassée  de  l'ogre.  Finette  cherche  à  faire  périr  l'ogresse. 
Elle  lui  propose  de  la  coilïer  à  merveille  :  «  Vous  seriez  comme  un  astre.  » 
L'ogresse  ayant  accepté.  Finette  et  ses  deux  sœurs  «  lui  ôtèrent  son  bonnet 
et  se  mirent  à  la  peigner  et  à  la  friser,  en  l'amusant  de  leur  caquet  ;  Finette 
prit  une  hache  et  lui  donna  par  derrière  un  si  grand  coup,  qu'elle  sépara 
son  corps  d'avec  sa  tête.  » 

Ici,  comme  dans  le  petit  conte  indien,  pour  réussir  à  tuer  l'ogresse, 
on  lui  dit  qu'on  veut  la  faire  belle.  Mais  le  thème  a  été  modifié  selon 
le  goût  européen  qui  pouvait  diiïicilcment  admettre,  même  chez  un 
être  aussi  borné  que  malfaisant,  une  crédulité  poussée  au  point 
de  celle  de  la  jeune  femme  du  conte  indien  (on  se  souvient  de 
l'aiguille  rougie  au  feu,  qui  doit  faire  de  beaux  yeux,  et  du  pilon 
à  riz,  qui  doit  façonner  élégamment  la  tête),  —  à  moins  que  ce 
même  thème  n'ait  déjà  été  modifié  avant  d'arriver  dans  notre 
Occident,  et  aussi  en  Tunisie  où  il  s'offre  à  nous,  nous  l'avons  vu, 
sous  une  forme  nullement  invraisemblable  (le  jeune  garçon,  en 
disant  à  la  jeune  ogresse  qu'elle  est  ébouriffée  et  qu'elle  dégoûtera 
les  convives,  lui  suggère  l'idée  de  se  faire  raser  la  tête). 

Chez  les  Annamites,  et  aussi  chez  les  tribus  tjames,  dispersées 
dans  le  sud  de  l'Annam  et  dans  le  Cambodge,  un  conte  du  type  de 
Cendrillon  a  un  épisode  dans  lequel  une  ruse  analogue  est  employée 
par  l'héroïne  pour  se  venger  d'une  ennemie. 

Nous  avons  autrefois,  dans  les  remarques  de  nos  Conles  populaires 
de  Lorraine  (t.  II.  p.  360),  résumé  l'ensemble  de  ce  conte  provenant 
de  ces  pays  d'Extrême-Orient  qui  ont  reçu  de  l'Inde,  avec  leur 
littérature  écrite,  une  masse  de  récits  oraux  (1).  Nous  reproduirons 
ici  in  extenso,  d'après  la  première  version  annamite,  la  dernière 
partie  du  conte,  la  seule  dont  nous  ayons  à  nous  occuper  ici  : 

(1)  Deux  versions  annamites  de  ce  conte  ont  été  publiées  :  la  première,  par  feu 
A.  Landes,  dans  ses  Contes  et  Légendes  annamites,  qui  ont  paru,  de  novembre  188'i 
à  janvier  1886,  dans  une  revu"  de  Sa%on,  Excursions  et  Reconnaissances,  et  ont  été 
ensuite  réunis  en  un  volume  (Saigon,  1866),  conte  n"  22  ;  la  seconde,  par  un  indigène, 
dans  Bulletin  de  VEcole  française  d'Extrême-Orient  (1907,  pp.  101-107).  —  M.  Adhé- 
mard  Lecllre  a  recueilli,  de  ce  même  conte,  une  version  tjame,  où  se  trouve  notre 
épisode  (Revue  des  Traditions  populaires,  juin  1898,  pp.  312  seq.),  et  une  version 
cambodgienne,  où  il  fait  dr-faut  (Adhomard  Leclèhe.  Cambodge.  Contes  et  Légendes, 
Paris,  1895,  pp.  70  seq.). 


ÉTUDE   DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  38? 

Cam,  la  Cendrillon  de  l'Annam,  qui  a  épousé  le  fils  d'un  roi  après 
l'essai  du  soulier,  est  tuée  par  la  malice  de  Tarn,  la  fille  de  sa  ma- 
râtre, qui  se  substitue  à  Cam  auprès  du  prince  ;  mais  Cam  finit 
par  revivre,  et  le  fils  du  roi,  qui   l'a  reconnue,  l'appelle  chez  lui  : 

<c  Lorsque  Tarn  vit  revenir  sa  sœur,  elle  feignit  une  grande  joie  :  «  Où 
avez-vous  été  si  longtemps  ?  Comment  faites-vous  pour  être  si  jolie  ? 
Dites-le  moi,  que  je  fasse  comme  vous.  —  Si  vous  voulez  être  aussi  jolie 
que  moi,  faites  bouillir  de  l'eau  [dans  une  grande  chaudière  de  fer,  ajoute  la 
version  tjame],  et  jetez-vous  dedans.  »  Tam  la  crut  [elle  vendit  ses  bijoux 
pour  acheter  une  grande  chaudière  de  fer,  dit  la  ver.sion  tjame]  ;  puis  elle 
se  jeta  dans  l'eau  bouillante  et  mourut.  Cam  fit  saler  sa  chair  et  l'envoya 
dans  une  jarre  [version  tjame  et  seconde  version  annamite],  à  la  marâtre. 
Celle-ci  crut  que  c'était  du  porc  et  se  mit  à  manger.  Un  corbeau  perché  sur 
un  arbre  cria  :  «  Le  corbeau  vorace  mange  la  chair  de  son  enfant  et  fait 
craquer  ses  os.  »  La  mère  de  Tam,  entendant  ce  corbeau,  se  mit  en  colère  et 
lui  dit  :  «  C'est  ma  fille  qui  m'a  envoyé  de  la  viande  ;  pourquoi  dis-tu  que  je 
mange  la  chair  de  ma  fille  (1)  ?  ».  Mais,  quand  elle  eut  fini  la  provision,  elle 
trouva  [tout  au  fond  de  la  jarre]  la  tête  de  Tam  (2)  ». 

Le  «  Comment  faites-vous  pour  être  si  jolie  ?  »  correspond  tout  à 
fait  au  :  «  Comment  es-tu  si  joli  ?  »  du  petit  conte  du  Nord  de  l'Inde. 

Il  y  a  pourtant  une  différence  notable  entre  les  deux  contes  :  ce 
n'est  pas  pour  sauver  sa  vie  que  Cam  cherche,  par  une  ruse,  à  faire 
bouillir  sa  rivale  dans  une  chaudière  ;  c'est  pour  se  venger  d'elle  (il 
est  vrai  que  c'est,  en  même  temps,  pour  mettre  une  bonne  fois  cette 
rivale,  qui  lui  a  fait  tant  de  mal,  hors  d'état  de  nuire).  Mais,  l'inne- 
mie  une  fois  bouillie,  le  thème  de  la  Jeune  ogresse  mangée  par  sa 
mère  revient  tout  naturellement  se  combiner  avec  le  thème  de  la 
Vengeance. 

On  remarquera  que,  si  Cam  prend  la  peine  de  faire  saler  la  chair 
de  sa  rivale  et  de  l'encaquer,  c'est  que,  dans  le  récit  indo-annamite, 

(1)  Dans  le  second  conte  annamite,  le  corbeau  crie  de  dessus  le  toit  :  «  Quoi  !  tu 
manges  la  chair  de  ton  enfant  et  tu  t'en  régales  !  Donne-m'en  un  morceau,  s'il  en 
reste.  »  —  «  Maudite  bête,  dit  la  marâtre,  je  mange  du  poisson  salé  que  ma  fille 
m'a  envoyé.  Pourquoi  ne  le  trouverais-je  pas  bon  ?  » 

(2)  Il  semble  que,  dans  son  épisode  de  la  chaudière  bouillante  où  l'ennemie  de 
l'héroïne  se  plonge,  croyant  en  sortir  embellie,  le  conte  indo-chinois  (ou  plutôt  le 
conte  indien,  pour  le  moment  inconnu,  qu'il  reflète  certainement)  soit  comme  une 
parodie  d'un  thème  épique  que  nous  avons  touché  dans  les  remarques  du  n°  73  de 
nos  Contes  populaires  de  Lorraine,  La  Belle  aux  cheveux  d'or.  Là,  un  des  personnages 
du  conte  (le  héros)  est  forcé  de  se  plonger  dans  une  chaudière  bouillante  ;  mais, 
grâce  à  des  circonstances  extraordinaires,  il  en  sort  plus  fort  et  plus  beau,  et  son 
ennemi,  qui  veut  l'imiter,  pour  devenir  plus  beau,  lui  aussi,  est  bouilli  dans  la  chau- 
dière. 

En  tout  cas,  il  y  a,  croyons-nous,  entre  le  thème  indo-chinois  et  celui-ci,  un  de 
ces  liens  de  parenté  que  révèle  si  souvent  une  étude  approfondie  de  ces  singuliers 
organismes  que  sont  les  contes  populaires. 


I 


388  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

à  la  (lilïôrencc  du  petit  conte  indien,  des  contt;s  barbares(|iies, 
Scandinaves,  elc,  la  mère  n'est  pas  là,  tout  près,  pour  qu'on  lui 
fasse  manger  sa  fille,  séance  lenanle  :  il  faut  un  envoi,  avec  leltre 
d'expédition. 

Cet  envoi  macabre  se  retrouve  dans  des  contes  recueillis  bien  loin 
do  rindo  Chine,  un  conte  kaliyle  du  Djurdjura,  plusieurs  contes 
siciliens  et  un  conte  islandais  (1).  Ces  contes  développent,  comme  le 
conte  d'Extrême-Orient,  le  thème  de  la  Fiancée  subsliluée;^e  conte 
islandais  combine  ce  thème  avec  le  thème  de  Cendrillon,  tout  à  fait 
comme  le  conte  de  l'Indo-Chine  (2). 

Un  détail  étrangement  curieux,  c'est  que,  dans  trois  des  contes 
siciliens,  dans  le  conte  kal)yle  du  Djurdjura  et  dans  le  conte  berbère 
de  Ouargla,  un  chat  intervient,  à  la  façon  du  chat  du  petit  conte 
de  l'Inde  et  du  corbeau  des  contes  annamites.  \'oici  ce  passage, 
dans  un  des  contes  siciliens  (3)  : 

Une  marâtre  a  fait  disparaître  sa  belle- fille,  mariée  à  un  roi,  et  lui  a 
substitué  sa  fille  à  elle.  La  tromperie  étant  découverte,  le  roi  fait  hacher 
e:i  mille  morceaux  la  fille  de  la  marâtre  et  la  fait  saler  dans  un  baril,  en 
ayant  soin  de  metlre  la  tète  au  fond.  Puis  il  envoie  le  baril  à  la  marâtre, 
en  lui  disant  que  c'est  du  thon  que  lui  envoie  sa  fille.  La  marâtre  ouvre  le 
baril  et  commence  à  manger.  Le  chat  lui  dit  :  «  Donne-moi  quelque  chose- 
et  je  t'aiderai  à  pleurer.  »  Mais  elle  le  chasse.  Quand  elle  arrive  au  fond  du 
baril  et  qu'elle  voit  la  tète  de  sa  fille,  de  désespoir  elle  se  casse  la  tète  contre 
un  mitr.  Et  le  chat  se  met  à  danser  et  à  chanter  :  «  Tu  n'as  rien  voulu  me 
donner,  je  ne  t'aiderai  pas  à  pleurer.  » 

Le  conte  kabyle  du  Djurdjura  donne  ce  môme  endroit  du  récit 
de  la  manière  suivante  (4)  : 

«  Quelle  vengeance  désire  ton  cœur  ?  »  dit  à  l'héroïne  son  frère.  —  «  Atta- 
chez la  fille  de  ma  marâtre  à  la  queue  d'un  cheval  ;  qu'elle  soit  traînée  dans 
les  broussailles.  »  Quand  la  fille  de  la  marâtre  est  morte,  on  la  fait  cuire 
et  on  l'envoie  [il  n'est  pas  dit  si  elle  a  été  préalablement  salée  et  mise  en 
baril]  à  sa  mère  et  à  sa  sœur.  «  O  ma  mère  !  »  dit  cette  dernière,  «  cet  œil  est 
celui  de  ma  sœur  Aftelis  !  »  Et,  comme  la  mère  ne  veut  pas  le  croire,  la  jeune 
fille  insiste  :  «  Mais  regarde  donc  I  Je  donnerai  ce  morceau  à  qui  pleurera 
un  peu.  —  Eh  bien  !  »  dit  le  chat,  »  si  tu  me  donnes  ce  morceau,  je  pleurerai 
d'un  ail.  » 

(1)  Voir,  dans  nos  Contes  populaires  de  Lorraine,  les  remarques  pp.  360,  361, 
tome  H. 

(2)  Pour  le  thème  de  ia  Fiancée  substituée,  voir  les  remarqses  de  notre  cents  de 
Lorniine  n°  21,  La  Biche  blanche. 

(3)  Laura  Gonzenbach  :  Sicilianische  Mserchen  (Leipzig,  1870),  n"  48.  —  Cf. 
n»  :Vi  et  ('•.  PiTRÈ,  op.  cit.,  n°  59. 

('»)   J.  HivitRE,  op.  cit.,  pp.  55,  56. 


ÉTUDE   DE   FOLK-LORE   COMPARÉ  389 

Ce  trait  du  chat,  —  malgré  l'altération  qu'il  a  Subie  chez  h^s 
Kabyles,  coutumiers  du  fait,  —  établit  un  lien  étroit  entre  le  conii; 
du  Djurdjura  et  les  trois  contes  de  Sicile. 

II  faut  également  donner  le  passage  suivant,  très  altéré  aussi,  du 
conte  berbère  de  Ouargla  cité  plus  haut  : 

Après  avoir  égorge  la  fille  de  l'ogresse  et  s'être  revêtu  de  sa  chevelure  ei  (](; 
ses  habits,  Baghdidis  lui  coupe  les  seins,  qu'il  met  sous  la  natte  ;  puis  il 
jette  le  corps  dans  la  marmite.  Quand  l'ogresse  sert  à  ses  invités  la  chair 
de  sa  fille  en  croyant  que  c'est  la  chair  de  Baghdidis,  le  chat  se  met  à  rire  : 
«  Cela  sent  le  sein  de  ma  mère.  »  L'ogresse  le  chasse  :  «  Dehors  !  que  tes 
parents  et  les  parents  de  ta  race  soient  maudits  !  « 

Nous  ferons  remarquer  que  ce  conte  berbère  de  Ouargla  n'appar- 
tient nullement,  pour  l'ensemble,  à  la  même  famille  que  le  conte 
du  Djurdjura  :  il  se  rattache  à  la  famille  même  de  contes  que  nous 
éludions  spécialement  et  dans  laquelle  le  héros,  qui  doil  êlre  mangé, 
applique  à  l'ogresse  la  loi  du  talion  en  lui  faisant  manger  sa  propre 
fille  ;  il  est  proche  parent  du  p(^tit  conte  indien  de  Boulandcluhr 
(dans  lequel,  par  parenthèse,  le  chat  -s'exprime  plas  nettement  : 
«  Crachez  cela  :  la  belle-mère  mange  sa  bru.  ») 

Ainsi,  —  chose  très  suggestive,  —  le  trait  du  chat  faisant  des 
réflexions  est  arrivé  en  Occident,  non  pas  à  l'état  isolé,  mais  dans  ses 
deux  combinaisons  orientales  :  1°  combinaison  avec  le  thème  du 
Jeune  garçon  qui,  au  lieu  d'être  mangé,  réussit  à  faire  manger  à 
l'ogresse  sa  propre  fille  (conte  indien  de  Boulandchehr  ;  —  conle 
berl)ère  de  Ouargla)  ;  2°  combinaison  avec  le  thème  de  la  Fausse 
fiancée  substituée  par  sa  mère  à  la  vraie,  et  dont,  par  vengeance, 
on  fait  manger  la  chair  à  la  mère  (conte  d'Extrême-Orient  ;  — 
conte  kabyle  ;  contes  siciliens). 

Pour  parvenir  dans  les  pays  l)arbaresques,  il  est  certain  que  les 
deux  combinaisons  ont  voyagé,  indépendamment  l'une  de  l'autre, 
en  suivant  le  grand  courant  indo-persano-arabe.  Mais  comment 
l'une  d'elles  (la  seconde)  est-elle  arrivée  en  Sicile  ? 

Devons-nous  penser  que  cette  combinaison  particulière  aurait 
passé  de  la  côte  de  l'Afrique  septentrionale  dans  la  grande  île 
méditerranéenne  ?  —  Nous  pourrions  dire,  sans  doute,  que  c'est 
sur  cette  côte,  en  Egypte  notamment  et  à  Tripoli,  que  nous  avons 
trouvé,  pour  certains  contas  siciliens,  les  seuls  parallèles  jusqu'à 
présent  connus.  Mais  le  courant  nord-africain  n'est  certainement 
pas  le  seul  courant  qui  soit  venu  de  l'Inde  par  la  Perse  et  qui  ait  été 
déterminé  par  les  invasions  arabes.  Il  y  a  eu.  entre  autres,  un  cou- 


390  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

raul  qui,  trâvci-sant  l' Asie-Mineure,  est  arrivé  en  Turquie  et  a 
pénétré  chez  les  peuples  de  la  péninsule  des  Balkans  et  en  Grèce, 
dans  cette  Grèce,  si  voisine  do  la  Sicile.  Et  ce  courant,  parallèle  au 
courant  nord-africain  et  partant  d'un  même  pays,  a,  tout  comme 
l'autre,  charrié  les  produits  de  ce  pays,  les  mêmes  produits. 

Serait-ce  par  ce  second  courant  que  les  Siciliens  ont  reçu  la 
combinaison  on  question  ?  Ici  nous  ne  pouvons  faire  que  des  con- 
joctures. 

§8 

ENCORE    LA    CHAUDIÈRE    BOUILLANTE 
(nègres    d'aFRIQUE,    MADAGASCAR,    JAPON) 

Dans  les  contes  qu'il  nous  reste  à  citer  et  qui  ont  été  recueillis 
dans  l'un  et  l'autre  hémisphère,  va  reparaître  la  chaudière  bouil- 
lante. 

Le  plus  anciennement  publié  de  ces  contes  vient  de  l'Afrique 
australe,  du  pays  cafre.  Notre  épisode  est  très  altéré  dans  ce  conte 
zoulou  ;  cela  va  presque  sans  dire,  quand  on  sait  ce  que  sont  devenus 
d'ordinaire  les  contes  du  répertoire  asiatico-européen  qui  ont  eu 
la  mauvaise  fortune  d'aller  échouer  dans  cette  Afrique  des  Cafres 
ou  autres  Nègres.  Qu'on  en  juge  (1)  : 

Un  petit  fripon,  nommé  Uthlakanyana,  est  pris  par  un  ogre,  qui  le  remet 
à  la  mère  ogresse  pour  qu'elle  le  fasse  bouillir  dans  un  grand  pot.  Le  petit 
bout  d'homme  dit  à  la  vieille  :  «  Si  nous  jouions  à  nous  faire  bouillir  tout  à 
tour  ?  Vous  me  feriez  bouillir  un  peu  de  temps,  et  moi  je  vous  ferais  bouillir 
ensuite.  »  L'ogresse  accepte  la  proposition,  et,  quand  c'est  son  tour  à  elle 
d'entrer  dans  le  grand  pot,  qui  a  eu  le  temps  de  bien  chauffer,  Uthlaka- 
nyana la  fait  bouillir  pour  tout  de  bon. 

Même  conte,  mais  plus  altéré  encore,  et  devenu  tout  à  fait  absurde 
dans  l'Afrique  centrale,  chez  les  populations  riveraines  du  grand 
lac  Nyassa  (2).  Là,  le  «  Voyageur  »,  qui  a  reçu  l'hospitalité  d'une 
brave  «  grand'mèrc  »  parfaitement  inofïensive,  lui  propose  de  but 
en  blanc  de  jouer  à  un  jeu  qui  est  celui  d'Uthlakanyana  avec 
l'ogresse.  Après  avoir  fait  de  la  soupe  avec  la  grand'mèrc,  il  sert 
soupe  et  viande  au.x  enfants,  puis  il  prend  congé  d'eux,  et,  quand 
il  est  à  bonne  distance,  il  leur  crie  qu'ils  ont  mangé  leur  grand'mèrc. 

(1)  H.  Callaway  :  Nursery  Taies,  Traditions  and  Historiés  of  the  Zoulous  (Natal, 
1867),  p.  18. 

(2)  Folk-lore  Taies  of  Central  Africa  [coliected  in  Nyassaland]  dans  la  revue  Fo/A- 
Z.o/-e,  mars  1892,'pp.  104,  105. 


ÉTUDE   DE   FOLK-LORE  COMPARÉ  391 

Toujours  en  Afrique  et  à  peu  près  sous  la  même  laLitu(I(?  ([ud  le 
lac  Nyassa,  mais  à  l'ouest,  notre  conte  a  pénétré  chez  les  Nègres 
de  la  province  d'Angola  (1).  Malgré  un  délabrement  inouï  de  la 
forme,  parfois  inintelligible,  l'idée  première  (le  thème  de  la  Feinle 
maladresse)  est  moins  défigurée  dans  ce  conte  kimboundou  que  dans 
les  deux  contes  précédents.  On  y  retrouve  l'arrivée  d'un  petit 
frère  et  d'une  petite  sœur  chez  une  vieille  qui  les  envoie  chercher 
du  bois  à  feu,  puis  de  l'eau  (il  n'est  absolument  pas  expliqué  que  la 
vieille  est  une  ogresse,  qui  veut  faire  cuire  les  enfants).  Pendant 
qu'ils  y  sont  occupés,  le  petit  garçon  rencontre,  on  ne  sait  comment, 
son  père  mourant  (sic),  qui  lui  dit  :  «  Quand. la  vieille  femme  aura 
mis  l'eau  sur  le  feu  et  qu'elle  te  dira  :  Regarde  si  l'eau  bout,  alors 
dis-lui  :  .Je  ne  sais  pas.  Lorsque  la  vieille  regardera  l'eau,  pousse-la 
dedans.  Plonge  sa  tête  dans  l'eau  bouillante.  »  —  Le  jeune  garçon 
tait  ainsi  périr  la  vieille  femme,  et  il  s'empare  ensuite  de  tout  son 
argent. 

Dans  l'île  africaine  de  Madagascar  le  récit  est  assez  clair  (2)  : 

Après  avoir  échappé  plusieurs  fois  à  un  ogre  qu'il  ne  cesse  de  braver,  le 
jeune  Takinga  finit  par  être  pris.  «  Je  vais  te  manger  »,  lui  dit  l'ogre.  — 
«  Eh  bien  !  »,  dit  Takinga,  «  fais-moi  bouilUr,  et,  quand  je  serai  cuit,  tu 
trouveras  deux  hommes  au  lieu  d'un  dans  la  chaudière.  »  L'ogre  charge  ses 
deux  enfants  de  faire  bouillir  Takinga.  Au  moment  où  les  enfants  vont 
mettre  Takinga  dans  la  chaudière,  il  leur  dit  :  «  Tâtez  un  peu  l'eau  pour 
voir  si  elle  est  assez  chaude.  »  Et,  quand  ils  se  penchent  sur  la  chaudière, 
il  les  jette  dedans.  L'ogre,  ayant  regardé  dans  la  chaudière  et  voyant 
quatre  pieds  et  quatre  mains,  croit  que  Takinga  s'est  effectivement  dédou- 
blé, et  il  dévoré  tout.  Et  Takinga  lui  crie  :  «  As-tu  fini  de  manger  tes 
enfants  ?  » 


Voici  maintenant  un  conte  japonais  (3)  : 

Un  vieux  paysan  se  lie  d'amitié  avec  le  «  bon  lièvre  »,  au  grand  déplaisir 
du  méchant  tanouki  {Nyctereutes  viverrinus,  sorte  de  renard),  qui,  depuis 
ce  moment,  ne  cesse  de  jouer  aux  deux  amis  toute  sorte  de  mauvais  tours. 
Enfin  le  paysan,  perdant  patience,  se  met  en  embuscade,  surprend  le  tanouki, 
lui  lie  les  pattes  et  l'emporte  dans  sa  maison,  k  Nous  allons  le  tuer  et  le  faire 
cuire  »,  dit-il  à  sa  femme.  Et  comme  il  est  obligé  d'aller  chercher  du  bois,  il 


(1)  René  Basset  :  Contes  populaires  d' Afrique  (Paris,  1903),  pp.  374  seq.,  d'après 
Heli  Châtelain  :  Folktales  of  Angola  (Boston,  1894). 

(2)  G.  Ferrand  :  Contes  populaires  malgaches  (Paris,  1893,  n°  23). 

(3)  David  Brauns  :  Japanische  MscrcJten  und  Sagen  (Leipzig,  1885),  p.  33  seq.  — 
D'où  ce  conte  provient-il  ?  Est-ce  un  conte  oral  ou  un  conte  littéraire  ?  M.  Brauns 
ae  nous  a  pas  renseignés  là-dessus. 


392  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

pend  le  tanouki,  la  tête  en  bas,  à  une  poutre.  Justement  la  femme  du  paysan, 
une  bonne  vieille,  est  en  train  de  piler  du  riz  dans  un  grand  mortier.  Pen- 
dant qu'elle  manie  de  toutes  ses  forces  le  lourd  pilon,  le  tanouki  lui  dit 
qu'elle  doit  être  bien  fatiguée  :  si  elle  le  veut,  il  pilera  le  riz  à  sa  place  (1). 
La  vieille  femme  délie  le  tanouki  ;  alors  celui-ci  la  saisit,  la  jette  dans  le 
mortier,  et,  en  quelques  instants,  il  l'a  réduite  en  pâte.  Puis  il  met  un  pot 
sur  le  feu  et  la  fait  cuire.  Quand  il  voit  le  paysan  revenir,  il  prend  par  magie 
la  forme  de  la  femme  et  se  revêt  des  habits  de  celle-ci.  Le  paysan,  qui  a 
grand  faim,  mange  tout  le  fricot.  Dès  qu'il  a  fini,  le  tanouki  reprend  sa 
forme  naturelle,  dit  au  paysan  ce  que  c'est  qu'il  a  mangé  et  s'enfuit. 

On  a  pu  remarquer  que  le  cont(!  japonais,  avec  son  animal  magi- 
cien, a  pris  une  couleur  merveilleuse  dans  le  goût  des  sauvages  ; 
ce  cjui,  pour  notre  part,  nous  étonne  peu,  car  ce  n'est  pas  la  seule 
fois  qu'au  Japon  les  thèmes  indiens  se  sont  ensauvagés  (1). 

De  plus,  dans  ce  même  conte  japonais,  ce  qu'on  pourrait  appeler 
l'idée  directrice  de  tout  l'épisode  s'est  retourné.  Ce  n'est  plus  un 
être  malfaisant  qui,  de  par  la  justice  distributive  des  contes,  est 
dévoré  inconsciemment  par  un  autre  être  malfaisant  de  sa  parenté  : 
la  victime  est  une  très  brave  femme,  et  celui  qui  la  mange  sans  le 
savoir  est  un  non  moins  brave  homme.  Le  méchant  tanouki,  lui, 
triomphe  sur  toute  la  ligne...  Il  est  vrai  que,  dans  une  seconde  partie 
le  conte  japonais  a  cherché  à  rentrer  en  grâce  avec  les  bons  prin- 
cipes en  faisant  mourir  ce  scandaleux  tanouki  de  maie  mort. 

Dans  un  conte  des  Nègres  du  Soudan  (groupe  linguistique  man- 
dingue,  dialecte  khassonkhé)  (3),  cette  compensation  finale  manque 
absolument  :  le  héros,  un  jeune  garçon  mystérieux  qui,  dans  toute 
une  série  d'aventures,  fait  le  mal  pour  le  mal,  échappe  finalement 
au  châtiment  que  méritaient  ses  tours  vraiment  odieux.  Il  réussit 
à  se  faire  tirer  par  deux  fillettes  d'une  peau  de  bouc  dans  laquelle 
le  forgeron,  leur  père,  l'avait  enfermé  (4),  avec  intention  de  le  jeter 
ensuite  dans  une  fournaise  en  punition  de  ses  méfaits,  et  ce  sont  les 
fillettes,  mises  par  1'  «  Enfant  du  Mal  »  dans  la  peau  de  bouc  à  sa 
place,  que  le  forgeron  jette  dans  le  feu. 

Il  est  à  noter  (jue,  toujours  au  Soudan  (même  groupe  linguistique, 

(1)  On  a  vu,  §  4,  que,  dans  un  conte  basque,  le  héros  dit  à  la  femme  de  l'ogre 
de  le  tirer  d'une  cage  de  fer  pour  qu'il  l'aide  à  scier  du  bois. 

(2)  Au  sujet  des  altérations  que  des  thèmes  importés,  indiens  et  autres,  ont  su- 
bies dans  une  k'gende  japonaise  qui  a  été  fixée  par  écrit,  en  l'an  712  de  notre  ère, 
dans  le  livre  sacré  le  Ko-ji-ki,  on  peut  voir  notre  travail  Fantaisies  biblico-mytholo- 
giques  d'un  chef  d'école.  M.  Edouard  Stucken  et  le  jolk-lore  (Bévue  biblique  interna' 
tionale  des  Dominicains  de  l'École  biblique  de  Jérusalem.  Janvier  1905). 

(3)  C.  MoNTEiL  :  Contes  soudanais  (Paris,  1905),  p.  164. 

(4)  Dans  un  conte  tatar  de  Sibérie  cité  §  4,  Tardanak  se  fait  également  tirer 
d'un  sac  par  les  deux  enfants  de  l'ogre. 


ÉTUDE   DE  FOLK-LORE'  COMPARÉ  393 

dialecte  soninkhé)  (1),  le  même  épisode,  ou  à  peu  près,  se  rencontre 
aussi  avec  les  personnages  traditionnels  :  la  fillette  que  le  jeune 
garçon  met  dans  la  peau  de  boue  à  sa  place  et  qui  périt  dans  le  feu, 
est  la  fille  d'une  vieille  sorcière. 

Dans  ce  second  conte  soudanais,  très  curieux,  figure  le  trait 
de  la  substitution  des  couvertures  qui  fait  que  l'ogresse  égorge 
ses  filles  au  lieu  des  jeunes  garçons.  Mais  ce  qui  est  au  plus  haut 
point  intéressant,  c'est  le  petit  passage  suivant  de  ce  même  conte  : 

Pendant  la  nuit,  la  sorcière  s'aperçoit  que  Maran,  le  plus  jeune  des  huit 
frères  qui  sont  chez  elle,  ne  dort  pas  :  «  Comment  !  tu  ne  dors  pas,  petit  ? 
—  Oh  !  moi,  je  ne  dors  pas  avant  que  ma  mère  m'ait  versé  un  panier  d'eau 
sur  la  tète.  »  —  «  Attends  !  »  dit  la  sorcière.  Et  elle  passe  la  nuit  à  essayer  de 
rapporter,  du  puits  à  la  case,  de  l'eau  dans  un  panier. 

Pour  trouver  un  trait  semblable,  il  faut,  —  du  moins  en  ce  qui 
nous  concerne,  nous  avons  été  obligé  de  le  faire,  —  franchir  des 
milliers  de  lieues  et,  de  l'intérieur  de  l'Afrique,  remonter  jusqu'à  la 
région  du  Caucase.  Là,  chez  les  Avars,  ce  petit  peuple  musulman 
du  Daghestan,  nous  relevons,  dans  un  conte  du  même  type  que  le 
conte  soudanais  et  que  tant  d'autres  contes  étudiés  plus  haut,  le 
passage  suivant  (2)  : 

Le  petit  Tchilbik,  qui  est  arrivé  avec  ses  deux  frères  chez  une  ogresse, 
reste  éveillé  pendant  la  nuit.  «  Pourquoi  ne  dors-tu  pas  ?  »  lui  demande 
l'ogresse.  Tchilbik  lui  dit  qu'à  cette  heure  de  la  nuit  sa  mère  a  l'habitude  de 
lui  donner  des  boulettes  de  farine.  L'ogresse  se  hâte  de  faire  cuire  de  ces 
boulettes  et  de  lui  en  apporter.  Ensuite  Tchilbik  se  fait  donner  des  frian- 
dises sucrées,  et  enfin  il  dit  :  «  Comment  dormirais-je  ?  A  cette  heure-ci  ma 
mère  prend  un  tamis  et  va  puiser  pour  moi  de  Veau  à  la  rivière.  »  Pendant  que 
l'ogresse  s'en  va  à  la  rivière  avec  son  tamis,  Tchilbik  met  les  filles  de  l'ogresse 
dans  le  lit  de  ses  frères,  et  ceux-ci  dans  le  lit  des  petites  ogresses.  Et  quand 
l'ogresse,  impatientée  de  voir  le  tamis  ne  pas  garder  l'eau,  revient  à  la 
maison,  Tchilbik  ne  souffle  plus  mot,  laissant  l'ogresse  tuer  ses  filles  au  lieu 
des  trois  frères. 

Ce  trait  du  panier  ou  du  lamis  dans  lequel  le  petit  garçon  demande 
qu'on  lui  apporte  de  l'eau  pour  qu'il  puisse  dormir,  est  tellement 
caractéristique  qu'il  doit  nécessairement  avoir  été  inventé  dans  un 
seul  et  même  pays,  d'où  il  est  arrivé,  d'un  côté  dans  l'intérieur  de 
l'Afrique  (probablement  par  un  courant  secondaire  s'embranchant 


(1)  C.  MoNTEiL,  op.  cit.,  pp.  121  seq. 

(2)  A.  SCHIEFNER,  op.  cit.,  n°  3. 


394  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

sur  le  grand  courant  in(ln-aral)O-l)arbarosque)  ;  de  l'autre,  dans  le 
Caucase  (par  un  courant  indo-persan)  (1). 

§9 

LE    FESTIN    d'aTRÉE.    —    GABRIELLE    DE    VERGY    ET    LE    CŒUR    MANGÉ 

A  propos  de  toutes  ces  histoires  de  filles  que  l'on  fait  manger 
à  leurs  mères,  un  souvenir  classique  vient  presque  forcément  à 
l'esprit.  Au  fond  de  tout  cela,  à  l'origine  de  tout  cela,  n'y  aurait-il 
pas  une  vieille  légende  grecque,  la  légende  du  festin  d'Atrée  ? 

D'après  cette  légende,  qu'Eschyle,  au  v^  siècle  avant  notre  ère, 
fait  raconter  par  un  des  personnages  de  son  Agamemnon  (vers 
ir)90  seq.)  et  que.  paraît-il,  Sophocle,  Euripide,  Agathon,  prirent 
plus  tard  pour  sujet  de  tragédies  aujourd'hui  perdues,  Atréc,  pour 
se  venger  de  son  frère  Thyeste,  qui  lui  avait  disputé  le  pouvoir, 
feint  d'être  réconcilié  avec  lui  et  donne  en  son  honneur  un  festin 
dans  lequel  il  lui  sert  un  plat  composé  de  la  chair  des  fils  de  Thyeste 
lui-même.  A  la  fin  du  repas,  Thyeste  apprend  l'horrible  vérité. 

En  confrontant  avec  la  légende  grecque  notre  groupe  de  contes, 
arrivera-t-on  logiquement  à  cette  conclusion,  qu'il  y  aurait  là  une 
dérivation  de  cette  antique  légende  ?  Ou  plutôt,  ne  devrons-nous 
pas  nous  demander  si  nous  n'avons  point  affaire  à  une  simple 
coïncidence,  n'impliquant  aucune  communauté  d'origine  ? 

Il  nous  semble  que  la  plus  vraisemblable  des  deux  conclusions 
est  la  seconde.  En  tout  cas,  notre  groupe  de  contes  a  des  traits  indi- 
viduels trop  caractérisés  pour  qu'on  puisse  le  faire  dériver  direc- 
tement de  la  légende  grecque. 

Dans  la  plupart  des  contes  de  ce  groupe,  celui  qui  fait  manger  à 
un  ogre  ou  à  une  ogresse  leur  propre  enfant,  c'est  celui-là  même  que 
l'ogre  ou  l'ogresse  se  disposaient  à  manger.  Il  y  a  là,  non  point  pure 
vengeance,  comme  dans  la  légende  grecque,  mais  ce  qu'on  pourrait 


(1)  Le  conte  berbère  dOuargla,  déjà  plusieurs  fois  cité,  a  un  épisode  dont 
l'allure  générale  est  tout  à  fait  celle  de  l'épisode  du  conte  avar  r  Pendant  la  nuit, 
Baghdidis  feint  de  ne  pouvoir  dormir.  Interrogé  par  l'ogresse,  il  dit  que  c'est  à  cause 
des  mouches,  puis  à  cause  des  moucherons,  puis  à  cause  des  palmiers.  L'ogresse 
va  successivement  tout  détruire.  Enfin,  il  met  en  cause  un  palmier,  loin  du  village  : 
l'ogresse  y  court,  et  Baghdidis  profite  de  son  absence  pour  faire  coucher  les  enfants 
de  l'ogresse  à  la  place  de  ses  frères  et  pour  substituer  à  ceux-ci  des  troncs  de  pal- 
mier. (Le  conteur  berbère  a  tout  à  fait  oublié  ici  la  couverture  rouge  et  la  couverture 
blanche,  dont  U  a  parlé  en  commençant.) 


ÉTUDE  DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  395 

appeler  légitime  défense.  —  Et  puis,  chez  les  tragiques  grecs,  ce  fes- 
tin est  un  summum,  un  comble  d'horreur,  devant  lequel  le  specta- 
teur doit  reculer  épouvanté,  comme  fit  le  Soleil,  dans  une  des 
versions  de  la  légende  ;  dans  les  contes,  au  contraire,  l'auditeur  doit 
trouver  qu'après  tout  le  tour  est  bien  joué  et  que  ce  méchant  ogre, 
cette  méchante  ogresse  n'ont  que  ce  qu'ils  méritent  :  par  pari. 

Dans  le  conte  annamite,  c'est  sans  doute  l'idée  de  vengeance  qui 
domine  ;  néanmoins,  en  ce  qui  concerne  la  mise  en  œuvre  de  cette 
idée,  emploi  d'une  ruse  et  le  reste,  rien  absolument  ne  ressemble  à 
l'histoire  d'Atrée  et  de  Thyeste 

Mais  est-il  bien  nécessaire  d'éplucher  avec  tant  de  soin  ces  récits, 
dans  lesquels  tout  est  différent  de  la  légende  grecque  ;  tout,  excepté 
l'idée  du  sinistre  festin  ?  En  vérité,  la  méchanceté  humaine  est-elle 
matière  si  infertile,  qu'on  n'ait  pu,  en  deux  endroits  divers,  lui  faire 
produire,  sans  concert  préalable,  cette  idée  de  donner  à  un  père,  à 
une  mère,  ses  enfants  à  manger  ? 


Une  idée  qui  viendra  moins  facilement  à  l'esprit  de  ceux  qui 
créent  des  types  de  monstres,  c'est  celle  d'un  père  faisant  manger 
à  ses  hôtes...  son  propre  enfant,  comme  la  Fable  grecque  le  raconte 
du  grand-père  d'Atrée,  de  ce  Tantale,  roi  de  Lydie,  qui,  recevant 
les  dieux  à  sa  table,  leur  sert  les  membres  dépecés  de  son  fils  Pélops. 
Son  intention,,  nous  avouons  n'avoir  jamais  pu  nous  en  rendre  bien 
compte  :  aurait-ce  été  pour  mettre  à  l'épreuve  l'omniscience  des 
dieux  ?  ou,  plus  prosaïquement,  selon  le  scholiaste  de  Pindare 
(sur  01.,  I,  37),  pour  se  tirer  d'embarras,  un  jour  qu'invité  par  les 
dieux  à  un  pique-nique  (ïpzvo;),  il  s'aperçoit  qu'il  n'a  pas  de  plat 
à  apporter  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  répugnante  histoire  n'ofïre 
pas  le  moindre  point  de  contact  avec  notre  groupe  de  contes  (1). 

(1)  Dans  cette  légende  grecque,  Zeus  ordonne  à  Hermès  de  rassembler  les  mem- 
bres du  jeune  Pélops,  de  les  remettre  dans  la  chaudière  et  de  les  faire  bouillir  ;  et 
Pélops  revient  à  la  vie,  plus  beau  encore  qu'auparavant.  —  C'est  aussi  dans  une 
chaudière  qu'à  l'instigation  de  Médée,  le  vieux  Pélias,  préalablement  coupé  en 
morceaux,  est  mis  à  bouillir  par  ses  filles,  qui  veulent  le  rajeunir  après  avoir  vu 
Médée  rajeunir  de  cette  façon  un  vieux  bélier.  Mais  Médée  s'esquive,  laissant  Pé- 
lias mort  et  bien  mort.  —  Cette  fable  des  Filles  de  Pélias  n'est  pas  sans  rapport, 
pour  l'idée  générale,  avec  un  thème  de  contes,  qui  a,  d'ailleurs,  bien  nettement, 
son  individualité.  Nous  avons  dit  plus  haut  (§  6)  un  mot  de  ce  thème,  à  propos 
des  contes  annamites  et  tjame,  et  du  prétendu  moyen  de  s'embellir  en  se  plongeant 
dans  une  chaudière  bouillante. 


396  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


Si  l'on  veut  épuiser  ce  sujet,  on  peut  encore  rappeler  ici  la  légende 
du  mari  offensé  qui  fait  manger  à  l'épouse  coupable,  sans  qu'elle  le 
sache,  le  cœur  de  l'amant.  Gaston  Paris  a  étudié  cette  légende,  en 
1879,  dans  la  Bomania  (1),  à  propos  du  Homan  du  Châtelain  de 
Couci,  ouvrage  d'un  contemporain  de  Philippe  le  Bel,  écrit  vers  la 
fin  du  xiii«  siècle,  et  qui  a  rendu  fameuse  la  dame  de  Faiel,  Gabrielle 
de  Vergy. 

Des  «  lais  de  Bretagne  »,  notamment  un  certain  «  lai  Guiron  », 
auquel  fait  allusion  le  Tristan  de  Thomas  au  xii^  siècle,  ayant,  bien 
antérieurement  au  roman,  traité  déjà  ce  même  thème,  G.  Paris 
croyait  alors  à  une  origine  celtique  de  la  légende  ;  mais,  en  1883, 
une  légende  indienne  du  Pendjab,  publiée  par  M.  Ch.  Swynnerton 
et  appartenant  au  cycle  des  aventures  d'un  héros  local,  le  Râdjâ 
Rasâlou,  lui  parut,  à  bon  droit,  «  changer  complètement  la  ques- 
tion »  {Bomania,  XII.  1883.  i)p.  359-363). 

G.  Paris  faisait  remarquer  alors  que,  «  dans  le  conte  indien, 
Rasâlou  coupe  à  son  ennemi  un  morceau  de  chair  et  non  le  cœur  », 
et  il  ajoutait  :  «  c'est  visiblement  une  altération  ».  En  effet,  dans 
deux  autres  versions  du  récit  indien,  qu'il  ne  pouvait  connaître 
à  ce  moment,  c'est  bien  le  cœur  de  l'amant,  Râdjâ  Hodî,  que  r«asâ- 
lou,  après  l'avoir  tué,  lui  arrache  de  la  poitrine  et  fait  rôtir  pour  le 
servir  à  l'infidèle  rânî,  qui  se  tue  en  se  précipitant  de  la  terrasse  du 
château,  quand  elle  apprend  ce  qu'était  la  «  délicieuse  venaison  » 
qu'elle  a  mangée  (2). 

§  10 

encore  la  feinte   maladresse 
(guignol  et  le  vieux  somadeva  de  cachemire) 

«  Et  Polichinelle  avec  le  bourreau  ?  >;  nous  disait  un  regretté  ami, 

(1)  T.  VIII,  p.  343-373.  —  Ce  travail  a  été  inséré  dans  VHisloire  littcraire  de  la 
France  (t.  XXVIII,  pp.  352-390). 

(2)  La  légende  de  Râdjâ  Rasâlou  a  été  publiée  pour  la  première  fois  par  M.  Ch. 
Swynnerton  dans  le  Folk-lore  Journal  de  mai  1883,  pp.  129  seq.  —  En  août  et 
septembre  de  cette  même  année,  M.  R.-C.  Temple  en  donnait  une  autre  version, 
provenant  d'un  autre  district  du  Pendjab,  dar\s  ses  Legends  of  the  Panjdb,  éditées 
à  Bombay.  (Notre  épisode  pp.  64-65.)  —  Une  troisième  version  se  trouve  dans  un 
livre  récent  de  M.  Swynnerton  :  Romantic  Taies  jrom  the  Panjdb  (Westminster, 
1903).  (Notre  épisode,  pp.  309  seq.)  —  Ces  deux  dernières  versions  ont  le  cœur. 


ÉTUDE   DE  FOLK-LORE  COMPARÉ  39? 

à  qui  n«ufl  parlions  du  thème  de  la  Feinte  maladresse...  Nous  n'avions 
pas  oul)lié  Cftte  aventure  de  Polichinelle  qui,  au  pied  de  la  potence, 
se  fait  montrer  par  le  bourreau  comment  on  met  la  tête  dans  le 
nœud  coulant,  et  tire  bien  vite  la  corde,  avant  que  le  naïf  jjourreau 
se  soit  dégagé.  Nous  étions  même  en  mesure  de  dire  à  notre  ami  que, 
si  cette  scène  du  Guignol  nous  paraissait  n'avoir  de  commun  que 
l'idée  générale  avec  le  thème  de  Vikramâditya  et  de  la  chaudière, 
nous  lui  connaissions,  toujours  dans  l'Inde,  un  pendant  exact. 
Ce  pendant,  que  nous  trouvons  dans  VOcéan  des  Fleuves  de  Coules, 
de  Somadeva  de  Cachemire  (xi^  siècle),  déjà  cité  plus  haut,  le 
voici  (1)  : 

Une  rusée  servante,  nommée  Siddhikarî,  s'enfuyant  après  avoir  volé  son 
maître,  rencontre  un  domba  (homme  d'une  basse  caste,  dans  laquelle  se 
recrutent  les  bourreaux),  qui  se  met  à  sa  poursuite  pour  la  voler  à  son  tour. 
Arrivée  au  pied  d'un  arbre  et  se  voyant  prise,  elle  dit  au  bourreau,  qu'elle 
reconnaît  pour  tel  à  son  tambour  :  «  Je  viens  d'avoir  une  querelle  avec  mon 
mari,  et  je  suis  partie  pour  aller  me  pendre  :  faites-moi  donc  un  nœud  cou- 
lant, mon  brave  homme.  »  Le  bourreau  lui  fait  le  nœud  coulant  et  attache  la 
corde  à  une  branche  de  l'arbre.  Alors  Siddhikarî,  feignant  l'ignorance,  prie 
le  bourreau  de  lui  montrer  comment  on  se  met  le  nœud  au  cou.  Le  bourreau 
monte  sur  son  tambour  et  se  passe  la  corde  autour  du  cou,  selon  les  règles. 
Aussitôt,  d'un  coup  de  pied,  Siddhikarî  envoie  le  tambour  à  vingt  pas,  et 
le  bourreau  reste  pendu. 

Dans  un  conte  oral  d'Egypte  (2),  cette  historiette  se  présente 
fort  arrangée,  et  non  au  plus  grand    profit  de  la   vraisemblance    : 

Un  jeune  homme,  qui  veut  se  venger  du  mal  que  lui  a  fait  le  chef  d'une 
bande  de  voleurs  (3),  se  déguise  en  femme  et  se  rend  au  camp  des  voleurs. 
Le  chef  l'emmène  dans  sa  maison  et  lui  fait  fête,  buvant  rasade  sur  rasade 
du  raid  que  lui  verse  la  prétendue  dame.  Quand  il  est  gris,  elle  lui  demande 
à  quoi  sert  une  potence  qu'elle  voit  là.  «  Celui  qui  ne  vole  pas  beaucoup  y 
est  pendu  »,  répond  le  voleur.  La  dame  demande  alors  au  voleur  de  l'y  faire 
balancer  un  peu.  «  Si  tu  as  envie  de  voir  balancer,  dit  le  voleur,  je  m'y 
mettrai  moi-même  ;  mais  prends  garde  de  trop  tirer  la  corde.  »  Sur  ce,  il 
met  sa  tête  dans  le  nœud  coulant,  et  la  soi-disant  dame  tire  si  bien,  qu'il  est 
étranglé. 


(1)  Trad.  Tawney,  I,  pp.  87-88. 

(2)  Artin-Pacha  :  Contes  populaires  de  la  Vallée  du  Kil  (Paris,  1895),  pp.  205  seq. 

(3)  C'est  tout  à  fait  notre  conte'de  Lorraine  n°  81,  Le  Jeune  homme  au  cochon.  — 
Comparer,  pour  cette  première  partie,  un  autre  conte  égyptien  moderne,  donné 
par  feu  W.-A.  Clouston,  dans  ses  Popular  Taies  and  Fictions  (Edimbourg,  1887), 
t.  II,  p.  473  seq. 


398  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

§    11 
UN    RAPPROCHEMENT    FINAL 

Cette  étude  du  thème  de  la  chaudière  de  VikramSditya,  des  élé- 
ments de  ce  thème  et  de  leurs  modifications  diverses,  ainsi  que  des 
thèmes  latéraux,  nous  a  entraîné  à  de  telles  longueurs  que  nous 
osons  à  peine  ajouter  quelques  observations  finales,  d'une  portée 
générale,  croyons-nous. 

Il  existe,  ce  nous  semble,  de  remarquables  analogies  entre  notre 
famille  de  contes  et  une  autre  famille,  à  laquelle  nous  avons  consacré 
jadis  toute  une  monographie,  et  qui  comprend  les  contes  apparentés 
au  Fridolin  de  Schiller  (Der  Gang  nach  dem  Eisenhammer),  et  à  la 
légende  du  Page  de  sainte  Elisabeth  de  Portugal  (1). 

Ici  et  là,  —  si  nous  prenons  la  forme  primitive,  la  lorme  indienne, 
—  le  héros  devait,  selon  toutes  les  probabilités,  périr  dans  une  chau- 
dière bouillante  ;  mais,  ici  et  là,  il  est  sauvé  (dans  l'histoire  de  Vikra- 
mâditya  et  dans  les  contes  de  cette  famille, par  l'emploi  d'une  ruse  ; 
dans  l'autre  famille,  grâcî  à  un  concours  de  circonstances  provi- 
dentielles, qui  sont  pour  lui  la  récompense  de  tel  ou  tel  mérite),  et 
celui  qui  voulait  sa  mort,  périt  lui-même,  dans  celte  même  chaudière. 

De  plus,  —  si  nous  sortons  de  l'Inde,  —  la  chaudière,  dans  l'une 
et  dans  l'autre  famille,  se  transforme  le  plus  souvent  en  jour  :  dans 
la  première  famille,  en  four  de  boulanger  ;  dans  la  seconde,  en  four- 
neau de  forge  (conte  arabe  de  l'Iraq  [ancienne  Babylonie])  ou  en 
four  à  chaux  (contes  européens  et  adaptation  malaise  d'un  livre 
persan).  —  Déjà  nous  avions  vu  la  chaudière  bouillante  de  la  pre- 
mière famille  se  transformer,  dans  l'Inde  même,  en  jour  mobile.  Et 
voici  qu  ,  parmi  des  documents  encore  inédits,  qui  nous  ont  été 
obligeamment  communiqués  par  l'éminent  sinologue  M.  Edouard 
Chavannes,  memljre  de  l'Institut,  un  conte  indien  bouddhicisé, 
traduit  en  chinois  au  iii^  siècle  de  notre  ère,  donne,  au  lieu  de  la  chau- 


(1)  La  légende  du  Page  de  sainte  Elisabeth  de  Portugal  et  le  conte  indien  des  «  Bons 
Conseils  »  (Revue  des  Questions  historiques,  janvier  1903).  —  Ce  travail,  auquel  nous 
avons  ajouté,  en  juillet  1903,  un  long  Post-scriptum  dans  la  même  revue,  devra  être 
complété  par  des  documents  nouveaux,  qui  sont  venus  confirmer  notre  thèse  de 
l'origine  indienne  de  la  légende.  C'est  ce  que  nous  espérons  pouvoir  faire  prochai- 
nement. On  trouvera,  dans  ce  supplément,  les  documents  que  nous  allons  indiquer 
rapidement. 

(Ce  travail  annoncé,  qui  a  paru  en  1912,  dans  \i\Jiei'ue  des  Questions  histori- 
ques, a  été  placé  à  la  suite  du  Post-scriptum,  dans  le  présent  volume  (p.  121). 


ÉTUDE   DE   FOLK-LORE   COMPARÉ  399 

dière  de  la  seconde  famille,  une  fournaise  de  fondeur  de  mélaux,  tout 
à  fait  le  fourneau  de  forge  de  Fridolin  et  du  conte  arabe  d^^  l'Iraq. 

Enfin,  dans  l'une  et  dans  l'autre  famille,  celui  qui  veut  perdre  le 
héros,  est  parfois  puni,  non  pas  en  sa  propre  personne,  mais  en  ce 
qu'il  a  de  plus  cher,  en  son  enfant.  Dans  une  branche  de  la  première 
famille,  une  ruse  du  jeune  garçon  qui  devait  être  mangé  par  l'ogre 
ou  l'ogresse,  fait  que  ceux-ci  mangent  leur  propre  fille  ;  dans  une 
branche  de  la  seconde  (p.  38  de  notre  premier  travail  ;  p.  98  du  pré- 
sent volume),  un  enchaînement  de  hasards  providentiels  fait  que 
l'ordre  de  tuer  le  héros  frappe  en  définitive  le  fils  même  de  celui 
qui  avait  donné  cet  ordre. 

Un  vieux  conte  indien  établit  un  lien  encore  plus  étroit  entre  ces 
deux  branches  des  ceux  familles.  En  efYet,  dans  ce  conte  (branche 
de  la  seconde  famille),  la  victime  désignée  ne  devait  pas  simplement 
être  tuée  par  ordre  d'un  roi  ;  elle  devait  fournir  à  ce  roi  la  matière 
d'un  mets  magique,  et,  par  suite  d'une  substitution  providentielle 
de  personnes,  (.'est  la  chair  du  fils  du  roi  qui  est  servie  au  père  dans 
le  festin  sacrilège  (1). 

Est-ce  une  digression  que  nous  venons  de  faire  ?  Il  nous  semble 
qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  qualifier  ainsi  ni  ces  observations,  ni  d'autres 
qui  les  ont  précédées  ;  car  notre  but,  dans  ce  travail,  n'est  pas  seu- 
lement de  montrer  l'existence  de  courants,  véhicules  des  contes 
indiens  ;  c'est  aussi  de  faire  comprendre  ou,  du  moins,  entrevoir 
que  les  contes'  du  grand  répertoire  asiatico-européen  ne  sont  pas 
ce  qu'on  pourrait  appeler  des  individus  isolés  ;  que  non  seulement 
ils  forment  des  familles,  mais  qu'entre  ces  familles  elles-mêmes, 
malgré  leurs  différences,  il  y  a  parfois,  comme  entre  les  familles 
zoologiques,  des  analogies  marquées. 

Aux  esprits  réfléchis  de  tirer  de  ces  faits,  quant  à  la  question  de 
l'ongine  des  contes  populaires  asiatico-européens  actuels,  les  consé- 
quences qu'ils  comportent  ;  d'examiner  notamment  si  l'on  peut 
concilier  avec  l'existence  de  ces  familles  et  de  ces  affinités  la  théorie 
préconçue  qui  voit  dans  notre  répertoire  de  contes  un  amas  inco- 
hérent de  récits  plus  ou  moins  disparates,  ne  présentant  aucune 
analogie  de  iacture  et  qui  auraient  été  fabriqués  un  peu  partout. 

(1)  Nous  avons  donné,  dans  notre  premier  article  de  la  Revue  des  questions  histo- 
riques (p.  34  ;  99,  du  présent  volume),  le  résumé  de  ce  conte  indien,  qui  a  été  mis  en 
sanscrit  par  Somadeva  de  Cachemire,  au  xi"  siècle,  dans  le  grand  recueil  rédigé 
par  lui  d'après  un  recueil  beaucoup  plus  ancien,  écrit  dans  un  des  dialectes  vul- 
gaires de  l'Inde  (trad.  Tawney,  t.  I,  pp.  152  seq.). 


LE     GO  N  TE 


DU 


CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE 

DANS  L'EUROPE  DU  MOYEN  AGE  ET  EN  ORIENT 

Extrait  de  la  Roniania 
(tome  XL,  livraisons  de  juillet  et  octobre   1911) 


PREMIER  ARTICLE 

Le  conte  du  Chat  et  de  la  Chandelle  :  ses  deux  formes,  apologue  et  simple  épisode 
de  récits  folkloriques.  —  Nécessité  d'étudier  à  la  fois  l'une  et  l'autre  forme. 

Première  partie.  En  Europe.  A.  Littérature  du  moyen  âge.  §  i.  Le  conte, 
à  l'état  d'apologue  et  aussi  d'épisode  folklorique,  encadré  dans  le  Salomonis  et  Mar- 
colphi  Dialogus.  —  Excursus  \  :  a)  Le  Salomon  et  Marcoul  français  du  xii''  ou 
xiii<'  siècle  peut-il  aider  à  fixer  l'âge  du  Salomon  et  Marcolphe  latin  ?  —  b)  Les  deux 
parties  du  Salomon  et  Marcolphe  latin  ont-elles  un  même  auteur  ?  —  c)  A  quelle 
époque  ces  deux- parties  apparaissent-elles  réunies  ?  — -  Petite  étude  sur  les  manus- 
crits de  Vienne,  Munich  et  Berlin.  —  d)  L'âge  de  la  première  partie,  la  partie  dialo- 
guée.  —  e)  L'âge  de  la  seconde  partie,  la  partie  narrative,  renfermant  le  conte  du 
Chat.  —  f )  La  nationalité  des  auteurs  anonymes  des  deux  opuscules  primitifs.  — 
§  2.  Le  conte,  à  l'état  d'apologue,  non  encadré,  chez  des  écrivains  français  du 
xiii'=  siècle  (le  Lai  d'Aristote,  de  Henri  d'Andeli,  un  Proverbe  au  Vilain,  une  fable 
attribuée  autrefois  à  Marie  de  France)  et  chez  des  écrivains  allemands  plus  récents. 
—  §  3.  L'ancienne  littérature  russe.  —  B.  La  tradition  orale  européenne 
actuelle. 

Seconde  partie.  Hors  de  l'Europe.  —  Le  conte,  simple  épisode  folklorique, 
et  ses  encadrements  orientaux.  —  Étude  rapide  des  thèmes  indiens  combinés  avec 
notre  thème  et  de  l'introduction  de  certains  de  ces  thèmes  dans  la  littérature  euro- 
péenne du  moyen  âge.  —  Première  section.  Contes  indiens  recueillis  dans 
l'Inde  même.  A.  Une  légende  héroïque  de  la  vallée  du  Haut-Indus  (Pendjab). —  B. 
Contes  de  la  même  région  du  Pendjab,  du  pays  de  Cachemire,  du  Bengale  (Santals 
et  Oraons).  —  Un  roman  hindoustani.  —  Seconde  section.  Contes  indiens  ex- 
portés. —  Emigration  du  conte,  tout  encadré,  de  l'Inde  vers  l'île  de  Ceylan,  le 
Tibet,  l'Annam,  les  pays  barbaresques  (Arabes  et  Berbères  de  Tunisie)  et  vers 
l'Europe  (Roumains  de  Transylvanie).  —  §1.  Ile  de  Ceylan.  —  §  2.  Tibet.  —  §  3. 
Annam.  —  Excursus  II.  Le  thème  de  la  «  Cicatrice  révélatrice  »  dans  l'Annam  et 
ailleurs.  —  Le  thème  de  1'  «  Épouse  prédestinée  ».  — ■  Un  mot  sur  la  légende  d'Œdipe 
et  sur  le  Roman  de  Thèbes  (xii^  siècle). 

26 


402  ÉTUBES  FOLKLORIQUES 

Le  petit  conte  que  nous  allons  rencontrer  d'un  liout  à  l'autre  de 
l'Ancien  Continent,  tantôt  sous  forme  d'apologue,  tantôt  (et  plus 
souvent)  comme  simple  épisode  de  récits  assez  développés  qui  ne  se 
proposent  aucunement  de  moraliser,  n'a  jamais,  croyons-nous,  été 
étudié  sous  tous  ses  aspects.  En  1875,  uo  Maître,  feu  Reinhold 
Koehler,  réunissait  et  comparait  entre  elles,  avec  sa  haute  com- 
pétence, les  versions  que  le  moyen  âge  nous  a  laissées  de  cette  histo- 
riette du  Chat  el  de  la  Chandelle,  traitée  en  manière  de  fable  (1)  ; 
mais,  à  l'époque  où  Koehler  écrivait,  on  ne  pouvait,  faute  de 
documents,  envisager,  ni  même  entrevoir  tout  un  côté  du  sujet, 
et  non  le  moins  intéressant,  l'existence  de  la  même  historiette  à 
l'état  d'élcmenl  folklorique,  lequel,  dans  divers  contes  orientaux, 
merveilleux  ou  non  (et,  en  Europe,  dans  un  conte  roumain  de 
Transylvanie,  tout  récemment  recueilli),  se  comljine  avec  d'autres 
éléments  fulkloriques  ou  en  reçoit  un  encadrement.  Nous  nous 
permettrons  donc  de  reprendre  la  question  dans  tout  son  ensemble. 
L'étude  rapide  des  combinaisons  et  encadrements  qui  nous  passe- 
ront sous  les  yeux  nous  fournira  notamment  l'occasion  d'ajouter 
([uelque  chose  à  des  travaux  publiés  autrefois  dans  la  Remania  : 
aux  considérations  si  remarquables  de  notre  regretté  ami  Gaston 
l'aris  sur  un  chapitre  du  ronron  de  Perceforest  (xiv^  siècle)  (2)  et  à 
l'intércsfant  article  de  M.  Pietro  Toldo,  professeur  à  l'Université 
de  Turin,  sur  un  fabliau  (xiii^  siècle),  traitant  un  thème  de  même 
famille  (3).  —  Nous  aurons  aussi,  dès  le  début,  à  nous  occuper  d'un 
petit  livre  du  m.oyen  âge  que  l'on  peut  dire  plus  connu  de  nom 
qu'autrem.ent,  le  Salomonis  el  Marcolphi Dialogus,  et,  si  nous  n'avons 
pas  la  prétention  de  résoudre  les  très  difficiles  questions  se  rappor- 
tant à  ce  curieux  ouvrage,  nous  espérons,  du  moins,  que  les  termes 
des   différents   problèm.es   auront   été   enfin  posés   avec   précision. 


(1)  Jahrhiich  fur  romanische  iind  englische  Sprache  und  Literatur  (XIV,  1875, 
pp.  432-434)  ;  article  reproduit  dans  Kleinere  Sckriften  von  Reinhold  Koehler,  t.  II 
(Berlin,  1900),  pp.  638-641. 

(2)  Le  conte  de  la  Rose  dans  le  roman  de  Perceforest  (Romania,  XXIII,  1894, 
pp.  78  seq.). 

(3)  Pel  fableau  di  Constant  du  Hamel  [Romania,  XXXII,  1903,  pp.  553  seq.). 


Le  conte  du  chat  et  de  la  chandelle  403 

PREMIÈRE  PARTIE 

EN  EUROPE 

A.     —    LITTÉRATURE    DU    MOYEN    AGE 

§  1.   —  Le  conte  du  Chai  et  de  la  Chandelle  et  le  Salomon 
et  Marcolphe  (1). 

Un  des  plus  singuliers  épisodes  de  ce  Salomonis  et  Marcolphi 
Dialogus  que  nous  venons  de  mentionner,  —  épisode  d'origine 
indienne,  comme  nous  aurons  à  le  constater  ultérieurement,  — 
montre  le  roi  Salomon  irrité  contre  un  certain  rustre  très  malicieux, 
nommé  Marcolphe,  qui  vient  de  lui  faire  une  farce  grossière,  et 
ordonnant  à  ce  Marcolphe  de  veiller  avec  lui  toute  une  nuit  :  si 
Marcolphe  ne  veille  pas  aussi  bien  que  le  roi,  il  ne  sera  pas  sûr,  le 
lendemain,  de  garder  sa  tête  sur  ses  épaules.  La  nuit  venue,  une 
même  scène  se  reproduit  cinq  fois  :  quand  Salomon  entend  Mar- 
colphe ronfler,  il  lui  dit  :  «  Tu  dors,  Marcolphe  !  —  Je  ne  dors  pas, 
mais  je  pense  (Non  dormio,  sed  penso).  —  Que  penses-tu  ?  — 
Je  pense  telle  ou  telle  chose  (par  exemple,  qu'il  y  a  dans  le  plumage 
de  la  pie  autant  de  plumes  blanches  que  de  noires).  —  Si  tu  ne  le 
prouves  pas,. tu  mériteras  la  mort.  ■;  La  cinquième  et  dernière  fois, 
Marcolphe  répond  au  roi  :  «  Je  pense  que  la  nature  est  plus  forte 
que  l'éducation  (plus  valere  naluram  qiiam  niilriliirain).  »  Le  len- 
demain, après  avoir  montré  qu'il  a  raison  relativement  à  ses  quatre 
premières  «  pensées  »,  Marcolphe  remet  au  soir  la  démonstration 
de  la  pensée  finale. 

(1)  Nous  citons  d'après  une  vieille  édition  gothique  d'Anvers  que  possède  la 
Bibliothèque  nationale  (Réserve,  m  Y-  c.  124).  Ce  Salomonis  et  Marcolphi  Dyalogus 
(sic),  —  dix  feuillets  de  très  petit  format,  —  porte,  à  la  fin  :  Finitum  est  hoc  opus- 
culum  antwerpie  per  me  Gerardum  leeu.  Le  premier  feuillet  présente,  au  recto  et 
au  verso,  la  même  gravure  sur  bois  :  un  personnage  difforme  debout,  Marcolphe. 
L'exemplaire  de  la  Bibliothèque  nationale  est  relié  avec  un  autre  «  opusculum  »,  un 
Esopiis  cum  commenta,  de  même  format,  ayant,  au  recto  et  au  verso  du  premier 
feuillet,  le  personnage  déjà  connu  qui,  cette  fois,  est  Ésope.  A  la  fin,  cette  mention  : 
Esopus...  impressus  per  me  Gerardum  leeu  anno  domini  M.  cccc.  Ixxxviij  décima- 
quarta  die  maij.  Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  le  Marcolphe,  —  qui  est  décrit  au  n°  455 
des  Annales  de  la  typographie  néerlandaise  au  XV'^  siècle,  de  M. -F. -A. -G.  Campbell 
(La  Haye,  1874)  ;  cf.  Brunet,  Manuel  du  Libraire,  5^  éd.,  1864,  \°  Salomon  et  Mar- 
colphe, —  est  à  peu  près  de  la  même  époque  que  VEsope,  c'est-à-dire  d'environ  1488. 


404  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Or  le  roi  Salomon  avait  im  chat  qui  avait  été  dressé  (nutritus)  de  lelle 
fa'.on  que,  chaque  soir,  pondant  le  souper  du  roi,  il  se  mettait  debout  et 
restait  là,  tenant  une  chandelle  (candelam)  dans  ses  deux  pattes  de  devant. 
Les  convives  ayant  déjà  bien  soupe,  Marcolphe,  qui  avait  apporté  trois 
souris  dans  sa  manche,  en  lâche  une.  Le  chat,  apercevant  la  souris,  veut 
courir  après  elle  ;  mais  un  geste  du  roi  le  retient  en  place.  Même  chose 
arrive  avec  la  seconde  souris.  Mais,  quand  Marcolphe  |àche  la  troisième, 
le  chat  laisse  aussitôt  tomber  la  chandelle  et  saute  sur  la  souris.  «  Eh  bien  ! 
roi,  dit  alors  Marcolphe,  voici  que  j'ai  prouvé  devant  toi  que  la  nature  est 
plus  forte  que  l'éducation.  » 

Il  serait  intéressant  de  savoir  tout  au  moins  b.  quelle  époque  et 
clans  quelle  contrée  de  l'Europe,  sinon  par  quel  écrivain,  a  été  rédigé 
le  petit  livre  oi^i  se  lit  ce  conte  ;  mais,  malheureusement,  l'on  ne 
peut  rien  affirmer  là-dessus.  Nous  nous  bornerons  à  exposer  briève- 
ment, dans  le  premier  des  excursus  dont  l'étude  du  sujet  principal 
de  ce  travail  devra  être  accompagnée,  ce  qui  nous  paraît  être  l'état 
présent  des  recherches  sur  ce  Salomonis  et  Marcolphi  Dialogus. 

ExCURSUS    I    (1) 
a)    LE    SALOMON    ET    MARCOUL    FRANÇAIS    DU    XII^    OU    XIII<^    SIÈCLE 


PEUT-IL     AIDER     A     FIXER     LA     DATE     DU     SALOMON     ET     MARCOLPHE     LATIN 


? 


Est-ce  notre  Salomon  et  Marcolphe,  sous  diverses  formes,  que  le  manuel 
de  Gaston  Paris,  La  Littérature  française  au  moyen  âge  ( XI^-XIV^  siè- 
cles) (2),  place,  au  Tableau  chronologique,  dans  le  troisième  «  tiers  du  xii^  siè- 
cle »  et  dans  le  «  premier  tiers  du  xiii^  »  ?  Si  on  se  reporte  au  §  103  de  ce 
même  manuel,  on  verra  qu'il  n'en  est  pas  ainsi  :  les  vieux  écrits  français 
mentionnés  sous  le  titre  de  Salomon  et  Marcoul,  —  ces  dialogues  dans  les- 
quels «  un  personnage  grotesque  oppose  à  chaque  sentence  émise  par  le 
sage  roi  une  vérité  triviale  ou  une  observation  plaisante  ou  obscène  »,  — 
ne  correspondent  (et  encore* d'une  manière  très  générale)  qu'à  la  première 
partie  du  Salomon  et  Marcolphe  latin.  Le  Salomon  et  Marcolphe  latin,  en 
effet,  fait  suivre  la  partie  dialoguée  d'une  seconde  partie,  principalement 
en  récits,  celle  dans  laquelle  se  trouve  notre  historiette  du  Chat  et  de  la  Chan- 
delle, et  cette  seconde  partie  manque  absolument  dans  les  Salomon  et 
Marcolphe  que  Gaston  Paris  a  en  vue. 


(1)  Cet  excursus  sur  le  Salomon  et  Marcolphe  latin  était  déjà  rédigé  en  entier, 
quand  une  bienveillante  communication  nous  a  fait  connaître  un  travail  tout 
récent,  où  la  question  du  Salomon  et  Marcolphe  est  traitée  à  l'occasion  de  l'imita- 
tion italienne  qui  en  a  été  faite,  à  la  lin  du  xvi''  siècle,  par  un  écrivain  populaire 
de  Bologne,  Giulio  Cesare  Croce,  né  en  1550,  mort  en  1609  (//  «  Berioldo  »  di  G.  C. 
Croce  ed  i  suoi  fonii,  par  Madame  "Gina  Cortese  Pagani,  dans  les  Studi  medievali, 
vol.  3,  fasc.  4,  anno  1911.  —  Nous  indiquerons,  chacun  en  son  lieu,  les  deux  ou 
trois  petits  emprunts  que  nous  avons  à  faire  à  ce  travail. 

(2)  Nous  citons  d'après  la  S**  édition,  1905. 


LE  CGNTE  BU  OHAT   ET  DE   LA  CHANDELLE  405 

Au  sujet  de  ces  Salomon  et  Marcolphe,  nous  avons  étudié,  à  la  Biblio- 
thèque Nationale,  tout  ce  qu'ont  bien  voulu  nous  indiquer  deux  savants 
très  compétents  :  au  Département  des  Manuscrits,  M.  H.  Omont  ;  au 
Département  des  Imprimés,  M.  E.-G.  Ledos. 

Trois  manuscrits,  dont  un  manuscrit  du  xiii^  siècle,  et  un  imprimé 
gothique  font  groupe  :  le  dialogue  y  a  tout  à  fait  la  même  marche,  quand 
ce  n'est  pas  le  même  texte  (1).  Après  chaque  sentence  du  Sage,  Marconi 
(ou  Marcol,  ou  Marcon)  fait  invariablement  une  remarque  sarcastique  sur 
un  seul  et  même  thème,  sur  la  femme  de  mauvaise  vie,  la  p....n,  sur  ses 
ruses,  sa  perversité,  son  abjection  ;  le  tout,  grossièrement  charbonné  et 
d'une  crudité  en  rapport  avec  le  sujet.  Nous  prendrons,  comme  spécimens, 
parmi  les  quarante-six  tercets  de  l'imprimé,  les  deux  premiers  et  les  deux 
derniers,  lesquels  ne  sont  pas  impossibles  à  citer  : 

Les  dictz  de  Salomon  et  les  responces  de  Marcon. 
Salomon  commence  : 

Qui  veut  mesurer 
Leaue  de  la  mer 
Il  est  plein  de  rage. 

Marcon 
Qui  lient  dans  sa  main 
La  foy  de  p...n 
Il  a  mauvais  gaige. 

Et  au  dernier  feuillet  : 

Salomon 
Lon  tend  a  la  glu 
La  ou  lon  a  veu 
Reposer  oiseaulx. 

Marcon 
P..n  trasse  voye 
Quant  elle  scet  sa  proye 
Pour  trouuer  ribaulx. 

Finis  (2). 

(1)  Manuscrit  du  xiii^  siècle,  dans  le  volume  très  composite  Bibl.  Nat.,  fr.  25545 
et  manuscrits  plus  récents,  réunis  à  des  manuscrits  latins:  l'un,  dans  le  volume  lat. 
4641  B,  et  l'autre,  dans  le  volume  lat.  6707.  —  Imprimé  gottiique  (sans  lieu  ni  date), 
intitulé  Les  dictz  de  Salomon  Auecques  les  respoces  de  marcon  fort  ioyeuses  [La  cote 
est  :  Réserve,  Y*"  2715]. 

(2)  Méon  a  publié,  en  1823,  sans  indiquer  de  provenance,  une  longue  pièce  appar- 
tenant à  ce  groupe  et  intitulée  De  Marco  et  de  Salemons  [Nouveau  Recueil  de  Fa- 
bliaux, I,  p.  416  seq.).  La  Bibliothèque  de  Genève  possède  un  manuscrit  du  xv«= 
siècle  (n°  176  bis),  La  Disputacion  de  Marcoux  et  de  Salmon,  en  79  tercets,  dont 
quatre  seulement  ne  se  retrouvent  pas  dans  le  texte  de  Méon  [Bulletin  de  la  Société 
des  anciens  textes  français,  1877.  p.  85  seq.).  Une  autre  pièce  analogue,  en  38  tercets, 
fait  partie  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  d'Épinal,  sous  le  n°  189  (même  Bulle- 
tin, 1876,  p.  81).  • —  Il  faut  mentionner  encore  un  manuscrit  du  même  groupe,  inti- 
tulé La  Desputacion  entre  Salomon  ly  Saage  et  Marcoulf  ly  Foole,  et  qui  se  trouve 
parmi  les  manuscrits  français  de  Trinity  Collège  à  Cambridge  (Mss.  Q.  3-30)  ;  feu 
John  M.  Kemble,  qui  a  reproduit  en  partie  ce  dialogue  dans  son  livre  Anglo-saxon 


406  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Dans  un  seul  des  quatre  manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale,  manu- 
scrit du  XIII'-'  siècle  (1),  Marcel  ne  se  confine  pas  dans  ce  déplaisant  sujet  ; 
ses  «  réponses  »  sont  variées,  mais  assez  plates.  Exemple  : 

Qui  saiges  ho  m  sera 
Ja  trop  ne  parlera 
Ce  dit  Salomon. 
Qui  jà  mot  ne  dira 
Grant  noise  ne  fera 
Marcol  li  respont  (2). 

Dans  tous  ces  Dialogues  français,  la  joute  oratoire  entre  Salomon  et 
Marcol,  «  son  compaignon  »  (comme  dit  le  premier  des  deux  manuscrits 
du  xiii^  siècle),  n'a  ni  introduction  ni  conclusion.  Tout  au  contraire,  le 
Salomon  et  Marcolphe  latin,  —  dans  la  forme  que  la  typographie  du  xv^  siècle 
a  rendue  définitive,  —  s'étend  longuement  sur  des  préliminaires  et  donne 
à  l'affaire  un  dénouement.  Il  dépeint  Salomon  «  siégeant  sur  le  trône  de 
David,  son  père,  plein  de  sagesse  et  de  richesse  »  ;  il  fait  par  le  menu  le 
portrait  du  difforme  Marcolphe  et  aussi,  avec  citation  de  vers  latins,  celui 
de  Policana,  femme  du  malin  compère  et  non  moins  difforme  que  son  mari  ; 
il  représente  enfin  Salomon  comme  renonçant  à  continuer  la  dispute  contre 
son  inlassable  adversaire  et  lui  donnant,  malgré  ses  courtisans,  la  récom- 
pense promise  pour  le  cas  où  Marcolphe  serait  vainqueur. 

Autre  chose  encore  :  le  petit  livre  latin,  dont  le  Salomon  n'est  pas,  comme 
dans  les  Dialogues  français,  une  personnification  du  Sage,  mais  bien  le 
Salomon  historique,  cherche  de  son  mieux  à  situer  son  roi  de  Jérusalem 
dans  un  milieu  biblique  :  ainsi  les  grands  personnages,  jaloux  de  Marcolphe 
et  de  son  esprit  de  repartie,  et  qui  demandent  à  Salomon  de  chasser  à  coups 
de  trique  ce  rival  possible,  ont  des  noms  (quinze  noms)  pris  dans  le  Livre 
des  Rois  (11  Reg.,  \-6,  8-19).  —  Quant  aux  sentences  de  Salomon,  elles  sont 
tirées  en  bonne  partie  du  texte  de  la  \'ulgate  fdix-huit,  du  Lii>re  des  Pro- 
verbes ;  d'autres,  de  V Ecclésiastique,  etc.)  :  F.  II.  von  der  Hagen  le  faisait 
déjà  remarquer  et  en  donnait  le  compte,  il  y  a  tout  juste  un  siècle  (3). 

Du  reste,  il  faut  noter,  d'une  manière  générale,  que,  si  nous  ne  nous 

Dialogues  of  Salomon  and  Saturn  (Londres,  1848),  p.  78  seq.,  dit  que  le  manuscrit 
est  de  la  main  d"un  scribe  anglais  travaillant  vers  le  commencement  du  règne  de 
Henry  VI  (1422-1'i 71)  ;  voir  le  travail  de  M.  Paul  Meyer  :  Les  Manuscrits  français 
de  Cambridge.  111.  TriniUj  Collège  [Romania,  .\XX1I,  1903,  p.  63). 

(1)  Fr.  19,  152.  —  Celte  pièce  a  été  éditée  par  G.  A.  Crapelet  dans  ses  Proi'crbes 
et  dictons  populaires,  avec  les  Dits  du  Mercier  et  des  Marchands  et  les  Crieries  de 
Paris  aux  XIII''  et  XI V"  siècles,  publics  d'après  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque 
du  Roi  (Paris,  1831),  p.  186  seq.  Elle  porte  le  titre  suivant  :  Ci  commence  de  Marcoul 
et  de  Salemon  que  li  quens  [<■  comte  »]  de  Bretaigne  fist,  titre  qui  en  attribue  la  compo- 
sition à  un  rimeur  princier,  Pierre,  surnommé  Mauclerc,  duc  (ou  comte)  de  Bre- 
tagne, mort  en  1250.  Le  fait  n'est  pas  si  certain  que  l'admet  Kenible  (op.  cit.,  p.  73). 
Voir  Histoire  littéraire  de  la  France,  X.Xlll,  p.  688. 

(2)  C'est  évidem.ment  à  un  Salomon  et  Marcolphe  de  cette  catégorie  que  Rabe- 
lais a  emprunté  le  dit  et  contredit  que  Kemble  {op.  cit.,  p.  82)  nous  fait  connaître  : 
Qui  ne  se  adventure,  n'a  cheval  ni  mule,  ce  dict  Salomon.  —  Qui  trop  se  adventure, 
perd  cheval  et  mule,  respondit  Malcon  (Liv.  1,  ch.  33), 

(3)  Xarrenbuck  (Halle,  1811),  p.  540. 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DB  LA  CHANDELLE  407 

trompons,  le  Dialogue  latin  n'a  en  commun  avec  les  Dialogues  franrais 
aucun  de  ses  dits  e^  contredits  :  le  seul  trait  qui  le  rapproche  de  ces  Dialo- 
gues, c'est  uniquement  l'idée  du  combat,  à  coups  de  bons  dictons,  entre  un 
sage  et  un  «  fou  »,  qui,  de  part  et  d'autre,  ont  respectivement  les  miniies 
noms  («  Salomon  ly  Saage  »  et  '<  Marcoulf  ly  Foole  »  ;  —  sapiens  Salomon  et 
Marcolphus  jollus,  comme  Marcolphe  se  nomme  lui-même)  (1). 

b)    LES    DEUX    PARTIES    DU    SALOMON    ET    MARCOLPHE    LATIN 
ONT-ELLES    UN    MEME    AUTEUR   ? 

Si,  de  ce  dialogue  qui  forme  la  première  partie  du  Salomon  et  Marcolphe 
latin,  nous  passons  à  la  seconde  partie,  principalement  narrative  et  toute 
folklorique  (celle  où,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  figure  l'épisode  du  Chat 
et  de  la  Chandelle),  une  remarque  s'impose  :  sur  trois  points  au  moins  il  y  a 
contradiction  formelle  entre  ces  deux  parties,  et  l'on  s'en  convaincra  en 
lisant  la  note  ci-dessous  (2).  Évidemment  nous  avons  affaire  à  deux  ouvra- 
ges distincts  dont  chacun  a  son  individualité  et  son  auteur,  et  qui  ont  été 


(1)  Un  littérateur  du  xii«  siècle  a  fait,  en  vers  latins,  une  imitation  expurgée  du 
Salomon  et  Marconi  français  (pour  ne  citer  qu'un  trait,  le  Thaïs  ou  Tais  du  style 
orné  de  l'époque  remplace  constamment  le  mot  grossier  du  prototype.  Ce  court 
poème  (26  vers  de  dits  et  contredits)  a  été  publié  deux  fois  :  d'abord  par  Thomas 
Wright,  dans  ses  Early  Mysteries  and  other  latin  poems  of  ihe  twelfth  and  thirthcenth 
ce/iH/r/es  (Londres,  1888),  p.  131,  d'après  deux  monuscrits  anglais  et,  tout  récem- 
ment, par  Madame  Cortese  Pagani  {op.  cit.,  p.  5.39),  d'après  un  des  manuscrits 
dits  de  la  Fîeine  (Christine),  conservés  à  la  Bibliothèque  Vaticane,  duquel  M.  Fran- 
cesco  \ovati,  co-directeur  des  Studi  Medievali,  a  fourni  à  Madame  Cortese  une 
copie  accompagnée  d'excellentes  remarques. — Bien  que  co  De  certamine  Salonio- 
nis  et  Marcolphi  {De  Salomone  et  Micoll  [sic],  dans  le  manuscrit  du  Vatican)  soit 
écrit  en  latin,  il  n'a  certainement  pas  exercé  plus  d'influence  que  son  prototype 
français  sur  nCître  Salomonis  et  Marcolphi  Dialogus. 

(2)  Premier  point.  Dans  la  première  partie,  le  {aineux  Jugement  de  Salomon  a  déjà 
eu  lieu  et,  tout  au  début  de  sa  disputacion  avec  Marcolphe,  Salomon  le  rappt-Ue 
pour  s'en  faire  gloire  ;  dans  la  seconde  partie,  ce  jugement  n'est  pas  dans  le  passé, 
mais  dans  le  présent,  et  il  figure  tout  au  long  parmi  les  épisodes  qui  composent 
l'histoire  des  relations  entre  le  sage  roi  et  le  malicieux  rustre.  —  Second  point. 
Dans  la  première  partie,  quand  Marcolphe  entre  en  scène,  il  est  présenté  comme 
un  étranger,  arrivé  tout  récemment  de  l'Orient  (qui  ab  Oriente  nuper  venerat )  ; 
dans  la  seconde  partie,  Marcolphe  est  dans  le  pays  depuis  sa  première  enfance. 
D'après  ce  qu'il  raconte  à  Salomon,  il  se  trouvait  un  jour,  étant  infantnlus,  dans 
les  cuisines  du  palais  de  David,  alors  que  Bersabée  (sic),  la  mère  du  petit  Salomon, 
ayant  fait  rôtir  sur  une  croûte  de  pain  le  cœur  d'un  vautour,  donna  ce  cœur  à  man- 
ger à  son  fils.  Et  elle  jeta  la  croûte  de  pain  à  la  tête  du  petit  Marcolphe.  «  Et  j'ai 
mangé  cette  croûte  toute  imprégnée  de  jus,  ajoute  Marcolphe,  et  c'est  de  là,  je 
pense,  que  me  vient  ma  malice  {versutia  mea)  comme  ta  sagesse  te  vient  d'avoir 
mangé  le  cœur  du  vautour  ».  —  Troisième  point.  Dans  la  première  partie,  Mar- 
colphe est  marié  et  il  se  présente  devant  Salomon  avec  sa  femme,  laquelle,  d'ailleurs 
est  persona  muta  ;  dans  la  seconde  partie,  il  est  question  du  père,  de  la  mère,  du 
frère  et  de  la  sœur  de  Marcolphe,  qui  sont  tous  dans  le  pays,  mais  nullement  d'une 
femme  que  Marcolphe  aurait  épousée  :  tout  l'ensemble  du  récit  et  aussi  tel  épisode 
que  nous  aurons  à  résumer  plus  loin,  montrent  bien  que  le  fin  matois  n'est  pas 
marié. 


408  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

tout  bonnement  juxtaposés  par  un  troisième  littérateur,  lequel  n'a  pas  pris 
la  peine  de  faire  des  retouches. 

11  semble  même  que  ropération  se  trouve  mentionnée  dans  le  plus  ancien 
manuscrit  connu  du  Salonion  et  Marcolphe,  un  manuscrit  de  Berlin,  daté  de 
1424  et  dont  il  sera  parlé  à  la  section  c  de  cet  excursus. 

En  effet,  après  la  partie  dialoguée,  en  tête  de  la  partie  narrative,  c'est-à- 
dire  au  début  du  récit  de  la  chasse  et  de  la  visite  de  Salomon  à  la  chaumière 
de  Marcolphe  (épisode  que  nous  aurons  à  examiner  dans  V Appendice  de  ce 
travail)  ce  manuscrit  met  ceci  :  legiti  r  quod  rex  Salomon  ad  cenationem,  etc. 
Ce  qui  paraît  vouloir  dire  :  «  Nous  trouvons  dans  un  livre  ce  qui  va  suivre.  » 
Les  autres  manuscrits  de  Berlin,  beaucoup  plus  récents,  et  le  texte  imprimé- 
n'ont  pas  ce  legitur,  et  rattachent  (assez  maladroitement)  la  seconde  partie 
à  la  première  :  Rex  igitur  quadam  die  cum  cenatoribus  suis,  etc..  On  pour- 
rait presque  se  demander  si  le  legitur  du  doyen  des  manuscrits  n'aurait  pas 
donné,  par  altération,  ce  gauche  igitur. 

c)  A  QUELLE  ÉPOQUE  LES  DEUX  PARTIES  DU  SALOMON  ET  MARCOLPHE 
LATIN    APPARAISSENT-ELLES    DÉJÀ    RÉUNIES  ? 

Pour  le  Salomon  et  Marcolphe  latin,  il  y  aurait  donc  trois  dates  à  établir  : 
dates  de  la  rédaction  de  chacune  de  ses  deux  parties  et  date  de  leur  réunion 
en  un  même  livre.  Cette  dernière  date  est,  naturellement,  la  moins  impor- 
tante. 

C'est  un  Salomon  et  Marcolphe  complet  (c'est-à-dire  réunissant  les  deux 
opuscula)  qui,  vingt  ou  trente  ans  à  peine  après  l'apparition  des  premières 
productions  de'la  typographie  (la  fameuse  Bible  à  quarante-deux  lignes  de 
Gutenberg  est  de  1453-1456),  s'est  publié  presque  à  la  fois  dans  le  texte  latin 
et  dans  une  traduction  allemande. 

Bien  que  le  sort  pour  ainsi  dire  fatal  de  ces  petites  brochures  de  quelques 
pages  (le  Salomon  et  Marcolphe  latin  de  la  Bibliothèque  Nationale  a  dix 
feuillets)  soit  de  ne  pas  échapper  à  la  destruction  dans  le  cours  des  âges, 
assez  d'exemplaires  de  la  brochure  latine  sont  parvenus  jusqu'à  notre  temps 
pour  qu'on  ait  pu  dresser  une  liste  d'au  moins  vingt-trois  éditions  de  cette 
plaquette,  publiées  avant  la  fin  du  xv<^  siècle,  et  de  sept  éditions,  publiées 
au  xvi^  ;  presque  toutes  imprimées  en  pays  germanique  (Allemagne  et 
Pays-Bas).  La  plus  anciennement  datée  est  de  1482  (sans  indication  de  lieu)  ; 
une  autre,  non  datée,  et  qui  aurait  été  imprimée  à  Cologne,  remonterait 
à  1473.  Toutes  les  premières  éditions  sont  allemandes  (Cologne,  Spire,  Stras- 
bourg, Leipzig).  Aucune  des  très  nombreuses  éditions  imprimées  aux  Pays? 
Bas  (à  Deventer  et  à  Anvers)  ne  paraît  être  antérieure  à  1486  (1). 

(1)  J.  M.  Kemble  (op.  cit.,  p.  31-34)  a  donné  une  liste  chronologique  des  éditions 
du  Salomon  et  Marcolphe  latin  ;  on  en  trouvera  une  autre,  beaucoup  plus  complète, 
dans  un  ouvrage  tout  récent  de  M.  Cenëk  Zibrt,  extrait  des  Mémoires  de  l'Académie 
tchèque  de  Prague  (1909)  et  intitulé  Marcolt  a  Aeiim  v  literatuie  slaroceské 
(a  Marcolphe  et  Personne  dans  la  vieille  littérature  tchèque  »),  p.  9.  —  On  peut 
contrôler,  en  partie,  cette  liste  au  moyen  du  Repertorium  hibliographicum  de 
L.  Hain  (Stuttgart,  1838),  v»  Salomon  et  Marcolphus,  et  du  Supplément  à  ce  réper- 
toire, publié  à  Londres,  en  1902,  par  M.  W.-A.  Copinger.  11  y  a  lieu  aussi  de  consul- 
ter les  Annales  de  la  typographie  néerlandaise  au  XV''  siècle  de  M. -F. -A. -G.  Camp- 
beU.  déjà  citées  plus  haut.  —  Sur  cette  trentaine  d'éditions  du  Salomon  et  Mar- 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  409 

Une  traduction  allemande  en  prose,  faite  sur  un  texte  latin  à  peu  près 
identique  au  texte  imprimé,  a  été  éditée  dès  1477  à  Nuremberg  ;  quatre  au- 
tres éditions  suivent  avant  la  fin  du  xv^  siècle  :  à  Nuremberg  encore  (1482), 
à  Augsbourg  (1490),  à  Ulm  (1496  et  1498)  ;  puis  une  demi-douzaine,  au 
xvi^  siècle,  jusqu'à  1520  (à  Bâle  et  à  Berne  notamment).  Nous  laissons  de 
côté  celles  qui  datent  de  la  seconde  moitié  de  ce  même  xvi^  siècle  (1), 

Si  nous  passons  aux  manuscrits,  tous  ceux  qu'on  connaît  du  Salomon  et 
Marcolphe  latin,  sont  du  xv^  siècle,  et,  chose  à  noter,  il  n'en  existe  aucun 
dans  les  bibliothèques  publiques  de  France  (2)  ;  tous  se  trouvent  en  pays 
germanique.  La  Bibliothèque  Palatine  de  Vienne  en  possède  quatre  ;  la 
Bibliothèque  Royale  de  Munich,  trois  ;  la  Bibliothèque  Royale  de  Berlin, 
trois  aussi  (3). 

Plusieurs  de  ces  manuscrits  portent  une  date  :  le  manuscrit  de  Munich 
640  est  daté  de  1470  ;  le  manuscrit  de  Berlin  lat.  qu.  256,  de  1469.  Le  manus- 
crit de  Vienne  3092  doit  avoir  été  écrit  vers  1450  ;  le  manuscrit  de  Munich 
3974,  l'a  été  dans  les  années  1446-1466.  Le  plus  ancien  de  tous  est  le  manus- 
crit de  Berlin  lat.  qu.  361  :  il  est  certainement  de  1424,  ainsi  que  l'atteste  cette 
mention,  mise  à  la  dernière  de  trois  pièces  de  même  écriture,  dont  le 
Salomon  et  Marcolphus  (ici  Maroldus)  est  la  première  :  per  manus  M.  Lessnaw 
anno  dominlmillesimo  quadringentiesimo  vicesimo  quarto  feria  sexta  ante  Cir- 
cumdederunt  (c'est-à-dire  «  le  vendredi  avant  le  dimanche  de  la  Septuagé- 
sime  »)  (4). 

colphe  latin,  on  ne  connaît  que  quatre  éditions  imprimées  en  France,  dont  troi.« 
à  Paris  et  une  à  Rouen  :  une  seule,  de  l'imprimeur  FéHx  Baligaud,  à  Paris,  date  de 
la  fin  du  xV  siècle  (de  1490  à  1500)  ;  les  autres  sont  probablement  toutes  du  xyi^. 

(1)  Zibrt,  op.  cit.,  p.  13.  —  Emil  Weller,  dans  la  revue  bibliographique  Serapeum, 
1862,  pp.  249-252.  —  F.  H.  von  der  Hagen  a  réimprimé,  dans  son  Narrenbuch 
(Halle,  1811),  cette  traduction  allemande  en  prose,  mais  malheureusement  en 
l'arrangeant  plu.s  ou  moins  (Voir  E.  Weller,  op.  cit.,  p.  249). 

(2)  Pour  la  Bibliothèque  nationale.^nous  avons  l'affirmation  du  savant  le  mieux 
informé,  M.  Omont.  Pour  les  autres  bibliothèques  de  Paris  et  pour  celles  des  dépar- 
tements, nous  avons  parcouru  les  tables  des  43  volumes  de  catalogues  des  manus- 
crits de  ces  bibliothèques,  sans  trouver  aucune  mention  d'un  semblable  manus- 
crit. 

(3)  Bibliothèque  palatine  de  Vienne  :  Cod.  3092,  3337,  3342  (fragment),  5167  ;  — 
Bibliothèque  royale  de  Munich,  Cod.  lat.  640,  3974,  5015  ;  —  Bibliothèque  royale 
de  Berlin.  Mss  lat.  qu.  256,  qu.  361  et  fol.  319  (fragment).  ■ —  Nous  avons  récem- 
ment, en  traversant  Berlin,  pu  examiner  les  trois  manuscrits  de  la  Bibliothèque 
Royale  ;  ensuite,  à  notre  demande,  notre  ami,  M.  Johannes  Boite,  le  successeur 
incontesté  du  grand  folkloriste  Reinhold  Koehler,  a  bien  voulu  prendre  la  peine 
de  les  étudier  de  plus  près  sur  divers  points.  Pour  les  manuscrits  de  Vienne,  nous 
devons  de  précieux  renseignements  à  la  haute  compétence  du  très  obligeant  M.  Ph. 
Aug.  Becker,  professeur  de  philologie  romane  à  l'Université.  Quant  aux  manuscrits 
de  Munich,  nous  n'avions  pas  à  chercher  mieux  que  ce  qu'en  dit  M.  Ernst  Schau- 
bach,  dans  son  intéressante  thèse  de  doctorat  de  l'Université  de  Leipzig  :  Die  erhal- 
tenen  deutschen  und  lateinischen  Bearbeitungen  des  Salomon-  Marcolj-Dialoges 
(Meiningen,  1881),  pp.  9  seq. 

(4)  C'est  à  M.  Joh.  Boite  que  nous  devons  cette  constat  tion  importante.  Nous 
avions  déjà  remarqué,  en  feuilletant  ce  manuscrit,  qu'il  présentait  un  texte  plus 
simple  et  paraissant  plus  ancien  que  les  autres  manuscrits  de  Berlin,  qui  donnent 
un  texte  à  peu  près  semblable  à  celui  qui  a  été  imprimé. 


410  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Entre  cette  copie,  faite  en  1424,  et  le  manuscrit  dans  lequel  ont  été  réunis 
pour  la  première  fois  les  deux  opuscula  composant  le  Salomon  et  Marcolphe 
latin,  il  y  a  eu  certainement  des  intermédiaires,  et  il  n'en  faut  pas  beaucoup 
pour  que  soit  franchie  la  limite  qui  sépare  le  xv*^  siècle  du  \\\^. 

Quant  aux  opuscula  eux-mêmes,  si  l'on  rélléchil  (}ue  chacun  a  eu,  avant 
la  réunion,  son  existence  propre,  on  remontera  plus  haut  encore  (1). 

d)   l'âge   de   la  premièbe   partie   (la  partik  dialoguée) 
DU    salomon    et    marcolphe    latin 

Ici,  bien  entendu,  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  des  dialogues  fran- 
çais des  xii^  et  xiiie  siècles,  dont  le  fond  est  tout  à  fait  différent  de  celui 
du  dialogue  latin,  et  dans  lesquels  Salomon  pourrait  être  remplacé  par  un 
Sage  anonyme,  faisant  contraste  avec  un  Fou.  Dans  notre  dialogue  latin,  on 
l'a  vu,  Salomon  est  le  Salomon  de  la  Bible,  prononçant  des  maximes  qui,  en 
grande  partie,  sont  de  la  Bible  (ce  qui,  par  parenthèse,  donne  aux  imperti- 
nences de  Marcolphe  un  certain  caractère  d'irrévérence,  plus  ou  moins 
consciente,  à  l'égard  des  Livres  Saints). 

Un  ou  plusieurs  dialogues  de  Salomon  et  Marcolphe  existaient,  à  n'en 
pas  douter,  en  Allemagne,  au  temps  d\a  poète  souabe  qui,  sous  .le  pseudo- 
nyme de  Frîdank  («  Le  Franc  Penseur  »),  a  écrit,  dans  la  première  moitié 
du  xiiie  siècle,  le  poème  didactique  intitulé  Bescheidenheit  («  Le  Discerne- 
ment ))).  K  Salomon,  dit-il,  enseignait  la  sagesse  ;  Marolt  (Marolf,  Morolf, 
Marcolt,  Markolf,  Markùlfus,  Metrolf,  selon  les  manuscrits)  parodiait  ses 
dires  :  cette  habitude,  trop  de  gens,  malheureusement,  l'ont  encore  aujour- 
d'hui. » 

Sâlmon  wîsheit  lèrte, 
Marolt   daz   verkêrte  ; 
den    site    hânt    hiute 
leider  gnuge  liute   (2). 

Le  plus  récent  éditeur  de  Frîdank,  M.  H.-E.  Bezzenberger,  croit  que  le 
vieux  poète  vise  le  Salomon  et  Marcolphe  latin  (3).  Le  vise-t-il  directement  ? 
Nous  nous  permettons  d'en  douter.  Le  livre  de  Frîdank,  recueil  en  langue 
allemande  de  préceptes  moraux,  fables,  etc.,  s'adressait  non  aux  savants, 
mais  au  grand  public  d'Allema';ne,  et  le  pa.ssage  en  question  suppose  un 

(1)  N'ayant  nullement  en  vue  de  traiter  ici  ex  professa  la  question  du  Salomon 
et  Marcolphe,  nous  laissons  de  côté  deux  traductions  en  vers  allemands  du  texte 
latin  (dont  l'un  est  intitulée  Salomon  itnd  Morollj),  contenues  dans  deux  manus- 
crits du  xye  siècle,  qui  ont  été  l'un  et  l'autre  publiés  (F.  H.  von  der  Ilajîen  et  J. 
G.  BOsching,  Deutsche  Gedichte  des  Miitelaliers,  tome  I,  Berlin,  1808.  —  Félix  I3o- 
bentag,  Nurrenbuch,  pp.  293  seq.  Berlin,  sans  date),  et,  à  plus  forte  raison  un  second 
Salomon  et  Morolf,  sorte  de  poème  épique  allemand,  dans  lequel  Morolf  est  le  frère 
de  Salomon  (publié  dans  l'ouvrage  ci-dessus  mentionné  de  von  der  Hagen  et  Bi  s- 
ching).  —  Notons,  à  ce  propos,  que  le  manuscrit  du  xv^  siècle  de  la  Bibliothèque 
de  l'Arsenal,  que  le  catalogue  (t.  VI,  p.  428,  n°  8021)  donne  comme  étant  le  «  Dia- 
logue de  Salomon  et  de  Marculf  »,  n'est  autre  que  ce  poème,  lequel,  répétons-le, 
n'a  aucun  rapport  avec  notre  Dialogus. 

(2)  Frldankes  Bescheidenheit  von  H.  E.  Bezzenberger  (Halle,  1872),  81,  vers  3-0. 

(3)  Op.  cit.,  p.  367,  note. 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  411 

dialogue  entre  Salomon  et  Marcolphe  généralement  connu.  II  faut  donc 
qu'il  y  ait  eu,  alors,  en  Allemagne,  soit  un  semblable  dialogue  en  langue  vul- 
gaire, qui  aurait  été  l'origine  de  la  première  partie  du  Salomon  et  Marcolphe 
latin,  soit,  au  contraire,  une  traduction  allemande  (ou  arrangement)  d'un 
Salomon  et  Marcolphe  latin  déjà  existant,  à  moins  que,  —  ce  qui  ne  serait 
nullement  insoutenable,  —  une  vulgarisation  par  voie  orale  n'ait  porté  dans 
le  peuple  le  cadre  et  quelque  chose  du  contenu  d'un  dialogue  écrit  pour 
les  lettrés  (1). 

Avant  Frîdank,  dans  la  seconde  moitié  du  xii^  siècle,  Guillaume  de  Tyr, 
mort  en  1184  ou  1185,  mentionnait  dans  son  histoire  des  Croisades,  un  per- 
sonnage «  que,  dit-il,  les  récits  fabuleux  du  peuple  appellent  Marcolphe  » 
(quein  jahulosse  popularium  narrationes  Marcolphum  vacant)  et  qui  lutte 
d'ingéniosité  avec  Salomon,  résolvant  les  énigmes  à  lui  proposées  et  en  pro- 
posant à  son  tour  (de  quo  dicitur  quod  Salomonis  solveret  senigmata,  sequi- 
pollenter  ei  iteruni  solvenda  proponens),  —  manière  de  présenter  Marcolphe 
qui  pourrait  faire  penser  que,  dans  la  version  populaire  du  xii<'  siècle,  ce 
personnage  n'avait  pas  le  caractère  de  parodiste  irrévérencieux.  Mais  peut- 
être,  sous  la  plume  d'un  clerc,  cela  exprime-t-il,  en  style  noble,  ce  que  le 
vieux  traducteur  français  de  l'archevêque  de  Tyr  rend  ainsi  :  «  De  cestui 
dist  l'en  que  ce  fu  Marcoux,  de  que  l'en  parole,  que  Salomon  et  Marcoux  des- 
putèrent  »,  expressions  qui  ne  permettent  de  rien  présumer  au  sujet  de  la 
nature  et  du  ton  de  cette  desputaison  (2). 

Plus  anciennement  encore,  un  siècle  et  demi  avant  Guillame  de  Tyr,  un 
autre  clerc,  un  illustre  moine  de  l'abbaye  de  Saint-Gall,  Notker  Labeo  (952- 
1022)  avait  déjà  fait  allusion  au  Salomon  et  Marcolphe,  mais  d'une  façon  qui 
ne  laisse  aucun  doute  sur  le  caractère  de  Marcolphe.  Dans  son  commentaire 
allemand  des  Psaumes,  quand  il  arrive  au  verset  85  du  Psaume  118  :  Nar- 
ravermit  mihi  iniqui  jahulationes ;  sed  non  ut  lextua,  Notker  passe  rapidement 
en  revue  les  Juifs  avec  leur  deuterosis  (la  Mischna  :=  secunda  lex)  et  ses  millia 
fabularum,  les 'hérétiques  avec  leur  vana  loquacitate,  et  enfin  les  sseculares 
litterse,  et  il  conclut  (nous  traduisons  littéralement  le  vieil  allemand)  :  Tout 

(1)  Les  différences  que  nous  avons  constatées  dans  les  manuscrits  du  poème  de 
Frîdank  au  sujet  du  nom  de  l'impertinent  contradicteur  de  Salomon,  montrent 
bien  qu'en  Allemagne,  au  xiii'^  siècle  et  plus  tard,  le  personnage  était  connu  sous 
divers  noms.  E  ,  en  fait,  Marolt.  c'est  le  Maroldus  du  manuscrit  de  Berlin  datant 
de  1424.  —  Marolfj  figure  dans  un  manuscrit  de  Heidelbergdu  xv«  siècle,  traduction 
fragmentaire  en  vers  allemands  (Kemble,  op.  cit.,  p.  35  seq.),  et  MorollJ,  dans 
une  traduction  également  versifiée,  mais  complète  {Deutsche  Gedichte  des  Miitelal- 
ters,  de  F.  H.  von  der  Hagen  et  J.  G.  BiJshing.  Berlin,  1808,  t.  I  in  fine  :  pagination 
spéciale)  ;  —  Marcolt  est  bien  le  Markolt  des  traductions  en  vieux  tchèque  (C.  Zibrt, 
op.  cit.,  pp.  21  seq.  et  7.3  seq.)  ;  le  Marchait,  Marchait  des  traductions  en  polonais 
(ibid.,  pp.  16-20).  — •  Dans  Markolf,  Markfiljus,  apparaissent  les  noms  devenus  clas- 
siques. —  Quant  au  Metrolj,  il  nous  paraît  être  une  erreur  de  copiste. 

(2)  Guillaume  de  Tyr,  Historia  rerum  in  partihus  transmarinis  gestaruin  (Lib. 
XIII,  cap.  i),  dans  le  Recueil  des  Historiens  des  Croisades,  publié  par  les  soins  de 
V Académie  des  Inscriptions  et  Belles- Lettres.  Historiens  occidentaux,  t.  I.  1'''^  par- 
tie (1844),  p.  557.  —  La  vieille  traduction  française,  mise  en-dessous  du  texte  latin 
et  intitulée  VEstoire  de  Eracles  [Héraclius]  Empereur  et  la  conqueste  de  la  terre 
d'outremer,  est  donnée  d'après  un  manuscrit  du  xiii''  siècle  de  la  Bibliothèque  natio- 
nale. 


412  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

cela  «  est-ce  autre  chose  que  ce  qu'on  dit  que  Marcolphe  dispute  contre  les  pro- 
verbes de  Salomon  ?  Tout  cela,  ce  sont  de  belles  paroles,  sans  vérité  (1)  ». 

Il  est  évident  que  le  moine  du  x«  siècle  a  dans  l'esprit  une  disputatio  entre 
Salomon  et  Marcolphe,  du  genre  irrévérencieux.  Précisons  :  une  disputatio 
non  pas  comme  celle  des  Salomon  et  Marcoul  français,  où  les  sentences  de 
Salomon  sont  des  sentences  quelconques,  que  l'on  peut  parodier  sans  donner 
prise  à  aucun  soupçon  de  légèreté  plus  ou  moins  irréligieuse,  mais  bien 
comme  celle  du  Salomon  et  Marcolphe  latin,  où  une  bonne  partie  de  ces  sen- 
tences sont  la  reproduction  des  Proverbes  mômes  [proverbiis,  dit  Notker), 
tels  que  les  donne  la  Bible. 

Notker  avait-il  sous  les  yeux  un  Salomon  et  Marcolphe  latin,  analogue  à  la 
première  partie  du  Salomon  et  Marcolphe  latin  actuel,  ou  parlait-il  par  ouï- 
dire  ?  Faut-il  prendre  à  la  lettre  son  «  on  dit  «  (man  saget),  qui  pourrait  faire 
croire  qu'il  a  seulement  entendu  parler  du  Dialogue  et  ne  l'a  jamais  lu  ?... 
Mais  peut-être  n'y  a-t-il  pas  lieu  de  donner  à  ce  que  Notker  dit  en  passant 
un  sens  précis  qui  n'aurait  pas  été  dans  sa  pensée. 

D'un  petit  fait,  de  la  présence  d'un  des  dictons  du  Marcolphe  latin  dans  un 
manuscrit  du  ix«  siècle,  provenant  de  l'abbaye  de  Saint-Gall,  feu  Karl  Hof- 
mann,  germaniste  et  romaniste  non  sans  valeur,  a  voulu  conclure  ou,  du 
moins,  présenter  comme  possible  la  conclusion  que  l'abbaye,  au  temps  de 
Notker,  possédait  un  manuscrit  du  Dialogue,  de  même  texte  ou  à  peu  près 
que  le  Dialogue  actuel.  C'est  là,  ce  nous  semble,  aller  un  peu  vite.  Si  le  manu- 
scrit en  question  contenait  tout  un  faisceau  de  ces  dictons,  on  pourrait  dis- 
cuter ce  commencement  de  preuve  ;  mais  un  seul,  en  tout  et  pour  tout,  un 
seul,  qui  peut  fort  bien  avoir  été  emprunté,  non  au  Salomon  et  Marcolphe, 
mais  à  une  source  commune,  c'est  vraiment  trop  peu  (2). 

e)    l'âge    de    la   seconde    partie    (la   partie    narrative) 
Reste  la  dernière  de  nos  trois  questions  de  date  :  à  quelle  époque  la  se- 

(1)  Vuaz  ist  ioh  anderes  daz  man  marcholfum  saget^sih  éllenon  uuider  proucrbiis 
Salomonis  7  An  diên  allen  sint  uuort  scôniû.  âne  uuarheit.  (Die  Schriften  Nolkers 
und  seiner  Schule,  édition  Paul  Piper.  Fribourg-en-Bri?gau,  1883  ;  tome  II,  p.  522). 
L'infinitif  sih  éllenon  correspond  à  l'allemand  actuel  sich  ereifern,  «  disputer  »  ;  la 
tournure  est  toute  latine,  et  équivaut  à  dicunt  Morcolphum  dispulare. 

(2)  Voir  les  Comptes  rendus  (Sitzungsberichie )  de  l'.\cadémie  de  Munich,  Cla^e 
philosophico-philologique,  année  1871,  p.  422-423.  —  Le  dicton  que  K.  Hofmann 
cite  comme  faisant  partie  des  proverbes  qui,  dit-il  sans  plu.s  de  références,  "  se 
trouvent  dans  la  Rhétorique  de  Saint- C.all  «,  se  lit,  en  réalité,  avec  deux  autres  pro- 
verbes insignifiants,  à  la  dernière  page  du  manuscrit  111  de  Saint-Oall,  qui  n'est 
nullement  une  rhétorique,  mais  un  Hirronymus  in  Isaiam,  écrit,  comme  les  trois 
proverbes  allemands,  au  ix*'  siècle.  Ce  dicton,  qui  correspond  au  Quando  fugit  capreo- 
lus,  albescii  ejus  culus  de  Marcolphe,  est  ainsi  conçu  :  Sô  diz  rêhpochchili  fl.ei,  sa 
plerchet  imo  ter  ars  (en  allemand  moderne  :  Wenn  das  Rehbôcklein  flicht,  sô  entblnsst 
sich  ihm  der  HintereK  —  Graff,  en  1834.  a  publié  le  premier  ce  petit  texte  dans  son 
Allfiochdeutscher  Sprachschatz  (I,  i.vni),  et  le  rapprochement  avec  le  dicton  de 
Marcolphe  a  été  fait  plus  tard,  en  1864,  dans  l'ouvrage  de  K.  MiillenhofT  et  W.  Sche- 
rer,  Denkmœler  deuischer  Poésie  und  Prosa  nus  deni  VIII-XII.  Jalirhundert,  vol.  I, 
p.  59  et  vol.  II,  p.  135  (nous  nous  sommes  servi  de  la  S'^  édition,  Berlin,  1892).  — 
(-'est  encore  M.  Joh.  Boite  qui  nous  a  rendu  le  service  de  nous  signaler  l'erreur  dç 
Hofmann. 


Le  conte  bu  CHAT  et  de  la  chandelle  44â 

conde  partie  du  Salomon  et  Marcolphe,  la  partie  narrative,  a-t-elle  été  com- 
posée ? 

En  1411,  le  poète  tyrolien  Hans  Vintler  racontait,  dans  ses  Pluemen  der 
Tugent  («  Fleurs  de  Vertu  »),  cette  histoire  du  Chat  tout  à  fait  de  la  même 
façon  que  le  Salomon  et  Marcolphe  latin  (1).  Mais  il  est  peu  probable  que 
Hans  Vintler  ait  eu  le  livre  sous  les  yeux  ;  car,  si  Salomon  figure  dans  le 
récit  avec  son  chat,  Marcolphe  y  est  remplacé  par  un  «  sage  »  (ain  weiser). 

Du  reste,  directe  ou  indirecte,  la  dérivation  est  incontestable  et  elle  auto- 
rise à  conclure  que  tout  au  moins  cet  épisode  de  notre  seconde  partie,  avec 
Salomon  dans  le  rôle  même  que  lui  fait  jouer  le  petit  livre  latin,  existait  déjà, 
soit  en  latin,  soit  en  allemand,  antérieurement  à  l'achèvement  du  poème  de 
Hans  Vintler,  c'est-à-dire  antérieurement  à  1411.  Mais,  en  définitive,  cela 
ne  nous  apprend  pas  grand'chose.  Nous  avons  vu  plus  haut,  en  effet,  qu'en 
1424,  treize  ans  seulement  après  cette  date  de  1411,  un  scribe  allemand 
copiait  un  manuscrit  du  Salomon  et  Marcolphe  latin,  présentant  les  deux  par- 
ties réunies,  et  certainement  ce  manuscrit  lui-même  était  déjà  une  copie,  si 
ce  n'est  pas  une  copie  de  copies.  Voilà  cette  date  de  1411  bien  dépassée 
rétrospectivement  (2). 

f)     LA     NATIONALITÉ     DES     AUTEURS     ANONYMES 
DES     DEUX     OPUSCULES     PRIMITIFS 

On  se  rappelle  que  les  manuscrits  du  Salomon  et  Marcolphe  latin,  conser- 
vés à  Vienne,  à  Munich  et  à  Berlin,  sont  tous  l'œuvre  de  copistes  du  xv*^  siè- 

(1)  Die  Pluemen  der  Tugent  des  Hans  Vintler,  herausgegeben  von  Ignaz  von  Zin- 
gerle  (Innsbruck,  1874).  Voir  les  vers  6754  et  suivants.  —  Hans  Vintler,  qui  donne 
lui-même  comme  date  de  l'achèvement  de  l'ouvrage  l'année  1411,  dit  expressé- 
ment que  son  poème  est  la  traduction  d'un  livre  italien  [ain  wsclsches  puech),  inti- 
tulé Flores  Virtutum,  auquel  il  a  fait  diverses  additions.  Ce  livre,  dont  le  vrai  titre 
est  Fiori  di  Viriù,  et  qui  eut  en  Italie  un  grand  nombre  d'éditions,  a  été  écrit  en 
1320  et  il  est  attribué  à  Tomaso  Leoni.  —  On  doit  noter  que  l'histoire  du  chat  de 
Salomon  est  au  nombre  des  additions  que  Hans  Vintler  a  faites  à  son  original. 
(Voir,  sur  ces  divers  points,  l'Introduction  de  l'éditeur.) 

(2)  Tout  récemment  {fiomania,  XL,  1911,  p.  93-96),  M.  Edmond  Faral  a  publié 
un  fragment  d'un  petit  poème  latin  du  moyen  âge,  qui,  d'après  B.  Hauréau,  aurait 
pour  auteur  l'Anglais  Serlon  de  Wilton  (seconde  moitié  du  xii'=  siècle).  S'adressant 
à  un  certain  Robert,  inconnu  aujourd'hui,  Serlon  lui  fait  compliment  sur  la  manière 
dont  il  a  «  exposé  »  la  «  vie  de  Marcolphe  »  (per  te  Marculfica  vita  sic  est  exposita....) 
M.  Faral  prend  à  la  lettre  ce  mot  vita  et  y  voit  l'indication  «  qu'une  partie  au  moins 
de  l'ouvrage  de  Robert  avait  un  caractère  narratif  ».  Il  nous  semble  qu'à  lui  seul  ce 
vita  n'est  pas  si  décisif  ;  il  nous  semble  même  que  Serlon  précise  son  dire  quand, 
immédiatement  après  cette  phrase,  se  poursuit  l'éloge  de  Robert  et  du  «  style  ma- 
gnifique »  (verbis  mirisonis )  dans  lequel  celui-ci  «  expose  »,  —  le  mot  est  répété,  — 
«  la  disputaison  de  Salomon  avec  Marcolphe  »  ( ...  lites  eocponis  cum  Marculjo  Salo- 
monis)  ;  ce  qui  nous  ramène  au  Salomon  et  Marcolphe  di  dogue. 

Quant  à  l'observation  de  M.  Faral  sur  l'existence,  au  xii'^  siècle,  d'une  «  rédaction 
allemande  du  Salomon  und  Markolf  »,  M.  Faral  se  borne  à  renvoyer,  d'une  manière 
générale  et  sans  même  donner  le  titre,  à  l'ouvrage  de  Friedr.  Vogt,  Die  deutschen 
Dichtungen  von  Salomon  und  Markolf  (Halle,  1880),  dont  le  premier  volume,  le  seul 
qui  ait  paru,  traite  d'un  poème  épique  allemand  de  Salman  und  Morolf,  tout  diffé- 
rent de  notre  petit  livre,  et  qui,  de  plus,  ne  se  trouve  que  dans  des  manuscrits  du 
xv^  siècle  (supra,  e,  note  2). 


414  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

cle.  Nous  ajouterons  que  ces  copistes  paraissent  avoir  été  tous  Allemands  ou, 
du  moins,  avoir  tous  travaillé  en  pays  de  langue  germanique  (1). 

C'est  aussi  en  pays  germanique  (en  Allemagne  et  aux  Pays-Bas)  qu'ont 
été  imprimées  la  plupart  des  trente  premières  éditions  connues  du  texte 
latin  (2). 

Enfin,  c'est  en  Allemagne  qu'a  été  publiée  pour  la  première  fois  une  tra- 
duction en  langue  vulgaire,  et  cette  traduction  allemande,  imprimée  presque 
en  même  temps  que  le  texte  latin,  paraît  avoir  été  assez  répandue  (3). 

En  France,  au  contraire,  ni  manuscrits  d'aucune  sorte,  ni  traduction  popu- 
laire à  enregistrer,  mais  seulement  trois  ou  quatre  éditions  du  texte  latin, 
et  non  des  plus  anciennes,  et  une  traduction  publiée  en  1509  par  un  litté- 
rateur (4).  En  Italie,  rien  qu'une  traduction,  imprimée  en  1502  à  Venise,  et 
réimprimée,  à  ^'enise  encore,  en  1550  (5). 

Ainsi,  dequelipiecôté  que  l'on  se  tourne,  dans  cette  enquête,  les  pays  ger- 

(1)  Manuscrits  de  Berlin.  M.  Boite  croit  pouvoir  assurer  que  les  trois  manus- 
crits ont  été  écrits  en  Allemagne  :  le  manuscrit  de  l'année  1469  l'a  été  à  l'Université 
de  Leipzig,  in  universitate  lipzensi,  dit  le  copiste.  Dans  le  manuscrit  de  1424,  le 
copiste  donne  lui-même  son  nom,  le  nom  nullement  roman  de  Lessnaw.  —  Manus- 
crits DE  Vienne.  D'après  l'examen  que  M.  Ph.  Aug.  Becker  a  bien  voulu  faire  à 
notre  intention,  les  quatre  manuscrits  sont  probablement  tous  d'origine  autri- 
chienne. Dans  le  manuscrit  3337,  provenant  de  l'abbaye  de  M  ndsee  (Haute-Au- 
triche), se  trouve,  au  bas  d'une  page,  une  glose  allemande  de  la  même  écriture.  Le 
manuscrit  3092  doit  avoir  été  écrit  à  Vienne  :  le  Salomon  et  Marcolphe  y  est  joint 
à  des  lettres  de  savants  viennois,  à  des  sermons  d'un  certain  recteur  de  l'Université 
de  Vienne  au  xv«  siècle,  etc.  —  Manuscrits  de  Munich.  Bien  que  nous  n'ayons 
pas  de  renseignements  spéciaux,  nous  voyons,  dans  le  travail  de  M.  Schaubach  (op. 
cit.,  p.  10),  que  le  manuscrit  3974  donne,  outre  le  texte  latin,  une  traduction  alle- 
mande littérale  de  la  première  partie. 

(2)  Voir  suprà,  c. 

(3)  Voir  ihid.  —  Il  existe  aussi  dans  des  manuscrits  du  xv^  siècle,  deux  traduc- 
tions allemandes  en  vers  ;  mais  elles  n'ont  été  imprimées  qu'au  xix«  siècle  (vid. 
suprà,  c,  les  indications  bibliographiques).  La  première  est  l'reuvre  d'un  moine 
anonyme  ;  la  seconde  a  été  faite  par  un  certain  Gregor  Ilayden,  en  l'honneur  du 
landgrave  Friedrich  von  Leuchtenberg,  lequel  mourut  en  1487. 

(4)  On  ne  peut  appeler  traduction  populaire  cette  traduction  française,  aujour- 
d'hui introuvable,  que  Brunet  décrit,  non  de  visu,  mais  d'après  des  renseignements 
d'un  tiers  (v°  Salomon  et  Marcolphe )  et  qui  porte  le  titre  suivant  :  Les  Ditz  de  Salo- 
mon et  de  Marculphus,  translatez  du  latin  en  francois  auec  les  ditz  des  sept  sages  et 
d'autres  philosophes  de  la  grece  traduitz  de  grec  en  francoys  par  Maistrc  jehan  diçry 
(Paris,  Guillaume  Eustace,  1509).  —  Au  bas  du  titre  se  lit,  dans  un  huitain,  cette 
amusante  déclaration  : 

Maistre  iehan  Divery  de  Manthois 
Ne  dhincourt  en  beauvoisin 
A  traduit  ce  livre  en  francois 
Combien  qu'il  fust  mieux  en  latin. 

(5)  El  Dijalogo  di  Salomon  e  Marcolpho.  Ce  petit  livre  rarissime  a  été  réimprimé 
de  nos  jours  par  les  soins  de  M.  Ernesto  Lamma  (Bologne,  1885).  II  avait  été  réim- 
primé déjà,  revu  et  corrigé,  di  nuovo  ristampato  e  alla  sua  sana  letione  (sic)  ridotto  in 
Vinegia  (à  Venise)  en  1550.  Voir  dans  l'article  des  Studi  medievali,  indiqué  au  com- 
mencement de  cet  excursus,  la  note  6  de  la  page  555,  et,  pp.  588-602,  la  reproduc- 
tion intégrale  de  cette  plaquette. 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  -ilS 

maniques  paraissent  occuper  une  place  à  part,  et  l'on  pourrait  dire  que  le 
Salomon  et  Marcolphe,  en  son  textus  receptus,  leur  appartient  presque  exclu- 
sivement. 

En  sera-t-il  de  même,  si  nous  recherchons  quelle  peut  avoir  été  la  natio- 
nalité de  l'auteur  anonyme  ou  plutôt  des  deux  auteurs  anonymes  du  petit 
livre  ? 

Ici  intervient  un  savant  allemand  que  nous  avons  déjà  rencontré  dans 
nos  investigations,  Karl  Hofmann.  Après  avoir  examiné  le  vocabulaire 
latin  du  Salomon  et  Marcolphe  et  y  avoir  relevé  plusieurs  mots  qu'il  considère, 
non  sans  raison  le  plus  souvent,  comme  dérivés  du  vieux  français,  il  conclut 
que  «  l'ouvrage  est  sûrement  (sicher)  d'origine  française  »  (1). 

«  Sûrement  »  ?...  Peut-être  ne  faut-il  pas  être  si  affirmatif. 

La  présence  de  mots  français  latinisés  dans  un  livre  latin  du  moyen  âge 
est-elle,  à  elle  seule,  la  preuve  que  ce  livre  aurait  été  écrit  par  un  clerc  fran- 
çais ?  Malgré  notre  incompétence  en  cette  matière  si  spéciale,  il  nous  semble 
que  non.  La  lingua  communis  du  moyen  âge,  usitée  partout,  en  pays  germa- 
nique comme  en  pays  roman,  ce  latin  qui,  pour  le  fond,  était  certainement 
du  vrai  latin,  devait  naturellement,  instinctivement,  quand  il  s'incorporait 
des  mots  nouveaux  en  les  latinisant,  prendre  dans  le  vocabulaire  d'une 
langue  apparentée,  d'une  langue  néo-latine,  plutôt  que  dans  celui  d'une 
langue  germanique  :  rien  donc  d'étonnant  qu'il  s'y  rencontre  en  grand  nom- 
bre des  mots  français  latinisés. 

Sans  doute,  il  n'est  pas  impossible  que,  si  jamais  on  entreprend,  en  se 
plaçant  au  point  de  vue  de  la  langue,  un  dépouillement  un  peu  complet  des 
livres  et  autres  documents  écrits  en  latin  au  moyen  âge,  d'un  côté  dans  les 
pays  romans,  de  l'autre,  dans  les  pays  germaniques,  les  résultats  compa- 
ratifs de  ce  dépouillement  montrent  que  la  lingua  communis  serait  teintée  un 
peu  différemment  dans  les  deux  régions.  Mais,  dans  ce  cas  même,  le  fait  (s'il 
était  établi)  d'être  écrit  en  latin  roman  ne  trancherait  pas,  pour  le  Salomon 
et  Marcolphe,  la'  question  d'origine.  Étant  données  les  relations  internatio- 
nales continuelles  des  clercs  au  moyen  âge,  serait-ce  chose  invraisemblable 
qu'un  clerc  allemand  (ici,  à  vrai  dire,  il  en  faudrait  deux,  un  pour  chacun 
des  deux opwscwia  primitifs),  après  avoir  reçu  sa  formation  littéraire  en  pays 
roman  et  s'y  être  imbu  du  latin  roman,  ait,  à  son  retour  en  pays  germanique, 
rédigé  son  ouvrage  à  la  romane  ?  Ce  serait,  à  tout  prendre,  moins  bizarre 
que  la  supposition  d'un  livre  rédigé  en  pays  roman  et  n'ayant  eu,  en  fait 
(on  l'a  vu),  de  vraie  notoriété  qu'en  pays  germanique. 

Karl  Hofmann,  lui,  concilie  les  choses  en  plaçant  le  heu  de  naissance  du 

(1)  Voir  le  Mémoire  de  1851,  p.  422.  —  Les  mois  cités  par  Karl  Hofmann  sont, 
pour  la  première  partie,  bergarius  (berger),  folliis  (fou),  qui  sont  incontestablement 
d'origine  française  ;  pensare  (penser),  qui  a  pénétré  dans  les  langues  germaniques, 
témoin  peinzen  (même  sens)  en  néerlandais,  et  pinsen  (id.)  dans  l'allemand  de  la 
vieille  traduction  en  vers  publiée  par  von  der  Hagen,  vers  71  et  suivants.  Vient 
enfin  merda  (que,  par  parenthèse,  Horace  et  Phèdre  peuvent  difficilement  avoir 
emprunté  au  «  vieux  français  »).  —  Pour  la  seconde  partie,  deux  mots,  ingeniam  et 
brico,  sur  lesquels  nous  aurons  à  revenir  pour  en  fixer  le  sens,  et  auxquels  on  pour- 
rait ajouter  leccator  (v.  français  lecheor,  lecheeur,  «  garnement  »),  trufator  (v.  f.,  trufeor, 
trufeeur,  «  trompeur  »),  basa[sic]  («  bouse  de  vache  »)  et  nittritura  (v.  fr.  noiirreture, 
dans  le  sens  d'  «  éducation  »). 


416  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Salomon  et  Marcolphe  dans  un  pays  mi-parti  roman  et  germanique,  en 
Flandre,  «  dans  la  Flandre  romane,  comme  dans  la  Flandre  germanique  » 
(nach  rianderii,  dem  roman ischcn,  n'ie  deni  gernianischen).  Le  point  de  dé- 
part de  Cflte  hypothèse,  ("est  que  les  premières  éditions  du  Salomon  et  Mar- 
colphe auraient  été  imprimées  «  aux  Pays-Bas,  à  Anvers  ».  Donc,  si  nous  com- 
prenons bien,  un  Flamand  de  langue  romane  aurait  rédigé  le  livre,  et  des 
Flamands  de  langue  germanique  l'auraient  imprimé.  Le  malheur,  c'est  que 
(nous  le  rappelons)  toutes  les  premières  éditions  du  Salomon  et  Marcolphe 
ont  été  imprimées  non  aux  Pays-Bas,  mais  en  Allemagne,  à  Cologne,  à 
Spire,  à  Strasbourg,  à  Leipzig. 

En  résumé,  nombreux  points  d'interrogation.  Et  il  s'en  posera  d'autres 
encore,  si  nous  examinons  de  près  les  détails  du  livre. 

Tantôt,  c'est  un  mot  de  l'ancien  français,  latinisé,  dont  l'auteur  de  la  tra- 
duction allemande  imprimée  au  xv^  siècle  détermine  très  exactement  le 
sens  et  saisit  parfaitement  le  rôle  dans  une  certaine  antithèse,  tandis  qu'un 
romaniste  de  profession  du  xix<'  siècle  ne  voit  les  choses  qu'à  moitié.  Tantôt, 
c'est  une  rédaction  tout  à  fait  romane  (romane  à  ce  point  que  le  vieux  tra- 
ducteur allemand  et  bien  d'autres  s'arrêtent  court  devant  une  de  ses  expres- 
sions), qui  masque  un  fond  tout  germanique,  un  bon  gros  jeu  de  mots  alle- 
mand, sur  lequel  repose  toute  l'historiette...  Peut-être  nous  permettra-t-on 
de  toucher  en  note  ces  deux  passages  vraiment  instructifs  (1). 

(1)  Premier  passage.  —  Chassé  par  Salomon,  Marcolphe  s'écrie,  d'après  le 
texte  imprimé  :  «  Neque  sic,  neqiie  sic  sapiens  Salomon  de  Marcolphe  britone  pacem 
hahebit  ». 

Ce  britone,  ablatif  de  brito  «  breton  »,  qui  vient  on  ne  sait  quoi  faire  ici,  se  trouve 
dans  tous  les  manuscrits  de  Vienne  et  de  Berlin  (nous  n'avons  pas  de  renseigne- 
ments sur  ceux  de  Munich).  Karl  Hofmann  a  eu  le  mérite,  non  pas  seulement  d'avoir 
compris  l'absurdité  de  ce  mot,  mais  d'avoir  rétabli  la  leçon  primitive,  bricone, 
ablatif  de  brico,  correspondant  à  l'ancien  français  bricon,  que  Hofmann  traduit  par 
Schelm,  «  coquin,  fripon  ».  Une  trentaine  d'années  après  la  publication  de  son 
mémoire,  sa  conjecture  était  confirmée  par  la  réimpression  de  la  traduction  ita- 
lienne, publiée  originairement  en  1502  (lùde  supra).  Bien  que  très  mauvaise  en  cet 
endroit,  cette  traduction  donne  le  mot  bricon.  L'édition  de  1550  a  briccone  (article 
déjà  cité  des  Stndi  medievali,  p.  597). 

L'auteur  de  la  traduction  allemande  imprimée  au  xv  siècle  avait  -il  sous  les  yeux 
un  manuscrit  portant  bricone,  ou  a-t-il  fait  lui-même  la  correction  ?  En  tout  cas, 
il  ne  s'est  pas  arrêté  à  moitié  chemin  dans  l'intelligence  du  texte,  comme  Karl  Hof- 
mann :  il  a  été  droit  au  sens  de  «  fou  »,  très  fréquent  pour  le  vieux  français  bricon 
au  moyen  âge,  à  côté  du  sens  de  coquin  »,  et  il  traduit  ainsi  :  «  Weder  so,  noch  so, 
ivêiser  Salomon,  sollst  du  cor  dem  Narren  Markolf  Friede  haben  »  (><  ...  Sage  Salo- 
mon, tu  n'auras  pas  la  paix  avec  ce  fou  de  Marcolphe  »). 

L'antithèse  entre  le  Sage  Salomon  et  Marcolphe  le  Fou,  Marcholphus  follus,  est 
ici  exactement  présentée,  et  l'on  se  demande  comment  ce  vieux  traducteur  alle- 
mand était  si  bien  informé  du  sens  précis  d'un  mot  qui  a  deux  sens  dans  l'ancien 
français,  et  dont  la  forme  latinisée  est  tellement  rare  qu'on  la  cherche  en  vain  dans 
le  Glossarium  de  Du  Cange. 

Second  passage.  —  Sur  l'ordre  de  Salomon,  Marcolphe  dit  à  Floscemia,  sa  mère, 
de  remplir  un  pot  du  lait  de  sa  meilleure  vache  et  de  le  couvrir  de  eadem  vacca 
(c'est-à-dire,  évidemment,  de  quelque  chose  provenant  de  cette  même  vache). 
Floscemia  fait  avec  le  lait  de  la  vache  un  beau  gâteau,  dont  elle  couvre  le  pot  de 
lait,  et  dit  à  Marcolphe  de  porter  le  tout  à  Salomon.  En  route,  traversant  un  pré, 
Marcolphe  a  faim  :  il  mange  le  gâteau,  puis  il  couvre  le  pot  de  lait  d'une  bouse  de 


LE  CONTE  DU   CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  417 

Au  bout  de  toutes  ces  recherches  sur  l'âge  des  deux  parties  du  Salomon 
et  Marcolphe  et  sur  la  nationalité  de  leurs  auteurs,  nous  n'arrivons,  il  faut 
bien  en  convenir,  à  aucun  résultat  positif. 

Il  n'en  sera  pas  de  même,  croyons-nous,  si,  au  lieu  de  considérer  le  livre 
dans  son  ensemble,  nous  le  décomposons  (ou  plutôt  si  nous  décomposons 
la  partie  narrative)  en  ses  divers  éléments. 

Que  la  rédaction  du  Salomon  et  Marcolphe  soit  antérieure  ou  non  au 
xiv^  siècle,  et  que  ses  rédacteurs  soient  de  langue  romane  ou  de  langue  ger- 
manique, les  éléments  mis  en  œuvre  par  eux  ont,  en  grande  partie,  une  tout 
autre  origine  qu'une  origine  romane  ou  germanique,  et  ils  sont  bien  autre- 
ment anciens  que  le  xiv^  siècle.  Combien  de  temps,  en  effet,  leur  a-t-il  fallu 
pour  faire,  à  travers  tant  de  peuples  et  tant  de  commotions  historiques,  le 
voyage  de  l'Inde  en  Europe  ?  car  nous  sommes  en  mesure  de  montrer,  clair 
comme  le  jour,  que,  dans  le  Salomon  et  Marcolphe,  notre  petit  conte  du 
Chat  et  de  la  Chandelle,  indien  lui-même,  est  tout  entouré  d'éléments  folklo- 
riques indiens. 

Pour  ne  pas  trop  entraver  notre  marche,  qui  vient  déjà  d'être  retardée 
dès  le  début,  nous  renvoyons  à  la  fin  de  ce  travail  ces  constatations,  dont 
l'importance  dépasse  de  beaucoup,  comme  portée  générale,  la  question  spé- 
ciale du  Salomon  et  Marcolphe. 

vache  desséchée,  qu'il  a  remarquée  sur  le  sentier.  Naturellement  Salomon  se  récrie, 
ft  Mais,  dit  Marcolphe,  est-ce  que  tu  n'as  pas  ordonné  ut  lac  vaccœ  de  vacca  cooperire- 
tur?  —  Ce  n'est  pas  cela,  répond  Salomon  :  il  fallait  faire  un  gâteau  avec  le  lait.  — 
C'a  été  fait  ;  sed  famés  mutavit  ingenium.  —  Comment  ?  —  -Je  savais,  dit  Marcol- 
phe, que  tu  as  de  quoi  manger  ;  moi,  j'avais  faim,  et  j'ai  mangé  le  gâteau  ;  et  pro 
ipso  iNGENio  mutatam  basam  vaccœ  super  ollam  posui.  » 

Ce  mot  ingenium  a  été,  pour  bien  des  lecteurs  une  énigme.  Même  le  vieux  traduc- 
teur allemand,  qui  découvre  si  bien  le  sens  du  mot  brico,  s'égare  tout  à  fait  au  sujet 
de  cet  ingenium.  La  première  fois  que  le  mot  paraît  (faines  mutavit  ingenium),  il 
traduit  :  aber  der  H'unger  verwandelte  den  Siiin,  «  mais  la  faim  a  changé  mon  senti- 
ment, m'a  fait  changer  d'idée  »  (c'est-à-dire,  probablement,  m'a  donné  l'idée  de 
manger  le  gâteau  au  lieu  de  Je  porter  au  roi).  Quant  à  la  phrase  où  revient  le  mot 
(pro  ipso  ingenio  mutatam  basam  vaccœ  j  et  où  ingenium  ne  peut  évidemment  signi- 
fier «  sentiment  »,  le  traducteur  escamote  le  mot,  et  la  difficulté  en  même  temps,  et 
il  traduit  :  «  j'ai  mangé  le  gâteau,  et  j'ai  mis  à  la  place  la  bouse  de  vache  sur  le  pot 
au  lait  »  (und  legte  den  Kuhfladen  dafur  auf  den  Hafen). 

L'histoire  de  la  transformation  de  ce  mot  tout  latin  d'ingenium  est  intéressante. 
Ingenium,  c'est  originairement  ce  qui  est  inné  fingenitum),  la  nature  d'un  homme 
ou  d'une  chose  ;  puis,  vient  le  sens  d'esprit,  intelligence,  génie,  invention  ;  puis  celui 
d'instrument  (ingénieusement  inventé),  de  machine  de  guerre.  Ces  deux  dernières 
acceptions  se  rencontrent  déjà  dans  Tertullien  :  la  première  dans  son  De  Corona 
(Op.,  éd.  F.  Oehler,  Leipzig,  1853,  I,  p.  436)  ;  la  seconde,  dans  son  De  Pallio  (i,  ad 
fin.).  —  Dans  le  bas-latin,  ingenium  "^vend  une  signification  de  plus  en  plus  étendue 
et  de  plus  en  plus  vague  ;  il  en  arrive  à  désigner,  d'une  façon  générale,  tout  objet 
qui  sert  à  quelque  fin,  res  quœvis,  quœ  usui  est,  dit  très  bien  Du  Gange.  Nous  en  cite- 
rons deux  exemples,  pris  l'un  dans  le  midi,  l'autre  dans  le  nord  de  la  France.  Dans 
le  Dauphiné,  en  1334,  des  comptes  du  Chancelier  du  dauphin  Ciuigues,  enregistrant 
un  paiement  fait  à  l'occasion  d'un  transport  d'objets,  non  autrement  désignés,  du 
port  de  Moirans,  sur  l'Isère,  à  Moirans  même,  situé  à  une  certaine  distance,  et  à  la 
Perrière,  s'expriment  ainsi  :  pro  charreyandis  ingénus  quœ  erant  in  portu  de  Moy- 
renco  versus  Moyrencum  et  Pereriam  {Histoire  du  Dauphiné,  ouvrage  anonyme  du 
marquis  de  Valbonnais.  Genève,  1721,  II,  p.  245).  Dans  la  Flandre  française,  en 

27 


418  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


§  2.  —Le  coule  du  Chai  cl  de  la  Chandelle  chez  des  écrivains  fran- 
çais du  XIII^  siècle  el  chez  des  écrivains  allemands  plus  récenls. 

Pour  l'histoire  du  Chai,  non  rattachée  au  Salomon  el  Marcolphe, 
nous  avons  quelques  données  précises  qui  nous  permettent  de 
remonter  assez,  haut  dans  la  littérature  du  moyen  âge. 

Un  poème  français  de  la  première  moitié  du  xiii^  siècle,  le  Lai 
d'Arislole,  de  Henri  d'Andeli,  fait  une  brève  allusion  à  la  «  chan- 
deille  »  qui  «  cheï  toute  jusqu'à  terre  au...  chat  »  (1). 

A  la  rigueur,  Henri  d'Andeli  peut  avoir  eu  dans  l'esprit,  sans  le 
nommer,  le  Salomon  el  Marcolphe.  Mais,  toujours  au  moyen  âge, 
une  fable,  attribuée  autrefois,  à  tort,  à  Marie  de  France,  donne 
tout  au  long  notre  récit  sans  mentionner  ni  Salomon  ni  Marcolphe  : 
le  maître  du  chat  et  1'  «  autres  hom  »  sont  également  anonymes. 
Un  petit  détail,  particulier  à  cette  version,  c'est  que  l'homme  qui 
veut  faire  oublier  au  chat  son  «  meistier  »,  a  mis  à  la  souris  un  fil  à  la 
patte  : 

D'un  filet  par  le  pied  l'enserre, 
Puis  le  laist  aler  à  la  terre, 
Avant  et  arrière  est  saillie. 
Li  chas  11  voit,  si  s'enlroublie.  Etc. 


1480,  les  comptes  de  l'église  Saint-Pierre,  de  Lille,  notent  des  frais  de  sciage,  rela- 
tifs à  la  réfection  d'un  magnum  ingenium  ecclesise  et  à  l'achat  de  cordes  ingénus 
ecclesiœ  servientibus  (Du  Gange,  v°  Ingenium,  n"  7). 

Dans  le  Salomon  et  Marcolphe,  le  gâteau  sert  de  couvercle  au  pot  de  lait  ;  c'est 
à  la  place  de  ce  couvercle  d'occasion,  de  cet  engin,  pro]i/Jso  ingenio,  que  Marcolphe 
met  sa  bouse  de  vache.  —  Dans  notre  français  moderne  ultra-familier,  le  machina 
latin,  «  instrument  ingénieusement  construit  »,  en  est  bien  arrivé,  lui  aussi,  à  un 
sens  très  général,  au  sens  de  chose  dont  on  n'est  pas  en  état  de  formuler  ou  dont  on 
ne  retrouve  pas  immédiatement  le  nom  :  «  Donne-moi  cette  machine-ïk,  ce  machin- 
là  »...  Pour  le  famés  muiavit  ingenium  et  pour  l'autre  phrase,  risquons  le  mot  :  «  La 
faim  a  changé  le  machin  ;  à  la  place  du  machin,  j'ai  mis  la  bouse  de  vache  ». 

Karl  Hofmann,  qui,  dans  sa  liste,  fait  correspondre  au  mot  ingenium  le  mot 
engin,  paraît  avoir  compris  ici  le  Salomon  et  Marcolphe.  Mais  ce  dont  certainement 
il  ne  s'est  pas  douté,  c'est  que  cette  histoire  du  gâteau  et  de  la  bouse  de  vache  repose 
sur  un  jeu  de  mots,  non  pas  vieux  français,  mais  foncièrement  allemand  :  Salomon 
ordonne  à  Marcolphe  de  lui  apporter  un  pot  de  lait  avec  un  gâteau,  un  flan  ( Fladen) 
dessus.  Quand  Marcolphe  passe  par  le  pré  et  que,  sur  le  sentier,  il  voit  une  bouse  de 
vache  (Fladen,  Kuhfladen),  l'idée  de  sa  grosse  farce  lui  vient  tout  d'un  coup  :  il 
mange  le  Fladen  (P'  sens),  et  il  met  à  la  place  le  Fladen  (2*  sens)...  Ce  n'est  pas 
très  fin,  mais  c'est  bien  populaire,  et  ce  n'est  pas  contourné  comme  ce  qu'un  clerc 
bel  esprit  a  tiré  de  cette  facétie. 

(1)  Dans  la  Romania,  XI,  140,  Gaston  Paris  a  fixé  la  vraie  leçon  de  ce  passage, 
d'après  un  des  quatre  manuscrits  existants. 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  419 

La  moralité  de  la  fable  est  celle-ci  : 

On  fait  maint  bon  par  noreture  (éducation), 
Mais  tout  adés  (toujours)  passe  nature  (1). 

Dans  un  manuscrit  de;  la  Bibliothèque  Bodleienne  d'Oxford,  — 
l'un  des  cinq  manuscrits,  tous  de  la  fin  du  xiii^  siècle,  que  feu 
Adolf  Tobler  a  publiés  en  un  petit  volume  intitulé  Li  Proverbe  au 
Vilain  (2),  —  l'auteur  inconnu  resserre  cette  histoire  dans  les  limites 
d'une  de  ses  strophes  qui,  dans  ce  petit  poème  comme  dans  les  quatre 
autres  de  ce  groupe,  se  terminent  invariablement  par  ces  mots  : 
Ce  dit  li  vilains.  Encore  ici,  ni  Salomon,  ni  Marcolphe  (3)  : 

L'en  puet  bien  par  usage 
Faire  le  chat  si  sage 
Qu'il  tient  chandoile  ardant  ; 
Ja  n'iert  si  bien  apris, 
Se  il  voit  la  souris, 
Qu'il  n'i  aut  maintenant. 
,  Mieux  vaut  nature  que  nourreture, 

Ce   dit   li    vilains. 

On  a  remarqué  la  sentence  finale,  dont  celle  du  Salomon  et  Mar- 
colphe :  Plus  valere  naturam  quam  nutrituram  est  un  calque  exact  (4). 

r  (1)  Cette  fable  a  été  publiée  comme  étant  de  Marie  de  France  (fin  du  xii<=  siècle), 
par  A.  C.  M.  Robert  (Fables  inédites  des  xii",  xiii<^  et  xive  siècles,  Paris,  1825,  t.  I, 
pp.  155,  156),  d'après  un  manuscrit  du  xiv"  siècle  (Bibl.  Nat.  fr.  14971,  anc.  Suppl. 
fr.  632  28).  Mais,  dans  une  récente  édition  des  Fables  de  Marie  de  France  (Halle, 
1898,  p.  vu),  M.  Warnke  fait  remarquer  que  cette  fable  Du  chat  qui  savait  tenir 
chandoile,  écrite  de  la  même  main  que  le  recueil  portant  le  nom  de  Marie  de  France, 
vient  après  V Epilogue  de  ce  recueil,  auquel  «  elle  n'appartient  pas  ».  Même  consta- 
tation avait  été  faite  par  Léop.  Hervieux,  qui  a  réimprimé  le  texte  de  cette  fable 
sans  en  rechercher  la  source,  dans  Les  Fabulistes  latins,  2"  éd.  (1893),  I,  752-3.  — 
Quant  à  sa  date,  la  fable  en  question,  insérée  dans  un  manuscrit  du  xiv^  siècle,  ne 
peut,  naturellement,  être  postérieure  à  cette  époque  ;  elle  peut  même  lui  être  bien 
antérieure. 

(2)  Leipzig,  1895. 

(3)  Op.  cit.,  p.  107,  n"  252.  D.  93. —Cette  strophe  avait  déjà  été  publiée,  en  une 
orthographe  quelque  peu  différente,  par  Leroux  de  Lincy  (Le  Livre  des  proverbes 
français,  2'^  édition,  II,  469). 

(4)  Un  carreau  émaillé,  trouvé  en  1864  sur  l'emplacement  du  château  de  Beauté, 
que  Charles  V  fit  construire  à  Nogent-sur-Marne,  près  Paris,  et  où  il  mourut  en 

'1380,  nous  montre,  à  côté  des  Proverbes  au  Vilain,  les  Proverbes  au  Niais  (c'est- 
à-dire  au  «  Fou  »,  au  «  Sot  »,  au  «  Badin  »,  comme  on  eût  dit  au  xv^  ou  au  xyi"  siècle). 
Ce  carreau,  provenant  du  pavement  d'une  des  salles  du  château,  porte,  disposée 
d'une  façon  ornementale,  une  réflexion  en  deux  vers,  trop  grossière  pour  être  citée 
et  se  terminant  par  ce  :  ni  :  i,i  :  nies.  —  M.  de  Montaiglon  qui,  en  1877,  faisait  à 
la  Société  Nationale  des  Antiquaires  de  Fra  nce  une  communication  relative  à  ce 
curieux  carreau  (Bulletin  de  1877,  pp.  134-135),  ne  connaissait  pas  les  Proverbes 
au  Vilain  ;  aussi  se  croyait-il  en  présence  d'un  fragment  de  dialogue,  dans  le  genre 
du  Salomon  et  Marcolphe,  où  Salomon  aurait  été  remplacé  par  un  personnage  dont 


420  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

l'a  vieil  «  oxoniple  »  alloinand  (Bispel),  (jiic  \v  haron  do  Lasshcrg 
publiait  en  1846,  sans  on  in(lit{uor  la  date,  inirculuit,  dans  notre 
historiette  un  élément  nouveau,  un  pari  :  un  hôte  du  maître  du 
chat  qui  parie  cent  marcs  qu'il  fera  oublier  au  chat  son  habitude 
(gewonhait)  (1). 

Inutile  de  citer  ici  les  écrivains  du  xvi*^  siècle,  tous  Allemands, 
Agricola,  Luther,  etc.,  qui  ont  parlé  de  l'histoire  du  Chai  el  de  la 
(Chandelle  :  ils  sont,  en  eiïet,  postérieurs  à  la  publication  par  voie 
typographi({uc  du  Salomon  el  Marcolphe  latin  et  de  sa  traduction 
allemande. 

§  3.   —Le  conle  du  Chai  el  de  la  Chandelle 
dans  r ancienne  lilléralnre  russe. 

Dans  son  livre  Les  Légendes  slaves  sur  Salomon  el  Kilovras  el  les 
légendes  occidenlales  sur  Marcolphe  el  Merlin  (2),  écrit  en  russe,  mais 
qu'un  ami  a  bien  voulu  nous  rendre  accessible,  feu  Alexandre  Vesse- 
iofsky  donne  une  légende  russe  (pavesl),  qu'il  résume  d'après  deux 
manuscrits  s'accordant  pour  ainsi  dire  mot  pour  mot,  l'un  du 
xvii®  siècle,  publié  par  A.  N,  Pypin  ;  l'autre,  du  xviii^,  publié  par 
Tichonranov  (3)  : 

Détesté  de  Bersabé  (sic),  sa  mère,  qui  a  voulu  le  faire  tuer  tout  enfant, 
Salomon  a  échappé  à  la  mort  et  il  s'est  embarqué  comme  marmiton  sur  un 
navire  de  commerce.  Au  retour,  il  aborde,  avec  les  marcliands,  ses  patrons, 
dans  un  des  ports  du  roi  David,  son  père.  Après  avoir  résolu  deux  énigmes 
que  le  roi  proposait  aux  marchands,  le  jeune  Salomon,  qui  s'est  donné  pour 
un  «  enfant  d'outre  mer  »,  entre  dans  le  palais. 

«  Et  le  roi  David  était  assis  à  table,  et  il  dit  :  «  Hôte  d'outre  mer,  y  a-t-il 
«  chez  vous  autres  un  divertissement  et  un  spectacle  comme  celui-ci  ?  Vois  : 
«  devant  le  roi  un  chat  éclaire  ;  se  dressant  debout,  il  tient  devant  le  roi 
«  une  chandelle  et  une  bouteille  avec  du  vin.  »  Et  Salomon  de  dire  •  «  Sei- 
«  gneur  roi  David,  accorde-moi  un  délai.  Si  je  ne  devine  pas  l'énigme,  or- 

le  nom,  .sur  quelque  autre  carreau,  aurait  figuré  dans  un  vers  final  rimant  avec  Aies 
(à  l'instar  du  Ce  dist  Salemons...  Marcol  li  respont). 

(1)  Lieder  Saal,  dos  ist  Samrnlung  altteutscher  Gedichte  aus  ungedruckten  Quellen 
von  Reichsfroiherrn  von  Lassberg  (tome  II,  St.  Gallen,  1846,  p.  47). 

(2)  Saint-Pétersbourg,  1872,  pp.  98  seq. 

(.3)  A.  N.  Pypin,  Pamjalnikistarinnej ruoskoj literatur}/,  III,  pp.  63  seq.  —  Tichon- 
ranov, Lrtopisi  rus.  literal.,  IV,  pp.  112  seq.  —  Nous  devons  le  renseignement  sur 
l'accord  des  deux  manuscrits  et  les  renseignements  bibliographiques  qui  suivront, 
à  notre  ami,  le  savant  slaviste  M.  G.  Polivka,  pjrofesseur  à  l'Université  tchèque  de 
Prague,  dont  nous  avons  déjà  tant  de  fois  mis  à  contribution  l'inépuisable  érudi- 
tion et  l'inlassable  obligeance. 


LE  CONTE  DU   CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  421 

«  donne  qu'on  me  coupe  la  tête.  »  Et  le  roi  lui  accorda  un  délai  jusqu'à  tel 
jour.  Et,  au  jour  dit,  Salomon  se  présenta  devant  le  roi  et  lui  apporta  la 
chose  (sic).  Le  roi  David  dit  aux  étrangers  :  «  Hôtes  d'outre-mer,  avez-vous 
un  tel  amusement  et  un  tel  spectacle  ?  »  Et  Salomon  laissa  échapper  de  sa 
manche  une  souris  ;  la  souris  se  mit  à  courir  sur  le  sable  ;  le  chat  éteignit  la 
chandelle  et  mit  à  néant  l'amusement  royal,  et  il  cassa  la  bouteille  au  vin.  » 

Est-il  besoin  de  le  dire  ?  Quand  le  jeune  Salomon,  qui  joue  ici  le 
rôle  de  Marcolphe,  tait  lâcher  prise  au  chat,  ce  n'est  là  en  aucune 
façon  une  réponse  à  la  question  de  David  :  «  Avez-vous,  dans  vos 
pays  d'outre-mer,  un  tel  amusement  et  un  tel  spectacle  ?  »  II  y  a, 
dans  cette  légende  russe,  un  embrouillement,  et  Alexandre  Vcsse- 
lofsky  n'a  pas  d(^  peine  à  tirer  les  choses  au  clair  par  la  comparaison 
avec  îe  Salomon  el  Marcolphe  latin.  L'  «  énigme  »  à  deviner,  c'est  le 
souvenir  contus  de  la  «  pensée  «  dont  il  s'agit  de  démontrer  la  vérité, 
du  Plus  valere  naluram  qiiam  nulriluram  de  Marcolphe. 

M.  Polivka  croit,  —  et  nous  sommes  tout  à  fait  de  son  avis,  —  que 
la  légende  russe,  isolée  au  milieu  des  très  nombreuses  légendes  russes 
sur  Salomon,  dérive  du  Salomon  el  Marcolphe  latin,  probablement 
par  l'intermédiaire  de  traductions,  faites  en  pays  slave.  Le  Salomon 
el  Marcolphe  a  été  traduit  en  tchèque  vers  la  fin  du  xv^  siècle  (1),  et 
introduit  également  de  bonne  heure  dans  la  littérature  polonaise  (2). 
C'est  peut-être,  selon  M.  Polivka,  par  une  traduction  en  polonais  que 
le  Salomon  el  Marcolphe  a  pénétré  chez  les  Russes. 

B.     —     LA    TRADITION    ORALE    EUROPÉENNE    ACTUELLE 

M.  Polivka  nous  apprend  ciue  l'histoire  du  Chai  ne  parait  pas 
avoir  été  jamais  recueillie  de  la  bouche  du  peuple  dans  les  pays 
slaves.  D'ailleurs,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  la  tradition  populaire 
du  reste  de  l'Europe  ne  nous  avait  offert,  et  encore  en  très  petit 
nombre,  que  des  reflets  plus  ou  moins  directs  de  l'épisode  du  Salo- 
mon el  Marcolphe  (3).  Mais  voici  que,  dans  ces  dernières  années,  a  été 

(1)  Le  plus  ancien  exemplaire  imprimé  du  Salomon  et  Marcolphe  en  vieux  tcliè- 
que  qui  ait  été  conservé,  est  de  l'année  1608  ;  mais,  d'après  des  renseignements 
dignes  de  foi,  cette  traduction  aurait  été  imprimée  déjà  antérieurement,  vraisem- 
blablement dans  la  première  moitié  du  xvi^  siècle.  Il  s'en  est  fait  des  réimpressions 
pour  le  peuple  jusqu'à  la  fin  du  xix<=  siècle.  M.  le  D"'  C.  Zibrt,  dans  le  mémoire  plu- 
sieurs fois  cité,  a  reproduit,  en  regard  l'une  de  l'autre,  la  traduction  imprimée 
en  1008  et  l'autre  traduction  imprimée  sans  date. 

(2)  Une  traduction  polonaise  a  été  imprimée  en  1521. 

(3)  Dans  un  conte  allemand  du  duché  d'Oldenbourg  (L.  StrackerjaH,  Aberglau- 
ben  und  Sage  ans  dem  Herzogthum  Oldenhurg.  Oldenburg,  1867,  II,  p.  90),  les  per- 
sonnages sont  le  roi  Salomon  et  son  ministre  ;  —  dans  un  conte  suisse  du  Valais 
(J.  Jegerlebner,  Am  Herdfeuer  der  Sennen,  yeueMarchen  und  Sagem  aus  dem  Walh.s 


422  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

recueilli  chez  les  Roumains  de  Transylvanie,  non  loin  de  Hermanns- 
tadt,  un  conte  qui  fait  absolument  bande  à  part.  Comme  il  ne  serait 
guère  possible  de  bien  saisir  tout  l'intérêt  de  ce  curieux  conte  sans 
la  connaissance  préalable  de  plusieurs  contes  orientaux  analogues, 
nous  en  réserverons  l'étude  pour  le  moment  où  nous  aurons  passé 
en  revue  ces  contes  orientaux. 

SECONDE  PARTIE 

HORS     DE     L'EUROPE 

En  dehors  de  la  littérature  européenne,  nous  n'avons  jusqu'à  pré- 
sent rencontré  nulle  part,  sauf  une  ou  deux  exceptions,  le  conte  du 
Chai  et  de  la  Chandelle  sous  la  forme  didactique  et  moralisante.  Les 
divers  récits  orientaux  dans  lesquels  figure  ce  thème,  le  traitent  d'or- 
dinaire comme  un  des  nombreux  éléments  dont  les  combinaisons 
variées  ont  produit  l'immense  répertoire  des  contes  asiatico-euro- 
péens. 

Un  caractère  général  des  récits  orientaux  en  question,  c'est  que  là 
le  chat  n'a  nullement  été  dressé  en  vue  de  fournir  la  démonstration 
d'une  thèse  sur  la  toute-puissance  de  l'éducation,  mais  en  vue  d'assu- 
rer à  son  éducateur  un  avantage  d'une  nature  tout  à  fait  positive, 
le  gain  d'un  pari  ou  d'un  jeu  (d'une  partie  d'échecs,  par  exemple), 
dont  le  résultat  final  entraînera  les  plus  graves  conséquences  maté- 
rielles (1). 

Bern,  1908,  p.  137),  ce  sont  «  le  sage  roi  Salomon  et  son  fou  de  cour  (Hojnarr)  »,  dont 
le  nom  est  devenu  Makolbus.  —  Un  conte  sicilien  (G.  Pitre,  Fiabe,  novelle  e  racconii 
[siciliani],  tome  IV,  Palerme,  1875,  n°  290),  qui  met  en  scène  un  «  prince  capri- 
cieux »  de  Palerme  et  son  ami,  et  qui  présente,  comme  les  deux  contes  précédents, 
la  forme  moralisante  du  Salomon  et  Marcolphe,  dérive  probablement  aussi  du  livre. 

Ajoutons,  à  titre  de  curiosité,  qu'on  a  fait  de  l'histoire  du  Chat  et  de  la  Chandelle 
un  épisode  de  la  vie  de  Dante  :  Dante  est  l'éducateur  du  chat,  et  un  certain  Fran- 
cesco  Stabili,  dit  il  Cecco  d'Ascoti  [Cecco,  diminutif  de  Francesco]  (1251-1327),  est 
celui  qui  fait  lâcher  prise  au  chat.  C'est  le  jésuite  Paolo  Antonio  Appiani  (1639-1709) 
né  à  Ascoli  comme  Stabili,  qui,  dans  une  biographie  latine  de  ce  dernier  (voir  Biblio- 
graphie de  la  Compagnie  de  Jésus,  des  PP.  De  Backer  et  Sommervogel,  t.  I,  Bru- 
xelles, 1890,  v°  Appiani),  rapporte  cette  anecdote,  dont  Koehler  a  reproduit  le 
texte  (Kleinere  Schriften,  II,  638-639).  Il  est  à  remarquer  que  la  question  an  ars 
natura  fortior  ac  potentior  existeret,  est  posée  aussi,  dans  le  conte  sicilien,  entre  Yarii 
(dialectal,  pour  arte)  et  la  natura. 

(1)  C'est  dire  que,  dans  ces  contes  orientaux,  la  pari  a  lieu  d'une  autre  manière 
que  dans  le  vieil  «  exemple  »  allemand  publié  par  le  baron  de  Lassberg  et  résumé 
ci-dessus.  Dans  les  contes  orientaux,  en  effet,  le  maître  du  chat  parie  contre  un 
visiteur  que  le  chat  tiendra  la  lumière  pendant  un  tel  temps  ;  dans  1'  "  Exemple  », 
c'est  le  visiteur  qui  parie,  et  le  pari,  c'est  qu'il  fera  oublier  au  chat  son  «  habitude  », 


LE  CONTE   DU   CHAT   ET   DE   LA   CHANDELLE  423 

Do  là  divers  petits  romans,  dans  lesquels  vient  s'encadrer  cette 
historiette  du  Chai  ei  de  la  Chandelle.  Et  c'est  avec  un  de  ces  enca- 
drements, —  presque  toujours  avec  le  même,  —  que  notre  thème 
a  été  emporté  hors  de  l'Inde,  par  les  grands  courants  historiques, 
vers  le  Sud  (île  de  Geylan)  et  vers  le  Nord  (Tibet),  vers  l'Orient 
(Indo-Chine)  et  vers  l'Occident  (États  barbaresques). 

L'existence  de  ces  difïérents  cadres,  dont  il  conviendra  d'exa- 
miner successivement  les  variantes,  allongera  notre  travail,  mais  non 
inutilement,  nous  osons  l'espérer. 

Ce  qu'il  faut,  en  effet,  avoir  en  vue,  dans  un  travail  de  cette  nature, 
ce  n'est  pas  de  dresser  sommairement  des  invenlaires,  constatant, 
par  exemple,  que  le  thème  du  Chai  el  de  la  Chandelle  se  rencontre 
ici,  là  et  encore  là,  avec  ou  sans  encadrement  ;  c'est  d'étudier,  l'une 
après  l'autre,  toutes  ces  petites  compositions,  qui  souvent  ne  sont 
pas  des  chefs-d'œuvre,  qui  parfois  sont  singulièrement  compliquées 
et  difficiles  à  réduire  en  leurs  éléments  constitutifs,  mais  qui,  ce  nous 
semble,  n'en  sont  pas  moins  intéressantes  à  divers  points  de  vue. 
D'où  il  suit  que,  dans  les  contes  où  le  thème  du  Chai  el  de  la  Chandelle 
entre  comme  élément  folklorique,  les  autres  éléments  folkloriques  qui 
s'associent  à  lui  ne  méritent  pas  moins  d'être  examinés  de  près,  au 
risque  que  tel  d'entre  eux  exige,  pour  être  bien  compris  et  apprécié 
à  sa  valeur,  tout  un  excursus. 

Nous  avons,  du  reste,  par  une  simple  disposition  typographique, 
donné  à  quiconque  n'est  pas  ami  des  excursus,  toute  facilité  pour 
sauter  ceux-là. 

PREMIÈRE  SECTION 

CONTES    INDIENS    RECUEILLIS    DANS    l'iNDE    MÊME 

Dans  ce  que  nous  pouvons  connaître  jusqu'à  présent  des  contes 
de  l'Inde  (1),  nous  nous  trouvons,  pour  notre  historiette,  en  présence 
de  deux  encadrements  très  différents. 

A.  Le  premier,  le  plus  simple,  est  dans  le  genre  merveilleux.  C'est 

(1)  Nous  disons  :  jusqu'à  présent  ;  car  il  ne  faut  pas  se  lasser  de  répéter  que  l'on 
commence  à  peine  à  puiser  dans  les  richesses  de  la  tradition  orale  de  l'Inde.  Pour  ne 
parler  que  de  l'Inde  septentrionale,  M.  W.  Crooke,  qui  connaît  si  bien  cette  région, 
déclare  qu'on  n'est  pas  encore  allé  au  delà  d'un  examen  «  superficiel  »  des  couches 
supérieures  du  folk-lore.  «  Le  nombre  des  contes,  chants  et  ballades,  proverbes  et 
croyances  populaires,  qui  n'ont  pas  encere  été  notés,  est  immense.  »  [Folk-Lore, 
septembre  1902,  p.  307. y 


424  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

un  épisode  d'une  série  d'aventures  du  Râdjâ  Rasâlou,  un  héros 
légendaire  du  Pendjab.  En  voici  d'altord  une  version  qui  a  été 
recueillie  dans  le  village  de  Ghâzi,  sur  le  Haut-Indus,  à  30  milles  en 
amont  d'Attock  (1)  : 

Le  Ràdjâ  Rasâlou  entend  parler  du  Ràdjâ  Sirikap,  renommé  pour  son 
habileté  aux  échecs.  Les  conditions  que  ce  Radjâ  impose  à  ses  adversaires 
sont  celles-ci  :  pour  la  première  partie,  l'enjeu  est  le  cheval,  les  habits,  les 
terres  du  perdant  ;  pour  la  seconde,  sa  tête.  Rasâlou  ne  s'en  met  pas  moins 
en  route  pour  aller  provoquer  Sirikap. 

Arrivé  dans  le  royaume  de  son  adversaire,  il  sauve  des  fourmis,  puis  un 
hérisson,  qui  se  noyaient.  Alors  il  entend  une  voix  lui  dire  :  «  J'ai  été  témoin 
de  ta  bonté  :  je  te  donnerai  le  moyen  de  vaincre  Sirikap.  Marche  le  long  du 
fleuve  jusqu'à  ce  que  tu  voies  un  rat  à  tête  blanche  ;  prends-le.  »  La  voix  est 
celle  d'une  princesse,  fille  de  Sirikap,  enchaînée  par  les  ordres  de  celui-ci 
dans  une  grotte.  Elle  explique  à  Rasâlou  comment  fait  Sirikap  pour  gagner 
toujours  :  quand  le  jeu  commence  à  tourner  mal  pour  lui,  il  donne  un  signal 
à  son  chat  magique  (magie  eat),  caché  dans  sa  manche  ;  ce  chat  porte  sur  la 
tête  une  lumière  qui  le  rend  invisible  (sic)  et  que  personne  ne  voit,  excepté 
le  râdjâ.  L'elTet  de  cette  lumière  mystérieuse,  c'est  d'éblouir  les  yeux  de 
■  l'adversaire  du  ràdjâ  :  pendant  ce  temps,  le  chat  dispose  adroitement  les 
pions  sur  l'échiquier,  de  façon  que,  dès  le  premier  coup  que  Sirikap  joue 
ensuite,  il  gagne  la  partie.  Ce  que  Rasâlou  devra  faire,  c'est  de  tenir  le  rat  et 
de  le  montrer  au  chat  :  quand  celui-ci  verra  le  rat,  il  voudra  se  jeter  dessus,  et 
quand  il  touchera  la  main  de  Rasâlou,  la  lumière  tombera  par  terre,  et  rien 
n'empêchera  plus  Rasâlou  de  gagner. 

Tout  arrive  ainsi,  et  Rasâlou  devient  maître  des  biens  et  de  la  vie  de  Siri- 
kap :  il  les  lui  abandonne  généreusement. 

Il  est  évident  que,  dans  cette  aventure  du  héros  indien,  nous 
n'avons  pas  affaire  à  une  forme  prinutive  de  notre  thème  :  le  rôle  du 
chat  et  de  la  lumière  (cette  lumière  qui  a  pour  propriété  de  n'être  vue 
que  du  râdjâ  et  de  rendre  le  porteur  invisible)  est  certainement  un 
arrangement  de  la  donnée  première.  Du  reste,  pour  n'importe  quel 
tlième,  il  ne  faut  pas  s'attendre  à  ne  rencontrer  dans  l'Inde  que  des 
formes  sim])l(!s,  pures,  non  modifiées,  non  altérées  :  même  sur  cette 
teiTC  privilégiée,  —  et  cela  va  de  soi,  —  la  riche  floraison  des  contes 
n'a  pas  donné,  [tour  chaque  type,  que  des  spécimens  parfaits  dans 
leur  simplicité  ;  il  s'y  rencontre  aussi  des  spécimens  plus  ou  moins 
bizarrement  compliqués,  plus  ou  moins  mal  venus,  parfois  en  partie 
étiolés,  atrophiés  ;  et  il  peut  se  faire  qu'on  ait  la  malechance  de  ne 
rencontrer  que  de  ceux-là,  pour  tel  ou  tel  thème,  jusqu'à  une  dé- 
couverte nouvelle. 


(1)  Ch.  Swynnerton,  Four  Legends  of  King  Rasalu  oj  Sialkot  [Folk-Lore  Journal, 
I,  1883,  pp.  129  seq.  —  Legend  III). 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  425 

Ainsi,  dans  l'aventure  de  Rasâlou,  non  seulement  le  thème  prin- 
cipal a  été  arrangé,  mais  le  thème  accessoire  des  Animaux  reconnais- 
sants l'a  été  aussi,  et  d'une  façon  qu'on  ne  peut  qualifier  de  très  heu- 
reuse :  ce  ne  sont  pas  ici,  en  effet,  les  animaux  secourus  par  le  héros 
qui,  selon  la  formule  habituelle,  viennent  à  son  secours  ;  c'est  une 
tierce  personne  qui  se  charge  de  leur  dette  de  reconnaissance.  Mais 
nous  retrouverons,  dans  d'autres  contes  indiens  de  cette  famille,  ce 
thème  accessoire  sous  sa  forme  pure. 

Cela  aura  lieu,  d'abord,  dans  une  seconde  version  de  la  légende 
de  Rasâlou,  recueillie  dans  la  même  région  du  Pendjab,  près  d'Abbot- 
tâbâd  (district  de  Hazâza)  (1).  Là,  le  hérisson  sauvé  conseille  à  Rasâ- 
lou d'aller  à  un  endroit  où  est  gisant  le  frère  de  Sirikap,  décapité  par 
celui-ci,  et  de  lui  demander  conseil. 

Dans  cette  seconde  version,  les  rôles  du  chat  et  du  rat  sont  retour- 
nés. Aussi  le  conseil  donné  est-il  celui-ci  :  il  faut  que  Rasâlou  se  pro- 
cure un  chat.  Dans  le  jeu  de  cfiaupat  (sorte  de  jeu  d'échecs),  Sirikap, 
s'il  voit  les  chances  contre  lui,  appellera  ses  deux  rats,  Harbans  et 
Harbansi,  afin  qu'ils  enlèvent  la  mèche  de  la  lampe  et  que  Sirikap 
profite  de  la  confusion  pour  gagner  la  partie.  Mais  le  chat  sera  là  :  il 
tuera  les  rats,  et  tout  le  plan  de  Sirikap  sera  déjoué. 

Une  troisième  version  de  la  légende,  recueillie  encore  dans  le  Pend- 
jab, à  Rawal  Pindi  (2),  et  dans  laquelle  la  distribution  des  rôles  est 
la  même  que  dans  la  seconde,  n'a  plus  trace  de  lampe,  ni  de  lumière 
quelconque.  Mais  le  chat  est  un  chat  reconnaissant,  donné  à  Rasâlou 
par  une  chatte,  dont  il  a  racheté  les  petits,  destinés  à  être  jetés  dans 
un  four  de  potier.  Quand  le  rat  de  Sirikap,  appelé  par  son  maître, 
vient  par  la  fenêtre  pour  brouiller  les  pions  sur  l'échiquier,  il  trouve 
devant  lui  le  chat  et  n'ose  avancer. 

De  légendes  héroïques,  nous  allons  passer,  dans  l'Inde  même,  à 
une  légende  mythologique  qui  donne  aux  deux  grandes  divinités  de 
la  principale  secte  hindoue  les  rôles  des  deux  râdjâs  adversaires  au 
jeu.  C'est  à  M.  W.  Crooke,  dont  nous  citions  plus  haut  une  impor- 
tante déclaration,  que  nous  emprunterons  ce  récit  (3)  : 

(1)  Ch.  Swynnerton,  Romantic  Taies  from  the  Pandjab  (Westminster,  1903).  — 
90  aventure  de  Rasâlou. 

(2)  R.  C.  Temple,  The  Legends  of  the  Pandjâb  (Bombay,  1883),  pp.  45  seq.  —  Cet 
épisode  est  reproduit  dans  Steel  et  Temple,  Wide-awake  Stories  (Bombay,  1884), 
pp.  276  seq. 

(3)  William  Crooke,  Tlie  popular  Religion  and  Folk-lore  «f  yorihern  India  (West- 
minster, 1896),  t.  II,  p.  241. 


426  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

«  Les  Hindous  disent  que  Mahàdeva  (Siva,  le  «  Grand  Dieu  »)  et  Pârvatî 
(son  épouse)  jouaient  un  jour  aux  dés,  et  Pârvatî  appela  Ganesa  (le  dieu  des 
ingénieux  artifices  et  du  bon  conseil)  pour  qu'il  vînt,  sous  forme  de  rat, 
brouiller  les  dés  avec  sa  queue  et  permettre  à  la  déesse  de  faire  un  bon  coup. 
-Mahàdeva  fut  fâché,  et  il  appela  un  démon  sous  forme  de  chat  ;  mais  il  eut 
peur  de  tuer  Ganesa.  Alors,  Mahàdeva  maudit  quiconque  tuerait  un  chat  (1). 

Cette  légende  mythologique,  dans  laquelle  ne  figure  pas  le  trait 
de  la  «  lumière  magique  »  ou  de  la  «  lampe  »,  se  rapproche  plus  parti- 
culièrement de  la  troisième  version  de  la  légende  de  Rasâlou. 

B.  Après  les  légendes  de  l'Inde,  les  contes  indiens  :  ils  peuvent  être 
partagés  en  deux  groupes. 

Dans  l'un  et  dans  l'autie,  le  jeune  homme  qui  arrivera  chez  le  Iri- 
cheur  ou  la  Iricheuse,  perdra  la  partie  et  sera  réduit  en  esclavage.  11 
faudra,  pour  le  délivrer,  l'intervention  d'un  personnage  nouveau,  son 
frère  ou,  le  plus  souvent,  sa  femme,  et,  cette  fois,  la  partie  sera  gagnée 
contre  le  tricheur. 

§  1.  —  Un  frère  délivre  son  frère  ou  ses  frères. 

Deux  subdivisions,  correspondant  à  deux  types  de  contes  bien  dis- 
tincts :  dans  la  première,  le  frère  délivré  est  un  bon  frère  ;  dans  la 
seconde,  les  frères  délivrés  sont  méchants  et  ingrats. 

a)  Dans  la  première  subdivision,  nous  placerons  un  conte  de 
l'Inde  du  Nord  («  Provinces  Nord-Ouest  »,  district  de  Mirzâpoùr), 
qui  a  été  recueilli,  avec  tant  d'autres  de  la  même  régio»,  par  M.  VV. 
Crooke  (2). 

Après  toute  sorte  d'aventures,  un  jeune  prince,  en  chassant  dans  la  jun- 
gle, arrive  chez  une  râkshasi  (ogresse),  qui  lui  propose  de  jouer  [aux  échecs 
ou  aux  dés  ?j  avec  elle. 

Or,  cette  râkshasî  a  un  chat  bien  dressé,  qui  vient  éteindre  la  lampe,  toutes 
les  fois  qu'il  voit  sa  maîtresse  en  danger  de  perdre  la  partie.  De  cette  façon,  le 
prince  est  battu,  et  la  râkhsasî  lui  dit  qu'il  restera  son  prisonnier  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  gagné. 

Le  frère  jumeau  du  prince,  averti  de  ce  malheur  par  un  objet  merveilleux 

(1)  Il  paraît  que  le  rat  est  l'animal  sacré  de  Ganesa,  qui  s'en  fait  accompagner 
(W.  Crooke,  op.  cit.,  II,  pp.  241  et  156).  —  M.  Crooke,  interrogù  par  nous,  a  bien 
voulu  nous  apprendre  que  cette  légende  est  po|)ulaire  dans  l'Inde,  et  qu'elle  se 
raconte  pour  expliquer  le  respect  que  les  Hindous  ont  pour  le  chat. 

(2)  yorlh  Indian  .Vofes  and  Queries,  juin  1893,  n°  107.  —  Nous  avons  déjà  parlé 
d'un  épisode  de  ce  conte  dans  notre  Etude  de  Folk-lore  comparé.  Le  conte  de  «  la  (  haii- 
dière  bouillante  et  la  feinte  Maladresse  »  dans  l'Inde  et  hors  de  Vlnde  [Revue  des  tra- 
ditions populaires,  janvier-avril  1910),  §  2. 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  427 

que  le  jeune  homme  lui  avait  laissé  en  le  quittant,  se  met  en  route  ;  il  arrive, 
lui  aussi,  chez  la  râkshasî  et,  dès  la  première  partie,  s'aperçoit  de  sa  ruse. 
Alors,  il  amène  un  chien,  devant  lequel  le  chat  s'enfuit  ;  il  remporte  la  vic- 
toire sur  la  râkshasî,  dont  il  gagne  tous  les  trésors,  et  tire  son  frère  de  prison. 

Ici,  un  chien  est  employé  contre  le  chat,  de  la  même  façon  que  le 
chat  l'était  contre  le  rat,  dans  les  seconde  et  troisième  versions  de  la 
légende  de  Rasâlou.  La  disparition  de  tout  souvenir  du  rat  altère  ici 
le  thème  primitif  plus  encore  que  cela  n'a  lieu  dans  ces  numéros  2 
et  3  de  la  légende. 

L'aventure  d'un  frère  délivrant  son  frère  qui,  tantôt  d'une  façon, 
tantôt  de  l'autre,  est  tombé  entre  les  griffes  d'un  être  malfaisant,  est 
bien  connue  dans  le  répertoire  des  contes  asiatico-européens.  Nous 
en  avons  traité  jadis  dans  les  remarques  du  numéro  15  de  nos  Conles 
populaires  de  Lorraine  (1).  Nous  mentionnerons  seulement  trois 
contes  de  ce  type,  remarquables  en  ceci,  qu'ils  présentent,  dans  des 
pays  aussi  éloignés  les  uns  des  autres  que  le  Bengale,  la  Bosnie  et  la 
Toscane,  le  trait  de  la  partie  perdue  par  un  des  frères,  puis  gagnée 
par  l'autre  (2).  Aucun  de  ces  contes,  du  reste,  n'a  rien  qui  rappelle, 
même  avec  altératiors,  le  chat  et  la  lumière. 

b)  Ce  thème  du  chat  et  de  la  lumière  va  reparaître,  toujours  en 
pays  indien,  enchâssé  dans  un  long  récic  qui,  pour  son  ensemble,  est 
d'un  type  aussi  connu  que  celui  dont  nous  venons  de  dire  un  mot. 
Nous  avons  jadis  étudié  ce  type,  lui  aussi,  et  nous  ne  pourrions 
guère  aujourd'hui  que  renforcer  notre  travail  par  quelques  addi- 
tions (3).  Mais  nous  aurons  ici  à  examiner,  —  ce  que  nous  n'avions 
pas  à  faire  autrefois,  —  notre  épisode  du  Chai,  tel  que  le  présente  le 
conte  indien,  ou  plutôt  l'arrangement  littéraire  de  ce  conte  ;  car 
c'est  sous  forme  de  roman,  entremêlé  de  vers  et  écrit  en  langue  hin- 
doustani,  qu'il  s'offre  à  nous  (4). 

(1)  Voir  tome  I,  pp.  67-81  de  rédition  complètement  refondue  (librairie  Vieweg, 
actuellement  Honoré  Champion)  du  travail  publié  originairement  dans  la  Romania, 
de  1876  à  1881. 

(2)  Conte  bengalais  (Lai  Behari  Day  :  Folk-tales  of  Bengal.  Londres,  1889,  n"  13)  : 
partie  de  dés,  jouée  contre  une  femme  d'une  merveilleuse  beauté,  en  qui  s'est  trans- 
formée une  râkshasî  ;  —  conte  bosniaque  (résumé  dans  les  remarques  des  n°^  10-11 
des  Litauische  Volkslieder  und  Mscrchen,  de  A.  Leskien  et  K.  Brugman,  Stras- 
bourg, 1882,  p.  5  4.3)  :  partie  de  dames  jouée  contré  ime  «  jeune  fille  »  ;  —  conte 
toscan  de  Pise  (D.  Comparetti,  Xovelline  popolari  ilaliane.  Turin,  187-5,  n"  32)  :  par- 
tie de  dames  aussi,  jouée  contre  une  très  belle  signora,  sorte  de  mauvaise  fée. 

(3)  Voir  les  remarques  de  notre  conte  de  Lorraine,  n"  19,  Le  Petit  Bossu. 

(4)  La  date  de  la  première  rédaction  de  ce  roman,  intitulé  La  Rose  de  Bakawali 


428  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Voici  d'abord,  très  en  abrc^gé,  renscnil)lo  du  conte  : 

Un  roi,  qui  a  quatre  fils,  devient  encore  père  d'un  cinquième,  auquel  on 
donne  le  nom  de  Taj-Ulmuluk.  L'horoscope  du  petit  prince  est  celui-ci  :  le 
roi,  s'il  jette  les  yeux  sur  l'enfant,  perdra  aussitôt  la  vue.  En  conséquence, 
Taj-Ulmuluk  est  élevé  dans  un  palais  éloigné.  Mais,  un  jour,  alors  qu'il 
a  déjà  grandi,  le  roi  le  rencontre  à  la  chas.se  en  poursuivant  un  daim  et  de- 
vient aussitôt  aveugle.  Los  médecins  déclarent  que  le  seul  remède  est  la 
«  rose  de  Bakawali  ».  Les  quatre  fils  aînés  du  roi  partent  pour  aller  chercher 
cette  rose. 

Sur  leur  chemin,  Taj-Ulmuluk,  qui  les  a  vus  passer  et  qui  a  appris  ce  qu'ils 
sont  et  le  but  de  leur  voyage,  se  joint  à  leur  escorte  comme  simple  voyageur. 

Arrivés  dans  une  ville,  les  quatre  princes  entrent  dans  le  palais  d'une  cour- 
tisane, nommée  Lakkha,  et  perdent  au  jeu,  par  la  ruse  de  cette  femme  (épi- 
sode du  chat)  tout  leur  argent  et  leur  liberté.  Taj-Ulmuluk  résout  de  les  déli- 
vrer ;  il  gagne  la  partie  contre  Lakkha  et  la  rend  son  esclave.  Il  lui  raconte 
alors  son  histoire  et  apprend  que  la  rose  se  trouve  dans  le  jardin  de  Bakaw^ali, 
fille  du  roi  des  fées. 

Grâce  à  l'aide  de  dives  (génies),  dont  il  a  eu  la  chance  de  gagner  l'amitié, 
Taj-Ulmuluk  pénètre  dans  le  jardin,  puis  dans  le  château  de  Bakawali  endor- 
mie, et  emporte  l'anneau  de  celle-ci,  ainsi  que  la  rose. 

De  retour,  il  délivre  ses  quatre  frères,  toujours  prisonniers  de  Lakkha, 
mais  non  sans  qu'elle  ait  marqué  sur  leurs  épaules  l'empreinte  de  son  sceau, 
en  témoignage  de  l'état  d'esclavage  auquel  elle  les  avait  réduits.  Puis,  il  les 
suit,  déguisé  en  fakir.  Les  entendant  se  vanter  d'avoir  la  rose,  il  a  l'impru- 
dence de  leur  dire  que  c'est  lui  qui  la  possède,  et  de  le  prouver  en  rendant  la 
vue  à  un  aveugle.  Ses  frères  lui  prennent  la  rose,  l'accablent  de  coups  et 
retournent  chez  leur  père,  à  qui  ils  rendent  la  vue. 

Cependant  Bakawali,  surprise  de  la  disparition  de  sa  rose  et  de  son  anneau, 
se  met  à  la  recherche  du  ravisseur  et  arrive,  habillée  en  homme,  dans  la  capi- 
tale du  roi,  père  de  Taj-Ulmuluk,  où  elle  finit  par  trouver  celui-ci.  Les  mé- 
chants frères  sont  démasqués,  et  le  sceau  infamant  se  découvre  sur  leurs 
épaules.  Taj-Ulmuluk,  qui  s'est  fait  connaître  à  son  père,  épouse  Bakawali. 

II  convient  de  nous  arrêter  un  instant  sur  ce  trait  du  steau  de 
Lakkha,  marqué  sur  les  épaules  des  frères  du  Taj-Ulniuluk  ;  car  ce 
trait  d'un  sceau  infamant  reparaîtra  dans  tel  autre  encadrement  de 
l'histoire  du  Chai.  A  dire  exactement  les  choses,  ce  trait  n'appartient 

et  écrit  d'abord  dans  le  dialecte  moderne  de  l'Inde  le  plus  répandu,  le  hindi,  n'est 
pas  connue  ;  en  1712,  cet  ouvrage  était  traduit  en  persan  ;  en  1801,  un  certain 
Nihâl-Chand,  né  à  Delhi  et  surnommé  Lafiori,  c'est-à-dire  «  de  Lahore  »,  ville  où  il 
avait  apparemment  séjourné  longtemps,  le  reproduisait  dans  ce  dialecte  hindousta- 
tani-urdû  (la  "  langue  des  camps  »)  qui  s'est  formé  au  temps  des  conquérants  Mogols 
et  qui,  contenant  une  forte  proportion  de  mots  persans  et  arabes,  est  parlé  aujour- 
d'hui par  les  musulmans  de  l'Inde  (Voir,  sur  cet  écrivain,  Garcin  de  Tassy,  Histoire 
de  la  littérature  Hindoui  et  H indoustani.  Paris,  18.39,  t.  I,  p.  302).  Cette  rédaction 
de  Nihâl-Chand  est  devenue  classique  et  Garcin  de  Tassy  en  a  publié,  en  1858,  dans 
la  Becue  de  l'Orient,  de  r Algérie  et  des  Colonies,  une  traduction  qu'il  a  réimprimée 
dans  son  volume  Allégories,  récits  poétiques  et  chants  populaires,  traduits  de  l'arabe, 
du  persan,  de  l'hindoustani  et  du  turc  (2«  édition,  1876,  pp.  307-421). 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  429 

pas  proprement  au  thème  des  frères  envoyés  en  expéaition  par  leur 
père  malade,  tel  qu'on  en  verra  de  nombreux  spécimens  dans  les 
remarques  de  notre  conte  de  Lorraine  n»  19,  ci-dessus  visées  ;  il 
appartient  à  un  thème  bien  distinct,  quoiqu'un  peu  apparenté,  que 
nous  avons  également  étudié  jadis  à  l'occasion  d'un  autre  de  nos 
contes  de  Lorraine  (n"  12,  le  Prince  et  son  Cheval). 

Dans  ce  second  thème,  le  héros  n'a  pas  affaire  à  ses  frères  mais  à 
ses  beaux-frères,  et,  dans  ses  aventures  avec  eux,  il  a  l'occasion  d'im- 
primer sur  eux  son  sceau  ou  de  les  marquer  au  fer  rouge  (lui-même, 
ot  non  une  tierce  personne,  comme  Lakkha).  Ainsi,  dans  un  conte 
arabe  d'Egypte,  résumé  dans  les  remarques  de  notre  n»  12,  les  sept 
gendres  d'un  roi  vont  chercher  pour  le  roi  malade  du  lait  de  jeune 
ourse  ;  c'est  le  gendre  méprisé  des  autres  qui  se  procure  de  ce  lait  ; 
il  dit  à  ses  six  beaux-frères  qu'il  leur  en  cédera  s'ils  consentent  à  se 
laisser  marquer  au  derrière.  (Cette  forme,  si  voisine,  en  ce  qui  touche 
l'envoi  en  expédition,  du  roman  hindoustani,  n'a  pas  été  apportée 
seulement  en  Egypte  par  un  des  courants  indo-persano-arabes  ;  un 
de  ces  courants  l'a  apportée  aussi  dans  l'Arabie  du  Sud,  dans  les 
montagnes  de  Dofâr,  près  du  golfe  Persique  :  ici,  les  sept  gendres  du 
sultan  vont  chercher  du  lait  de  gazelle  pour  le  sultan  malade.  Suit 
l'histoire  de  la  marque  au  fer  rouge.)  (1)  —  Ainsi  encore,  dans  un 
de  ces  contes  qui,  de  l'Inde  sont  venus  au  Cambodge  et  au  Siam 
avec  toute  la  littérature  de  ces  peuples,  le  roi  désire  du  gibier,  et  ses 
gendres  doivent  lui  en  procurer  :  m.êmes  aventures  du  héros  avec  ses 
beaux- frères  (2). .Comparer  un  poème  des  Tatars  de  la  Sibérie  méri- 
dionale, tout  à  fait  du  même  genre  (remarques  de  notre  n^  12,  p.  149). 

Maintenant,  voici  en  détail  l'épisode  du  jeu  : 

Vers  minuit,  Lakkha  propose  aux  quatre  princes  de  jouer  au  trictrac,  et 

(1)  D.-H.  Miiller,  Die  Mekri  und  Soqotri-  Sprache  (III,  Shauri-Texte).  Vienne, 
1907,  n"  26. 

(2)  Voir,  pouK  le  conte  du  livre  canabdogien,  nos  Contes  populaires  de  Lorraine, 
n°  12,  I,  p.  147,  et,  pour  le  conte  siamois,  Bulletin  de  la  Société  des  Etudes  indo-chi- 
noises de  Saigon,  année  1890,  p.  24, (Saigon,  1891).  —  Dans  trois  contes  oraux  qui 
ont  été  recueillis  dans  l'Inde  même,  se  rencontre  l'épisode  de  la  venaison  cédée  aux 
beaux-frères  moyennant  la  marque  du  sceau  d'un  anneau  sur  leurs  cuisses,  ou  d'une 
pièce  de  monnaie  rougie  au  feu  sur  leur  dos,  ou  d'un  fer  rouge  sur  leurs  reins  (remar- 
ques de  notre  n°  12,  I,  p.  152  ;  —  North  Indian  Notes  and  Queries,  novembre  1894, 
n»  307  ;  janvier  1896,  n°  175)  ;  mais  il  manque  le  désir  ou  l'ordre  du  roi.  Fort  d'une 
longue  expérience,  nous  ne  doutons  pas  que  ce  trait,  venu  de  l'Inde  chez  les  Siamois 
et  chez  les  Cambodgiens,  ne  se  retrouve,  un  jour,  au  pays  d'origine.  • —  Il  est  remar- 
qu'ble  que  l'épisode  de  la  venaison,  cédée  aux  beaux-frères  aux  conditions  con- 
nues, existe  dans  les  contes  de  ce  type,  recueillis,  l'un  en  Hongrie  et  l'autre  en 
Danemark  (rem.  de  notre  n°  12,  pp.  143-144). 


430  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

ils  acceptent  avec  plaisir  la  proposition.  Alors,  elle  place  près  du  tablier 
(damier)  la  lampe  sur  un  chat  qu'elle  avait  eu  le  soin  de  dresser  selon  ses 
vues.  Ils  jouent  cent  mille  roupies  la  partie  ;  mais  la  chance  ne  cesse  d'être 
contre  les  princes,  qui  perdent  en  cette  nuit  quinze  parties. 

Pour  délivrer  ses  frères,  qui  ont  perdu  leur  liberté  avec  leur  argent,  Taj- 
Ulmuluk  se  fait  bien  venir  d'une  vieille  femme,  qui  est  la  conseillère  de  Lak- 
kha  ;  elle  l'adopte  pour  son  petit-fils  et  lui  révèle,  sur  sa  demande,  le  secret 
de  la  bonne  chance  constante  de  Lakkha  :  «  Lakkha  a  élevé  un  chat  et  une 
«  souris  ;  elle  a  habitué  le  chat  à  avoir  une  lampe  sur  la  tète  et  la  souris 
«  à  se  tenir  cachée  à  l'ombre  du  chandelier  (1).  Lorsque  la  chance  n'est  pas 
«  favorable  à  Lakkha,  le  chat  agite  la  lampe  et  fait  aller  l'ombre  sur  les 
«  dés  ;  alors,  la  souris  va  retourner  le  dé,  et  c'est  ainsi  que  Lakkha  gagne 
«  constamment,  sans  qu'aucun  de  ceux  qui  ont  joué  a\'ec  elle  ait  encore  pu 
«  en  comprendre  la  cause.  » 

Taj-Ulmuluk  va  acheter  une  petite  belette  qu'il  dresse  à  se  tenir  dans  sa 
manche  et  à  en  sortir  «  comme  une  panthère  »,  quand  il  fait  claquer  ses 
doigts.  La  belette,  une  fois  bien  dressée,  il  va  jouer  chez  Lakkha  et  lui  laisse 
gagner  la  première  partie.  A  la  seconde,  comme  la  chance  ne  tourne  pas  en 
faveur  de  Lakkha,  le  chat  et  la  souris  sont  au  moment  de  recommencer 
leur  manège,  lorsque  Taj-Ulmuluk  se  met  à  frapper  avec  ses  doigts  le  tablier. 
A  l'instant,  la  belette  sort  furieuse  de  la  manche  de  son  maître.  En  la  voyant, 
la  souris  disparaît  «  comme  du  camphre  »,  et  le  chat,  effrayé,  s'enfuit  comme 
le  vent,  laissant  tomber  la  lampe  de  dessus  sa  tète. 

Le  prince,  se  mettant  alors  en  grande  colère  :  «  Femme  artificieuse,  dit-il 
«  à  Lakkha,  quelle  est  donc  cette  tricherie  ?  Quoi  !  dans  votre  maison  où  se 
«  voient  des  rubis  qui  éclairent  la  nuit,  vous  n'avez  pas  de  porte-lampe  !  » 
Force  est  à  Lakkha  d'en  faire  apporter  un,  et  la  partie  continue.  A  son  tour, 
Taj-Ulmuluk  a  le  dessus,  et  il  gagne  tout  ce  qui  est  renfermé  dans  la  maison, 
y  compris  Lakkha. 

Ce  récit,  comme  on  a  pu  le  remarquer,  a  introduit  une  complica- 
tion dans  le  thème  primitif,  lequel  ne  mettait  en  présence  l'un  de 
l'autre  qu'un  chat  et  une  souris,  la  vue  de  la  souris  réveillant  chez 
le  chat  l'instinct,  la  nature,  momentanément  domptés  par  l'éduca- 
tion. Ici,  les  relations  toutes  particulières  entre  ce  chat  et  cette  sou- 
ris qui  font  bon  ménage  ensemble  et  sont  devenus  collaborateurs, 
ont  nécessité  l'intervention  d'un  tiers,  la  belette,  qui  efïraic  les  deux 
compagnons. 

Dans  le  roman  hindoustani,  ce  que  le  chat  porte  sur  sa  tête,  ce 
n'est  pas,  comme  dans  la  légende  de  Rasâlou,  une  lumière  magique, 
chose  que  chacun  peut  se  figurer  à  sa  façon,  c'est  une  lumière  natu- 
relle, une  lampe  allumée.  Peut-être  quelques  mots  d'explication,  que 
nous  devons  à  l'obligeance  de  M.  W.  Crooke,  ne  seront-ils  pas  super- 
flus. 

(1)  C'est-à-dire,  comme  on  pourra  s'en  assurer  plus  loin,  à  l'ombre  du  chat  porte- 
lampe. 


LE  CONTE  DU  CHAT   Et  DE  LA  CHANDELLE  431 

Chez  les  Hindous,  une  lampe  {chirâgh,  dans  l'Inde  du  Nord)  est 
une  sorte  de  petit  godet,  d'un  diamètre  de  2  ou  3  pouces  anglais 
(5  centimètres  ou  7  centimètres  et  demi),  fait  de  terre  cuite  chez  les 
villageois,  de  cuivre  chez  les  gens  plus  riches,  et  rempli  d'huile  ou  de 
ghî,  c'est-à-dire  de  beurre  clarifié  (1),  dans  le  quels  plonge  une  mè- 
che de  coton  grossièrement  tordu,  dont  l'extrémité  allumée  dépasse 
le  bord  du  godet.  Cette  lampe,  très  portative,  se  pose  où  l'on  veut, 
et  notamment,  comme  jadis  en  Palestine  et  dans  le  monde  gréco- 
romain,  sur  un  porte-lampe  (chirâghdân),  le  chandelier  do  l'Evan- 
gile, c'est-à-dire  sur  une  tige  métallique  montant  droit  et  couronnée 
d'un  petit  plateau  (2).  —  Dans  le  roman  hindoustani,  le  porte-lampe, 
c'est  le  chat  ;  aussi,  quand  il  s'est  enfui  en  laissant  la  lampe  tomber 
par  terre,  le  prince  dit  à  Lakkha  :  «  Vous  n'avez  pas  de  porte-lampe  »; 
et  elle  se  voit  forcée  d'en  faire  apporter  un,  sur  lequel  on  pose  la 
petite  lampe,  qui  auparavant  était  assujettie  plus  ou  moins  solide- 
ment sur  la  tête  du  chat,  ou  que  le  chat  tenait  tout  bonnement  en 
équilibre  sur  sa  tête,  comme  Perrette  son  pot  au  lait. 

Cette  idée  bizarre  d'une  lampe  portée  sur  la  tête  est  bien  indienne, 
ce  nous  semble.  Parmi  les  cinq  cents  contes  indiens,  traduits  en  chi- 
nois à  des  époques  anciennes  et  que  l'illustre  sinologue,  M.  Edouard 
Chavanncs,  vient  de  mettre  en  français,  nous  avons  rencontré  une 
légende  dont  la  traduction  du  sanscrit  en  chinois  a  été  faite  entre  les 
années  402  et  405  de  notre  are  et  qui  présente  ce  trair(3)  :  Un  brah- 
mane, grand  savant,  —  et  grand  poseur,  —  arrive  dans  la  capitale 
du  royaume  indien  de  Magadha,  portant  en  plein  jour  une  lumière 
sur  sa  tête,  et,  quand  on  demande  à  ce  Diogène  hindou  pourquoi  cette 
lumière,  il  répond  que  c'est  à  cause  des  ténèbres  de  la  stupidité,  qui 
régnent  dans  le  pays. 

§  2.    —    Une  femme  délivre   son   mari. 

Le  spécimen  le  meilleur  que  nous  connaissions  de  cet  encadrement 
du  thème  du  Chat  provient  de  la  vallée  du  Haut-Indus,  comme  la 


(1)  Le  beurre  clarifié,  c'est-à-dire  bouilli  de  façon  à  en  faire  sortir  tout  ce  qui 
pouvait  s'y  trouver  de  petit-lait  ou  d'eau,  s'emploie,  paraît-il,  pour  les  lampes  qui 
brûlent  devant  les  idoles. 

(2)  «  On  n'allume  pas  une  lampe  (  aûj^vov,  lucemam]  pour  la  mettre  sous  le  bois- 
seau ;  mais  on  la  met  sur  le  chandelier  (étù  xrjv  >,\j/vîav,  super  candelabrum) ,  afin 
qu'elle  éclaire  tous  ceux  qui  sont  dans  la  maison.  »  (Matt.,  V,  15). 

(3)  Cinq  cents  Contes  et  Apologues  extraits  du  Tripitaka  chinois  et  traduits  en  fran- 
çais par  Edouard  Chavannes  (Paris,  1911),  n°  491,  tome  III,  p.  290  seq. 


432  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

première  version  de  la  légende  du  Hâdjâ  Rasâlou,  et  très  probable- 
ment, toujours  comme  cette  version,  du  village  de  Ghâzi  (1)  : 

Le  prince  Ghool,  chasseur  forcené,  ne  veut  pas  se  marier,  au  grand  déses- 
poir du  roi,  son  père.  Un  soir,  après  une  chaude  journée  de  chasse,  il  s'arrête 
pour  se  reposer  auprès  d'un  puits  et  dit  à  une  des  jeunes  fdles  qui  sont  venues 
tirer  de  l'eau  :  «  Laisse-moi  boire  à  ta  cruche.  —  Oh  !  répond  la  petite  im- 
pertinente, tu  es  le  prince  dont  personne  ne  veut.  »  Furieux,  le  prince  ne 
pense  plus  qu'à  se  venger  ;  il  s'informe  de  ce  qu'est  la  jeune  fille  et,  ayant 
appris  qu'un  certain  forgeron  est  son  père,  il  fait  demander  à  celui-ci,  qui 
n'ose  refuser,  la  jeune  fille  en  mariage.  Quand  elle  est  devenue  sa  femme,  il 
la  maltraite  sans  pitié. 

Un  jour  qu'il  a  pris  sa  cravache  pour  la  battre,  la  jeune  femme  lui  dit  : 
<'  Quelle  gloire  y  a-t-il  à  battre  la  fille  d'un  pauvre  artisan  ?  Si  tu  es  un 
homme,  va-t-en  épouser  une  fille  de  roi  ;  conquiers  sa  main,  si  tu  peux,  et 
bats-la,  si  tu  l'oses  :  moi,  je  ne  suis  que  la  fille  d'un  forgeron.  » 

Le  prince,  piqué  au  vif,  jure  de  ne  pas  rentrer  dans  son  palais  avant  d'avoir 
épousé  une  fille  de  roi.  Et  il  part  pour  le  pays  d'une  certaine  princesse,  célè- 
bre pour  sa  beauté. 

Avant  d'être  admis  à  demander  la  main  de  la  princesse,  il  faut  gagner 
contre  elle  trois  parties  d'échecs  :  si  le  prétendant  les  perd,  il  sera  réduit  à 
l'état  d'esclave.  —  Le  prince  perd  les  trois  parties,  et  il  est  relégué,  comme 
palefrenier  de  dernier  ordre,  dans  les  écuries  du  palais. 

Ne  le  voyant  pas  revenir,  sa  femme  prend  des  habits  d'homme,  monte  à 
cheval  et  se  met  en  route  à  sa  recherche.  Chemin  faisant,  elle  sauve  un  rat 
qui  va  se  noyer.  Quand  le  rat  apprend  quel  est  le  but  de  son  voyage,  il  lui 
dit  que  la  princesse  a  un  chat  magique  :  sur  la  tête  de  ce  chat  est  une  lumière 
magique,  qui  le  rend  invisible  et  lui  permet  de  brouiller  les  pions  sans  qu'on 
s'en  aperçoive,  de  sorte  que  les  prétendants  de  la  princesse  perdent  invaria- 
blement la  partie  ;  il  n'en  sera  pas  ainsi  pour  la  fille  du  forgeron,  si  elle  suit 
les  conseils  du  rat.  Elle  n'a  garde  d'y  manquer  :  elle  tient  donc  le  rat  bien 
ferme  dans  sa  main,  de  façon  que  le  chat  l'aperçoive  ;  le  chat,  toujours  invi- 
sible grâce  à  la  lumière  magique,  fait  un  bond  pour  saisir  le  rat,  et  la  fille  du 
forgeron,  qui  sent  le  choc,  n'a  qu'à  frapper  pour  que  la  lumière  magique 
tombe  par  terre.  Alors  le  chat,  décontenancé,  s'enfuit,  et  la  jeune  femme 
déguisée  gagne  les  trois  parties. 

La  princesse  s'est  réservé  d'exiger  encore  une  épreuve.  Ce  n'est 
pas  ici  le  lieu  de  nous  arrêter  sur  ce  second  épisode,  que  nous  espé- 
rons, du  reste,  étudier  un  jour  dans  un  travail  spécial.  Mais  nous 
indiquerons  rapidement,  —  car  il  y  a  intérêt  à  le  faire,  —  les  inci- 
dents principaux  de  la  dernière  partie  du  conte  indien  :  le  prince 
Ghool  tiré  de  son  écurie,  mais  attaché  au  service  du  vainqueur,  c'est- 
à-dire  de  sa  femme,  qu'il  ne  reconnaît  pas  et  qui  lui  donne  des  vête- 
ments convenables,  tout  en  ayant  soin  de  conserver  dans  une  boîte 

(1)  Ch.  Swynnerton,  Indian  Nights'  Entertainment  ;  or  Folk-Taies  from  the  Upptr 
Indus  (Londres,  1892),  n°  80.  —  Voir  aussi,  pour  le  pays  où  le  conte  a  été  recueilli, 
rintroductioD,  pp.  xi-xii. 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  433 

la  défroque  de  valet  d'écurie  avec  la  brosse  et  l'étrille  ;  —  puis  le 
départ  pour  le  pays  du  vainqueur,  lequel  vainqueur,  quand  il  est 
tout  près  de  la  capitale  du  roi,  père  du  prince  Ghool,  disparaît,  après 
avoir  donné  le  commandement  de  l'escorte  au  prince,  et  rentre  dans 
sa  maison  natale  pour  y  reprendre  ses  vêtements  de  femme  ;  Ghool 
profitant  de  l'absence  de  son  libérateur  pour  faire  une  rentrée 
triomphale  dans  son  pays  et  pour  prétendre  avoir  conquis  la  main 
de  la  princesse  qu'il  ramène,  et  ensuite  mandant  au  palais  la  fî'le 
du  forgeron  ;  —  alors  l'exhibition  foudroyante  des  misérables  vête- 
ments d'esclave,  de  la  brosse  et  de  l'étrille,  et,  pour  terminer,  le  par- 
don généreux  accordé  par  la  fille  du  forgeron  à  son  indigne  mari, 
auquel  (ceci  est  bien  oriental)  elle  donne  une  seconde  femme  en  la 
personne  de  la  princesse  dont,  sous  son  déguisement,  elle  a  conquis 
la  main. 

Nous  nous  bornerons  à  constater  que  cette  dernière  partie  se 
retrouve,  presque  identiquement,  dans  d'autres  contes  indiens  qui 
forment  avec  celui-ci  un  groupe  et  dont  il  nous  reste  à  parler. 

Ce  bref  résumé  de  la  dernière  partie  de  la  Fille  du  Forgeron  était 
nécessaire  ;  il  permet,  en  efïet,  d'établir  un  parallélisme  plus  complet 
entre  la  forme  du  conte  que  nous  venons  de  donner,  la  forme  fémi- 
nine, si  l'on  peut  parler  ainsi,  et  la  forme  masculine,  que  nous  avons 
rencontrée  dans  le  roman  hindoustani  de  la  Rose  de  Bakawali.  Dans 
la  Fille  du  Forgeron,  les  vanterics  du  prince  Ghool  sont  réduites  au 
silence  par  l'exhibition  d'un  souvenir  de  servitude,  comme  les  van- 
teries  des  frères  de  Taj-Ulmuluk  le  sont  par  l'exhibition  de  la  marque 
d'esclavage  imprimée  sur  leur  chair. 

On  a  pu  remarquer  combien,  en  ce  qui  touche  notre  épisode  du 
chat  et  de  la  lumière,  le  conte  de  la  Fille  du  Forgeron  présente  de  res- 
semblance avec  la  légende  du  Râdjâ  Rasâlou.  Une  autre  particularité 
à  relever,  c'est  que  le  thème  des  Animaux  reconnaissants  a  été  intro- 
duit dans  les  deux  récits.  Mais,  dans  le  conte,  ce  thème  est  bien 
mieux  conservé  que  dans  la  légende  :  l'animal  secouru  (le  rat)  ne  voit 
pas  sa  dette  de  reconnaissance  acquittée  par  autrui  ;  il  paie  lui- 
même,  de  conseil  et  d'action. 

Nous  avons  maintenant  à  grouper,  autour  du  conte  de  la  Fille  du 
Forgeron,  les  autres  contes  de  l'Inde  que  nous  avons  annoncés  :  un 
conte  des  environs  de  Srinagar  (pays  de  Cachemire)  (1),  un  second 

(1)  J.  Hinton  Knowles,  Folk-tales  of  Kashmir  (Londres,  1888),  pp.  144  seq. 

28 


434  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

conte  du  Haut-Indus  (1),  et  aussi,  non  plus  dans  llndc  du  Nord, 
mais  dans  l'Inde  du  Sud,  deux  contes  importés  chez  des  peuplades 
de  langue  et  d'origine  non  aryenne,  établies  dans  le  Bengale,  les 
Santals  Parganas  ("2)  et  les  Oraon  Kols  (3). 

Dans  ce  groupe,  'a  future  femme  est  prévenue  de  ce  qui  l'attend 
après  le  mariage  :  être  battue  chaque  jour  ;  mais  elle  ne  s'effraie  pas 
de  la  perspective,  et,  une  fois  mariée,  elle  a  l'adresse  de  faire  reculer 
de  jour  en  jour  l'exécution  de  la  menace,  jusqu'à  ce  que  son  mari 
parte  en  voyage  (4). 

Dans  le  second  conte  du  Haut-Indus  et  dans  le  conte  santal,  c'est, 
comme  dans  le  conte  de  la  Fille  du  Forgeron  (premier  conte  du  Haut- 
Indus),  une  réflexion  de  la  jeune  femme  qui  provoque  ce  voyage.  «  De 
quoi  vis-tu  ?  dit  la  jeune  femme  à  son  mari.  Est-ce  de  ton  bien  ? 
non  ;  c'est  du  bien  de  ton  père.  Le  jour  où  tu  vivras  de  ton  bien,  tu 
auras  le  droit  de  me  battre.  »  Humilié  et  irrité,  le  jeune  homme  de- 
mande à  son  père  de  l'argent  pour  aller  faire  le  commerce  et  gagner 
une  fortune  à  lui. 

Dans  le  conte  du  pays  de  Cachemire,  ce  passage  est  fort  arrangé, 
comme  l'a  été,  d'ailleurs,  toute  l'introduction  ;  néanmoins  c'est  pour 
un  voyage  de  commerce  que  part,  là  aussi,  le  fils  du  marchand. 

Ce  conte  cachcmirien  est  le  seul  des  quatre  contes  indiqués  dans 
lequel  se  retrouve,  en  son  intégralité,  l'épisode  du  chat  et  de  la  lu- 
mière ;  mais  tout  merveilleux  a  disparu  :  plus  d'animal  reconnais- 
sant, bon  conseiller  ;  c'est  la  jeune  femme  qui,  d;  sa  propre  inspira- 
tion, a  pris  le  rat  n'importe  où  ;  plus  de  lumière  magique,  mais  une 
simple  Jampe,  que  (comme  dans  la  seconde  version  de  la  légende 
pendjâbaise  du  Râdjâ  Rasâlou)  le  chat  a  été  dressé  à  éteindre  quand 
la  partie  va  mal  pour  sa  maîtresse  ;  ce  qu'il  oublie  de  faire  quand  il 
voit  courir  le  rat. 

Dans  le  conte  santal,  très  altéré,  tout  souvenir  de  la  lumière,  magi- 
que ou  non,  s'est  effacé  (il  en  était  déjà  ainsi  dans  la  troisième  ver- 
sion de  Bâdjâ  Basâlou)  ;  en  outre,  il  n'est  plus  question  de  partie 

(1)  Ch.  Swynnerton,  op.  cit.,  n°  47,  Part  III,  pp.  181  seq. 

(2)  C.  H.  Bonipas,  Folklore  oj  the  Santal  Parganas  (Londres,  1909),  n°  28. 

(3)  Ferd.  Hahh,  Blicke  in  die  Geisteswelt  der  heidnischen  Kols.  Sammlung  von 
Sagen,  Murchen  iind  Liedern  der  Oraon  in  Chota  J\'agpur  (GiJtersloh,  1906),  n"  23. 

(4)  La  meilleure  forme  de  cette  introduction  nous  paraît  être  celle  du  second 
conte  du  Haut-Indus  :  Le  fils  d'un  marchand,  ayant  eu  sous  les  yeux  un  exemple 
saisissant  d'in^atitude  d'une  femme  envers  son  mari,  ne  veut  pas  se  marier.  Son 
père  le  pressant  continuellement,  le  jeune  homme  lui  dit  qu'il  n'épousera  qu'une 
femme  qui  lui  permettra  de  la  frapper,  chaque  matin,  cinq  fois  avec  un  soulier  : 
il  espère  qu'ainsi  son  père  ne  lui  trouvera  personne.  A  la  fin  pourtant,  la  fille  d'un 
autre  marchand  accepte  cette  absurde  condition.  Etc. 


LE  CONTE  DU   CHAT   ET  DE  LA  CHANDELLE  435 

d'échecs,  ni  d'autre  jeu.  Le  rôle  du  chat  devait  donc  forcément  chan- 
ger, et,  avec  lui,  toute  l'allure  de  cet  épisode.  Ici,  le  râdjâ  tient  pri- 
sonnier le  prince,  apprenti  commerçant,  mari  de  l'héroïne,  parce 
qu'il  n'a  pas  répondu  congrûment  à  une  question  quasi-philosophi- 
que, et  toutes  les  marchandises  du  jeune  hom.me  sont  confisquées. 
L'héroïne  qui,  ici,  ne  s'est  pas  déguisée  en  homme,  ay&nt  bien  ré- 
pondu, le  râdjâ  lui  dit,  ainsi  qu'aux  gens  de  la  suite  dé  son  mari,  qu'il 
va  décider  à  qui  appartiendront  les  biens  enlevés  au  prince.  //  fait 
amener  un  chat  et  déclare  que  la  personne  vers  laquelle  sautera  le 
chat,  aura  toute  cette  fortune.  Alors  la  jeune  femme  entr'ouvre  son 
châle  et  fait  voir  au  chat  un  rat  qu'elle  tenait  caché.  Le  chat  aussitôt 
fait  un  bond  de  ce  côté  'pour  attraper  le  rat,  et  ainsi  tous  les  biens 
sont  attribués  à  la  jeune  femme. 

Le  second  conte  du  Haut-Indus  a,  au  lieu  de  l'épisode  du  Chat, 
altéré  ou  non,  un  épisode  absolument  différent,  dans  lequel  l'héroïne 
montre  encore  son  intelligence,  et  cet  épisode  particulier  figure  aussi, 
mais  devenu  presque  inintelligible,  dans  le  conte  des  Oraons.  Nous 
en  dirons  quelques  mots  (2*^^  partie,  2*^^  section,  §  3),  à  l'occasion 
d'un  conte  de  l' Indo-Chine  qui,  chose  très  intéressante  à  noter,  jux- 
tapose cet  épisode  à  l'épisode  lui-même  du  Chat  et  de  la  Chandelle. 

SECONDE  SECTION 

CONTES    INDIENS    EXPORTÉS 

§  I.    —  Dans  l'île  de  Ceylan. 

Il  n'est  pas  étonnant  que,  dans  un  pays  comme  l'île  de  Ceylan,  si 
voisine  de  l'Inde,  d'où,  avec  une  dynastie  conquérante,  lui  est  venu 
le  bouddhisme,  on  trouve  de  nombreux  contes  d'origine  et  de  fac- 
ture indiennes.  Sous  le  titre  de  Village  Folktales  of  Ceylon  (Lon- 
dres, 1910),  un  ancien  fonctionnaire  anglais  à  Ceylan,  M.  H.  Parker, 
vient  de  faire  paraître  la  preinière  partie  d'un  grand  recueil  compre- 
nant toute  sorte  de  contes,  notés  avec  une  évidente  et  minutieuse 
fidélité  dans  toutes  les  classes  de  la  population  villageoise  du  centre 
de  l'île.  La  lecture  en  est  instructive  :  elle  montre  ce  que  sont  deve- 
nues, parfois,  dans  le  nouveau  milieu  où  les  avaient  portées  la  trans- 
mission orale,  de  petites  œuvres  d'art.  Mais,  quelque  maladroites 
qu'elles  soient,  ces  grossières  copies  permettent  en  général  à  ceux  qui 
sont  un  peu  du  métier,  do  distinguer  ou  de  deviner  les  principaux 
traits  des  originaux  indiens  défigurés. 


436  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

S'il  y  avait  à  hésiter  sur  la  provenance  indienne  de  quelqu'un 
de  ces  contes,  ce  ne  serait  assurément  pas  au  sujet  du  conte  n»  22. 
Les  Fleurs  [ou  plutôt  La  Fleur]   Koulc-bakâ.   M.   Parker  apporte 
à  l'appui  de  sa  conviction  à  cet  égard  une  raison  qui  n'est  pas  sans 
originalité  :  le  héros  du  conte  singhalais,  qui  gagnera  par  ses  talents 
de  cuisinier  la  faveur  d'un  ijakâ  (sorte  d'ogre),  répond  à  celui-ci, 
lui  demandant  ce  fjue  l'on  mange  dans  son  pays  :  «  Nous  mangeons 
de  la  fleur  de  farine  du  ghi  (beurre  clarifié),  du  sucre  et  de  la  viande 
de  chameau.  «  «  Cela  prouve,  dit  M.  Parker  (p.  176,  note  1),  que  le 
conte  est  indien,  et  peut-être  du  Pendjab  ;  car  il  n'y  a  pas  de  cha- 
meaux à  Ceylan.  )\..  Mais  il  n'est  pas  besoin  de  faire  appel  ici  à  la 
géographie  zoologique  :  le  conte  singhalais  de  la  Fleur  Koulê-hakâ 
n'est  autre  qu'un  gauche  abrégé  du  roman  hindoustani  la  Rose  de 
Bakawali,  résumié    plus    haut    (2^  partie,   l^"*^  section,  B,    §   1,   6) 
Non  seulement  l'ensemble  est  le  même,  mais  des  détails  caracté- 
ristiques  sont  identiques    :   on  trouvera   notamment,   de   part   et 
d'autre,  les  «  biftecks  de   chameau  »   (comme  traduit   Garcin   de 
Tassy),  dont  le  prince  régale  le  dive  ou  le  ijakâ.  Il  y  a  aussi  des  rap- 
prochements à  faire  entre  plusieurs  noms  propres  des  deux  récits  (1). 
On   pourrait   donc   penser,   semble-t-il,   que   le   conte   singhalais 
viendrait    dircêtement    du    roman    hindoustani,    écourté,    mutilé, 
et  toutefois  parfaitement  reconnaissable,  non  seulement  pour  les 
traits  généraux,  mais   pour  les  détails.   La  seule  difficulté,  c'est 
celle  que  présente  l'introduction  du  conte  singhalais.  Dans  cette 
introduction,  le  roi,  après  avoir  eu  connaissance  de  l'horoscope  du 
prince  nouveau-né,  dit  de  porter  le  petit  enfant  dans  la  forêt  et 
de  l'y  abandonner.  Et,  «  par  la  faveur  de  la  divinité  gardienne  du 
prince,  des  animaux  viennent  l'allaiter  et  l'élever  ».  Ce  passage  est 
évidemment  bien  plus   folklorique  que  le  plissage  correspondant, 
très  adouci,  très  embourgeoisé,  du  roman  hindoustani,  où  le  roi  se 
contente  de  faire  élever  l'enfant  dans  un  palais  éloigné. 

Avant  de  faire  la  supposition  que  les  Singhalais,  si  maladroits 
d'ordinaire,  auraient  su  retrouver,  sous  l'arrangement  que  présente 
le  roman  hindoustani,  la  forme  primitive  de  cette  introduction, 
on  peut  se  demander  si  cette  forme  primitive  n'avait  pas  été  con- 


(1)  Dans  le  conte  de  Ceylan,  une  certaine  Maha-moudâ,  dont  le  nom,  d'après 
M.  Parker,  signifierait  en  sin<,'halais  «  Grand  Bonheur  »,  devient  une  des  femmes 
du  prince,  comme  la  Mahmouda  du  roman,  dont  le  nom  est  c«rtainement  emprunté 
à  l'arabe.  De  plus,  on  peut  entrevoir,  dans  le  nom  de  Diribari-i.AKA,  la  maîtresse 
du  chat,  le  nom  de  son  «  double  «  hindoustani,  Lakkha  ;  dans  le  nom  de  la  fleur  mer- 
veilleuse Koulê-BkXK,  le  nom  de  Bakanvali. 


LE   CONTE   DU   CHAT   ET   DE   LA   CHANDELLE  437 

servée  dans  l'ouvrage  hindi,  aujourd'hui  inconnu  et  peut-être  assez 
ancien,  queNihâl  Chand,  au  commeHcement  du  xix*^  siècle,  a  mis 
en  bel  hindoustani,  en  prenant  sans  doute,  à  l'orientale,  ses  libertés 
avec  son  modèle.  Dans  ce  cas,  il  faudrait  conclure  que  c'aurait  été 
l'ouvrage  hindi  lui-même,  et  non  son  adaplalion  hindoustani, 
que  l'on  rencontrerait,  estropié,  dans  l'île  de  Ceylan. 

Mais  c'est  assez  nous  arrêter  sur  des  conjectures  qui  n'ont  pas 
d'importance,  puisque,  en  définitive,  l'emprunt  du  conte  à  l'Inde 
n'est  pas  contestable. 

Nous  donnerons,  du  conte  singhalais,  l'épisode  du  Chat  : 

S'étant  fait  bien  venir  d'une  vieille  femme,  voisine  de  ki  courtisane  Dira- 
bari-Lakà,  le  prince  apprend  comment  cette  dernière  gagne  toujours  au  jeu  : 
«  Après  avoir  allumé  une  lampe  à  pied  (hcnl  lamp)  (1),  on  l'apporte  dans  la 
salle  de  jeu.  Sous  la  lampe,  un  chat  est  assis.  Pendant  que  la  femme  joue, 
le  chat  lève  la  tète  ;  alors  la  victoire  est  à  la  femme.  Quand  un  autre  joue, 
le  chat  baisse  la  tête  ;  alors,  c'est  la  défaite  pour  cet  autre.  Si  vous  voulez 
gagner,  éteignez  la  lampe  et  chassez  le  chat  ;  puis  apportez  et  mettez  en 
place  une  autre  lampe  :  si  vous  jouez  alors,  vous  gagnerez.  » 

Le  prince  suit  ces  conseils,  et  il  gagne  la  partie. 

Il  est  visible  que  ce  passage  est  la  reproduction  altérée  du  passage 
correspondant  du  roman  hindoustani.  Ce  Chat  qui,  par  une  sorte 
de  magie,  n'a  qu'à  lever  ou  à  baisser  la  tête  pour  faire  gagner  sa 
maîtresse,  c'est  évidemment  le  chat  porte-lampe  du  roman,  le  chat, 
qui  chaque  fois  que  la  chance  tourne  mal  pour  Lakkha,  fait  aller, 
par  un  mouvement  de  tête,  l'ombre  sur  les  dés,  pour  permettre  à 
la  souris  de  les  retourner  sans  être  vue.  Mais,  à  Ceylan,  il  n'y  a  plus 
de  souris,  et  encore  moins  de  belette  :  le  roman  hindoustani  ajoutait 
un  troisième  animal  aux  deux  animaux  traditionnels  ;  le  conte  sin- 
ghalais en  supprimée  un. 

§  2.   -  Au  Tibet. 

Du  sud,  nous  allons,  traversant  l'Inde,  remonter  vers  le  Nord, 
vers  la  région  montagneuse  du  Tibet,  où  nous  trouverons  un 
conte  oral  qui  présente  d'une  manière  très  simple  notre  thème  du 
Chai,  dans  un  encadrement  analogue  à  celui  des  contes  du  Haut- 
Indus,  du  pays  de  Cachemire,  etc. 

(1)  Qu'est-ce  que  le  traducteur  anglais  a  voulu  désigner  par  ces  mots  :  bent 
lamp  ?  M.  W.  Crooke  pense  qu'il  s'agit  d'une  lampe  dont  le  support  serait  fait  de 
tiges  sèches  d'herbes  ou  de  roseaux  (bent ).  «  Il  e.«t  possible,  nous  dit-il,  que  de  sem- 
blables lampes  soient  en  usage  à  Ceylan,  mais  je  n'en  ai  jamais  va  dans  l'Inde.  » 


438  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

En  1904  tl  1905,  le  capitaine  W.  J.  O'Gonnor,  secrétaire  et  inter- 
prète d'une  mission  anglaise  envoyée  à  Lhassa,  recueillait  de  la 
bouche  de  Tibétains,  dont  il  avait  su  gagner  l'amitié,  un  bon  nombre  " 
de  contes.  Avant  de  les  livrer  à  l'impression,  ce  qui  a  eu  lieu  en 
1906  (1),  il  a  fait,  nous  dit-il,  un  tri  :  il  a  voulu  no  publier  de  sa  collec- 
tion que  ce  qui  était  foncièrement  tibétain,  et  laisser  de  côté  tout 
ce  qui  dérivait  de  source  indienne  ou  de  source  chinoise.  Or,  si  l'on 
examine  les  contes  merveilleux  ou  plaisants  contenus  dans  ce  très 
intéressant  volume  (2),  on  peut  affirmer,  dès  maintenant  et  sans 
attendre  des  découvertes  ultérieures,  qu'à  n'en  pas  douter  lonl 
vient  directement  ou  indirectement  de  F  Inde  (3).  Il  en  est  ainsi  notam- 
ment d'un  conte  très  composite  (n^  6),  dans  Iccpicl  notre  thème  avec 
son  cadre  vient  se  juxtaposer  à  d'autres  petits  récits,  ayant  chacun 
son  individualité. 

Ce  conte  n^  6  est  extrêmen\ent  curieux  :  c'est  une  vraie  mosaïque 
d'aventures  grotesques  de  toute  sorte,  dont  un  jeune  «  musulman  )^ 
(ceci  est  une  modernisation  de  vieilles  histoires)  (4)  est  le  héros 
ridicule,  aventures  qui,  à  peu  près  toutes,  se  retrouvent  dans  les 
contes  asiatico-européens  (5).  Notre  histoire  termine  le  cycle 
(pp.  39-42)  : 

Peu  après  son  mariage  avec  une  jeune  fille  très  intelligente,  le  jeune 
homme  se  met  en  tète  d'aller  faire  le  commerce  dans  l'Inde,  et  il  part  avec 
un  bon  assortiment  de  marchandises. 

Un  soir,  il  fait  halte  près  d'une  grande  maison.  Le  maître  du  logis  le  reçoit 
d'une  fa^-on  très  hospitahère  et,  pendant  le  repas,  lui  raconte  des  bourdes 

(1)  Capt.  W.  F.  O'Connor,  Folk  Taies  from  Tibet  (Londres,  1906). 

(2)  Ayant  bien  délimité  notre  terrain  dans  cet  immense  domaine  du  follîlorc, 
nous  ne  nous  occupons  pas  des  fables  ou  contes  d'animaux. 

(3)  Les  remarques  de  nos  Contes  populaires  de  Lorraine,  bien  qu'on  puisse  au- 
jourd'hui y  ajouter  de  nombreux  rapprochements,  indiens  et  autres,  sufTisent,  en 
général,  croyons-nous,  pour  établir,  si  l'on  s'y  reporte,  ce  que  nous  n'hésitons  pas 
à  affirmer.  Ce  n'est  pas  ici  la  place  d'étudier,  à  ce  point  de  vue,  les  quelques  contes, 
par  exemple  les  n"°  12  et  17,  qui  n'ont  point  de  parallèles  dans  nos  contes  lorrains. 

(4)  Il  vient  au  'l'ibct,  l'our  affaires  de  commerce,  bon  nombre  de  Musulmans  de 
l'Inde  du  Nord. 

(5)  Voir  les  remarques  de  notre  conte  de  Lorraine  n°  58,  Jean  Jitte.  —  Une 
des  histoires  du  conte  tibétain  (pp.  36-37)  était  assez  inattendue  ;  car  on  ne  l'avait 
pas  encore  rencontrée  en  Orient.  Comme  elle  donne  une  bonne  forme  d'un  épisode 
de  divers  contes  européens  indiqués  dans  les  remarques  de  notre  n"  58  (tome  H, 
pp.  178-179,  note),  nous  la  résumerons  brièvement  :  Le  soir  de  ses  noces,  le  jeune 
sot  met  la  main  dans  un  vase  de  cuivre  d'étroite  emboiichure  et  ne  peut  la  retirer. 
Quand  il  est  dans  la  chambre  nuptiale,  la  mariée  lui  dit  d'aller  au  pied  de  l'escalier 
frapper  le  vase  sur  une  grosse  pierre  et  dégager  ainsi  sa  main.  Le  jeune  homme  suit 
ce  conseil  ;  mais,  dans  l'obscurité,  ce  n'est  j)as  sur  une  pierre  qu'il  frappe,  c'est  sur 
le  crâne  de  son  beau-père  qui,  ayant  bien  festoyé,  est  tombé  ivre-mort  au  pied  de 
l'escalier. 


LE  GONTE  DU   CHAT   ET  DE  LA  CHANDELLE  439 

très  difficiles  à  avaler.  Le  jeune  homme  ayant  déclaré  tout  net  qu'il  n'en 
croyait  pas  le  premier  mot,  son  hôte  lui  dit  qu'il  va  prouver  la  vérité  de  ses 
histoires  en  lui  faisant  voir  une  chose  plus  singulière  que  tout  ce  qu'il  vient 
de  raconter  :  c  Je  parie,  ajoute-t-il,  qu'à  la  nuit  tombante  une  lanterne  sera 
apportée  dans  cette  chambre,  non  par  an  serviteur,  mais  par  un  chat.  »  Le 
jeune  homme  se  met  à  rire  d'un  air  incrédule  et  tient  le  pari.  L'enjeu,  c'est 
toute  la  fortune  de  l'hôte,  d'un  côté  et,  de  l'autre,  tous  les  bagages,  marchan- 
dises, bêtes  de  somme  du  jeune  homme. 

Or,  grâce  à  un  chat  dressé  à  porter  dans  sa  gueule  une  lanterne  allumée, 
l'hôte  pariait  à  coup  sur,  et  il  avait  déjà,  par  un  semblable  pari,  dépouillé 
nombre  de  voyageurs.  Le  jeune  homme  est  dépouillé  à  son  tour  et  il  en  est 
réduit,  pour  vivre,  à  rester  dans  la  maison  comme  serviteur. 

Au  bout  d'un  ou  deux  mois,  sa  femme  s'inquiète,  le  sachant  de  ceux  qui 
sont  faits  pour  s'attirer  de  mauvaises  affaires  :  elle  se  déguise  en  homme  et 
part  à  sa  recherche.  Elle  s'arrête  dans  la  même  maison,  où  elle  a  la  même 
conversation  avec  l'hôte  ;  mais,  par  bonheur,  en  arrivant,  elle  a  rencontré, 
dans  la  cour  de  la  maison,  son  mari,  qui  lui  a  tout  raconté  ;  elle  ajourne  donc 
la  réponse  au  sujet  du  pari,  et  c'est  seulement  le  lendemain  qu'elle  déclare 
le  tenir.  Entre  temps,  elle  donne  à  son  mari  ses  instructions  :  en  conséquence, 
le  jeune  homme  prend  trois  souris  et,  vers  le  soir,  se  met  aux  aguets  dans  la 
cour,  près  de  la  porte  par  laquelle  le  chat  avec  sa  lanterne  doit  passer  pour 
entrer  dans  la  maison.  Quand  le  chat  arrive  à  travers  la  cour,  le  jeune  homme 
lâche  d'abord  une  souris,  puis  une  autre  et  enfin  la  troisième,  et  le  chat, 
qui,  d'abord,  avait  résisté  à  son  instiHCt,  n'y  tenant  plus,  laisse  tomber  la 
lanterne  et  se  met  en  chasse. 

Pendant  ce  temps,  le  maître  de  la  maison  et  la  jeune  femme  déguisée 
attendent  vainement,  dans  l'obscurité,  l'arrivée  de  la  lumière,  et  le  pari  est 
gagné  par  la  jeune  femme,  à  qui  l'hôte  est  forcé  de  livrer  tous  ses  biens. 

Dans  ce  conte  tibétain  où,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  l'en- 
cadrement du  thème  du  Chat  est  si  indien,  deux  choses  sont  frap- 
pantes, quant  à  ce  thème  lui-même. 

D'abord,  il  n'y  a  plus  là  de  partie  de  dés  ou  autre,  mais  un  pari 
au  sujet  du  bon  dressage  du  chat  :  forme  tout  à  fait  distincte  de 
ce  que  nous  avons  vu  jusqu'ici,  mais  nullement  spéciale  au  conte 
tibétain.  Nous  la  retrouverons,  en  efTet,  dans  l'Indo-Chine,  dans  les 
pays  barbaresques  et,  en  Europe,  dans  une  contrée,  la  Transylvanie, 
qui  pour  un  temps  fut  voisine  des  TurCs  et  leur  vassale.  C'est  dire 
que  cette  form.c  se  rencontre  à  l'extrémité  de  quatre  courants  bien 
reconnaissablcs,  ayant  le  même  point  de  départ,  l'Inde.  Si,  pour  le 
moment,  on  ne  peut  encore  constater,  à  ce  point  de  départ,  l'exis- 
tence de  cette  forme,  une  découverte  nouvelle  viendra  peut-être 
demain  combler  cette  lacune,  comm.e  cela  a  eu  lieu  tant  de  fois  dans 
des  cas  analogues. 

Une  autre  particularité  du  conte  tibétain,  —  une  vraie  parti- 
cularité, cette  fois,  —  c'est  que  le  chat  ne  se  tient  pas  devant  son 


440  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

maître  dans  railiiude  d'une  statue  poile-flambeau  ;  il  est  en  action, 
il  marche,  il  aiiiiorte  une  lumière.  Ce  détail  s|»écial  ne  résulte  pas, 
croyons-nous,  d'un  arrangement  du  thème  qui  se  serait  fait  au 
Tibet  ;  il  vient  très  probablement  de  l'Inde  avec  son  encadrement. 
Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  plus  on  avance,  —  à  pas  trop  lents, 
malheureusement,  mais  encore  avancc-t-on,  —  dans  la  connais- 
sance des  contes  de  l'Inde,  plus  on  peut  se  convaiijcre  que  «  ce  n'est 
pas  une  forme  unique  de  chaque  thème,  de  chaque  type  de  contes, 
qui  serait  venue  en  Europe  [ou  ailleurs]  pour  y  donner  naissance  à 
diverses  variantes  ».  «  Bien  que  jusqu'à  présent  on  ait  à  peine  puisé 
dans  les  richesses  de  la  tradition  orale  de  l'Inde,  ce  qu'on  en  a  tiré 
suffit  pour  faire  penser  que  plus  tard  il  sera  possible  de  mettre 
en  regard  de  chacune,  pour  ainsi  dire,  des  variantes  d'un  conte 
européen  [ou,  en  général  d'un  conte  asiatico-européen]  une  variante 
indienne  correspondante.  »  Nous  écrivions  cela  en  1886,  dans 
V Inirodudion  de  nos  Contes  populaires  de  Lorraine  (tome  I,  p.  xx), 
et,  en  1903,  Gaston  Paris,  dans  la  Bomania,  nous  faisait  l'honneur 
de  rappeler,  à  propos  d'un  cas  particulier,  cette  thèse  que  nous 
reproduisons  aujourd'hui  avec  une  conviction  encore  fortifiée  par 
tant  de  nouvelles  recherches  (1). 

•  Parmi  les  contes  juxtaposés,  dans  le  récit  tibétain,  au  conte 
du  Chai,  il  en  est  un  qui  peut,  ce  nous  seml)le,  fournir  un  argument 
à  notre  thèse,  en  tant  que  nous  l'appliquons  à  notre  conte  parti- 
culier. C'est  celui-ci  : 

Un  jour  que  le  jeune  niais  est  hors  de  chez  lui,  dans  la  campagne,  un  ser- 
viteur du  roi,  venant  à  passer,  lui  demande  de  l'aider  à  porter  au  palais  une 
jarre  d'huile  :  il  lui  donnera  une  poule  en  récompense.  Le  bon  garçon  accepte 
et,  tout  en  marchant,  il  se  met  à  rêver  aux  œufs  de  la  poule,  aux  poulets,  à 
la  vache,  —  tout  le  rêve  de  Perrette,  —  et  finalement,  à  la  maison  qu'il  achè- 
tera et  où  il  aura  femme  et  enfant.  Si  l'enfant  est  sage,  cela  ira  bien  ;  mais 
s'il  est  méchant...  Et  le  jeune  homme  frappe  du  pied  violemment.  La  jarre, 
qu'il  a  sur  le  dos,  glisse  et  se  brise  en  tombant,  et  toute  l'huile  du  roi  est  ré- 
pandue. Le  jeune  homme  est  traîné  devant  le  roi,  à  qui  il  raconte  l'histoire, 
et  le  roi  rit  de  si  bon  cœur  que  non  seulement  il  fait  grâce  au  jeune  homme, 
mais  qu'il  lui  donne  une  pièce  d'or. 

Dans  les  livres  indiens,  Panichalanira,  Hilopadesa,  qui  donnent 
sinon  le  prototype,  du  moins  une  forme  aneicnne  do  La  Lailière 
et  te  Pot  au  tait  le  rêveur  est  au  repos  (2).  Au  contraire,  dans  la 

(1)  Bomania,  t.  XXXI  (1902),  p.  140  :  «  ...  C'est  un  cas  où  se  vérifie  l'opinion 
souvent  exprimée  par  M.  Cosquin,  d'après  laquelle,  dans  les  contes  européens  venus 
de  l'Inde,  il  n'est  guère  de  variante  qui  ne  se  retrouve  dans  leur  pays  d'origine  ». 

(2)  Voir  le  Pantscliatantra  de  Thcod.  Benfey  (Leipzig,  1859),  tome  II,  p.  345, 
et  tome  I,  §  209. 


LE  CONTE   DU  CHAT   ET  DE  LA  CHANDELLE  441 

variante  recueillie  au  Tibet,  il  rêve  en  marchant,  comme  Perrette  ; 
mais,  à  la  différence  du  «  pot  au  lait  «  (ou  du  pot  de  bouillie  de  riz  du 
brahmane  du  Panlchalantra),  ce  qui  est  répandu,  ce  n'est  pas  sa 
«  fortune  )^  à  lui,  c'est  le  bien  d'autrui,  l'huile  du  roi  ;  car,  dans  la 
variante  tibétaine,  le  jeune  homme  est  simplement  le  porteur  et 
non  le  propriétaire  de  la  précieuse  jarre,  et  ce  sur  quoi  il  bâtit 
ses  châteaux  en  l'air,  ce  n'est  pas  sur  le  prix  de  sa  chose,  c'est  sur 
le  salaire  qu'il  recevra. 

Où  la  variante  tibétaine  a-t-elle  pris  sa  forme  particulière  ? 
Est-ce  au  Tibet  ?  Pas  du  tout  :  c'est  dans  l'Inde  même.  Et  la 
preuve,  c'est  que  tous  les  traits  caractéristiques  de  cette  variante 
existent  dans  des  contes  oraux  indiens. 

Dans  un  conte  du  Haut-Indus  (Swynnerton,  op.  cit.,  n°  13,  pp.  23- 
24),  le  jeune  imbécile  se  charge,  lui  aussi,  de  porter  chez  le  roi  une 
jarre  remplie  de  beurre  clrrifié;  puis,  quand,  au  bout  de  son  rêve 
éveillé,  il  donne  en  imagination  à  ses  futurs  enfants  de  petites  tapes 
d'amitié  et  que,  dans  cette  gesticulation,  il  jette  la  jarre  par  terre, 
il  est,  lui  aussi,  conduit  devant  le  roi,  qui  rit  et  pardonne  (1). 

Ainsi,  pour  ce  thème  de  la  jarre  cassée,  l'Inde  nous  offre  le  rêveur 
en  marche  à  côté  du  rêveur  au  repos.  Au  temps  de  Benfey  et  de  sa 
célèbre  introduction  au  Pantchatantra  (1859),  on  ne  pouvait  le 
savoir  :  on  le  sait  aujourd'hui.  Ne  peut-on  pas  penser,  par  analogie, 
que,  quelque  jour  aussi,  d'heureuses  recherches  folkloriques  nous 
montreront,  dans  l'Inde,  à  côté  du  chat  au  repos,  le  chat  en  marche, 
entrant  dans  la  chambre  de  son  maître,  à  l'heure  fixée,  la  petite 
lampe  sur  la  tête,  comme  le  brahmane  du  conte  sino-indien  arrivait, 
la  lampe  aussi  sur  la  tête,  dans  la  capitale  de  Magadha  ? 

Mais  cette  lampe  sur  la  tête  d'un  chat  qui  marche,  même  grave- 
ment et  à  petits  pas,  c'a  été,  sans  doute,  pour  les  raisonneurs  une 
chose  manquant  de  vraisemblance,  et  on  lui  a  substitué  la  lanterne 
que  le  chat  du  conte  tibétain  tient  dans  sa  gueule  (2). 

(1)  Il  serait  trop  long  de  nous  arrêter  sur  d'autres  contes  indiens  analogues 
(Indian  Fairy  Taies,  de  Miss  M.  Stokes,  Londres,  1880,  no  7,  pp.  31-32  ;  Simla  Vil- 
lage Taies,  de  Mrs  A.  E.  Dracott,  Londres,  1906,  p.  68)  et  aussi  sur  un  conte  des 
Santals  du  Bengale  (G.  H.  Bompas,  op.  cit.,  n°  39)  el  sur  un  conte  de  l'île  de 
Ceylan  (H.  Pnrker,  op.  cit.,  n°  53).  Mais  nous  relèverons,  dans  le  conte  indien 
de  la  collection  Stokes,  un  enchaînement  qui  se  retrouve  dans  le  conte  tibétain, 
l'enchaînement  de  cette  histoire  de  la  jarre  avec  une  histoire  formant  préam- 
bule et  dans  laquelle  le  jeune  homme  s'imagine  qu'il  est  mort  et  se  couche  dans 
une  fosse  qu'il  a  creusée.  Cet  enchaînement  est,  sans  aucun  doute,  arrivé  tout  fait 
d'un  pays  dans  l'autre. 

(2)  Les  Tchèques  de  Bohême,  dans  leur  vieille  traduction  du  Salomon  et  Mar- 


442  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Où  la  substitution  s'cst-elle  faite  ?  Pour  le  coup,  nous  ne  préten- 
drons pas  que  ce  puisse  avoir  été  dans  l'Inde.  Los  Hindous,  nous 
dit  M.  ^^  .  Crooke,  no  paraissent  pas  s'être  jamais  servis  de  lanternes, 
avant  qu'il  leur  en  soit  venu  d'Europe,  et  les  lanternes  toutes  moder- 
nes que  l'on  trouve  dans  l'Inde  actuelle,  lanternes  de  fabrication 
anglaise  ou  allemande,  éclairées  au  moyen  de  cette  paraffin  ail  toute 
moderne,  ne  prouvent  absolument  rien,  quant  aux  vieux  usages. 

Est-ce  donc  au  Tibet  que  la  lampe  indienne  s'est  changée  en  lan- 
terne? Sans  doute,  il  serait  inexact  de  dire  que  les  Tibétains  n'ont 
pas  de  lanternes  ;  ils  en  ont,  et  qui  ne  sont  pas  d'importation  euro- 
péenne :  dans  une  certaine  fête  religieuse,  des  «  lanternes  chinoises  » 
font  partie  de  la  décoration  d'un  temple,  et,  au  cours  d'une  des 
cérémonies  de  cette  fête,  de  «  grosses  lanternes  rouges  »  sont  portées 
dans  un  cortège  (1).  Mais  le  vrai  pays  des  lanternes,  le  pays  qui  cer- 
tainement (et  il  doit  y  avoir  bel  âge)  a  introduit  les  lanternes  au 
Tibet,  c'est  la  Chine.  Une  dos  plus  grandes  fêtes  des  Chinois  s'appelle 
la  Fêle  des  Lanlcrnes.  Alors,  d'après  les  récits  des  anciens  mission- 
naires, «  pendant  trois  ou  quatre  nuits,  toute  la  Chine  est  en  feu.  Les 
villes,  les  villages,  les  rives  de  la  mer,  les  bords  des  chemins  et  des 
rivières  sont  garnis  d'une  multitude  innombrable  de  lanternes  de 
toutes  les  grandeurs  et  de  toutes  les  formes  ;...  on  en  voit  aux  portes 
et  aux  fenêtres  des  maisons  les  plus  pauvres  (2).  »  —  Au  Tibet,  les 
illuminations  offrent  un  aspect  tout  différent  ;  elles  se  font  au  moyen 
de  petites  lampes  posées  par  centaines  sur  le  toit  de  chaque  maison. 
Ce  sont  là  des  fêtes  que  l'on  pourrait  appeler  fêtes  non  point  des  lan- 
ternes, mais  des  lampions  (3). 

colphe  latin,  ont,  probablement  pour  pareil  motif,  substitué  à  la  candela  du  texte 
une  «  lanterne  »,  lucernu  (Zibrt,  op.  cit.,  pp.  96,  97). 

(1)  Nous  avons  sous  les  yeux  deux  descriptions  d'une  grande  fête  qui  a  lieu,  une 
fois  par  an,  dans  la  lamaserie  de  Koumboun,  la  plus  célèbre  lamaserie  tibétaine 
(W.  W.  Rockhill,  The  Land  o]  the  Lamas,  Londres,  1891,  pp.  69  seq.  ;  {M""^')  Susie 
Carson  Rijnhart  :  With  the  Tibetans  in  Tent  and  Temple,  Edimbourg,  190'i,  pp.  115 
seq.).  Nous  y  lisons  (et  une  des  illustrations  du  livre  4e  M.  Rockhill  le  confirme)  que, 
dans  cette  fête  du  «  dieu  du  beurre  »,  de  grands  bas-reliefs  de  beurre,  éclairés  par 
une  rangée  de  petites  «  lampes  à  beurre  »  (sorte  de  lampions  dans  lesquels  le  suif  est 
remplacé  par  une  autre  graisse)  sont  exposés  sous  un  échafaudage  bien  décoré,  d'où 
|)endent  d'innombrables  bannières,  entremêlées,  çà  et  là,  d'  «  éclatantes  lanternes 
chinoises  aux  parois  peintes  ».  Les  dignitaires  lamas  qui  viennent  adorer  la  grande 
image  de  beurre  arrivent  accompagnés  d'une  demi-douzaine  de  serviteurs,  portant 
de  grosses  lanternes  rouges. 

(2)  Univers  Pittoresque.  Chine  moderne,  par  Pauthier  et  Bazin.  Paris,  1853,  p.  651 
—  Ces  lanternes  sont  en  soie,  en  gaze,  en  corne  peinte, en  nacre,  en  verre,  en  écailles 
transparentes  d'huîtres,  en  papier  fin.  Elles  sont  éclairées  par  une  ou  plusieurs 
lampes  ou  bougies  fibid.). 

(3)  Fir  Monier  William  :  Buddhism,  Londres,  1889,  p.  345. 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  443 

Il  semble  donc,  sans  vouloir  rien  exagérer,  que  l'idée  de  faire  por- 
ter une  lanterne  au  chat  ait  dû  venir  plus  naturellement  à  l'esprit 
chez  les  Chinois  que  chez  les  Tibétains.  Arrivé,  la  lampe  sur  la  tête, 
en  Chine,  le  chat  indien  y  serait  devenu  vite  porteur  de  lanterne  ; 
puis,  de  la  Chine,  il  serait  reparti,  lanterne  aux  dents,  pour  le  Tibet. 

Cette  hypothèse  du  conte  indien  passant  par  la  Chine  pour  parve- 
nir au  Tibet,  s'explique  tout  aussi  bien  que  l'importation  directe  de 
l'Inde. 

—  l^e  Hypothèse.  Le  conte  indien  du  Chai  aurait  suivi,  vers  le 
Tibet,  la  route  directe  qu'ont  suivie,  vers  ce  même  pays,  tant  de 
livres  indiens  de  toute  sorte  (1). 

—  2'"^  Hypothèse.  Le  conte  aurait  fait  un  détour  dans  son  voyage 
vers  le  Tibet.  Il  serait  arrivé  d'abord  chez  les  Chinois  avec  tous  ces 
contes  et  légendes  bouddhiques  qui  ont  été  traduits  du  sanscrit  en  chi- 
nois aux  iii^,  v®,  vi^  siècles  de  notre  ère  et  que  M.  Edouard  Cha vannes 
vient  de  faire  connaître  au  monde  savant,  ainsi  que  nous  l'avons 
déjà  dit.  Puis,  légèrement  modifié  par  le  changement  de  la  lampe  en 
lanterne,  il  aurait  rebroussé  chemin  et  aurait  pénétré  au  Tibet, 
comme  y  a  pénétré  certain  livre  bouddhique  indien  qui,  paraît-il, 
d'abord  traduit  en  chinois  par  des  moines  bouddhistes  chinois,  vers 
le  milieu  du  v^  siècle  de  notre  ère,  et  muni  par  eux  d'un  titre  de  leur 
façon,  aurait  plus  tard,  avec  ce  titre,  vraie  marque  de  provenance, 
fait  son  entrée  chez  les  Tibétains  (2). 

§  3.  —  En  Indo-Chine. 

Maintenant,  à  la  place  de  la  p(;tite  lampe  indienne,  de  la  lanterne 
chinoise,    nous    allons    trouver  ^dans    l' Indo-Chine  la    chandelle,  la 

(1)  Le  courant  déterminé  par  le  bouddhisme  à  partir  du  vii<'  siècle  et  surtout 
du  viii<'  siècle  de  notre  ère,  a  notamment  apporté  au  Tibet  les  éléments  littéraires 
indiens  qui,  traduits  en  tibétain,  forment  le  Kandjour  et  le  Tandjour,  ces  immenses 
et  étranges  conglomérats  où  toute  espèce  d'ouvrages  de  l'Inde,  même  purement 
brahmaniques,  des  traités  philosophiques,  des  poèmes,  se  trouvent  côte  à  côte  avec 
les  traités  de  dogmatique,  de  liturgie,  d'édification  bouddhiques.  —  Nous  aurons  à 
citer  plus  loin  des  contes  indiens  qui  ont  été  traduits  en  tibétain  dans  le  Kandjour. 

(2)  Voir,  dans  le  Journal  of  the  Royal  Asiatic  Society  (année  1901,  pp.  447-460), 
Je  Mémoire  de  M.  Takakusu,  professeur  de  sanscrit  à  l'Université  de  Tokyo.  L'origi- 
nal du  livre  tibétain  le  Dsangloun,  aujourd'hui  englobé  dans  le  Kandjour,  serait 
un  livre  chinois  traduit  du  sanscrit  en  l'an  44  5  de  notre  ère  par  des  moines  boud- 
dhistes chinois,  qui  lui  ont  donné  le  titre  de  Le  Sage  elle  Fou. Vins  tard,  à  une  époque 
postérieure  à  l'introduction  du  bouddhisme  au  Tibet  (vii'^-viii'^  siècles),  cette  tra- 
duction chinoise  était  elle-même  traduite  en  tibétain,  et  son  titre  Dsangloun,  qui 
signifie  également  Le  Sage  et  le  Fou.  est  comme  la  signature  des  traducteurs  pri- 
mitifs. 


444  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

chandelle  du  Salornon  el  Marcolphe,  mais  une  chandelle  nullement 
importée  d'Europe. 

Un  conte  annamite 

La  longue  côte  annamite,  que  borde  la  IVIer  de  Chine,  appartenait, 
au  11^  ou  au  iii^  siècle  de  notre  ère,  à  un  florissant  empire,  l'empire 
de  Tjampâ,  où  tout  était  de  civilisation  et  de  religion  hindoues  :  ins- 
criptions en  sanscrit,  culte  de  Vishnou  et  surtout  de  Siva.  A  cette 
civilisation  s'est  substituée  progressivement  la  civilisation  chinoise, 
par  suite  de  la  conquête,  lente  mais  tenace,  du  pays,  et  de  la  quasi- 
extermination  de  ses  habitants,  les  Tjames,  par  les  belliqueux  Anna- 
mites, venus  du  Nord  et  d'abord  sujets  de  la  Chine.  Le  fait  de  cette 
substitution  est,  paraît-il,  certain  pour  la  littérature  du  pays  actuel 
d'Annam  (1). 

Le  conte  oral  que  nous  allons  résumer,  recueilli  dans  ce  même 
Annam,  conte  tout  indien,  est-il  un  survivant  de  l'époque  tout 
indienne  de  l'empire  de  Tjampâ  ?  ou  bien  est-il  venu  de  l'Inde  en 
passant  par  la  Chine  qui,  redisons-le  encore,  a  reçu  de  l'Inde  tant 
de  contes  ?  ou  enfin,  plus  simplement,  a-t-il  été  transmis  aux  Anna- 
mites par  leurs  voisins  les  Cambodgiens  ou  les  Laotiens  qui,  eux, 
sont  toujours  restés  sous  l'influence  indienne  ?  Nous  ne  sommes  pas 
en  état  de  nous  prononcer  là-dessus.  Du  reste,  par  quelque  voie 
qu'il  soit  arrivé  dans  l'Annam,  ce  conte,  ?insi  qu'on  va  le  voir, 
donne  à  notre  thème  du  Chai  un  encadrement  semblable,  pour  les 
lignes  principales,  à  celui  dont  les  contes  de  l'Inde,  étudiés  plus  haut, 
nous  ont  offert  plusieurs  spécimens. 

Ce  conte  annamite,  qui  a  été  recueilli  par  feu  A.  Landes  (2),  com- 
mence ainsi  : 

Un  jeune  homme  qui,  tout  enfant,  a  vu  sa  famille  dispersée  par  la  guerre 
passe,  un  jour,  auprès  d'une  fontaine  dans  laquelle  une  jeune  fille  vient  de 
puiser  de  l'eau.  Il  veut  lier  conversation  avec  elle.  «  L'eau  de  cette  cruche 
est  bien  belle  »  dit-il.  —  «  Oui,  répond  la  jeune  fille,  mais  elle  n'est  pas 
pour  toi.  » 

Le  jeune  homme,  vexé  de  cette  réponse,  fait  demander  la  jeune  fille  en 
mariage,  et  elle  lui  est  accordée. 

Ici,  le  thème  du  Mariage  par  vengeance  qui,  après  le  dialogue 
auprès  de  la  fontaine,  se  {)onrsuit  logiqucnîcnt  dans  le  conte  pendjâ- 

(1)  Notre  savant  ami,  M.  Antoine  Cabaton,  a  étudié,  avec  sa  connaissance  des 
choses  et  des  langues  indo-chinoises,  Les  Chams  de  r Indo-Chine,  dans  la  Bévue  colo- 
niale, de  1905. 

(2)  A.  Landes  :  Contes  et  légendes  annamites  (Saigon,  1886),  n°  53,  I. 


LE  CONTÉ  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  445 

bais  de  la  Fille  du  Forgeron  (premier  conte  du  Haut-Indus),  tourne 
court.  Il  n'est  plus  question  du  mécontentement  du  jeune  homme,  ni 
de  ses  suites.  Tout  ce  développement  est  remplacé  par  une  intercala- 
tion  bizarre  : 

Après  le  mariage,  un  jour  que  les  nouveaux  mariés  se  cherchent  leurs  poux 
(sic),  le  jeune  homme  voit  sur  la  tête  de  sa  femme  une  cicatrice  et  lui 
demande  ce  que  c'est.  Elle  répond  qu'étant  enfant,  un  jour  qu'elle  jouait 
avec  son  frère  (elle  avait  un  frère  alors),  celui-ci  lui  avait  jeté  une  pierre  qui 
l'avait  blessée  à  la  tête.  Alors,  un  souvenir  lointain  se  réveille  chez  le  jeune 
homme  et,  à  sa  grande  horreur,  il  reconnaît  qu'il  a  épousé  sa  sœur. 

Ce  thème  de  la  Cicalrice  révélalrice,  —  incomplet,  ainsi  que  nous 
le  montrerons  plus  loin  et  modifié  par  l'infiltration  d'un  autre  thème, 
—  a  été  rattaché  ici  à  un  trait  du  thème  principal,  au  trait  du  voyage 
entrepris  par  le  mari  de  l'héroïne  :  le  jeune  homme,  n'osant  dire  h 
personne  ce  qui  vient  de  se  révéler  à  lui,  équipe  un  bateau,  sous  pré- 
texte d'aller  faire  le  commerce,  mais  en  réalité  pour  fuir  une  situa- 
tion odieuse. 

A  Pc  rtir  de  là,  nous  rentrons  en  plein  dans  le  thème  principal 
du  conte  de  la  Fille  du  Forgeron  et  des  autres  contes  indiens  de  son 
groupe.  Nous  allons  nous  trouver  en  présence,  non  pas  seulement  de 
notre  épisode  du  Chai,  mais  aussi  d'un  épisode  très  particulier  du 
second  conte  du  Haut-Indus  et  du  conte  des  Oraons  du  Bengale.  * 

Le  jeune  homme,  ayant  quitté  le  pays  sur  son  bateau,  jette  l'ancre  devant 
la  maison  d'un  ménage  d'attrapeurs.  Ceux-ci  l'invitent  à  loger  chez  eux  et, 
pendant  la  nuit,  ils  envoient  leur  servante  porter  dans  le  bateau  une  tortue 
d'or. 

Le  lendemain,  ils  accusent  le  jeune  homme  d'avoir  dérobé  cette  tortue. 
Protestations  du  jeune  homme.  Pari  proposé  par  l'attrapeuse  :  «  Si  la  tortue 
d'or  n'est  pas  dans  le  bateau,  tous  mes  biens  seront  à  vous  ;  mais,  si  on  l'y 
trouve,  vous  perdrez  tout  ce  qui  vous  appartient.  »  Naturellement,  le  pari 
est  gagné  par  l'attrapeuse,  et  le  jeune  homme,  dépouillé  de  tout,  est  forcé 
de  travailler  la  terre. 

Pendant  trois  ans,  la  femme  du  jeune  homme  l'attend.  Un  jour,  sur  le 
bord  de  la  mer,  elle  voit  une  pamplemousse  flotter  vers  elle  ;  elle  la  retire  de 
l'eau  et  y  trouve  une  lettre  de  son  mari  qui  l'avertit  de  son  malheur  et  lui  dit 
qu'outre  la  tortue  d'or,  il  y  a  chez  l'attrapeuse  deux  chats  qui  portent  une 
chandelle  sur  leur  tête  et  un  arbre  desséché  qui  reverdit  quand  on  le  replante 
dans  un  certain  endroit. 

La  femme  équipe  un  bateau,  emporte  une  troupe  de  rats  et  emmène  avec 
elle  un  orfèvre.  Comme  précédemment  son  mari,  elle  loge  chez  l'attrapeuse, 
qui  fait  aussi  porter  la  tortue  d'or  dans  le  bateau  ;  mais,  le  lendemain,  l'at- 
trapeuse a  beau  chercher  la  tortue  :  l'orfèvre  l'a  fondue  et  mise  en  lingot. 

L'attrapeuse  parie  alors  qu'elle  fera  reverdir  un  arbre  desséché  ;  mais 
l'arbre  ne  reverdit  pas,  la  maîtresse  du  bateau  ayant  fait  enlever  la  terre  qui 


446  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

opérait  ce  prodige.  Elle-même,  ensuite,  replante  l'arbre  à  reiidroit  où  elle 
a  fait  transporter  celte  terre,  et  l'arbre  reverdit. 

Enfin,  l'attrapeuso  propose  de  jouer  aux  cartes  toute  la  nuit,  et  parie  que 
ses  deux  chats  éclaireront  le  jeu  ai>ec  une  chandelle  sur  leur  tête.  La  maîtresse 
du  bateau  accepte.  Elle  lâche  des  rats  qu'elle  a  cachés  dans  ses  larges  man- 
ches ;  les  chats  courent  après  les  rats,  et  l'attrapeuse  doit  s'avouer  vaincue. 

Le  conte  se  termine  sans  que  le  narrateur  se  rappelle  le  moins  du 
monde  son  histoire  de  la  Cicalrice  révélatrice,  qui  reste  à  l'état  de 
véritable  hors-d'œuvre. 


On  aura  remarque  qu(\  dans  ce  conte  annamite,  la  chose  impor- 
tante est  uniquem.ent  de  savoir  si  le  chat  (ici  les  deux  chats)  lais- 
sera ou  non  tomber  la  chandelle  •  le  gain  ou  la  perte  de  la  partie  de 
cartes  sont  relégués  à  l'arrière-plan.  Au  pays  d'origine,  —  que  le 
conte  annamite  vient  à  son  tour  nous  désigner  comme  ayant  été 
l'Inde,  —  cette  forme  du  thème  doit,  ce  nous  semble,  avoir  précédé, 
dans  la  formation  du  conte  (ou,  si  l'on  veut,  dans  la  série  de  ses 
transformations  et  déformations),  la  forme  plus  compliquée  de  la 
lumière  magique  qui  joue  un  si  grand  rôle  dans  la  partie  d'échecs  de 
la  légende  pendjâbaisc  du  Râdjâ  Basâlou  ou  du  conte  pendjâbais 
aussi,  de  la  Fille  du  Forgeron. 

X)n  se  souvient  que  c'est  la  forme  la  plus  simple  qui  a  été  portée 
dans  l'Europe  du  moyen-âge  et  y  a  été  fixée  par  écrit. 

Quant  à  l'arbre  desséché,  qui  reverdit  lorsqu'on  le  replante  dans 
une  certaine  terre,  c'est  là  un  trait  qui  relie  encore  davantage  le 
conte  annamite  au  groupe  de  contes  indiens  indiqués  ci-dessus,  et 
particulièrement  au  second  conte  du  Haut-Indus.  Seulement,  dans 
ce  conte  du  Haut- Indus,  les  rôles  sont  relournés  :  le  pari  n'est  pas 
proposé  par  une  «  attrapcuse  >-  au  jeune  homme  d'abord,  puis  à  sa 
femme  ;  ce  sont  ces  derniers  qui,  l'un  après  l'autre,  parient,  sur  la 
place  du  marché  d'une  certaine  ville,  de  faire  surgir  instantanément 
un  manguier  chargé  de  fruits,  rien  qu'en  jetant  par  terre  un  noyau 
de  mangue  (ainsi  que  la  chose  s'est  réalisée  sous  leurs  yeux  dans  un 
certain  jardin  merveilleux)  Le  jeune  homme  perd  le  pari,  mais  la 
jeune  femme  le  gagne,  parce  qu'elle  a  eu  la  précaution  d'emporter 
du  jardin,  non  seulement  une  mangue,  mais  de  la  terre  de  ce  même  jar- 
din ;  ce  qui  est  tout  à  fait  le  conte  annamite. 

Il  nous  semble  que  la  version  indienne  qui  est  parvenue  dans  l'An- 
nam,  représente  mieux  le  thème  primitif  que  celle  qui  a  été  recueillie 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  447 

dans  l'Inde  môme,  en  attendant  que  l'on  mette  la  main  sur  la  bonne 
version  (1). 

Un  mot  sur  cette  «  chandelle  •>  inconnue  dans  l'Inde  et  qu'on  se 
représente  bien  plus  difficilement  sur  la  tête  du  chat  que  1?  petite 
lampe  indienne. 

Est-ce  dans  l'Annam  que  s'est  opérée  cette  substitution  d'un  lumi- 
naire à  l'autre  ?  Renseignements  pris,  partout  en  Indo-Cliine,  on 
emploie  des  chandelles  ou  plutôt  des  bougies  ;  mais  il  en  est  de  même 
en  Chine  (2).  La  substitution  peut  donc  avoir  eu  lieu  tout  aussi  bien 
dans  un  pays  que  dans  l'autre,  et  il  n'y  a  moyen  d'en  tirer  aucune 
indicatioh  quant  à  la  question  posée  plus  haut  :  Par  quelle  voie  le 
conte  est-il  arrivé  de  l'Inde  chez  les  Annamites  ? 

Excursus  II  (3) 

LE    THÈME     DE     LA    «    CICATRICE     RÉVÉLATRICE    » 
DANS    l'aNNAM    et    AILLEURS 

LE    THÈME    DE    l'    «    ÉPOUSE    PRÉDESTINÉE    » 

On  a  VU  à  quel  point,  dans  le  conte  annamite,  le  thème  de  la  Cicatrice  révé- 
latrice est  un  hors-d'œuvre  hétéroclite  ;  mais  ce  hors-d'œuvre  lui-même  — 


(1)  Comme  il  faut  nous  borner,  nous  ne  ferons  que  mentionner  ici  le  conte  qui 
a  été  importé,  du|)ays  hindou  dans  lequel  ils  sont  enclavés,  chez  les  Oraons  à  demi 
sauvages  du  Bengale  (Ferd.  Hahn,  loc.  cit.)  ;  dans  ce  conte,  cet  épisode  est  devenu 
absurde. 

(2)  D'après  ce  que  nous  dit  M.  W.  Crooke,  les  chandelles  ou  bougies  ne  sont  pas 
en  usage  chez  les  Hindous.  —  Quant  à  l'Indo-Chine  et  en  particulier  l'Annam, 
M.  A.  Cabaton  a  bien  voulu  nous  fournir  les  intéressants  renseignements  que  voici  : 
On  emploie,  dans  tous  ces  pays,  une  sorte  de  chandelle,  faite  de  cire  d'abeille  ou 
de  cire  végétale,  substance  qui  exsude  des  feuilles  et  surtout  du  tronc  de  certains 
arbres.  En  Annam,  avec  la  cire  du  cây  cây,  «  arbre  cây  »  (Buchaniana  fastigiata. 
Euf  horbi  ices),  on  façonne  des  chandelles  ou  bougies  dites  den  câi/,  d'un  usage  cou- 
rant. Les  Cambodgiens  font  aussi  des  bougies  de  cire,  et  les  Tjames  (les  restes  du 
grand  peuple  d'autrefois)  ont  des  bougies  de  cire  animale  ou  végétale  assez  molles 
pour  être  fixées  par  simple  pression  sur  le  bord  des  plateaux  d'offrandes  aux  divi- 
nités. —  En  ce  qui  concerne  la  Chine,  le  volume  de  V Univers  Pittoresque,  déjà  cité, 
contient  tout  un  traité  sur  les  «  arbres  à  cire  »,  tiré  des  auteurs  chinois  par  Stanis- 
las Julien.  Voici  un  de  ces  extraits  :  «  Avant  les  dynasties  des  Thang  et  des  Song 
(du  vii«  au  vni«  siècle  de  notre  ère),  la  cire  blanche  dont  on  se  servait  pour  faire  des 
bougies  était  produite  par  les  abeilles.  La  cire  blanche  [dite  «  cire  d'arbre  »J,  produite 
par  les  insectes  appelés  latchong  ou  «  insectes  à  cire  »,  n'a  commencé  à  être  connue 
que  depuis  la  dynastie  des  Youên  ou  empereurs  mongols,  c'est-à-dire  au  milieu  du 
xin«  siècle.  Maintenant,  elle  est  devenue  d'un  usage  général.  » 

(3)  Nous  rappelons  que  V Excursus  I  traite  de  l'origine  et  de  la  date  du  Salomon 
et  Marcolphe. 


448  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

le  fait  est  à  noter,  —  n'est  nullement  de  l'invention  des  Annamites  ;  il  est, 
comme  l'ensemble  du  conte,  un  produit  d'importation. 

Avant  d'aller  plus  loin,  disons  que  ce  thème  do  la  Cicatrice,  présenté  de  la 
même  façon  que  dans  le  conte  qui  vient  d'être  résumé,  paraît  être  assez 
répandu  dans  l'Annam.  Nous  l'y  rencontrons,  non  plus  intercalé  dans  un 
autre  récit,  mais  à  l'état  isolé,  dans  un  second  conte  et  dans  une  légende  loca- 
lisée. 

Dans  le  conte  (1),  le  jeune  homme,  quand  il  a  découvert  l'affreuse  réalité, 
quitte  le  pays  en  bateau,  sous  prétexte  d'aller  faire  le  commerce,  et  «  il  ne 
revint  jamais  plus  ».  Ici  l'histoire  a  son  dénouement,  et  un  dénouement  logi- 
que. —  La  légende  est  rattachée  à  un  certain  rocher,  dit  le  rocher  de  la 
Femme  qui  attend  son  mari,  près  de  Lang-So'n  :  à  la  fin,  la  femme,  ne  voyant 
pas  revenir  son  mari,  meurt  de  chagrin  à  l'endroit  où  elle  va  chaque  jour 
interroger  l'horizon,  et  son  corps  devient  un  rocher  (2). 

Mais  ce  thème  tragique  n'est  pas  le  thème  pur  :  il  y  a  là  une  combinaison* 
De  plus,  un  des  éléments  constitutifs  du  thème  pur,  l'inflexibilité  des  arrêts 
du  Destin,  a  disparu. 

Le  meilleur  commentaire  de  notre  observation,  ce  sera  la  légende  chi- 
noise suivante,  dans  laquelle  figure  un  personnage  mystérieux,  une  sorte  de 
génie  dont  le  rôle  est  tout  à  fait  spécial  et  qui,  paraît-il,  a  passé  de  la  mytho- 
logie chinoise  dans  la  mythologie  annamite  (3)  : 

Sous  la  dynastie  des  Thang  (618-907  de  notre  ère),  un  fonctionnaire, 
nommé  Vi  Cô,  envoyé  pour  rétablir  l'ordre  dans  la  ville  de  To'ng  Thành, 
rencontre  pendant  la  nuit  un  vieillard  occupé  à  écrire  dans  les  livres,  au 
clair  de  la  lune.  Il  le  questionne  et  apprend  que  ces  livres  sont  les  registres 
dans  lesquels  sont  inscrits  les  mariages  futurs.  «  Les  liens  rouges  que  j'ai  là 
dans  mon  sac,  ajoute  le  vieillard,  sont  destinés  à  lier  ensemble  les  pieds  des 
futurs  maris  et  de  leurs  femmes,  et  rien  ne  peut  les  délier.  »  Vi  Cô  lui  demande 
alors  où  est  celle  qu'il  doit  épouser.  «  Ta  future  femme  est  la  fille  de  telle  pau- 
vre marchande  de  légumes.  »  Vi  Cô,  le  lendemain,  voit  sur  les  bras  de  cette 
marchande  une  petite  fille  fort  laide.  11  ordonne  à  un  de  ses  hommes  de  tuer 
l'enfant  ;  mais  l'homme  ne  lui  fait  qu'une  blessure  au-dessus  des  sourcils. 

Quatorze  ans  après,  Vi  Cô  épouse  une  belle  jeune  fille,  la  fille  adoptive 
d'un  intendant.  Ayant  remarqué  qu'elle  porte  constamment  entre  les  sour- 
cils certain  ornement  rattaché  à  sa  coiffure,  il  l'interroge  et  apprend  que  cet 
ornement  cache  la  cicatrice  d'une  blessure  du  temps  de  sa  petite  enfance.  Et 
Vi  Cô  reconnaît  que  sa  femme  est  l'enfant  qu'il  avait  voulu  faire  tuer. 


(1)  A.  Landes,  op.  cit.,  n°  47,  II. 

(2)  G.  Dumoutier  :  Etudes  d'ethnographie  religieuse  annamite,  dans  les  Actes  du 
onzième  Congrès  international  des  Orientalistes  (tenu  à  Paris  en  1897),  2«  section  : 
Langues  et  Archéologie  de  V Extrême-Orient  (Paris,  1898),  pp.  361-362. 

(3)  Cette  légende  chinoise  a  été  traduite  par  M.  Abel  Des  Michels  dans  une  note 
de  son  ouvrage  Les  Poèmes  de  l'Annam  :  Kin  vân  kien  tân  truyen  (I,  pp.  118-119). 
Elle  est  tirée  du  Yeou  hio  kou  che  siun  yuan,  dont  l'auteur,  Kieou  siun,  a  vécu  de 
1420  à  1495.  C'est  le  savant  le  mieux  informé  en  tout  ce  qui  concerne  la  Chine, 
M.  Edouard  Chavannes,  qui  a  bien  voulu  nous  donner  ces  renseignements  sur  le 
titre  et  l'âge  du  livre  chinois. 


LE   CONTE   DU   CHAT   ET  DE   LA  CHANDELLE  449 

Une  autre  version,  presque  identique,  de  cette  légende  place  la  première 
scène  du  petit  drame  dans  la  ville  de  Soung-tching  (1). 

Ce  qui  est  intéressant  à  constater,  c'est  que  non  seulement  l'idée-mère  de 
cette  légende  chinoise,  mais  ses  traits  les  plus  caractéristiques,  se  retrouvent 
dans  un  conte  arménien  et  dans  un  conte  épique  russe. 

Dans  le  conte  arménien  (2),  un  prince  rencontre  un  vieillard  qui  écrit  dans 
un  livre  «  les  péchés  des  hommes  et  en  même  temps  leur  sort  »,  et  ce  vieillard, 
à  la  demande  du  prince,  compulse  son  livre,  où  il  lit  que  le  prince  épousera 
la  fille  d'un  vacher,  laquelle  est  depuis  sept  ans  sur  son  lit,  enflée  et  couverte 
d'ulcères.  —  Dans  le  conte  épique  russe  (3),  ce  n'est  pas  un  vieillard  que  ren- 
contre le  héros  Sviatogor  ;  c'est  un  forgeron  ;  mais  ce  forgeron  joue,  plus 
exactement  que  le  vieillard  du  conte  arménien,  le  rôle  du  vieillard  de  la 
légende  chinoise  :  en  battant  sur  l'enclume  deux  cheveux  fins  (qui  rem- 
placent ici  les  «  liens  rouges  »  de  la  légende  chinoise),  il  forge  non  pas  le 
«  sort  »  des  hommes  en  générad,  mais,  comme  dans  la  légende  chinoise,  «  le 
sort  des  époux  prédestinés  l'un  à  l'autre  »  ;  la  future  femme  de  Sviatogor  gît 
depuis  trente  ans  dans  la  pourriture.  * 

Détait  particulier,  que  ne  présente  pas  la  légende  chinoise  :  dans  le  conte 
arménien  et  dans  le  conte  russe,  le  coup  de  poignard  ou  d'épée,  donné  par 
le  prince  ou  par  Sviatogor,  guérit  instantanément  la  malade.  Dans  le  conte 
arménien,  il  la  désenfle,  et  elle  devient  merveilleusement  belle,  «  une  vraie 
houri-pari  »  (une  houri,  une  fée)  (4)  ;  dans  le  conte  russe,  il  fend  une  croûte 
«  semblable  à  de  l'écorce  de  sapin  »,  et  la  jeune  fille  en  sort  resplendissante 
de  beauté. 

A  côté  de  ce  trait  spécial  de  la  Blessure  salutaire,  figure  naturellement, 
dans  les  deux  contes,  le  trait  général  de  la  Cicatrice  révélatrice. 

Évidemment  la  légende  chinoise,  d'une  part,  le  conte  arménien  et  le  conte 
russe,  d'autre  part,  variantes  d'un  même  thème  et  variantes  très  voisines, 
dérivent  d'une  même  source.  Pour  découvrir  cette  source,  il  faut,  croyons- 
nous,  remonter  'deux  de  ces  courants  qui,  de  l'Inde,  ont  charrié  tant  de 
contes,  tant  de  variantes  de  contes,  à  travers  l'Ancien  Continent  :  d'abord 
le  courant  qui,  avec  le  bouddhisme,  s'est  dirigé  vers  la  Chine,  et  puis  celui 

(1)  Cette  seconde  version  a  été  publiée,  sans  indication  de  source,  dans  le  Chinese 
Reader's  Manual  de  W.  F.  Mayers  (Shanghaï,  1874),  p.  838.  —  M.  De  Groot,  pro- 
fesseur de  chinois  à  l'Université  de  Leyde,  l'a  reproduite  dans  un  ouvrage  qui  a  été 
traduit  du  hollandais  en  français  par  M.  C.-G.  Chavannes,  cousin  de  l'illustre  sino- 
logue, sous  le  titre  de  Les  Fêtes  annuellement  célébrées  à  Emoui.  Etude  concernant  la 
religion  populaire  des  Chinois  [Annales  du  Musée  Guimet,  t.  XI  et  XII,  1886,  p.  476) 
—  A  la  p.  135,  il  est  dit,  mais  sans  preuve  à  l'appui,  que  la  légende  chinoise  aurait 
été  mise  par  écrit  pour  la  première  fois  sous  la  dynastie  des  Thang  (618-907  de  notre 
ère),  cette  dynastie  sous  laquelle  la  version  rédigée  au  xvf'  siècle,  que  nous  avons 
donnée,  place  son  Vi  Cô  (orthographié  ici  Weï-kou). 

(2)  Contes  et  légendes  du  Caucase,  traduits  par  J.  Mourier  (Paris,  1888),  p.  100  seq. 

(3)  Ce  conte  a  été  résumé  par  feu  Alexandre  Vesselofsky  dans  la  Romania, 
(VI,  1877,  p.  181,  note  2). 

(4)  On  s'étonnera  moins  de  cette  expression  toute  musulmane  de  houri  dans  un 
récit  recueilli  en  pays  chrétien,  si  l'on  sait  combien  peu  les  Arméniens  ont  démarqué 
les  contes  qu'ils  ont  reçus  des  Persans  ou  des  Turcs  :  ainsi,  dans  un  conte  du  très 
intéressant  recueil  de  M.  Frédéric  Macler  {Contes  arméniens,  Paris,  1905,  n°  7),  ils 
ont  conservé,  sans  rien  y  changer,  la  polygamie  du  récit  primitif. 

29 


450  ÉTUDES  FOLKLORlÛUËS 

qui,  passant  par  la  Perse,  a,  par  diverses  ramifications,  atteint  les  pays  occi- 
dentaux et  aussi  la  région  du  Caucase. 

A  côté  de  ces  deux  variantes  d'un  même  thème  indien,  que  nous  rencon- 
trons l'une  et  l'autre  hors  du  pays  d'origine,  nous  en  trouvons  une  troisième 
dans  l'Inde  même,  dans  le  Haut-Bengale,  à  Dinadjpoùr  (1). 

Un  râdjâ  veut  marier  son  fils  :  il  convoque  un  grand  nombre  de  doctes 
pandits  et  les  prie  de  consulter  les  livres  sacrés.  Ils  le  font  et  ne  veulent 
d'abord  rié»  dire.  Pressés  par  le  râdjâ,  ils  répondent  que  la  destinée  du 
prince  est  d'épouser  une  femme  de  race  inférieure,  une  femme  pâli  (2),  qui 
habite  à  tel  endroit,  dans  la  ville  de  Dourbachal.  —  Pour  faire  mentir  la  pré- 
diction, le  prince  monte  aussitôt  à  cheval,  se  rend  à  la  maison  indiquée  et, 
d'un  coup  de  couteau,  ouvre  le  ventre  de  la  jeune  fille.  Celle-ci  guérit  et, 
dans  une  certaine  circonstance,  l'éléphant  royal  la  saisit  avec  sa  trompe,  la 
met  sur  son  dos  et  la  porte  au  palais,  où  le  prince  s'éprend  d'elle  et  l'épouse 
sans  la  reconnaître.  Quelque  temps  après,  la  mère  du  prince  a  l'occasion  de 
voir  la  cicatrice  et  questionne  sa  bru.  Et  le  prince  confesse  que  l'on  ne  peut 
empêcher  les  décrets  divins  d'avoir  leur  effet. 

De  l'Orient  encore,  ce  conte  est  venu  chez  les  Grecs  modernes,  avec  tant 
d'autres  contes  dont  souvent  la  couleur  musulmane  non  effacée  marque  bien 
quels  en  ont  été  les  importateurs.  Ici  (3),  le  seul  élément  grec,  c'est  le  nom  de 
Moîpai,  donné  aux  trois  femmes  mystérieuses  dont  la  troisième  prédit  qu'une 
petite  fille  qui  vient  de  naître  épousera  un  étranger,  un  marchand,  hôte 
accidentel  de  la  maison.  Furieux  à  l'idée  que  lui,  homme  de  trente  ans, 
deviendra  le  mari  de  ce  petit  être,  il  prend  l'enfant  et  la  jette  parla  fenêtre  : 
elle  tombe  sur  un  pieu  aigu  et  s'y  empale.  Longtemps  après,  l'étranger  se 
marie  et,  à  la  cicatrice  de  sa  femme,  il  reconnaît  que  ce  que  les  Molpai  ont 
une  fois  décidé,  elles  n'y  changent  jamais  rien. 

Enfin,  le  conte  a  traversé  les  mers  et  il  a  abordé  en  Islande  :  là,  c'est  une 
sorcière  qui  fait  la  prédiction  (4). 

Ce  thème  du  Mariage  écrit  dans  le  ciel  (pour  prendre  l'expression  bien  con- 
nue) a  subi,  dans  certains  contes,  une  modification  tragique,  qui  nous  ra- 
mène au  conte  annamite  :  la  prédiction,  c'est  qu'un  fils  épousera  sa  mère, 
ou  un  frère  sa  sœur.  Ici  encore,  le  thème  modifié  se  combine  avec  le  thème 
de  la  Cicatrice  révélatrice.  Ainsi,  dans  un  conte  finnois,  deux  Sages  prédisent, 
à  la  naissance  d'un  certain  petit  garçon,  qu'il  tuera  son  père  et  épousera  sa 
mère.  Le  père  veut  faire  périr  immédiatement  l'enfant,  mais  la  mère  le  sup- 
plie tant  qu'il  se  borne  à  l'attacher  sur  une  planche,  qui  est  jetée  dans  la 
mer  ;  mais  l'enfant  avait  déjà  reçu  un  petit  coup  de  couteau  à  la  poitrine, 


(1)  Indian  Antiquary,  III  (1874),  pp.  10  seq. 

(2)  Ne  pas  confondre  la  race  pâli,  du  Bengale,  avec  la  langue  pâli,  la  langue 
sacrée  des  Bouddhistes  du  Sud. 

(3)  Bernhardl  Schmid,   Criechische  Maorchen,  Sagen    und   Volkslieder  (Leipzig, 
1877)  n°2. 

(4)  Adeline     Rittershaus,  Die    neuislsendischen     Volksmœrchen     (Halle,    1902), 
n»  LX,  2. 


LE  CONTE   DU   CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  451 

et  il  en  garde  une  cicatrice,  qui  plus  tard  fera  connaître  à  la  mère  la  réalisa- 
tion de  la  prédiction  (1). 

C'est  là,  comme  on  voit,  l'histoire  d'Œdipe,  mais  allant  plus  droit  au  dé- 
nouement que  la  version  relatée  par  les  mythographes  grecs  et  mise  en  œu- 
vre par  Sophocle.  Lui  aussi,  Œdipe,  porte  sa  cicatrice,  ou  plutôt  ses  cica- 
trices :  il  a  eu  les  pieds  troués,  et,  si  le  récit  ou  le  drame  ne  divergeait  pas 
vers  un  subalterne  qui,  à  ces  cicatrices,  reconnaît  dans  Œdipe  le  fils  de  Laïus, 
c'est  Jocaste,  c'est  la  malheureuse  mère  qui  devrait  remarquer  ces  cicatrices 
et  en  tirer  les  terribles  conclusions. 

Un  vieux  poète  du  moyen  âge,  l'auteur  du  Roman  de  Thèbes  (xii^  siè- 
cle) (2),  l'a  compris  d'instinct.  Un  jour,  dit-il,  , 

Que  se  baignoit  Œdipodès, 
Et   la   roïne   le   servoit. 
Qui  molt  volentiers  le  faisoit. 
Garda  les  pieds  qu'il  ot  fendus... 

Elle  interroge  Œdipe,  qui  lui  parle  d'abord  de  clous  (de  furoncles)  qu'il 
aurait  eus  vers  l'âge  de  deux  ans,  et  finit  par  raconter  ce  qu'il  sait  de  ces  cica- 
trices. Jocaste  soupçonne  son  malheur  ;  elle  fait  venir  ses  vieux  serviteurs  et 
les  adjure  de  dire  la  vérité.  Alors,  tout  se  révèle  (3). 

Ainsi  l'antique  légende  grecque  présente,  en  réalité,  une  forme  du  thème 
moins  primitive  que  le  conte  finnois  actuel.  Nouveau  fait  à  l'appui  d'une  ob- 
servation sur  laquelle  nous  avons  maintes  fois  insisté  et  qu'un  mythologue 
allemand,  feu  L.  Laistner,  a  très  exactement  formulée  à  propos  de  ce  même 
Œdipe  (4)  :  «  Ce  qui,  au  point  de  vue  de  l'histoire  de  la  littérature  (litterar- 
«  geschichtlich)  est  le  plus  ancien,  peut  fort  bien,  au  point  de  vue  de  l'his- 
«  toire  des  mythes  (mythen geschichtlich)  être  plus  jeune  que  les  récits  re- 
«  cueillis  aujourd'hui  de  la  bouche  du  peuple  (5)  ». 


(1)  M.  Léopold  Constans  a  donné,  d'après  une  traduction  allemande,  dans  son 
livre  La  Légende  d'Œdipe  (Paris,  1881,  pp.  106  seq.),  ce  conte  finnois,  qui  a  été 
publié  en  1854  et  sur  lequel  on  trouvera  tous  les  renseignements  bibliographiques 
dans  le  t.  I  des  Kleinere  Schrijten  de  Reinhold  Koehler  (Berlin,  1900),  p.  198.  — 
Le  conte  finnois  a,  pour  l'ensemble,  beaucoup  de  rapport  avec  la  Légende  de  Judas, 
dont  nous  avons  eu  l'occasion  de  parler  dans  un  précédent  travail  {Le  Lait  de  la 
mère  et  le  Coffre  flottant,  dans  la  Bévue  des  Questions  historiques,  avril  1908,  pp.  389 
seq.- — pp.  231  seq.  du  présent  volume). 

(2)  Dans  son  Manuel  cité  plus  haut,  Gaston  Paris  place  dans  le  «  deuxième  tiers  » 
du  xn"'  siècle,  vers  1150,  la  composition  du  Roman  de  Thèbes  (§  47  et  p.  247). 

(3)  L.  Constans,  op.  cit.,  p.  108,  156. 

(4)  Ludwig  Laistner.  Das  Rœthsel  der  Sphinx.  Gmndzuge  einer  Mythengeschichte 
(1889),  II,  p.  378.  Cité  dans  le  Lexikon  der  griechischen  und  rœmischen  Mythologie, 
de  W.  H.  Roscher,  v°  Oidipus.  ' 

(5)  Un  conte  grec  moderne,  qui  a  été  recueilli  dans  l'ile  de  Chypre  et  que  feu 
M.  Emile  Legrand  a  traduit  dans  son  Recueil  de  contes  populaires  grecs  (Paris,  1885, 
p.  107  et  p.  xiv),  enchérit  encore  sur  ce  que  l'histoire  d'Œdipe  a  déjà  d'odieux. 
Dans  ce  conte,  où  la  prédiction  faite,  par  un  fantôme,  se  rapporte  non  pas  à  un 
homme,  mais  à  une  jeune  fille,  celle-ci  «  épousera  son  père,  de  son  père  elle  aura  un 
enfant,  et  ensuite  elle  prendra  son  enfant  pour  mari  ».  Quand  la  jeune  fille  connaît 
cette  prédiction,  elle  fait  tuer  son  père  ;  mais,  à  l'endroit  où  il  a  été  enterré,  pousse 
un  pommier  avec  de  belles  pommes  :  après  avoir  mangé  une  de  ces  pommes,  dont 
elle  ignore  l'origine,  la  jeune  fille  devient  enceinte.  Quand  elle  apprend  d'où  viennent 


452  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Retournons  un  instant  en  Annam,  et  constatons,  pour  finir,  que,  dans  le 
conte  et  les  légendes  du  pays  qui  ont  donné  lieu  à  cet  excursus,  la  suppression 
de  tout  élément  fatidique  a  réduit  à  l'état  de  simple,  on  peut  dire  de  déplai- 
sante anecdote,  un  thème  qui  a  sa  grandeur  et  son  horreur  tragiques. 

SECOND  ARTICLE 

Seconde  section  de  la  seconde  partie.  §  4.  Aux  pays  barbaresques.  — 
N°  1.  Un  conte  arabe  de  Tunis.  —  Le  conte  du  Chat  et  de  la  Chandelle  et  son  encadre- 
ment indien  (la  jeune  femme  allant  délivrer  son  mari),  combinés  avec  le  thème,  éga- 
lement indien,  de  l'Honnête  femme  et  les  galants.  —  Excursus  III.  Le  thème  de 
l'Honnête  femme  et  les  galants.  —  Les  deux  branches  de  ce  thème  et  leur  étroite 
connexité.  —  Première  branche.  Son  existence  dans  l'Inde  au  ii"^  ou  iii«  siècle 
avant  notre  ère.  —  Un  bas-relief  bouddhique.  —  Djàtakas  du  Nord  et  du  Sud.  — 
Conte  de  la  Brihatkathâ,  versifié  au  xi^  siècle  de  notre  ère.  —  Le  même  conte  indien 
acclimaté  dans  la  littérature  arabe  entre  le  ix*  et  le  x«  siècle.  —  Contes  orientaux, 
littéraires  et  oraux.  —  Le  fabliau  de  Constant  du  Hamel  (xiii«  siècle).  —  Seconde 
BRANC«E  (celle  du  conte  tunisien).  —  Supplément  aux  études  de  Gaston  Paris,  de 
Reinhold  Koehler  et  de  W.  A.  Clouston  sur  un  épisode  du  roman  de  Perceforest 
(xiv^  siècle)  et  sur  un  petit  poème  anglais  du  xv  siècle. 

N°  2.  Un  conte  des  Berbères  de  Tamazratt  (Tunisie  du  Sud).  —  Ses  liens  de 
parenté  avec  le  roman  hindoustani  étudié  plus  haut. 

N°  3.   Un  conte  arabe  inédit  d'Algérie  (Blida). 

§  5.   En  Palestine. 

§  6.  Au  sud  du  Caucase  et  dans  l'Asie  centrale. 

Troisième  partie.  Dans  l'Europe  d'aujourd'hui.  —  Un  conte  des  Roumains 
de  Transylvanie.  —  Le  thème  du  Chat  se  présentant  dans  ce  conte  avec  la  même 
combinaison  d'encadrements  que  dans  le  conte  tunisien.  —  Notre  thèse  des  grands 
courants  historiques,  véhicules  des  contes  indiens. 

Une  réflexion  finale.  Le  conte  du  Chat  et  delà  Chandelle  a-t-il  communauté 
d'origine  avec  certaine  historiette  de  singes,  racontée  par  Lucien  et  par  saint  Gré- 
goire de  Nysse  ?  —  Ce  qu'il  faut  uniquement  considérer  dans  l'étude  comparative 
des  contes. 

Appendice  (annoncé  dans  VExcursus  I).  —  L'entourage  indien  du  thème  du 
Chat  et  de  la  Chandelle  dans  le  Salomon  et  Marcophe. 

Addenda  a  différents  points  de  l'excursus  I.  —  Les  manuscrits  du  Salo- 
mon et  Marcolphe  à  la  Bibliothèque  Royale  de  Munich.  —  Confirmation  de  diverses 
conjectures. 

§  4.  —  Aux  pays  barbaresques. 

De  l'Extrême-Orient,  nous  allons  passer  à  l'Occident,  à  l'Extrême- 
Occident,  ou  peu  s'en  faut,  et  retrouver  notre  historiette  du  Chai 
et  de  la  Chandelle  en  Tunisie  dans  un  conte  arabe,  de  Tunis  même,  et 
dans  un  conte  berbère  ;  en  Algérie,  dans  un  conte  arabe  inédit  de 
Blida. 

les  pommes,  elle  se  dit  qu'elle  tuera  l'enfant  qui  naîtra  ;  elle  lui  donne,  en  effet,  des 
coups  de  couteau  dans  la  poitrine  et  le  met  dans  un  coffre  qu'elle  jette  à  la  mer. 
L'enfant  ne  meurt  pas  et  il  est  recueilli  par  un  capitaine  de  vaisseau.  Plus  tard,  sa 
mère,  devenue  sa  femme,  le  reconnaîtra  à  ses  cicatrices. 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  453 


No  1.  Conte  arabe  de  Tunis 

A  Tunis,  le  récit  qui,  dans  tout  un  groupe  de  contes  de  l'Inde,  et 
aussi  dans  le  conte  tibétain  et  dans  le  conte  annamite,  encadrait 
l'épisode  du  Chat  (la  jeune  femme  délivrant  son  mari)  se  présente 
encadré  lui-même,  ou,  si  l'on  veut,  il  est  combiné  avec  un  autre 
thème,  que  Gaston  Paris  a  étudié  autrefois,  du  moins  en  partie,  dans 
cette  Revue,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  au  début  de  ce  travail,  et  que 
l'on  peut  appeler  le  thème  de  l' Honnête  femme  et  les  galants.  Ce  second 
encadrement  n'est  pas  moins  indien  que  le  premier  et  nous  aurons  à 
le  montrer,  au  risque  de  paraître  abuser  des  excursus,  car  c'est  un 
fait  qui  n'est  pas  sans  importance  que,  dans  le  conte  tunisien,  le 
thème  du  Chat  et  de  la  Chandelle  soit  tout  entouré  d'éléments  in- 
diens. 

Disons  dès  maintenant  que  ce  même  entourage,  ce  double  entou- 
rage indien  de  notre  petit  thème,  nous  le  rencontrerons  plus  tard, 
loin  de  la  Tunisie,  dans  un  conte  roumain  de  Transylvanie  ;  consta- 
tation qui,  jointe  à  la  connaissance  des  grands  courants  historiques, 
véhicules  des  contes  de  l'Inde,  nous  permettra,  croyons-nous,  de  for- 
muler une  conclusion  motivée  relativement  à  l'origine  indienne  non 
pas  seulement  des  éléments  du  conte  tunisien  et  du  conte  roumain, 
mais  aussi  de  la  combinaison  même  de  ces  éléments. 

Voici  maintenant  le  résumé  du  conte  arabe  de  Tunis  (1).  Les 
italiques  rendront  plus  facile  la  distinction  des  thèmes  : 

Un  jeune  marchand  de  Tunis,  voulant  aller  à  Stamboul,  vendre  des  objets 
de  son  commerce,  demande  à  sa  cousine  (sa  fiancée)  de  l'accompagner. 
«  Non,  dit-elle,  mais  emporte  avec  toi  mes  robes  les  plus  belles  et  il  te  sem- 
blera que  je  suis  devant  tes  yeux.  » 

A  son  arrivée  à  Stamboul,  le  jeune  homme  accepte  Vhospitalité  que  lui  offre  un 
soi-disant  grand  marchand.  Le  soir,  quand  ils  s^ asseyent  pour  manger,  un  chat 
entre  dans  la  chambre.  «  Vois-tu  ce  chat  ?  dit  le  maitre  de  la  maison  ;  il  peut 
tenir  toute  une  nuit  une  bougie  allumée  {2)  et  nous  éclairer  ainsi.  »  Le  jeune 
homme  dit  :  «  Je  ne  le  crois  pas.  »  —  «  Parions,  dit  Vautre  :  si  je  gagne,  tu  me  don- 
neras toutes  tes  marchandises  ;  si  je  perds,  tu  auras  ma  maison  et  tout  ce  qui 
ni" appartient.  »  —  «  Soit  »,  dit  le  jeune  homme.  On  met  une  bougie  allumée  entre 
les  pattes  du  chat,  et  les  deux  parieurs  jouent  aux  cartes.  Le  matin  vient  :  le  chat 
n'a  pas  lâché  la  bougie  ;  et  le  Tunisien  est  ruiné.  Il  se  met  au  service  d'un  mar- 
chand de  beignets. 

(1)  Alice  Fermé,  Contes  recueillis  à  Tunis,  n°  VI  {Revue  des  Traditions  populaires, 
mai  1893,  p.  276  seq). 

(2)  On  se  rappelle  que  les  boui^ies  tirent  leur  nom  de  la  ville  algérienne  de  Bougie, 
appartenant  jadis,  comme  Tunis,  aux  États  barbaresques. 


454  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Un  jour,  pris  du  désir  de  revoir  les  vèlcineuts  de  sa  cousine,  le  jeune 
homme  retourne  chez  le  marchand  qui  l'a  dépouillé  de  tout,  et  le  prie  de  lui 
donner  pour  un  instant  la  clef  du  coiTre.  En  contemplant  les  vêtements,  il 
se  met  à  pleurer,  à  la  grande  surprise  du  marchand.  Quand  il  est  parti,  le 
marchand  ouvre  le  coffre  à  son  tour,  voit  les  splendides  robes  et  a  l'idée  d'al- 
ler les  oiïrir  au  sultan. 

Le  sultan,  émerveillé,  fait  venir  le  Tunisien  et  lui  demande  à  qui  sont  ces 
robes.  «  A  ma  cousine.  —  Où  est-elle  ?  —  A  Tunis.  —  Où  se  trouve  sa  mai- 
son ?  —  A  tel  endroit.  » 

Après  cet  interrogatoire,  le  jeune  homme  est  mené  en  prison.  Sur  quoi, 
le  sultan  frète  un  bateau  et  envoie  à  Tunis  sept  hommes,  chargés  de  lui  ame- 
ner la  jeune  fille. 

Arrivés  à  Tunis,  les  sept  émissaires  vont  frapper  à  la  porte  de  la  jeune 
fille,  et  le  plus  âgé  lui  dit  qu'il  lui  apporte  les  salutations  de  son  cousin,  qui 
la  fait  demander.  «  Nous  devons,  ajoute-t-il,  t'amener  à  Stamboul.  »  La  jeune 
fille  répond  :  «  Laissez-moi  quatre  jours  pour  faire  mes  préparatifs.  «  Et  ils  se 
retirent. 

Aussitôt,  la  jeune  fille  fait  creuser  par  des  puisatiers  un  grand  trou  à  l'in- 
térieur de  sa  maison,  tout  contre  la  porte  d'entrée,  et  fait  mettre  à  ce  trou  un 
couvercle,  basculant  facilement  ;  puis  elle  recouvre  le  tout  d'un  tapis. 

Au  bout  des  quatre  jours,  les  sept  hommes  reviennent  ;  la  jeune  fille  les 
invite  à  entrer,  et,  quand  ils  s'avancent  dans  la  maison,  ils  tombent  tous 
dans  le  trou.  Alors  la  jeune  fille  les  interroge,  les  menaçant  de  les  laisser 
mourir  de  faim  s'ils  ne  répondent  pas,  et  elle  apprend  ainsi  tout  ce  qui  est 
arrivé  à  son  cousin. 

Sans  plus  tarder,  elle  se  déguise  en  homme,  cache  deux  souris  dans  sa  veste  et 
s'embarque  pour  Stamboul,  ou  elle  reçoit  Vhospitalité  dans  la  même  maison  que 
son  cousin.  Même  pari;  mais,  vers  minuit,  la  jeune  -fille  lâche  les  deux  souris  ; 
le  chat  se  jette  sur  elles,  et  la  bougie  tombe.  Ainsi  se  trouve  regagné,  et  bien  au 
delà,  tout  ce  que  le  cousin  avait  perdu. 

La  jeune  fille,  toujours  déguisée,  étant  sortie  dans  la  ville,  le  sultan  remar- 
que le  «  beau  jeune  homme  »  et  le  prend  pour  secrétaire.  Au  bout  d'un  an, 
le  secrétaire  obtient  un  congé  pour  aller  visiter  sa  famille  à  Tunis,  et  le  sultan 
lui  offre  beaucoup  d'argent  pour  son  voyage.  Le  secrétaire  remercie,  mais 
demande  une  chose  :  la  grâce  de  tous  les  prisonniers.  «  Oui,  dit  le  sultan,  de 
tous,  excepté  d'un  jeune  homme  de  Tunis,  qui  ne  sortira  de  prison  que  quand 
sa  cousine  aura  consenti  à  venir  à  Stamboul.  —  Donne-le  moi,  dit  le  secré- 
taire ;  je  l'emmènerai  et,  quand  nous  serons  en  pleine  mer,  je  le  jetterai 
à  l'eau  ».  Le  sultan  accorde  la  demande. 

Pendant  la  traversée,  la  jeune  fille  se  fait  reconnaître  de  son  cousin.  A  Tu- 
nis, les  sept  hommes  sont  tirés  du  trou,  et  la  jeune  fille  les  renvoie  à  Stam- 
boul, en  les  chargeant  de  remettre  au  sultan  une  lettre  dans  laquelle  elle  se 
moque  de  lui  en  lui  racontant  toute  l'histoire. 

Quand  le  sultan  lit  cette  lettre,  il  tombe  mort  de  saisissement. 

Peut-être  ne  sera-t-ii  pas  inutile  de  résumer  ici  un  second  conte 
arabe  dé  Tunis,  présentant,  lui  aussi,  le  thème  de  rHonnêle  femme  et 
les  galants,  combiné  avec  le  thème  de  la  Femme  qui  va  délivrer  son 
mari,  mais  sans  aucune  infiltration  du  thème  du  Chat  et  de  la  Clian- 


LE  CONTE   DU  CHAT   ET  DE  LA  CHANDELLE  455 

délie  (1).  Là,  il  y  a  également  un  cousin  et  une  cousine,  mais  mariés 
et  non  pas  seulement  fiancés  :  le  mari,  qui  aime  beaucoup  sa  femme, 
a  fait  peindre  le  portrait  de  celle-ci  sur  une  tabatière  (sic)  qu'il 
porte  toujours  sur  lui  (ce  détail  du  portrait  est  beaucoup  meilleur 
que  celui  des  «  belles  robes  »).  Là  aussi,  le  jeune  marchand  se  rend, 
pour  son  commerce,  dans  une  autre  ville,  et  il  y  a  aussitôt  des  désa- 
gréments, mais  tout  autres  que  ceux  du  premier  conte  :  il  est  arrêté 
par  les  veilleurs  de  nuit  pour  contravention  à  une  ordonnance  de 
police  qu'il  ne  connaissait  pas,  jugé  comme  voleur  et  mis  en  prison. 
Pendant  qu'on  l'emmène,  la  tabatière  tonibe  de  sa  poche  et  elle  est 
ramassée  par  le  juge,  qui  va  la  porter  au  roi.  Celui-ci  ordonne  à  son 
vizir  de  lui  amener  l'originf  1  du  portrait.  Puis  viennent  l'interroga- 
toire du  jeune  homme  au  sujet  de  son  pays  et  de  sa  maison,  et  le 
départ  du  vizir  qui  se  donne  pour  marchand. 

Arrivé  à  destination,  le  vizir  ouvre  boutique  et  fait  ainsi  connaissance 
avec  une  vieille,  qui  se  charge  de  lui  procurer  une  entrevue  avec  la  jeune 
femme.  Celle-ci,  qui  a  son  plan,  fait  dire  par  la  vieille  au  prétendu  marchand 
de  venir  deux  heures  après  le  coucher  du  soleil.  En  attendant,  elle  donne  ses 
instructions  à  sa  servante  :  quand  le  vizir  sera  là  depuis  quelques  minutes, 
la  servante  devra  se  glisser  hors  de  la  maison  et  frapper  violemment  à  la 
porte  de  la  rue. 

Lorsque  la  servante  exécute  cet  ordre,  la  jeune  femme  feint  une  grande 
terreur  :  «  C'est  le  frère  de  mon  mari,  un  brutal,  un  assassin,  chargé  de  me 
surveiller.  Où  te  cacherai-jc  ?  »  Alors,  avec  l'aide  de  sa  servante,  elle  des- 
cend le  vizir  dans  une  sorte  de  cave,  d'où  elle  le  tirera,  dit-elle,  aussitôt 
après  le  départ  du  beau-frère.  Mais  elle  l'y  laisse  bel  et  bien,  et  lui  fait  car- 
der de  la  laine  -;  s'il  ne  carde  guère,  il  n'aura  guère  à  manger. 

Ne  voyant  pas  revenir  son  vizir,  le  sultan  donne  la  même  mission  au 
second  vizir,  à  qui  même  aventure  arrive.  Enfm,  il  part  lui-même  et  va  re- 
joindre ses  deux  vizirs  dans  la  cave. 

Quand  la  servante  vient  apporter  aux  prisonniers  leur  pitance,  le  sultan 
la  prie  d'appeler  sa  maîtresse.  Il  dit  à  celle-ci  qui  il  est,  et  lui  parle  du  por- 
trait sur  la  tabatière,  lequel  est  cause  de  tout.  La  jeune  femme  se  fait  remet- 
tre la  tabatière  et  interroge  le  sultan,  qui  lui  raconte,  au  sujet  de  son  mari, 
tout  ce  qui  s'est  passé. 

Alors,  la  jeune  femme  se  fait  donner  un  écrit,  signé  et  scellé  par  le  sultan 
et  ses  deux  vizirs,  écrit  qui  confère  à  son  porteur  le  gouvernement,  jusqu'au 
retour  du  sultan.  Et  elle  part,  habillée  en  homme,  laissant  le  sultan  et  ses 
vizirs  dans  la  cave,  mais  avec  dispense  de  carder  la  laine,  et  non  sans  qu'elle 
ait  ordonné  à  la  servante  de  les  bien  nourrir. 

Arrivée  dans  la  ville  du  sultan,  la  jeune  femme  déguisée  se  fait  présenter 
tous  les  prisonniers,  qu'elle  fait  mettre  en  liberté,  à  l'exception  d'un  seul,  son 
mari.  Mais,  pendant  la  nuit,  elle  ordonne  de  le  lui  amener,  et,  sans  se  faire 


(1)    Hans  Stumme,  Tunisisthe  Mœrchen  und  Gedichte  (Leipzig,  1893),  t.  II   (tra- 
duction), n°  5,  p.  80  seq. 


456  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

connaître,  elle  le  renvoie  sur  un  vaisseau  du  sultan  dans  son  pays  avec 
toutes  ses  marchandises.  Elle-même  est  montée  subrepticement  sur  le  même 
vaisseau,  et,  quand  on  est  pour  débarquer,  elle  se  fait  conduire  à  terre  la 
première  et  retourne  dans  sa  maison,  où  elle  reprend  ses  vêtements  de 
femme. 

Son  mari  étant  rentré  à  la  maison,  elle  lui  demande  où  est  la  tabatière,  et, 
après  qu'il  a  raconté  toute  riiistoire,  elle  lui  met  sous  les  yeux  cette  taba- 
tière, en  lui  racontant  à  son  tour  ses  aventures.  Le  mari  fait  grâce  au  sultan 
et  aux  vizirs,  qui  retournent  dans  leur  pays,  après  avoir  comblé  la  jeune 
femme  de  présents. 

Ces  deux  contes  tunisiens  viennent  se  ranger,  pour  le  cadre  géné- 
ral (le  sultan  et  ses  émissaires  bafoués  par  une  honnête  femme), 
auprès  de  ceux  que  Gaston  Paris  a  passés  en  revue.  Même  famille  et, 
de  plus,  même  branche  ;  car  la  famille  à  laquelle  ces  deux  contes 
appartiennent  a  deux  branches  que,  pour  avoir  une  exacte  idée  de  la 
question,  il  convient  d'examiner  ici,  l'une  et  l'autre. 

On  verra,  du  reste,  que  parfois  tel  sous-thème  d'une  de  ces  deux 
branches  est  venu  se  greffer  sur  l'autre. 

Les  contes  de  cette  famille  qui  ont  été  le  plus  anciennement  fixés 
par  écrit,  appartiennent  à  ce  que  nous  appellerons  la  première  bran- 
che. Sur  deux  points,  notamment,  cette  première  branche  difïère  de 
la  seconde  (celle  des  deux  contes  tunisiens).  L'allure  générale  du 
récit  y  est  plus  simple  :  ce  n'est  pas  la  vue  d'un  objet  provenant  de 
l'héroïne  (par  exemple,  le  portrait  ou  les  robes  des  contes  tunisiens) 
qui  met  tout  en  branle  ;  c'est  la  vue  de  l'héroïne  elle-même.  De  plus, 
tandis  que  l'honnête  femme  de  la  seconde  branche  enferme  les 
galants  dans  une  cave  ou  dans  quelque  autre  cachot,  celle  de  la  pre- 
mière branche  a  l'adresse  de  les  faire  entrer  dans  des  coffres  fermant 
à  clef,  qu'elle  fait  ensuite  porter  à  l'audience  du  roi  ou  mettre  en 
vente. 

Ces  remarques  préliminaires  peuvent  donner  une  légère  idée  de 
ce  qui  existe  de  ressemblances  et  de  difïérences  entre  les  deux  bran- 
ches, et  de  la  nécessité  scientifique  de  ne  pas  étudier  l'une  sans 
l'autre  (1). 

(1)  C'est  (précisons  ce  que,  plus  haut,  nous  n'avons  fait  qu'indiquer)  Li  seconde 
branche,  —  la  nôtre,  —  que,  dans  la  Romania  de  1894,  Gaston  Paris  a  étudiée,  après 
Reinhold  Koehler,  en  laissant  absolument  de  côté  la  première  branche,  qu'il  con- 
naissait pourtant  et  regardait  avec  raison  comme  «  apparentée  »  à  l'autre  (op.  cit., 
p.  103,  note  1,  et  109,  note  1).  Par  contre,  c'est  de  cette  première  branche  que 
M.  Pietro  Toldo  a  parlé  dans  la  Romania  de  1903.  —  Le  travail  de  Koehler  a  paru, 
en  1867,  dans  le  Jahrbuch  fiir  romanische  Litteratur  (reproduit  dans  ses  Kleinere 
Schrijten,  II,  1900,  pp.  444  seq.)  —  Voir  aussi  W.  A.  Clouston,  Popular  Taies  and 
Fictions  (Londres,  1887),  t.  II,  pp.  289  seq.,  et  Additional  Analogs  to  «  The  WrighCs 
Chaste  Wife  »  (Londres,  1886). 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  457 

EXCURSUS    III 
LE    CONTE    DE    L'hONNÊTE    FEMME    ET    LES    GALANTS 

Première  branche 

Pour  cette  première  branche,  nous  avons  un  document  indien  d'une  anti- 
quité respectable,  une  illustration  sculpturale  du  conte  type,  remontant  au 
II®,  peut-être  au  même  iii«  siècle  avant  notre  ère,  et  faisant  partie  d'une  série 
de  grands  médaillons  qui,  sur  un  monument  bouddhique  de  l'Inde  centrale, 
le  stoûpa  de  Bharhout,  représentent  autant  de  djâtakas,  d'épisodes  des  mul- 
tiples existences  du  Bouddha  sous  les  diverses  formes,  humaines  ou  animales, 
par  lesquelles  il  passe  à  travers  les  âges  (1). 

Ici,  bien  qu'une  inscription  dise  formellement,  comme  pour  les  autres 
médaillons,  que  le  sujet  représenté  est  un  djâtaka,  dont  elle  donne  le  titre,  le 
Bouddha  n'est  pas  en  scène  :  le  personnage  principal  est  une  femme  qui, 
debout  devant  un  roi  assis  sur  son  Xt^  le,  vient  de  faire  ouvrir  trois  grands 
paniers  de  sparterie  en  forme  de  coffre,  dans  chacun  desquels  apparaît  une 
tête  d'homme  piteuse,  tandis  que  deux  -.oolies  apportent  un  quatrième  cof- 
fre, qu'elle  va  faire  ouvrir  aussi. 

Le  meilleur  commentaire  de  ce  bas-relief,  c'est  un  conte,  véritable  djâtaka, 
que  les  Tibétains  ont  traduit  du  sanscrit  et  inséré  dans  cette  immense  compi- 
lation du  Kandjour,  dont  nous  avons  dit  un  mot  plus  haut  (2). 

(1)  Bharhout,  petit  village  du  petit  État  indigène  de  Nâgod,  est  situé  à  120  milles 
anglais  (environ  192  kilomètres)  au  sud-ouest  d'Allahabad  ;  c'était  jadis  une  ville 
considérable.  Les  médaillons  ornent  la  haute  barrière  de  pierre  qui  entoure  un 
stoûpa  (monument  commémoratif  bouddhique).  Voir  Alexander  Cunningham,  The 
Stûpaof  Bharhut  (Londres,  1879).  —  La  plupart  de  ces  médaillons  sont  accompa- 
gnés d'une  inscri-ption  écrite  dans  l'un  des  plus  vieux  alphabets  de  l'Inde,  celui 
dont  le  roi  bouddhiste  Açoka  se  servait  pour  ses  pieux  édits  vers  le  milieu  du  ui^  siè- 
cle avant  notre  ère.  D'autre  part,  sur  un  des  jambages  de  l'une  des  quatre  portes 
monumentales  que  relie  la  barrière  (la  porte  orientale),  on  lit,  en  caractères  un  peu 
moins  anciens,  la  mention  de  l'éphémère  dynastie  des  Çoungas,  laquelle  succéda 
aux  Mauryas  vers  l'an  180  avant  J.-C.  :  «  Sous  le  règne  des  Çoungas,  par  l'ordre 
«  de  Dhanab|hoùti  [un  prince  vassal  ],  le  torana  [c'est-à-dire  la  porte  monumentale] 
«  a  été  fait,  et  l'ouvrage  en  pierre  dressé  ».  D'où  l'on  peut  conclure  avec  M.  A.  Fou- 
cher  [Les  Représentations  de  «  Jâtakas  »  sur  les  bas-reliefs  de  Barhut,  Paris,  1908, 
pp.  8-10),  que  la  dernière  main  aurait  été  mise  avant  la  fin  du  ii'=  siècle  à  la  décora- 
tion du  stoûpa,  sans  doute  commencée  dès  le  iii«.  —  Le  médaillon  en  question  est 
le  n"  3  des  médaillons  reproduits,  planche  XXV  de  l'ouvrage  de  Cunningham. 

(2)  Le  héros  de  ce  conte  tibétano-indien,  personnage  donné  comme  extraordi- 
naire pour  sa  sagacité,  n'est  pas  identifié  expressément  avec  le  Bouddha  :  mais  il 
correspond,  pour  le  nom,  Mahausadha,  et  pour  le  rôle  qu'il  jojie,  au  Mahosadha  des 
Bouddhistes  du  Sud  (n"  546  des  Djâtakas  pâli,  vol.  VI,  p.  156,  seq.  de  la  traduction 
anglaise,  The  Jûtaka,  Cambridge,  1907),  lequel  Mahosadha  est  un  Bodhisattva,  un 
Bouddha  in  fieri.  Nous  avons  donc  aiïaire,  dans  le  conte  tibétano-indien,  à  un 
djâtaka  du  bouddhisme  du  Nord.  —  Ce  conte  a  été  traduit  en  allemand  par  Anton 
Schiefner  [Indische  Erzcvhlitngeu,  dans  les  Mélanges  asiatiques  de  l'Académie  de 
Saint-Pétersbourg,  VII,  1876,  pp.  716  seq.)  et  cette  traduction  a  été  mise  en  anglais 
par  W.  R.  S.  Ralston  {Tibelan  Taies  derived  from  Indian  Sources,  Londres,  1906, 
pp.  128  seq.). 


458  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Mahausadlia,  premier  ministre  d'un  roi,  a  une  femme,  belle  et  intelligente, 
nommée  Vishàkâ,  que  les  six  autres  ministres  poursuivent  de  leurs  obses- 
sions :  chacun,  de  son  côté,  essaie  de  se  faire  donner  un  rendez-vous,  mais 
en  vain.  Finalement,  Vishâkà,  excédée,  parle  de  la  chose  à  son  mari  et  lui 
demande  s'il  ne  serait  pas  bon  qu'elle  leur  inlligeât  un  châtiment  exemplaire. 
Mahausadha  ayant  donné  son  approbation,  elle  lui  dit  de  feindre  une  mala- 
die :  elle  se  charge  du  reste. 

Vishâkà  fait  en  sorte  que  la  nouvelle  de  cette  prétendue  maladie  par- 
vienne aux  ministres  ;  puis  elle  envoie  à  chacun  d'eux  un  message  l'invitant 
à  venir  chez  elle  à  telle,  telle  heure.  Auparavant,  elle  a  fait  préparer  six 
grands  coffres,  qui  ont  été  placés  dans  autant  de  chambres  séparées. 

Chacun  des  six  ministres,  quand  il  arrive  à  l'heure  assignée,  est  mis  par 
\'ishàkà  dans  un  des  six  coffres.  [Pas  d'explications  sur  la  manière  dont  elle 
s'y  prend.  Quand,  plus  tard,  ou  ouvrira  les  coiïres,  on  y  verra  les  ministres, 
pieds  et  poings  liés,  les  chei'eux  et  la  barbe  rasés].  Puis  Vishâkà  répand  le 
bruit  que  Mahausadha  est  mort,  et  fait  porter  chez  le  roi  les  six  coffres, 
comme  contenant  les  trésors  de  son  mari. 

Tout  à  coup  arrive  Mahausadha,  riant  et  orné  de  fleurs.  Vishâkà  fait  sa 
plainte  contre  les  ministres  ;  les  coffres  sont  ouverts  et  Mahausadha  explique 
au  roi  toute  l'affaire.  Le  roi  exprime  son  admiration  pour  Vishâkà,  et  tout 
le  pays  la  loue. 

Il  est  évident  que  ce  djâtaka  est  bien  celui  dont  la  scène  finale  est  sculptée 
sur  le  stoupa  de  Bharhout.  La  seule  différence,  —  insignifiante,  —  c'est  que, 
dans  le  récit  tibétano-indien,  il  y  a  six  coffres  et  non  quatre  seulement. 

Le  djâtaka  du  Sud,  qui  correspond  à  ce  djâtaka  du  Nord  (1),  a  les  quatre 
coffres  du  bas-relief,  et  il  rapporte,  bien  que  très  sommairement,  une  cir- 
constance sous-entendue  dans  l'autre  djâtaka  :  l'héroïne,  qui  se  nomme  ici 
Amarâ,  fait  empoigner,  à  leur  arrivée  chez  elle,  les  quatre  «  sages  »  (ou  pan- 
dits), conseillers  du  roi,  les  fait  complètement  raser  et  enfin,  après  les  avoir 
torturés,  les  fait  roulerchacim  dans  un  paillasson  (version  singhalaise  :  enfer- 
mer dans  un  sac  de  sparterie),  et  porter  au  palais  du  roi.  Mais  ce  djâtaka  du 
Sud  complique  et  embrouille  le  récit  en  le  mêlant  à  une  longue  et  assez  peu 
intéressante  histoire  de  quatre  joyaux  du  roi  que  les  quatre  pandits,  envieux 
de  la  faveur  dont  Mahosadha  jouit  auprès  du  roi,  font  porter  subrepticement 
chez  leur  rival,  pour  l'accuser  d'avoir  volé  ces  joyaux  :  la  femme  de  Mahosa- 
dha trouve  moyen  de  confondre  les  pandits,  comme  accusateurs,  après  les 
avoir  préalablement  bafoués,  comme  galants  ;  car  ils  cumulent  les  deux 
rôles. 

Dans  le  djâtaka  du  Sud,  et  probablement  aussi  dans  le  djâtaka  du  Nord, 
il  semble  que  Vencoff renient  ait  lieu  par  pure  violence.  Il  n'en  est  pas  ainsi 
dans  un  autre  conte  indien,  dont  on  possède  deux  rédactions  du  xi*^  siècle 
de  notre  ère,  mais  qui  est  beaucoup  plus  ancien  :  là,  l'héroïne  emploie  la  ruse 
pour  arriver  à  ses  fins,  ce  qui  est  plus  conforme  à  son  caractère. 

Le  résumé  que  nous  allons  donner  de  ce  conte  des  recueils  des  Cachemi- 
riens  Somadeva  et  Kshemendra  montrera  qu'ici,  pas  plus  que  dans  le  djâtaka 

(1)  Voir  l'avant-dernière  note.  —  11  a  été  publié  une  traduction  anglaise,  d'un 
djâtaka  en  langue  singhalaise,  à  peu  près  identique,  pour  cet  épisode,  au  djâtaka 
pâli  (T.  B.  Yatawara,  The  Malw  Ummagga  Jâtaka,  Londres  1898). 


LE  CONTE  DU  CHAT   ET  DE   LA  CHANDELLE  459 

du  Sud,  le  thème  n'a  conservé  sa  simplicité  primitive.  L'introduction  dans 
le  récit  d'un  nouveau  personnage,  —  un  dépositaire  qui  nie  un  dépôt  à  lui 
fait,  —  amène  dans  la  structure  du  conte  des  modifications  profondes  (1)  : 

La  belle  Oupakoshà,  dont  le  mari,  Vararoutchi,  est  parti  pour  aller  dans 
l'Himalaya  gagner  par  ses  austérités  la  faveur  du  dieu  Siva,  a  fait  vœu,  au 
moment  de  la  séparation,  de  se  baigner  tous  les  jours  dans  les  eaux  sacrées 
du  Gange.  Un  jour,  en  retournant  vers  sa  maison,  elle  rencontre  successive- 
ment le  ministre  du  roi,  le  pourohita  (chapelain  du  roi)  et  le  Grand  Juge,  qui 
veulent  la  retenir  par  la  force.  Pour  leur  échapper,  elle  donne  à  chacun  d'eux 
rendez-vous  chez  elle,  pour  la  première,  la  seconde  et  la  troisième  des  quatre 
«  veilles  »  de  telle  nuit.  Puis  elle  envoie  une  servante  demander  un  peu  d'ar- 
gent à  un  marchand,  nommé  Hiranyagoupta,  entre  les  mains  duquel  Vara- 
routchi, à  son  départ,  a  déposé  toute  sa  fortune.  Le  marchand  vient  lui- 
même  et,  comme  elle  n'a  pas  de  témoin  pour  prouver  le  dépôt,  elle  se  voit 
forcée,  par  les  exigences  du  marchand,  de  lui  donner  rendez- vous  pour  la 
quatrième  veille.  —  Elle  fait  alors  préparer  par  ses  servantes  une  mixture 
de  noir  de  fumée,  d'huile  et  de  parfums,  et  fait  fabriquer,  par  un  menuisier, 
un  grand  coffre  avec  fermeture. 

A  la  première  veille  de  la  nuit  fixée,  le  ministre  se  glisse  dans  la  maison. 
Oupakoshà  lui  dit  qu'il  faut  d'abord  prendre  un  bain,  et  les  servantes  l'em- 
mènent dans  une  petite  pièce  obscure  où,  sous  prétexte  de  le  masser,  elles 
l'enduisent  de  l'onguent  noir.  Elles  sont  encore  à  le  frictionner  quand,  à  la 
seconde  veille,  arrive  le  pourohita.  Les  servantes  en  avertissent  le  ministre  et, 
pour  le  cacher,  le  font  entrer  dans  le  coffre.  —  Le  pourohita  et  le  Grand 
Juge  ont  la  même  aventure  et  tous  les  deux  vont  rejoindre  le  ministre  dans 
e  coffre. 

A  la  quatrième  veille,  le  marchand  se  présente.  Oupakoshà  le  reçoit  dans 

(1)  Le  recueil  de  Kshemendra  intitulé  Brihatkathdmanjarî,  la  «  Poignée  »,  le 
«  Bouquet  »,  1'  «  Eclogue  de  la  Grande  Histoire  »,  est  un  abrégé  versifié  en  sanscrit 
de  la  Brihatkathâ,  la  «  Grande  Histoire  »,  le  «  Grand  Récit  »,  de  Gounâdhya,  recueil 
célèbre  de  contes,  écrit  en  prose  et  en  langue  vulgaire  (prâkrit),  qu'ont  vanté,  au 
vi^  et  au  vii<^  siècle  de  notre  ère,  les  écrivains  indiens  Soubandhou,  Bâna,  Dandin, 
et  qui  est  aujourd'hui  disparu.  (Il  n'existe  que  des  traductions  partielles  du  recueil 
de  Kshemendra  en  une  langue  européenne  ;  M.  Sylvain  Lévi  a  traduit  notre  conte 
dans  le  Journal  Asiatique,  1885,  II, p.  461  seq.)  —  Le  recueil  de  Somadeva,  le 
Kathâ  Sarit  Sâi^ara  (V  «  Océan  des  Fleuves  de  Contes  »),  a  été,  comme  celui  de 
Kshemendra,  rédigé  en  vers  sanscrits  d'après  la  Brihatkathâ,  mais  à  une  époque  du 
xi^  siècle  un  peu  postérieure.  M.  G.  H.  Tawney  a  traduit  en  anglais  l'ouvrage 
dans  son  entier  (Calcutta,  1880-1884).  Les  cinq  premiers  Livres  (cinq  sur  dix-huit) 
avaient  déjà  été  traduits  en  allemand  une  vingtaine  d'années  auparavant,  par 
Hermann  Brockhaus  (Leipzig,  1843).  Le  conte  que  nous  allons  étudier  figure  au 
chapitre  iv  du  Livre  I. 

Ce  conte  existait-il  déjà  dans  le  recueil  primitif  de  Gounâdhya  ?  Quand  on  sait 
combien  est  peu  fixe,  dans  sa  transmission,  le  contenu  de  ces  recueils  indiens  (et 
de  tous  les  recueils  orientaux  analogues),  auquel  les  diverses  recensions  ajoutent 
des  contes  (ou  en  retranchent)  sans  aucune  gène,  on  ne  peut  se  prononcer  ;  mais, 
ce  qui  est  certain,  c'est  que  les  Cachemiriens  Kshemendra  et  Somadeva  ont  trouvé 
leur  histoire  de  la  belle  Oupakoshà  dans  la  recension  en  langue  pràkrite  de  la  Brihat- 
kathâ qui  avait  cours  au  xi*'  siècle  dans  le  pays  de  Cachemire.  La  suite  de  nos  inves- 
tigations fera  voir  que  cette  forme  de  notre  thème,  avec  toutes  ses  particularités, 
existait  dans  l'Inde  bien  avant  ce  xi<=  siècle. 


460  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

la  chambre  où  est  le  coffre  et  lui  dit  de  lui  rendre  le  dépôt  fait  par  son  mari. 
Croyant  être  seul,  le  marchand  répond  :  «  Je  t'ai  déjà  dit  que  je  te  rendrai 
ce  dépôt.  »  Alors,  se  tournant  vers  le  coffre,  Oupakoshà  dit  :  «  Vous  entendez, 
ô  dieux  domestiques,  ce  que  dit  Iliranyagoupta.  »  —  Le  marchand  est  invité, 
comme  les  autres,  à  prendre  un  bain,  frictionné  à  outrance  avec  l'onguent 
noir  et  mis  à  la  porte  au  moment  où  le  jour  se  lève.  Noir  des  pieds  à  la  tête, 
à  peine  vêtu  d'un  haillon,  il  est  reconduit  chez  lui  par  les  chiens,  qui  aboient 
et  le  mordent. 

Le  matin  même,  Oupakoshà  se  rend  à  l'audience  du  roi  et  fait  sa  plainte 
contre  le  marchand  qui  ne  veut  pas  lui  restituer  le  dépôt.  Le  roi  fait  venir 
le  marchand,  qui  nie.  Alors  Oupakoshà  déclare  qu'elle  a  des  témoins,  les 
dieux  domestiques  que  son  mari  a  mis  dans  un  coffre  et  qui  ont  entendu  le 
marchand  reconnaître  sa  dette.  Elle  fait  venir  le  coffre  et  dit  :  «  Rapportez 
fidèlement,  ô  dieux,  ce  qu'a  dit  ce  marchand.  Autrement,  je  vous  brûle  à 
l'instant  avec  le  coffre.  »  Aussitôt  trois  voix  sortent  du  coffre  et  confirment 
les  affirmations  d' Oupakoshà. 

Le  marchand,  confondu,  confesse  sa  faute",  et  le  roi,  ayant  fait  ouvrir  le 
coffre  et  reconnu  à  grand'peine,  dans  trois  masses  noires,  les  trois  hauts  digni- 
taires, éclate  de  rire.  Il  se  fait  raconter  toute  l'histoire  par  Oupakoshà,  qu'il 
comble  d'honneurs  et  de  richesses,  et  il  bannit  les  trois  tristes  personnages. 

Un  conte  arabe  à  peu  près  inconnu,  —  car  la  traduction  allemande  qui  en 
a  été  faite  se  cache  dans  une  publication  très  peu  répandue  (1),  —  donne  un 
pendant  à  cette  histoire.  Les  seules  différences  sont  les  suivantes  : 

—  L'héroïne,  Djamîla,  est  veuve,  et  non  séparée  momentanément  de  son 
mari  ; 

—  Le  dépositaire  infidèle,  à  qui  la  vue  de  Djamîla  a  fait,  pour  ainsi  dire, 
perdre  l'esprit,  n'est  pas  un  marchand,  mais  un  «  homme  pieux  »  (singulière 
et  peu  primitive  désignation  du  personnage),  ami  du  défunt  mari  ; 

—  Les  trois  personnages  auxquels  Djamîla  donne  rendez-vous  pour  la 
même  nuit  que  1'  «  homme  pieux  »,  sont  le  chambellan  du  roi,  le  chef  de  la 
garde  royale  et  le  kâdî  ;  ici,  Djamîla  est  allée  les  trouver  pour  les  prier  de 
lui  obtenir  une  audience  du  roi,  au  sujet  de  sa  réclamation  contre  le  déposi- 
taire infidèle  ; 

—  Ce  n'est  pas  dans  un  coffre  que  les  trois  premiers  galants  sont  invités 
à  se  cacher  ;  c'est  dans  une  armoire  à  trois  compartiments  (avec  porte  et  ser- 
rure à  chacun),  que  Djamîla  a  fait  faire  tout  exprès  ; 

—  Rien  absolument  de  l'onguent  noir,  ni  d'autre  moyen  employé  pour 
rendre  les  galants  ridicules  (trait  qui  pourtant  fait  bien  partie  du  thème, 
car  il  figure  non  seulement  dans  Somadeva  et  Kshemendra,  mais  aussi  dans 
les  deux  djàtakas,  où  l'héroïne  fait  raser  aux  ministres  cheveux  et  barbe)  ; 

—  Rien  non  plus  (et  cela  va  sans  dire  chez  un  auteur  musulman)  des 
«  dieux  domestiques  »  qui  doivent  témoigner.  Djamîla  invoque  le  témoigna- 
gnage  d'  «  une  armoire  qui  est  chez  elle  »,  et,  l'armoire  ayant  été  apportée 
devant  le  roi,  elle  frappe  dessus  et  dit  :  «  Témoigne,  armoire,  dans  la  vérité, 
ce  que  tu  as  entendu  ;  si  tu  ne  le  fais  pas,  je  jure,  par  Allah,  de  te  livrer  au 
feu.  » 

(1)  Germanistische  Abhandliinf;en,Xli<^  livraison  (Breslau,  1896),  pp.  37  seq.  — 
—  C'est  feu  Siegmund  Fraenkel,  alors  professeur  à  l'Université  de  Breslau,  qui  a 
découvert  et  fait  connaître  ce  document  important. 


i 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  461 

Ces  quelques  détails  suffisent,  ce  nous  semble,  pour  montrer  que  ce  conte 
arabe  est  un  arrangement  musulman  d'un  conte  indien,  analogue  à  celui 
que  Somadeva  et  Kshemendra  ont  versifié  au  xi^  siècle,  d'après  une  recen- 
sion  cachemirienne  de  la  vieille  Brihatkathâ.  Or,  ce  n'est  pas  après  le  xi^  siè- 
cle, c'est  auparavant  que  le  conte  arabe  a  été  rédigé  ;  il  fait  partie  d'un 
ouvrage,  le  Kitâb  al  mahâsin  waladdah,  dont  on  place  la  rédaction  entre  le 
milieu  du  ix®  siècle  et  le  milieu  du  x^  (1). 

Ainsi  le  conte  indien  qui,  à  sa  sortie  du  pays  d'origine,  avait  déjà,  plus 
que  probablement,  fait  une  halte,  peut-être  assez  longue,  en  Perse,  avant 
d'arriver  chez  les  Arabes,  était  acclimaté  chez  ces  derniers  un  ou  deux  siècles 
au  moins  avant  la  naissance  des  écrivains  cachemiriens  Somadeva  et  Kshemen- 
dra. On  voit  si  nous  avions  raison  de  faire  remarquer  qu'il  est  beaucoup  plus 
ancien  que  le  xi''  siècle  (2). 

Dans  un  conte  analogue  des  Mille  et  un  Jours,  que  Pétis  de  la  Croix  a  tra- 
duit du  persan  (ou  peut-être  du  turc)  au  commencement  du  xviiie  siècle  (3), 
reparaissent,  au  lieu  du  coffre  unique  ou  de  l'armoire,  les  coffres  (trois  coffres 
ici)  du  bas-relief  de  Bharhout.  Le  passage  du  témoignage  présente  de  fortes 

(1)  Feu  Van  Vloten  a  publié,  en  1898,  à  I.-eyde,  le  texte  arabe  de  ce  Kiidb  al 
mahâsin  waladdah  (dont  le  !i  re,  dans  le  français  quelque  peu  néerlandais  de  l'édi- 
teur, signifie  Le  Livre  des  Beautés  et  des  Antithèses).  —  S.  Fraeniiel  qui,  deux  ans 
auparavant,  tirait  son  conte  d'un  manuscrit  de  cet  ouvrage  à  lui  procuré  par  Van 
Vloten,  n'hésitait  pas  à  accepter  l'attribution  qui  a  été  faite  du  livre  à  un  auteur 
arabe  bien  connu,  Al-Djahiz,  mort  vers  l'an  869  de  notre  ère.  Un  arabisant  distin- 
gué, notre  ami  M.  Gaudefroy-Demonbynes,  a  bien  voulu  nous  conseiller  de  lire, 
avant  de  nous  engager  à  la  suite  de  Fraenkel,  l'Introduction  que  Van  Vloten  a 
mise  à  son  édition-.  Il  résulte,  en  efïet,  des  observations  du  savant  hollandais  que 
l'attribution  du  Kitâb  al  mahâsin  à  AI-Djahiz  doit  être  rejetée  et  que,  par  consé- 
quent, on  ne  peut  fixer  d'une  manière  certaine  au  ix"^  siècle  la  date  de  ce  livre  (et, 
en  même  temps,  celle  du  conte  de  la  Belle  Djamila).  Mais  il  ne  s'ensuit  pas,  toujours 
d'après  Van  Vloten,  que  le  Kitâb  al  mahâsin,  —  et  particulièrement  la  seconde  par- 
tie de  ce  livre  (pp.-l  81  seq.),  celle  à  laquelle  appartient  le  conte,  —  soit  d'une  époque 
beaucoup  plus  récente  que  le  ix^  siècle.  Cette  seconde  partie  contient,  paraît-il, 
certains  passages  semblant  indiquer  qu'elle  aurait  été  empruntée  à  un  auteur  dont 
l'époque  remonterait  jusqu'au  khalifat  du  Motawakkil  (847-861),  c'est-à-dire  jus- 
qu'au milieu  du  ix«'  siècle.  Et  Van  Vloten  s'arrête  à  cette  supposition  finale  que  la 
«  source  »  de  tout  le  livre  (F''  et  2>i8  partie)  devrait  être  placée  entre  le  khalifat  de 
Motawakkil  (847-861)  et  celui  de  Moqtadir  (902-932),  c'est-à-dire  entre  le  milieu 
du  ixe  siècle  et  la  troisième  décade  du  x«. 

(2)  Un  conte  très  voisin  du  vieux  conte  arabe  se  raconte,  encore  aujourd'hui,  en 
Mésopotamie  ;  nous  le  rencontrons  parmi  les  seize  contes  syriaques,  la  plupart 
très  intéressants,  qu'a  mis  par  écrit,  en  1880,  un  prêtre  chaldéen,  demeurant  dans 
le  voisinage  de  Mossoul  (Mark  Lidzbarski,  Geschichlen  und  L.ieder  ans  der  neu  ara- 
mceischen  Handschriften  der  Kœniglichen  Bibliothek  zu  Berlin.  Weimar,  1896, 
pp.  188  et  263).  Dans  ce  conte  syriaque,  l'héroïne  n'est  pas  veuve  ;  son  mari  est 
en  pèlerinage,  comme  le  mari  d'Oupakoshâ  est  à  faire  de  l'ascétisme  dans  l'Hima- 
laya ;  —  ce  n'est  pas  à  un  «  homme  pieux  »,  mais  à  un  juif  (correspondant  au  >i  mar- 
chand »  du  conte  indien)  qu'elle  a  déposé  les  trois  cents  pièces  d'or  que  son  mari  lui 
a  laissées  en  partant  ;  - —  les  trois  galants  à  qui  elle  est  allée  conter  son  affaire  de 
dépôt,  sont  le  kâdî,  le  moufti  et  le  nâkib  (doyen  des  descendants  du  prophète)  ; — • 
l'afi'aire  du  dépôt  est  portée  devant  un  pacha  et  non  devant  un  roi. 

(3)  Mille  et  un  Jours,  édition  du  Panthéon  littéraire  (Paris,  1838),  p.  130  seq.  : 
Histoire  de  la  Belle  Arouya.  —  Pour  l'origine  des  contes  de  ce  recueil,  voir  Victor 
Chauvin,  Bibliographie  des  auteurs  arabes,  fascicule  IV  (1900),  p.  125. 


462  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

lacunes  et  altérations  sur  lesquelles  nous  ne  pouvons  nous  arrêter  dans  cet 
exposé,  où  nous  ne  voulons  qu'indiquer  nettement  les  grandes  lignes. 

Peut-être  s'est-on  demandé  si  c'est  l'arrangeur  arabe  qui  a  eu  l'idée  de 
l'armoire  à  compartiments.  Pour  notre  part,  nous  croyons  que  le  conte  lui 
est  arrivé  de  l'Inde,  déjà  tout  arrangé  sur  ce  point,  témoin  la  tradition  orale 
hindoue  :  dans  un  conte  recueilli  à  Dinadjpoùr  (Haut-Bengale)  (1),  l'héroïne 
fait  aussi  enfermer  les  quatre  galants  dans  une  armoire  à  quatre  comparti- 
ments, et  dit  ensuite  à  ses  serviteurs  de  porter  cette  armoire  au  bazar,  où 
elle  est  mise  en  vente.  —  Même  marche  générale  du  récit  dans  un  autre 
conte  indien,  provenant  du  Bas-Bengale  (de  Calcutta)  (2),  qui  a  conservé  le 
trait  primitif  des  quatre  grands  coffres,  placés  dans  quatre  chambres  sépa- 
rées. Ces  coffres,  avec  leur  contenu,  sont,  ici  comme  dans  l'autre  conte  ben- 
galais, portés  au  marché  et  offerts  aux  fils  des  galants  qu'après  leur  dispa- 
rition l'on  cherche  partout  (3). 

Il  est  à  remarquer  que,  dans  les  deux  contes  bengalais,  le  thème  a  subi 
une  modification  importante  :  les  coffres  ou  l'armoire  sont  mis  en  vente, 
ils  ne  sont  pas  portés  devant  le  roi,  —  et  pour  cause,  car  le  roi  est  un  des 
quatre  galants  pris  au  piège. 

Dans  un  conte  appartenant  à  une  des  recensions  du  recueil  arabe  VHis- 
toire  de  Sindbâd  ou  les  Sept  Vizirs  (4),  un  roi  joue  aussi  un  rôle  des  moins 
honorables,  et  là  aussi,  il  y  a  l'armoire  à  compartiments  (superposés).  Tout 
est  déplaisant  dans  ce  conte,  qui  est  un  remaniement  destiné  à  prendre 
place  parmi  des  histoires  peu  édifiantes  sur  les  «  ruses  des  femmes  ».  L'hé- 
roïne n'est  plus  une  honnête  femme,  qui  se  défend  comme  elle  peut  ;  c'est 
une  rouée  qui,  pendant  une  absence  prolongée  de  son  mari,  veut  obtenir  un 
ordre  de  mise  en  liberté  pour  son  amant,  qu'elle  prétend  être  son  frère  et  qui 
a  été  emprisonné  à  la  suite  d'une  rixe.  Pas  de  mise  en  vente  de  l'armoire  :  la 
femme  s'enfuit  avec  son  amant  délivré,  elnportant  les  riches  vêtements  des 
galants  et  fermant  à  clef  la  porte  de  sa  maison,  que  les  voisins  se  décident 
à  enfoncer  le  lendemain. 

Il  faut  noter  qu'une  autre  recension  des  Sept  Vizirs  (5)  ne  met  pas  le  roi 
parmi  les  galants,  et,  après  la  fuite  de  la  femme,  l'armoire  est  portée  au 
palais,  comme  les  coffres  dans  les  vieilles  et  bonnes  formes  indiennes  ;  le  roi 
la  fait  briser  et  y  trouve  ses  fonctionnaires  honteux  et  confus. 

Un  conte  persan  du  Bahar  Danush  (6)  donne  une  forme  non  remaniée  du 

(1)  Indian  Antiquary,  année  1880,  p.  2  seq. 

(2)  Miss  M.  Stokes,  Indian  Fairy  Taies  (Londres  1880),  n°  28. 

(3)  Encore  une  vente,  une  vente  à  l'encan,  d'une  armoire  à  trois  compartiments 
superposé.*,  dans  un  conte  arabe,  recueilli  sur  l'emplacement  de  Babylone,  par 
l'assyriologue  bien  connu,  M.  Bruno  Meissner  (?>euarabische  Geschichten  aus  dem 
Iraq,  Leipzig,  1903,  n°  13),  et  l'acquéreur  est  fort  surpris  de  trouver  dans  l'armoire 
le  kàdî,  le  pacha  et  le  moufti. 

(i)  Sur  les  Sept  Vizirs,  voir  V.  Chauvin,  op.  cit.,  fasc.  VIU,  pp.  11-12.  —  La 
recension  en  question  a  été  insérée  dans  certains  manuscrits  des  Mille  et  une  Xuits  : 
le  cont.e  qui  va  être  résumé  est  le  dix-septième  (Henning,  traduction  allemande 
des  Mille  et  une  Xuits,  X.,  p.  192) . 

(5)  René  Basset,  Deux  manuscrits  d'une  version  arabe  inédite  du  recueil  des  Sept 
Vizirs  (Journal  Asiatique,  juillet-août  1903  ;  pp.  38-39  du  tiré  à  part). 

(6)  Bahar  Danush,  or  Garden  of  Knowledge ,  translated  from  the  Persic  of  Einaiut 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  4é3 

conte  des  Sept  Vizirs  et  de  sa  variante.  C'est  également  pour  obtenir  la  déli- 
vrance d'un  prisonnier,  mais  d'un  prisonnier  innocent  et  dont  elle  est  la  femme 
légitime,  que  la  belle  Gobera,  contrainte  et  forcée,  donne  rendez-vous  au 
kauzi  (juge)  et  au  kotwal  (cbef  de  la  police).  Ici,  ces  deux  hauts  personnages 
se  réfugient,  l'un  dans  une  grande  jarre,  l'autre  dans  un  coffre,  et,  le  lende- 
main. Gobera  fait  porter  jarre  et  coiïre  à  l'audience  du  sultan,  qui  punit  sévè- 
rement les  deux  fonctionnaires  et  ordonne  de  mettre  le  prisonnier  en  liberté. 
Affaire  en  justice  aussi,  dans  un  conte  du  district  indien  du  Bannoù,  mais 
simple  procès  soutenu  par  un  pauvre  teinturier,  dont  la  femme,  la  belle  et 
honnête  Fatima,  fait  des  démarches  auprès  du  kazî,  du  kolaal,  du  vizir  et  du 
roi  ;  finalement,  elle  enferme  à  clef  les  quatre  galants  dans  sa  maison  (com- 
parer les  Sept  Vizirs).  —  Par  ce  conte,  se  trouve  plus  étroitement  relié  à 
l'Inde  ce  groupe  de  variantes  (1). 

Nous  indiquons,  en  note,  divers  contes  dans  lesquels  le  thème  a  subi  des 
déformations  qui  le  faussent  complètement  (2). 

Oollah  by  Jonathan  Scott  (Shrewsbury,  1799),  tome  III,  Appendir,  pp.  282-28i).  La 
rédaction  de  l'ouvrage  est  de  l'an  1650  de  notre  ère  ;  mais  l'auteur  dit  tenir  son 
sujet  d'un  brahmane  de  l'Inde,  c'est-à-dire  probablement  qu'il  a  tiré  de  la  litté- 
rature indienne  la  matière  de  son  livre. 

(1)  Le  Bannoû,  actuellement  district  de  la  province  indienne  du  Pendjab,  est 
arrosé  par  un  afïluent  de  l'Indus,  le  Kurm,  et  habité  par  une  population  qui,  en 
majeure  partie,  est  de  même  race  et  de  même  langue  que  celle  de  l'Afghanistan.  — 
Relevons  encore,  dans  ce  conte  du  Bannoù  (S.  S.  Thorburn,  Bannu,  or  Our  Afghan 
Frontier,  Londres,  1876,  p.  214),  un  petit  trait  qui  confirme  notre  thèse  de  la  migra- 
tion de  la  plupart  des  cariantes  indiennes  avec  leurs  petits  détails,  et  non  pas  seule- 
ment des  thèmes  généraux.  Le  roi,  convoqué  le  dernier,  ayant  frappé  à  la  porte  : 
«  Mon  mari  !  »  crie  Fatima,  et  elle  dit  au  vizir,  qui  vient  seulement  d'arriver,  de 
s'agenouiller  auprès  de  la  vache  et  de  faire  le  veau  qui  broute.  —  Dans  un  conte 
arabe  de  Damas  (J.  Oestrup,  Contes  de  Damas,  Leyde,  1897,  n°  8),  la  femme  enve- 
loppe le  moufti  d,'une  peau  de  mouton,  et  il  bêle. 

(2)  Au  xni«  siècle,  le  plus  grand  poète  du  mysticisme  panthéistique  de  l'isla- 
misme persan,  Djelàl  ed-dîn  Roùmi  (1207-1273),  insérait,  dans  son  poème  diJac- 
tique  le  Mesnevi  (le  «  poème  à  double  rime  »,  chaque  demi-vers  rimant  avec  l'autre), 
l'histoire  suivante  (Masnavi  i  Ma'navi,  traduit  et  abrégé  par  E.  H.  Winfield, 
Londres,  1887,  pp.  32  4-325)  :  Un  nain  très  pauvre,  qui  a  une  belle  femme,  dit  à 
celle-ci  de  chercher  à  prendre  dans  ses  filets  quelque  homme  riche,  «  de  façon, 
ajoute-t-il,  que  nous  puissions  lui  extorquer  de  l'argent  ».  La  femme  se  rend  donc 
à  l'audience  du  qâzi,  sous  prétexte  d'une  plainte  à  déposer,  et  elle  fait  si  bien  que 
le  qâzi  lui  demande  un  rendez-vous  pour  la  prochaine  nuit.  Dans  le  Mesnevi  aussi, 
le  nain  frappe  violemment  à  la  porte,  et  le  qâzi  se  réfugie  dans  un  grand  cofïre,  que 
le  nain  fait  porter  au  bazar  pour  le  mettre  en  vente.  Pendant  le  trajet,  le  nain  ren- 
contre le  «  Député  »,  qui  achète  le  coiïre  cent  dinars,  et  le  qâzi  est  tiré  d'affaire. 
L'année  d'ensuite,  la  femme  essaie  de  nouveau  de  le  séduire,  mais  il  lui  dit  :  «  Va- 
t-en  !  je  ne  tomberai  pas  une  seconde  fois  dans  le  panneau  ».  Cette  fin,  évidemment, 
a  été  ajoutée  par  l'auteur  persan  comme  motif  à  réflexions. 

Une  déformation  analogue  du  thème  se  rencontre  dans  un  conte  populaire  du 
Turkestan  chinois,  qui  a  été  recueilli  par  M.  F.  Grenard,  d'après  la  rédaction  d'un 
molla  de  Khotan,  et  publié  dans  le  Journal  Asiatique  (9<=  série,  t.  XIII,  1899,  pp.  308 
seq.).  C'est  délibérément  qu'une  femme  très  rusée  donne  rendez-vous  à  plusieurs 
riches  individus  devant  lesquels  elle  a  fait  la  coquette,  et  cela  pour  les  dépouiller 
de  ce  qu'ils  ont  sur  eux,  avec  l'aide  de  son  mari,  très  simple  d'esprit,  à  qui  elle  a  fait 
la  leçon.  Pas  de  coiïre  ;  les  galants  sortent  de  la  maison  nus  comme  vers. 


464  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Dans  les  Mille  et  une  Nuits,  notre  histoire  devient  un  conte  à  tiroirs.  Les 
quatre  galants,  affublés  par  l'honnête  femme  de  costumes  grotesques  et 
enfermés  chacun  dans  une  chambre,  sont  présentés  successivement  au  mari, 
avec  qui  tout  à  été  concerté,  comme  des  bouffons  très  amusants  :  cliacun  à 
son  tour  est  forcé  de  danser  jusqu'à  épuisement  et  de  raconter  une  histoire 
plaisante  (1). 

Nous  passons  maintenant  à  quelque  chose  de  bien  caractérisé,  à  des  contes 
indiens  qui,  on  le  verra  plus  loin,  font  lien  entre  les  deux  branches  de  notre 
famille  de  contes. 

Le  premier  de  ces  contes  a  été  recueilli  par  M.  W.  Crooke  dans  l'Inde  du 
Nord  (district  d'Etah,  dans  la  province  d'Agra)  (2)  : 

Une  belle  et  honnête  femme  est  courtisée  par  un  vizir.  Celui-ci  dit  un  jour 
au  roi  que  le  mari  est  en  état  de  rapporter  de  la  forêt  l'oiseau  Hangtàtiya,  un 
oiseau  que  personne  n'a  jamais  vu  et  que  le  roi  désirerait  beaucoup  avoir. 
Le  jeune  homme  reçoit  l'ordre  de  rapporter  l'oiseau  dans  le  délai  d'un  mois. 
Quand  du  palais  il  rentre  à  la  maison,  sa  femme  lui  dit  que  le  vizir  veut  se 
débarrasser  de  lui  :  «  Il  ne  faut  point  partir  ;  cache-toi  et  j'aurai  plus  de 
malice  que  le  vizir.  » 

Avant  toute  autre  chose,  elle  fait  creuser  par  son  mari  un  trou  assez  pro- 
fond dans  la  chambre  de  derrière  et  y  fait  verser  plusieurs  jarres  de  mélasse 
(nous  sommes  dans  le  pays  d'origine  de  la  canne  à  sucre)  ;  puis  elle  fait 
acheter  du  coton  non  travaillé,  mais  teint  de  diverses  couleurs  (l'Inde  est 
aussi  la  patrie  du  cotonnier),  et  elle  étend  une  bonne  couche  de  ce  coton  sur 
une  grande  pièce  d'étofïe.  Alors,  elle  donne  rendez-vous  au  vizir.  —  Celui-ci 
étant  arrivé,  voilà  qu'on  frappe  à  la  porte.  «  Ah  !  ce  doit  être  mon  mari,  qui 
rapporte  l'oiseau  Rangtâtiya  !  »  Le  vizir  supplie  la  jeune  femme  de  le 
cacher  ;  elle  le  fait  entrer  dans  la  seconde  chambre,  où  il  tombe  aussitôt  dans 
le  trou  à  mélasse.  Elle  l'en  retire  et,  comme  il  la  prie  de  l'essuyer,  elle  l'enve- 
loppe de  la  pièce  d'étoffe  couverte  de  coton  bigarré,  et  tout  ce  coton  reste 
collé  sur  le  corps  du  vizir.  Alors,  elle  crie  à  son  mari  :  «  Voilà  l'oiseau  Rangtâ- 
tiya. »  Le  singulier  oiseau  est  présenté  au  roi.  «  Versez  de  l'eau  sur  lui,  dit 
le  jeune  homme,  et  vous  verrez  comme  ses  couleurs  seront  plus  belles.  »  On 

Dans  les  contes  arabes  de  Babylone  et  de  Damas,  cités  dans  de  précédentes  notes, 
la  femme  donne  rendez-vous  à  certains  gros  personnages  qui  ont  joué  un  mauvais 
tour  à  son  mari,  et  elle  trouve  ainsi  moyen  de  le  venger. 

(1)  Les  quatre  histoires  intercalaires  se  trouvent  tout  au  long  dans  la  traduction 
allemande  de  Henning  (XXIV,  pp.  113  seq.),  qui  traduit  complètement  ici  le  texte 
arabe  du  manuscrit  Wortley-Montague,  actuellement  conservé  à  Oxft)rd,  le  seul 
manuscrit  des  Mille  et  une  jSuits  donnant  ce  conte  de  La  Dame  du  Caire  et  ses  quatre 
galants  (voir,  sur  ce  manuscrit  et  sur  ce  conte,  intercalations  comprises,  la  Biblio- 
graphie des  auteurs  arabes  de  M.  Victor  Chauvin,  fascicule  IV,  Liège,  1900,  pp.  206, 
20/  (4)  et  p.  183  ;  et  fa.scicule  VI,  1902,  n°»  185,  333,  335,  336,  338).  —  La  traduc- 
tion allemande  dite  de  Breslau  (1825)  se  borne  à  indiquer  ce  trait  des  histoires 
racontées,  sans  en  rapporter  aucune  (tomes  XI,  pp.  279  seq.,  et  XIII,  p.  30'i).  La 
Bibliographie  des  auteurs  arabes,  d'ordinaire  si  exacte,  a  mis,  par  erreur,  dans  son 
Résumé  des  contes  des  Mille  et  une  Auits  (fascicule  VI,  n°  185),  comme  renvois  à  la 
traduction  de  Breslau  :  XI,  p.  192,  et  XIII,  p.  312.  —  Nous  aurons  à  revenir,  plus 
loin,  sur  le  manuscrit  Wortley-Montague  et  sur  la  traduction  allemande  de  Breslau. 

(2)  Norlh  Indian  Notes  and  Queries,  février  1895,  n°  428. 


LE   CONTE   DU    CHAT   ET   DE   LA   CHANDELLE  465 

verse  l'eau  ;  tout  le  colon  se  détache  et  l'on  reconnaît  le  vizir.  Le  roi  rit  et, 
quand  on  lui  a  raconté  l'histoire,  il  destitue  le  vizir  et  met  le  jeune  homme 
à  sa  place. 

Dans  un  autre  conte  indien,  —  celui  de  la  région  du  llaut-lndus  qui  nous 
a  déjà  fourni  plusieurs  contes  et  légendes  (1),  —  c'est  également  un  vizir  qui 
conseille  à  un  roi  d'envoyer  le  mari  de  la  belle  jeune  femme  chercher  quelque 
chose  d'impossible  à  trouver  : 

Un  jour  que  le  brave  garçon  est  devant  le  roi,  il  voit  celui-ci  et  son  vizir 
rire  ;  il  croit  bien  faire  de  rire  aussi.  «  De  quoi  ris-tu  ?  dit  le  vizir.  —  De 
rien.  —  Qu'est-ce  que  rien  ?  Vsl  chercher  rien  et  rapporte-ie  ;  c'est  l'ordre 
du  roi.  »  Le  jeune  homme  rentre  à  la  maison,  la  tète  basse.  Sa  femme  lui  dit 
qu'elle  se  charge  de  l'affaire  Elle  fait  d'abord  maçonner,  dans  deux  cham- 
bres contiguës,  deux  cuves  à  fleur  de  sol,  qu'elle  fait  remplir,  l'une  de  colle 
gluante,  l'autre  de  plumes  de  toute  espèce  d'oiseaux  ;  puis  elle  dit  à  son 
mari  d'annoncer  au  roi  qu'il  va  chercher  le  rien  demandé.  Le  roi,  le  sachant 
parti,  va  frapper  pendant  la  nuit  à  la  porte  de  la  jeune  femme  ;  mais,  pres- 
que aussitôt,  le  mari  frappe  lui-même  en  criant  qu'il  revient  chercher  ses 
armes.  Frayeur  du  roi  :  où  se  cacher  ?  La  jeune  femme  ouvre  la  première 
chambre  ;  le  roi  s'y  précipite  et  tombe  dans  la  colle  gluante.  La  jeune  femme 
l'en  tire  et  le  fait  entrer  dans  l'autre  chambre,  où  il  tombe  dans  la  cuve  aux 
plumes.  Alors,  elle  ouvre  la  porte  de  la  maison  à  son  mari  et  lui  dit  qu'elle 
a  trouvé  le  Rien,  «  ni  homme,  ni  oiseau  ».  Le  jeune  homme  conduit  au  palais 
cet  être  étrange,  sans  savoir  ce  qu'il  est.  Cette  aventure  dégoûte  pour  tou- 
jours le  roi  de  rien  tenter  auprès  de  la  jeune  femme,  et  les  deux  époux  vivent 
en  paix. 

Enfin,  da-ns  un  conte  du  Haut-Bengale  (encore  de  Dinadjpoûr)  (2),  où 
nous  retrouvons  les  quatre  galants,  —  kotwal  (chef  de  la  police),  conseiller 
du  roi,  premier  ministre  et  roi  lui-même,  —  quand  le  kotwal,  arrivé  le  pre- 
mier et  entendant  frapper,  demande  où  il  pourra  se  cacher,  la  jeune  fille 
(ici,  c'est  une  jeune  fille)  l'enduit  du  haut  en  bas  de  mélasse  et  le  couvre 
ensuite  de  coton  ;  puis  elle  l'attache  près  de  la  fenêtre.  Le  roi,  à  son  arrivée 
demande  ce  qui  est  ainsi  attaché.  «  Oh  !  répond  la  jeune  fille,  c'est  un  jeune 
râkshasa  (ogre).  >'  Le  kotwal,  à  ces  mots,  fait  un  bond,  et  le  roi,  craignant 
d'être  mangé,  détale,  et  les  deux  autres  galants  aussi,  suivis  du  kotwal. 

Le  conte  bengalais  offre,  comme  on  voit,  une  assez  amusante  modification 
d'un  trait  du  conte  du  Bannoû  et  aussi  du  conte  arabe  de  Damas  :  de  l'inof- 
fensif  veau  ou  mouton  (voir  une  des  notes  ci-dessus)  l'on  a  fait  un  être 
terrible. 

Quant  au  conte  du  district  d'Etah  et  à  celui  du  Haut-Indus,  ils  sont  inté- 
ressants en  ce  que,  dans  ces  contes  appartenant  à  la  première  branche,  se 
constate  une  infiltration  d'un  des  éléments  de  la  seconde.  Le  vizir  et  le  roi 
ne  se  réfugient  pas  (selon  la  formule  de  la  première  branche)  dans  un  coffre 
fermant  à  clef  ;  ils  tombent  dans  un  trou  (ce  qui  est  un  trait  de  la  seconde 
branche).  Mais  ce  trou  n'est  pas  une  cave,  où  il  leur  faudrait  demeurer  pri- 

(1)  Ch.  Swynnerton,  op.  cit.,  p.  195  seq. 

(2)  /ndtan  J«nçwa/-î/ II,  1873,  p.  379  seq. 

30 


466  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

sonniers  (comme  cela  a  lieu  dans  la  seconde  branche)  ;  c'est  une  simple  cm'e, 
d'où  ils  suilironl  revêtus  d'une  enveloppe  grotesque,  et,  sous  cette  enve- 
loppe (qui  tient  lieu  du  cotTre),  ils  seront  amenés,  —  le  roi  lui-même  aussi 
bien  que  le  vizir,  —  au  palais  du  roi . 

Nous  arrivons,  après  ce  long  voyage,  en  Europe,  dans  la  France  du  moyen 
âge,  où  notre  conte,  devenu  l'histoire  de  Constant  du  Hamel  et  de  sa  femme 
Isabeau,  a  pris  place  parmi  les  fabliaux  du  xiii'^  siècle  (1). 

Là  encore,  nous  sommes  tout  à  fait  en  pays  de  connaissance.  Ce  que  nous 
rencontrons,  ce  n'est  pas  seulement  ce  qu'on  peut  appeler  les  traits  généraux 
du  thème  indien  :  Isabeau  en  butte  aux  obsessions  des  trois  gros  personnages 
du  village  ;  puis  les  galants,  qu'elle  a  convoqués  à  trois  heures  successives, 
effrayés  quand  ils  entendent  frapper  à  la  porte,  et  finalement  bafoués.  Ce 
que  nous  rencontrons,  ce  sont  des  traits  bien  spéciaux,  appartenant  à  des 
sous-thèmes,  indiens  eux  aussi,  et,  ce  qui  est  curieux,  parfaitement  distincts. 

Ainsi,  quand  chacun  des  galants  arrive,  Isabeau  le  fait  «  enz  el  baing  en- 
trer »,  et,  quand  on  frappe,  le  galant  court,  de  la  baignoire,  se  réfugier  dans 
un  tonneau  où,  dit  la  dame. 

Il  n'y  a  rien  que  plume  mole. 

Les  trois  étant  dans  le  tonneau,  le  mari  feint  une  grande  colère  : 
«  Par  le  cueur  bien,  et  qu'est  ceci  ? 
«  Qui  a  cest  tonnel  emplumé 
«  Là  où  je  dois  mettre  mon  blé  ? 
«  Par  le  cueur  bien,  je  l'ardrai  jà.  » 
Lors  prent  le  feu,  se  li  bouta 
Et  la  plume  prist  à  brusler. 
Le    tonnel    fist    jus    roeler. 

Les  trois  galants  sortent,  comme  ils  peuvent,  de  cette  prison  roulante  et 
s'enfuient,  «  de  plume  enclos  »,  poursuivis  par  les  chiens  du  village. 

Il  n'est  pas  difficile  de  reconnaître  qu'il  y  a  là  une  combinaison,  plus  ou 
moins  heureuse,  du  sous-thème  des  cofjres  (ou  du  cotîre  unique),  dans  lequel 
l'honnête  femme  des  djâtakas  enferme  les  galants,  avec  le  sous-thème  de  la 
cuve  aux  plumes  que  présente  le  conte  du  Haut- Indus. 

On  relèvera  aussi,  dans  Constant  du  Hamel,  le  trait  du  hain,  qu'Isabeau, 
comme  l'Oupakoshà  de  la  vieille  Dn'hatkalhâ,  fait  prendre  aux  galants. 
Mais  combien  l'original  indien  est  mieux  motivé  sur  ce  point  !  Le  bain,  dans 
la  Brihatkathû,  préparait  parfaitement  le  massage  à  l'onguent  noir  qui  devait 
ridiculiser  les  galants  ;  il  ne  prépare  pas  du  tout  la  transformation  des  trois 
persécuteurs  d'isabeau  en  étranges  êtres  emplumés.  Cette  eau  claire,  em- 
ployée dans  le  conte  indien  du  district  d'Etah,  a  fait  tomber  le  coton  bigarré 
que  la  mélasse  a  collé  sur  le  corps  du  vizir,  comment  pouvait-elle  faire  tenir 
les  plumes  sur  le  corps  des  galants  du  fabliau  ?  et  cela,  de  telle  façon  que 

Tuit  estoient  de  plume  enclos  : 

Il  n'y  paroit  ventre  ni  dos. 

Teste,    ne   jambe,    ne   costé, 

Que  tuit  ne  fussent  emplumé. 

(1)  A.  de  Montaiglon  et  Raynaud,  Recueil  f;rnérnt  et  complet  des  jabliaux,  t.  IV, 
p.  166  seq. 


LE  CONTE  DU  CHAT   ET  DE  LA  CHANDELLE  467 

Le  trait  de  la  cui'c  à  mélasse  ou  à  colle  gluante,  qui  rendait  vraisemblable, 
matériellement  possible,  l'aventure  du  vizir  ou  du  roi  des  contes  indiens, 
ayant  disparu  du  fabliau,  rinvraisemblance,  l'impossibilité  matérielle  de 
l'histoire  saute  aux  yeux  (1). 

C'est  donc  par  les  récits  indiens  qu'il  faut  commenter,  compléter  Constant 
du  Hamel,  et  aussi  réduire  à  sa  juste  valeur  tel  trait  dans  lequel  on  pourrait 
chercher  un  reflet  des  mœurs  du  moyen  âge.  U anticléricalisme  du  fabliau, 
avec  le  rôle  odieux  qu'il  donne  au  «  prêtre  »  du  village,  lequel  fait  trio  avec 
le  «  prévôt  »  et  le  «  forestier  »,  est  tout  indien,  tout  oriental  :  on  se  rappelle 
le  pourohita,  le  «  chapelain  du  roi  »,  de  la  Brihatkathâ,  le  moufti  des  contes 
arabes. 

M.  J.  Bédier,  dans  son  livre  Les  Fabliaux,  a  étudié  jadis  (en  1893)  ce 
fabliau  de  Constant  du  Ilamcl,  en  lui  appliquant  son  hypercriticisme  (2). 

On  sait  comment  Gaston  Paris  a,  dans  cette  revue  même,  résumé  les 
thèses  générales  de  son  futur  successeur  au  Collège  de  France,  thèses  aux- 
quelles il  ne  s'est,  du  reste,  jamais  laissé  prendre  (3)  : 

—  «  1°  Quand  un  conte  existe  en  Asie  et  en  Europe,  il  peut  tout  aussi 
bien  s'être  propagé  d'Europe  en  Asie  que  vice  versa  ; 

—  «  2°  Il  n'y  a  'aucun  moyen  de  savoir  ce  qu'il  en  est  ; 

—  «  3°  Il  n'y  a  aucun  intérêt  à  le  chercher.  » 

M.  Bédier,  dans  son  système,  n'a  pas  même  entrevu,  —  peut-être,  jusqu'à 
un  certain  point,  était-il  excusable,  il  y  a  dix-huit  ans,  —  l'action  de  ces 
grands  courants  qui,  déterminés  par  des  événements  historiques,  par  des 
états  de  choses  historiques,  ont  emporté  les  contes  de  l'Inde  vers  les  quatre 
points  de  l'horizon,  courants  qu'en  réfutant  ce  même  M.  Bédier,  nous  consta- 
tions dès  cette  époque  (4). 

Quant  au  point  spécial  de  Constant  du  Hamel  (5),  M.  Bédier  apprend  à  ses 

(1)  Dans  un  conte  hessoisde  la  collection  Grimm  (n°  38),  l'héroïne,  pour  se  traves- 
tir en  oiseau  bizarre,  commence  par  se  mettre  dans  un  tonneau  où  il  y  a  du  miel  ; 
puis  elle  éventre  im  lit  de  plume  et  s'y  roule...  A  la  bonne  heure  !  —  Si  l'on  voulait 
montrer  en  détail,  à  propos  de  ce  passage  de  Constant  du  Hamel,  à  quoi  l'on  arrive 
en  combinant  plusieurs  sous-thèmes,  vaille  que  vaille,  il  faudrait  encore  se  deman- 
der comment  il  était  possible  aux  trois  galants,  empilés  dans  le  tonneau,  de  se  cou- 
vrir entièrement  de  plumes,  de  ces  plumes  auxquelles,  par-dessus  le  marché,  Cons- 
tant du  Hamel  met  le  feu.  Invraisemblances  sur  invraisemblances  ! 

Un  Meistersang,  composé  par  Hans  Sachs  en  1531,  et  dont  M.  Johannes  Boite 
donne  le  texte  dans  son  édition  du  NachtbilcJdeiti  de  Valentin  Schumann  (Stutt- 
gart, 1893,  pp.  374  seq.),  ne  met  dans  le  tonneau  rempli  de  plume  qu'un  seul  per- 
sonnage ;  mais,  la  chose  ayant  eu  lieu  après  un  bain  de  simple  eau  claire,  la  trans- 
formation du  galant  en  être  emplumé  ne  se  comprend  pas  mieux  que  dans  le  fabliau 
du  XIII''  siècle.  Encore  ici,  la  forme  indienne  primitive  a  été  altérée. 

(2)  f*  édition,  p.  411-413  (aucune  modification  dans  la  2'1'=  édition). 

(3)  Romania,  XXXI  (1902),  p.  143,  note  2. 

(4)  Compte  rendu  du  troisième  Congres  scientifique  international  des  Catholiques, 
tenu  A  Bruxelles,  du  3  au  8  septembre  1894.  8"  section.  Anthropologie  :  Emmanuel 
Cosquin,  Les  Contes  populaires  et  leur  origine.  Dernier  état  de  la  question,  p.  248  seq. 
(Bruxelles,  1895).  —  Le  tirage  à  part  de  ce  mémoire  se  trouve  à  la  librairieH.  Cham- 
pion. —  11  est  en  tète  du  présent  volume. 

(5)  Le  bref  examen  auquel  nous  allons  procéder  ne  fait  pas  double  emploi  avec 
les  considérations,  —  très  justes,  malgré  certaines  lacunes  dans  la  documentation, 
—  que  M.  Pietro  Toido  a  publiées  sur  le  mêqie  sujet  dans  la  Romania  [loc.  cit.). 


468  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

lecteurs  que  ce  «  fabliau  est  représenté  en  Orient  »,  en  tout  et  pour  tout, 
«  par  un  conte  des  Mille  et  une  Nuits  »,  le  conte  à  tiroirs  que  nous  avons 
résumé  plus  haut  et  que  M.  Bédier  cite  d'après  un  ouvrage  de  seconde 
main  (I). 

On  ne  constatera  pas  sans  étonnement  que  M.  Bédier,  traitant  ex  professa 
de  Constant  du  Hamel,  ne  connaît,  de  tous  les  contes  déjà  publiés  en  1893 
(on  a  vu  les  dates  des  ouvrages  cités  plus  haut),  qu'un  dos  contes  les  moins 
intéressants,  et  ne  le  connaît  que  tripatouillé  par  un  liltérateur  polisson. 

M.  Bédier  ajoute  :  «  Ce  conte  arabe  (des  Mille  et  une  Nuits)  peut-il  pré- 
tendre à  remonter  jusqu'à  l'Inde  ?  Je  V ignore  et  j'en  doute.  »  Auparavant  déjà 
;^p.  115),  il  avait  dit  qu'  «  il  n'est  pas  prouvé  que  Constant  du  Hamel  ait  ja- 
mais vécu  dans  V Inde,  ni  antérieurement  au  XIII^  siècle  ». 

Ces  M  doutes  >:  soi-disant  scientifiques  ne  paraissent-ils  pas  assez  étranges, 
aujourd'hui  que,  grâce  à  tout  un  ensemble  de  recherches  convergentes,  le 
fabliau  de  Constant  du  Hamel  se  découvre  à  son  rang,  comme  rameau  assez 
mal  venu,  sur  une  des  branches  de  cet  arbre  indien  que,  dans  le  jardin  du 
folk-lore,  on  peut  étiqueter  Llwnnvte  femme  et  les  galants  ? 

Et,  quand  M.  Bédier  porte  le  même  scepticisme  radical  dans  la  question 
chronologique  et  cherche  à  donner  au  lecteur  l'impression  qu'on  n'arrivera 
jamais  à  reculer  au  delà  du  xiii^  siècle  de  notre  ère  la  date  d'un  thème  de 
conte  que  l'on  peut  suivre,  en  remontant  les  âges,  jusqu'au  ii^  ou  au  iii^  siè- 
cle avant  notre  ère,  notre  étonnement  redouble  (2)... 

(1)  Voici  ce  que  dit  M.  Bédier  :  «  Ce  fabliau  est  représenté  en  Orient  par  un  conte 
<i  des  Mille  et  une  Nuits  ('lOe"  nuit  du  texte  tunisien  du  xm»  siècle)  ;  l'édition  de 
«  Breslau  l'a  supprimé.  L'analyse  que  je  donne  est  faite  d'après  La  Fleur  lascive 
(Oxford,  1882,  p.  10),  »  C'est  évidemment  chez  son  anonyme  d'Oxford  que  M.  Bé- 
dier a  pris  ses  renseignements  bibliographiques  sur  le  «  texte  tunisien  »  des  Mille  et 
une  Nuits,  c'est-à-dire  sur  le  manuscrit  arabe  de  Tunis,  qui  a  été  édité  à  Breslau, 
en  douze  volumes,  de  1824  à  1843  (V.  Chauvin,  Bibliographie  des  auteurs  arabes 
IV,  Liège,  1900,  pp.  12-15),  et  sur  la  prétendue  «  suppression  »  qui  aurait  été  faite 
dans  cette  édition.  M.  Bédier  n'aurait  pourtant  pas  eu  beaucoup  de  peine  à  se  pro- 
curer la  vieille  et  très  connue  traduction  allemande  des  Mille  et  une  Nuits,  dite  de 
Breslau  (1825)  :  il  y  aurait  trouvé,  dans  le  XI<"  volume,  à  la  496^  Nuit,  pp.  279  seq., 
le  conte  de  La  Dame  du  Caire  et  ses  quatre  galants.  De  plus,  en  lisant  la  préface  de 
ce  XI<=  volume  (p.  i  et  p.  xxv),  il  aurait  vu  que  tous  les  contes  qui  y  sont  contenus 
ont  été  empruntés  à  la  traduction  anglaise,  publiée  en  1811  par  Jonathan  Scott, 
d'un  manuscrit  des  Mille  et  une  Nuits  (le  manuscrit  Worlley-Montague  dont  nous 
avons  parlé  ci-dessus),  qui  n'est  nullement  le  manuscrit  de  Tunis  ;  il  aurait  vu  encore 
(p.  xxiv)  que  la  Nuit  496  de  la  traduction  allemande,  —  et  nullement  du  «  texte 
tunisien  »,  dans  lequel  on  n'a  pas  eu  à  «  supprimer  »  ce  qui  n'y  a  jamais  existé,  — 
comprend  les  Nuits  453-458  de  la  traduction  anglaise  du  manuscrit  Wortley-Mon- 
tague.  M.  Bédier  aurait  donc  pu  ne  pas  recourir  à  un  ouvrage  de  seconde  main 
comme  son  livre  d'Oxford,  et  ne  pas  accepter  pour  authentique  ce  que  M.  Chauvin 
{op.  cit.,  VI,  n°  185)  appelle  une  «  version  apocryphe  »,  dans  laquelle  l'anonyme  a 
modifié,  "  très  librement  modifié  »,  dit  M.  Chauvin,  le  texte  allemand  de  Breslau. 
Ce  qw,  du  reste,  trahit  la  fraude,  c'est  ce  chiffre  496,  chiiïre  spécial  au  numérotage 
du  texte  allemand  et  que  l'anonyme  applique  au  "  texte  tunisien  »,  pour  faire  croire 
que  sa  traduction  française,  à  lui,  aurait  été  faite  d'après  un  chapitre  de  ce  texte 
tunisien,  chapitre  inexistant. 

(2)  Constatons,  sans  nous  y  arrêter,  qu'en  1907,  M.  Bédier  continuait  à  employer 
sa  méthode  d'argumentation  de  1893  ;  mais,  cette  fois,  il  l'appliquait  à  une  chanson 
de  geste,  celle  d'Amis  et  Amiles  (Remania,  XXXVI,  1907,  p.  342,  note  i  :  «  Je  ne 


LE  CONTE   DU  CHAT  ET  DE   LA  CHANDELLE  469 

Pour  soumettre  au  contrôle  des  faits  l'application  du  système  de  M.  Bé- 
dier  au  fabjiau  de  Constant  du  Hamel,  nous  n'avons  fait  appel  qu'à  une  partie 
des  contes  orientaux  traitant  le  théine  de  V Honnête  jenime  et  les  galants,  à 
ceux  qui  appartiennent  à  la  première  branche  de  cette  famille  de  contes. 
Nous  allons  examiner  ceux  qui  se  rattachent  à  la  seconde. 

Seconde  branche 

La  seconde  branche  de  cette  famille  de  contes  a,  comme  la  première,  des 
représentants  dans  la  littérature  du  moyen  âge,  mais  des  représentants  plus 
fidèles  que  ne  l'était,  pour  la  première  branche,  le  fabliau  de  Constant  du 
Hamel.  Après  un  conte  des  Gesta  Romanorum  (fin  du  xiii^  siècle)  viennent, 
dans  l'ordre  chronologique,  un  épisode  du  roman  de  Perceforest  (xiv^  siècle) 
et  un  petit  poème  anglais,  The  Wrighfs  Chaste  Wife  (xv®  siècle)  (1). 

Nous  ne  reprendrons  pas  les  résumés  excellents  que,  dans  cette  revue 
même,  Gaston  Paris  a  donnés  de  ces  trois  récits,  ainsi  que  de  plusieurs 
contes  orientaux  (histoire  de  Devasmitâ,  faisant  partie,  comme  l'histoire  de 
la  Belle  Oupakoshâ  étudiée  plus  haut,  de  la  recension  cachemirienne  de  la 
Brihatkathâ,  mise  en  vers  sanscrits  au  xi^  siècle  par  Somadeva  et  Kshemen- 
dra  ;  conte  persan  du  Touti  Nanieh  ou  Livre  du  Perroquet,  versifié  dans  la 
première  moitié  du  xiv^  siècle  par  Nakshebî,  et  conte  correspondant  d'une 
version  turque,  faite  une  centaine  d'années  plus  tard  ;  enfin,  conte  turc,  pro- 
venant d'un  recueil  de  42  contes,  sans  nom  d'auteur,  intitulé  'Al-faradj  ba'd 
aj-jidda,  «  Joie  après  tristesse  »  (2).  Ce  que  nous  avons  en  vue,  au  sujet  de 

«  sache  pas,  écrivait-il,  qu'on  ait  découvert...  le  moindre  (sic)  parallèle,  ni  dans 
«  l'Inde,  ni  nulle  part  en  Orient  »  :  donc  probabilité,  sinon  certitude,  qu'il  n'en  existe 
pas.  —  M.  Bédier,  qui  s'est  attaqué  plusieurs  fois  à  l'Introduction  de  nos  Contes 
populaires  de  Lorraine,  n'y  a  pas  vu  (pp.  xxxvii-xxxix)  qu'en  1886,  nous  rappro- 
chions d'Amis  et  Amiles  trois  contes  indiens.  Depuis  ce  temps  notre  dossier  a 
bien  grossi,  et  peut-être  faudra-t-il  le  publier  un  jour  :  le  travail  sur  Amis  et 
Amiles  dans  lequel  M.  M. -A.  Potter  a  présenté  des  objections  très  fondées  aux  thè- 
ses de  M.  Bédier  {Publications  of  the  Modem  Languages  Association  of  America, 
vol.  23,  1908,  p.  371  seq.)  demanderait  à  être  fortifié  par  un  supplémentde  docu- 
ments. 

(1)  Gesta  Romanorum,  éd.  Oesterley  (Berlin,  1872),  cap.  69,  p.  381  seq.  — Gas- 
ton Paris,  Le  conte  de  la  Rose  dans  le  roman  de  Perceforest  (loc.cii.).  —  The  Wrighi's 
Chaste  Wife,  by  Adam  of  Cobsam  (Londres,  1865  ;  Early  Englisch  Text  Society). 

(2)  Somadeva,  Kathâ  Sarit  Sâgara,  déjà  cité  (trad.  C.  H.  Tawney,  I,  p.  85  seq.  ;  — 
trad.  H.  Brockhaus,  I,  p.  1371.  —  Kshemendra,  Brihalkatltàmaniari,  livre  II,  vers 
167  et  suivants  du  texte  sanscrit,  non  encore  traduit.  (Informations  prises,  cette 
Histoire  de  Devasmitâ  est  identique,  somme  toute,  dans  les  deux  écrivains  indiens, 
dont  nous  avons  essayé,  plus  haut,  d'indiquer  le  rôle  par  rapport  à  la  vieille 
Brihatkathâ).  —  Touti  Nameh,  traduction  allemande  de  C.  J.  L.  Iken,  Stuttgart, 
1822,  p.  30  seq.  (Cette  traduction  suit  un  abrégé  qu'au  xvn''  siècle,  un  certain 
Mohammed  Qâdirî  a  faite  de  l'ouvrage  de  Nakshebî.  D'après  le  grand  travail 
comparatif,  publié  en  1867  par  M  Wilhelm  Pertsch  dans  la  Zeitschrift  der  Deutschen 
.Morgenlandischen  Geseltschafl,  t.  XXI,  p.  505  seq.,  l'abrégé  de  Qâdirî  reproduit 
exactement,  pour  notre  conte,  sauf  un  ou  deux  petits  détails,  le  texte  de  Nakhebî 
lequel  n'était  pas  encore  traduit  en  1867  et  ne  l'est  pas  davantage  aujourd'hui).  — 
Tuii-?>ameh.  Nach  der  tûrkischen  Bearbeitung  iibersetzt  con  Georg  Rosen  (Leipzig, 
1858),  I,  p.  83  seq.  —  Le  résumé  du  conte  turc  de  Y"  Al- far  ad  j...  a  été  donné  par 
R.  Koehler  (loc.  cit.),  d'après  une  communication   de  M.  Wilhem  Pertsch. 


470  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

tous  ces  contes  et  des  quelques  coules  orientaux  (jue  nous  avons  à  y  ajouter, 
(conte  populaire  indien  du  llaul-lndus,  version  malaise  du  conte  persan  du 
Touti-Aarneh  (1),  sans  parler  des  deux  contes  arabes  de  Tunis  analysés  ci-des- 
sus), c'est  de  mettre  bien  en  relief  divers  traits  caractéristicpies,  et  en  particu- 
lier ceux  qui  montrent  les  liens  de  parenté  existant  entre  les  deux  branches. 

11  convient  d'abord  d'insister  sur  le  plus  important  de  ces  traits  caracté- 
ristiques, lequel,  à  le  bien  considérer,  rend  compte  des  principales  différences 
que  la  seconde  branche  présente  par  rapport  à  la  première.  Dans  cette 
seconde  branche,  ce  n'est  pas  la  vue  de  la  jeune  femme  elle-même  qui 
donne  aux  personnages  que  cette  jeune  femme  bafouera,  l'idée  de  leur  tenta- 
tive déshonnète  ;  c'est  la  vue  d'un  objet  se  rapportant  à  elle,  le  plus  souvent 
une  fleur,  que  la  femme  a  remise  à  son  mari,  partant  pour  un  lointain  voyage, 
et  qui  restera  constamment  fraîche,  tout  le  temps  que  la  femme  sera  fidèle. 
Ce  n'est  donc  pas  la  beauté  de  l'héroïne  qui  donne  aux  galants  l'idée  de  l'en- 
treprise ;  ce  n'est  pas  même,  ordinairement,  sa  beauté  présumée  ;  c'est  le 
dessein  de  jouer  un  tour  au  mari  en  faisant  se  faner  entre  ses  mains  la  fleur 
révélatrice. 

Cette  fleur,  dans  le  vieux  conte  indien  de  la  Brihatkatkâ,  est,  si  l'on  peut 
parler  ainsi,  en  double  exemplaire  :  le  dieu  Siva,  en  efTet,  donne  à  chacun 
des  deux  époux,  pendant  leur  sommeil,  comme  garantie  de  la  fidélité  de  l'un 
envers  l'autre,  un  lotus  rouge.  Mais,  partout  ailleurs,  la  fleur  ou  le  bouquet 
qui  ne  doit  pas  se  flétrir,  et  dont  l'origine  n'est  pas  indiquée,  est  entre  les 
mains  du  mari  seulement,  à  qui  sa  femme  l'a  donné.  —  L'exception  la  plus 
remarquable  est  celle  qu'ofTre  le  conte  des  Gesta  Romanorum,  où  c'est  la 
mère  de  la  jeune  femme  qui  donne  à  son  gendre  le  talisman,  une  chemise  qui 
doit  rester  blanche  tant  que  la  fidélité  de  chacun  des  époux  envers  l'autre 
restera  entière.  On  dirait  que  co  talisman  unique  à  double  propriété  est  un 
souvenir  des  deux  talismans  bien  distincts  du  conte  de  la  Brihatkatkâ.  (Dans 
le  petit  poème  anglais,  c'est  aussi  la  belle-mère  qui  donne  à  son  gendre  le 
talisman,  une  rose  ;  mais  cette  rose  ne  garantit,  ici  comme  d'ordinaire,  que 
la  fidélité  de  la  femme.) 

En  Orient,  ---  Gaston  Paris,  ni  personne  ne  pouvait  le  savoir  en  1894, 
—  si  ce  n'est  pas  une  chemise  que  la  femme  remet  à  son  mari,  c'est  un  objet 
analogue,  un  vêlement,  qui  disparaîtra  en  cas  d'infldélité  de  la  femme.  Ce 
trait  se  trouve  dans  la  recension  persane  du  Touti  Nameh  traduite  en  malais 
que  nous  avons  mentionnée  plus  haut.  En  mênie  temps  que  le  vêtement,  le 
mari  reçoit  de  sa  femme  le  tahsman  habituel,  une  fleur. 

Il  faut  ranger  à  part  un  petit  groupe,  dont  font  partie  les  deux  contes 
tunisiens  et  dans  lequel  ce  que  nous  avons  appelé  la  beauté  présumée  de  l'hé- 
roïne est  le  grand  moteur  de  l'intrigue. 

Le  conte  du  Haut-Indus  (Ch.  Swynnertoii,  op.  cit.,  p.  188)  rattache  ce 
trait  nouveau  à  la  fleur  magique  elle-même.  Le  roi,  ayant  vu  cette  fleur,  dont 
le  mari,  qui  est  entré  à  son  service,  lui  a  révélé  la  propriété,  dit  à  ses  minis- 
tres :  «  Vous  voyez  cette  fleur,  comme  elle  est  belle  I  La  dame  elle-même  doit 


(1)  Ch.  Swynnerton,  op.  cit.,  |i.  188  seq.  —  J.  Brandes,  sur  la  version  malaise 
du  Touti  Nameh,  dans  la  Tijdsrriii  t'oor  Indische  Taal-,  L.and  en  Voikenknnde, 
tome  41  (Batavia,  189'J),  pp.  453-455. 


LE  CONTE  DU  CHAT   ET  DE  LA  CHANDELLE  471 

être  belle  aussi.  N'épargnez  aucune  peine  pour  me  l'amener.  »  —  On  se  rap- 
pelle que,  dans  le  premier  conte  tunisien,  l'idée  de  talisman  s'est  complète- 
ment effacée,  et  qu'on  en  est  arrivé  à  ce  trait  prosaïque  des  «  belles  robes  » 
qui  doivent  faire  penser  à  l'absente  et  qui  émerveillent  le  sultan  (1).  — 
Quant  au  second  conte  tunisien,  la  beauté  de  la  femme  n'est  pas  seulement 
présumée  ;  car  le  portrait  est  là. 

Comment  l'héroïne  se  défend-elle  contre  l'entreprise  ?  Dans  un  petit  nom- 
bre de  contes,  par  un  moyen  analogue  à  ceux  de  la  première  branche,  par 
la  frayeur  inspirée  aux  galants. 

La  recension  du  Touti  Naineh  persan  de  laquelle  provient  la  version  tur- 
que donne  ainsi  cet  épisode  : 

Le  prince  que  sert,  comme  soldat,  le  mari  de  l'héroïne  envoie  successive- 
ment auprès  d'elle  un  émissaire,  puis  un  autre,  afin  de  mettre  à  l'épreuve  la 
rose  mystérieuse.  Le  premier  émissaire  est  à  peine  introduit  auprès  de  la 
jeune  femme,  que  la  servante,  d'accord  avec  sa  maîtresse,  frappe  violem- 
ment à  la  porte  de  la  rue  et  accourt  dire  que  c'est  le  frère  aîné  de  la  dame  qui 
arrive.  Épouvante  du  galant.  La  jeune  femme  le  cache  dans  un  magasin 
(sic),  qu'elle  ferme  à  clef.  Même  aventure  arrive  au  second  émissaire,  que  le 
prince  envoie,  ne  voyant  pas  revenir  le  premier. 

Cet  épisode  est  à  peu  près  celui  du  second  conte  tunisien,  dans  lequel  un 
beau-frère  terrible  correspond  au  frère  du  conte  persan  ;  mais  ce  n'est  pas 
dans  un  magasin,  ni  dans  toute  autre  chambre,  que  le  galant  est  enfermé  ;  on 
le  descend,  sous  prétexte  de  le  cacher,  dans  une  cave. 

C'est  aussi  dans  une  cave  que  l'héroïne  du  conte  turc  de  V'Al-faradj 
enferme  successivement  les  trois  vizirs,  puis  le  roi,  après  les  avoir  préalable- 
ment enivrés,  et  ils  doivent  teiller  du  coton  (comme  les  deux  vizirs  et  le  sul- 
tan du  second  conte  tunisien  doivent  carder  de  la  laine)  (2). 

Dans  les  Gesta  Romanorum  et  dans  Perceforest,  la  jeune  femme  use  de 
douces  paroles,  pour  faire  entrer  chacun  des  galants,  sous  prétexte  de  venir 
bientôt  le  rejoindre,  dans  une  chambre  ou  dans  une  tour,  et  elle  l'y  enferme. 

(1)  Selon  toute  probabilité,  ce  trait  des  «  belles  robes  »  est  l'affaiblissement  du 
mystérieux  «  vêtement  »  révélateur  du  conte  malayo-persan.  Il  est  vrai  que  le 
mari,  dans  ce  dernier  conte,  doit  mettre  le  «  vêtement  »,  et,  cela  va  sans  dire,  le 
fiancé,  dans  le  conte  tunisien,  ne  mettra  pas  les  '■  robes  «  ;  mais  ils  devront,  l'un  et 
l'autre,  regarder  souvent  ce  qui  leur  a  été  donné  •  le  fiancé  du  conte  tunisien,  pour 
réveiller  en  soi  le  souvenir  de  celle  qui  lui  est  promise  ;  le  mari  du  conte  malayo- 
persan  (et  cela  est  la  version  primitive) ,  pour  voir  si  sa  femme  lui  est  fidèle. 

(2)  Dans  le  conte  du  Haut- Indus,  la  jeune  femme  fait  manger  aux  émissaires 
(d'abord  à  deux  vieilles,  soi-disant  pèlerines  de  la  Mecque,  puis  à  deux  prétendus 
fakirs)  des  friandises  dans  lesquelles  elle  a  mis  du  hhung  (drogue  stupéfiante),  et 
elle  les  rend  hébétés.  De  plus,  elle  fait  raser  aux  deux  hommes  cheveux  et  barbe  et 
leur  fait  enduire  le  visage  de  noir  de  fumée  [infiltration  d'un  des  sous-thèmes  de  la 
permiére  i)ranchel.  Le  roi,  ne  les  voyant  pas  revenir,  part  pour  le  pays  de  la  jeune 
femme  et  va  frapper  à  la  porte  de  celle-ci,  avec  son  vizir,  sans  dissimuler  sa  qualité. 
La  jeune  femme,  se  donnant  pour  servante,  les  reçoit  et  les  sert  à  table  :  dans  la 
conversation,  elle  promet  d'envoyer  de  force  au  palais  sa  maîtresse  en  litière  cou- 
verte. Quand  la  litière,  les  rideaux  bien  baissés,  arrive  au  palais,  le  roi  y  trouve 
ses  émissaires,  hommes  et  femmes,  toujours  hébétés  par  le  hlnin"  [comme,  dans  la 
première  branche,  le  roi  trouve  dans  les  coffres  les  galants  ridiculement  défigui'ésj. 


472  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

(Dans  Perccforest,  les  prisonniers  doivent  iiler  du  lin  ;  dans  le  poème  anglais, 
teiller,  éclianvrer  et  filer,  chacun  selon  ce  qui  lui  est  ordonné.) 

Dans  le  Touti  Nameh  persan  de  Nakshebî,  la  jeune  femme,  en  attendant 
l'arrivée  du  galant,  fait  disposer,  sur  l'orifice  d'un  puits  desséché,  un  lit  sus- 
pendu au  moyen  de  cordes  pourries,  et,  quand  le  galant  se  met  sur  ce  lit,  il 
tombe  aussitôt  dans  le  puits  (1). 

L'héroïne  du  second  conte  tunisien,  on  s'en  souvient,  improvise  moins  les 
choses  :  elle  prend  jour  avec  les  sept  émissaires  du  sultan,  qui  doivent  l'em- 
mener à  Stamboul,  et,  dans  l'intervalle,  elle  fait  creuser  par  une  équipe  de 
vingt  puisatiers,  «  en  deçà  de  la  porte  d'entrée  de  sa  maison,  un  grand  trou, 
pour  lequel  un  menuisier  fait  un  couvercle  qui  bascule  facilement  »,  et  elle 
met  un  tapis  sur  le  piège.  C'est  ainsi  que  les  sept  hommes  tombent  à  la  fois 
dans  le  trou. 

Dans  le  poème  anglais  du  xv«  siècle,  le  mari,  charpentier  de  son  état, 
construit,  par  sollicitude  pour  sa  femme  et  en  prévision  des  longues  absences 
que  nécessite  sa  profession,  une  chambre  entourée  de  murs  épais,  où  il  dis- 
pose une  trappe  de  telle  façon  que,  dès  qu'on  met  le  pied  dessus,  on  tombe 
dans  un  souterrain. 

Nous  le  déclarons  franchement,  malgré  l'autorité  de  Gaston  Paris  {op.  cit., 
p.  110)  :  nous  serions  bien  étonné  si  cette  idée  ingénieuse,  trop  ingénieuse, 
de  la  trappe  faisait  partie  de  la  forme  primitive  du  conte,  surtout  accompa- 
gnée, comme  elle  l'est  dans  le  poème  anglais,  de  la  prévision  vraiment  divi- 
natoire du  mari.  Les  contes  y  vont  plus  simplement,  et  machinent  moins. 

Le  conte  indien  de  Devasmitâ,  dans  la  Brihatknthâ  cachemirienne,  —  s'il 
n'est  nullement,  malgré  son  âge,  un  représentant  de  la  forme  primitive,  — 
n'en  est  pas  moins  très  curieux  pour  la  manière  doîit  il  combine  des  sous- 
thèmes,  provenant  des  deux  branches. 

L'introduction  est  bien  de  la  seconde  branche  :  Heur  magique,  dont  le 
mari  de  Devasmitâ,  éloigné  de  son  pays  pour  alîaires  de  commerce,  révèle 
la  propriété  à  quatre  jeunes  marchands,  qui  l'ont  enivré  ;  expédition  de  ces 
marchands  vers  le  pays  où  est  restée  Devasmitâ. 

Ce  qui  suit  a  quelque  chose  de  la  première  branche  :  chacun  des  jeunes 
marchands  est,  à  son  tour,  reçu  dans  la  mai.son  de  Devasmitâ  par  une  ser- 
vante, habillée  des  vêtements  de  sa  maîtresse,  et  qui  fait  boire  au  galant  du 
vin  auquel  est  mêlé  du  suc  de  daiura  ;  privé  de  ses  sens  par  cette  drogue,  il 
est  marqué  au  front  d'un  fer  rouge  en  forme  de  patte  de  chien,  dépouillé  de 
ses  vêtements  et  jeté  hors  de  la  maison,  dans  un  fossé  plein  d'immondices. 

Ici,  sans  doute,  Devasmitâ  ne  fait  pas  porter  les  galants  chez  le  roi,  à  l'ins- 

(1)  On  se  demandera  peut-être  comment  il  se  fait  que  la  version  turque  du  Toud 
Nameh,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  donne  tout  autrement  ce  passage.  Peut-être  cette  ver- 
sion turque  a-t-elle  été  faite  sur  l'ancien  Toiiii  Nameit  persan,  aujourd'hui  disparu, 
et  non  sur  l'arrangement  versifié  que  Nakshebî  en  a  publié  dans  la  première  moitié 
du  xiv  siècle.  Il  est  intéressant  de  rapporter  ici  la  déclaration  de  Nakshebî 
(VV.  Pertsch,  loc.  cit.,  p.  515),  d'après  laquelle  le  vieux  Tonli  Nameh  (Livre  du  Perro- 
quet), qui  a  emprunté  son  titre  et  son  cadre  au  livre  sanscrit  la  Çoukasaptaii  (Les 
Soixante-dix  [histoires]  du  Perroquet,  a  pris  ses  éléments,  non  dans  la  Çoukasaptati 
seulement  (ce  que  la  plus  rapide  confrontation  fait  sauter  aux  yeux),  mais  dans  plu- 
sieurs '<  livres  indiens  ». 


LE  CONTE  DU   CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  473 

tar  des  héroïnes  de  la  première  branche,  pour  les  faire  sortir,  défigurés  et 
piteux,  de  coffres  où  elle  les  aurait  fait  entrer  ;  mais,  déguisée  en  homme, 
elle  va  trouver  le  roi  de  leur  pays,  pour  les  revendiquer  comme  esclaves  fugi- 
tifs, et  elle  les  contraint  à  montrer,  devant  le  peuple  assemblé,  la  marque 
humiliante  de  la  patte  de  chien,  cachée  sous  le  bandeau  dont  ils  se  couvrent 
le  front.  C'est  bien  là,  ce  nous  semble,  le  pendant  du  premier  tableau. 

Pourquoi  Devasmitâ,  en  partant  dans  le  pays  où  sont  retournés  les  jeunes 
marchands  et  où  séjourne  encore  son  mari,  s'est-elle  habillée  en  homme, 
comme  le  font  les  héroïnes  des  deux  contes  de  Tunis  (et  aussi  celles  du  conte 
tibétain  et  de  plusieurs  contes  populaires  indiens,  tel  que  la  Fille  du  Forge- 
ron), quand  elles  vont  délivrer  leur  fiancé  ou  leur  mari  prisonnier  ?  Y  aurait- 
il  dans  le  vieux  conte  une  infiltration  d'un  thème  analogue  au  thème  de  ces 
contes  d'aujourd'hui  ?  La  chose  ne  serait  pas  du  tout  impossible,  et  même 
elle  devient  très  probable,  pour  peu  qu'on  lise  avec  attention  le  récit  de 
Somadeva  : 

Devasmitâ  ayant  raconté  à  la  mère  de  son  mari  son  aventure  avec  les 
quatre  marchands,  sa  belle-mère  lui  dit  :  «  Ma  fille,  tu  as  bien  agi  ;  mais  il 
peut  se  faire  qu'il  en  résulte  des  malheurs  pour  mon  fils.  .A  quoi  Devasmitâ 
répond  :  «  Je  le  délivrerai,  comme  Saktimatî  délivra  jadis  son  mari  par  son 
intelligence.  «  (Suit  l'histoire  d'une  certaine  Saktimatî  et  de  son  mari,  que, 
par  ruse,  elle  tire  de  prison.) 

'■  Je  le  délivrerai  »  :  ces  mots  du  récit  indien  relient  la  dernière  partie  des 
aventures  de  Devasmitâ  à  tous  ces  contes  que  nous  avons  étudiés  et  dans 
lesquels  la  jeune  femme  habillée  en  homme  délivre  son  mari  de  captivité. 

Qu'on  veuille  bien  le  remarquer  :  toutes  ces  combinaisons  de  thèmes  di- 
vers, toutes  ces  infiltrations  que  présente  le  conte  de  Devasmitâ,  existaient 
certainement  déjà  dans  le  texte  de  la  recension  cachcmirienne  de  la  Brihat- 
kathâ  que  reflètent  tout  à  fait  de  la  même  façon  les  arrangements  versifiés 
au  xi^  siècle  par  Somadeva  et  par  Kshemendra.  Elles  existaient  donc  très 
probablement  au  x^  siècle,  pour  le  moins.  Nous  aurions  à  remonter  encore 
de  quelques  centaines  d'années,  s'il  était  établi  que  le  conte  de  la  recension 
cachemirienne  faisait  déjà  partie  de  l'antique  Brihatkathâ. 

No  2.  —  Contes  des  Berbères  de  Tamazratt 

(TUNISIE   DU   sud) 

Nous  revenons  à  notre  thème  du  Chat  ,qui  va  se  présenter  à  nous, 
toujours  en  Tunisie,  dans  un  encadrement  beaucoup  moins  compli- 
qué que  roncadremcnt  (ou  plutôt  le  double  encadrement)  précédent, 
mais  tout  aussi  indien. 

Dans  le  conte  berbère  que  nous  avons  à  examiner  maintenant  (l)i 

(1)  Hans  vStumme,  Mœrchen  der  Berhern  von  Tamazratt  in  Siidtunisien  (Liep- 
zig,  1900),  no  6. 


474  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

il  y  a,  coinnu'  dans  les  deux  contes  arabes  de  Tunis, une  cousine  ; 
elle  a  même  deux  cousins,  l'un,  son  préféré,  neveu  de  son  père  ; 
l'autre,  neveu  de  sa  mère  : 

La  mère  voulant  marier  la  jeune  fill<^  à  ce  dernier,  la  jeune  fille  dit  à  son 
père  que  le  mieux  serait  peut-être  de  donner  à  chacun  des  deux  jeunes  gens 
un  vaisseau  et  des  marchandises  :  celui  qui  aura  fait  preuve  de  plus  d'intel- 
ligence et  de  caractère,  elle  le  prendra  pour  mari.  Le  père  approuve  et  les 
deux  jeunes  gens  s'embarquent,  faisant  voile  chacun  de  son»côté. 

Le  neveu  de  la  mère,  Said,  aborde  dans  un  certain  port.  Près  de  la  porte 
de  la  ville,  des  joueurs  l'invitent  à  tenter  la  chance.  «  En  quoi  consiste  votre 
jeu  ?  »  demande-t-il.  Les  gens  répondent  :  «  Nous  avons  un  chat  qui  est  en 
état  de  tenir  pendant  toute  la  nuit  une  bougie  entre  ses  pattes  de  devant,  pen- 
dant que  nous  sommes  à  écrire.  Si  ce  chat  laisse  tomber  la  bougie,  nous  te 
donnerons  cent  de  nos  vaisseaux  ;  s'il  ne  la  laisse  pas  tomber,  ton  vaisseau 
nous  appartiendra.  —  Accepté  !  »  dit  Saïd.  Mais  le  chat  tient  la  bougie  jus- 
qu'au matin,  et  le  jeune  homme,  ruiné,  est  obligé  de  s'engager  comme 
apprenti  chez  un  gargotier. 

Une  dizaine  de  jours  après,  arrive  dans  cette  même  ville  Achmed,  le  neveu 
du  père  de  la  jeune  fdle.  Comme  Saïd,  il  accepte  la  proposition  des  maîtres 
du  chat  :  mais  il  a  soin  de  se  procurer  deux  souris,  qu'il  remet  à  un  petit  gar- 
çon en  lui  donnant  ses  instructions.  Le  soir  venu  et  le  chat  étant  à  son  poste, 
l'enfant,  qui  est  entré  dans  la  chambre,  lâche  une  souris,  puis  l'autre,  et  le 
chat,  qui  d'abord  est  resté  tranquille,  saute  sur  la  seconde  souris  en  renver- 
sant la  bougie.  Achmed  a  donc  gagné  les  cent  vaisseaux. 

Se  promenant  ensuite  dans  la  ville,  il  rencontre  Saïd,  à  l'ouvrage  chez  son 
gargotier.  Il  lui  fait  raconter  son  malheur,  et  lui  propose  de  lui  rendre  son 
vaisseau,  mais  à  la  condition  que  Saïd  se  laissera  marquer  au  fer  rouge,  au 
bas  du  dos.  L'autre  accepte,  et  Achmed  le  marque  de  son  sceau,  qui  le  déclare 
en  toutes  lettres  sa  propriété.  Puis  il  lui  dit  de  retourner  dans  leur  pays. 

Arrivé  là,  Saïd  est  reçu  par  sa  tante  qui,  toute  joyeuse,  lui  demande  quand 
il  veut  qu'ait  lieu  son  mariage  avec  sa  cousine.  Le  jour  est  fixé,  et  Achmed 
revient  ce  jour-là  même.  Quand  le  cortège  nuptial  passe  devant  sa  maison, 
il  enlève  la  fiancée.  Tumulte.  «  Faites  venir  Saïd  >>,  dit  Achmed.  Et,  Saïd 
étant  arrivé  :  «  Levez  ses  vêtements,  et  lisez  ce  qui  est  écrit  sur  mon  sceau, 
dont  il  est  marqué.  «  Constatation  faite,  les  gens  disent  à  Saïd  :  «  Ce  n'est 
pas  à  toi  que  revient  la  femme.  »  Et  ainsi  Achmed  épouse  sa  cousine. 

Un  conte  arabe  de  riraq-Ara]>i  (ancienne  Mésopotamie)  présente 
ce  même  thème  général,  d'une  façon  moins  complète,  mais  avec  des 
traits  particulieis  (l).Les  deux  jeunes  gens  sont  frères  de  père, l'un  est 
né  de  la  fennue  libre  ;  l'autn^  (celui  qui  réussit),  de  la  femme  esclave. 
Arrivée  successive  des  deux  jruucs  gens  dans  unr  certaine  ville  mari- 
tinie  ;  vaisseau  perdu  par  l'un  dans  une  sorte  de  jeu  (  qui  remplace  le 
pari  au  sujet  du  chat),  puis  regagné  par  l'autre  ;  le  perdant  forcé 

(1)  ]■ .  II.  Weisvbarh,  Deiir.rge  zur  h'unde  drs  Irak-arabiscfien,  1""  partie  (Leipzig, 
1908),  n'  17. 


LE  CONTE   DU   CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  475 

d'entrer  au  service  d'un  gargolier,  puis  délivré  par  son  frère,  qui  le 
marque  du  sceau  de  l'esclavage,  tous  ces  traits  se  rencontrent  dans 
le  conte  niésopotamien  ;  mais  l'exhibition  de  la  marque  n'a  pas  lieu, 
et  le  simple  récit  des  aventures  des  deux  frères  fait  que  le  père  favo- 
rise le  fils  de  la  femme  esclave  et  sa  mère. 

Il  est  visible  que  le  conte  berbère  de  Tunisie,  ainsi  que  le  conte 
arabe  de  Mésopotamie,  se  rattachent  au  groupe  de  contes  auquel 
appartient  le  roman  hindoustani  de  la  Rose  de  Bakawali.  Récapitu- 
lons :  délivrance  d'un  frère  par  un  frère  (dans  le  conte  berbère,  du 
cousin  d'une  jeune  fille  par  un  autre  cousin)  ;  ingratitude  du  liljéré 
(trait  estompé  dans  le  conte  berbère  et  tout  à  fait  efïacé  dans  le  conte 
de  riraq-Arabi)  ;  exhibition  de  la  marque  d'esclavage  (trait  égale- 
ment effacé  dans  ce  dernier  conte). 

Nous  avons  montré  plus  haut  le  parallélisme  qui  existe  entre  la 
Rose  de  Bakdwali  et  un  autre  conte  indien,  la  Fille  du  Forgeron.  Ce 
parallélisme  reparaît  ici.  Dans  le  conte  berbère,  la  conduite  de  Saïd, 
laissant  croire  à  son  prétendu  succès  commercial,  correspond,  d'une 
façon  un  peu  adoucie,  aux  impudentes  vanteries  des  frères  dé  Taj- 
Ulmuluk  ou  à  celles  du  prince  Ghool,  le  mari  de  la  fille  du  forge- 
ron ;  et  le  châtiment  de  ce  même  Saïd,  forcé,  comm.e  les  frères  de 
Taj-Ulmuluk,  de  montrer  sur  sa  personne  l'empreinte  du  sceau,  est 
tout  à  fait  du  même  genre  que  le  châtiment  du  prince  Ghool,  sous 
les  yeux  duquel  sa  femme,  sa  liljératrice,  met  tout  d'un  coup,  pour 
lui  rabattre  le  caquet,  les  vêtements  d'esclave  qu'il  a  portés. 

N'a  3.  —  Conte  arabe  d'Algérie 

(blida) 

Jusqu'ici,  dans  nos  longues  investigations,  nous  n'avons  pas  ren- 
contré, hors  de  l'Europe,  notre  thème  du  Chat  sous  la  forme  mora- 
lisante. Un  conte  aralie  d'Algérie,  recueilli  à  Blida  par  M.  J.  Despar- 
met,  qui  a  bien  voulu  nous  le  communiquer,  comJ:»le  cette  lacune  (1). 

Ce  conte  étant  inédit,  nous  donnerons  in  extenso  tout  l'épisode  du 
Chat,  d'après  la  traduction  de  M.  Desparmet.  L'introduction  du 
conte  est  celle-ci  :  Un  roi,  nommé  El  Berrendjes,  veut  se  marier, 
«  pour  ne  pas  laisser  la  maison  du  roi  vide  ».  Il  consulte  son  vizir, 

(1)  M.  J.  Desparmet,  professeur  agrégé  d'arabe  au  lycée  d'Alger,  s'est  fait  connaî- 
tre par  la  publication  dun  volume  des  plus  curieux,  Contes  populaires  sur  les  ogres, 
recueillis  à  Blida  (Paris,  1909). 


476  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

homme  sage  et  intelligent,   nommé   'i'el'at   echchems  («  Lever-du- 
Solcil  »).  Celui-ci  l'en  dissuade  pour  le  moment  : 

Il  Attends  d'avoir  corrigé  ton  naturel,  lui  dit-il;  car  ton  naturel  n'est  pas 
bon.  Donne-moi  pour  cela,  ô  roi,  quelques  jours  de  délai.  —  C'est  bien  », 
dit  le  roi.  Quelques  jours  après,  il  avait  oublié  ce  qu'il  avait  dit  à  son  minis- 
tre au  sujet  du  mariage. 

Un  jour,  le  ministre  se  dit  :  «  Je  vais  voir  si  le  roi  a  toujours  son  naturel 
ou  non.  »  Le  soir,  justement,  le  roi  invita  son  ministre  à  souper.  Après  avoir 
mangé  et  bu  et  s'être  lavé  les  mains,  ils  s'attardèrent  à  causer.  Or,  quand  le 
roi  soupait  à  la  nuit  tombée,  c'était  son  habitude  qu'un  chat  lui  tint  la  bougie, 
accroupi  devant  lui.  «  N'est-ce  pas,  dit  le  roi  au  vizir,  que  ce  chat  est  d'un 
bon  naturel,  et  bien  intelligent  ?  —  A  quoi  reconnais-tu,  demanda  le  vizir, 
qu'il  a  un  bon  naturel  ?  Quiconque  a  son  naturel,  jamais  ne  Vouhlie.  »  Ils  se 
turent. 

Le  lendemain,  le  vizir  se  dit  :  «  Je  voudrais  bien  que  le  roi  m'invitât  encore 
chez  lui.  »  Ce  fut  ce  qui  arriva.  Ce  soir-là  donc,  il  se  rendit  encore  à  la  demeure 
du  roi.  Il  prit  place.  On  posa  devant  eux  le  guéridon  chargé  de  mets  ;  ils 
mangèrent  et  se  lavèrent  les  mains.  On  servit  le  thé  et  le  reste.  Le  vizir  avait 
eu  soin,  avant  de  se  rendre  chez  le  roi,  de  prendre  des  souris  de  sa  maison 
qu'il  avait  mises  dans  une  tabatière  en  argent.  Le  chat  tenait  la  bougie, 
quand  soudain  le  vizir  ouvrit  la  tabatière,  et  les  souris  s'en  échappèrent. 
A  peine  les  souris  dehors,  le  chat  jeta  la  bougie  et  se  mit  à  courir  après  elles, 
laissant  le  roi  et  le  vizir  dans  l'obscurité  :  «  Regarde,  dit  le  vizir.  Tu  prétends 
avoir  bien  formé  le  naturel  de  ce  chat  :  à  peine  les  souris  ont-elles  passé 
devant  lui,  qu'il  a  tout  quitté  pour  se  mettre  à  leur  poursuite.  »  Ils  se  turent. 

Et,  sans  doute,  ils  méditèrent  sur  le  Fabula  docel  ;  car  le  voici 
de  nouveau,  le  Fabula  docel  du  moyen  âge  :  «  Mieuz  vaut  naLurc  que 
nourreture.  »  «  Plus  valere  naluram  quam  nulriluram.  »  Ce  que  dit 
le  vizir  en  son  arabe  :  «  Quiconque  a  son  naturel,  jamais  ne  l'oublie.  ') 

Le  conte  se  poursuit.  Malgré  sa  maxime  et  son  enseignement  en 
action,  le  vizir  marie  le  roi,  et  le  récit  s'engage  dans  toute  une  suite 
d'aventures,  simplement  juxtaposée  à  notre  petite  histoire,  et  dont 
nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici. 

§  5.  —  En  Palestine. 

En  Palestine  (1),  le  conte  a  subi  une  forte  modification  :  c'est, 
sans  doute,  toujours  le  conte  moralisant  du  moyen  âge  européen, 
mais  c'est  un  conte  du  Chai  el  de  la  Chandelle...  sans  chandelle  : 

Un  sultan  a  deux  vizirs,  un  Juif  et  un  Chrétien,  qui  sont  très  jaloux  l'un 
de  l'autre.  Le  sultan  leur  demande,  un  jour,  lequel  vaut  le  mieux  d'être 
d'humble  naissance,  mais  bien  élevé,  ou  d'appartenir  à  une  bonne  famille 

(1)   J.  K.  Hanauer,  Folklore  of  the  Hohi  I.nnd  (Londre.s  190"),  p.  142. 


LE   CONTE   DU   CHAT   ET   DE   LA   CHANDELLE  477 

quoique  pauvre.  Le  Juif  tient  pour  la  race,  tandis  que  le  Chrétien  prend 
parti  pour  l'éducation,  disant  que  lui-même  a  dressé  un  chat  à  faire  l'ofTice 
d'un  bon  serviteur.  «  Si  Votre  Âlajesté  lui  fait  montrer  son  chat,  dit  le  Juif, 
je  démontrerai  à  mon  tour  que  bonne  naissance  est  au-dessus  d'éducation.  » 
L'épreuve  a  lieu  le  lendemain.  A  un  signal  du  vizir  chrétien,  un  beau  chat 
arrive,  marchant  sur  ses  pattes  de  derrière  et  portant  un  petit  plateau  d'or, 
chargé  de  rafraîchissements.  Mais  le  Juif  a  une  souris  dans  une  petite  boîte 
cachée  dans  sa  manche,  et,  juste  au  moment  où  le  chat  présente  au  sultan 
le  plateau,  il  lâche  la  souris.  Le  chat  hésite  un  instant,  puis  laisse  tomber  le 
plateau  et  se  lance  à  la  poursuite  de  la  souris. 

Bien  qu'aucun  renseignement  ne  soit  donné  sur  la  provenance 
du  conte  (chrétienne,  juive  ou  musulmane),  il  est  plus  que  pro- 
bable que  cet  apologue,  tout  en  l'honneur  du  vizir  juif  et  de  sa 
«  race  »,  a  été  raconté  par  un  Juif. 

§  6.  —  Au  sud  du  Caucase  el  dans  l'Asie  centrale. 

A  la  dernière  heure,  pendant  la  correction  des  épreuves  de  ce 
travail,  nous  recevons  de  notre  ami  M.  le  professeur  G.  Polivka,  de 
Prague,  dont  nous  avons  déjà  eu  à  citer  plus  haut  d'intéressants 
renseignements.  (P^  parlie,  A,  §  3),  l'aimable  comnmnicaiion  que 
voici  : 

«  Je  suis  en  train  de  lire,  dans  la  Zwaja  Starina,  XIX,  121-128,  une  ver- 
sion du  conte  du  Chat  et  de  la  Chandelle  ;  cette  version  est  assez  semblable 
au  récit  des  Aisors,  dans  le  Sbornik  Kavkaz.,  XVIII,  section  3,  p.  70.  Le  pre- 
mier de  ces  deux  contes  a  été  recueilli  à  Khiva,  de  la  bouche  d'un  homme 
parlant  le  sarte. 'Peut-être  pourrez-vous  encore  intercaler  cette  note  dans 
votre  article.  » 

Notre  conte  a  donc  pénétré  dans  l'Asie  centrale,  dans  cette  grande 
oasis,  toute  musulmane,  de  Khiva,  faisant  partie  du  Turkcstan,  et 
que  les  Russes  ont  eu  tant  de  peine  à  soumettre  à  leur  suzeraineté. 

Avec  les  Aïsors,  nous  nous  trouvons  dans  la  région  au  sud  du 
Caucase  :  ce  petit  peuple,  de  langue  sémitique  (branche  araméenne) 
et  de  confession  jacobite  ou  nestorienne,  est,  en  effet,  dispersé  dans 
le  nord-ouest  de  la  Perse  (à  l'ouest  du  lac  d'Ourmiah),  dans  le  Kour- 
distan  turc  et  dans  la  Transcaucasie  russe  (gouvernement  d'Érivan). 

L'obligeance  de  M.  F.  Psalmon,  professeur  de  langues  vivantes, 
nous  permet  de  donner,  dès  maintenant,  le  résumé  du  conte  des 
Aïsors,  tel  qu'il  est  traduit  en  russe  dans  le  Sbornik  de  Tiflis  (1894)  : 

Le  Tsar  Miren  propose  à  un  riche  marchand  une  partie  d'échecs.  Condi- 
tions :  si  le  chat  du  Tsar  éclaire  les  joueurs  jusqu'au  matin  en  tenant  une 
chandelle  entre  ses  pattes,  le  Tsar  prendra  la  fortune  du  marchand  et  mettra 


478  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Celui-ci  en  prison.  Au  cas  contraire,  le  Tsar  donnera  au  marchand  la  moitié 
de  son  royaume.  Ils  jouent  ;  le  chat  éclaire  jusqu'au  matin,  et  le  marchand 
perd  fortune  et  liberté. 

La  femme  du  marchand  apprend  la  chose  et  va  aussitôt  au  secours  de  son 
mari,  déguisée  en  homme  et  emportant  une  caisse  pleine  de  souris  vivantes. 
Elle  aussi  joue  avec  le  Tsar  :  cette  fois,  les  conditions  sont  que,  si  le  chat  cesse 
de  tenir  la  chandelle,  l'adversaire  du  Tsar  aura  les  clefs  des  prisons.  Pendant 
le  jeu,  un  serviteur  de  la  femme  kiclie  une  souris  :  le  chat  veut  la  poursuivre, 
mais  le  Tsar  l'en  empêche  d'un  regard.  Peu  après,  une  quantité  de  souris 
sont  lâchées  ;  le  chat  ne  peut  plus  y  tenir  et  il  laisse  tomber  la  chandelle 
pour  se  mettre  en  chasse. 

La  femme,  ayant  gagné,  délivre  son  mari,  qui  ne  la  reconnaît  qu'une  fois 
arrivé  à  la  maison. 

Quant  au  conte  de  Khiva,  publié  dans  une  revue  russe  introuva- 
ble à  Paris,  nous  n'avons  pas  encore  pu  nous  le  procurer  ;  mais  ce 
qu'en  dit  M.  Polivka,  nous  fait  penser  que,  comme  le  conte  des 
Aïsors,  il  présente  la  combinaison  si  fréquente  de  notre  thème  du 
Chat  avec  le  thème  de  la  Femme  délivrant  son  mari. 


TROISIEME  PARTIE 

DANS  L'EUROPE  D'AUJOURD'HUI 

Avec  le  conte  arabe  de  Blida  et  aussi,  malgré  une  notable  altéra- 
tion, dans  le  conte  palestinien,  nous  avons  retrouvé  hors  de  l'Europe, 
la  forme  moralisante  du  Salomon  et  Marcolphe  et  des  autres  écrits 
de  notre  moyen  âge  européen.  Rentrant  en  Europe,  après  cet  inter- 
minable circuit,  nous  voici  en  face  d'un  conte  roumain  de  Transyl- 
vanie, tout  récemment  recueilli,  le  seul  conte  populaire  européen, 
de  nous  connu,  dans  lequel  l'histoire  du  Chat  ne  dérive  pas,  plus  ou 
moins  directement,  du  Salomon  et  Marcolphe,  et  nous  constatons, 
non  sans  surprise  ,  que  ce  conte  de  Transylvanie  présente,  comme  la 
plupart  des  contes  orientaux  dans  lesquels  entre  l'histoire  du  Chat, 
une  forme  toute  romanesque,  et,  pour  préciser,  qu'il  est  le  pendant 
exact  du  premier  conte  aralje  de  Tunisie,  analysé  ci-dessus  (2'^^  par- 
tie, §4,  no  1). 

Quand  on  aura  lu  le  résumé  de  ce  conte  roumain,  on  comprendra 
pourquoi  nous  avons  cru  devoir  en  retarder  l'examen  jusqu'au 
moment  où  l'on  aurait  déjà  fait  connaissance  avec  les  contes  orien- 
taux et  surtout  avec  le  curieux  conte  arrivé  d'Orient  aux  pays  bar- 
ba resques. 

Le   conte   roumain,  dont  une  traduction  allemande   a    été  pu- 


LE  CONTE   DU  CHAT  ET  DE   LA  CHANDELLE  479 

bliée  en  1907,  a  été  recueilli  avec  beaucoup  u'autres  en  Transyl- 
vanie, tout  près  (à  l'est)  de  Hermannstadt,  dans  la  vallée  du  Haar, 
petit  cours  d'eau  qui  se  jette  dans  l'Ait  ou  Aluta,  affluent  du  Da- 
nube (1)  : 

Un  brave  garçon,  un  peu  simple,  qui  s'est  marié  après  avoir  été  au  service 
d'un  marchand  et  qui  fait  un  petit  commerce,  veut  un  jour  se  mettre  en 
route  pour  aller  acheter  des  marchandises.  Mais  sa  femme  lui  demande  si, 
quand  il  sera  loin,  il  ne  l'oubliera  pas.  Le  jeune  homme  la  rassure  et  lui  pose 
la  même  question.  Alors  sa  femme  lui  dit  de  s'asseoir  et  qu'elle  va  lui  raser 
le  visage.  «  Si  la  barbe  repousse,  ce  sera  signe  que  j'ai  eu  conversation  avec 
un  autre.  »  Puis  elle  lui  donne  une  chemise,  blanche  comme  neige,  lui  disant 
de  la  mettre  .  si  cette  chemise  devient,  noire,  cela  signifiera  même  chose. 

Le  jeune  marchand  arrive,  le  soir,  dans  une  ville  et  s'arrête  dans  une  au- 
berge. Quand  il  entre  dans  la  salle,  il  voit  une  table  carrée,  et,  sur  cette  table, 
à  trois  des  coins,  un  chat  tenant  dans  ses  pattes  une  lumière.  Comme  il  s'en 
étonne,  l'hôtelier  lui  dit  :  «  Veux-tu  parier  avec  moi  ?  les  chats  ne  bougeront 
pas  jusqu'à  demain  matin.  Si  je  perds  le  pari,  nous  sortirons  de  la  maison, 
moi  et  ma  femme,  le  bâton  à  la  main  ;  si  tu  perds,  tu  me  donneras  tout 
l'argent  que  tu  as  sur  toi,  et  je  t'enfermerai  dans  un  caveau  (gemauertes 
Loch,  «  trou  maçonné  »).  »  Le  jeune  marchand  tient  le  pari.  Le  lendemain 
matin,  les  trois  chats  n'ont  pas  bougé,  et  l'hôtelier,  après  avoir  pris  au  jeune 
homme  tout  son  argent,  l'emmène  dans  le  caveau,  où  étaient  déjà  enfermés 
six  hommes. 

Le  jeune  homme  reste  longtemps  dans  le  caveau,  et  ses  compagnons,  ainsi 
que  l'hôtelier,  sont  grandement  étonnés  de  voir  sa  chemise  demeurer  tou- 
jours blanche,  et  son  visage  ne  pas  cesser  de  ressembler  à  celui  d'une  jeune 
fdle.  L'hôtelier  en  est  à  se  demander  si  le  jeune  homme  n'est  pas  un  saint 
ou  même  un  ange  ;  auquel  cas,  il  vaudrait  mieux  le  mettre  en  liberté  pour 
ne  pas  avoir  d'atïaire  avec  lui.  Il  le  questionne  et  le  jeune  homme  lui  révèle 
le  mystère.  Ses  compagnons  ont  aussi  entendu,  et  ils  conviennent  avec  l'hôte 
que  deux  d'entre  eux  iront  voir  s'ils  peuvent  tromper  la  femme. 

Les  deux  hommes  arrivent,  le  soir,  au  village  de  la  femme  et  frappent 
à  sa  porte,  disant  qu'ils  sont  de  pauvres  voyageurs,  épuisés  de  fatigue  et 
mourant  de  faim.  Elle  leur  donne  à  manger  par  pitié  ;  mais,  quand  ils 
demandent  à  rester  la  nuit  dans  la  maison,  un  trait  de  lumière  lui  traverse 
l'esprit.  Alors,  elle  leur  dit  d'entrer  dans  la  meilleure  chambre,  les  fait  passer 
devant  elle  et  les  enferme  à  clef. 

Le  lendemain  matin,  elle  les  interroge  à  travers  la  porte  et,  quand  elle 
connaît  l'aventure  de  son  mari,  elle  se  déguise  en  moine  et  part,  emportant 
trois  souris.  Elle  arrive  chez  l'hôtelier,  gagne  le  pari,  grâce  aux  souris  ;  puis 
elle  se  fait  donner  toutes  les  clefs  de  la  maison,  qui  maintenant  lui  appar- 
tient, délivre  les  gens  enfermés  dans  le  caveau  et  rend  à  chacun  son  argent. 
Enfin,  elle  se  fait  reconnaître  de  son  mari. 

Si  on  se  remémore  le  conte  tunisien  et  ce  qu'il  a  de  caractéristique, 


(1)  Pauline  SchuUerus,  Rumœnische  Votksmasrchen  aus  dern  mitlleren  Harbachthal 
(Hermannstadt,  1907),  n"  39. 


480  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

le  double  encadrement  qu'il  donne  à  l'iiistoiro  du  Chat,  on  distinguera 
sans  grande  peine,  dans  le  conte  roumain,  chacun  des  deux  encadre- 
ments combinés  :  d'abord  l'encadrement  de  tant  de  contes  orientaux 
résumés  plus  haut  (l'histoire  de  la  jeune  femme  allant  délivrer  son 
mari,  ruiné  et  réduit  en  esclavage  à  la  suite  de  son  aventure  chez  le 
maître  du  chat),  puis  l'autre  encadrement,  étudié  dans  VExciir- 
siis  III,  Seconde  branche  (l'histoire  du  talisman  que  la  jeune  femme 
donne  à  son  mari  au  moment  de  la  séparation,  et  dont  la  vue  est, 
pour  des  libertins,  le  point  de  départ  de  tentatives  déjouées  par 
l'héroïne). 

Mais,  dans  le  conte  roumain,  à  la  différence  du  conte  tunisien,  la 
combinaison  s'est  faite  entre  les  deux  encadrements  ayant  conservé 
leur  forme  pure.  Le  second,  en  particulier,  n'est  pas  altéré  et  faussé 
par  la  substitution  de  ce  trait  prosaïque  des  «  belles  robes  »  au  trait 
du  talisman  révélateur.  Et,  de  plus,  toujours  dans  le  conte  roumain, 
la  combinaison  est  aussi  simple  qu'ingénieuse,  et  toutes  les  parties 
du  récit  se  relient  étroitement  :  c'est  chez  le  maître  des  chats  lui- 
même  et  chez  les  compagnons  de  captivité  du  jeune  marchand  que 
naît  l'idée  de  l'entreprise,  et  c'est  cette  entreprise  elle-même  qui 
met  l'héroïne  au  courant  de  ce  qu'il  faut  faire  pour  délivrer  son 
mari.  Le  récit  tunisien,  en  tout  cela,  est  moins  net  et  va  moins  droit 
au  but. 

Un  trait  intéressant  du  conte  roumain,  c'est  le  trait  de  la  chemise, 
et  il  n'y  a  aucunement  lieu  de  supposer  que  les  Roumains  auraient 
été  chercher  cette  forme  spéciale  du  talisman  dans  les  Gesta  Borna- 
norum  ou  dans  le  petit  poème  anglais  d'Adam  de  Cobsam  qui,  l'un 
et  l'autre  {Excursus  III,  Seconde  branche),  ont  ce  même  trait. 
Ce  trait  de  la  chemise,  que  le  conte  malayo-persan  cité  plus  haut 
(ibid.)  présente  sous  la  forme  analogue  du  vêtement  mystérieux,  est 
venu  d'Orient  avec  tout  le  reste  du  conte. 

Un  autre  détail  à  noter,  c'est  que,  dans  le  conte  roumain,  la  jeune 
femme  qui  se  déguise  en  homme  (comme  dans  tant  de  contes 
orientaux  présentant  le  premier  encadrement)  prend  un  habit  de 
moine. 

Peut-être,  se  dira-t-on  que  c'est  là  un  trait  introduit  dans  le 
récit  par  les  narrateurs  chrétiens.  La  chose  est  loin  d'être  certaine, 
et  ce  peut  être  tout  aussi  bien  la  christianisation  d'un  trait  orien- 
tal. Dans  des  contes  de  l'Inde  (du  genre  de  VOiseau  Bleu  de 
^jme  d'Aulnoy),  dans  lesquels  une  jeune  femme  est  aussi  à  la  recher- 
che de  son  mari  (d'un  mari  féerique,  celui-là),  elle  se  déguise  en 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE.  48i 

yoghî  (ascète  mendiant,  adorateur  de  Siva)  ou  en  sannyâsi  (sorte 
d'anachorète)  (1). 

Somme  toute,  et  bien  que  le  conte  roumain  soit  supérieur  au 
conte  tunisien  au  point  de  vue  de  la  bonne  conservation  des  deux 
encadrements  combinés,  ses  deux  encadrements  sont  !)ien  ceux 
du  conte  tunisien,  et,  en  définitive,  combinés  de  même  façon.  Or, 
des  combinaisons  aussi  caractéristiques  ne  peuvent  s'être  faites 
dans  plusieurs  endroits  à  la  fois,  dans  le  cas  présent  en  Transyl- 
vanie, d'une  part,  et  en  Tunisie,  de  l'autre.  Elles  se  sont  faites  dans 
un  seul  et  même  endroit.  Et,  comme  il  est  invraisemblable,  histori- 
quement et  géographiquement,  que  les  Transylvains,  si  on  les 
suppose  les  auteurs  de  cette  combinaison,  l'aient  transmise  aux 
Tunisiens,  ou  réciproquement,  il  faut  bien  admettre  que,  d'un  pays 
où  elle  a  été  faite  d'abord,  la  combinaison  en  question  a  été  apportée, 
d'un  côté  en  Transylvanie,  de  l'autre  en  Tunisie. 

Comment  a-t-elle  été  apportée,  ici  et  là  ?  Par  deux  des  grands 
courants,  parfaitement  déterminables,  qui  autrefois  se  sont  dirigés 
de  l'Inde  vers  l'Occident.  Pour  la  Tunisie,  le  courant  est  tout  indi- 
qué :  c'est  celui  qui,  passant  par  la  Perse,  a  suivi  la  marche  envahis- 
sante des  Arabes  vers  les  pays  barbaresques  et  longé  toute  la  côte 
septentrionale  de  l'Afrique,  Pour  la  Transylvanie,  le  courant  est 
probablement  une  ramification  du  courant  principal,  qui,  traversant 
également  la  Perse,  est  arrivé  par  les  Turcs  en  Grèce  et  dans  la 
péninsule  des  Balkans,  en  Hongrie  même  jadis,  laissant  comme  trace 
de  son  passage,  entre  les  Roumains  du  Banat  hongrois  et  ceux  de  la 
Roumanie  proprement  dite  (non  loin  de  la  Transylvanie),  une 
épave,  la  petite  population  turque  de  l'îlot  d'Ada  Kaleh,  sur  le 
Danube,  en  aval  d'Orsova,  laquelle,  aujourd'hui  encore,  tant  d'an- 
nées après  la  séparation,  raconte  les  vieux  contes  de  Stamboul  (2). 

UNE  RÉFLEXION  FINALE 

Dans  tout  le  cours  de  cette  étude,  il  est  un  point  que  nous  n'avons 
pas  même  touché  ;  c'est  l'hypothèse  que  le  thème  du  Chat  el  de  la 

(1)  Voir  deux  contes  du  Bengale,  dans  Miss  Maive  Stokes,  Indian  Faii-'i  1  aies 
(Londres,  1880),  n°  25,  et  dans  Lai  Behari  Day,  Folk-tales  of  Bengal  (Londres,  18  83) 
n°  8. 

(2)  Un  savant  hongrois,  M.  Ignaz  Kùnos,  qui  a  recueilli  une  quantité  de  contes 
turcs  du  plus  haut  intérêt  (traduits  en  partie  dans  ses  Tûrkische  Volkstmerdien  au  a 
Siambul,  Leyde,  sans  date),  a  publié,  en  1907,  avec  traduction  allemand?,  une 
cinquantaine  de  contes  turcs,  très  intéressants  aussi,  provenant  de  cet  l'iot 
d'Ada  Kaleh.)  Tûrkische   Volksrruvrchcn  aus  Adakale,  hcipzig,  190'). 

31 


482  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Chandelle  serait  né,  non  pas  dans  un  pays  à  déterminer,  si  c'est 
possible,  mais  dans  deux,  dans  vingt  pays  divers,  par  une  sorte  de 
génération  spontanée.  L'idée  dont  procède  ce  thème  vient,  dira- 
t-on,  si  naturellement  à  l'esprit  !...  Voyons  un  peu. 

Pour  ce  thème  du  Chai  et  de  la  Chandelle,  deux  questions  doivent 
se  poser  : 

10  Etant  donné  un  chat  tenant  entre  ses  pattes  une  lumière  ou 
la  portant  sur  sa  tête,  comment,  sans  violence,  lui  fera-t-on  lâcher 
prise  ?  —  Evidemment  n'importe  qui  répondra  :  Faites  courir 
devant  ce  chat  des  souris. 

2°  Etant  donné  un  chat,  comment  son  dresseur  s'y  prendra-t-il 
pour  démontrer  que  l'éducation  est  toute-puissante  ?  —  Nous 
pouvons  affirmer,  sans  crainte  de  nous  tromper,  que,  sur  mille 
personnes,  si  intelligentes  qu'elles  soient,  ne  connaissant  pas  préala- 
lablement  l'historiette  racontée  dans  le  Salomon  el  Marcolphe  ou 
une  des  historiettes  similaires,  il  n'y  en  aura  pas  une  qui  trouvera, 
—  ou  plutôt  qui  retrouvera,  —  cette  imagination  baroque  de  faire 
tenir  à  un  chat  une  lumière  entre  ses  pattes  ou  sur  sa  tête. 

Pas  une,  disons-nous,  quand  même  elle  aurait  lu,  dans  des  écri- 
vains de  l'antiquité,  comme  Lucien  et  comme  saint  Grégoire  de 
Nysse,  l'histoire  des  singes  costumés  en  hommes  et  dansant  devant 
le  public  émerveillé,  puis,  tout  d'un  coup,  se  mettant  à  courir  à 
quatre  pattes  pour  ramasser  des  noix  qu'a  jetées  devant  eux  un 
spectateur  malicieux  (1).  Entre  cette  histoire  des  singes  et  celle 
du  Chat  et  de  la  Chandelle  il  y  a,  non  point  pour  Vidée  fondamentale, 
l'idée  est  identique,  —  mais  pour  la  forme  que  revêt  cette  idée, 
un  véritable  hiatus  (2). 

Disons-le,  ou  plutôt  répétons-le  sans  cesse  :  dans  l'étude  des 
contes,  de  leur  origine,  de  leur  propagation  à  travers  le  monde, 
ce  qui  est  à  considérer,  ce  ne  sont  pas  les  idées  générales  sur  lesquelles 
ils  sont  construits,  c'est  la  n:ise  en  œuvre  de  ces  idées  ;  c'est  aussi 
les  agencements  particuliers,  les  enchâssements  divers  de  ces  idées 
ayant  pris  corps  ;  en  un  mot,  ce  n'tst  pas  V abstrait  ;  c'est  le  concret. 

(1)  Lucien,  Piscaior,  36  (cf.  Apologia,  V).  —  Saint  Grégoire  de  Nysse,  Ad  Har- 
monium (Quid  ncmen  protessioce  christianorum  sibi  relit). 

(2)  Dans  un  autre  épisode  du  Salomon  et  Maicolphe,  Salomon,  mécontent  de 
voir  anéanti  en  un  instant  le  résultat  de  la  belle  éducation  de  son  chat,  ordonne 
de  mettre  ses  chiens  aux  trousses  de  Marcolphe,  si  celui-ci  ose  se  présenter  au 
palais.  Marcolphe  achète  un  lièvre  vivant,  qu'il  cache  sous  ses  vêtements  ;  puis, 
quand  il  voit  les  chiens  courir  sur  lui,  il  lâche  le  lièvre,  et  aussitôt  les  chiens,  lais- 
sant là  Marcolphe,  se  lancent  à  la  poursuite  du  lièvre.  Encore  ici,  une  simple  idée 
générale,  qui  ne  révèle  aucune  communauté  d'origine  entre  cet  épisode  des  chiens 
et  celui  du  chat. 


LE  CONTE   DU  CHAT   ET  DE  LA  CHANDELLE  483 


APPENDICE 

L'ENTOURAGE  INDIEN 

DU  THÈME  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE 

DANS  LE  SALOMON  ET  MARCOLPHE 

Dans  le  Salomon  et  Marcolphe,  non  seulement  le  cadre  proprement  dit  de 
notre  thème  du  Chai  et  de  la  Chandelle  est  tout  indien,  mais  plusieurs  des 
épisodes  qui  avoisinent  ce  cadre  présentent  des  éléments  folkloriques  bien 
indiens,  eux  aussi.  Nous  nous  étions  réservé  d'établir  ce  double  fait  ;  le  mo- 
ment en  est  venu. 

I.    LA    VEILLÉE    DE    SALOMON     ET    DE     MARCOLPHE 

Avant  de  nous  transporter  bien  loin,  en  Orient,  dans  l'Inde  et  dans  des 
pays  vers  lesquels  ont  rayonné,  plus  ou  moins  directement,  l'imagination 
indienne  et  ses  créations,  complétons  ce  que  nous  avons  dit,  tout  au  com- 
mencement de  ce  travail,  des  «  pensées  »  de  Marcolphe  somnolent.  Ce  qu'il 
pense,  ce  n'est  pas  seulement  que  «  la  nature  est  plus  forte  que  l'éducation  »  ; 
il  pense  que  «  chez  le  lièvre,  il  y  a  autant  de  jointures  (de  vertèbres)  dans  la 
queue  que  dans  l'épine  du  dos  »  (tôt  leporis  esse  juncturas  in  cauda  quot  in 
spina)  ;  il  pense  qu'  «  il  y  a  autant  de  plumes  blanches  chez  la  pie  que  de 
plumes  noires  »  (lot  pennas  albas  in  pica  quot  nigras)  ;  il  pense...  ;  mais  res 
tons-en,  pour  le  moment,  à  ces  pensées  zoologiques,  dont  il  démontre  de  visu 
la  vérité,  dit  l'histoire. 

De  cette  veillée  du  Salomon  et  Marcolphe,  Reinhold  Koehler  (1)  a  rappro- 
ché un  chapitre  d'un  autre  livre  du  moyen  âge,  l'ouvrage  espagnol  connu 
sous  le  nom  de  El  Libro  de  los  Enxemplos  et  dont  le  titre  primitif  est  El  Libro 
de  Exemplos  pof  A.  B.  C.  («  Le  Livre  d'Exemples  par  A.  B.  C.  »).  L'auteur,  — 
ainsi  que  M.  Alfred  Morel-Fatio,  membre  de  l'Institut,  l'a  établi  (2),  —  est 
un  certain  Climente  Sanchez,  archidiacre  de  Valderas  (diocèse  de  Léon),  qui 
vivait  encore  en  1423.  Mais  M.  Morel-Fatio  se  demande  avec  raison  si  l'écri- 
vain espagnol,  qui  ne  donne  aucune  couleur  locale  espagnole  à  ses  histoires, 
n'aurait  pas  tout  simplement  traduit  un  de  ces  Alphabeta  Exemplorum  ou 
Narrationum,  comme  il  s'en  fabriqua  tant  au  xiii^  siècle.  L'histoire  dont 
nous  allons  citer  un  fragment  peut  donc  parfaitement  avoir  été  rédigée 
pour  la  première  fois  bien  avant  le  commencement  du  xv^  siècle  (3)  : 

Théodoric,  roi  des  Goths,  a  ravagé  toute  l'Italie,  tué  les  consuls  Boèce  et 
Symmaque,  jeté  le  pape  Jean  en  prison,  où  il  est  mort,  et  fait  férir  un  grand 
nombre  d'innocents.  Étant  à  Rome,  il  se  plaît  à  faire  des  rondes  de  nuit,  et 
tous  les  gardes  de  la  cité  qu'il  trouve  endormis,  il  les  fait  exécuter. 

Or,  une  nuit  que  veille  un  homme  appelé  Cariolo,  Théodoric  l'appelle,  et 

(1)  Article  publié  dans  la  revue  Germania  de  1873  et  reproduit  dans  les  Kleinere 
Schrijten,  déjà  cités,  II,  pp.  266  seq. 

(2)  Romania,  t.  VII  (1878),  pp.  480  seq. 

(3)  Cette  histoire  forme  le  chapitre  43  de  l'ouvrage,  tel  qu'il  a  été  publié  dans  la 
Biblioteca  de  autores  esparioles,  tomo  -îi  (Madrid,  1800). 


484  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Cariolo  ne  répond  pas.  «  Tu  mourras,  Cariolo  ;  car  je  te  prends  à  dormir.  — 
Je  ne  dormais  pas  ;  je  pensais.  —  Que  pensais-tu  ?  —  Je  pensais  que  la  pie 
a  autant  de  plumes  blanches  que  de  noires.  —  Si  ce  n'est  pas  la  vérité,  dit  le 
roi,  tu  mourras.  »  Et  l'on  trouve  que  c'est  la  vérité. 

A  une  autre  veillée,  Cariolo  dit  qu'il  pensait  «  que  le  renard  a  autant  de 
nœuds  (nudos)  (c'est-à-dire  de  vertèbres)  dans  la  queue  que  dans  Vépine  du 
dos  ». 

Enfin,  à  une  troisième  veillée,  Cariolo  répond  qu'il  pensait  à  des  choses 
sinistres  :  il  pensait  que  Théodoric  est  1'  «  homme  du  diable  »  et  que  son 
maître  viendra  l'emporter,  ce  jour-là  même.  Et  cela,  en  effet,  a  lieu. 

Cariolo,  c'est  Marcolphe,  devenu  garde  de  nuit  ;  Théodoric,  c'est  Salomon, 
faisant  des  tournées  d'inspection.  Mais,  de  part  et  d'autre,  ce  que  dit  l'un  et 
l'autre  roi  est  semblable,  et,  sur  deux  points,  les  réponses  de  Marcolphe  et 
de  Cariolo  sont  identiques,  ces  réponses  si  baroques,  qu'il  ne  peut  être  ques- 
tion le  moins  du  monde  de  coïncidences  fortuites. 

En  constatant  ces  faits,  Koehler  se  demandait,  naturellement,  si  les  deux 
récits  étaient,  l'un  à  l'égard  de  l'autre,  «  dans  un  rapport  de  dépendance  » 
(in  einem  Abhiingigkeitsverhœltniss) ,  c'est-à-dire  si  Cariolo  dérivait  de 
Marcolphe,  ou  Marcolphe  de  Cariolo,  et  il  se  refusait  à  faire  là-dessus  aucune 
«  conjecture  «  (1). 

C'était  là,  en  1873,  une  réserve  digne  de  ce  vrai  savant.  Aujourd'hui, 
grâce  à  des  documents  révélateurs,  on  peut  non  pas  simplement  conjecturer, 
mais  affirmer.  Marcolphe  et  Cariolo  sont  indépendants  l'un  de  l'autre  :  ils 
sont  venus  du  lointain  Orient,  chacun  de  son  côté  ;  chacun,  —  le  faction- 
naire comme  le  veilleur  en  chambre,  —  a  laissé  son  prototype  au  point  de 
départ,  dans  l'Inde. 

Voyons  d'abord,  dans  la  littérature  de  l'Inde,  l'original  de  l'épisode  du 
Salomon  et  Marcolphe,  ou  plutôt  le  conte  représentant  (dans  l'état  actuel  des 
recherches)  le  prototype  indien  commun  à  l'histoire  de  Marcolphe  et  à  celle 
de  Rohaka,  le  pendant  de  Marcolphe  dans  l'Inde. 

L'histoire  de  Rohaka  se  trouve  dans  un  livre  djaïna  (2),  V Antarakathâsam- 
graha,  compilation  rédigée  en  sanscrit,  vers  l'an  1300  de  notre  ère,  par  un 
certain  Radjâçekhara,  qui  dit  formellement  avoir  tiré  cette  histoire  et  d'au- 
tres d'un  commentaire  d'un  livre  canonique  djaïna,  le  Napdisûtra.  A  quelle 
époque  vivait  le  commentateur,  Malayagiri  ?  Un  savant  indianiste,  feu  Franz 
Kielhorn,  croit  que  cette  époque  peut  être  fixée  au  milieu  du  xu^  siècle.  Mais 
les  histoires  que  Malayagiri  raconte  tout  au  long  dans  son  commentaire,  il 
ne  les  invente  pas  ;  il  les  tire  de  traditions  auxquelles  le  texte  commenté 
par  lui  faisait  simplement  allusion  dans  des  gâthâs  ou  vers  intercalaires  (don- 
nant, par  exemple,  à  la  file,  les  titres  des  douze  historiettes  composant  l'his- 
toire de  Rohaka).  Sans  rechercher  si  ces  gâthâs  appartenaient  ou  non  au  texte 
primitif,  tout  cela  nous  fait  remonter  bien  au  delà  de  la  moitié  du  xii^^  siècle, 

M.  le  comte  F.  L.  PuUé,  professeur  à  l'Université  de  Bologne,  a  publié,  en 

(1)  Ibid.,p.  272. 

(2)  Le  djaïnisme,  dont  la  fondation  est  contemporaine  de  celle  du  bouddhisme, 
n'a  pas  disparu  de  l'Inde,  comme  ce  dernier;  il  s'y  est  maintenu  et  y  compte  par- 
tout, notamment  dans  le  Nord-Ouest,  de  nombreuses  et  florissantes  communautés. 
Comme  le  bouddhisme,  le  djaïnisme  aime  à  adapter  à  son  enseignement  les  vieux 
contes  de  l'Inde. 


LE  CONTE  DU  CHAT   ET  DE   LA  CHANDELLE  485 

1888  la  traduction  do  cette  histoire  de  Rohaka,  dont  il  a  édité  le  textes  dix 
ans  après  (1)  : 

Rohaka  est  un  jeune  garçon  d'une  extraordinaire  intelligence.  Plusieurs 
fois,  il  a  tiré  d'embarras  les  gens  de  son  village,  qui,  en  présence  d'ordres 
envoyés  par  le  roi  d'Ujjaîni  et  impossibles  à  exécuter,  ne  savent  que  faire. 

Le  roi  ayant  mandé  Rohaka,  on  fait  coucher  le  jeune  garçon  au  pied  du 
lit  royal.  A  chacune  des  quatre  veilles  de  la  nuit,  le  roi  appelle  Rohaka  :  «  Ho! 
es-tu  éveillé  ou  dors-tu  ?  —  Seigneur,  je  suis  éveillé.  —  Alors  à  quoi  penses- 
tu  ?  —  Je  pense  à  telle  ou  telle  chose.  » 

A  la  troisième  veille,  Rohaka  répond  :  «  O  seigneur,  je  pense  à  l'animal 
khâdahilâ  (?)  :  son  corps  est-il  d'égale  mesure  que  sa  queue,  plus  petit  ou 
plus  grand  ?  —  C'est  à  toi  de  décider,  dit  le  roi.  —  Eh  bien  !  seigneur,  ils 
sont  de  grandeur  égale.  » 

M.  Pullè,  qui  a  parfaitement  vu  l'étrange  ressemblance  de  cette  veillée 
de  Rohaka  avec  la  veillée  de  Marcolphe,  n'a  été  frappé  que  du  «  fait  géné- 
ral ».  En  regardant  les  choses  de  plus  près,  on  rapprochera  sans  hésiter  du 
petit  problème  que  se  pose  Rohaka  relativement  à  la  longueur  respective  du 
corps  et  de  la  queue  de  tel  animal,  le  petit  problème  de  Marcolphe  sur  le  nom- 
bre respectif  de  vertèbres  dans  l'épine  dorsale  et  dans  la  queue  du  lièvre. 

L'autre  conte  indien,  arrivé  au  Tibet  avec  le  bouddhisme,  dont  l'introduc- 
tion dans  ce  pays  date  du  vii^  et  surtout  du  viii^  siècle  de  notre  ère,  a  été 
traduit  du  sanscrit  en  tibétain  au  ix^  siècle,  et  inséré  dans  cet  immense 
recueil  du  Kandjour,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  (seconde  partie, 
seconde  section,  §  2).  Il  met  en  scène  un  roi  de  l'Inde,  encore  un  roi  d'Ujjaîni, 
le  roi  Pradyota,  très  irascible  et  cruel  (2)  : 

Affligé  d'insomnie,  Pradyota  fait,  chaque  nuit,  dans  la  troisième  veille, 
une  tournée  d'inspection  de  ses  factionnaires  :  quand,  au  troisième  appel, 
on  ne  répond  pas,  on  a  la  tète  coupée.  Or,  une  certaine  nuit,  celui  qui  est  de 
garde,  c'est  un  homme  du  pays  de  Gandhâra  (3),  qui,  pour  de  l'argent,  a  pris 

(1  )  F.  L.  Pullé,  Un  proqenitore  indiano  del  Bertoldo,  dans  Studi  editi  dalla  Univer- 
silà  di  Padova  a  commemorare  Potlavo  centenario  dalla  origine  délia  Univer<iitn  di 
Bologna  (t.  lll,  Memorie),  Padova,  1888.  —  Sludi  italianidi  Filologia  indo-iranica. 
Anno  I  (1897),  pp.  1  seq.,  et  Anno  II  (1898),  pp.  i-xviet  pp.  l  seq.  —  C'est  des  remar- 
ques accompagnant  soit  le  texte,  soit  la  traduction  de  l'histoire  de  Rohaka  que 
nous  avons  tiré  les  renseignements  sur  le  livre  djaïna  Nous  nous  permettrons,  de 
reuvoyer  aussi  au  c  considérations  sur  l'âge  d'un  certain  document  djana  (antique 
forme  du  Prologue  des  Mille  et  une  iWuits],  que  nous  avons  publiées  en  1909,  d'après 
les  communications  d'un  des  spécialistes  allemands  les  plus  compétents,  M.  Ernest 
Leumann  {Le  Prologue-cadre  des  Mille  et  une  .\uits,  les  Légendes  perses  et  le  Livre 
d'Esther,  dans  la  Revue  biblique  internationale  des  Dominicains  de  Jérusalem,  livrai- 
sons de  janvier  et  avril  1909,  pp.  35  seq.  ;  pp.  294  seq.  du  présent  vuhime). 

(2)  Le  roi  Pradyota  joue  un  rôle  dans  un  grand  nombre  d'histoires  bouddhiques. 
Dans  le  Kandjour  tibétain,  ses  conversations  avec  le  Gandhàrien  ne  sont  qu'une 
partie  d'un  cycle,  qui  a  été  traduit  en  allemand  par  feu  Anton  Schiefner  [Mahâkat- 
jâjana  und  Kœnig  Tshanda-Pradjnta.  Ein  Ci/clus  buddhislischer  Erzœhlungen, 
Saint-Pétersbourg,  1875).  Notre  épisode  se  trouve  pp.  1-7. 

(3)  Le  "  pays  de  Gandhâra  "  correspond  au  district  indien  de  Peshavar,  limi- 
trophe de  l'Afghanistan. 


486  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

la  place  d'un  jovmo  hcninie,  fils  d'un  riche  marchand,  dont  le  tour  était  venu 
de  veiller. 

Quand  le  roi  dit,  pour  la  troisième  l'ois  :  «  Qui  monte  la  garde  ?  »  l'homme 
répond  :  «  C'est  moi,  le  Gandhârien.  —  O  Gandhârien,  demande  le  roi,  que 
penses-tu  ?  »  Le  Gandhârien,  «  qui  est  intelligent  et  qui  connaît  ce  que  ra- 
conte le  monde  (die  Erzaehlunoen  dcr  Welt)  »,  répond  :  «  Je  pense  ce  que 
pense  le  monde.  —  O  Gandhârien,  dit  le  roi,  comment  est-ce  que  pense  le 
monde  ?  —  O  roi,  il  pense  que  le  singe  appelé  tête  noire  a  une  queue  qui  est 
tout  juste  aussi  longue  que  son  corps.  —  O  Gandhârien,  est-ce  possible  ?  — 
O  roi,  je  te  le  montrerai.  »  Il  le  montre,  en  effet,  et  le  roi  lui  dit  :  «  O  Gandhâ- 
rien, comment  as-tu  su  cela  ?  —  O  roi,  j'ai  vu  qu'en  été  le  singe,  quand  il 
s'assied,  atteint  sa  tète  avec  sa  queue.  —  O  Gandhârien,  tu  es  un  homme 
intelligent.  —  O  roi,  c'est  toute  grâce  de  ta  part.  » 

Bien  d'autres  interrogations  sont  faites  par  le  roi,  les  nuits  suivantes,  pen- 
dant lesquelles  le  Gandhârien  monte  la  garde  pour  le  compte  de  divers  habi- 
tants d'Ujjaîni,  et,  entre  autres,  «  pensées  »  du  «  monde  »,  le  Gandhârien 
donne  celle-ci  :  «  Autant  la  perdrix  a  de  plumes  tachetées,  autant  elle  en  a 
qui  ne  le  sont  pas  ». 

Feu  Alexandre  Vesselofsky  est  le  premier  qui  ait  rapproché  de  l'histoire  de 
Cariolo  et  de  colle  de  Marcolphe  ce  conte  tibétano-indien,  dont  le  cadre  est 
absolument  le  cadre  caractéristique  de  l'histoire  de  Cariolo,  et  où  Pradyota 
et  Théodoric  jouent  absolument  le  même  rôle  (1). 

Le  conte  bouddhique  du  Gandhârien  marque  encore  davantage  que  le 
conte  djaïna  de  Rohaka  la  ressemblance  des  deux  récits  indiens  avec  les 
deux  récits  européens  :  en  elîet,  la  réponse  du  Gandhârien  au  sujet  des 
plumes  de  la  perdrix,  —  réponse  qui  fait  si  bien  pendant  avec  les  réponses 
de  Cariolo  et  de  Marcolphe  au  sujet  des  plumes  de  la  pie,  —  ne  se  trouvait 
pas  dans  le  conte  de  Rohaka. 

On  aura  jm  remarquer  que  les  deux  contes  indiens  ne  donnent  pas  tout 
à  fait  dans  les  mêmes  termes  que  le  Sa  omon  et  Marco  phe  ou  le  Libro  de  Los 

(1)  A.  Vesselofsky,  Sa^enstnfje  ans  clem  Kandjur  {Russische  Revue,  VIII  1876)  , 
pp.  287  seq.  —  L'aventure  du  Gandhârien  figure  dans  ce  qu'on  peut  appeler  le 
«  Cycle  de  Pradyota  »,  ensemble  de  récits  faisant  partie  d'un  vinaya  (recueil  de 
traités  dp  discipline  bouddhique),  le  vinaya  de  1'  «  école  »  M ùla-sarvâst ivâda,  ouvrage 
très  volumineux  qui,  traduit  du  sanscrit  en  tibétain  au  ix''  siècle  de  notre  ère, 
constitue  à  lui  seul,  dans  le  Kandjour,  la  section  dite  Duh-a.  Un  siècle  au  moins 
avant  les  Tibétains,  les  Chinois  avaient  déjà  traduit  du  sanscrit  ce  même  vinaya. 
—  C'est  de  l'intéressant  livre  de  M.  Félix  Lacôte,  Essai  sur  Gunâdhya  et  la  Brihat- 
kathâ  (Paris,  1908,  p.  2.S7),  que  nous  tirons  ces  renseignements  complétés  par  les 
éclaircissements  que  le  savant  sanscritiste  a  eu  l'obligeance  de  nous  donner. 

La  traduction  chinoise  du  Mùla-sarvâstivada-vinaya  (traduction  comprenant, 
notons-le  bien,  avec  le  cycle  do  Pradyota,  l'aventure  du  Gandhârien)  a  été  faite, 
traité  par  traité,  de  l'an  70.*^  à  l'an  710,  par  Yi-tsing  ou  plutôt  par  un  col- 
lège de  traducteurs,  présidé  par  Yi-tsing  et  qui,  d'après  un  état  dressé  en 
710,  se  composait  de  .t4  personnes  (voir  l'article  de  M.  Sylvain  Lévi,  dans  la  revue 
Touns  Pno,  série  III,  vol.  VIII,  1907,  p.  110).  La  date  de  la  rédaction  de  l'original 
sanscrit,  aujourd'hui  disparu,  mais  dont  la  doul)le  traduction,  chinoise  et  tibétaine, 
certifie  l'existence  historique,  doit  donc  forcément  être  fixée  à  une  époque  anté- 
rieure au  VIII»  siècle.  M.  Lacôte  croit  qu'elle  peut  avoir  eu  lieu  dès  le  iv*  siècle. 


LE  CONTE   DU   CHAT   ET  DE  LA  CHANDELLE  487 

En.remplos,  le  passage  du  dialogue  :  «  Je  ne  dors  pas,  mais  je  pense.  —  Que 
penses-tu  ?  >> 

«  Es-tu  éveillé  ou  dors-tu  ?  »  dit  le  roi  à  Rohaka.  —  «  Je  suis  éveillé  », 
répond  Rohaka.  —  «  Aloi-s,  à  quoi  penses-tu  ?  » 

«  Qui  monte  la  garde  ?  »  dit  le  roi  Pradyota  au  Gandhârien.  —  «  C'est 
moi,  le  Gandhârien  ».  —  «  Que  penses-tu  ?  •> 

Qu'on  veuille  bien  ne  pas  se  presser  de  tirer  de  cette  légère  différence  une 
conclusion  quelconque.  Car  un  autre  conte,  qui  a  voyagé  hors  de  l'Inde  par 
la  voie  musulmane,  va  nous  donner  ce  passage  sous  la  forme  que  nous 
croyons  la  forme  indienne  primitive,  sous  la  bonne  forme  que  les  Djaïnas  et 
les  Bouddhistes  ont  altérée,  ainsi  que  cela  leur  est  arrivé  maintes  fois,  et  non 
uniquement  pour  des  détails  de  rédaction,  quand  ils  ont  arrangé  les  vieux 
contes  de  l'Inde. 

Le  conte  de  l'Asie  centrale  dont  nous  allons  citer  un  passage,  a  été  recueiUi 
par  M.  W.  Radlofî  chez  les  Tarantchi,  petit  peuple  turco-tatare,  musulman 
de  religion  qui,  au  cours  du  xyiii^  siècle,  est  venu  de  la  petite  Boukharie 
(Kâchgar,  Yarkand,  etc.)  s'établir  dans  la  vallée  de  l'IM  (rivière  se  jetant 
dans  le  lac  Baïkal),  vallée  qui,  actuellement  est  au  pouvoir,  partie  des  Chi- 
nois, partie  des  Russes  (1). 

M.  F.  Grenard,  qui,  récemment,  a  exploré  le  Turkestan  chinois,  signale 
l'influence  considérable  qu'ont  exercée  sur  les  contes  populaires  dans  cette 
région,  et  aussi  chez  les  Tarantchi,  des  livres  d'imagination  traduits  du  per- 
san ;  influence  à  laquelle  s'est  jointe  très  certainement,  si  nous  en  jugeons 
par  les  contes  tarantchi  recueillis  par  M.  Radio  il,  l'action  de  la  transmission 
orale. 

C'est  donc  très  probablement  par  la  voie  persane  qu'est  arrivé  de  l'Inde 
chez  les  Tarantchi  le  dialogue  qu'on  va  lire  : 

Un  prince,  à  la  chasse,  est  obligé  de  passer  la  nuit  dans  un  endroit  où  il  y 
a  beaucoup  de  voleurs.  Il  dit  à  un  esclave  de  ne  pas  s'endormir  et  de  surveiller 
les  chevaux.  «  Bien.  »  dit  l'esclave,  et  il  s'étend  sur  sa  couverture  de  feutre. 
Par  trois  fois,  durant  la  nuit,  le  prince  sort  de  sa  tente  et  appelle  l'esclave. 
K  Dors-tu  ?  —  Non  ;  je  suis  étendu  ici  et  je  pense.  —  A  quoi  penses-tu  ?  » 

Une  des  réponses  de  l'esclave  montre,  jusqu'à  l'évidence,  l'origine 
indienne  de  cet  épisode  :  c  Je  pense,  dit-il,  qui  donc  a  fait  rond  le  crottin  du 
chameau  et  l'a  mis  dans  le  corps  de  l'animal  ?  »  L'une  des  réponses  de  Rohaka 
que  nous  avions  provisoirement  laissée  de  côté,  est  celle-ci  :  «  O  seigneur,  je 
pense  comment,  dans  le  ventre  de  la  chèvre,  le  crottin  se  forme  aussi  rond  que 
s'i7  avait  été  fait  au  tour.  » 

2.   ou    EST   TON    PÈRE    ? 

Tout  au  début  de  la  seconde  partie  du  Salomon  et  Marcolphe,  Salomon, 
étant  à  la  chasse,  passe  auprès  de  la  maison  de  Marcolphe,  et  s'y  arrêtant,  il 
adresse  à  Marcolphe  diverses  questions  auxquelles  celui-ci  fait  des  réponses 
énigmatiques  qui  étonnent  beaucoup  le  roi. 

Cet  épisode  se  retrouve,  parfois  à  peu  près  identique  quant  aux  énigmes, 

(1)  W.  Radloff,  Prohen  der  V olkslitteratur  der  noerdlichen  tûrkischen  Stœmme. 
VI  Theil  (Saint-Pétersbourg,  1886),  pp.  200,  201. 


488  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

dans  des  contes  populaires  actuels,  et  l'on  pourrait  se  demander  s'il  n'y 
aurait  pas  là  une  dérivation  du  livre  ;  mais,  pour  une  certaine  de  ces  énij^mes, 
la  version  des  contes  oraux  est  bien  plus  complète,  plus  primitii'c  que  celle 
du  livre  ;  ce  qui  nous  par;  ît  un  argument,  en  faveur  de  l'hypothèse  d'une 
source  commune,  orale  probablement,  de  laquelle  dériveraient,  d'un  côté 
l'épisode  du  Salomon  et  Marcolphe,  c^c  l'autre  celui  des  contes  populaires  (1). 

('  Où  est  ton  père  ?  où  est  ta  mère,  ton  frère,  ta  sa  ur  ?  »  demande  succes- 
sivement Salomon  à  Marcolphe  ? 

Voyons  la  question  :  <•  Où  est  ton  père  ?»  A  cette  question  Marcolphe 
répond  :  «  Mon  père  est  dans  son  champ,  et  il  fait  d'un  dommage  deux  dom- 
mages. »  Énigme  dont  il  donne  ensuite  le  mot  en  ces  termes  :  «  Mon  père  est 
dans  son  champ,  et,  comme  il  veut  prendre  possession  (occupare)  d'un  sen- 
tier qui  passe  par  ce  champ,  il  met  des  épines  dans  le  sentier  ;  et  les  gens  qui 
viennent  font  deux  chemins  nuisibles  au  lieu  d'un  (duas  vias  jaciunt  nocivas 
ex  uiia),  et  c'est  ainsi  que  d'un  dommage  il  en  fait  deux  »  (2). 

Le  passage  correspondant  des  contes  populaires  qui  l'ont  conserve,  mon- 
tre que,  dans  ces  contes,  le  sens  primitif  s'est  perdu.  Ainsi,  dans  un  conte 
gascon  (3)  :  o  Mon  père  est  à  la  vigne,  et  il  fait  du  bien  et  du  mal  »,  c'est-à-dire, 
du  bien,  quand  il  taille  bien,  et  du  mal,  quand  il  taille  mal. 

Avant  de  passer  aux  contes  orientaux,  notons  d'abord  que,  dans  ceux  que 
nous  connaissons,  les  questions  ne  sont  pas  adressées  à  un  jeune  homme, 
comme  en  Europe,  mais  à  une  jeune  fille,  et  l'intelligence  malicieuse  dont 
les  réponses  de  la  jeune  fille  tont  preuve,  lui  procure  un  beau  mariage. 

Dans  l'Inde  antique  reparaissent,  comme  interlocuteurs,  deux  person- 
nages qui  se  sont  déjà  présentés  à  nous,  Mahaushada  et  sa  future  femme, 
celle  qui,  après  son  mariage,  bernera  si  bien  les  galants  (4).  Ce  sont  encore 
les  Tibétains  qui  nous  ont  transmis  cet  épisode,  traduit  du  sanscrit  dan^ 
leur  Kandjour  (5). 

Donc,  —  nous  suivons  la  traduction  allemande  de  Schiefner,  faite  direc- 

(1)  Sur  ce  groupe  de  contes  populaire.s,  on  peut  consulter  un  petit  travail  de 
Reinhold  Koehler,  publié  d'abord  en  1863,  et  reproduit  dans  ses  Kleinere  Schriften 
I,  pp.  84-8V),  et  aussi,  quant  à  l'cnigme  qui  est  mutilée  dans  le  Salomon  et  Mnrcol- 
pJie,  les  remarques  de  notre  conte  de  Lorraine,  n°  49.  —  Un  mot  sur  cette  mutila- 
tion. «  Où  est  ton  frèi'e  ?  »  dit  Salomon  à  Marcolphe.  —  «  Mon  frère  est  assis  hors  de 
la  mai.son,  et  tout  ce  qu'il  trouve,  il  le  tue  »,  c'est-à-djre,  il  est  en  train  de  s'épouiller, 
et,  <i  tous  les  poux  qu'il  trouve,  il  les  tue  »...  C'est  assez  plat,  et  ce  n'a  pas  l'ingénio- 
sité rustique  de  la  vieille  et  vraie  forme  de  cette  énigme,  telle  que  la  donnent  les 
contes  populaires  actuels  :  «  Tout  ce  qu'il  tue,  il  le  laisse,  et  tout  ce  qu'il  ne  tue 
pas,  il  le  rapporte  ».  Suidas,  au  x«  siècle,  enregistrait  cette  énigme  comme  prove- 
nant de  Tantiquilé  hellénique. 

(2)  Le  moine,  auteur  de  la  vieille  traduction  allemande  en  vers  du  Salomon  et 
Marcolphe  (voir  supra),  a  très  bien  exprimé  l'idée  de  Marcolphe  :  «  Mon  père  a  semé 
«  du  blé  dans  un  champ  ;  les  gens  ont  fait  un  sentier  au  travers.  Il  obstrue  ce  sen- 
«  tier,  l'imbécile  ;  cela  fait  qu'il  v  en  aura  deux.  » 

(3)  J.  F.  Bladé,  Contes  populaires  de  la  Gascogne  (Paris,  1886),  t.  III,  p.  6-9. 

(4)  Yoir  auprà,  i"^»  Partie,  2'^"  Section,  Excursus  m. 

(5)  On  trouvera,  dans  V Excursus  II 1,  les  renseignements  bibliographiques  sur 
la  traduction  allemande  de  plusieurs  contes  du  Kandjour  par  Anton  Schiefner,  et 
sur  la  version  anglaise  que  W.  R.  S.  Ralston  a  donnée  de  cette  traduction.  N  tre 
épisode  est  à  la  p.  707  de  Schiefner  et  à  la  p.  157  de  Ralston. 


LE  CONTE   DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  489 

tement  sur  le  texte  tibétain,  —  donc  Mahaushada  s'est  mis  en  route  pour 
chercher  femme  : 

Sur  son  chemin,  il  rencontre  une  jeune  fille  très  belle,  de  haute  caste  et 
d'air  modeste  ;  il  engapje  conversation  avec  elle  et  apprend  qu'elle  se  nomme 
Vishàkâ.  11  cherche  d'abord  à  éprouver  l'intelligence  de  la  jeune  fille  en  lui 
posant  des  questions  auxquelles  elle  répond  par  énigmes  ;  puis  il  lui  dit  :  «  Où 
est  allé  ton  père  ?  »  Vishâkà  répond  :  «  11  est  allé  faire  d'un  chemin  deux  che- 
mins :  après  avoir  rassemblé  les  branches  des  buissons  d'épines,  il  fait  le 
chemin.  De  cette  façon,  les  gens  auront  deux  chemins.  » 

Dans  cette  réponse,  nous  retrouvons  les  deux  chemins  et  les  épines  du 
Salomon  et  Marcolphe  ;  mais,  bien  que  donné  comme  venant  d'une  fille  d'es- 
prit, tout  cela  n'a  pas  grand  sel.  Et  l'on  en  est  à  se  demander  si  Schiefner  a 
fait  passer  dans  sa  traduction  tout  ce  qui  était  dans  le  texte  tibétain,  ou  plu- 
tôt peut-être  s'il  a  compris  ce  texte  (1). 

Le  djâtaka  n°  546,  que  nous  avons  cité  précédemeent  (Excursus  \\\)  en 
même  temps  que  le  conte  tibétano-indien,  a  (p.  183)  cette  même  rencontre 
de  Mahosadha  {sic,  en  langue  pâli)  avec  sa  future  femme.  «  Que  fait  ton 
père  ?  —  D'un  il  fait  deux.  —  Il  laboure.  —  Oui,  seigneur,  —  Et  où  laboure- 
t-il  ?  —  l;à  d'où  ceux  qui  y  vont  ne  reviennent  pas.  —  Il  laboure  près  d'un 
cimetière  ».  Etc. 

3.  —  ou    EST  TA   MÈRE  ? 

«  Où  est  ta  mère  ?  »  dit  Salomon  à  Marcolphe.  —  «  Ma  mère  fait  à  sa  voi- 
sine ce  qu'elle  ne  lui  fera  plus  »,  c'est-à-dire  «  elle  ferme  les  yeux  de  sa  voi- 
sine mourante,  ce  qu'elle  ne  lui  fera  plus.  » 

Dans  les  contes  orientaux,  la  réponse  relative  à  la  mère  fait  jouer  à  celle- 
ci  un  rôle  analogue  :  elle  assiste  aussi  une  autre  femme,  bien  que  d'une  façon 
difTérente.  Ainsi,  dans  un  conte  du  Bannoù,  cette  annexe  de  l'Inde  (vid. 
supra)  (2),  la  mère  est  allée  «  séparer  la  terre  de  la  terre  »,  pendant  que  le 
père  est  allé  «  mêler  la  terre  avec  la  terre  »  (c'est-à-dire,  la  mère  est  allée  faire 
son  métier  de  sage-femme,  et  le  père  son  métier  de  fossoyeur).  —  Dans  un 
conte  marocain  de  Tanger  (3),  la  mère  est  allée  «  faire  sortir  l'âme  de  l'âme  » 
(assister  une  femme  en  couches),  et  le  frère,  mis  ici  à  la  place  du  père,  «  est 
parti  emmener  celui  qui  ne  revient  pas  »  (conduire  un  mort  au  cimetière).  — 
Dans  un  conte  des  Santals  du  Bengale  (4),  la  mère  est  allée  «  faire  deux 
hommes  d'un  »  (même  explication  évidemment)   (5)  ;  —  dans  un  conte 

(1)  Ce  qui  ne  fait  pas  de  doute,  c'est  que  l'Anglais  Ralston  n'a  pas  compris  l'Alle- 
mand Schiefner,  quand  il  fait  dire  à  Vishâkâ  que  son  père,  après  avoir  rassemblé 
les  branches  des  buissons  d'épines,  «  s'en  sert  pour  faire  le  chemin  »  (he  uses  ihem  for 
making  the  road).  Voie  épineuse,  certes  .'(La  phrase  de  Schiefner,  que  nous  avons 
rendue  mot  pour  mot,  est  celle-ci  :  «  nachdem  er  die  Zweige  der  Dornstrœucher 
gesammelt,  hahnt  er  den  Weg.  ») 

(2)  S.  S.  Thorburn,  op.  cit.,  p.  190. 

(3)  Archives  marocaines,  t.  VI  (1905),  p.  173. 
('.)   C.  H.  Bompas,  0/?.  ciV-.n"  103. 

(5)  Ce  conte  santal  offre  ici  un  exemple  assez  instructif  de  la  façon  dont  s'opère 
parfois  la  transmission  des  contes.  Voici  le  résumé  complet  du  passage  :  des  hommes 


490  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Kabyle  du  Djurdjura  (1)  <  voir  ce  qui  n'a  jamais  été  vu  »  (un  nouveau-né).  — 
Enfui,  dans  un  conte  indien  du  pays  de  Cachemire,  déjà  cité  (2),  elle  est 
allée  «  vendre  des  paroles  »,  c'est-à-dire  s'entremettre  en  vue  d'un  mariage. 

Dans  la  traduction  allemande  en  vers  du  Salomon  et  Marcolphe  latin,  que 
Gregor  Hayden  a  faite  au  xv^  siècle  (vid.  supra),  la  mère  est  en  train  de 
cuire  une  fournée  de  u  pain  mangé  »  (eegessen  prot)  ;  ce  qui  signifie  qu'ayant 
précédemment  emprunté  du  pain,  lequel  est  déjà  mangé,  celui  qu'elle  cuit  ne 
lui  servira  qu'à  s'acquitter  de  sa  dette. 

Cette  réponse,  que  sans  nul  doute  Gregor  Hayden  avait  sous  les  yeux  dans 
son  exemplaire  latin,  est  la  réponse  ordinaire  donnée,  au  sujet  de  la  mère, 
dans  le  groupe  européen  de  ces  contes  à  interrogations. 

Nous  ne  trouvons,  en  Orient,  pour  cette  énigme,  dans  l'état  actuel  des 
recherches,  qu'une  forme  tout  à  fait  analogue,  mais  non  complètement  sem- 
blable, qui,  —  ceci  est  à  noter,  —  a  voyagé,  au  moyen  âge,  avec  tout  un 
encadrement  très  caractérisé,  jusqu'en  Espagne. 

Voici  d'abord  un  conte  indien  des  environs  de  Srînagar  (pays  de  Cache- 
mire) (3)  : 

Le  fils  d'un  vizir  part  en  voyage,  sur  le  conseil  de  son  père,  qui  est  menacé, 
lui  et  les  siens,  de  la  colère  du  roi,  s'il  ne  donne  pas,  dans  tel  délai,  l'explica- 
tion de  certain  fait  mystérieux.  Sur  son  chemin,  le  jeune  homme  rencontre 
un  vieux  paysan  et  se  joint  à  lui.  De  temps  en  temps,  il  adresse  à  son  compa- 
gnon des  paroles,  des  réflexions,  que  l'autre  trouve  absurdes.  Ainsi,  quand 
ils  passent  auprès  d'un  champ  qui  promet  une  belle  moisson,  il  dit  :  «  Ce 
champ  est-il  mangé  ou  non  ?  » 

Rentré  chez  lui,  le  vieillard  dit  à  sa  fille  qu'il  a  voyagé  avec  une  espèce 
de  fou,  et  rapporte  les  réflexions  que  le  jeune  homme  a  faites.  La  jeune  fille 
lui  explique,  une  par  une,  toutes  ces  réflexions.  Quant  au  «  champ  mangé  », 
elle  dit  :  «  Il  voulait  simplement  savoir  si  le  propriétaire  avait  des  dettes  ou 
non.  S'il  avait  des  dettes,  le  produit  du  champ  était,  pour  lui,  autant  dire 
mangé  ;  car  il  avait  à  le  donner  à  ses  créanciers.  » 

Alors  la  jeune  fille  envoie  par  un  serviteur  un  petit  repas  au  jeune  homme, 
avec  un  message  énigmatique.  Le  jeune  homme  accuse  réception  par  d'au- 
tres énigmes.  Puis  il  se  présente  chez  le  vieillard.  En  causant  avec  l'intelli- 
gente jeune  fille,  le  jeune  homme  lui  parle  de  la  question  posée  à  son  père,  le 

demandent  à  une  jeune  fille  où  est  son  père.  «  Il  est  allé  rencontrer  de  l'eau  (to  meet 
water)  (?).  »  —  «  Et  la  more  ? —  Elle  est  allée  faire  deux  hommes  d'un.  »  Les  hommes 
rapportent  ces  réponses  à  leurs  femmes  qui  leur  disent  qu'il  est  très  facile  de  com- 
prendre :  la  jeune  fille  a  voulu  dire  que  son  père  est  allé  couper  du  chaume,  et  sa 
mère,  battre  (en  grange)  du  dal  (to  thrcsh  dal).  «  Les  pauvres  hommes,  dit  le  conte, 
ne  purent  que  rester  bouche  bée  devant  cette  explication  »...  El  nous  aussi  !  —  Il  est 
clair  que,  durant  la  transmission  du  conte,  de  l'Inde  propre  à  l'enclave  santalienrte, 
l'explication  des  deux  énigmes  est  restée  en  route.  Les  Santals  n'en  ont  pas  moins 
répété  machinalement  les  énigmes  elles-mêmes,  sauf  à  leur  donner  une  explication 
quelconque. 

(1)  Rév.  Père  J.  Rivière,  Recueil  de  contes  populaires  de  la  Kabylie  du  Djurdjura 
(Paris,  1882),  pp.  160-161. 

(2)  H.  Knowles  ;  op.  cit.,  p.  146. 

(3)  H.  Knowles,  op.  cit.,  pp.  484  seq. 


LE  CONTE   DU   CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  491 

vizir,  et,  la  jeune  fille  lui  ayant  indiqué  la  réponse,  il  l'emmène  dans  son  pays 
à  lui.  Le  vizir  peut  alors  donner  la  réponse  au  roi  ;  il  est  sauvé,  et  son  fils 
épouse  la  fille  du  paysan. 

A  la  fin  du  xiii*-  siècle  de  notre  ère,  dans  un  livre  hébreu  achevé  vers  l'an 
1300  et  intitulé  Scha'aschuiw  (le  «  Livre  des-  Délices  »),  un  écrivain  juif, 
vivant  en  Espagne,  Joseph  /abara,  insérait  un  conte,  dont  la  plus  grande 
partie  est  comme  un  calque  du  conte  cachemirien  (1). 

La  réfiexion  au  sujet  du  champ  de  blé,  dont  le  paysan,  compagnon  de 
r  «officier  du  roi  «  vante  la  beauté,  est  celle-ci  :  «  Oui,  s'il  n'est  pas  déjà  mangé  », 
et  la  fille  du  paysan  l'explique  ainsi  :  <■  Le  grain  que  produit  ce  champ  est 
déjà  mangé,  si  le  propriétaire  du  champ  est  pauvre  et  l'a  déjà  vendu  avant 
de  l'avoir  récolté.  » 

Dans  les  contes  qui  vont  suivre,  le  récit  est  bien  plus  simple  :  jeune  homme 
et  vieillard,  compagnons  de  route  ;  réflexions  énigmatiques  du  jeune  homme 
expliquées  plus  tard  par  la  fille  du  vieillard,  et  mariage  des  deux  jeunes 
gens.  —  Dans  ce  groupe  de  contes,  on  retrouve  plusieurs  des  énigmes  des 
deux  contes  précédents. 

Même  énigme  du  «  champ  mangé  >■>  dans  un  conte  arabe,  recueilli  sur  l'em- 
placement de  Babylone  (ce  qui,  bien  entendu,  n'implique  aucunement  pour 
ce  conte  une  origine  babylonienne)  (2),  et  dans  un  conte  berbère  de  Toug- 
gourt  (Algérie),  à  peu  près  identique  (3). 

Dans  deux  contes  mehri  de  l'Arabie  du  Sud,  une  petite  diflérence  :  le 
jeune  homme  ne  dit  pas,  d'un  champ  où  la  récolte  est  encore  sur  pied,  qu'il 
a  été  0  mangé  »  (expression  identique  à  celle  du  Saloivon  et  Marcolphe),  mais 
qu'il  a  été  «  moissonné  »  (4). 

A  une  époque  ancienne  et  certainement  antérieure  à  l'introduction  du 
bouddhisme  au  Tibet  (qui  a  eu  lieu,  répétons-le,  au  vu"  ou  au  viii''  siècle  de 
notre  ère),  les  Bouddhistes  de  l'Inde  ont  pris,  dans  la  tradition  populaire 
indienne,  cette  histoire  des  réflexions  énigmatiques,  et' ils  l'ont  introduite, 
vaille  que  vaille,' dans  une  de  leurs  légendes  pieuses,  de  celles  qui  ont  été  tra- 
duites du  sanscrit  en  tibétain  et  insérées  dans  le  Kandjour  (5)  : 

Le   fils  du  roi  Brahmadatta,  de  Vàrânasî  (Bénarès),  quand  il  vient  au 

(1)  La  traduction  anglaise  de  ce  conte,  publiée  par  M.  I.  Abrahams,  dans  la 
Jewish  Quarterly  Review,  vol.  VI  (1894),  pp.  518  seq.,  paraît  bien  plus  claire  et  plus 
fidèle  que  celle  qui  a  été  fournie  à  Reinhold  Koeliler  par  un  certain  D^  A.  Sulzbach 
(Kleinere  Schrijten,  II,  pp.  602  seq.)  et  dans  laquelle  sont  omis  plusieurs  passages 
très  importants. 

(2)  Bruno  Meissner,  op.  cit.,  n°  22. 

(3)  René  Basset,  Nouveaux  contes  berbères  (Paris,  1897),  n°  112.  —  Cf.  p.  350,  les 
remarques  de  notre  savant  confrère  en  l'Institut. 

(4)  D.  H.  Millier,  Die  Mehri-  und  Soqotri-  Sprache,  I  (Vienne.  1902),  pp.  111 
seq.  —  W.  Hein  :  Mehri-  und  Hadrami-Texte  (Vienne,  1909),  p.  131  seq.  — 
La  seconde  version  est  très  altérée,  notamment  quant  à  l'explication  de  notre 
énigme.  La  première  a  un  épisode  des  contes  cachemirien  et  juif  d'Espagne  (l'épi- 
sode de  l'envoi  des  provisions),  qui  manquait  dans  le  conte  arabe  de  Mésopotamie 
et  dans  le  conte  berbère. 

(5)  A.  Schiefner,  Bulletin  de  F  Académie  des  Sciences  de  Saint-Pétersbourg,  vol. 
XXXII,  1877,  pp.  123  seq.  —  W.  R.  S.  Ralston,  op.  cit.,  n»  14,  pp.  247-252. 


492  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

monde,  se  rappelle  ses  «  existences  antérieures  »  ;  il  se  rappelle  notamment 
que,  dans  une  de  ces  existences,  il  a  régné  pendant  soixante  ans,  puis  est 
«  rené  »  dans  les  enfers.  Pour  ne  pas  s'exposer  au  même  danger  en  devenant 
roi  de  nouveau,  il  feint  d"ètre  estropié  et  muet.  Le  médecin  de  Drahmadatta 
voit  la  ruse  et  dit  au  roi  qu'il  faut  agir  sur  le  prince  par  la  menace.  Le  roi 
livre  donc  son  lils  aux  bourreaux,  mais  avec  l'ordre  secret  de  ne  pas  l'exé- 
cuter. 

Trois  fois  de  suite,  pondant  qu'on  le  conduit  sur  un  char  hors  de  la  ville, 
le  prince  rompt  un  instant  son  nmlisme  et  fait  une  réflexion  énigmatique.  La 
troisième  de  ces  réflexions  (qui,  toutes,  se  retrouvent  dans  les  contes  cités 
précédemment),  le  prince  la  fait,  quand  il  passe,  avec  son  funèbre  cortège, 
auprès  d'un  gros  tas  de  grain  :  «  Si  ce  tas  de  grain  n'était  pas,  dès  le  principe, 
mangé  par  la  base,  il  deviendrait  gros.  » 

Plus  tard,  le  prince  apprend  à  son  père  pourquoi  il  a  feint  d'être  estropié 
et  muet,  et  obtient  de  lui  la  permission  de  se  faire  ascète.  A  la  prière  du  roi, 
il  lui  explique  les  trois  énigmes  avant  de  partir  pour  la  forêt. 

Voici  l'explication  de  l'énigme  du  tas  de  blé  :  «  Comme  les  laboureurs  ont 
emprunté  du  grain  et  l'ont  mangé,  il  arrivera,  après  la  moisson,  qu'ils  de- 
vront donner  aux  créanciers  un  gros  tas  de  grain,  lequel  est  donc  mangé 
par  la  base  (1).  » 

Cette  petite  légende  du  bouddhisme  du  Nord,  —  légende  dont  le  thème 
principal  est  développé  à  outrance  dans  un  des  diâtakas  pâli,  du  bouddhisme 
du  Sud  (2),  —  est  instructive,  comme  spécimen  des  manipulations  aux- 
quelles les  contes  indiens  ont  été  plus  d'une  fois  soumis  dans  les  écrits  boud- 
dhiques. 

4.  — -  NE   PAS  CONFIER  IN   SECRET  A   IXE   FEMME. 

«  Que  penses-tu  ?  »  demande  Salomon  à  Marcolphe.  —  «  Je  pense  qu'il 
n'est  pas  sûr  de  rien  confier  à  une  femme  '  (nihil  tute  crcdendum  esse  mulieri). 
—  <'  Cela  encore,  tu  le  prouveras  ■,  dit  Salomon. 

Quand  Marcolphe  en  vient  à  la  preuve,  nous  constatons,  sur  un  point 
important,  une  altération  d'un  thème  bien  connu.  Dans  les  nombreux 
contes  orientaux  et  européens  qui  traitent  ce  thème  (3),  le  sw.et  que  le  héros 
choisit  pour  fournir  expérimentalement  la  preuve  de  son  dire,  c'est  sa  femme 

(1)  Dans  la  version  anglaise  que  Ralston  a  donnée  de  la  traduction  allemande 
de  Schiefner,  nous  devons  relever,  pour  ce  passage,  un  contre-sens  :  Ralston  fait 
dire  au  prince  que  les  laboureurs  seront  obligés  de  donner  un  gros  tas  de  grain 
«  aux  fidèles  »  (to  ilie  faiihfiil  !  !  / )  ;  il  a  lu,  dans  Schiefner,  den  Glœiihigen  («  aux 
fidèles  »),  au  lieu  de  den  Glrvubigern  («  aux  créanciers  »). 

(2)  Voir  l'interminable  djâtaka  n"  538  (vol.  VI  de  la  traduction  anglaise  déjà 
citée).  Les  scènes  principales  de  ce  djâtaka  sont  représentées  (comme  l'a  été  la 
mésaventure  des  qtiatre  galants)  sur  un  des  médaillons  du  stoûpa  de  Bharhout, 
ainsi  que  M.  \.  Foucher  lop.  cit.,  pp.  47-49)  le  montre  très  clairement  ;  et  cela  éta- 
blit l'existence  du  thème  de  ce  djâtaka  au  m",  peut-être  même  au  ii"  siècle  avani 
notre  ère.  —  Le  djâtaka  pâli  n'a  p;is  l'intercalation  du  thème  des  réflexions  énigma- 
tiques.  Quand  le  prince  (qui  est  un  Bodhisaitva)  se  décide  à  parler,  ce  qu'il  ne  fait 
qu'une  fois,  il  adres.se  un  grand  discours  au  conducteur  du  char  dans  lequel  il 
est  conduit  au  lieu  de  l'exécution. 

(3)  Voir  les  remarques  de  notre  conte  de  Lorraine  n°  77,  Le  Secret. 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  493 

elle-mi^me.  Mais  dans  le  Salomon  et  Marcolphe,  —  ou  plutôt,  dans  la  seconde 
partie  du  Salomon  et  Marcolphe,  rattachée  tellement  quellement  à  la  pre- 
mière (voir  ÏExcursus  I),  —  Marcolphe  n'est  pas  marié.  Le  sujet  de  l'expé- 
rience confirmative,  ce  sera  sa  sœur. 

Et  comment  se  fera  l'expérience  ?  Le  voici  : 

Marcolphe  va  trouver  sa  sœur  Fusada  et  lui  confie,  en  grand  secret,  qu'il  a 
tant  à  se  plaindre  de  Salomon,  qu'il  a  l'intention  de  le  tuer,  et  il  montre  à 
Fusada  un  couteau  qu'il  cache  sous  ses  vêtements.  Fusada  lui  jure  de  ne  pas 
le  trahir. 

Un  peu  plus  tard,  Marcolphe  fait  citer  sa  sœur  devant  le  roi,  raccusaiit 
(ce  qui  est  vrai)  de  se  mal  conduire,  et  prétendant  qu'elle  doit,  en  consé- 
quence, être  privée  de  tout  droit  d'héritage.  Fureur  de  Fusada,  qui  aussitôt 
révèle  les  confidences  qui  lui  ont  été  faites  par  son  frère.  Marcolphe  est 
fouiilé,  et  on  ne  trouve  pas  sur  lui  le  moindre  couteau.  Et  Marcolphe  dit  : 
■'N'ai-je  pas  eu  raison  de  dire  qu'il  n"est  pas  sûr  de  rien  confier  à  une  femme  ?» 

Dans  les  contes  orientaux,  et  autres,  de  ce  genre,  le  héros  s'y  prend  bien 
plus  adroitement  que  Marcolphe  .  il  s'arrange  de  façon  qu'il  peut  exhiber,  à 
tout  instant,  la  preuve  matérielle  de  la  fausseté  de  l'accusation  portée  contre 
lui  par  sa  femme,  preuve  positive  et  non  purement  négative,  comme  l'ab- 
sence du  couteau.  li  ne  parle  pas  à  sa  femme  d'une  intention,  mais  d'un  pré- 
tendu fait  accompli  ;  il  ne  lui  dit  pas  qu'il  veut  tuer  quelqu'un,  mais  qu'il  l'a 
tué,  et  qu'il  a  caché  le  cadavre  à  tel  endroit  :  par  exemple,  dans  un  conte  du 
Bannoù  (voir  les  remarques  de  notre  conte  de  Lorraine  n°  77},  il  dit  qu'il  a 
jeté  ce  cadavre  dans  un  puits  desséché,  et,  quand  le  roi  fait  faire  des 
recherches  dans  le  puits,  on  y  trouve,  en  tout  et  pour  tout,  le  squelette  d'une 
chèvre. 

Ces  quelques  mots  suffiront  pour  montrer  combien,  dans  cet  épisode  du 
Salomon  et  Marcolphe,  la  forme  primitive  a  été  remaniée,  et  d'une  façon  qui 
n'est  pas  très  heureuse. 

Nous  espérons  que  les  faits  groupés  dans  cet  Appendice,  joints  à  ceux  que 
nous  avons  réunis  dans  les  chapitres  précédents,  mettront  de  plus  en  plus  en 
relief,  —  nous  ne  voulons  toucher  ici  que  ce  point,  — ■  l'importance  de  l'étude 
des  contes,  et  en  particulier  des  contes  orientaux,  pour  la  connaissance  un 
peu  approfondie  d'une  littérature  qui  a  tant  vécu  d'emprunts,  la  littérature 
de  notre  moyen-âge  européen. 

ADDF.^DA    A    I.'EXCURSUS    I 

Tout  dernièrement,  en  octobre,  nous  avons  étudié,  à  la  Bibliothèque 
Royale  de  Munich,  les  trois  manuscrits  du  Salomon  et  Marcolphe  latin  qui 
ont  été  mentionnés,  d'après  un  Mémoire  de  M.  E.  Schaubach,  dans  la  pre- 
mière partie  de  ce  travail  iExcursus  I,  c,  p.  409,  note  3)  et  dont  les  cotes 
rectifiées  sont  Cod.  lat.  5015  ;  Cod.  germ.  640  et  3974.  Nous  y  avons  relevé  des 
particularités  qui  ne  sont  peut-être  pas  sans  quelque  intérêt. 

1.  Prenons  d'abord  la  pièce,  écrite  en  1443,  qui  figure  en  tête  du  Cod.  lat. 
5015  et  qui  provient  du  monastère  bénédictin  de  Benediktbeuern  (Monas- 
terii  Benedictoburani ) ,  au  diocèse  d'Augsbourg. 

Dans  notre  Excursus  I  [b,  pp.  407-408),  nous  étions  arrivé  à  cette  conclu- 


494  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

sion,  que  le  Salomon  et  Marcolphe,  tel  qu'il  a  été  imprimé,  se  compose  de 
deux  ouvrages  primitivement  distincts,  qui  ont  été  juxtaposés.  Le  texte  du 
Cod.  lat.  5015,  ayant  pour  titre  ConfJicta  ierborum  inter  regem  Salomonem  et 
rusticum  Marcoljum  facta,  et  se  terminant  ainsi  :  Et  hec  (sic)  sufpciaut  de  al- 
tricatione  (sic)  régis  Salomonis  et  Marcolji,  nous  donne  raison,  ce  nous  sem- 
ble :  il  présente,  à  l'état  isolé  la  première  partie  du  Salomon  et  Marcolphe 
actuel  :  il  n'y  relie  point  de  seconde  partie. 

2.  Ce  texte  du  Cod.  lat.  5015  est  intéressant  aussi  en  ce  qu'il  donne  de 
l'encadrement  du  dialogue  une  forme  très  simple,  qui  a  été  plus  tard  enjo- 
livée (vid.  Excursus,  \,a,  p.  406).  Ainsi,  pas  de  description  détaillée  des  diffor- 
mités de  Marcolphe  et  de  sa  femme  (laquelle,  dans  cette  recension,  ne  porte 
ni  le  nom  de  Policana,  ni  aucun  autre  nom).  —  Pas  de  longues  généalogies 
personnelles  mises  dans  la  bouche  de  Salomon  d'abord  (duodecim  gênera  ou 
generationes  prophetarum),  puis  de  Marcolphe  (duodecim  gênera  rusticorutn). 
Salomon  dit  simplement  :  David  erat  pater  meus  ;  à  quoi  Marcolphe  répond  : 
Et  ego  suni  Marcolfus  filins  Marcel.  —  Pas  de  noms  propres  donnés  aux 
grands  personnages  de  la  Cour,  qui  demandent  à  Salomon  de  chasser  Mar- 
colphe à  coups  de  trique  :  il  est  parlé  seulement,  d'une  manière  générale, 
des  princes  (principes).  La  couleur  locale  (les  quinze  noms  empruntés  à  la 
Bible)  est,  plus  que  probablement,  de  Vaprès-coup. 

3.  Très  curieux  ,1e  Cod.  germ.  3974,  in  foho,  manuscrit  bizarre  où  le  Salo- 
mon et  Marcolphe  latin  (orné  d'une  grande  miniature  représentant  Salomon 
sur  son  trône,  et,  devant  lui,  Marcolphe  et  sa  femme)  est  écrit,  ainsi  que  sa 
traduction  allemande,  au  milieu  de  fables  d'Avianus  ou  autres,  en  diverses 
places  qui,  dans  les  cahiers,  étaient  restées  blanches. 

Dans  cette  seconde  recension,  le  dialogue,  beaucoup  plus  étendu  que  celui 
du  Cod.  lat.  5015,  a  un  encadrement  presque  identique  à  l'encadrement  dont 
nous  avons  constaté  la  simplicité  dans  ce  premier  codex  (1).  Cela  montre, 
croyons-nous,  qu'il  ne  faudrait  pas  prendre  le  Hsec  sufficiant  du  Cod.  lat. 
5015  dans  ce  sens  que  le  copiste  aurait  réduit  à  de  moindres  dimensions 
l'encadrement  de  Valtricatio  :  cette  réflexion  peut,  tout  au  plus,  signifier  que 
le  dialogue  aurait  été  raccourci. 

Après  la  partie  dialoguée  du  Cod.  germ.  3974  viennent  ces  mots  :  Incipit 
secundus  libellus.  Exivit  rex  Salomon  quadam  die  cum  venatoribus  suis,  etc., 
et  la  partie  narrative,  à  peu  près  telle  que  nous  la  lisons  dans  les  imprimés. 
Ici  la  juxtaposition  des  deux  ouvrages  primitifs  a  eu  lieu  dans  toute  la  rigueur 
du  terme,  et  l'on  n'a  pas  essayé  de  faire  une  liaison  par  un  igitur  ou  par  quel- 
que autre  transition  (cf.  Excursus,  l,  b,  p.  408). 

Cette  recension  apporte  à  une  restitution  de  texte,  proposée  jadis  par 
Karl  Hofmann  (voir  Excursus  I,  f,  p.  416,  note  i),  une  confirmation  formelle. 
Au  lieu  de  l'absurde  de  Marcolfo  britone,  le  Cod.  germ.  3974  a,  bien  nette- 
ment, de  BRiccoNE  Marcolfo  :  pas  la  moindre  hésitation  sur  la  lecture,  les  c 

(1)  Nous  n'y  voyons  que  très  peu  d'additions,  qu'on  retrouvera,  avec  bien  d'au- 
tres, dans  la  rédaction  très  développée  du  troisième  manuscrit  de  Munich,  le  Cod. 
germ.  640  (provenant  du  monastère  bénédictin  de  Scheicrn,  Monaslerii  Sckirensis, 
au  diocèse  de  Freising),  rédaction  à  peu  près  semblable  à  celle  qui  a  été  imprimée. 
Ces  additions  sont  les  suivantes  :  Marcolphe  "  vient  de  l'Orient  »  ;  Salomon  et  Mar- 
colphe récitent  chacun  sa  généalogie  ;  enfin,  au  lieu  des  principes,  il  est  parlé  de.s 
duodecim  prwpositi  régis  Salomonis,  mais  sans  qu'aucun  soit  désigné  par  son  nom. 


LE  CONTE  DU  CHAT  ET  DE  LA  CHANDELLE  495 

étant,  dans  ce  manuscrit,  tout  différents  des  t,  lesquels  ici  dépassent  tou- 
jours franchement  la  ligne. 

4.  Mais  ce  qui  nous  a  le  plus  frappé  dans  ce  Cad.  germ.  3974.  c'est  un  pas- 
sage de  la  vieille  traduction  allemande,  l'épisode  du  gâteau  et  de  la  bouse 
de  vache  (voir  E.rcursn^  I,  f,  pp.  416-418),  sur  lequel  se  termine  brusque- 
ment cette  traduction  in  theutonico  (sic). 

Au  sujet  de  cet  épisode,  nous  exprimions,  loc.  cit.,  notre  conviction  que 
l'on  pouvait  y  reconnaître,  sous  une  rédaction  toute  romane,  un  bon  gros  jeu 
de  mots  tout  allemand,  qui  est,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  la  pointe  du  récit. 
Nous  disions  :  «  Salomon  ordonne  à  Marcolphe  de  lui  apporter  un  pot  de  lait 
avec  un  gâteau  (placentam,  en  allemand  fladen)  dessus.  Quand  Marcolphe 
«  passe  le  pré,  et  que,  sur  le  sentier,  il  voit  une  bouse  de  vache  {bosam  vaccae, 
«  en  allemand  fladen,  kuhfladen),  l'idée  de  sa  grosse  farce  lui  vient  tout  d'un 
«  coup  ;  il  mange  le  fladen  (premier  sens)  et  il  met  à  la  place  le  fladen  (se- 
«  cond  sens)...  »  Or,  le  vieux  traducteur  allemand  rend  ainsi  la  réponse  de 
Marcolphe  à  Salomon  :  «  ...  ich  war  hungrig  und  hab  den  fladen  gessen  und 
deni  (sic)  hajen  mit  (/e///|ANDERN  fladen  zugedeckt».  «J'avais  faim  et  j'ai  mangé 
le  fladen  (premier  sens  :  le  gâteau),  et  j'ai  couvert  le  pot  avec  I'autre  fladen 
(second  sens  :  la  bouse  de  vache).  >»  Il  n'est  guère  possible  de  mieux  faire 
ressortir  le  jeu  de  mots. 

Voilà,  croyions-nous,  notre  conjecture  posée  à  l'état  de  certitude. 

Et  hsec  sufficiant,  comme  dit  le  Cad.  lat.  5015. 


(&^}f^^^f<è 


LES    MONGOLS 

ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE 
DAiNS  LA  TUAXS)1ISSI().\  DKS  (ONTKS  1\D;E\S  VliUS  L'OCCIDKXT  EIKOPÉEX 

Etude  de  Folk-Lore  comparé  sur  l'Introduction  du  SIddhi-Kûr 
et  le  Conte  du  Magicien  et  son  apprenti 

(Extrait  de  la  Rwue  des  Tradilions  Populaires  —  Année  1912). 


PREMIER  ARTICLE 

Benfey  et  les  Mongols.  —  Considérations  préliminaires  sur  la  littérature  mongole 
et  l'Inde.  —  Le  recueil  mongol  de  contes  le  Siddhi-Kûr  et  son   lntrodu«tion-cadre. 

—  Le  conte  indien  mongolisé  formant  la  première  partie  de  cette  Introduction, 
a-t-il  été  apporté  par  les  Mongols  en  Occident  pour  y  devenir  le  conte  européen 
du  Magicien  et  son  apprenti  ? 

■ —  Première  partie.  Le  conte  du  Magicien  et  son  apprenti. 

—  Chapitre  premier.  Chez  les  Mongols.  —  Rôle  attribué  au  Maître  Nâgard- 
jouna,  le  second  Bouddha. 

—  Chapitre  second.  Dans  l'Inde.  —  Un  conte  littéraire  de  l'Inde  du  Sud.  — 
Contes  oraux  de  la  vallée  du  Haut-Indus,  de  la  région  de  Bénarès,  du  Bengale,  etc. 

—  Les  métamorphoses.  —  La  transmigration  de  l'àme.  —  L'épisode  de  la  bride.  — 
L^  collier  de  la  rânî  et  le  chapelet  du  maître  Nâgardjouna.  —  Le  conte  mongol, 
très  bouddhicisé,  ne  reflète  pas  la  forme  primitive  indienne. 

Chapitre  troisième.  Hors  de  l'Inde. 

■ —  Première  section.  Les  contes  oraux.  ■ —  Études  critiques.  • —  Les  contes 
de  cette  famille  se  rattachent  aux  formes  indiennes  pures,  non  à  la  forme  mongo- 
lisée. 

§  1.  Le  héros  est  confié,  tout  jeune,  par  son  père  ou  sa  mère  au  magicien.  —  Un 
conte  français  inédit  du  Velay. 

§  2.  Le  fils,  métamorphosé  par  le  magicien,  doit  être  reconnu  par  son  père.  — 
Le  thème  apparenté  de  la  Fiancée  à  distinguer  parmi  ses  sœurs. 

Plus  d'un  demi-siècle  s'est  écoulé  depuis  l'apparition  de  l'ouvrage 
capital  de  Théodore  Benfey  sur  le  Pantschalantra  indien  (1),  et  une 
quantité  de  documents,  inconnus  en  1859,  permettent  aujourd'hui 

(1)   Th.  Benfey  :  Pantschalantra  (Leipzig,  1859),  2  vol. 

32 


498  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

de  préciser  et  de  dégager  de  toute  exagération  les  théories  par  les- 
quelles l'illustre  sanscritiste  de  Gœttingue  a  vrain^ont  ouvert  des 
voies  nouve"es  à  la  science  folklorique.  On  ne  rendra  jamais  assez 
justice  à  la  méthode,  non  plus  imaginative  et  toute  conjecturale, 
mais  rcalisle  et  historique,  avec  laquelle  Benfey  aborde  cette  série 
de  problèmes  qui  se  sont  posés  à  partir  du  moment  où  a  été  consta- 
tée, en  tant  de  pays  divers,  l'existence  d'un  même  répertoire  de 
contes  populaires,  l'immense  répertoire  asiatico-europécn  ;  seule- 
ment, il  faut  bien  le  reconnaître  aussi,  ce  savant  de  premier  ordre, 
cet  initiateur,  s'est  laissé  trop  souvent  dominer  par  une  idée  fixe  :  il 
ne  s'est  pas  contenté  d'attribuer  au  bouddhisme  un  rôle  considé- 
rable dans  la  propagation  des  contes  indiens  hors  de  leur  pays 
d'origine  (ce  qui  est  parfaitement  exact  pour  cerlaines  régions, 
Chine,  Tibet,  Mongolie,  Indo-Chine,  etc.)  ;  il  a  donné  le  bouddhisme 
comme  Vinvenleiir,  le  créateur  de  ces  contes,  alors  que  les  bouddhistes 
ont  simplement  fait  œuvre  d'adaptation,  oratoire  ou  littéraire,  de 
contes  indiens  préexistants. 

«  Vous  découvrez  la  Méditerranée  !  »  nous  disait  un  jour  à  ce 

propos  un  grand  indianiste  de  nos  amis Pour  notre  part,  nous 

ne  sommes  pas  si  sûr  que,Tnême  à  l'heure  présente,  toute  discussion 
des  arguments  de  Benfey  soit  superflue,  et  que  toute  ta  Méditerranée 
soit  découverte.  Il  y  a  encore,  croyons-nous,  à  en  faire  conni^ître 
quelques  recoins,  qui  ne  seraient  peut-être  pas  sans  nouveauté  pour 
tout  le  monde. 

Sait-on,  par  exemple,  en  dehors  des  spécialistes,  que,  depuis  le 
livre  de  Benfey,  il  s'est  révélé  dans  l'Inde,  chez  les  djoïnas,  —  secte 
qui  remonte  à  une  époque  contemporaine  de  la  fondation  du  boud- 
dhisme, et  qui  est  encore  florissante,  —  toute  une  littérature  de 
contes,  accommodés  ici  au  djaïnisme,  comme  ailleurs  ils  l'ont  été 
au  bouddhisme  (1)  ? 

Nous  limitant  aujourd'hui,  à  un  point,  critiquable  à  notre  avis, 
de  la  tliè'^e  de  Benfey  relative  à  la  propagation  des  contes  indiens  par 
la  voie  bouddhinue,  —  thèse  qui,  nous  le  répétons,  est  vraie  dans 
certains  cas,  —  nous  nous  proposons  d'examiner  de  près  un  curieux 
document,  un  écrit  mongol  qui,  aux  yeux  de  Bcnf(!y,  établissait 

(1)  Un  indianiste  très  distingué,  notre  ami  M.  Johannes  Hertel,  nous  écrivait 
dernièrement  à  ce  sujet  :  «  Ce  qui  me  paraît  le  plus  pressant  à  faire  actuellement, 
c'est  d'exploiter  cette  vérital)le  mine,  l'énorme  littérature  de  contes  (die  ungeheure 
Lrza-hlungslitieralur  j  des  Djainas,  littérature  qui  est  encore  presque  inconnue  et 
qui  a  beaucoup  plus  d'importance  que  celle  des  Brahmanes  et  des  Bouddhistes, 
tout  au  moins  pour  le  moyen  âge.  Je  ne  me  lasserai  pas  d'attirer  l'attention  sur 
cette  littérature  et  d'en  publier  autant  qu'il  me  sera  possible.  » 


LES  MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU  RÔLE  49Ô 

péremptoirement  l'intervention  de  ce  peuple  bouddliique  des  Mon- 
gols dans  la  transmission  des  contes  indiens  vers  noire  Occidenl. 

Le  rejet  de  ces  conclusions  de  Benfey  n'aura,  du  reste,  —  nous 
tenons  à  le  dire  d'avance,  —  rien  qui  puisse  discréditer  ce  que  sug- 
gère tout  un  ensemljle  de  documents  convergents,  la  croyance  à 
l'existence  historique  de  grands  courants  qui,  de  l'Fndc,  ont  jadis 
charrié  des  contes  vers  les  quatre  points  de  l'horizon. 


CONSIDÉRATIONS    PRÉLIMINAIRES 

LA    LITTÉRATURE    MONGOLE    ET    l'iNDE 

La  littérature  mongole,  —  car  il  y  a  une  littérature  mongole  (1),  — 
est  toute  d'importation  :  les  ouvrages  indiens,  plus  ou  moins  bien 
reproduits,  qui  la  composent,  sont  arrives  en  Mongolie  par  le  canal 
du  bouddhisme  ;  il  convient  d'ajouter  :  du  bouddhisme  iibélain  (2). 

On  s'accorde  à  placer  au  VI I^  siècle  de  notre  ère,  sous  le  règne 
de  Srong  Tsan  Gampo,  l'introduction  ofFicielle  du  bouddhisme  au 


(1)  Une  littérature  dont  les  gens  du  pays  ne  sont  peut-être  pas  très  souvent  en 
état  de  lire  couramment  les  productions,  si  nous  en  jugeons  par  l'épisode  suivant 
d'un  voyage  assez  récent  en  Mongolie  (Rev.  James  Gilmour,  Among  the  Mongols, 
Londres,  sans  date,  p.  83)  :  «  Un  lama,  notre  hôte,  se  trouvait  être  plus  intelligent 
que  les  lamas  ne  le  sont  habituellement,  et  il  savait  lire  le  mongol,  chose  très  extra- 
ordinaire chez  un  prêtre  (mongol)...  Il  me  montra  le  livre  qu'il  était  en  train  de 
lire  avant  le  dîner,  livre  non  imprimé,  mais  écrit  ec  petits  caractères  et  très  usé. 
C'était  quelque  vieille  légende  historique,  et  le  lama  m'indiqua  le  passage  où  il  en 
était  resté,  et,  dans  ce  passage,  un  mot  qu'il  ne  pouvait  déchilTrer.  Ensuite,  il  me 
demanda  de  lire  tout  le  passage,  ce  que  je  fis.  Le  texte  était  ainsi  conçu  :  «  Le  héros 
«  (j'ai  oublié  le  nom)  boucha  l'entrée  du  trou  (dans  lequel  un  renard  s'était  réfugié) 
«  avec  son  bonnet  blanc,  prit  une  grosse  pierre,  et  pan,  pan,  il  battit  le  terrain 
«  tout  autour.  Le  renard,  efîrayé,  se  précipita  au  dehors  et  s'enfuit  avec  le  bonnet 
«  blanc  sur  la  tête.  » 

Notons,  —  et  voilà  pourquoi  nous  avons  reproduit  ce  texte,  —  que  la  «  vieille 
légende  historique  »  d^e  M.  Gilmour  n'est  autre  qu'un  des  contes  de  ce  recueil  mon- 
golo-kalmouck  le  Siddhi-Kùr.  dont  nous  allons  avoir  à  parler  longuement.  Le  pas- 
sage que  le  lama  épelait,  fait  partie  du  4*'  conte  (voir  la  traduction  allemande  de 
B.  Jiilg,  Kalmûckische  Mserchen,  Leipzig,  1866,  p.  23),  conte  dont  a  été  publiée 
récemment  une  version  orale  kalmoucke  (G.  J.  Ramstedt,  Kalmûckische  Mœrchen, 
Helsingfors,  1909,  n°  13).  Ce  même  passage  se  retrouve  identiquement  dans  un 
conte  oral  similaire  tibétain,  recueilli  en  1904  ou  1905  par  le  capitaine  W.  J.  O'Con- 
nor,  secrétaire-interprète  d'une  mission  anglaise  envoyée  à  Lhassa  (Capt.  W.  J. 
O'Connor,  Folk  Taies  from  Tibet,  Londres,  1906,  p.  159). 

(2)  Nous  suivrons  ici  sir  M.  Monier- Williams  (Buddhism,  Londres,  1889,  pp.  269- 
277)  et  son  résumé  des  recherches  de  Kœppen  [Die  Religion  des  Buddha,  1857-1859), 
dont  les  résultats,  —  nous  nous  sommes  informé  en  bonne  place,  —  ont  été  com- 
plétés et  précisés,  mais  n'ont  pas  été  modifiés,  quant  au  fond. 


500  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Tibet,  introduction  favorisée  par  les  deux  femmes  du  roi,  l'une  prin- 
cesse chinoise,  l'autre  princesse  indienne  du  Népal,  et  toutes  deux 
zélées  bouddhistes.  En  l'an  632,  Tsan  Ganipo  envoie  son  ministre 
Thumi  Sar.ihhota  dans  l'Inde  pour  lui  faire  étudier  les  écrits  boud- 
dhiques, et  ce  ministre  rapporte  le  bouddhisme  au  Til»et.  en  même 
ten:ps  que  l'écriture  ;  car  c'est  lui  qui  dessina  ralphal)et  tibétain 
d'après  les  caractères  indiens  alors  en  usage  ;  c'est  lui  aussi  qui  fut 
le  premier  auteur  tii)étain. 

Après  un  déclin  assez  prolongé,  le  bouddhisme  reprend  force 
au  Tibet,  dans  la  seconde  moitié  du  VIII*^  siècle.  Le  roi  d'alors, 
FChri  Srong  De  Tsan  (740-786),  fait  venir  de  l'Inde  en  grand  nombre 
des  docteurs  bouddhistes.  D'abord  arrivent  du  Bengale  une  dou- 
zaine de  moines  (1)  ;  puis,  des  régions  septentrionales  de  la  péninsule, 
du  Dardistan  actuel  (dont  les  habitants  joignaient  alors  au  culte 
du  dieu  Siva  les  pratiques  de  la  sorcellerie),  un  autre  moine,  Padnia 
Sambhava,  fameux  magicien  et  alchimiste,  lequel,  en  définitive, 
paraît  avoir  été  remarquai )le  par  sa  connaissance  des  dialectes 
indiens.  C'est  lui  qui  fit  commencer  la  traduction  en  tibétain  des 
livres  sacrés  bouddhiques,  d'après  les  textes  sanscrits. 

De  ce  travail  considérable  proviennent  le  Kandjour  ei  le  Tandjour, 
ces  immenses  et  étranges  conglomérats  où  toute  sorte  de  livres 
indiens,  même  purement  brahmaniques,  dss  *raités  philosophiques, 
(tels  (jue  V Almahodha,  la  «  Connaissance  du  moi  »  ),  des  poèmes 
(comme  le  Megadùla,  le  «  Nuage  messager  »,  de  Kalidasa),  se  trou- 
vent juxtaposés  aux  ouvreges  de  dogmatique,  de  liturgie,  d'édifica- 
tion bouddhiques. 

Vers  l'an  1206,  le  grand  conquérant  mongol  Gengis  Khan  s'empa- 
rait du  Tibet  et  entrait  en  contact  avec  le  bouddhisme  tibétain,  le 
lamaïsme.  Mais  ce  fut  le  plus  célèbre  de  ses  successeur;;,  Khoulùlaï 
Khan  (1259-1294),  qui  adopta  et  favorisa  chez  les  Mongols  ce  lâ- 
maïsnie  dont  les  éléments,  empruntés  en  partie  au  culte  de  Siva 
et  mêlés  de  magie,  n'étaient  nullement  en  désaccord  avec  le  grossier 
chamanisme  de  la  Mongolie. 

Sous  son  règne,  un  Graïui-Lâma,  Phaspa,  patronné  par  lui,  crée 
l'alphabet  mongol  sur  le  modèle  de  l'alphaljct  til)étain.  Un  peu 
plus  tard,  au  commencement  du  XIV^  siècle,  peu  d'années  après  la 
révision  du    Kandjour,  ordonnée    par  Phaspa   (c'est-à-dire    après 

(1)  On  sait  que  le  monachismo,  - —  les  bliikshous,  les  «  mendiants  »,  —  forme 
l'ossature  de  l'Eglise  bouddhiste,  qui  ne  possède  rien  de  semblable  à  un  clergé 
paroissial.  Aussi,  dans  le  bouddhisme,  à  la  difïérence  du  catholicisme,  supprimer 
les  moines,  ce  serait  supprimer  tout. 


LES  MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  501 

1306,  date  qui  est  donnée  à  l'achèvement  du  collationnenicnt  du 
recueil  til)étain  avec  les  textes  chinois,  traduits  du  Sanscrit),  est 
entreprise  la  tâche  de  traduire  en  mongol  les  écrits  formant  le  canon 
tibétain. 

Il  paraît  que  des  livres  til)étains  ont  été  traduits  plusieurs  fois 
chez  les  Mongols.  Du  moins,  un  spécialiste  constate  que  deux  recen- 
sions, bien  distinctes,  d'un  livre  faisant  partie  du  Kandjour  et  intitulé 
le  Djangloun  («  Le  Sage  et  l'Insensé  »)  ont  été  traduites,  l'une  en  mon- 
gol proprement  dit,  l'autre  en  mongol  occidental,  autronent  dit, 
en  kalmouck  (1). 

Dans  la  rédaction  kalmoucke  du  recueil  de  contes  le  Siddhi-Kûr, 
doni,  l'introduction  va  nous  occuper,  on  peut  faire  cette  remarque 
significative,  que  parfois  les  noms  des  personnages  sont  donnés  alter- 
nativement en  kalmouck  et  en  tibétain. 

* 

*      * 

Ce  livre  du  Siddhi-Kûr  («  Le  Mort  doué  du  siddhi  »,  c'est-à-dire  en 
sanscrit,  d'une  vertu  magique),  qui  existe  dans  les  deux  dialectes 
mongols,  en  mongol  proprement  dit  et  en  kalmouck,  est  une  version 
très  intéressante  d'une  recension  particulière  d'un  célèbre  recueil 
indien  de  contes,  la  V élâla-panichav inçaii  («  Les  Vingt-cinq  [ré(;its] 
d'un  Vétâla  »,  sorte  de  vampire).  Benfey  attribuait  à  cette  version 
«  la  plus  haute  importance  [die  hœchsle  Wichligkeil)  pour  la  connais- 
«  sance  de  la  manière  dont  ces  conceptions  indiennes  [les  contes]  ont 
«  passé  en  Occident  (2).  »  Il  a  notamment  étudié  à  ce  point  de  vue 
l'Introduction  de  ce  Siddhi-Kûr,  introduction  qu'il  paraît  considérer 
comme  le  prototype  d'un  certain  groupe  de  contes  asiatico-euro- 
péens  ;  il  voit,  tout  au  moins,  «  la  forme  mongole  {die  mongolische 
«  Fassung)  se  présenter  dans  les  contes  européens  à  peine  changée 
«   (fasl  kaiim  uerœnderl)  (3).  » 

L'introduction-cadre  du  recueil  mongol  se  compose  de  deux 
contes,  reliés  d'un  à  l'autre,  mais  bien  distincts  : 

l''  Le  conte  du  Magicien  el  son  apprenti  ; 

2°  Le  conte  de  V Arlificieux  yoghî  el  le  Vélâla. 

C'est,  à  vrai  dire,  au  premier  seul  que  Benfey  attribue  cette  si 
«  haute  importance  »,  comme  exemple  de  transmission  des  «  concep- 

(1)  IsAAK  Jakob  Schmidt,  Der  Weise  und  der  Thor,  aus  dem  Tibetischen  iibersetzt, 
(St-Pétersbourg,  1843),  p.  16. 

(2)  Pantschatantra,  I,  pp.  21-22. 

(3)  Ibid,  I,p.  412. 


5Ô2  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

tions  indiennes  »  en  Occident  par  la  voie  mongole.  Nous  aurons  donc 
à  étudier  séparément  chacun  de  ces  deux  contes,  et  tout  particuliè- 
rement le  premier. 


PREMIERE  PARTIE 

LE  CONTE  DU  MAGICIEN   ET  SON  APPRENTI 

CHAPITRE  PREMIER 

LE    CONTE    DANS    LE    LIVRE    MONGOL 

L'Introduction  du  Siddhi-Kûr  commence  par  le  conte  suivant, 
dont  nous  avons  sectionné  le  résumé  par  des  chiiïres,  en  vue  de 
rapprochements  ultérieurs  avec  des  contes  indiens  ou  autres  (1)  : 

1.  Dans  un  royaume  de  l'Inde,  habitent  sept  frères,  tous  magiciens.  L'aîné 
de  deux  princes,  fils  d'un  Khan,  vient  les  trouver  pour  apprendre  leur  art  ; 
mais,  au  bout  de  sept  ans,  les  magiciens  ne  lui  ont  pas  encore  donné  la  «  clef 
de  la  magie  ».  Le  cadet,  lui  apportant  un  jour  des  provisions,  jette  à  la  déro- 
bée un  regard  par  la  fente  d'une  porte,  et  voilà  que  tout  d'un  coup,  il  se 
trouve  en  possession  de  cette  «  clef  de  la  magie  ». 

2.  Les  deux  frères  s'en  retournent  dans  leur  château.  Alors  le  plus  jeune 
dit  à  l'aîné  que,  dans  l'écurie,  il  y  a  un  excellent  cheval  :  «  Conduis-le  à  la 
bride  et  va  le  vendre  ;  mais  ne  va  pas  du  côté  des  sept  magiciens.  "  Or,  le 
cheval,  c'est  le  jeune  prince,  lequel,  par  magie,  prend  cette  forme. 

Au  lieu  de  suivre  les  instructions  de  son  frère  et  de  conduire  le  cheval  à  la 
bride,  l'aîné  le  monte,  et  presque  aussitôt,  «  par  suite  de  la  force  d'habitude 
de  l'enchantement  »  (in  Folge  der  Gewohnheitsmacht  des  Zaubers),  il  se  voit 
amené  devant  la  maison  des  magiciens  et  ne  peut  forcer  le  cheval  à  revenir 
sur  ses  pas.  11  se  décide  alors  à  vendre  le  cheval  aux  magiciens  et  le  leur  offre. 
Les  magiciens  reconnaissent  que  c'est  un  cheval  enchanté  et  se  disent  :  <-  Si 
tout  le  monde  peut  ainsi  apprendre  la  magie,  c'en  sera  fait  de  la  considéra- 
tion et  de  l'admiration  qu'on  a  pour  nous  ;  nous  achèterons  donc  le  cheval 
et  nous  le  tuerons.  »  Ils  l'achètent,  en  effet,  un  bon  prix  et  l'enferment  dans 
l'écurie. 

3.  Le  moment  de  le  tuer  étant  venu,  les  magiciens  le  font  sortir  en  le 
tenant  bien,  pour  qu'il  ne  vienne  pas  à  s'échapper.  Pendant  ce  temps,  le  che- 
val dit  :  «  Si  seulement,  pour  que  je  puisse  opérer  ma  transformation,  il  se 
trouvait  là  un  être  vivant  !  »  Et,  au  même  instant,  il  aperçoit  un  poisson  qui 

(1)  B.  Jt'LC,  Kalinùckische  Mœrchen.  Die  Mœrchen  des  Siddhi-Kùr  (Leipzig,  1866) 
p.  1  et  suivantes.  —  Cette  traduction,  faite  d'après  un  manuscrit  incomplet,  ne 
comprend  que  l'introduction  et  les  treize  premiers  contes.  B.  Julg  a  donné  plus 
tard  les  neuf  derniers  contes  et  la  conclusion  [Mongoliscke  Mxrchen,  Innsbruck,'1868. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  503 

nage  dans  l'eau.  Aussitôt  il  se  transforme  en  ce  poisson  (1).  Les  sept  magi- 
ciens deviennent  sept  mouettes  et  donnent  la  chasse  au  poisson.  Au  moment 
où  ils  vont  l'attraper,  le  poisson  voit  une  colombe  qui  arrive  en  volant,  et 
il  se  transforme  en  cette  colombe.  Les  magiciens  deviennent  sept  vautours, 
et  ils  sont  près  de  saisir  la  colombe,  quand  celle-ci  se  réfugie  dans  le  pays  de 
Bede  (le  Tibet)  du  sud  (2),  sur  une  montagne  resplendissante,  dans  l'inté- 
rieur d'une  grotte,  et  vient  tomber  sur  les  genoux  du  Maître  Nâgârdjouna, 
qui  habite  là. 

4.  Nâgârdjouna  interroge  la  colombe  qui  lui  raconte  son  histoire  et  lui 
dit  :  «  A  l'entrée  de  la  grotte,  il  y  a  sept  hommes.  Ils  vont  paraître  devant  le 
Maître  et  ils  lui  demanderont  de  leur  donner  le  chapelet  que  le  Maître  tient 
dans  ses  mains  (3).  A  ce  moment  je  me  transformerai  en  le  plus  gros  grain 
du  chapelet.  Si  le  Maître  leur  donne  son  chapelet,  qu'il  daigne  mettre  dans 
sa  bouche  ce  gros  grain  et  éparpiller  les  autres.  » 

Tout  se  fait  ainsi,  et  les  grains  deviennent  autant  de  vers.  Les  sept  magi- 
ciens se  transforment  en  sept  coqs  qui  se  mettent  à  piquer  et  manger  les 
vers.  Alors  le  Maître  Nâgârdjouna  laisse  tomber  de  sa  bouche  le  gros  grain 
du  chapelet,  et  ce  grain  devient  un  homme  armé  d'un  bâton  avec  lequel  il 
tue  les  sept  coqs.  Et  aussitôt  se  voient  sept  cadavres,  gisant  par  terre. 

Cette  forme  mongole  du  conte  asiatico-européen  du  Magicien  et 
son  apprenti  porte  très  évidemment  la  marque  du  bouddhisme  et, 
pour  préciser,  de  l'Ecole  bouddhiste  fondée,  probablement  au  i*^^  ou 
au  11^  siècle  de  notre  ère,  par  ce  Nâgârdjouna  qui,  dans  le  récit 
du  Siddhi-Kûr  (reflétant  sans  nul  doute  un  récit  indien)  vient  en 
aide  au  héros. 

Ce  Nâgârdjouna  est  un  personnage  fort  complexe,  auquel  on  attri- 
bue   plus    d'une    centaine  d'ouvrages,    religieux,    philosophiques, 

(1)  «  ...  il  se  transforme  en  ce  poisson  ».  Nous  avons  traduit  littéralement  la  ver- 
sion allemande  de  B.  Julg  :  und  sich  in  diesen  (Fisch)  verwandelte.  Cette  même 
expression  se  retrouve  dans  un  autre  livre  mongol,  V Ardji  Bordji,  dérivé,  lui  aussi, 
d'un  livre  indien  (B.  Julg,  Mongolische  Mxrchen,  Innsbruck,  1868,  p.  99).  Dans 
cet  Ardji  Bordji,  le  roi  Vikramâditya  dit  à  quatre  hommes,  ses  ministres,  de  se 
transformer  (verwandelt  euch)  en  quatre  objets  à  l'usage  d'une  certaine  princesse 
et  qui  existent  déjà  dans  la  chambre  de  celle-ci  (autel,  lampe,  etc.).  — •  Cette  expression 
bizarre  de  iransjorniation  en  êtres  déjà  existants  est  un  souvenir  confus  de  cette 
idée  indienne  que,  par  la  vertu  d'une  formule  mystérieuse  et  toute-puissante,  d'un 
mantra,  une  âme  peut  quitter  momentanément  son  corps  et  aller  animer  un  corps 
mort  ou  un  objet  qui  n'a  jamais  eu  vie. 

(2)  Le  nom  du  Tibet,  en  tibétain,  est  Bod,  Bot  ou  BJwt  ;  en  sanscrit  Bhota  (Mo- 
nier-Williams,  op.  cit.,  p.  261). 

(3)  Les  bouddhistes  se  servent,  comme  les  musulmans,  d'une  sorte  de  chapelet 
pour  compter  leurs  prières.  Du  reste,  il  en  est  de  même  dans  toutes  les  sectes  de 
l'Inde,  chez  les  adorateurs  de  Vichnou  comme  chez  les  adorateurs  de  Siva.  Les 
images  de  Siva  portent  même  le  chapelet  comme  un  des  attributs  essentiel  du  dieu, 
et,  entre  autres  matières  employées  pour  les  grains  du  chapelet  hindou,  se  trouvent 
les  baies  du  rudtâksha,  mot  qui  signifie  «  baie  de  Rudra  »,  c'est-à-dire  de  Siva,  appelé 
aussi  Rudra.  —  Inutile  de  dire  que,  dans  le  chapelet,  ce  n'est  pas  l'objet  matériel 
qu'il  faut  considérer  :  un  catholique  récite  sur  son  chapelet  de  tout  autres  prières 
qu'un  bouddhiste. 


504  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

iiiédicaux.  alchiiiiistfs,  magique?.  La  légeiicU-  le  fait  mourir  dans 
lo  Dékhan,  sur  la  côte  occidentale  de  l'Inde,  où  il  aurait  soit  cons- 
truit, soit  orné  le  sloûpa  (monument  comniénu)ratif)  il'Amarâvati, 
et  où  il  y  a,  on  effet,  une  mention  de  son  nom  dans  une  ancienne 
inscription. 

Comme  personnage  historique,  qui  doit  très  pro])ahlement  être 
placé  au  i^i"  ou  au  ii^  siècle  de  notre  ère,  Nâgârdjouna  est  l'auteur 
du  Madliijaniika  soûlra,  le  texte  fondamental  de  l'École  bouddhiste 
des  Madfujamikas.  des  «  sectateurs  de  la  voie  moyenne  «,  qui  disent 
que  les  choses  ne  sont  ni  existantes,  ni  non  existantes,  mais  qu'elles 
existent  en  tant  que  concepts.  Cette  forme  légèrement  tempérée  de 
la  doctrine  du  Mahâyâna  est  opposée  par  les  Madhyamikas  à  la 
doctrine  des  Yogalcharas,  qui  professent  l'illusion  absolue.  Et  notez 
que  d'une  École  à  l'autre,  on  se  renvoie  l'épithète  injurieuse  de 
nihilistes  !  (1)  ,  - 

En  résumé,  Nâgârdjouna  est  devenu,  dans  l'imagination  boud- 
dhique, un  personnage  extraordinaire,  presque  un  second  Bouddha, 
et  le  Siddhi-Kûr  débute  par  une  invocation  au  «  victorieusement 
parfait  »  Nâgârdjouna,  à  celui  qui  «  a  donné  l'intelligence  de  la 
Madliyamika  »,  au  «  second  Maître  de  la  doctrine  »,  devant  lequel 
«  s'incline  »  le  rédacteur  du  livre  (2;. 


,    Pour  déterminer  ce  qui,  dans  le  récit  du  Siddhi-Kûr,  est  «  une 
modification,  une  transformation  {Uinwandlung)  de  l'original  indu- 

(1)  Nous  espérons  ne  pas  avoir  reproduit  trop  infidèlement  les  explications  qu'un 
indianiste  compétent  entre  tous,  notre  excellent  ami  M.  Barth,  a  bien  voulu  nous 
donner  sur  ce  sujet  très  spécial. 

(2)  Dans  un  autre  livre  mongol,  traduit  du  tibétain  et  dont  un  récit  a  été  publié 
en  allemand  par  I.  J.  Schmidt,  à  la  suite  de  sa  traduction  d'un  ouvrage  liistorique 
mongol,  nous  retrouvons  Nâgârdjoima  (Geschichte  derOstmongolen  und  ilires  Fiirsl- 
enhanses.,.  aus  dem  Mongolischen  iibersetzi...  von  Isaac  Jacob  Schmidt,  St-Péters- 
bourg,  1829,  p.  437).  Dans  la  dernière  partie  de  ce  récit,  —  lequel  n'est  autre  qu'une 
variante  du  thème  si  connu  qui  a  donné  le  conte  arabe  des  Deux  Sœurs  jalouses  de 
leur  cadette,  —  pendant  que  le  roi,  sa  femme  et  leur  fils  sont  à  échanger  entre  eux 
«  les  paroles  de  la  doctrine,  douces  comme  miel  »,  apparaît  dans  les  airs  «  le  fils  aîné 
de  tous  les  Bouddhas  des  trois  temps  »  (aller  Buddhas  der  drei  Zeiten),  Bodhisattva 
lui-même  (c'est-à-dire  futur  Bouddha,  Bouddha  in  fieri),  plein  de  sollicitude  «  pour 
le  bien  de  tous  les  êtres  qui  respirent  »,  le  «  lama  Nâgârdjouna  »,  qui  a  entendu  la 
conversation  de  la  famille  royale,  et  il  adresse  à  celle-ci  un  discours  :  «  Rien  de  ce 
qui  existe  n'est  éternel  !  les  trois  mondes  sont  vides  !  tous  ceux  qui  sont  tombés  en 
proie  au  sansâra  (au  tourbillon  de  la  vie  qui,  d'après  le  bouddhisme,  entraine  les 
êtres  indéfiniment  d'une  existence  dans  l'autre)  sont  soumis  aux  maux  et  aux 
souffrances.  Tout  enseigne  :  je  suis  rien...  » 


LES   MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  505 

Ijitaljlemenl  indien  »,  Benfey  attendait  la  découverte  de  cet  original 
lui-même  dans  l'Inde,  ou  la  découverte  «  d'une  forme  latérale 
(Nebenform)  chez  un  peuple  bouddhiste  autre  que  les  Mongols  »  (1). 
Plus  heureux  que  Benfey,  nous  sommes  aujourd'hui  en  mesure  de 
présenter,  pour  cet  examen  comparatif,  plusieurs  formes  bien 
indiennes,  dérivées  certainement  de  l'original,  et  (jui,  —  ceci  est 
important,  —  ne  parlent  pas  la  livrée  bouddhique. 

Benfey  se  demandait  aussi  {loe.  cil.)  si  les  «  formes  »  (orientales 
et  occidentales";  qui  «  se  rattachent  »  au  thème  du  conte  mongol. 
«  sont  dérivées  de  la  forme  mongole  ou  d'une  autre  forme  reposant 
sur  l'original  ».  Ici  encore,  nous  nous  trouvons  bien  autrement 
oulillé  que  Benfey.  Nous  pouvons  parcourir  l'Asie  occidentale, 
l'Europe,  l'Afrique  du  Nord,  et  montrer  que  pas  une  de  ces  «  formes  », 
toutes  provenant  de  l'Inde,  ne  «  se  rattache  »  à  ce  que  la  forme  donnée 
par  le  Siddhi-Kûr  a  de  particulier  ;  ce  qui  évidemment  entraîne  cette 
conclusion,  que  le  Siddhi-Kûr  et  par  conséquent  les  Mongols,  ne  sont 
pour  rien  dans  la  propagation  du  conte  en  question  vers  l'Occident. 

CHAPITRE  SECOND 

LES    CONTES    DE    l'iNDE    ET    LE    CONTE    MONGOL 

Précisant  ce  qui  vient  d'être  dit,  nous  tenons  à  déclarer  d'abord 
que  nous  ne  prétendons  nullement  avoir  découvert  l'original  lui- 
m.cme,  le  prototype  du  conte  qui  forme  la  première  partie  de  l'intro- 
duction du  Siddhi-Kûr  ;  mais  nous  sommes  en  possession  de  plu- 
sieurs contes  indiens  qui  expliquent  les  passages  obscurs  du  conte 
mongol  et  permettent  d'en  combler  les  lacunes.  Preuve  certaine  de 
leur  antériorité,  quant  à  la  conception,  par  rapport  au  conte  mongol. 

A 

UN    CONTE    LITTÉRAIRE    DE    l'iNDE    DU    SUD 

Le  spécimen  le  plus  inî portant  de  ces  contes  indiens  ne  nous  est 
malheureusement  arrivé  que  par  l'intermédiaire  d'un  littérateur 
du  sud  de  l'Inde,  arrangeur  parfois  infidèle  des  vieux  contes  ti'a- 
ditionnels  ;  mais,  dans  le  cas  présent,  les  traits  principaux  du  récit 
ont  été  respectés  ou  peuvent  facilement  se  reconstituer. 

Voici  le  résumé  de  ce  conte  qui  fait  partie  d'un  livre  en  langue 

(1)   Pantschatantra,  I,  p.  411. 


506  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

tamoulc,   intitulé   Madanakâmarâdjankadai,   «   Histoire   du   râdja 
Madana  Kâma  »  (1)  : 

Un  roi  dépossédé  et  ruiné  conduit  ses  deux  fils,  tout  jeunes  dans  un  village 
voisin,  et  prie  un  vieux  brahmane,  qui  y  tient  école,  de  les  instruire,  lui 
offrant,  pour  sa  peine,  de  lui  donner  un  des  deux  princes,  qui  restera  toujours 
auprès  de  lui.  La  proposition  est  acceptée. 

Le  brahmane  fait  de  l'aîné  un  bouvier,  et  il  instruit  soigneusement  le 
cadet  :  il  lui  apprend  '■  la  jonglerie,  l'art  magique  de  faire  passer  son  âme 
dans  différents  corps,  et  d'autres  tours  d'adresse.  »  Le  jeune  prince  acquiert 
aussi  du  brahmane  la  faculté  de  deviner  les  sentiments  et  les  intentions  d'au- 
trui  (Jùânadrishti). 

Quand  il  est  devenu  expert  dans  tous  ces  arts,  il  pénètre  les  intentions 
du  brahmane,  lequel  veut  arranger  les  choses  de  façon  à  faire  croire  au  père 
que  son  second  fils  n'est  bon  à  rien  et  que  le  mieux  est  de  le  laisser  au  brah- 
mane et  de  ramener  à  la  maison  Taîné.  Le  jeune  homme  se  décide  aussitôt 
à  aller  avertir  ses  parents  et  leur  indiquer  ce  qu'ils  auront  à  faire.  La  nuit 
venue,  il  fait  entrer  son  âme  dans  le  corps  d'un  milan  mort  et  s'envole  à  tire 
d'ailes  vers  la  maison  paternelle  où,  reprenant  sa  forme  naturelle,  il  donne 
de  rapides  explications  à  ses  parents  ;  puis,  redevenu  milan,  il  retourne  chez 
son  maître. 

Quelques  jours  après,  arrivent  chez  le  brahmane  les  parents  du  jeune 
homme,  et,  malgré  tout  ce  que  le  brahmane  peut  leur  dire,  le  père  déclare 
qu'il  reprendra  le  second  de  leurs  fils.  De  là,  fureur  du  brahmane,  qui  ne 
pense  plus  qu'à  se  venger. 

Revenu  chez  ses  parents,  le  jeune  homme  dit  à  son  père  que  le  roi  de  la 
ville  fait  chercher  partout  une  poule  de  même  race  qu'un  superbe  coq  auquel 
il  tient  beaucoup  :  le  jeune  homme  se  changera  en  une  semblable  poule,  que 
le  père  vendra  très  cher  au  roi,  et  la  poule  trouvera  moyen  de  s'échapper  et 
de  revenir,  sous  sa  forme  véritable,  à  la  maison.  Tout  se  passe  ainsi. 

Ensuite,  le  jeune  homme  prend  la  forme  d'un  beau  cheval,  que  le  père 
doit  aller  vendre.  Malheureusement  l'acheteur,  c'est  le  brahmane,  qui  a 
reconnu  son  disciple  dans  le  cheval  ;  et  le  prince  métamorphosé,  que  1»^  brah- 
mane cravache  à  outrance  et  épuise  de  fatigue,  est  au  moment  de  périr, 
quand  il  aperçoit  dans  une  mare  un  poisson  mort  :  il  «  entre  dans  le  corps  de 
ce  poisson  ».  Aussitôt  «  la  vie  quitte  le  cheval  et  il  s'affaisse  par  terre  ».  Le 
brahmane  dit  alors  à  ses  écoliers  d'épuiser  la  mare  et  de  tuer  tous  les  pois- 
sons. Mais  le  prince,  voyant  sur  le  bord  de  la  mare  le  corps  d"un  buflle,  que 
des  savetiers  ont  laissé  là,  pendant  qu'ils  sont  allés  chercher  des  outils  pour 
le  dépecer,  entre  dedans  et  s'enfuit.  Le  maître  se  met  à  la  poursuite  du  buffle 
et  ordonne  au  savetier  (ici  il  est  question  d'un  seul  savetier)  de  le  tortu- 
rer (2).  Alors  le  prince  prend  la  forme  d'un  perroquet,  dont  il  découvre  la 
dépouille  dans  un  arbre,  et  le  maître,  prenant  la  forme  d'un  oiseau  de  proie, 
se  met  à  sa  poursuite  par  monts  et  par  vaux,  jusqu'à  ce  qu'ils  arrivent  dans 

(1)  Ce  livre  tamoul,  qui  aurait  été  rédigé  au   xvii*  siècle,  a  été  traduit  en  an 
glais,  sous  le  titre  de  The  Dravidian  Nighls  Entertainments,  par  le  Pandit  Natesa 
Sagtri  (Madras,  1886).  Notre  conte  est  le  n°  1. 

(2)  Un  autre  conte  indien  nous  permettra  de  rétablir,  plus  loin,  ce  passage  devenu 
inintelligible  et  absurde. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  507 

une  ville.  Le  perroquet,  au  moment  d'être  pris,  vole  vers  le  palais  du  roi  du 
pays  et  se  réfugie,  par  une  fenêtre  ouverte,  dans  la  chambre  de  la  prin- 
cesse, qui  lui  fait  bon  accueil.  Au  bout  de  quelque  temps,  il  reprend  sa  forme 
naturelle  et  raconte  son  histoire  à  la  princesse,  qui  ne  veut  plus  que  lui  pour 
mari. 

Bientôt,  comme  une  de  ses  facultés  magiques  l'avait  fait  prévoir  au  prince, 
son  ancien  maître  se  présente  au  palais  à  la  tête  d'une  troupe  de  danseurs 
de  corde,  et  leurs  tours  font  tant  de  plaisir  au  roi  que  celui-ci  promet  au 
maître  de  lui  donner  ce  qu'il  demandera.  Le  maître  demande  le  perroquet  de 
la  princesse.  Mais  la  princesse  a  été  instruite  à  l'avance  par  le  prince  de  ce 
qu'elle  doit  faire  ;  elle  tord  le  cou  au  perroquet  et  l'envoie  ainsi  au  roi  : 
auparavant,  le  prince  a  fait  passer  son  âme  dans  le  collier  de  perles  de  la 
princesse.  Le  maître  ne  se  tient  pas  pour  battu,  et  il  demande  au  roi  le  col- 
lier de  sa  fille.  Alors  la  princesse,  toujours  d'après  les  instructions  du  prince, 
rompt  le  fil  de  son  collier  et  en  jette  dans  la  cour  les  perles,  qui  deviennent 
autant  de  vers.  Aussitôt  le  maître  se  change  en  coq,  et  il  se  met  à  piquer 
les  vers.  Mais  le  prince,  se  transformant  en  chat,  étrangle  le  coq.  —  Natu- 
rellement, le  prince  épouse  la  fille  du  roi. 

Nous  avons  donné,  tel  qu'il  était  certainement  à  l'origine,  le 
dénouement  du  combat  entre  les  deux  magiciens.  Le  littérateur 
tamoul,  qui  aiïadit  parfois  ses  originaux,  édulcore  ce  dénouement  : 
au  lieu  d'être  tout  à  fait  étranglé,  le  brahmane  ne  l'est  qu'à  moitié  ; 
il  obtient  miséricorde  et  en  est  quitte  pour  un  mea  culpa  avec  pro- 
messe de  ne  plus  recommencer. 

B 

CONTES    ORAUX   INDIENS 

Il  est  nécessaire,  pour  reconstituer,  autant  que  possible,  la  forme 
indienne  primitive,  de  rapprocher  du  conte  littéraire  tamoul  divers 
contes  oraux  indiens,  très  intéressants  bien  que  frustes  par  endroits 
(on  n'a  pas  toujours  la  chance,  quand  on  recueille  des  contes,  de 
tomber  sur  des  récits  auxquels  une  transmission  orale  de  tant  de 
siècles  n'a  fait  subir  aucune  altération). 

a) 

Prenons  d'abord  l'introduction,  l'entrée  du  héros  chez  le  magi- 
cien. 

Voici,  pour  commencer,  un  groupe  de  trois  contes  :  l'un  prove- 
nant de  la  vallée  du  Haut-Indus  et,  très  probablement,  du  village 
de  Ghâzi,  à  trente  milles  en  amont  d'Attock  (1)  ;  les  deux  autres, 

(1)  Ch.  SwY^^•ERTON,  Indian   Nights  Entertainment;   or,   Folk-Taies   frorn  thg 


508  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

do  la  vallée  du  Gaiifi^e,  où  ils  onL  été  recueillis,  le  premier  à  Gayâdhar- 
pour  (District  de  Ghâzipour,  Division  de  Bénarès),  le  second  à 
Mirzâpour  (District  du  même  nom,  et  également  Division  de  Béna- 
rès)  (1). 

Dans  les  trois  contes,  ce  ne  sont  pas,  comme  dans  le  conte  tamoul, 
les  deux  fils  d'un  roi  détrôné,  mais  les  deux  fils  d'un  pauvre  l)rah- 
niane,  que  leur  père  confie,  pour  être  instruits,  à  un  personnage 
qu'il  ne  sait  pas  être  magicien.  (Dans  les  deux  contes  de  la  région 
de  Bénarès,  c'est  le  père  lui-même  qui  les  conduit  chez  un  sâdhou 
ou  chez  un  gousâin  (2).  Dans  le  conte  du  Haut-Indus,  un  fakir  (3) 
jiahsant  près  de  la  chaumière  du  brahmane  et  le  voyant  préoccupé 
du  sort  qui  attend,  après  sa  mort,  ses  fils  sans  instruction,  lui  offre 
de  les  prendre  chez  lui). 

Les  conditions  faites  ici,  non  par  le  père,  mais  par  le  magicien, 
—  ce  qui  est  plus  naturel,  —  sont,  comme  dans  le  conte  tamoul, 
qu'au  bout  d'un  certain  temps,  le  père  reprendra  l'un  de  ses  fils  et 
laissera  l'autre  au  jnaître. 


Un  conte  recueilli  dans  le  pays  des  Santals,  petit  peuple  de  lan- 
gue et  d'origine  non  aryenne,  enclavé  dans  le  Bengale,  d'où  lui  sont 
arrivés  une  quantité  de  contes,  a  une  introduction  difïérente  (4)  : 

Un  râdjâ  qui  a  sept  femmes,  n'a  pas  d'enfants.  Un  yoghl  (5)  lui  promet 
de  lui  donner  le  moyen  d'en  avoir  ;  mais  auparavant  le  râdjâ  devra  s'engager 
à  donner  au  yoghî  le  premier  enfant  qui  naîtra  ;  les  suivants  appartiendront 

Upper-Indus  (Londres,  1892),  n°  57.  —  Voir,  pour  le  pays  où  le  conte  a  été  recueilli, 
l'Introduction,  pp.  11-12. 

(1)  Voir  la  revue  Norlh  Itidian  ^'otes  and  Queries,  dans  laquelle  M.  W.  Crooke  a 
publié  tant  de  contes  indiens  du  plus  haut  intérêt,  recueillis  par  lui  durant  son  long 
séjour  dans  l'Inde  (juin  1895,  n°  70,  et  décembre  1892,  n"  578). 

(2)  Sâdhou  est  un  adjectif  avec  la  signification  de  bon.  Comme  substantif,  c'est 
une  désignation  respectueuse  d'un  homme  de  caractère  religieux.  11  n'est  pas  néces- 
saire que  le  sâdhou  ait  renoncé  au  monde.  —  Gousâin  ou  plutôt  gosâin,  est  un  titre 
honorifique  dé.signant,  chez  les  adorateurs  de  Vichnou,  les  membres  de  certaines 
confréries  ou  ordres,  de  situation  sociale  respectable. 

(3)  Le  mot  jakir,  d'origine  musulmane,  s'applique,  dans  l'Inde  moderne,  à  toute 
espèce  de  religieux  personnage,  quelle  que  soit  sa  religion  (R.  C.  Temple,  dans  Wide- 
Aifake  Sloriés,  contes  du  Pendjab  et  du  pays  de  Cachemire,  Bombay,  1884,  p.  321.) 

(4)  C.  H.  BoMPAS,  Folktales  of  tlie  Santal  Parganas  (Londres,  1909),  n°  36. 

(5)  Yoghi  signifie  «  possesseur  du  yoga,  adepte  du  yoga  »,  lequel  yoga  a  des  signi- 
fications variées  :  système  philosophiqiTe  particulier  ;  union  mystique  avec  la  divi- 
nité ;  pratiques  ascétiques,  plus  ou  moins  sévères  et  cruelles,  souvent  charlata- 
nesques  ;  pouvoir  magique  qu'on  s'assure  par  certaines  pratiques  secrètes.  Le 
terme  de  yoghi  est  donc  pris  dans  toute  sorte  d'acceptions,  depuis  celle  de  saint, 
jusqu'à  celles  de  sorcier  et  de  charlatan. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  509 

à  leur  père.  Le  râdjâ  accepte  cette  exigence  ;  alors,  le  yoghî  lui  dit  de  faire 
manger  à  ses  sept  femmes  sept  mangues,  cueillies  dans  de  certaines  condi- 
tions, et  il  s'ensuit  qu'une  des  rânîs  met  au  monde  des  jumeaux.  Quand  les 
petits  princes  ont  un  peu  grandi,  le  yogîiî  se  présente  et  les  réclame  tous  les 
deux,  disant  qu'ils  sont  nés  en  môme  temps  :  il  leur  apprendra  la  magie,  et 
il  en  laissera  un  retourner  chez  *ion  père.  Le  roi  finit  par  donner  son  consen- 
tement (1). 

Le  trait  qui  distingue  cette  introduction  des  précédentes,  le  roi 
devenant  père  par  la  puissance  du  yoghî,  est  un  trait  bien  connu 
dans  les  contes  indiens,  où  parfois,  —  pas  toujours,  —  ce  trait  se 
rapproche  encore  davantage  du  conte  santal  par  la  promesse  faite 
au  yoghî  de  lui  donner  un  des  enfanls  qui  naîtront.  Mais,  même  ainsi 
précisé,  il  amène  d'ordinaire  une  tout  autre  suite  d'aventures  que 
celle  du  conte  santal  et  des  contes  similaires,  du  type  du  Magicien 
el  son  apprenti.  Ainsi,  le  yoghî  d'un  conte  du  Kamaon,  dans  l'Hima- 
laya, est  un  ogre  :  dans  sa  maison,  où  il  enferme  le  jeune  prince  qui 
lui  est  livré,  celui-ci  trouve  une  Qham])re  toute  remplie  d'ossements 
humains  Ainsi  encore,  dans  un  conte  du  Bengale  et  dans  un  conte 
des  «  Provinces  Nord-Ouest  »  (District  de  Mirzâpour),  l'intention 
du  yoghî  ou  du  sâdhou  est  d'immoler  le  prince  à  la  sanguinaire 
déesse  Kâlî  (2). 


Bien  plus  différente  encore  de  la  forme  d'introduction  donnée  en  pre- 
mier lieu,  est  celle  d'un  conte  provenant  aussi  des  «  Provinces  Nord- 
Ouest  »  (3)  : 

(1)  Résumons  un  épisode  par  lequel  le  conte  de  l'enclave  santalienne  se  rattache 
à  l'un  des  deux  contes  de  la  région  de  Bénarès  :  Le  yoghî  donne  à  chacun  des  deux 
petits  garçons  un  pot  à  eau  avec  ordre  de  le  remplir  chaque  matin  de  rosée  ;  mais, 
avant  qu'ils  en  aient  recueilli  suffisamment,  le  soleil  vient  sécher  la  rosée.  Un  jour, 
le  «  plus  jeune  »  emporte  secrètement  un  chifTon  qu'il  trempe  dans  la  rosée  et  presse 
ensuite  :  de  cette  façon,  le  pot  est  bientôt  rempli.  L'  «  aîné  »,  voyant  rempli  le  pot  de 
son  frère,  va  remplir  le  sien  à  un  réservoir  ;  mais  le  yoghî  ne  s'y  trompe  pas,  et  il 
dit  à  l'aîné  qu'on  ne  pourra  jamais  lui  apprendre  à  fond  la  magie.  —  Cet  épisode  se 
présente,  dans  le  conte  de  Gayâdharpour.  de  la  m.anière  suivante  :  L'n  jour,  le  sâdhou 
appelle  les  deux  frères  et  leur  commande  de  lui  apporter  chacun  un  Iota  (vase  de 
métal,  servant  aux  usages  domestiques)  plein  de  gelée  blanche  (hoar-frosi).  L'un 
d'eux,  qui  est  très  diligent,  recueille,  d'une  façon  ou  d'une  autre  fsomehow  or  other) 
sur  le  gazon  et  sur  les  feuilles  des  arbres,  de  quoi  remplir  un  Iota.  L'autre,  qui  est 
paresseux,  s'en  va  à  un  réservoir  et  remplit  d'eau  son  Iota.  Le  sâdhou  expose  les 
deux  lotas  au  soleil,  et  il  reconnaît  vite  lequel  contient  la  gelée  blanche,  et  lequel 
l'eau.  Alors,  il  se  met  à  instruire  le  jeune  garçon  diligent  et  n'enseigne  rien  à  l'autre. 

(2)  "Voir,  dans  la  Revue  des  Traditions  populaires  de  1910,  notre  travail  Le  Conte 
de  «  la  chaudière  bouillante  et  la  Feinte  maladresse  »,  dans  l'Inde  et  hors  de  l'Inde 
(§§  1  et  2),  et  dans  nos  Contes  populaires  de  Lorraine  (Paris,  H.  Champion,  1886), 
tome  I,  les  remarques  du  n°  5,  p.  80,  et  du  n°  12,  pp.  14&-150. 

(3)  C'est  encore  M.  W.  Crooke  qui  a  recueilli  ce  curieux  conte  (Xorth  Indian 
Notes  and  Queries,  décembre  1894,  n°  352). 


510  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Un  roi,  passionné  pour  les  spectacles  de  toute  sorte,  se  plaint  un  jour  à  son 
vizir  de  n'avoir  pas  vu  depuis  longtemps  de  jongleurs,  prestidigitateurs,  etc., 
et  il  ordonne  au  vizir  de  lui  faire  voir  quelque  chose  qui  l'amuse  vraiment. 
Le  vizir  obtient  un  délai  de  six  mois  et  se  met  en  roule  avec  son  fds,  fort 
jeune,  qui  Ta  supplié  de  l'emmener. 

Dans  une  certaine  ville,  en  se  promenant  dans  le  bazar,  ils  voient  un  halvâi 
(sorte  de  confiseur)  (1),  occupé  à  confectionner  ses  douceurs  :  au  lieu  de  bois, 
il  met  dans  son  fourneau  une  de  ses  jambes,  qui  llambc  aussitôt  «  comme  un 
morceau  de  bois  sec  »,  puis  il  la  retire  intacte  (2).  Le  vizir  se  dit  que  ce  tour 
divertirait  bien  le  roi,  et,  pour  que  son  fds  apprenne  à  l'exécuter,  il  le  donne 
comme  apprenti  au  halvâi. 

Au  lieu  d'instruire  le  fds  du  vizir,  le  halvâi  l'enferme  dans  un  réduit  obscur 
et  lui  met  sur  la  poitrine  une  énorme  pierre,  qu'il  enlève  seulement  quand  il 
lui  apporte  une  très  maigre  pitance. Or,  le  halvâi  a  une  fille  qui  s'éprend  du 
jeune  garçon  et  lui  apporte  en  cachette  une  bonne  nourriture.  Un  jour,  la 
jeune  fdle,  qui  est  une  plus  habile  magicienne  que  son  père  (elle  a  lu  «  les 
treize  livres  »  tandis  que  le  halvâi  n'en  a  lu  que  douze),  dit  au  jeune  homme  : 
«  Mon  père  ne  t'enseignera  jamais  ce  que  tu  désires  apprendre.  Si  je  t'aban- 
donne à  ton  destin,  tu  périras  dans  ce  cachot  ;  mais  je  t'aime,  et  je  m'expo- 
serai à  tout  pour  toi.  Je  vais  d'abord  t'enseigner  la  magie,  et  ensuite  t'aider 
à  t'échapper.  «  La  jeune  fille  lui  fait  lire,  en  effet,  les  treize  livres  de  magie. 

Quand  le  vizir  revient  chercher  son  fils,  le  halvâi  lui  dit  qu'il  le  lui  amè- 
nera à  tel  endroit  ;  mais,  en  réalité,  il  veut  faire  périr  le  jeune  homme. 
Celui-ci,  averti  par  la  fille  du  halvâi,  trouve  moyen  de  déjouer  les  mauvais 
desseins  du  magicien. 

Nous  aurons  à  relever  plus  loin  divers  traits  do  la  dernière  partie 
de  ce  conte.  Nous  occupant,  pour  le  moment,  de  l'introduction, 
nous  noterons  qu'ici  c'est  un  seul  fils  qui  est  donné  par  son  père 
en  apprentissage  au  magicien  (3). 

(1)  Le  mot/m/cdtest  un  dec.  smotsarabo-porsans  qui,  au  temps  des  conquérants 
Mogols,  se  sont  introduits  dans  un  des  dialectes  modernes  de  l'Inde,  l'hindoustani  ; 
il  signifie  originairement  «  fabricant  de  haha  ».  Notre  savant  ami,  M.  E.  Blochet, 
Bibliothécaire  au  Département  des  Manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale,  a  bien 
voulu  nous  donner,  à  ce  sujet,  d'intéressants  renseignements.  Le  mot  halva  est 
arabe  et  désigne  toute  chose  sucrée  ;  il  est  entré  dans  la  langue  persane,  où  son 
équivalent  purement  persan  est  shrini.  Le  haha  et  les  slirini  sont  toute  sorte  de 
pâtes,  plus  ou  moins  molles  et  translucides,  très  sucrées.  Un  pcème  persan  porte  le 
titre  de  Non  u  halva  «  Pain  et  sucreries  ».  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  mot  halva 
a  passé  de  l'arabe  dans  le  persan,  et  de  là  dans  l'Inde,  et  que  l'arabe  l'a  également 
prêté  au  turc.  Le  mot  halvâi  est  proprement  un  adjectif  persan,  formé  régulière- 
ment ;  son  corresjiondant  turc  serait  halvadji. 

(2)  Ce  trait  bizarre  est  bien  indien  :  dans  un  conte  du  Haut-Indus  (Swynnerton, 
op.  cit.,  pp.  233-234),  une  sorcière,  pour  faire  cuire  son  pain,  prend  sa  petite  fille 
endormie  et  met  les  pieds  de  l'enfant  dans  le  feu,  où  ils  brûlent,  «  comme  du  bois 
sec  »,  sans  que  la  petite  se  réveille.  Ensuite,  la  sorcière  lui  plonge  les  jambes  dans 
une  certaine  eau,  et  il  n'y  paraît  plus. 

(3)  On  se  rappelle  que  le  conte  santal  a,  pour  ainsi  dire,  fusionné  le  thème  du  pré- 
sent conte,  le  Fils  unique  remis  au  magicien,  avec  le  thème  des  Deux  fils  :  les  deux 
fils  du  râdjâ  sont  jumeaux  et  ne  comptent  que  pour  un. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  511 

Il  convient  aussi  o 'attirer  dès  maintenant  l'attention  sur  un 
trait  particulier,  que  nous  retrouverons  plusieurs  fois,  quand  nous 
suivrons  les  diverses  formes  de  notre  conte,  de  l'Inde  aux  extrémités 
occidentales  de  l'Ancien  Continent,  le  trait  du  héros  conseillé,  aidé 
par  la  fille  de  son  ennemi. 

b) 

Il  manque,  dans  les  trois  contes  du  premier  groupe  et  dans  le 
conte  santal,  l'excellent  trait  qui,  dans  le  conte  tamoul,  montre 
le  héros  mettant  à  profit  sa  connaissance  de  la  magie  pour  se  changer 
en  oiseau  et  aller  dire  à  son  père  de  le  choisir,  lui,  et  non  son  frère. 
Dans  ces  contes,  le  jeune  garçon  fait  cette  communication  à  son  père 
sous  sa  forme  naturelle,  à  l'insu  du  magicien. 

Inutile  d'ajouter  que  l'histoire  du  fils  du  vizir  chez  le  halvâi  ne 
comportait  pas  ce  trait,  puisque  là,  il  n'y  avait  pas  de  choix  à  faire 
entre  deux  fils,  mais  seulement  un  fils  à  reprendre. 

c) 

Nous  arrivons  aux  transformetions. 

Parmi  les  contes  de  cette  famille  recueillis  jusqu'à  présent  dans 
l'Inde,  il  en  est  un,  le  conte  santal,  où  la  série  de  transformations 
par  lesquelles  le  maître  et  le  disciple  se  combattent,  est  précédée 
de  transformations  dans  lesquelles  ils  agissent  d'accord. 

Constatons  d'abord  que,  dans  le  conte  santal,  le  trait  du  choix 
d'un  des  deux  fils  par  le  père  a  été  modifié.  Quand  le  yoghî  ramène 
les  deux  jeunes  gens  chez  le  râdjâ,  celui-ci  voudrait  garder  le  plus 
jeune  ;  mais  le  yoghî  s'y  refusant,  le  jeune  garçon  dit  tout  bas  à  sa 
mère  de  ne  pas  insister,  et  qu'il  trouvera  moyen  de  revenir.  Les 
parents  le  laissent  donc  aller. 

Le  récit  se  poursuit  ainsi  : 

Le  yoghî  et  le  jeune  garçon  faisaient  de  la  magie  :  ainsi,  le  yoghî  prenait 
la  forme  d'un  jeune  homme,  et  le  jeune  garçon  devenait  un  bœuf.  Le  yoghî 
se  rendait  dans  un  village  et  vendait  le  bœuf  un  bon  prix  ;  mais  il  ne  livrait 
pas  la  longe  ;  il  partait  et  faisait  quelque  chose  avec  la  longe  (he  would  do 
something  with  the  tethering  rope),  et  le  jeune  garçon  reprenait  sa  forme 
et  s'échappait  pour  aller  retrouver  le  yoghî.  Quand  les  acheteurs  allaient  à 
l'étable  pour  voir  leur  bœuf,  ils  ne  trouvaient  plus  rien,  et,  quand  ils  cher- 
chaient le  vendeur,  le  yoghî  avait  changé  de  forme,  si  bien  qu'il  ne  pouvait 
être  reconnu.  De  cette  façon,  ils  trompèrent  bien  des  gens  et  firent  une  for- 
tune. 

Qu'est-ce  qu'est,  dans  l'imagination  des  conteurs  santals,  (ou 
plutôt  des  conteurs  hindous  dont  les  Santals  répètent  plus  ou  moins 


512  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

intelligemment  les  récits),  cette  manigance  que  le  magicien  fait 
avec  la  longe  pour  opérer,  de  loin,  la  relran-iformalion  de  son  disciple  ? 
11  serait  difficile  de  le  dire  (1). 

Ce  trait,  du  reste,  comme  le  trait  de  la  vente  du  discijjjo  par  le 
maîlre,  est  spécial  au  conte  santal.  Dans  les  autres  contes  oraux 
indiens  de  cette  famille,  ainsi  que  dans  le  conte  littéraire  tamoul, 
c'est  le  jeune  homme  lui-même  qui,  rentré  à  la  maison  paternelle, 
a  l'idée  de  se  transformer,  par  son  art  magique,  en  bœuf  ou  en  che- 
val pour  se  faire  vendre  par  son  père.  Et,  —  trait  qui  fait  défaut 
dans  le  conte  tamoul,  —  il  recommande  à  son  père  de  ne  pas  livrer 
à  V acheteur  la  longe,  le  licou,  la  bride. 

Le  conte  du  Haut-Indus  a  cherché  à  donner  la  raison  de  cette 
recommandation  : 

Une  première  fois,  le  jeune  garçon  s'est  fait  vendre  sous  forme  de  breuf, 
et  l'acheteur  a  consenti  à  laisser  la  têtière  (headstall)  entre  les  mains  du  père. 
Le  brahmane  reprend  donc  le  chemin  de  la  maison,  la  têtière  sur  l'épaule. 
Au  bout  de  quelque  temps,  il  s'aperçoit  que  la  têtière  n'est  plus  là,  et  il  se 
dit  qu'elle  doit  être  tombée  sur  la  route.  Rentré  chez  lui,  il  y  trouve  son 
fds,  qui  lui  apprend  que  c'était  lui-même  qui  était  la  têtière. 

La  suite  du  récit  est  altérée,  et  la  nouvelle  recommandation  que 
va  faire  le  jeune  garçon  ne  servira  à  rien  : 

Quand  tout  l'argent  qu'a  produit  la  vente  du  bœuf  se  trouve  dépensé, 
le  jeune  garçon  se  transforme  en  cheval  et  recommande  à  son  père  de  ne  pas 
se  dessaisir  de  la  bride  (bridle). 

Sur  le  marché,  le  fakir,  qui  rôde  dans  la  ville,  tourne  autour  du  cheval,  et, 
pendant  que  le  brahmane,  qui  est  en  selle,  discute  avec  les  chalands,  il  donne 
un  grand  coup  de  bâton  au  cheval  qui  saute  en  l'air,  désarçonne  le  brah- 
mane et  part  au  galop,  poursuivi  par  le  fakir,  qui  crie  :  «  Tu  ne  m'échapperas 
pas  !  Je  suis  le  Maître  !  » 

En  l'entendant  le  jeune  garçon  qui  est  sous  la  forme  de  la  bride  (in  the 
shape  of  the  bridle)  arrête  court  le  cheval  "  et,  par  le  pouvoir  de  son  art  magi- 
que, le  cheval  disparaît,  et  le  jeune  garçon  lui-même  devient  un  pigeon.  » 

(1)  Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  penser  ici  à  la  manière  dont  certain 
conte  irlandais,  du  type  que  nous  étudions,  présente  cet  épisode  de  la  longe  (Jere- 
miah  Curtin,  Mijths  and  Folk-lore  of  Ireland,  Londres,  1890,  pp.  139  et  suiv.)  :  «  Ne 
vendez  la  bride  pour  quelque  prix  que  ce  soit  »,  dit  le  fils  à  son  père,  avant  de  se 
faire  conduire  au  marché  sous  forme  de  cheval  ;  «  le  cheval  une  fois  vendu,  revenez 
à  l'endroit  où  nous  sommes  maintenant,  secouez  la  bride,  et  je  serai  là,  sous  ma 
propre  forme,  devant  vous.  »  Ici,  comme  dans  le  conte  santal,  nous  avons  la  retrans- 
formation à  dislance.  —  Dans  un  conte  serbe  (Wuk  Stephanowitsch  Karadschitsch, 
VolksmsTchender  Serben, Berlin,  1854,  n"  9),  le  père  doit,  dès  qu'il  aura  reçu  l'argent 
de  la  vente,  retirer  le  licou  et  en  frapper  la  terre.  VA  aussitôt  acheteur  (sic)  et  cheval 
disparai.ssent.  Quand  il  rentre  à  la  maison  avec  le  licou,  son  fils  y  est  déjà.  —  Chez 
les  Serbes  et  chez  les  Irlandais,  le  père  du  jeune  homme  métamorphosé  «  fait  quel- 
que chose  »  avec  la  bride  eu  la  longe,  comme  chez  les  Santals.  Mais  est-ce  la  même 
chose  ? 


Les  mongols  et  leur  prétendu  rôle  513 

Dans  le  conte  de  Gayâclharpour,  autre  manière  do  motiver  les 
choses  : 

Le  père  ayant  par  oubli,  laissé  le  sâdhou  prendre  possession  du  licou 
(halter),  le  sàdhou  se  fait  porter  par  le  cheval  à  son  ermitage,  où  il  l'attache 
à  un  poteau  ;  mais  il  se  garde  bien  de  lui  enlever  la  bride  (rein)  :  «  il  savait 
que,  s'il  le  faisait,  le  cheval  mourrait  ».  Un  jour,  pendant  l'absence  du 
sàdhou,  celui  des  deux  fds  du  brahmane  qui  est  resté  au  service  du  sâdhou 
dans  l'ermitage,  mène  le  cheval  à  l'abreuvoir,  et,  n'ayant  pas  reçu  d'ordre 
à  ce  sujet,  enlève  la  bride.  Immédiatement  le  cheval  meurt.  Le  sàdhou  rentré 
à  la  maison  et  voyant  ce  qui  est  arrivé,  consulte  ses  livres  et  y  apprend  que 
le  jeune  homme  est  transformé  en  poisson  dans  l'abreuvoir. 

On  peut  se  demander  s'il  n'y  aurait  pas  dans  ce  passage  un  sou- 
venir de  quelque  chose  d'analogue  au  passage  du  livre  tamoul  où 
le  héros,  transformé  en  cheval,  fait  passer  son  âme  dans  un  poisson 
mort.  Et  aussitôt,  dit  le  livre  tamoul,  «  la  vie  quitta  le  cheval,  et 
il  s'affaissa  par  terre  ».  —  On  a  vu  que,  dans  le  cont«  du  Haut- 
Indus,  le  cheval  «  disparaît  »,  quand  la  bride,  qui  est  le  jeune  homme 
transformé,  devient  un  pigeon  (1). 

Les  conteurs  hindous,  comme  on  le  voit,  cherchent  à  expliquer 
ce  trait  de  la  bride  magique,  ou  plutôt  à  en  retrouver  l'explication  ; 
car  évidemment  il  doit  avoir  eu  un  sens  à  l'origine.  Il  faut  consta- 
ter qu'en  dehors  de  l'Inde  on  a  pris,  le  plus  souvent,  la  chose  telle 
qu'elle  était  transmise  :  la  bride  empêchera  le  jeune  homme  de  se 
déméiamorphoser  ;  inutile  de  savoir  pourquoi. 

Le  plus  souvent,  disons-nous  ;  car  un  conte  grec  moderne  de 
l'île  de  Syra  le* donne  tranquillement,  ce  pourquoi  (2)  : 

«  La  vieille  conduisit  la  mule  au  marché  et  la  vendit  six  mille  piastres  ; 
mais,  elle  garda  le  licou.  Et,  comme  elle  s'en  retournait  à  la  maison,  le  jeune 
homme  arrivait  derrière  elle  ;  car,  c'est  lui  qui  était  le  licou.  » 

Un  conte  arabe  d'Egypte  ne  s'exprime  pas  aussi  explicitement, 
mais  il  est,  au  fond,  aussi  affîrmatif  (3)  : 

Le  magicien  ayant  fait  acheter,  bride  comprise,  à  la  mère  de  Mohammed 
l'Avisé  le  chameau  qui  n'est  autre  que  Mohammed  métamorphosé,  détache 
la  bride  et  dit  au  courtier  de  prendre  le  chameau  :  «  Je  ne  veux  que  la  bride.  » 

(1)  Il  paraît  qu'un  poème  français-normand,  le  Lai  de  l'Epine,  qui  serait  du 
temps  de  Marie  de  France  (seconde  moitié  du  XII*^  siècle),  présente  un  trait  de  ce 
genre.  D'après  l'analyse  donnée  par  M.  Rudolf  Zenker  (Zeitschrift  fur  romanische 
Philologie,  année  1893,  p.  233  et  suiv.),  le  héros  prend  à  un  ennemi  vaincu  un  cheval 
qui  a  cette  propriété  merveilleuse  de  rester  frais  et  vigoureux,  tout  le  temps  qu'on  ne 
lui  a  pas  enlevé  sa  bride.  Ce  cheval  rend  longtemps  de  bons  services  ;  mais,  un  jour, 
la  femme  du  héros,  par  curiosité,  enlève  la  bride,  et  c'en  est  fait  du  cheval. 

(2)  J.  G.  voN  Hahn,  Griechische  und  albanesische  Mœrchen  (Leipzig,  18G'i),  n"  G8. 

(3)  G.  Spitta-Bey,  Contes  arabes  modernes  (Leyde,  1883),  n°  1. 

U3 


514  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Il  met  la  bride  dans  sa  sacoche.  (La  sacoche,  qui  a  deux  poches,  est  posée 
sur  la  selle  du  cheval  de  sorte  qu'une  poche  pend  de  chaque  côté  de  la  mon- 
ture. On  s'assied  dessus  et  on  a,  par  conséciueiit,  une  poche  sous  chaque 
jambe).  Puis  il  pousse  son  cheval  dans  le  désert,  «  charmé  d'avoir  pris 
Mohamed  l'Avisé  ».  <>  Il  leva  le  pied  commecela  (sans  doute  dans  sa  joie),  et 
Mohammed  l'Avisé  (sentant  que  la  poche  de  la  sacoche  dans  laquelle  se 
trouvait  la  bride  n'était  plus  maintenue  bien  ferme  par  la  jambe  du  magi- 
cien) sortit  sous  la  forme  d'un  corbeau  et  s'envola.  » 

Dans  ces  deux  contes,  l'explication  est  bien  la  même  que  dans 
le  conte  du  Haut-Indns. 

Nous  avouons  qu'un  instant,  un  court  instant,  nous  avions  cru 
trouver  une  lumière  dans  un  conte  indien  versifié  au  xi^  siècle  de 
notre  ère  par  le  Cachemirien  Somadeva  dans  son  Kalhâ  Sarii  Sâgarn 
(«  L'Océan  des  Fleuves  de  contes  »),  d'après  un  ouvraae  plus 
ancien  (1). 

A  Bénarès,  une  jeune  et  belle  magicienne,  pour  se  venger  de  certain  jeune 
brahmane,  l'attire  auprès  d'elle,  lui  passe  en  riant  autour  du  cou  une  corde 
qu'elle  noue  et,  immédiatement  le  brahmane  est  transformé  en  bœuf  ; 
ensuite  il  est  vendu.  Une  autre  magicienne  reconnaît  ce  qu'il  est  réelle- 
ment ;  en  l'absence  de  l'acheteur,  elle  dénoue  la  corde,  et  le  jeune  homme 
reprend  sa  forme  naturelle. 

Sans  doute,  dans  ce  vieux  conte  indien,  comme  dans  notre  t?mille 
de  contes,  le  héros  doit  rester  animal  (soit  bœuf,  soit  cheval),  tant 
que  demeurera  en  place  la  corde  ou  le  licou  ;  mais  la  ressemblance 
ne  va  pas  plus  loin.  Dans  notre  famille  de  contes,  si  le  héros  est 
transformé  en  cheval,  ce  n'est  nullement  parce  qu'on  lui  aurait  mis 
le  licou  ;  ce  n'est  pas  davantage  parce  qu'il  se  le  serait  mis  â  lui- 
même  :  au  moin-,  rien  ne  l'indique  (2). 

(1)  Livre  VH,  chap.  XXXVII  (traduction  anglaise  de  C.  H.  Tawney,  Calcutta, 
1880,  t.  I,  p.  342). 

(2)  Un  épisode  de  VHistoire  de  Bedr  Bâsim,  dans  les  Mille  et  une  \uits  (t.  XIII, 
p.  44,seq.  de  la  traduction  allemande  de  Henmng)  offre  beaucoup  d'analogie  pour 
l'idée  avec  le  conte  indien  du  Kathâ-Sarit-Sâgara  (une  créature  humaine  est  trans- 
formée en  animal  par  le  fait  d'un  ennemi  ;  puis  une  personne  amie  lui  rend  sa  forme 
naturelle),  et  le  trait  de  la  bride  y  figure  formellement  ;  mais  ce  n'est  pas  non  plus 
dans  ce  conte  arabe  qu'il  faut  chercher  l'explication  de  ce  trait.  Voici  le  passage  : 
La  reine  Lab.  grande  magicienne,  veut  transformer  en  mulet  le  roi  Bedr  Bàsim, 
qu'un  naufrage  a  jeté  dans  le  pays  de  cette  reine,  mais,  grâce  aux  avertissements 
d'un  protecteur,  expert  dans  la  magie,  Bedr  Bâsim  est  sur  ses  gardes,  et  c'est  la 
magicienne  elle-même  qui  est  transformée  en  mule  par  le  moyen  de  paroles  que 
Bedr  Bàsim  prononce  en  jetant  à  son  ennemie  de  l'eau  à  la  figure,  après  avoir  réussi 
à  lui  faire  manger  d'un  certain  gâteau  préparé  par  le  bon  magicien,  son  protecteur. 
Ce  dernier  lui  dit  alors  de  monter  la  mule  et  de  quitter  le  pays  ;  mais  il  lui  recom- 
mande de  ne  livrer  la  bride  à  personne.  Sur  son  chemin,  Bedr  Bâsim  rencontre  une 
vieille  femme  qui  le  supplie  de  lui  vendre  la  mule.  Pour  se  débarrasser  de  son  impor- 
tunité,  il  fait  un  prix  exorbitant.  La  vieille,  qui  est  la  mère  de  la  reine  Làb,  donn^ 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  SIS 

M.  Johannes  Hertel,  qui  a  entrepris,  —  comme  on  l'a  vu  au  com- 
mencement ae  ce  travail,  —  de  véritables  explorations  à  trcvers 
l'immense  littérature  ae  con;es  ces  Djaïnas,  a  découvert,  dans  un 
ouvrage  sanscrit  inédit,  faisant  partie  de  cette  littérature  et  intitulé 
Dharmakalnadruma  (mot  à  mot  «  L'Arbre  à  souhaits  de  la  loi  [reli- 
gieuse et  morale]  »,  c'est-à-dire  le  livre  qui  donne  à  souhaits  des 
enseignements  religieux  et  moraux)  (IV,  8,  strophes  177-183)  le 
curieux  épisode  suivant,  dont  il  a  bien  voulu  nous  envoyer  la  traduc- 
tion : 

Le  héros,  Soûra,  devenu  veuf,  se  rend  dans  la  maison  de  son 
frère,  lequel  n'est  pas  en  ce  moment  au  pays  : 

Strophe  178.  Soûra  s'incline  devant  la  femme  de  son  frère,  et,  retenu  par 
l'aimable  traitement  qu'il  reçut  d'elle,  il  resta  là  ;  car  elle  servait  son  beau- 
frère  veuf,  jour  et  nuit. 

179.  Un  jour,  cette  femme  débauchée  (ausschweifende  Frau)  était  en 
train  de  lui  oindre  d'huile  la  tête,  quand  entra  un  laboureur,  tenant  une 
corde  à  bœufs. 

180.  Celui-ci  dit  :  «  Il  y  a  un  instant,  mère  (terme  de  respect),  mon  beau 
taureau,  nommé  Minta,  vient  de  mourir.  Voici  qu'arrive  le  temps  des 
semailles,  et  il  faut  que  je  me  procure  un  autre  taureau.  » 

181.  Alors  elle  jeta  vite  de  la  poussière  sur  la  tête  de  son  beau-frère,  et 
aussitôt,  il  devint  un  buffle.  (Ici,  lacune  de  huit  syllabes  dans  le  manuscrit.) 

182.  Le  laboureur  le  prit  et  l'employa  longtemps  à  tirer  sa  charrue. 
Mais,  un  jour,  la  nastâ  (le  trou  percé  dans  la  cloison  des  naseaux  du  buffle, 
et  par  lequel  passait  la  corde)  s'arracha,  et  Soùra  recouvra  sa  véritable 
forme. 

183.  Effrayé,  il  s'enfuit  au  plus  vite,  et  le  laboureur  se  mit  à  courir  après 
lui... 

Malgré  les  obscurités  d'un  récit  abrupt,  il  est  certain  que  nous 
avons  affaire  ici  à  un  thème  analogue  à  celui  du  conte  de  Somadeva.  La 
transformation  du  héros  en  animal  (en  même  animal)  est,  dans  les 
deux  récits,  l'œuvre  d'une  méchante  femme.  Dans  la  métamorphose 
du  héros  djaïna,  il  est  question  de  poussière,  non  de  corde  ;  mais 

immédiatement  ce  prix,  et  Bedr  Bâsim  est  obligé  d'exécuter  le  marché.  Alors,  la 
vieille  retire  à  la  mule  le  mors  de  la  bouche  ;  après  quoi,  elle  lui  dit,  en  l'aspergeant 
d'eau,  de  reprendre  sa  première  forme.  Et  c'est  ce  qui  a  lieu  aussitôt.  —  Dans  ce 
conte  arabe,  la  bride  est,  en  réalité,  un  détail  sans  importance  :  ce  n'est  point  cette 
bride  qui  opère  la  métamorphose,  mais  une  tout  autre  opération  magique,  assez 
compliquée  (gâteau  enchanté,  formules  prononcées,  aspersion  d'eau),  et  c'est  éga- 
lement une  opération  magique  dans  le  même  genre  (formule  et  aspersion)  qui  fait 
cesser  la  métamorphose.  Le  trait  de  la  corde  (ici  de  la  bride)  du  conte  indien,  — • 
trait  devenu  tout  à  fait  superflu  (le  récit  ne  dit  pas  même  que  Bedr  Bâsim  a  oublié 
de  se  réserver  la  bride),  — ■  a  été  reproduit  machinalement  par  les  conteurs  arabes. 


516  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

la  corde  se  reconnaît  dans  la  retransformalion.  Si  le  héros  reprend  sa 
forme  humaine,  c'est  bien,  semblc-t-il,  parce  que  la  corde  s'est 
trouvée  enlevée  des  naseaux  du  liufllo,  la  cloison  qui  la  retenait  s'étant 
rompue.  —  Une  vraie  diiïérence  entre  le  conte  djaïna  et  le  conte  de 
Somadeva,  c'est  que  la  délivrance  de  Soûra  est  due  au  hasard,  à  un 
accident,  et  non  point  à  l'intervention  d'une  bienveillante  personne. 

Dans  le  conte  de  Mirzâpour,  le  tr?it  de  la  bride  fait  complète- 
ment délaut  : 

Le  jeune  garçon,  après  s'être  changé  en  cheval,  dit  tout  simplement  à  son 
père  de  le  vendre,  ajoutant  :  n  Dès  que  je  pourrai  saisir  le  moment,  je  revien- 
drai homme  et  je  retournerai  à  la  maison.  »  Le  cheval  est  vendu.  A  peine 
l'acheteur,  après  l'avoir  attaché,  l'a-t-il  laissé  seul,  que  le  jeune  garçon 
reprend  sa  forme  naturelle.  Mais  quand,  de  retour  à  la  maison,  il  regarde 
autour  de  lui,  il  aperçoit  le  gousâin.  Aussitôt  il  décampe  et,  voyant  un 
réservoir,  il  se  change  en  poisson  et  saute  dans  l'eau. 

Le  trait  de  la  bride  ayant  été  un  peu  étudié,  —  nous  ne  disons 
pas  élucidé,  —  nous  pouvons  aborder  la  série  des  transformations 
de  combat. 

Dans  les  deux  contes  de  la  région  de  Bénarès,  la  première  trans- 
formation du  cheval  est  la  même  :  il  se  change  en  poisson,  comme 
le  héros  du  conte  tamoul  «  entre  dans  le  corps  »  d'un  poisson  mort. 
Mais,  à  la  différence  du  conte  tamoul,  le  magicien  ne  convoque  pas 
ses  écoliers  pour  leur  faire  vider  la  mare  et  tuer  tous  les  poissons  ;  il 
se  transforme,  —  ce  qui  est  beaucoup  meilleur  et  plus  folklorique,  — 
en  oiseau-pêcheur  :  le  sâdhou  du  conte  de  Gayâdharpour,  en  héron  ; 
la  gousâin  du  conte  de  Mirzâpour,  en  bagiila  (le  paddy-bircl  anglais, 
lojia  oryzivora). 

Dans  le  conte  du  Haut-Indus,  le  fakir  se  change  en  alligator  ;  mais, 
dans  ce  conte,  le  jeune  garçon  a  déjà  été  poursuivi,  sous  forme  de 
pigeon,  par  le  fakir,  changé  en  épervier  (voir  plus  haut).  Le  pigeon 
s'étant  précipité  dans  un  lac  et  changé  en  poisson,  l'alligator  lui 
donne  la  chasse.  Au  moment  d'être  pris,  le  poisson  saute  sur  la  rive 
et,  se  transformant  en  moustique,  va  se  cacher  dans  une  des  narines 
d'un  pendu.  Ce  passage  étrange  rattache  le  thème  du  Magicien  el 
son  apprenli  à  un  thème  que  nous  aurons  à  étudier  tout  à  la  fin  de 
ce  travail,  à  l'occasion  de  la  seconde  partie  de  l'Introduction  du 
Siddhi-Kûr  mongol. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  517 

* 
*       * 

Après  la  transformation  en  poisson  vient,  dans  le  conte  d<^  Gayâ- 
dharpour,  une  transformation  du  jeune  garçon  en  perroquet  (comme 
dans  le  conte  tamoul)  et  du  sâdhou  en  épervier.  Puis  'e  jeune  garçon 
se  transforme  en  collier  de  diamants,  qui  va  se  mettre  autour  du 
cou  d'une  rânî.  Le  sâdhou,  lui,  devient  un  «  danseur  ^>  (toujours 
comme  dans  le  conte  tamoul)  et  se  présente  devant  la  rânî.  Celle-ci 
est  si  satisfaite  de  ses  tours,  qu'elle  lui  donne  le  collier  (ici,  sans  la 
moindre  demande  de  la  part  du  sâdhou).  Alors  le  jeune  garçon 
devient  un  tas  de  graines  de  moutarde,  et  le  sâdliou  un  pigeon  qui 
se  met  à  piquer  les  graines.  Tout  à  coup,  le  jeune  garçon  se  trans- 
forme en  chat  et  croque  le  pigeon. 

Cette  dernière  partie  du  conte  est  comme  une  condensalion  du 
dénouement  habituel  :  la  rânî  réunit  en  sa  personne  la  fille  du  roi 
et  le  roi  lui-même.  Mais  le  conte  de  Gayâdharpour  n'a  pas  adouci 
le  dénouement  :  le  chat  croque  bel  et  bien  le  pigeon. 

Voilà  déjà  le  conte  littéraire  tamoul  rectifié  sur  un  point  par  ce 
conte  oral  de  la  région  de  Bénarès,  L'autre  conte  oral  de  la  même 
région,  celui  de  Mirzâpour,  va  éclairer  un  passage  inintelligible  du 
même  conte  littéraire,  le  passage  du  bufïle  mort  et  des  savetiers  : 

Pendant  que  le  gousâin  qui,  en  consultant  son  livre,  y  a  vu  le  jeune  gar- 
çon transformé  en  poisson,  est,  sous  forme  d'oiseau-bagula,  à  dévorer  les 
poissons  du  réservoir,  le  jeune  garçon  voit  uu  fabricant  d'huile  qui  vient 
faire  boire  son  bœuf  ;  aussitôt  il  entre  dans  l'estomac  du  bœuf.  Le  gousâin 
en  ayant  fini  avec  les  poissons  et  n'ayant  pu  trouver  le  jeune  gardon,  con- 
sulte de  nouveau  son  livre  et  découvre  que  son  disciple  et  dans  l'estomac  du 
bœuf.  Alors,  le  gousâin  se  rend  à  la  maison  du  fabricant  d'huile  et  lui  offre 
le  prix  que  celui-ci  demandera  pour  sa  bête.  D'abord,  le  fabricant  refuse 
de  vendre  le  bœuf  ;  mais  le  gousâin  l'importune  tant  qu'il  finit  par  donner 
son  consentement.  Le  gousâin  emmène  le  bœuf  et  le  tue  ;  puis  il  le  coupe  en 
morceaux,  en  mettant  les  os  à  part,  mais  le  jeune  garçon,  qui  était  dans  un 
de  ces  os,  le  fait  sauter  et  un  milan  s'en  saisit  et  le  porte  sur  le  bord  de  la 
rivière,  où  une  rânî  se  baigne,  le  milan  laisse  tomber  l'os  sur  les  vêtements 
de  la  rânî,  qui  dit  à  ses  servantes  de  l'ôter  de  là  et  de  le  jeter.  Mais  le  jeune 
garçon,  de  dedans  l'os,  la  supplie  de  lui  sauver  la  vie.  Alors,  la  rânî  prend 
l'os  et  le  met  dans  sa  boîte. 

Cependant,  le  gousâin  a  encore  consulté  son  Uvre,  et  il  vient  trouver  le 
râdjà  et  lui  dit  :  «  Ta  rânî  a  volé  mon  os.  »  Le  râdjâ  commence  par  se  fâcher, 
puis  il  questionne  la  rânî,  qui  lui  dit  :  «  Ce  n'est  pas  un  os,  mais  un  fils  de 
brahmane.  »  Et  elle  raconte  au  râdjâ  toute  l'histoire.  Alors,  le  râdjâ  dit  : 
«  Voilà  une  mauvaise  affaire.  L'os  doit  être  rendu  au  gousâin.  »  —  "  Soit, 
dit  le  jeune  gai'çon  ;  mais  répandez   par  terre  un  peu  de  sésame,  et  tout 


518  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

d'abord  brisez  l'os.  ».  La  rânî  le  fait,  et  aussitôt  le  gousâin  se  change  en 
pigeon  et  se  met  à  manger  le  sésame.  Mais  le  jeune  garçon  se  change  en  chat 
et  mange  le  pigeon. 

Maigre  quelque  confusion  à  la  fin  (ces  graines  que  l'on  répand 
devraient,  si  le  thème  était  bien  conservé,  être  une  transformation 
du  jeune  garçon),  ce  conte  de  Mirzâpour  est  très  curieux  et,  comme 
nous  l'avons  dit,  il  permet  de  reconstituer  le  passage  qui,  dans  le 
conte  littéraire  tamoul  est  si  altéré.  De  plus,  nous  verrons  par  la 
suite  tel  trait  particulier  de  ce  conte  de  Mirzâpour  reparaître, 
bien  loin  de  l'Inde,  dans  telles  variantes  européennes. 

Le  conte  des  Santals  est  intéressant,  lui  aussi,  bien  qu'il  s'allonge 
indûment  en  donnant  deux  fois  le  même  épisode  : 

Après  avoir  gagné  (ou  volé)  beaucoup  d'argent  par  de  nombreuses  ventes 
du  jeune  garçon  transformé  en  bœuf,  les  deux  associés  se  sont  brouillés, 
et  le  jeune  garçon  veut  retourner  chez  son  père.  Le  yoghî,  furieux,  lui  dit 
qu'il  le  tuera  et  le  jeune  garçon  s'enfuit.  Le  yoghî  transformé  en  léopard, 
le  poursuit  ;  alors,  le  jeune  garçon  se  change  en  pigeon  ;  le  yoghî  en  éper- 
vier  ;  puis  le  jeune  garçon  devient  une  mouche  ;  le  yoghî,  un  bagula.  La 
mouche  va  se  poser  sur  l'assiette  d'une  rânî  en  train  de  manger  du 
riz.  Le  yoghî  reprend  sa  forme  naturelle  et  dit  à  la  rânî  de  répandre 
le  riz  par  terre  ;  ce  qu'elle  fait.  Mais  le  jeune  garçon  se  transforme  en 
un  grain  de  corail  dans  le  collier  que  porte  la  rânî  ;  le  yoghî,  qui  ne  l'a 
pas  remarqué,  devient  un  pigeon  et  mange  le  riz.  IS'ayant  pas  trouvé  le 
jeune  garçon  dans  ce  riz,  il  redevient  yoghî  et  voit  le  jeune  garçon  dans  le 
collier  ;  alors,  il  dit  à  la  rânî  de  rompre  le  fil  de  son  collier,  et  d'éparpiller 
les  grains  de  corail  par  terre.  Quand  la  rânî  l'a  fait,  le  yoghî  se  change  de 
nouveau  en  pigeon  et  se  met  à  piquer  les  grains.  Finalement,  le  jeune  garçon 
se  change  en  chat,  saute  sur  le  pigeon  et  le  tue. 

Dans  le  Fils  du  vizir  el  le  Halvâi,  nous  trouvons  un  passage  analo- 
gue à  celui  du  jeune  garçon  dans  l'estomac  du  bœuf,  mais  plus  bizarre 
encore  : 

Poursuivi  par  le  halvâi,  le  jeune  garçon  prend  la  forme  d'une  grenouille 
et  plonge  dans  une  rivière.  Là,  un  poisson  l'avale  et  se  trouve  ensuite  si 
mal  à  l'aise  (so  uncomfortable)  qu'il  est  obligé  de  sortir  de  l'eau  (!).  Un  cha- 
meau, qui  est  à  brouter  sur  le  bord  de  la  rivière,  avale  le  poisson  (!!).  lie 
halvâi  qui  a  vu  tout  cela,  va  trouver  le  propriétaire  du  chameau  et  l'achète 
bien  cher.  Ensuite  il  tue  le  chameau,  lui  ouvre  l'estomac  et  en  tire  le  pois- 
son. Puis,  il  ouvre  le  poisson,  et  il  est  au  moment  de  saisir  la  grenouille , 
quand  celle-ci  se  change  en  mouche  et  s'envole.  —  Or,  il  y  a  là  tant  de  mou- 
ches, que  le  halvâi  ne  peut  reconnaître  laquelle  est  son  apprenti,  sans  consul- 
ter ses  livres  qu'il  a  oublié  de  prendre  avec  lui.  Le  jeune  garçon  en  profite 
pour  se  changer  en  pigeon,  et  il  s'enfuit  vers  sa  ville  natale,  qui  n'est  pas 
bien  loin.  Le  halvâi,  ayant  fait  ses  investigations,  se  transforme  en  épervier 
et  se  met  à  la  poursuite  du  pigeon,  lequel  va  se  poser  sur  le  toit  du  palais 


LES   MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  519. 

du  roi.  Le  roi  prend  grand  plaisir  à  voir  le  joli  oiseau  et  jette  du  grain  pour 
l'attirer.  Le  pigeon  quitte  aussitôt  le  toit  et  vient  piquer  le  grain.  L'éper- 
vier  essaie  de  le  saisir,  mais  le  roi  le  chasse. 

Alors,  le  halvài  se  présente  devant  le  roi  comme  musicien,  et  il  obtient 
la  permission  de  chanter  et  de  jouer  de  la  sltâr.  Le  roi  est  si  charmé  de  ce 
qu'il  a  entendu,  qu'il  offre  au  musicien  la  récompense  que  celui-ci  deman- 
dera. Le  musicien  demande  le  pigeon,  et  le  roi  le  lui  donne.  Aussitôt  le 
pigeon  devient  une  grenade,  qui  tombe  par  terre  et  dont  les  grains  s'épar- 
pillent sur  le  tapis.  Le  musicien  considère  attentivement  les  grains  et  il 
demande  au  roi  la  permission  d'en  ramasser  un,  qui  a  roulé  près  du  lit.  Le 
roi  étend  la  main  et  ramasse  lui-même  le  grain. 

Le  conte  s'allonge  et  s'altère  :  changement  du  grain  de  grenade 
en  orange  ;  nouvelle  séance  musicale  ;  l'orange  accordée  au  musi- 
cien, mais  se  changeant  en  un  bel  oiseau  chanteur,  qui  se  pose  sur 
la  main  du  roi  et  qui,  au  moment  où  il  va  être  donné  au  lialvâi,  rede- 
vient un  jeune  garçon  dans  lequel  le  roi  reconnaît  le  fils  de  son 
vizir.  Le  jeune  garçon  raconte  ses  aventures  ;  le  halvâi  est  livré 
prosaïquement  au  bourreau,  et  le  héros  épouse,  non  point  la  fille 
du  roi,  comme  dans  le  conte  tamoul,  —  puisqu'il  n'est  pas  question 
ici  de  fille  du  roi,  —  mais  la  fille  du  halvâi,  qui  a  été  pour  lui,  ainsi 
qu'on  peut  se  le  rappeler,  si  secourable  et  si  bonne  conseillère. 


Nous  nous  bornerons  à  mentionner  ici  un  épisode  très  parti- 
culier d'un  conte  indien  du  Pendjab,  épisode  dans  lequel  figure  le 
changement  en  musicien  et  qui,  ainsi  que  nous  le  verrons  plus  loin, 
a  voyagé,  lui  aussi,  hors  de  l'Inde. 

C 

LES    ALTÉRATIONS    DU    CONTE    MONGOL 

Nous  sommes  maintenant  en  état  de  reprendre  le  conte  formant 
la  première  moitié  de  l'introduction  du  Siddhi-Kûr  mongol  et  d'en 
examiner  utilement  les  diverses  parties,  que  plus  haut  nous  avons 
marquées  par  des  chifïres. 

1.  Dans  le  Siddhi-Kûr,  la  manière  dont  le  plus  jeune  des  deux 
princes  se  trouve  tout  d'un  coup  en  possession  de  la  «  clef  de  la 
magie  »,  rien  que  pour  avoir  jeté  à  la  dérobée  un  regard  par  la  fente 
d'une  porte  chez  les  sept  magiciens,  est,  même  dans  un  conte,  tout 
à  fait  invraisemblable.  On  a  vu  que  les  contes  indiens  présentent 
les  choses  tout  autrement  et  d'une  façon  très  naturelle  :  le  jeune 
homme  apprend  la  magie,  soit  que  le  magicien  lui  en  révèle  les 


520  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

secrets,  soit  que  le  jouno  homme  les  découvre  lui-même  en  lisant  en 
cachette  les  livres  magiques  (1). 

2.  Le  trait  de  la  bride,  —  de  cette  bride  qu'il  ne  faut  pas  livrer 
à  celui  qui  achètera  le  héros  transformé  en  cheval,  —  nous  parait 
avoir  laissé  une  trace  dans  le  passage  du  récit  mongol  où  le  plus 
jeune  prince  dit  à  son  aîné  de  conduire  le  cheval  à  la  bride  ;  c'est 
parce  que  l'aîné  ne  l'a  pas  fait  et  a  monté  le  cheval,  qu'il  ec  voit 
amené  malgré  lui  chez  les  magiciens. 

3.  Pour  ses  transformations,  le  héros  du  conte  mongol  regarde 
anxieusement  autour  de  lui  s'il  ne  se  trouve  pas  là  quelque  être 
virant,  en  qui  il  puisse  «  se  transformer  ».  Tout  au  contaire  le  héros 
du  conte  de  l'Inde  du  Sud,  du  conte  tamoul,  cherche  un  être  mort. 
Évidemment,  c'est  le  conte  tamoul  qui  reflète  l'idée  primitive  :  on 
peut  concevoir,  en  effet,  qu'un  homme  fasse  passer  son  âme  dans 
la  dépouille  d'un  être  mort  et  lui  rende  la  vie  ;  on  se  le  représente 
moins  facilement  faisant  passer  son  âme  dans  un  être  vivant.  Les 
Mongols,  —  ou  les  bouddhistes  soit  tibétains,  soit  indiens,  par  les- 
quels leur  est  arrivé  le  conte,  —  ont  donc  perdu  le  sens  de  cette 
transmigration  momentanée  de  l'âme. 

L'idée  est  tout  indienne,  et  c'est  sur  elle  que  repose  la  fameuse 
aventure  du  roi  Vikramâditya,  ce  héros  de  tant  de  contes  de  l'Inde  : 

Vikramâditya  apprend  d'un  pandit  une  formule,  un  mantra,  qu'il  suffît 
de  prononcer  pour  faire  entrer  son  âme  dans  n'importe  quel  corps  mort  et 
lui  rendre  la  vie.  Un  des  serviteurs  du  grand  roi  a  entendu  le  mantra  et  l'a 
retenu.  Un  jour,  Vikramâditya  a  l'imprudence, d'expérimenter  devant  ce 
serviteur  la  vertu  du  mantra  et  de  faire  entrer  son  âme  dans  le  corps  inanimé 
d'un  perroquet,  laissant  son  corps  d'homme  gisant  par  terre.  Le  serviteur 
profite  de  l'occasion  pour  faire  entrer  son  âme  à  lui  dans  le  corps  de  Vikra- 
mâditya, de  sorte  qu'il  se  donne  pour  le  roi.  Tout  le  monde  s'y  trompe, 
excepté  la  reine,  qui,  ne  trouvant  pas,  dans  les  discours  du  soi-disant  Vikra- 
mâditya l'élévation  de  pensées  à  laquelle  elle  était  accoutumée,  se  méfie 
et  tient  son  soi-disant  mari. à  distance.  Pendant  ce  temps,  Vikramâditya, 
forcé  de  vivre  sous  la  forme  de  perroquet,  est  pris  par  un  oiseleur  et  vendu 
très  cher,  car  il  tient  de  sages  discours  et  résout  des  cas  juridiques  très  diffî- 

(1)  Dan»  une  traduction  française  de  l'Introduction  du  Siddhi-Kùr,  traduction 
faite  d'après  la  version  allemande  de  B.  JOlg  (Revue  des  Traditions  populaires, 
III,  1888,  p.  229  seq.)  ce  passage  est,  non  pas  traduit,  mais  commenté,  —  ce  qui 
n'est  pas  du  tout  la  même  chose.  —  Au  lieu  de  ce  texte  bref  et  obscur  :  «  à  peine 
«  avait-il  [le  prince]  jeté  à  la  dérobée  un  regard  par  la  fente  d'une  porte,  qu'il  trouva 
«  tout  d'un  coup  la  clef  de  la  magie  »  (hnum  hatte  er  vcrstohien  durch  die  Ritze  einer 
Thiir  geblickt,  als  er  den  Schliissel  zur  Zauberei  auf  einnial  fond),  le  traducteur  met 
ceci  :  il  "  regarda  furtivement  par  une  porte  entr'ouverte  et  vit  opérer  les  enchanteurs. 
«  Il  entendit  les  paroles  magiques  et  les  grava  dans  sa  mémoire  ».  Rien  de  tout  cela 
dans  le  Siddhi-Kùr. 


LES   MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  521 

cilos.  La  reine,  ayant  entendu  parler  du  perroquet  merveilleux  et  soupçon- 
nant qui  il  peut  être,  l'achète  un  prix  énorme,  et  Vikramâditya  se  fait  recon- 
naître d'elle.  Alors  elle  tend  un  piège  au  faux  Vikramâditya  en  l'amenant 
par  d'hahiles  paroles,  à  montrer  comment  il  sait  faire  entrer  son  âme  dans 
un  corps  étranger  (ici  dans  le  corps  inanimé  d'un  cerf).  Aussitôt  le  vérita- 
ble Vikramâditya  rentre  dans  son  propre  corps,  momentanément  aban- 
donné par  l'usurpateur  ;  il  tue  le  cerf  et,  du  même  coup,  son  ennemi,  et 
reprend  po.ssession  du  trône  (1). 

Feu  W.  A.  Clou-ston,  dans  ses-Popular  Taies  and  Fidions  (2), 
critique  à  ce  sujet  le  conteur  tamoul.  «  Il  est  évident,  dit-il,  que 
«  la  version  tainoule  est  mutilée  (garbled)  :  le  prince  ne  prend  ici 
«  aucune  précaution  pour  enipêclier  que  son  corps  ne  soit  décou- 
«  vert  et  brillé,  et,  en  fait,  nous  le  voyons  se  transformant  simple- 
«  ment,  tout  comme  le  disciple  poursuivi  dans  d'autres  versions.  ■) 

Si  W.  A.  Clouston  s'était  borné  à  dire  que  deux  idées  se  mêlent 
d'une  manière  assez  peu  logique,  dans  le  conte  tamoul,  l'idée  de  la 
transmigration  momentanée  de  l'âme  et  l'idée  générale  de  la  méta- 
morphose, nous  n'aurions  rien  à  objecter.  Mais,  quant  à  une  «  muti- 
lation »,  nous  n'y  croyons  nullement,  parce  que  jamais  le  conte  n'a 
pu  être  construit  sur  l'idée  exclusive  de  la  transmigration  momen- 
tanée de  l'âme.  Combien  de  corps  morts  ne  faudrait-il  pas,  et  à 
point  nommé,  pour  que  le  héros  et  son  maître  le  magicien  y  fassent, 
chacun  de  son  côté,  entrer  leur  âme  dans  la  série  si  rapide  de  leurs 
transformations  respectives.  Et  finalement,  avant  de  se  présenter 
au  roi  sous  sa  forme  humaine,  le  chat,  vainqueur  du  magicien, 
devrait  courir,  à  l'endroit  oîi  il  aurait  laissé  son  corps  d'homme, 
pour  y  faire  rentrer  son  âme.  Peut-on  penser  que  le  conte  primitif 
ait  été  construit  avec  cette  rigueur  ? 

Quant  au  conte  mongol,  les  mêmes  observations  sont  à  faire,  en 

(1)  Benfey  ne  possédait,  en  1859,  qu'une  seule  forme  indienne  de  ce  conte,  une 
forme  littéraire  assez  mauvaise  (Pantschatantra,  t.  II,  p.  124  ;  t.  I,  §  39).  Dix  ans 
plus  tard,  M.  H.  Uhle  en  découvrait  une  autre  forme,  littéraire  aussi,  mais  beau- 
coup meilleure  {Zeitschrift  der  Deutschen  Morgenlœndischen  Gesellschaft,  t.  23,  1869, 
p.  443  seq.).  Deux  bonnes  formes  orales  ont  été  recueillies  par  M.  W.  Crooke  dans 
l'Inde  du  Nord  et  publiées  en  1875  (North  Indian  Notes  andQueries,  mai  1875, n°  34, 
et  décembre  1875,  n°  375).  Miss  M.  Frère  en  avait  déjà  fait  connaître,  dès  avant 
1870,  dans  son  Old  Deccan  Daijs  (2^  éd.,  Londres,  1870,  n°  7),  une  forme  moins 
bonne  par  endroits,  mais  extrêmement  curieuse  en  ce  que  les  pièces  essentielles  de 
sa  charpente,  y  compris  un  autre  thème  encastré  dans  celui-ci,  ont  été  transportées 
dans  la  Sibérie  du  Sud,  chez  les  Tatares  des  «  cercles  »  administratifs  de  Tiimen 
et  de  Jalutrowsk,  populations  musulmanes  (W.  Radloff,  Proben  der  Volkslittera- 
tur  der  tùrkischen  Stœmme  Sild-Sibiriens  (t.  IV,  Saint-Pétersbourg,  1872,  p.  495  seq.) 
—  Si  nous  avions  à  traiter  ici  ce  sujet,  il  nous  faudrait  suivre  le  conte  non  seule- 
ment au  nord  de  l'Inde,  chez  les  Tatares  de  Sibérie,  mais  à  l'orient,  dans  la  littéra- 
ture du  Siam  et  du  Laos,  et  à  l'occident,  dans  les  littératures  persane  et  turque. 

(2)  Londres,  1887,  t.  I,  p.  437,  note  1. 


522  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

ajoutant,  —  ce  qui  a  déjà  été  dit,  —  que  dans  ce  conte  l'idée  indienne 
de  la  transmigration  de  l'âme  est  faussée. 

4.  Nous  croyons  qu'il  suffît  de  rapprocher  du  chapelet  du  «  Maître 
Nâgârdjouna  »,  ce  quasi-Bouddha,  le  collier  de  toutes  ces  princessess 
des  contes  indiens,  pour  reconnaître  que  le  chapelet  est  un  arran- 
gement bouddhique  du  collier. 


La  conclusion  de  ces  quelques  remarques,  il  est  facile  de  la  tirer  : 
c'est  que  le  conte  mongol  s'écarte  de  la  forme  primitive  indienne, 
loin  d'en  être  un  fidèle  reflet. 

De  ce  qui  va  suivre,  il  résultera,  ce  nous  semble,  que  le  conte  du 
Magicien  et  son  apprenti,  tel  qu'il  a  été  modifié  dans  l'Introduction 
du  Siddhi-Kûr,  n'a  joué  aucun  rôle  dans  la  transmission  des  contes 
inaiens  vers  les  pays  occidentaux.  En  effet,  sur  tous  les  points  où  le 
conte  mongol  présente  des  différences  avec  les  cont  es  indiens,  cejsont  les 
traits  spéciaux,  caractéristiques  de  ces  contes  indiens  que  nous  ren- 
contrerons hors  de  l'Inde.  Ainsi,  on  le  verra,  dans  les  contes  de  cette 
famille  recueillis  en  Asie,  en  Europe,  dans  l'Afrique  du  Nord,  il  n'y  a 
pas  la  moindre  trace  d'un  personnage  qui  rappelle,  de  près  ou  de  loin 
le  Maître  Nâgârdjouna.  Et  pourtant  ce  solitcire,  habitant  une  grotte 
et  tenant  en  main  son  chapelet,  aurait  été  si  facile  à  débouddhiciser, 
même  en  pays  clirétien,  et  l'on  aurait  pu  si  bien  en  faire  un  ermite, 
récitant  son  rosaire.  Par  contre,  la  princesse  des  contes  indiens,  dont 
Nâgârdjouna  forme  le  pendant,  se  retrouve  en  maint  endroit. 

CHAPITRE    TROISIÈME 

HORS  DE  l'iNDE 

Nulle  part,  jusqu'à  présent,  nous  n'avons  rencontré  hors  de 
l'Inde  le  thème  des  deux  frères,  confiés  au  magicien  par  leurs  parents, 
lesquels,  après  tel  délai,  reprendront  l'un  des  deux  jeunes  garçons, 
laissant  l'autre  au  maître.  Toujours,  dans  les  contes  que  nous  con- 
naissons, —  comme  dans  le  conte  indien  du  Fils  du  Vizir  et  du  Hat- 
vâi,  —  il  s'agit  d'un  seul  fils,  que  celui-ci  ait  ou  non  des  frères. 

Dans  un  petit  groupe,  —  qu'il  faut  rapprocher  sous  ce  rapport 
du  conte  des  Santals  du  Bengale.  —  le  jeune  garçon  a  été,  dès  avant 
sa  naissance,  promis  par  son  père  au  magicien. 

Enfin,  dans  toute  une  branche  de  cette  famille  de  contes  c'est  de 
sa  propre  volonté,  sans  intervention  de  ses  parents,  que  le  jeune 
garçon  entre  au  service  du  magicien. 


LES  MONGOLS   ET  LEUR   PRÉTENDU   ROLE  523 

PREMIÈRE  SECTION 

LES    CONTES    ORAUX 
§    1 

Le  héros  est  confié  loiil  jeune  par  son  père  ou  sa  mère  au  magicien 

Un  conte  français  inédit,  recueilli  dans  le  Velay,  non  loin  du  Puy, 
pourra  donner  une  idée  de  la  forme  générale  d'un  grand  nombre 
de  contes  de  cette  première  branche. 

Le  voici,  dans  sa  teneur  naïve  (1)  : 

Il  y  avait  un  homme  bien  misérable  :  pour  tout  bien,  il  avait  un  fils,  et, 
pour  le  nourrir,  il  était  obligé  d'aller  mendier  de  porte  en  porte.  Quand  l'en- 
fant eut  douze  ou  treize  ans,  un  bourgeois  dit  un  jour  au  père,  qui  lui  deman- 
dait la  charité  :  «  Que  voulez-vous  faire  de  ce  petit  garçon  ?  vous  n'en  ferez 
qu'un  vagabond.  —  Et  que  puis-je  en  faire  ?  répondit  le  père  ;  je  n'ai  pas 
trouvé  à  le  louer.  —  S'il  en  est  ainsi,  dit  le  bourgeois,  je  le  prendrai  moi- 
même  et  je  le  garderai  un  an  ;  mais  vous  vous  engagerez  à  ne  venir  le  voir 
qu'à  la  fin  de  l'année.  Si  alors  vous  le  reconnaissez,  vous  l'emmènerez  ; 
autrement,  il  me  restera.  —  C'est  chose  convenue,  »  dit  le  père.  Et  il  pen- 
sait :  «  Quand  même  je  ne  reverrais  mon  fils  que  dans  dix  ans,  je  le  recon- 
naîtrais toujours.  »  Il  dit  donc  adieu  à  son  fils  et  le  quitta  en  pleurant. 

A  la  fin  de  l'année,  le  père  se  mit  en  route  :  il  avait  trouvé  le  temps  bien 
long.  Le  fils,  sachant  que  son  père  devait  venir  ce  jour-là,  s'échappa  de  la 
maison  de  son  maître  et  alla  attendre  son  père  à  un  détour  de  chemin.  «  Ah  ! 
mon  père  !  —  Ah  !  mon  fils  !  —  Ce  n'est  pas  sûr  que  vous  me  reconnaissiez, 
dit  le  garçon.  — "Et  pourquoi  ?  Je  te  reconnais  maintenant  ;  je  te  reconnaî- 
trai bien  tout  à  l'heure.  —  Mon  père,  vous  ne  savez  pas  ce  qui  va  se  passer 
tout  à  l'heure.  Mon  maître  va  me  changer  en  forme  de  pigeon,  et  il  me  met- 
tra sur  une  table  au  miheu  d'une  quantité  d'autres  pigeons.  Pour  me  recon- 
naître, faites  bien  attention  :  moi,  j'ouvrirai  un  petit  peu  le  bec  et  j'éten- 
drai un  peu  l'aile.  »  Cela  dit,  il  s'en  retourna  vite  chez  son  maître. 

Le  père  étant  arrivé  chez  le  maître,  celui-ci  le  reçut  très  pohment  et  le 
fit  manger  et  boire  ;  puis  il  dit  :  <'  Entrez  dans  cette  chambre  et  vous 
reconnaîtrez  votre  fils.  »  Le  père,  étant  entré  dans  la  chambre,  voit  une 
pleine  table  de  pigeons.  «  Comment  !  dit-il  au  maître,  je  ne  vous  ai  pas  donné 
un  pigeon  ;  je  vous  ai  donné  un  garçon.  —  N'importe,  dit  le  maître,  il  est 
là  dedans  ;  reconnai.ssez-le,  sinon  il  sera  à  moi,  ainsi  qu'il  a  été  convenu.  — 
Eh  bien  !  répondit  le  mendiant,  donnez-moi  dix  minutes,  pour  que  je  puisse 
choisir.  »  Au  même  instant,  le  pigeon  qui  était  le  petit  garçon,  ouvrit  un 
petit  peu  le  bec  et  étendit  un  petit  peu  l'aile.  Le  père  remarqua  le  signal. 

(1)  Ce  conte  n'a  pas  été  noté  dans  sa  langue  d'origine,  le  patois  du  Velay,  mais 
écrit  de  mémoire  par  quelqu'un  du  pays,  en  français  un  peu  teinté.  Le  manuscrit 
nous  a  été  remis  autrefois  par  un  folkloriste  bien  connu  des  anciens  lecteurs  de  la 
Eomania,  feu  M.  Victor  Smith. 


524  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

«  Je  crois  que  c'est  celui-là,  »  dit-il  en  le  montrant  du  doigt.  Le  maître  fut 
fort  étonné.  «  Vous  avez  deviné,  dit-il  ;  il  faut  que  vous  soyez  sorcier  ;  car 
vous  en  savez  autant  que  moi.  »  Et  au  même  instant,  le  pigeon  redevint 
garçon.  Alors  le  maître  lui  paya  les  gages  qu'il  lui  avait  promis  et  proposa 
au  mendiant  de  lui  lai.sser  son  fils  encore  une  année.  Mais  le  mendiant  le 
remercia. 

Ils  s'en  allèrent  donc,  c  Mon  père,  disait  le  garçon,  nous  serons  riches  désor- 
mais ;  vous  n'irez  plus  chercher  votre  pain  de  porte  en  porte  ;  nous  pourrons 
faire  nous-mêmes  la  charité.  —  Et  comment  ferons-nous  pour  devenir 
riches  ?  répondait  le  père.  —  C'est  ce  que  vous  allez  voir.  Dans  deux  jours, 
il  sera  foire  au  Puy  :  je  vais  me  mettre  en  forme  d'un  joli  cochon  bien  gras  ; 
vous  m'attacherez  une  petite  corde  au  pied  et  vous  irez  me  vendre.  Et,  quand 
vous  m'aurez  vendu,  vous  détacherez  la  corde  et  la  mettrez  dans  votre  poche 
et  vous  reprendrez  le  chemin  de  la  maison.  Moi,  je  ne  tarderai  pas  à  vous 
rejoindre.  » 

Ce  qui  fut  dit,  fut  fait.  Le  père  le  conduisit  à  la  foire  et  le  vendit  le  plus 
haut  prix.  11  n'oublia  pas  de  mettre  la  corde  dans  sa  poche  et  de  retourner 
vite  chez  lui.  Bientôt,  il  voyait  arriver  son  fils,  et  ils  rentrèrent  ensemble 
'au  logis,  avec  l'argent  de  la  vente.  Le  lendemain,  l'acheteur,  qui  avait  mis 
le  porc  gras  dans  son  étable,  appelait  ses  amis  pour  l'aider  à  le  tuer  ;  mais 
point  de  porc  dans  l'étable.  11  le  fit  alors  crier  par  toute  la  ville  ;  mais  j»oint 
de  nouvelles. 

L^n  autre  jour,  le  garçon  se  promenait  avec  son  père,  quand  ils  virent  un 
bourgeois  à  la  chasse.  «  Je  vais  vous  faire  gagner  de  l'argent,  dit  le  garçon. 
Je  vais  me  mettre  en  \m  joli  chien  de  chasse,  et  vous  me  vendrez  à  ce  chas- 
seur. Mettez-moi  un  colUer,  et  vous  vous  le  réserverez  en  me  vendant.  >>  Le 
voilà  en  chien  de  chasse  :  il  court  les  vallons,  les  côtes  ;  il  attrape  les  lièvres, 
les  oiseaux  et  les  apporte  à  .son  père.  Quand  le  cha.sseur  voit  comment  le 
chien  travaille,  il  demande  à  l'acheter.  Le  père  faisait  semblant  de  ne  pas 
vouloir  le  vendre,  f^nfin,  il  en  demande  mille  francs  ;  le  cha.sseur  les  lui 
donne.  Comme  le  père  s'était  réservé  le  collier,  il  le  met  dans  sa  poche  et 
s'en  va.  Pendant  ce  temps,  le  chien  attrape  encore  quelques  lièvres  et  quel- 
ques oiseaux  ;  mais  tout  d'un  coup  il  disparaît  et,  se  remettant  en  garçon, 
il  s'en  va  faire  bonne  chère  avec  son  père  de  l'argent  qu'ils  ont  volé  à  se 
mettre  d'homme  en  bête. 

Quelques  jours  après,  il  devait  y  avoir  au  Puy  une  grande  foire  pour  les 
poulains.  Le  fils  dit  à  son  père  :  «  Je  me  mettrai  en  un  joli  poulain  ;  vous 
me  conduirez  à  la  foire,  vous  me  vendrez  et  vous  vous  réserverez  la  bride.  » 

Ce  qui  fut  dit,  fut  fait.  Le  père  le  conduisit  à  la  foire  et  le  vendit  à  celui 
qui  lui  avait  fait  le  don  de  se  changer  en  bête.  Le  père  s'était  bien  réservé 
la  bride  ;  mais  l'autre  ne  la  lui  rendit  point. 

Voyant  qu'on  allait  faire  boire  tous  ces  poulains,  le  maître  mena  le  sien 
à  la  fontaine.  A  peine  arrivé  là,  le  poulain  se  change  en  poisson  et  plonge 
au  fond  de  l'eau.  Le  maître  va  chercher  un  épervier  (un  ïilet)  pour  pêcher 
le  poisson  ;  mais  celui-ci  se  change  en  oiseau  et  prend  sa  volée  ;  le  maître 
en  fait  autant,  le  poursuivant  si  fort  que  tous  les  deux  arrivent  presque 
ensemble  à  la  cour  du  roi.  La  fenêtre  de  la  princesse,  qui  était  malade,  était 
ouverte  :  le  garçon  entre  dans  la  chambre,  et  le  maître  reste  dehors. 

La  princesse  se  fait  donner  à  la  main  ce  joli  oiseau.  Mais  le  maître  prend 
la  forme  d'un  médecin  et  demande  à  voir  la  princesse  malade,  croyant  avoir 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  525 

l'oiseau.  L'oiseau,  l'entendant  venir,  dit  à  la  princesse  :  «  Je  me  change 
en  bague  :  si  ce  monsieur  veut  me  sortir  de  votre  doigt,  jetez-moi  par  terre.  » 
En  effet,  en  tâtant  le  pouls  de  la  princesse,  le  maître  voulait  prendre  la 
bague  ;  mais  la  princesse  la  jeta  par  terre  et  la  servante  la  balaya  avec  les 
ordures.  Alors  le  maître  se  mit  en  forme  de  coq  pour  prendre  la  bague  ; 
mais  la  bague  se  mit  en  forme  de  renard,  qui  mangea  le  coq.  Puis,  redeve- 
nant jeune  homme,  il  entra  dans  la  chambre  de  la  princesse,  qui  était  guérie. 
Le  roi  la  lui  donna  en  mariage,  et  ils  jouirent  du  plaisir  du  monde. 

Sous  ce  vêtement  villageois  de  France,  on  a  aisément  reconnu 
le  conte  indien  avec  les  quelques  altérations  (dans  l'épisode  de  la 
bride  et  dans  celui  de  la  bague)  qu'il  a  subies  durant  l'immense  tra- 
jet des  rives  du  Gange  ou  de  l' Indus  à  celles  de  quelcju'î  petit  affluent 
de  la  Loire.  Et,  du  reste,  —  on  le  verro,  —  dans  ses  pérégrinations 
vers  des  pays  lointains,  autres  que  le  Velay,  le  conte  indien,  maintes 
fois,  a  très  bien  supporté  le  voyage  (  1  ). 


Dans  notre  conte  du  Velay,  le  personnage  auquel  le  père  confie 
son  fils  est  un  «  bourgeois  »,  expression  paysanne  pour  désigner 
quelfju'un  qui  n'est  pas  paysan,  et  c'est  ce  bourgeois  lui-même,  — 
en  réalité  un  magicien,  —  qui  propose  au  père  de  prendre  chez  lui 
le  jeune  garçon  pour  que  celui-ci  ne  devienne  pas  un  «  vagabond  ». 

Dans  les  autres  contes  appartenant  à  cette  première  branche, 
c'est,  en  général,  le  père  ou  la  mère  qui  se  met  à  la  recherche  d'un 
maître  pour  son  fils. 

Souvent,  le  magicien  est  désigné  immédiatement  comme  tel  ; 
parfois,  il  n'est  autre  que  le  diable.  Nous  étudierons  plus  loin  un 
groupe  de  contes  dans  lequel  cet  être  malfaisant  est  présenté  d'une 
façon  toute  particulière. 

§2. 
Le  fils,  mêlamorphosé  par  le  magicien,  doit  êlre  reconnu  par  son  père. 

Un  trait  commun  à  la  plupart  des  contes  qui  appartiennent  à  la 
première  branche  de  cette  famille,  —  trait  qui  se  trouve  dans  le 
conte  du  Velay,   —  c'est  le  trait  du  jeune  garçon  métamorphosé 

(1)  Si,  dans  le  conte  du  Velay,  l'épisode  de-la  bride  est  incomplet,  on  se  rappelle 
que,  parfois,  dans  l'Inde  même,  cet  épisode  est  altéré  ou  a  disparu.  —  Quant  à  l'épi- 
sode de  la  bague,  nous  rencontrerons  plus  loin  une  altération  analogue  dans  des 
contes  recueillis  en  Basse-Bretagne,  en  Irlande,  en  Norvège. 


526  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

par  le  magicien  son  maître,  et  que  le  père  doit  reconnaître  et  choisir 
parmi  d'autres  jeunes  garçons,  également  métamorphosés. 

L'explorateur  russe,  feu  Gr.  N.  Potanine,  dans  un  travail  diffus 
et  souvent  bizarre,  mais  où  il  y  a  de  bonnes  choses  à  prendre,  a  dressé 
la  liste  de  ces  transformations,  telles  qu'elles  se  présentent  dans  les 
contes  russes  proprement  dits  («  grands  russes  »),  et  dans  les  contes 
«  petits-russiens  »,  ou  ruthènes  (1).  Il  a  noté  les  suivantes  :  en  poulains, 
en  ours,  en  loups,  en  chiens,  en  béliers,  en  pigeons,  en  cygnes, 
en  coqs,  en  éperviers.  Quelquefois,  les  jeunes  gens  ont  été  trans- 
formés en  vieux  marchands,  en  vieux  mendiants  avec  leurs  besaces, 
en  jeunes  filles  et  même  en  jeunes  gens,  tout  semblables  entre  eux. 

Ailleurs  qu'en  Russie,  la  transformation  la  plus  fréquente  paraît 
être  en  oiseaux  :  en  pigeons,  comme  dans  le  conte  du  Velay  (contes 
géorgien,  polonais,  wende  de  la  Lusace,  conte  de  la  Haute-Bre- 
tagne (2)  ;  —  en  volailles  (conte  de  la  Basse-Bretagne,  contes  sici- 
liens (3)  ;  —  en  corbeaux  (conte  croate  de  Varazdin,  conte  italien  de 
la  Basilicate,  second  conte  wende  (4)  ;  —  en  oiseaux  non  spécifiés 
(second  conte  de  la  Haute-Bretagne,  conte  allemand  de  la  West- 
phalie,  conte  serbe,  conte  tatare  de  la  Sibérie  méridionale)  (5). 


Dans  les  contes  indiens  résumés  ci-dessus,  où  le  père  confie  au 
magicien  ses  deux  fils,  pour  reprendre  l'un  au  bout  d'un  certain 
temps,  le  magicien  ne  métamorphose  pas  les  deux  jeunes  garçons  : 
car,  s'il  le  faisait,  il  pourrait  craindre  que  le  père,  choisissant  au 

(1)  Ce  long  travail  a  été  publié  dans  la  «  Revue  ethnographique  »  russe  (Etnogra- 
ficeskoje  Obozrênije),  vol.  XV,  Moscou  1903,  livraisons  53  et  56).  M.  F.  Psalmon, 
professeur  de  langues  vivantes,  nous  a  rendu  le  service  de  nous  en  donner  orale- 
ment connaissance. 

(2)  Marjory  Wardrop,  Georgian  Folk  Taies  (Londres,  1894),  p.  1.  —  K.  W, 
WoYCiCKi,  Polnische  Volkssagen  und  Mserchen  (Berlin,  1839),  p.  110.  —  Edm.  Vec- 
KENSTADT,  Wendi'sche  Sagen,  Mœrchen...  (Graz,  1880),  p.  255.  —  Ad.  Orain,  Contes 
de  Vllle-et-V Haine  (Paris,  1901),  p.  32. 

(3)  F.  M.  LuzEL,  Le  Magicien  et  son  valet,  dans  le  Bulletin  de  la  Société  archéolo- 
gique du  Finistère  (1885).  —  G.  Pitre,  Fiabe,  Novelle  e  Racconti  siciliani  (Palerme, 
1875),  n°  52,  et  Otto  Fiabe  e  Aovelle  siciliane  (Bologne,  1873),  n°  4. 

(4)  F.  S.  Krauss,  Sagen  und  Mœrchen  der  Siidslaven,  vol.  II  (Leipzig,  1884), 
n°  109.  —  D.  CoMPARETTi,  Sovelline  poplarvi  italiane  (Turin,  1875),  n°  63.  — 
E.  Veckenstadt,  op.  cit.,  p.  257. 

(5)  Revue  des  Traditions  populaires,  1887,  p.  311. —  Kinder-und  Hausmœrchen 
gesammelt  durch  die  liriider  Grimm,  1"  éd.  (Gottingen,  1857),  n°  68.  —  G.  Mijato- 
vics,  Serbian  Folk-lore  (Londres,  1874),  p.  215.  —  W.  Radloff,  Proben  der  Volks- 
litteratur  der  turkischen  Stsemme  Siid-Sibiriens,  vol.  IV  (Saint-Pétersbourg,  1872), 
p.  157,  n°  6. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  527 

hasard,  mît  la  main  sur  celui  des  deux  que  le  magicien  voudrait 
garder  pour  lui.  C'est  par  d'autres  moyens  qu'il  cherchera  à  égarer 
le  choix  du  père.  Ce  choix  n'aura  donc  pas  moins  à  être  dirigé  que 
dans  les  contes  précédemment  examinés  ;  aussi,  le  plus  intelligent 
des  deux  fils  se  rendra-t-il,  lui  aussi,  subrepticement  auprès  de  son 
père  pour  le  conseiller. 

L'un  de  ces  contes  indiens,  le  conte  tamoul,  a  cette  particularité 
excellente  que,  pour  aller  parler  à  son  père,  le  héros  met  à  profit 
la  science  magique  qu'il  vient  d'acquérir,  et  se  transforme  en  oiseau 
afin  d'abréger  les  distances.  Dans  notre  conte  du  Velay  et  dans  une 
grande  partie  des  contes  similaires,  ce  trait  merveilleux  n'existe 
pas,  et,  quand  le  jeune  garçon  va  dire  à  son  père  comment  celui-ci 
pourra  le  reconnaître,  il  le  fait  sous  sa  forme  naturelle.  Mais  cer- 
tains contes  de  cette  même  branche  sont,  sur  ce  point,  semblables 
au  conte  tamoul,  et  notamment  un  conte  tatare  de  la  Sibérie  méri- 
dionale, dont  il  sera  intéressant  de  résumer  tout  l'ensemble  (1)  : 

Un  jeune  garçon  est  amené  par  son  père  à  un  moulla  (docteur,  personnage 
religieux  musulman)  pour  être  instruit  avec  dix  autre  écoliers  qu'a  déjà  le 
moulla.  «  Si,  au  bout  de  trois  ans,  tu  reconnais  ton  enfant,  tu  pourras  le 
reprendre  ;  autrement,  il  m'appartiendra.  »  Pendant  les  trois  ans,  le  jeune 
garçon  apprend  toute  sorte  d'arts,  si  bien  qu'il  surpasse  son  maître.  Le  der- 
nier jour  des  trois  ans  étant  arrivé,  il  se  transforme  en  ?nouche  et  s'envole 
vers  la  maison  natale  pour  aller  dire  à  son  père  comment  celui-ci  pourra  le 
reconnaître  parmi  ses  camarades  :  «  Nous  serons,  tous  les  onze,  transformés 
en  oiseaux.  Moi,  je  battrai  des  ailes.  » 

Le  père  l'ayant  reconnu,  le  moulla  dit  :  «  Ton  fds  s'est  fait  reconnaître 
lui-même.  »  Et  il  ciiange  ses  onze  écoliers  en  onze  jeunes  gens  tous  sembla- 
bles. Le  jeune  garçon  se  frappe  du  doigt  la  bouche,  et  le  père  dit  :  «  Celui-ci 
est  mon  fds.  »  (2). 

Revenu  à  la  maison,  le  jeune  garçon  se  transforme  en  cheval  et  dit  à 
son  père  de  l'aller  vendre.  Le  moulla  offre  un  plus  gros  prix  qu'un  autre  cha- 
land, et  le  cheval  lui  est  vendu.  Enfermé  dans  l'écurie  du  moulla,  le  cheval 


(1)  W.  Radloff,  loc.  cit.  —  Ce  conte  a  été  recueilli  chez  les  Tatares  du  Chodja 
Aoul,  au  nord  de  la  ville  de  Tara  (Gouvernement  de  Tobolsk,  sur  l'Irtych,  affluent 
de  rOb).  Les  Tatares  de  cette  région  sont  des  musulmans,  qui  ont  été  depuis  long- 
temps fanatisés  par  des  docteurs  de  Bokhara  (voir  W.  Radloff,  op.  cit.,  pp.  13-14),. 
—  Un  indice  de  la  provenance  musulmane  (nous  ne  disons  pas,  bien  entendu,  de 
l'origine  première)  de  ce  conte  tatare,  c'est  la  seconde  partie  qu'il  joint  à  notre 
conte  et  qui  n'est  autre  qu'une  légende  musulmane,  se  trouvant  notamment  dans 
la  Chronique  de  l'historien  arabe  Tabari  (né  en  839,  mort  en  922),  t.  I,  p.  445  de  la 
traduction  (1867-1874)  faite  par  M.  H.  Zotenberg  d'après  une  version  persane.  — 
Voir  aussi  le  n°  343  du  fascicule  VI  de  la  Bibliographie  des  auteurs  arabes  de  M.  Vic- 
tor Chauvin  (Liège,  1902). 

(2)  On  se  rappelle  que,  dans  certains  contes  de  Russie,  se  rencontrent  également, 
d'après  Potanine,  la  transformation  des  écoliers  en  jeunes  gens  se  ressemblant  abso- 
lument. 


528  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

aperçoit  un  trou  dans  la  muraille  ;  il  se  change  en  oiseau  et  s'échappe  par 
Ce  trou.  Aussitôt  le  mouUa  se  change  en  un  autre  oiseau  et  se  met  à  sa  pour- 
suite. Puis  le  jeune  garçon  se  jette  dans  l'eau,  où  il  devient  une  petite  per- 
che, et  le  mouUa  devient  un  brochet.  De  nouveau,  le  jeune  garçon  se  change 
en  oiseau,  et  il  va  se  poser  devant  la  porte  d'un  prince.  La  .servante  l'attrape, 
et,  quand  il  est  dans  la  maison,  il  reprend  sa  forme  naturelle.  La  fille  du 
prince  lui  demande  qui  il  est.  Alors,  il  lui  dit  qu'un  moulla  ne  lardera  pas 
à  venir.  «  Je  vais  me  changer  en  anneau  ;  mets-moi  à  ton  doigt.  »  (Suivent 
des  explications  assez  obscures  sur  ce  qu'elle  devra  faire  quand  le  moulla 
viendra  demander  l'anneau). 

Au  moment  où  la  princesse  feint  de  donner  l'anneau  au  moulla,  l'anneau 
se  change  en  grains  de  gruau,  qui  s'éparpillent  par  terre.  Le  moulla  se  change 
en  coq  et  se  met  à  manger  les  grains.  Tout  d'un  coup,  un  de  ces  grains  se 
change  en  oiseau,  lequel  arrache  la  tète  au  coq.  Le  jeune  homme  reparaît, 
et  la  princesse  lui  dit  qu'elle  Tépousera  (1). 

Le  travail,  déjà  cité,  de  Gr.  N.  Potanine  nous  apprend  que,  dans 
la  plupart  des  contes  russes  ou  petits-russicns  de  cette  famille, 
le  jeune  homme,  à  l'expiration  du  temps  pendant  lequel  il  doit  res- 
ter chez  le  maître,  va,  sous  forme  d'oiseau,  à  la  rencontre  de  son  père, 
devant  lequel  il  reprend  .sa  forme  naturelle.  Rappelons  que,  dans 
le  conte  tamoul,  c'est  aussi  en  oiseau  qu'il  se  transforme. 

En  dehors  de  la  Russie,  nous  ne  connaissons  qu'un  seul  conte 
européen  présentant  un  trait  de  ce  genre.  Ce  conte  italien,  très 
curieux,  que  nous  avons  déjà  mentionné  et  dont  nous  aurons  encore 
à  parler,  a  été  recueilli  à  l'extrémité  de  la  péninsule,  dans  la  Basilicate 
(province  actuelle  de  Potenza)  (2).  Là,  le  jeune  homme  a  été  tonfié 
par  son  père  à  un  magicien,  pour  que  celui-ci  lui  apprenne  la  magie 
en  un  an  : 

L'année  terminée,  le  père  s'étant  mis  en  route  et  étant  arrivé  à  l'endroit 
où  il  a  rencontré  le  magicien,  sent  tout  d'un  coup  un  grand  vent,  et  il  entend 
une  voix  :  «  Vent  je  suis  et  homme  je  deviens.  »  (Vento  sono  e  uomo  dwento.) 
Et  voilà  que  son  fils  est  devant  lui  et  lui  dit  :  «  Le  maître  ne  me  laissera  point 
partir,  si  tu  ne  devines  une  chose.  Je  deviendrai  un  corbeau  et  tu  devras 
me  reconnaître  parmi  cent  autres  corbeaux.  Fais  bien  attention  au  cor- 
beau qui  battra  un  peu  de  l'aile  ;  je  serai  celui-là.  » 


Dans  quelques  versions  de  notre  conte,  ce  n'est  pas  le  jeune 
homme  qui,  sous  foi  me  animale  ou  sous  sa  propre  forme,  donne  des 

(1)  En  lui  promettant  le  mariage,  la  princesse  exige  du  jeune  homme,  en  retour, 
une  certaine  promesse  qui  relie  notre  conte  à  la  légende  indiquée  dans  la  note  t, 
page  369  (p.  527  du  présent  volume). 

(2)  D.  COMPARETTI,  loc.  cit. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  529 

instructions  à  son  père  ;  c'est  une  tierce  personne  que  le  père  a  la 
chance  de  rencontrer  :  un  vieillard,  dans  deux  contes  cités  par 
Potaninc  (conte  petit-russien  et  conte  de  la  «  Russie  blanche  »)  ;  — 
un  «  vieux  petit  homme  »,  dans  un  conte  csthonien  du  Gouverne- 
ment de  Witebsk  (1)  ;  —  une  vieille  femme,  dans  le  conte  serbe 
cité  plus  haut  ;  —  un  petit  homme  (un  nain),  dans  le  conte  westphalien 
mentionné  au  même  endroit. 

Un  conte  roumain  de  Transylvanie  a  un  trait  tout  à  fait  parti- 
culier (2)  : 

Le  père  devra  reconnaître  son  fils,  qui  lui  sera  présenté  par  le  diable,  avec 
deux  autres  jeunes  gens.  Or  le  diable  a  rendu  les  trois  tout  semblables.  Le 
bonhomme  est  bien  triste,  quand  i>ole  vers  lui  un  bourdon,  qu:  lui  dit  :  «  Ne 
crains  rien  :  quand  le  diable  t'amènera  les  trois,  j'arriverai,  moi  aussi,  et  je 
ferai  brr,  brr,  brr  ;  alors,  l'un  des  trois  tirera  son  mouchoir  pour  me  pren- 
dre :  ce  sera  ton  fils.  »  Et,  de  cette  façon,  le  jeune  homme  peut  être  reconnu 
par  son  père. 

Il  y  a  ici  infiltration  d'un  thème  dont  Potanine  a  très  bien  remar- 
qué le  parallélisme  avec  notre  thème  :  à  l'épisode  où  le  père  doit 
reconnaître  son  fils  au  milieu  de  compagnons  métamorphosés  de  la 
même  façon  que  lui,  correspona,  en  efïet,  dans  ce  second  thème,  un 
épisode  où  le  prétendant  à  la  main  d'une  jeune  fille  (ou  l'envoyé  de 
ce  prétendant)  doit  reconnaître  celle-ci  parmi  d'autres  jeunes  filles 
dont  rien  ne  la  distingue. 

Or,  un  trait  assez  fréquent  du  second  thème,  c'est  qu'une  mouche 
ou  quelque  autre  insecte  aide  le  héros  à  reconnaître  la  jeune  fille.  Et, 
dans  les  formes  bien  conservées,  cet  insecte  a  été  précédemment 
secouru  par  le  héros,  de  sorte  qu'il  paie  sa  dette  de  reconnaissance, 
au  lieu  d'intervenir  par  pure  bonté,  comme  le  bourdon  du  conte 
transylvain. 

Ainsi,  dans  un  conte  tchèque  de  Bohême  (3),  le  héros,  qui  est 
envoyé  par  un  roi  demander  pour  celui-ci  la  main  d'une  princesse 
aux  cheveux  d'or,  doit,  comme  condition  du  mariage,  désigner  parmi 
douze  jeunes  filles  (la  princesse  et  ses  sœurs),  toutes  ayant  la  tête 
couverte  d'un  voile,  celle  dont  les  cheveux  sont  d'or.  Pendant  qu'il 
est  là,  bien  embarrassé,  une  mouche  lui  bourdonne  à  l'oreille  : 
«  Bzz,  bzz,  approche-toi  des  jeunes  filles,  et  je  te  dirai  quelle  est 
la  tienne.  »  Cette  mouche  avait  été  sauvée  d'une  grosse  araignée 
par  le  héros. 

(1)  OsKAR  Kallas,  80  Mœrchen  der  Ljulziner  Esten  (Dorpat,  1900),  n"  35. 

(2)  Pauline  Schullerus,  Rumsenische  Volksimerchen  aus  dem  mittleren  Har- 
bachthal  (Hermannstadt,  1907),  n°  25. 

(3)  A.  Chodzko,  Contes  des  paysans  et  des  pâtres  slaves  (Paris,  1864),  pp.  89-91. 

34 


530  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Dans  un  conte  allemand  de  la  Hesse  (1),  l'insecte  est  la  reine 
d'un  essaim  d'aLeilles  qui  a  étt'  protégé  par  un  prince,  et  elle  indique 
y  celui-ci  quelle  est,  de  trois  princesses  endormies,  toutes  seml)lalil»s, 
la  plus  jeune  et  la  plus  aimable. 

D'après  les  brèves  analyses  de  Potaninc,  plusieurs  contes  russes 
ont  ce  trait  de  la  mouche  qui  indique  la  jeune  fdle  qu'il  s'agit  de 
choisir  entre  d'autres  :  cette  mouche  se  pose  tantôt  sur  l'œil  droit 
de  la  future  fiancée,  tantôt  sur  son  oreille  gauche,  tantôt  sur  son 
front.  Mais  il  semble  qu'aucun  de  ces  contes  ne  fasse  de  cette  mou- 
che une  bestiole  reconnaissante  (2). 

En  Orient,  ce  trait  de  l'insecte  se  rencontre  notamment  dans  une 
famille  de  contes  dans  lesquels  le  héros,  qui  s'est  emparé  d'une 
jeune  fille  céleste  pour  l'épouser,  doit  ensuite  aller  la  chercher  dans 
le  séjour  des  dieux,  où  elle  est  retournée,  et  la  reconquérir  (3). 

Un  conte  du  Sud  de  l'Inde,  faisant  partie  du  livre  tamoul  dont 
nous  avons,  plus  haut,  cité  longuement  un  récit,  présente  l>ien 
nettement  cet  épisode  (4)  : 

Le  mari  de  la  fille  d'Indra,  laquelle  est  retournée  à  la  cour  du  dieu  son 
père,  reconquerra  sa  femme  s'il  vient  à  bout  d'une  épreuve  qu" Indra  lui 
impose  :  il  devra  reconnaître  sa  bien-aimée  rendue  semblable  à  trois  autres 
femmes.  Sur  sa  route  vers  le  séjour  d'Indra,  il  s'est  montré  compatissant 
à  l'égard  du  roi  des  fourmis,  du  roi  des  grenouilles  et  du  roi  de  certains 
insectes  appelés  Pillnippoûchchi.  Pendant  qu'il  est  à  réfléchir  devant  les 
quatre  compagnes,  il  voit  l'insecte,  son  obligé,  sautiller  près  de  lui  :  «  Ah  ! 
dit-il,  mon  cher  petit,  si  tu  te  rappelles  l'aide  que  je  t'ai  donnée,  saute  sur 
le  pied  de  la  fille  d'Indra.  Je  la  reconnaîtrai  ainsi.  "  Grâce  à  cette  indication, 
le  héros  réussit  dans  cette  épreuve. 

Dans  vm  conte  malgache,  de  la  même  famille  (5)^  c'est  à  tous  les 
animaux  du  pays  collectivement  qu'Andrianoro  a  rendu  service 
en  les  bien  régalant  avant  de  partir  à  la  recherche  de  sa  femme 
céleste,  et  tous  lui  ont  dit  qu'ils  viendraient  à  son  secours  dans 
cette  entreprise.  Aussi,  quand    il  s'agit  pour  Andrianoro  de  recon- 

(1)  Grimm,  n»  62. 

(2)  Ce  qui  accentue  encore  le  parallélisme  indiqué  plus  haut,  c'est  que,  dans  cer- 
tains contes  russes,  la  fiancée  et  ses  compagnes  sont,  comme  l'apprenti  magicien 
et  ses  condisciples,  transformées  en  animaux:  ainsi,  en  juments,  parmi  lesquelles 
la  fiancée  aura  la  robe  la  plus  luisante  ;  en  colombes,  dont  l'une  battra  d'une  aile  ; 
en.  canards  ou  autres  oiseaux.  Parfois,  c'est  la  jeune  fille  elle-même  qui  donne  les 
indications  devant  guider  le  choix  du  héros  (comparer  le  premier  thème)  ;  parfois, 
c'est  un  nouveau  personnage. 

(3)  Voir  les  remarques  de  notre  conte  de  Lorraine  n"  32,  Chatte  blanche,  p.  16  et 
suivantes. 

(4)  Dravidian  \ights,  5«  récit. 

(ô)  Voir  les  remarques  de  notre  n°  32.  La  tradurlion  de  ce  conte  de  Madagascar 
se  trouve  aussi  dans  la  Revue  des  Traditions  populaires  de  1889,  p.  311. 


LES  MONGOLS   ET   LEUR  PRÉTENDU   ROLE  531 

naître  la  mère  de  sa  femme  au  milieu  de  ses  trois  filles,  toutes  sem- 
blables à  elle,  une  mouche  vient  lui  dire  :  «  Celle  sur  le  nez  de  1? quelle 
je  me  poserai,  c'est  la  mère  des  trois  sœurs.  » 

Dans  un  drame  birman,  très  certainement  construit  d'après  un 
récit  indien  de  cette  famille  (1),  se  retrouve  aussi  l'insecte  indica- 
teur ;  mais  le  trait  du  service  rendu  et  de  la  gratitude  a  disparu. 
Gomme  dernière  épreuve,  le  prince  doit  reconnaître  sa  femme 
Dwaymcnau  parmi  les  sept  filles  d'un  roi,  lesquelles,  chacune  à 
son  tour,  passeront  le  doigt  à  travers  un  écran.  «  O  vous  toutes, 
puissances  supérieures,  dit  le  prince,  daignez  m'octroyer  votre  aide. 
Accordez-moi  un  signe  pour  guider  mon  choix.  »  Quand  Dwayme- 
nau  avance  le  doigt  à  travers  l'écran,  une  abeille  se  pose  dessus. 
«  Je  salue  l'augure  »,  s'écrie  le  prince,  et  il  saisit  le  doigt  (2). 

Ce  même  épisode  a  pris  p'ace  dans  une  légende  tibétaine,  relative 
à  ce  mariage  du  roi  Srong  Tsan  Gampo  avec  une  princesse  chinoise, 
dont  nous  avons  parlé  f  u  commencement  de  ce  travail  (3). 

Ici,  il  s'agit  d'un  ambassadeur  qui,  —  comme  dans  le  conte 
tchèque  de  Bohême,  —  va  demander  pour  son  maître  la  main  de  la 
princesse,  et  c'est  une  femme  du  palais  de  l'empereur  de  la  Chine 
qui  dit  à  l'envoyé  tibétain  comment  il  pourra  reconnaître  la  princesse 
au  milieu  de  trois  cents  jeunes  filles  :  «  Son  teint  est  d'un  vert  tirant 
sur  le  rouge  ( roelhlich- grûn )  ;  son  haleine  a  le  parfum  de  la  fleur 
bleue  iidpala,  et  cette  odeur  est  si  agréable,  qu'une  abeille  vollige 
ordinairement  autour  de  la  princesse.  Celle-ci  a  tels  et  tels  signes  sur 
les  joues  et  sur  le  front.  Elle  ne  s'assiéra  pas  à  la  dernière  place,  ni 
à  la  place  du  milieu,  parmi  les  jeunes  filles,  mais  à  la  septième  place 
à  partir  de  la  gauche  de  la  rangée.  » 

Dans  cette  légende,  non  seulement  le  trait  de  l'insecte  reconnais- 
sant a  disparu,  mais  l'intervention  de  l'abeille  a  été  rendue  aussi 
peu  merveilleuse  que  possible  :  c'est  une  bonne  odeur  habituelle  qui 
attire  et  retient  l'abeille  auprès  de  la  princesse. 


(1)  Albert  Fytche,  Burma  (Londres,  1878).  t.  II,  p.  33  et  suiv.  —  Ce  drame 
traite  le  même  sujet  qu'un  des  récits  du  livre  bouddhique  indien  le  Mahâvastu 
(Emile  Se.nart,  Le  Mahâvastu,  Paris,  1882,  vol.  II,  p.  12). 

(2)  Dans  les  remarques  de  notre  conte  de  Lorraine  n°  32,  nous  avons  donné  l'ana- 
lyse d"'^un  second  drame  birman,  presque  pareil  à  celui-ci.  Nous  ferons  remarquer 
que,  dans  cette  analyse,  il  s'est  glissé  une  erreur  :  le  héros  n'est  pas  secouru  par  le 
<'  roi  des  moucherons  »,  mais  par  le  roi  de  certains  êtres  surhumains,  les  Nats. 

(3)  Cette  légende  est  donnée  par  Isaac  Jacob  Schmidt,  dans  sa  Geschichte  der 
Ostmongolen...,  (p.  333  et  suiv.)  déjà  citée  plus  haut  (f^  partie,  chapitre  1^'')  ;  elle 
est  extraite  du  livre  mongol  le  Bodhimor,  lequel  est  la  traduction  d'un  livre  tibé- 
tain du  XVI P  siècle,  sorte  d'histoire  du  Tibet  (voir,  sur  ce  livre,  Journal  of  the 
Royal  Asiatic  Society,  1888,  p.  503). 


532  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


SECOND  ARTICLE 

Première  partie  :  Le  conte  du  Magicien  et  son  apprenti. 

—  Chapitre  troisième.  Hors  de  l'Inde.  —  Section  I.  Les  Contes  oraux. 

§  3.  Oh!.  —  Introduction  singulière  mise  à  notre  conte  en  Russie,  dans  la  pénin- 
sule balkanique,  en  Grèce,  dans  le  Caucase.  —  Les  contes  de  la  région  du  Caucase 
et  les  contes  turcs  :  formules  initiales  et  formules  finales.  —  Importance  des  contes 
turcs  comme  véhicules  des  contes  indiens.  —  Un  conte  grec  moderne  d'Athènes 
appartenant  au  groupe  indiqué,  et  ses  marques  de  provenance  turque.  —  Voyages 
d'une  hyperbole  indienne.  —  D'autres  thèmes  que  celui  du  Magicien  et  son  apprenti 
se  greffent  sur  le  thème  de  Oh  :  nouveaux  rameaux  de  ce  même  tronc.  —  Rameau  de 
Barbe-bleue.  —  Rameau  de  Psyché.  —  Un  épisode  turc  de  cette  variante  de  Psyché 
en  Poitou.  —  Forme  -sœur  de  Oh  en  Géorgie  et  dans  l'Italie  du  Sud. 

§  4.   Le  héros  est  promis  au  magicien  dès  avant  sa  naissance. 

§  5.   Le  héros,  cherchant  une  place,  se  met  de  lui-même  au  service  du  magicien. 

§  6.  Le  héros  entre  comme  apprenti  chez  le  magicien,  afin  de  pouvoir  épouser 
la  fille  du  roi.  —  Deux  contes  inédits  de  Blida.  —  Curieuses  combinaisons  avec  d'au- 
tres thèmes  et  notamment  avec  le  thème  d'Aladdin. 

§  7.  La  conseillère.  —  Thèmes  voisins. 

§  3 
Oh! 

Nous  nous  arrêterons  assez  longuement  sur  une  variante  de  notre 
Magicien  el  son  apprenti  dont  l'introduction  est  des  plus  singulières 
et  peut  donner  lieu  à  des  considérations  très  suggestives. 

Bon  nombre  de  spécimens  de  cette  variante  ont  été  recueillis  en 
Russie.  Voici  d'ahord  l'introduction  d'un  conte  «grand  russe»  (russe 
proprement  dit)  du  Gouvernement  de  Riazan  (Russie centrale)(l)  : 

Un  père  se  met  en  route  avec  son  fils  pour  le  «  bazar  »,  espérant  trouver 
un  maître  qui  instruira  le  jeune  garçon  dans  une  science  devant  lui  procurer 
le  moyen  «  de  travailler  peu,  de  faire  bonne  chère  et  de  se  bien  vêtir  ».  Après 
qu'ils  ont  marché  longtemps,  le  père,  tombant  de  fatigue,  s'écrie  :  «  Oh  I 
je  n'en  puis  plus  !  »  Aussitôt,  apparaît  un  «  vieux  magicien  »,  qui  lui  dit  : 
«  Pourquoi  m'appelles-tu  ?  —  Je  ne  t'ai  pas  appelé,  je  ne  sais  seulement 
pas  qui  tu  es.  —  Mon  nom  est  Oh,  dit  le  magicien,  et  tu  as  crié  Oh  !  Où 
mènes-tu  ce  garçon  ?  »  Le  père  explique  quel  est  son  désir,  et  le  magicien 
se  charge  de  donner  au  jeune  garçon  l'éducation  requise. 

Dans  un  conte  «  petit-russien  »  (autrement  dit,  ruthènc)  du  Gou- 
vernem.ent  de  Poltava  (2),  l'introduction  est  celle-ci  : 

(1)  Cette  introduction  d'un  conte  de  la  collection  Khoudyakov  (n°  19)  a  été  tra- 
duite en  anglais  par  feu  W.  R.  S.  Ralston  (Russian  Folk-tales,  Londres,  1873,  p.  228- 
229. 

(2)  Une  traduction  anglaise  de  ce  conte  de  la  collection  Roudchenko  (II,  p.  107, 
n"  29)  se  trouve  dans  les  Cossack  Fairy-Tales  and  Folk-tales  de  M.  R.  Nisbet  Bain, 
(Londres,  1894,  p.  1).  —  Le  ruthène  est  la  langue  des  Cosaques. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  533 

Un  pauvre  homme  et  sa  femme  n'ont  qu'un  fils,  le  plus  grand  paresseux 
qui  se  puisse  voir  :  tout  le  long  de  la  journée,  il  reste  couché  sur  le  poêle, 
jouant  avec  les  cendres  chaudes.  Ses  parents  le  mettent  en  apprentissage, 
d'abord  chez  un  tailleur,  puis  chez  un  savetier,  puis  chez  un  forgeron  ;  mais 
il  ne  se  tient  nulle  part  et  il  s'échappe  chaque  fois  pour  revenir  se  coucher 
sur  le  poêle.  Le  père, désolé,  le  prend  avec  lui  pour  l'emmener  bien  loin, 
dans  un  autre  royaume  :  peut-être,  là-bas,  viendra-t-on  à  bout  de  sa  paresse. 

A  la  fin,  ils  arrivent  dans  une  forêt,  et  le  père,  harassé,  s'assied  sur  une 
souche  en  disant  :  «  Oh  !  que  je  suis  fatigué  1  »  Aussitôt,  ils  voient  devant 
eux  un  petit  vieux  avec  une  barbe  toute  verte  lui  tombant  jusqu'aux 
genoux. 

«  Que  veux-tu  de  moi  ?  »  dit-il  à  l'homme.  Et  il  lui  apprend  qu'il  est  Oh, 
le  Tsar  de  la  Forêt. 

Dans  les  autres  variantes  de  Russie,  Oh  (Okh)  est  un  personnage 
diabolique. 

Notre  ami,  l'éminent  slaviste  M.  G.  Polivka,  professeur  à  l'Uni- 
versité tchèque  de  Prague,  a  eu  l'obligeance  de  nous  indiquer  toutes 
celles  de  ces  variantes  qui  ont  été  publiées. 

Chez  les  «  Grands  russes  »,  sur  dix  contes  de  cette  famille  dont 
M.  Polivka  nous  a  donné  la  liste,  il  se  rencontre  deux  contes  ayant 
cette  introduction  particulière  :  le  conte  du  Gouvernement  de  Ria- 
zan,  cité  plus  haut,  et  un  autre  conte  sans  indication  de  pays  (1). 
—  Dans  la  «  Russie  blanche  »  (Grodno,  Minsk,  Smolensk,  etc.),  sur 
huit  contes,  une  variante  de  ce  type,  recueillie  dans  le  Gouverne- 
ment de  Smolensk  (2).  —  Chez  les  «  Petits  russiens  »  et  les  Ruthènes 
de  la  Galicie  et  de  la  Hongrie  septentrionale,  c'est  la  grande  majorité 
des  contes  connus  qui  a  cette  introduction  :  huit  sur  douze  (trois  ou 
quatre,  dont  le  conte  ci-dessus,  provenant  du  Gouvernement  de 
Poltava  ;  d'autres,  du  Gouvernement  de  Volhynie,  de  celui  d'Eka- 
terinoslav  et  de  régions  non  indiquées)  (3). 

Dans  la  péninsule  balkanique,  les  variantes  bulgares  {huit  sur  dix 
contes  de  cette  famille)  présentent  formellement  Oh  (Och,Oclilélé, 
Of,  Ov)  comme  étant  le  diable.  D'après  ce  que  M.  Polivka  nous 
apprend,  trois  de  ces  variantes  ont  été  recueillies  dans  la  Bulgarie 
même  (une,  dans  les  environs  de  Sofia),  et  les  cinq  autres,  en  Macé- 
doine (une,  dans  les  environs  de  Salonique)  (4). 

(1)  Au  conte  de  la  collection  Khoudyakov  ajouter  un  conte  de  la  collection  Afa- 
nasiev,  3«  éd.  (II,  p.  131,  n«  140,  c). 

(2)  Collection  Dobrovolskij,  dans  le  Smolenskij  Etnograf.  Shornik,  I,  p.  615. 

(3)  Roudchenko  déjà  cité  ;  Tchoubinsky  Trudy,  II, p.  368,  p.  372,  p.  375  :  —  Mor- 
dovets,  dans  Maloruss.  Literat.  Sbornik,  p.  359  ;  —  Dragomanov,  Malorusskiya 
Narodnuiya  Predoniya  i  Razcazwi,  p.  326,  n"  21  ;  Etnograficnyj  Sbirnik  XIV,  p.  48, 
n°  5  ;  —  Zivaja  Starina,  VII,  p.  443. 

(4)   Sbornik  Minist.,  I.  103  ;  II,  186  ;  VI,  105  ;  —  Sapkarev  Sbornk,  VIII-IX, 


534  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Enlin,  au  nord  de  la  péninsule  balkanique,  dans  le  Gouvernement 
maintenant  russe  de  Bessarabie,  sur  la  mer  Noire,  même  introduc- 
iion  chez  les  Gagaouses,  petite  pnj)ulation  chrétienne  de  langue 
turque  (1). 


Traversons  maintenant  la  mer  Noire  et  i)énétrons,  toujours  en 
pays  soumis  aux  Russes,  dans  la  Transcaucasie.  Là,  du  côté  de 
la  mer  Caspienne,  au  milieu  des  montagnes  du  Gouvernement  du 
Daghestan,  chez  un  petit  peuple  de  pâtres  musulmans,  les  Avars, 
va  reparaître  notre  introduction  (2)  : 

Un  jeune  lioninio  veut  devenir  le  plus  habile  des  hommes  ;  il  dit  à  son 
père  de  se  mettre  en  route  avec  lui  pour  trouver  le  maître  qui  l'instruira. 
Us  partent  et  arrivent  à  une  colline.  Très  fatigué,  le  père  s'assied  en  disant  : 
«  Ohaï  !  (Oh  !)  »  Aussitôt  la  colline  s'ouvre  et  il  en  sort  «  quelqu'un  »  :  «  Que 
veux-tu  ?  pourquoi  m'as-tu  appelé  ?  —  Je  ne  t'ai  pas  appelé.  —  Il  m'a 
semblé  que  tu  m'appelais  ;  car  mon  nom  est  Ohaï.  »  Et,  quand  le  père  lui  a 
raconté  son  afïairc  :  «  Laisse-moi  ton  fils  :  je  lui  apprendrai  toute  sorte 
d'arts  et  de  malices.  Reviens  le  prendre  dans  un  an.  « 

Faut-il  supposer  que  ce  serait  à  la  suite  des  Russes,  les  maîtres 
actuels  de  la  région  du  Caucase,  qu'O/i  serait  arrivé  dans  cette 
région  ?  Ce  serait  avoir  examiné  peu  attentivement  le  conte  avar, 
conte  dont,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  le  dénouement  impli- 
que l'existence  d'une  institution  tout  à  fait  étrangère  à  un  peuple 
chrétien,  la  polygamie. 

De  plus,  l'influence  russe  et  européenne,  si  elle  s'exerce  littérai- 
rement aujourd'hui  dans  le  Caucase,  où  les  Géorgiens  traduisent 
Byron  et  nos  auteurs  à  la  mode,  est  toute  moderne.  Jadis,  notam- 
ment au  xii^  siècle,  sous  la  reine  Thamar  (1184-12L2),  à  l'époque  de 
la  splendeur  du  royaume,  le  caractère  de  la  littérature  laïque  géor- 
gienne était  oriental  :  un  poème  célèbre  alors,  le  Wepkis  Tkaossani 
(«  L'homme  à  la  peau  de  tigre  »),  de  Rou.stawéli,  est,  paraît-il,  «  un 
conte  arabe  arrangé  en  Perse  »,  et  «  cette  supposition  est  confirmée 
par  la  forme  du  poème  et  principalement  par  la  langue,  dont  les 

262,  n°  141  ;  315,  n°  179  ;  349,  n»  204  ;  450,  n"  262  ;  —  Periodicesko  Spisanie  XIV, 
316.  —  Un  conte  bulgare,  donnant  cette  introduction  d'une  manit-re  très  altérée, 
a  été  traduit  en  allemand  par  M  .Adolf  Slrau.sz,  dans  son  livre  Die  Biilf;aren  (Leip- 
zig, 1808),  p.  273. 

(1)  V.  Moschkoff,  Mundarten  der  Bessarabischen  Gagausen,  n"»  40  et  40  a  (dans 
W.  RadlofT,  Proben  der  Sprachen  der  tiirkischen  Slœmme,  t.  X). 

(2)  Anton  Schiefner  :  yinar/sr/ie  Tea-«e  (St-Pétersbourg,  18  73),  n°  5. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  535 

mots  étrangers  sont  en  grande  partie  ou  persans,  ou  arabes  persia- 
nisés  (1).  » 


Un  ou  deux  petits  détails,  tout  folkloriques,  jetteront  peut-être 
quelque  lumière  sur  la  question. 

Dans  le  Caucase,  chez  les  Avars,  les  Géorgiens,  les  Mingréliens, 
et,  dans  la  région  montagneuse  au  sud  du  Caucase,  chez  les  Armé- 
niens, une  formule  initiale  très  fréquente  des  contes  est  celle-ci  : 
«  //  y  avait  el  il  n'y  avait  pas  ;  il  y  avait  un  roi  (ou  tout  autre  per- 
sonnage) (2).  » 

Or,  cette  formule  ])izarre  est  identique  à  celle  par  laquelle  débu- 
tent les  contes  turcs  (3). 

Et,  en  Europe,  ce  n'est  pas  seulement  à  cette  minuscule  Turquie 
d'Ada  Kaleh,  isolée  dans  un  îlot  du  Danube,  entre  les  Roumains 
du  Banat  hongrois  et  ceux  de  la  Roumanie  proprement  dite,  que 
les  Turcs  ont  donné,  avec  leurs  contes,  la  formule  en  question  (4)  ; 
elle  a  passé  dans  les  pays  voisins  de  la  Turquie  :  chez  les  Albanais  (5), 
cfiezles  Roumains  de  la  Macédoine  (6)  et  même  chez  les  Magyars  (7). 

Si  nous  revenons  à  l'Arménie,  ce  n'est  pas  seulement  la  fornmle 
initiale  des  contes  turcs  que  nous  rencontrons  dans  cette  région, 
c'est  aussi  une  formule  finale  des  plus  caractérisées  : 

Du  ciel  tombèrent  trois  pommes, 
Une  pour  celui  qui  a  dit  le  conte, 
Une  pour  celui  qui  l'a  demandé, 
Une  pour  celui  qui  l'a  écouté. 

(1)  h'' Ancienne  Géorgie,  Mémoires  de  la  Société  géorgienne  d'histoire  et  d'ethno- 
graphie. Tome  I  (Tiflis,  1909),  p.  XXVIII. 

(2)  Ai'ars  :  A.  Schiefner,  op.  cit.,  n°  1  ;  -^  Géorgiens  :  Marjory  Wardrop,  op.  cit., 
n°«  8,  11,  12,  13,  16  ;  —  Mingréliens  :  M.  Wardrop,  p.  109  ;  J.  Mourier,  Contes  et 
Légendes  du  Caucase  (Paris,  1888,  p.  39.)  [Note  ibid.  :  «  C'est  ainsi  que  commencent 
tous  les  contes  mingréliens.  »]  —  Arméniens  :  Frédéric  Macler,  Contes  arméniens 
(Paris,  1905),  n°=  1,  3,  5  et  Contes  et  Légendes  de  V Arménie  (Paris,  1911)  n°  10  ; 
J.  Mourier,  op.  cit.,  p.  100  ;  J.  S.  Wingate,  Armenian  Folk-Taies  (dans  Folk-Lore, 
septembre  1911,  p.  351). 

(3)  I.  Kunos,  Turkische  Volksmserchen  aus  Stamhul  (Leyde,  1905),  n°s  2,  4,  5,  6, 
8,  9,  13,  19,  21,  23,  30,  44,  45. 

(4)  I.  Kunos.  Turkische  Volksmserchen  aus  Adakate  (Leipzig,  1907),  n"^  5,  12.  — 
L'îlot  d'Ada  Kaleh,  avec  sa  petite  colonie  turque,  est  situé  en  aval  d'Orsova. 

(5)  A.  Dozon  :  Contes  albanais  (Paris,  1881),  n^M,  7,  17,  19,  20. 

(6)  P.  Papahagi  :  Basme  aromâne  (Bucarest,  1905),  n»»  2, 15, 16, 17,  20,  21,  22,  23 
26,  etc. 

(7)  Cette  formule  initiale  des  contes  albanais  :  //  était,  il  n'était  pas,  appartient 
aussi,  mot  pour  mot,  aux  Magyars,  Volt  nem  volt.  (A.  Dozon,  op.  cit.,  p.  201.) 


536  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Ainsi  se  termine  un  conte  arménien,  et  d'autres  ont  une  fin  à 
peu  près  semblable  (1). 

Trois  pommes  tombent  du  ciel  ; 

L'une  est  pour  le  contour, 

La  seconde  pour  l'auditeur. 

La  troisième...  eh  bien  !  elle  est  pour  moi. 

dit  à  son  tour  un  conte  turc,  entre  plusieurs  (2). 

Du  reste,  les  contes  arméniens  portent,  dans  leur  texte  même, 
de  très  significat'ves  marques  de  provenance  :  mots  ou  phrases 
turcs  (3),  intervention  d'un  ou  plusieurs  derviches  (4),  et  même  par- 
fois polygamie  des  personnages  (5).  Mais  nous  n'avons  pas  à  traiter 
spécialement  ici  la  question  des  contes  arméniens. 

Il  semble  donc  que  les  Turcs,  et  probablement  aussi  les  Persans, 
aient  été  dans  la  région  du  Caucase,  les  véhicules  des  contes  qu'eux- 
mêmes  avaient  reçus  plus  ou  moins  directement  de  l'Inde.  C'est 
donc  par  cette  voie  que  serait  arrivé  chez  les  Avars  le  conte  de  Ohaï. 


Ce  qui  paraît  certain,  c'est  que  ce  conte  est  arrivé  en  Grèce  par 
la  voie  des  Turcs.  Dans  un  conte  grec  moderne  similaire,  l'empreinte 
turque  est  visible  à  tous  les  yeux. 

Voici  l'introduction  de  ce  conte,  recueilli  a  Athènes  (6). 

Une  femme  très  pauvre  a  un  fils,  le  plus  grand  fainéant  du  monde.  Un 
jour  qu'elle  veut  chauffer  son  four  pour  cuire  son  pain,  elle  est  obligée 
d'aller  chercher  elle-même  du  bois  dans  la  forêt.  En  revenant,  elle  passe 
auprès  d'un  puits  ;  elle  dépose  son  fardeau  sur  la  margelle  en  disant  :  «  Akh  ! 
alî  (Ach  aloi  !  «  ah  !  hélas  !  »).  Aussitôt  un  nègre  (arâpês)  saute  hors  du  puits. 
Une  de  ses  lèvres  touchait  la  terre  et  l'autre  le  ciel  :  «  Que  veux-tu,  mère, 
que  tu  m'appelles  ?  —  Je  ne  t'ai  pas  appelé,  mon  aghâ  {agâ  mou,  «  mon  sei- 


(1)  J.  S.  Wingate,  op.  cit.,  p.  481  ;  —  F.  Macler,  premier  ouvrage,  n°  2,  et  second 
ouvrage,  n°  9. 

(2)  Kunos,  op.  cit.,  n°Ml,  23  ;  —  idem,  Adakale,  n°  36. 

(3)  F.  Macler,  I,  pp.  158,  159,  168. 

(4)  Ibid.,  no  6,  p.  68  ;  n°  9. 

(5)  Ibid.,  n»  7  :  un  prince  épouse  à  la  fois  trois  sœurs.  —  F.  Macler,  II,  n°  22  : 
un  bon  vieillard  salue  ainsi  le  héros  qui  a  conquis  successivement  la  main  de  trois 
princesses  :  «  Eh  !  mon  fils,  au  lieu  d'une  fiancée,  tu  en  as  maintenant  trois.  » 

(6)  Ce  conte  a  été  publié  en  1883,  dans  le  Deltion  tes  Historikès  kai  Elhnologikês 
'Etairias  tes  ^Ellados  (Tablettes  de  la  Société  historique  et  ethnologique  de  Grèce) ,  I , 
p.  321  et  suiv.  —  Il  a  été  traduit  en  anglais  par  miss  Lucy  M.  J.  Garnett  dans  son 
ouvrage  Greek  Folk  Poesy,  t.  II,  p.  143  et  suiv. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  537 

gneur  »,  «  monsieur  »)  (1)  !  —  Comment  ?  tu  ne  m'as  pas  appelé  ?  tu  as  dit 
Ali,  et  mon  nom  est  Alî.  »  Le  nègre  questionne  la  bonne  femme  :  Qu'elle 
lui  amène  son  fils,  et  il  apprendra  au  jeune  homme  toute  sorte  de  métiers. 

Inutile  d'insister  sur  la  marque  d'origine  d'un  conte  où  une  femme 
appelle  les  gens  «  mon  aghâ»,  ce  qui  est  du  pur  turc,  et  où,  —  ce  qui 
n'est  pas  moins  turc,  —  la  servante  qui  a  élevé  la  princesse  est  dite 
sa  lala  (lié  laid  tes  basilopoulas)  (2). 

Le  mot  arâpês,  par  lequel  le  conte  grec  désigne  le  nègre,  corres- 
pond exactement,  pour  la  forme  et  pour  le  sens,  à  Varab  des  contes 
turcs  ;  mais  on  peut  constater  que  ce  mot  est  entré  dans  la  langue 
usuelle  des  Grecs  modernes  comme  il  est  entré  sous  la  forme  arâp, 
dans  celle  des  Roumains  (3). 

Le  portrait  qui  est  fait  de  ce  nègre  (4)  a  toute  l'exagération, 
toute  l'énormité  de  certaines  métaphores  orientales.  Ce  n'est  pas 
une  simple  ressemblance,  c'est  une  parfaite  identité  qu'il  présente 
avec  le  portrait  de  certains  personnages,  noirs  aussi,  des  contes 
turcs.  Ainsi,  dans  le  conte  n^  6  de  la  collection  Kunos,  une  sorte  de 
fou,  Mehmed  le  Chauve,  ayant  laissé  tomber  dans  un  puits  la  moitié 
d'un  pois  grillé  et  poussant  les  hauts  cris,  surgit  du  puits  un  «  arabe  » 
(un  nègre,  répétons-le)  «  dont  une  lèvre  balaie  la  terre  et  l'autre  le 
ciel  ».  Le  fou  lui  ayant  réclamé  son  demi-pois,  le  nègre  lui  fait  pré- 
sent, pour  le  dédommager,  d'une  petite  table  qui  se  couvre  de  mets 
au  commandement.  —  Les  «  arabes  »  des  n°  9  et  15  sont  décrits  de 
même  façon. 

Dans  un  conte  indien  du  district  de   Mirzâpoûr,   recueilli   par 


(1)  On  se  demande  pourquoi  la  traduction  anglaise  substitue  Efendi  !  («  Mon- 
seigneur »)  au  «  Mon  Aghâ  !  »  du  texte. 

(2)  Le  mot  lala  est  certainement  turc,  nous  dit  M.  E.  Blochet  ;  ce  mot  se  trouve 
dans  les  textes  arabes  du  xiii«  siècle  comme  un  nom  de  fonction  à  la  cour  des 
princes  turcs  d'Egypte  et  de  Syrie.  En  turc-oriental,  il  signifie  celui  qui  élève,  qui 
instruit  un  enfant.  C'est  probablement  par  extension  que  le  sultan  de  Constanti- 
nople  donnait  à  ses  conseillers  et  vizirs  le  nom  de  lalam,  «  mon  précepteur  ». 

(3)  Dans  un  conte  arménien  (F.  Macler,  premier  ouvrage  cité,  n°  18,  p.  142),  le 
héros  descend  dans  un  puits  où  personne  n'ose  s'aventurer.  Il  s'y  trouve  en  pré- 
sence d'un  «  Arabe  gigantesque  »  ayant  à  ses  côtés  deux  enfants,  l'un  blanc  et  l'autre 
noir.  —  Le  littérateur  arménien  qui  a  fixé  par  écrit  le  conte  et  l'a  inséré  dans  un 
ouvrage  publié  à  Constantinople  en  1884,  n'a  pas  compris  ce  qu'était  cet  «  arabe  », 
et  il  l'a  pris  pour  un  arabe  d'Arabie  ;  aussi  fait-il  voyager  son  héros  en  Arabie.  Il 
est  bien  évident  que  cet  «  arabe  gigantesque  »,  qui  a  un  enfant  noir,  est  apparenté 
avec  l'arabe,  c'est-à-dire  le  nègre,  gigantesque  aussi,  du  conte  grec  et  de  divers 
contes  turcs  dont  il  va  être  parlé.  —  Un  autre  «  arabe  »  figure  dans  le  conte  armé- 
nien n°  19  du  même  recueil  de  M.  Macler. 

(4)  Dans  un  autre  conte  grec  d'une  famille  différente,  recueilli  dans  l'île  d'Asty- 
paléa,  un  «  génie  »  a  aussi  «deux  grandes  lèvres,  l'une  qui  atteint  le  ciel,  l'autre  la 
terre  »  (E.  M.  Geldart,  Folk  Lore  of  Modem  Greece,  Londres,  1884,  p.  93). 


538  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

M.  W  .  Cruoke  {Indian  Antiquary,  mars  1894,  conte  n°  9  de  la  série), 
mêmes  expressions  '  la  première  porte  du  palais  d'une  princesse 
mystérieuse  est  gardée  par  un  déo  (démon),  «  dont  la  lèvre  supé- 
rieure s'étend  jusqu'au  ciel,  et  la  lèvre  inférieure  justju'aux  enfers 
(Pâtâlâ)  >\  Il  y  a  ici  une  traduction  poétique  de  cette  idée  indienne 
que  les  déos  ont  des  lèvres  énormes  (1). 

Les  Turcs,  en  adoptant  l'hyperbole  violente  des  Hindous  (laquelle 
leur  est  plus  que  prol»ablement  arrivée  par  intermédiaires),  ont 
senti  que  ce  n'est  qu'une  hyperbole,  et  ils  la  traitent  comme  telle  : 
le  héros  d'un  de  leurs  contes  (Kunos,  N°  15,  mentionné  plus  haut) 
tranche  d'un  coup  de  salire  cette  tête  «  dont  une  lèvre  balaie  le 
ciel  et  l'autre  la  terre  ». 

Tout  au  contraire,  les  Tatares  de  la  Sibérie  méridionale  (région 
de  l'Altaï),  chez  qui  la  métaphore  indienne  est  parvenue  aussi, 
la  prennent  grossièrement  à  la  lettre,  témoin  un  de  leurs  poèmes 
héroïques  (2),  où  le  héros  'Cloue  à  la  terre  une  des  lèvres  du  diable 
Ker  Gouptc,  et  l'autre  lèvre  au  ciel  ;  alors,  il  ouvre  le  ventre  du 
n.onstre  et  il  en  voit  sortir  des  troupeaux  entiers,  une  foule  d'iiom- 
mes  et  des  richesses  de  toute  sorte. 

Qu'on  veuille  liien  le  remarquer  :  c'est  uniquement  sur  la  méta- 
phore, —  la  même  dans  les  coules  indiens,  les  contes  turcs,  les  contes 
grecs,  —  que  portent  nos  rapprochements  ;  car  des  personnages  à 
lèvres  démesurées  se  rencontrent  dans  d'autres  contes.  Ainsi  miss 
Maive  Stokes,  —  ou  plutôt,  très  vraisemblablement,  son  père,  le 
célèbre  celtisant  feu  Whitley  Stokes,  —  cite  {op.  cil.  p.  273)  un  singu- 
lier passage  du  recueil  de  traditions  celtiques  ou  soi-disant  telles, 
écrit  en  langue  galloise  et  intitulé  le  Mabinogion  :  là  un  des  guer- 
riers du  roi  Arthur,  Gwevyl,  le  fils  de  Gwestad,  «  le  jour  où  il  est 
triste,  laisse  tomber  une  de  ses  lèvres  au-dessous  de  sa  ceinture  et 
ramène  l'autre  comme  une  coiffure  sur  sa  tête  »  (3).  Et  nous  pouvons 
ajouter,  sans  rechercher  s'il  existe  un  lien  quelconque  entre  les  deux 
histoires,  que,  dans  un  conte  arabe  de  Tripoli  (4),  un  ogre,  qui  est 
couché,  «  a  étendu  une  de  ses  lèvres  sur  lui  comme  couverture,  et 
l'autre  sous  lui,  comme  matelas  ». 

(1)  «  Les  dénions,  —  en  hindoustani  dew  (prononcé  déo),  —  ont  des  lèvres  extrê- 
mement grandes,  dont  l'une  s'élève  en  l'air,  tandis  que  l'autre  pend  vers  la  terre.  » 
(Miss  M.  Stokes,  Indian  Fairy  Taies,  Londres,  1880,  p.  273.) 

(2)  W.  Radlolf,  op.  cit.,  l,  p.  39  et  suiv. 

(3)  Lady  Charlotte  Guest,  The  Mabinof^ion  (Londres  1838-1849),  t.  II,  p.  266. 

(4)  Hans  Stumme,  Mscrchen  iind  Gedichie,  ans  der  Stadt  Tripolis  in  Nordafrika 
(Leipzig,  1898),  p.  87. 


LES   MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  539 


Revenons  à  Oh  !  Ah  !  etc.  Nous  allons  voir,  —  ce  qui  est  instruc- 
tif dans  l'étude  des  contes,  —  comment  cet  étrange  personnage  se 
diversifie. 

Dans  un  conte  grec-moderne  de  l'île  d'Eubée  (1),  Ah,  nègre  comme 
Alî,  quoique  sans  aspect  monstrueux,  ne  correspond  plus  au  magi- 
cien des  contes  que  nous  étudions  en  première  ligne  :  il  n'est  pas  un 
être  malfaisant  ;  au  contraire,  il  est  bienveillant  et  secourable.  Quand 
il  ajq)araît  à  un  jeune  homme  qui,  soupirant  profondément,  a  dit  : 
«  Ah  !  »  il  lui  confère  ce  don  :  «  Tout  ce  que  tu  diras,  se  fera.  »  — 
Dans  un  conte  des  Turcs  d'Ada  Kaleh  (fin  du  N^  31),  Ah  est  égale- 
ment un  nègre,  et  un  bon  nègre  :  quand  on  s'assied  sur  une  certaine 
pierre  et  qu'on  dit  :  «  Ah  !  »  il  arrive  et  exécute  tout  ce  qu'on  lui 
commande. 

Le  malfaisant  Oh,  nous  le  retrouvons  en  Sicile  (2),  où  il  a  nom 
Ohimè  («  Hélas  !  »  «  malheureux  que  je  suis  !  »)  et  joue  un  rô^e  dans 
le  genre  de  celui  de  notre  Barbe-bleue  ou  plutôt  du  sorcier  du  conte 
hessois  n^  46  de  la  collection  Grimm.  (Mêmes  aventures  dans  un 
conte  turc  d'Ada  Kaleh,  n^  26,  et  dans  le  conte  grec  d'Epire  de  la 
collection  Hahn,  n"  19,  qui,  ni  l'un  ni  l'autre,  n'ont  notre  intro- 
duction). 

Dans  deux  contes  grecs,  l'un  de  l'île  de  Crète  (3),  l'autre  de  l'Ile 
de  Milo  (4),  revient  l'exclamation  douloureuse,  suivie  de  l'appari- 
tion du  nègre,  lequel,  dans  aucun  des  deux  contes  ne  dit  qu'il  s'ap- 
pelle Ah,  mais  demande  tout  de  suite  à  une  vieille  femme  dans  le 
premier  conte,  à  un  vieillard  dans  le  second,  s'ils  ont  des  filles.  Et 
le  récit  passe  au  thème  de  Psyché,  mais  avec  intercalation  préala- 
ble, très  malencontreuse,  du  thème  du  conte  grec  d'Epire  qui  vient 
d'être  mentionné  et  de  VOhimè  sicilien. 

Le  nègre  de  l'île  de  Milo  est  au  sei'vice  du  Seigneur  du  Monde 
souterrain,  qui  épousera  l'héroïne  ;  quant  à  celui  de  Crète,  son  exté- 
rieur repoussant  cache  un  beau  jeune  homme,  l'époux  mystérieux, 
dont  le  nom  est  Filek-Zélébi  (5). 

(1)  J.  G.  von  Hahn,  Griechische  uiid  albanesische  Mserchen  (Leipzig,  1864),  n°  110. 

(2)  Laura  Gonzenbach,  Sicilianische  Mœrchen  (Leipzig,  1870),  n°  23. 

(3)  Hahn,  op.  cit.,  n"  73. 

(4)  Miss  Garnetl,  op.  cit.,  p.  276  et  suiv.  ■ — •  Une  traduction  française  de  ce  conte 
se  trouve  dans  Emile  Legrand,  Recueil  de  contes  populaires  grecs  (Paris,  1881,  p.  1 
et  suiv.) 

(5)  Ce  Filek  Zélébi  est  une  marque  d'origine.  D'après  ce  que  nous  apprend 
M.  E.  Blochet,  dont  nous  avons  déjà  mis  à  profit  plus  haut  de  précieuses  commu- 


540  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Un  conte  turc  très  voisin  (Kunos,  n^  42)  n'ofïre,  lui,  aucun  élé- 
ment disparate  :  Un  homme,  très  pauvre,  qui  a  trois  filles  et  qui 
colporte  des  balais  pour  vivre,  s'assied,  un  jour,  très  fatigué,  sur 
une  grosse  pierre,  en  disant  :  «  Oh  !  »  Apparition  d'un  nègre,  qui 
se  nomme  Oh  et  qui  est  le  lala  (voir  une  note  précédente)  d'un  per- 
sonnage du  monde  des  génies,  le  «  Prince  des  Serpents  ».  L'une  des 
filles  du  pauvre  homme  joue  le  rôle  de  Psyché.  —  Un  conte  sicilien 
(Gonzenbach,  n"  15),  lui  aussi  du  type  de  Psyché,  a  un  commence- 
ment du  même  genre  Le  roi  Chardonneret  {Cardiddu,  en  sicilien) 
apparaît  quand  on  s'assied  sur  une  certaine  pierre  et  que  l'on  dit  : 
«  Hélas  !  hélas  !  (  1  )  » 

nications,  le  mot  du  grec  moderne  Zclcbi  est  sans  aucun  doute  le  turc  Tchélébi,  qui 
signifie  <i  poli,  de  manières  élégantes  »,  et  qui,  en  réalité,  n'ajoute  pas  beaucoup  de 
s  ns  au  nom  propre  auquel  on  l'accole.  L'histoire  de  ce  mot  est  si  curieuse  que  nous 
nous  laissons  aller  au  plaisir  de  la  donner  ici  en  abrégé,  toujours  d'après  notre  obli- 
geant ami.  Primitivement  le  mot  est  persan,  et  il  dérive  de  l'arabe  ts.leb,  «  croix  ». 
Le  tsélcbi  est  1'  «  homme  [de  la  religion]  de  la  croix  »,  le  chrétien.  Les  Turcs  ont 
emprunté  ce  mot  aux  Persans  au  xiiif^-xi  v  siècle,  alors  qu'ils  se  trouvaient  resserrés 
entre  l'empire  mongol  de  Perse  et  l'empire  byzantin  d'Asie  mineure.  Il  semble 
qu'ils  menaient  une  vie  très  dure  à  cette  époque  et  qu'ils  luttaient  désespérémenf 
contre  les  Mongols  de  la  Perse,  tandis  qu'ils  avaient  de  bonnes  relations  avec 
l'empire  grec  ;  c'était  d'ailleurs  un  clan  de  Turcomans  sans  aucune  importance 
politique,  qui  n'arriva  à  la  puissance  mondiale  qu'après  l'écroulement  de  l'empire 
mongol.  Les  Byzantins,  avec  leurs  riches  cathédrales,  leur  civilisation  brillante, 
leur  paraissaient  évidemment  les  gens  civilisés  par  excellence,  de  sorte  que  tsélébi 
K  chrétien  »,  dont  ils  ont  fait  tchélébi,  a  pris  chez  eux  le  sens  de  «  grec  »,  puis  d'  «  élé- 
gant et  aristocratique  ».  «  En  tout  cas,  nous  dit  M.  E.  Blochet,  tchélébi  fait  depuis 
longtemps  partie  intégrante  et  exclusive  de  l'onomastique  turque  et  sa  présence 
dans  un  texte  grec  indique  sans  aucun  doute  l'origine  turque  de  ce  texte.  » 

(1)  Notons,  —  car  ces  rapprochements  de  détails  sont  très  significatifs,  —  un 
trait  tout  à  fait  bizarre,  qui  décèle  un  lien  étroit  entre  les  deux  contes  grecs  des  îles 
de  Milo  et  de  Crète  et  le  conte  turc.  Dans  le  conte  turc,  la  jeune  femme,  pendant  la 
nuit'  remarque  qu'à  la  place  du  nombril  de  son  mari  endormi,  il  y  a  une  serrure. 
Elle  l'ouvre,  passe  au  travers  (sic),  et  voit  un  grand  tcharchi  (bazar),  dans  lequel 
on  est  occupé  à  fabriquer  toute  sorte  de  couvertures,  d'édredons,  de  coussins.  La 
jeune  femme  demande  à  quoi  tout  cela  est  destiné  ;  on  lui  répond  que  le  Prince  des 
Serpents  a  pris  pour  femme  une  mortelle,  qui  mettra  au  monde  un  enfant,  et  l'on 
travaille  à  la  layette.  Alors,  la  jeune  femme  revient  sur  ses  pas  et  referme  la  serrure. 
Mais,  quand  lo  prince  se  réveille,  il  voit  que  la  serrure  a  été  ouverte,  et  aussitôt  il 
ordonne  à  son  lala  de  mettre  la  jeune  femme  à  la  porte  du  palais.  —  Dans  les  deux 
contes  grecs,  les  invraisemblances  trop  violentes  sont  légèrement  adoucies,  mais 
l'étrange  idée  principale  est  restée  la  même.  Après  avoir  ouvert  la  serrure  d'or  qui, 
avec  une  petite  clef  d'or,  est  »  sur  la  poitrine  »  de  son  mari  endormi  («  au  nombril  », 
dans  le  conte  de  Milo),  la  jeune  fille  ne  pénètre  pas  (ce'  qui  a  paru  trop  fort)  à  travers 
cette  poitrine  dans  un  bazar  ou  autre  local  ;  —  elle  regarde  à  travers  une  sorte  de 
fenêtre  qui  s'ouvre  dans  le  corps  du  jeune  homme.  «  Et  alors  que  vit-elle  ?  »  dit  le 
conte  de  Milo.  «  Constantinople,  Smyrne  et  l'univers  tout  entier  »,  et  aussi  une  vieille 
femme,  qui  lavait  son  fil  dans  une  rivière,  et  l'eau  lui  en  avait  entraîné  une  partie, 
à  son  insu.  Alors,  oubliant  où  elle  est,  la  pauvre  enfant  crie  :  «  Eh  !  la  vieille  !  la 
vieille  !  la  rivière  emporte  ton  fil  !»  A  ce  cri,  le  jeune  homme  se  réveille.  —  Dans 
le  conte  de  Crète,  ce  que  voit  la  jeune  femme,  c'est  une  belle  rivière,  le  long  de 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  541 


Peu  loin  de  la  Sicile,  à  l'extrémité  de  la  péninsule  italienne,  dans 
la  Basilicatc  (actuellement  province  de  Potenza),  on  a  noté  un  thème 
parallèle  :  l'exclamation  douloureuse  est  devenue  une  exclamation 

laquelle  des  femmes  sont  en  train  de  laver  ;  elle  voit  aussi  un  porc,  qui  va  enlever 
une  des  pièces  de  toile,  et  elle  crie  :  «  Eh  !  la  femme  !  le  cochon  veut  te  prendre 
ta  toile  !  » 

Au  xYii"^  siècle,  un  conte  (N°  19),  inséré  par  le  Napolitain  Giambattista  Basile 
(1575-1632)  dans  son  «  Conte  des  contes  »  (Lo  Cunto  de  li  cunti),  plus  connu  sous 
le  nom  de  Pentamerone,  qui  fut  publié  de  163't  à  1636,  après  la  mort  de  l'auteur, 
a  ce  même  épisode,  mais  imprécis,  estompé.  Rien  n'indique  où  est  placé  le  «  verrou  » 
(catenaccio  >,  que  les  sœurs  de  l'héroïne,  jalouses  d'elle,  lui  conseillent  de  tirer 
"  pour  mettre  fin  à  l'enchantement  »  du  mari.  {Apre  sto  catenaccio,  «  ouvre  ce  ver- 
rou ».  Quel  verrou  ?).  Le  verrou  tiré  (nous  traduisons  le  texte  original,  écrit  en 
dialecte  napolitain)  Luciella  «  vit  (où  vit-elle  cela  ?)  une  troupe  de  femmes  qui  por- 
taient sur  leur  tête  des  paquets  d'un  si  beau  fil  ;  l'un  de  ces  paquets  étant  tombé 
par  terre,  Luciella,  qui  avait  bon  cœur  et  ne  se  rappelait  plus  où  elle  était,  éleva 
la  voix  en  disant  :  «  Ramasse  le  fil,  madamma !  »  —  On  constatera  que  cet  épisode, 
avec  ses  paquets  de  fil,  se  rattache  particulièrement  au  conte  grec  de  Milo. 

Dans  un  compte-rendu  des  contes  turcs  de  M.  Kunos  [Zeitschrift  des  Vereins  fur 
Volkskunde,  1906,  p.  240),  M.  Victor  Chauvin  fait  remarquer  que  Basile  séjourna 
en  Crète,  de  1604  à  1607,  et  qu'  «  il  eut  par  conséquent  l'occasion  d'entendre  des 
contes  turcs,  dont  il  mit  largement  à  profit  les  éléments  «.  Effectivement,  d'après 
les  recherches  de  M.  Benedetto  Croce  (Introduction  à  son  édition  de  Lo  Cunto  de  li 
cunti,  Naples,  1891),  Basile,  qui  s'était  enrôlé  comme  soldat  à  Venise  vers  la  fin  du 
xvi<?  siècle,  fut  envoyé  par  la  Sérénissime  République  en  Crète,  poste  avancé  contre 
les  Turcs.  Bien  accueilli  par  les  meilleures  familles  de  la  colonie  vénitienne,  il  fut 
admis  à  faire  partie  d'une  société  littéraire,  fondée  dans  l'ile  par  Andréa  Cornaro, 
l'Académie  dite  degli  Stravaganti.  Il  put  donc,  dans  sa  garnison  de  Crète,  continuer 
à  rimer  en  italien  ;  mais  qu'il  y  ait  appris  le  turc,  la  chose  est  plus  que  douteuse. 
Y  a-t-il  même  apprîs  le  grec  moderne,  du  moins  suffisamment  pour  comprendre 
d'assez  longs  récits  ?...  Quoi  qu'il  en  soit,  pour  l'épisode  dont  nous  nous  occupons, 
c'est  des  contes  grecs  plutôt  que  du  conte  turc  qu'il  faut  rapprocher  le  conte  de 
Pentamerone,  et,  ce  qui  est  assez  piquant,  du  conte  de  Milo  plus  que  du  conte  de 
cette  Crète  où  Basile  séjourna. 

Pour  trouver,  sous  une  forme  atténuée  sans  doute,  mais  parfaitement  reconnais- 
sable,  l'épisode  du  conte  turc,  il  faut  aller  où  ?  en  France,  dans  le  Poitou,  à  Lussac- 
les-Chàteaux  (Vienne).  Dans  la  première  partie  d'un  conte  très  composite  [Revue 
des  Traditions  populaires,  1888,  p.  268-269),  l'héroïne  est  forcée  d'épouser  un  mys- 
térieux bouc  blanc.  Celui-ci  lui  dit  qu'il  ne  restera  pas  longtemps  sous  cette  forme, 
et  il  s'endort  après  avoir  défendu  à  la  jeune  fille  de  regarder  dans  son  oreille.  Elle 
désobéit,  et,  dans  l'oreille  du  bouc,  elle  trouve  une  clef.  Elle  ouvre  une  porte  et 
entre  successivement  dans  trois  chambres  où  l'on  est  en  train  de  faire  de  la  toile, 
des  robes,  de  la  dentelle.  Dans  chacune  des  trois  chambres  on  lui  dit  que,  depuis 
sept  ans,  on  travaille  pour  elle. 

Cet  épisode  est  tout  à  fait  le  pendant  de  l'épisode  du  conte  turc.  La  clef  dans 
l'oreille  du  bouc  est  certainement  l'afTaiblissement  de  la  clef  dans  la  serrure  sur  la 
poitrine  du  Prince  des  Serpents.  Quant  au  reste  de  l'épisode,  les  Poitevins  et  Poi- 
tevines qui  travaillent  pour  la  future  femme  de  l'époux  mystérieux  et  les  Turcs  qui 
travaillent  pour  l'enfant  qu'elle  doit  avoir,  sont  bien  proches  parents. 

Comment  le  conte  oriental  est-il  arrivé  en  Poitou  ?  nous  n'en  savons  rien  ;  mais, 
à  coup  sûr,  ce  n'est  point  par  l'intermédiaire  du  livre  italien  de  Basile. 


542  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

de  satisfaction,  do  joie  ;  mais  elle  n'en  mot  pas  moins  en   branle 
toute  la  série  d'aventures  du  Magicien  cl  son  apprenli  (1)  : 

Un  père  chemine  vers  la  ville  avec  son  fils,  auquel  il  a  l'idée  de  faire 
apprendre  la  magie.  Arrivés  tout  près  de  la  ville,  il  s'arrêtent  à  une  fontaine 
pour  boire.  Quand  le  père  s'est  bien  désaltéré,  il  s'écrie  :  «  Oh  bene  mio  !  » 
(«  Oh  !  comme  ça  fait  du  bien  !  »)  Et  voilà  que  se  présente  un  homme  avec 
une  barbe  lui  tombant  jusqu'aux  genoux,  qui  dit  au  père  :  «  Que  me  veux- 
tu,  bon  homme,  que  tu  m'as  appelé  ?  —  Je  n'ai  appelé  personne.  —  Com- 
ment !  tu  n'as  pas  appelé  Bene  mio  ?  »  Le  père  se  met  à  rire  ;  mais  le  fait 
est  que  l'homme  à  la  barbe  s'appelle  précisément  Bene  mio;  c'est  un 
magicien,  et,  par  sa  magie,  il  entend  qui  l'appelle,  même  de  loin,  et  en  un 
moment,  il  se  trouve  où  il  veut.  Le  père,  quand  il  sait  tout  cela,  laisse  son 
fils  au  magicien  pour  que  celui-ci   l'instruise. 

Cette  forme  toute  particulière,  sœur  de  celle  que  nous  venons  de 
rencontrer  plusieurs  fois,  mais  sœur  d'un  caractère  diamétralement 
opposé,  est-elle  spéciale  à  l'Italie  ?  Nullement  :  car  nous  allons  la 
retrouver  dans  le  Caucase,  à  côté  de  celle  d'O/iaï.  Un  conte  géorgien 
que  nous  avons  déjà  cité,  commence  ainsi  (2)  : 

Un  pauvre  paysan  emmène  avec  lui  son  fils  pour  chercher  un  maître  au 
jeune  garçon.  En  chemin,  ils  s'arrêtent  à  un  petit  ruisseau.  Après  avoir 
étanché  sa  soif,  le  père  s'écrie  :  «  Ah  !  comme  tu  es  bonne  (l'eau)  !  »  (  en  géor- 
gien :  Vakh  ra  cargi  khar !)  A  ces  mots,  sort  de  l'eau  un  diable  sous  forme 
d'homme,  qui  dit  au  paysan  :  «  Que  veux-tu,  ô  honmie  ?  Je  suis  Vakhracn.  » 
Le  paysan  lui  raconte  son  affaire  et  le  diable  lui  dit  :  «  Donne-moi  ton  fils  ; 
je  l'instruirai  pendant  un  an.  Reviens  ensuite  ici  :  si  tu  le  reconnais,  il  s'en 
ira  avec  toi  ;  sinon,  il  m'appartiendra  à  moi  seul.  » 

Ainsi,  les  deux  formes  jumelles,  la  joyeuse  et  l'attristée,  ont 
voyagé  parallèlement  à  travers  le  monde. 

§4. 
Le  jeune  garçon  esl  promis  au  magicien  dès  avanl  sa   naissance 

Une  forme  indienne,  très  caractérisée,  celle  du  conte  santal,  — 
auquel  nous  renvoyons,  ainsi  qu'aux  remarques  faites  à  son  sujet, 
—  reparaît  dans  un  petit  groupe  de  contes  :  un  conte  syriaque,  pro- 
venant de  Midhyat,  capitale  du  Tour  Abdîn,  dans  le  nord  de  la 
Mésopotamie,  h  quelque  distance  du  Tigre  ;  un  conte  arabe  d'Egypte  ; 
un  conte  grec  de  l'île  de  Syra  (3). 

(1)  D.  Comparetti,  conle  déjà  deux  fois  cité. 

(2)  M.  Wardrop,  loc.  cit. 

(3)  E.  Prym  et  A.  Socin,  Der  neuaramœische  Dialekt  des  Tùr'Abdin  (Gœttingen, 
18^1),  n"  58.' — G.  Spitta-Bey  :  Contes  arabes  modernes  (Leyde,  1883),  n°  i.  —  Hahn, 
op.  cit.,  n°  68. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  543 

Dans  le  conte  arabe  d'Egypte,  c'est  à  un  Moghréhin  qu'est  pro- 
mis par  un  roi  le  premier  fils  f(iii  lui  naîtra  (1)  ;  —  dans  le  conte 
syriaque  de  Mésopotamie,  c'est  à  un  prétendu  Égyptien,  qui  n'est 
autre  qu'un  démon  ;  dans  le  conte  grec  de  Syra,  c'est  à  un  démon 
déguisé.  Ce  démon  a  donné  au  roi  et  à  la  reine  une  certaine  pomme 
qu'ils  doivent  se  partager  ;  l'Egyptien  leur  a  donné  une  potion  ;  le 
Moghrébin,  à  chacun  un  certain  bonbon  (2). 

Dans  les  trois  contes,  ce  sont  de  sages  conseils  qui  sauvent  le 
jeune  homme  du  sort  qui  le  menace.  Dans  le  conte  arabe  et  dans 
le  conte  grec,  ces  conseils  lui  sont  donnés  par  une  jeune  fille  qu'il 
trouve  pendue  par  les  cheveux  (ce  singulier  détail  est  le  même,  ici 


(1)  Les  Moghrébins  (ou  Maghrébins),  les  gens  du  Maghreb,  du  «  couchant  »  par 
rapport  à  l'Egypte,  c'est-à-dire  de  la  côte  barbaresque,  sont  souvent  donnés  comme 
magiciens  dans  les  contes  arabes.  Le  fameux  «  magicien  africain  »  d'Aladdin  est, 
dans  le  texte  arabe  publié  en  1888  par  M.  Zotenberg,  un  "  magicien  maghrébin  ».  — - 
Voir  aussi  V.  Chauvin,  Bibliographie  des  auteurs  arabes,  fascicule  VI  (Liège,  1902), 
p.  84. 

(2)  Un  rapprochement  curieux  est  à  faire  entre  le  conte  arabe  d'Egypte  (du  type 
du  Magicien)  et  le  conte  indien  du  district  de  Mirzâpoûr  (du  type  de  VOgre)  cité 
plus  haut  (chap.  2d  B,  a)  à  l'occasion  du  conte  santal  :  Le  Moghrébin,  ou  le  sâdhou, 
quand  il  emmène  chez  lui  l'enfant  qui  lui  a  été  livré,  veut  s'assurer  si  c'est  bien  celui 
qu'il  avait  en  vue  :  il  s'aperçoit  ainsi,  dans  le  conte  arabe,  qu'on  lui  a  donné,  au  lieu 
du  prince  intelligent,  son  cadet  qui  ne  l'est  pas  ;  dans  le  conte  indien,  il  découvre 
que  le  jeune  garçon  n'est  pas  le  fils  du  roi,  mais  un  enfant  de  caste  inférieure. 

Voici  le  passage  du  conte  arabe  :  «  Le  Moghrébin  prend  l'enfant  par  la  main  et 
s'en  va.  II  marche  dans  les  montagnes  jusqu'à  midi  ;  puis  il  dit  à  l'enfant  :  Est-ce 
que  tu  n'as  ni  faim,  ni  soif  ?  »  Le  garçon  répond  :  «  Nous  avons  marché  tout  une 
demi-journée,  et  je  n'aurais  ni  faim  ni  soif  ?  »  Aussitôt  le  Moghrébin  le  ramène 
chez  son  père  et  dît  à  celui-ci  :  «  Non,  ce  n'est  pas  mon  fils  aîné.  »  Le  roi  donne  alors 
l'aîné  et,  sur  la  route,  le  Moghrébin  adresse  au  jeune  garçon  la  question  qu'il  avait 
adressée  à  son  frère.  Le  jeune  garçon  répond  :  «  Si  tu  as  faim  et  soif,  j'ai  faim  et  soif 
aussi.  —  C'est  cela,  dit  le  Moghrébin  ;  tu  es  bien  mon  fils  ». 

Dans  le  conte  indien,  le  roi  donne  au  sâdhou  l'un  des  deux  fils  jumeaux  d'un 
dhobi  (blanchisseur),  qui  sont  nés  le  même  jour  que  ses  fils  à  lui.  Le  sâdhou  emmène 
l'enfant  et  lui  dit  :  «  Si  je  prends  le  chemin  le  plus  court,  j'atteindrai  mon  ermi- 
tage au  bout  de  six  mois  ;  mais  j'aurai  à  traverser  des  jungles  dangereuses.  Le  che- 
min le  plus  long  est  le  plus  sûr  ;  mais  ce  serait  un  voyage  d'un  an.  Quel  chemin 
faut-il  choisir  ?  »  L'enfant  choisit  le  plus  long,  et,  dit  le  conteur  hindou,  le  .sâdhou 
reconnut  ainsi  que  ce  n'était  pas  un  Kshatriya  (homme  de  la  caste  des  guerriers), 
parce  que  s'il  en  avait  été,  il  n'aurait  pas  eu  peur  de  la  jungle.  Le  sâdhou  ramène 
donc  l'enfant  au  roi,  en  le  menaçant  de  sa  malédiction  si,  cette  fois,  il  ne  lui  donne 
pas  le  fils  promis.  Le  roi  est  bien  forcé  de  le  lui  donner,  et  le  choix  que  le  jeune 
prince  fait  sans  hésitation  du  chemin  le  plus  court,  montre  au  sâdhou  qu'il  n'est  pas 
de  basse  caste. 

Si  l'on  est  familier  avec  la  collection  Grimm,  on  se  rappellera  ici  un  conte  alle- 
mand de  la  région  du  Main  (variante  du  n"  127),  dans  lequel  un  roi,  après  avoir  pro- 
mis, dans  une  circonstance  critique,  à  un  personnage  mystérieux  de  lui  donner  sa 
fille,  essaie  de  substituer  à  la  princesse  d'abord  la  fille  du  vacher,  qu'il  a  fait  vêtir 
royalement,  puis  la  fille  du  gardeur  d'oies.  Mais  l'une  et  l'autre  trahissent  par  leurs 
réflexions  leur  basse  naissance. 


544  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

et  là)  dans  la  maison  du  magicien  ;  dans  le  conte  syiaque,  par  un 
jeune  homme  que  le  magicien  a  enchaîné. 

Dans  les  trois  contes,  aussi,  le  jeune  homme  a  reçu,  du  magicien 
ou  du  démon,  l'ordre  de  lire  ou  d'apprendre  par  cœur  un  certain 
livre  (un  livre  de  magie).  Le  conseil  qui  lui  est  donné  à  ce  sujet,  c'est 
de  faire  l'ignorant  et  de  dire  n'avoir  pas  compris  un  mot  au  livre. 
En  réalité,  l'apprenti  jiiagicien  a  lu  et  bien  lu,  et  il  devient  plus 
fort  que  son  maître. 


Un  conte  albanais  (  1)  commence  aussi  par  le  thème  de  l'Enfant 
promis.  Là,  le  jeune  homme  est  pris  en  aiïection  par  le  magicien, 
qui  «  lui  enseigne  aussi  quelques  sciences  »  (einige  WissenschaflenJ  ; 
mais  ce  ne  sont  pas  ces  «  quelques  sciences  »  qui  lui  servent,  quand 
il  s'enfuit  et  qu'il  échappe  à  la  poursuite  du  magicien  en  jetant  der- 
rière lui  des  objets  qui  créent  tout  d'un  coup,  entre  le  magicien  et  lui, 
une  montagne,  une  forêt,  et  enfin  une  grande  mer.  C'est,  en  effet,  sur 
le  conseil  de  trois  juments,  trouvées  par  lui  dans  une  chambre  défen- 
due, que  le  jeune  homme  a  pris  avec  lui  ces  objets  en  s'enfuyant. 

Ce  thème  de  la  poursuite  et  des  objets  jetés  s'est  infiltré  dans  cer- 
taines variantes  du  conte  proprement  dit  du  Magicien  elson  apprenti. 
Nous  en  dirons  un  mot  plus  loin. 

§  5 

Le  jeune  garçon,  cherchant  une  place,  se  met  de  lui-même 
au  service  du  magicien 

La  forme  très  simple  d'introduction  à  laquelle  nous  arrivons 
présente  assez  souvent  un  trait  qui  en  relève  la  banalité  :  quand  le 
jeune  garçon  rencontre  son  futur  maître,  celui-ci,  qui  tient  à  ne  pas 
avoir  de  serviteur  sachant  lire,  l'interroge  à  ce  sujet. 

Dans  un  conte  tchèque  de  Bohême  (2),  le  jeune  garçon,  «  se  rappe- 
lant cette  maxime  :  Il  vaut  mieux  plus  en  savoir  qu'en  dire  >%  répond 
immédiatement  non.  —  De  même  dans  un  conte  allemand  (3), 
dans  deux  contes  portugais  (4). 

(1)  Gustave  Meyer,  Albanische  Mœrchen,  n"  5  (dans  Archiv  fur  Litteraturgeschi- 
chte,  XII,  1884,  p.  108.) 

(2)  A.  VValdau,  Boehmisches  Mscrchenbuch  (Prague,  1860),  p.  116. 

(3)  K.  Simrock,  Deutsche  Mœrchen  (Stuttgart,  186^),  n°  35. 

(4)  Ad.  Coelho,  Contos  populares  portuguezes  (Li.sbonne,  1879),  n"  15.  —  Théo- 
phile Braga,  Contos  tradicionaes  do  povo  portuguez  (Porto,  sans  date),  I,  n"  9. 


LES   MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  545 

Dans  un  conte  autrichien  (Grimm  III,  p.  117),  il  rattrape  du 
mieux  qu'il  peut  le  oui  qui  est  échappé. 

Dans  d'autres  contes,  —  conte  de  la  Basse-Bretagne,  conte 
danois  (1),  —  voyant  que  sa  réponse  affirmative  l'a  empêché  d'être 
accepté  par  le  seigneur  qu'il  a  rencontré  (le  magicien),  il  retourne  sa 
veste  ou  sa  jaquette,  se  met  de  nouveau  sur  le  chemin  du  seigneur,  et, 
quand  celui-ci, qui  ne  le  reconnaît  pas,  lui  demande  de  nouveau  s'il 
sait  lire,  il  répond  non.  —  Dans  un  second  conte  bas-breton  (2), 
Ewenn  Gongar,  comme  s'il  avait  prévu  l'aventure,  s'est  fait  faire, 
avant  de  se  mettre  en  route,  un  vêtement  noir  d'un  côté  et  blanc 
de  l'autre,  et  c'est  ce  vêtement  qu'il  retourne. 

Enfin  dans  un  conte  islandais  (3),  à  la  seconae  rencontre,  le  magi- 
cien demande  à  Sigurdr  si  ce  n'est  pas  lui  qui,  la  veille,  disait  savoir 
lire  et  écrire,  et  Sigurdr  répond  :  «  Ge  n'est  pas  moi  ;  c'est  moti 
fière  Siggy.  »  Et  il  fait  l'ignorant. 


§6 

Le  jeune  homme  entre  comme  apprenti  chez  te  magicien 
afin  de  pouvoir  épouser  ta  fitte  du  roi 

Nous  arrivons  à  un  groupe  de  contes  qui  n'a  jamais  été  examiné 
d'une  manière  spéciale  :  Reinhold  Kœhler,  en  1873,  l'a  simplement 
indiqué  en  citant  les  deux  seuls  contes  (avar  et  italien)  qu'il  pou- 
vait connaître  alors  (4).  Nous  avons  l'avantage  de  venir  plus  tard, 
et  des  documents  nouveaux,  —  notamment  de  précieux  contes 
arabes  inédits,  —  nous  permettent  de  traiter  ce  sujet  un  peu  à  fond. 

Pour  qu'on  en  saisisse  bien  l'intérêt,  nous  serons  obligé  de  rompre 
ici  l'ordonnance  générale  de  notre  travail,  et  d'anticiper  sur  les  §§  7 
et  suivants  de  cette  étude. 

Voici  d'abord,  dans  son  ensemble,  ce  conte  avar  du  Gaucase  dont 
nous  avons  donné  un  passage  au  §  3  : 

Un  jeune  homme,  gardeur  de  veaux,    excédé  de  sa   pauvreté,  force  son 

(1)  Koadalan  (Revue  celtique,  t.  I,  1870-1872,  p.  132).  —  Collection  Grundlvig 
(texte  danois),  citée  par  R.  Kœhler,  Kleinere  Schriften,  I,  p.  139. 

(2)  F. -M.  Luzel,  Contes  populaires  de  la  Basse- Bretagne  (Paris,  1887),  t.  II,  p.  80, 
Ewenn  Congar. 

(3)  Adeline  Rittershaus,  Die  neuislaendischen  Volksmœrchen  (Halle,  1902),  n°  40. 

(4)  Voir,  dans  les  Kleineire  Schriften,  I,  p.  557,  le  passage  du  compte-rendu  des 
Awarische  Texte  (conte  de  Ohaï),  auquel  M.  J.  Boite,  en  1898,  a  ajouté  le  conte 
serbe.  ♦ 


546  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

père  à  aller  demander  pour  lui  la  main  de  la  fille  du  roi.  Quand  le  bonhomme 
fait  en  tremblant  sa  demande,  le  roi  lui  répond  :  i'  Peu  m'importe  que  ton  fils 
soit  un  gardeur  de  veaux  :  s'il  se  montre  plus  habile  et  fait  des  tours  d'adresse 
mieux  que  les  autres  hommes,  je  lui  donnerai  ma  fille.  «  Aussitûl  le  jeune 
homme,  prenant  son  père  avec  lui,  part  pour  chercher  le  maître  qui  le  met- 
tra en  état  d'épouser  la  fille  du  roi. 

Suit  la  rencontre  d'O/jaï,  que  nous  avons  rapportée  plus  haut  (§3). 

Dans  le  palais  où  il  est  conduit,  le  jeune  homme  voit  la  fille  d'Ohaï,  une 
jeune  fille  «  semblable  à  une  houri  »,  et  les  deux  jeunes  gens  s'éprennent 
l'un  de  l'autre.  Elle  lui  dit  :  «  Mon  père  va  commencer  à  t'enseigner  des  tours 
d'adresse  ;  après  chaque  leçon,  il  te  demandera  si  tu  as  compris  ;  réponds 
toujours  non.  Si  tu  dis  que  tu  as  compris,  il  te  tuera,  comme  il  en  a  tué  tant 
d'autres  ;  car  il  ne  veut  pas  que  personne  en  sache  autant  que  lui.  «  Le  jeune 
homme  suit  ce  conseil  et  répond  toujours  non  ;  mais  en  réalité  il  est  devenu 
plus  savant  qu'Ohaï.  Au  bout  de  l'année,  le  père  revient,  et  Ohaï  lui  dit  que 
son  fils  est  un  imbécile  et  qu'il  n'est  bon  qu'à  garaer  les  veaux. 

Le  père,  en  ramenant  son  fils  à  la  maison,  lui  fait  force  reproches  ;  mais 
le  jeune  homme,  sans  répliquer,  se  change  en  un  beau  cheval^  puis  reprend 
sa  forme  naturelle  :  «  Est-ce  là  un  tour  d'adresse  ou  non  ?  —  C'en  est  un, 
mon  fils,  c'en  est  un.  »  Lé  jeune  homme  se  change  ensuite  en  vautour  aux 
ailes  argentées,  en  cerf  aux  cornes  d'or,  et  prend  cent  autres  formes.  Puis 
il  dit  à  son  père  qu'au  jour  du  marché  il  se  changera  en  cheval  gris  ;  mais, 
en  le  vendant,  le  père  ne  doit  pas  donner  le  bridon  (Trense).  Le  père  suit 
ces  instructions,  et,  quand  il  rentre  à  la  maison,  la  poche  pleine  d'argent, 
il  trouve  son  fils  assis  près  de  la  cheminée. 

Au  marché  suivant,  où  le  jeune  homme  s'est  changé  en  cheval  roux,  cela 
va  bien  encore  ;  mais,  au  troisième  marché,  c'est  Ohaï  qui  se  présente 
comme  acheteur,  et,  en  doublant  le  prix  demandé,  il  se  fait  livrer  le  bridon. 
Arrivé  devant  sa  demeure,  il  dit  à  sa  fille  de  lui  donner  son  épée  pour  qu'il 
tue  le  cheval.  La  jeune  fille  jette  l'épée  derrière  l'armoire  et  dit  à  son  père 
qu'elle  n'a  trouvé  que  le  fourreau.  Ohaï  demande  alors  sa  pique.  La  jeune 
fille  enlève  la  pointe  et  apporte  à  son  père  seulement  la  hampe.  Ohaï  se 
décide  à  aller  lui-même  chercher  une  arme  et  met  les  rênes  (Zitgel)  dans 
la  main  de  sa  fille.  Celle-ci  enlève  le  bridon  et  laisse  le  cheval  courir.  «  Il  s'est 
échappé,  crie-t-elle,  il  s'est  échappé  !  —  Sous  quelle  forme  ?  dit  Ohaï. — 
Sous  la  forme  d'un  pigeon  (1).   » 

Aussitôt  Ohaï  se  change  en  faucon  et  se  met  à  la  poursuite  du  pigeon.  Le 
pigeon,  dans  sa  fuite,  entre  par  la  fenêtre  dans  le  palais  du  roi  et  se  pose 
sur  la  main  de  celui-ci,  le  faucon  restant  dehors.  Le  roi  présente  au  faucon 
le  pigeon  ;  mais  celui-ci  se  change  en  pomme  rouge  ;  le  faucon,  en  vieillard 

(1)  Dans  un  conte  arménien  d'Agn  (en  turc  Egin),  sur  le  Haut-Euphrate  [Zeit- 
schrijt  des  Vereins  fiir  Volkskunde,  1910,  page  75),  le  derviche  magicien,  quand  il 
est  en  possession  du  cheval,  ordonne  à  sa  femme  d'aller  lui  chercher  sa  hache  ;  la 
femme  cache  la  hache  dans  le  grenier  et  dit  qu'elle  ne  peut  la  trouver.  «  Alors,  viens 
tenir  le  cheval,  dit  le  derviche,  pendant  que  je  vais  la  chercher  ».  Tout  en  tenant 
le  cheval,  la  femme  lui  murmure  à  l'oreille  :  «  Donne-moi  un  petit  coup  de  pied  ;  je 
tomberai  par  terre  et  tu  t'échapperas  ».  Le  cheval  obéit  et  aussitôt  la  femme  crie  : 
^h  !  le  méchant  cheval  m'a  donné  un  coup  de  pied  !  »  Le  cheval  se  fait  oiseau,  etc. 


LES  MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  547 

à  barbe  blanche,  à  qui  le  roi  tend  la  pomme.  La  pomme,  alors,  se  change  en 
millet  tout  fin,  et  le  vieillard  en  poule  avec  cinquante  poussins,  et  tous 
picotent,  picotent  les  grains.  11  n'en  reste  plus  qu'un,  et  la  poule  va  le  happer, 
quand  le  grain  se  change  en  un  chat,  qui  tord  le  cou  à  la  poule  et  aux  pous- 
sins. Sur  quoi,  le  jeune  homme  reprend  sa  forme  naturelle  et  dit  au  roi  : 
«  Seigneur,  est-ce  un  tour  d'adresse  ou  non  ?  —  C'en  est  un,  jeune  homme, 
et  un  fameux  !  —  Eh  bien,  donne-moi  ta  fille,  si  tu  veux  tenir  ce  qui  a 
été  convenu.  » 

Le  jeune  homme  épouse  la  fille  du  roi,  et  il  épouse  aussi  la  fille  d'Ohaï. 

Cette  conclusion,  est-il  besoin  de  le  dire  ?  est  bien  orientale, 
et  nous  allons  la  retrouver  dans  un  conte  de  cette  petite  colonie 
turque  d'Ada  Kaleh  de  laquelle  nous  avons  parlé  plus  haut  (1)  : 

Un  jeune  homme,  fils  d'une  pauvre  veuve,  tout  fier  de  gagner  chaque 
jour  dix  paras  de  plus,  dit  à  sa  mère  d'aller  demander  pour  lui  en  mariage 
la  fille  du  padischah.  Celui-ci  répond  :  «  Je  la  lui  donne,  mais  seulement 
s'il  apprend  en  quarante  jours  le  jeu  d'AUem-Kaliem  (sic)  ;  s'il  n'y  parvient 
pas,  je  lui  fais  couper  la  tête.  »  Le  jeune  homme  et  sa  mère  se  disent  qu'ils 
n'ont  qu'une  chose  à  faire,  prendre  la  fuite. 

Sur  leur  chemin,  ils  rencontrèrent  un  det^  (sorte  de  géant-démon)  qui  les 
questionne.  Quand  il  connaît  l'histoire,  il  dit  à  la  mère  de  lui  confier  son 
fils  pour  qu'il  enseigne  au  jeune  homme  le  jeu  d'Allem-Kallem  ;  dans  qua- 
/rante  jours,  elle  viendra  le  chercher.  La  chose  étant  convenue,  le  dev 
retourne  à  son  palais  avec  le  jeune  homme,  qu'il  laisse  seul.  En  sortant  de 
la  chambre  où  il  a  été  amené,  le  jeune  homme  voit  une  jeune  fille  «  qui  était 
semblable  à  la  lune  au  quatorzième  (jour)  ».  Elle  lui  donne  des  conseils  : 
le  dev  dira  au  jeune  homme  qu'ils  vont  lutter  ensemble  ;  en  pareil  cas,  il 
ne  faut  lui  opposer  aucune  résistance  ;  autrement,  on  est  tué  sur  l'heure  ; 
il  faut  se  laisser  battre  sans  broncher.  La  jeune  fille  se  charge  d'enseigner 
au  jeune  homme  le  «  jeu  ».  Les  choses  se  passent  ainsi  durant  quarante  jours, 
au  bout  desquels,  grâce  à  la  jeune  fille,  le  jeune  homme  connaît  parfaite- 
ment le  «  jeu  »,  sans  que  le  dev  s'en  doute.  Et  le  dev  le  rend  à  sa  mère. 

Pendant  qu'ils  retournent  chez  eux,  le  jeune  homme,  pour  faire  l'essai  de 
ce  qu'il  vient  d'apprendre,  se  transforme  en  lièvre,  puis  en  cheval.  Le  lende- 
main, il  devient  un  cerf  aux  cornes  d'or  et  se  fait  vendre  au  marché  par  sa 
mère.  Quelque  temps  après,  il  se  change  en  un  superbe  cheval  «  dont  chaque 
poil  est  une  pierre  précieuse  »,  et  recommande  à  sa  mère  de  ne  pas  hvrer  la 
bride  à  l'acheteur.  Personne  ne  pouvant  donner  le  prix  de  ce  merveilleux 
cheval,  le  dev  en  entend  parler  et  voit  que  son  «  jeu  »  court  le  monde.  Il  se 
transforme  en  tourbillon  de  vent  et  arrive  sur  le  marché,  où  il  veut  saisir  le 
cheval  par  la  bride.  Mais  aussitôt  le  cheval  devient  un  pigeon,  qui  s'envole 
à  tire-d'ailes.  Le  dev  devient  un  aigle  et  donne  la  chasse  au  pigeon,  lequel 
se  pose  sur  le  bord  de  la  fenêtre  de  la  fille  du  padischah  et  devient  un  bou- 
quet de  roses.  La  princesse  prend  le  bouquet  ;  mais  le  dev  accourt  et  il  se 
met  à  ébranler  le  palais.  La  princesse  effrayée,  jette  les  roses,  qui  deviennent 
des  grains  de  gruau,  s'éparpillant  dans  tous  les  coins  de  la  chambre.  Le  dev 
se  change  en  coq  et  avale  tous  les  grains,  sauf  un,  qui  est  resté  sous  le  pied 

(1)    Kunos,  o/).  cif.,  n°  4. 


548  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

do  la  princesse.  Et  ce  grain  devient  un  chacal,  qui  saute  sur  le  coq  et  le  met 
en  pièces. 

Alors,  le  jeune  homme  reprend  sa  première  forme  et  dit  au  padischah  : 
«  Tu  le  vois,  Efendi  ;  j'ai  ai)pris  le  jeu  d'Allem-Kallem  ;  j'ai  rempli  la  condi- 
tion posée  ;  donne-moi  ta  fille.  >>  Le  padischah  n'y  consent  pas  tout  de  suite  ; 
('  mais  le  jrune  homme  l'ait  AUem,  l'ait  Kallem  »,  et  finalement,  il  épouse  la 
princesse.  Après  quoi,  il  retourne  au  palais  du  dev,  prend  la  jeune  fille  qui 
l'a  tant  aidé,  et  fépouse,  elle  aussi. 

Un  conte  serbe,  recueilli  probablement  en  Bosnie  et  que  nous 
avons  déjà  mentionné  (1),  est  des  plus  curieux.  Sans  doute,  il  est 
très  altéré  par  places  :  ainsi,  une  confusion  s'y  est  faite  entre  deux 
personnages  distincts  ;  mais,  dans  la  combinaison  des  thèmes,  il 
dénote  un  véritable  instinct  de  leur  afïinitc  : 

Un  jeune  homme,  fils  de  vieilles  gens  bien  pauvres,  dit  un  jour  à  ses 
parents  d'aller  demander  au  roi  de  lui  donner  sa  fille.  La  mère  y  va  et  revient 
plusieurs  l'ois  sans  avoir  rien  osé  dire.  Elle  finit  par  raconter  la  chose  au  roi 
lequel  fait  venir  sa  fille  :  «  Es-tu  disposée  à  épouser  le  fils  de  cette  vieille 
femme  ?  —  Pourquoi  pas  ?  si  seulement  il  apprend  le  métier  que  personne 
ne  sait.  » 

Le  jeune  homme  se  met  en  route  à  la  recherche  de  l'homme  qui  pourra 
lui  enseigner  le  métier  que  personne  ne  sait.  Un  jour,  mourant  de  fatigue 
et  très  triste,  il  s'assied  sur  un  tronc  d'arbre  renversé  le  long  du  chemin. 
Une  vieille  femme  vient  à  lui  et  lui  dit  de  quel  côté  il  faut  aller.  Il  arrive  chez 
(}uatre  géants,  qui  lui  offrent  de  lui  apprendre  le  métier  que  personne  ne 
sait.  Trois  jours  de  suite,  ils  le  battent,  et  ils  le  mettent  ensuite  à  la  porte, 
en  lui  disant  qu'il  a  appris  le  métier  (2). 

Pendant  son  séjour  dans  la  maison  des  géants,  le  jeune  homme  a  ouvert 
trois  chambres  défendues  :  dans  la  première  était  un  âne  ;  dans  la  seconde, 
une  jeune  fille  ;  dans  la  troisième,  une  tête  de  mort,  et,  dans  chacune  des 
chambres,  il  a  reçu  en  don  un  objet  (licou,  clef,  chaîne  de  fer)  (3). 

(1)  Cs.  Mijatovicz,  loc  cit. 

(2)  Cet  épisode  bizarre  doit  être  rapproché  du  conte  turc  d'Ada  Kaleh,  où  le 
jeune  homme,  à  qui  le  dev  a  dit  de  lutter  avec  lui,  ne  lui  résiste  pas  et  se  laisse 
battre  comme  plâtre.  —  Dans  le  conte  petit-russien  du  Gouvernement  de  Poltava, 
cité  au  §  3,  Okh  ne  bat  pas  le  jeune  homme  ;  il  fait  mieux.  Voyant  qu'au  lieu  de 
fendre  du  bois,  comme  il  le  lui  a  ordonné,  le  fainéant  qui  lui  a  été  confié  s'est  mis 
à  dormir,  il  le  lie  sur  un  bûcher,  le  brûle,  répand  la  cendre.  Un  tison  seul  reste  ;  Okh 
l'asperge  d'eau  et  le  jeune  homme  ressuscite.  Deux  fois  encore,  même  scène,  et 
voilà  qu'au  lieu  d'un  lourdaud  de  paysan  se  dresse  un  beau  et  fort  «cosaque  »  («le 
cosaque  »  est  l'idéal  des  Petits-Russiens).  —  D'après  Potanine  (op.  cit.),  cet  épisode 
se  retrouve  dans  un  conte  ruthone  de  Galicie,  où  le  merveilleux  est  encore  plus 
accentué  :  la  première  fois  que  Okh  jette  son  serviteur  dans  le  feu,  il  sort  du  feu 
un  œuf,  et  de  l'œuf,  le  jeune  homme  ;  la  seconde  fois,  une  noix  ;  la  troisième,  un 
grain  de  pavot.  Et  chaque  fois,  le  jeune  homme  devient  plus  brave. —  M.  Polivka 
nous  a  signalé  un  conte  analogue  de  la  Bulgarie  du  Nord-Est  (Zivaja  Starina,  I, 
p.  18-20)  :  là,  le  jeune  homme  est  mis  dans  le  four  par  le  diable  ;  ses  restes  sont  piles 
et  réduits  en  poussière,  puis  arrosés,  et  le  jeune  homme  se  réveille  pour  une  nou- 
velle vie.  La  chose  a  lieu  sept  fois. 

(3)  Cet  épisode   est  intéressant,  comme  présentant  des  débris,    très    mutilés, 


LES   MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  549 

Renvoyé  par  les  géants,  le  jeune  homme  se  souvient  des  objets  qu'il 
a  rapportés  de  leur  maison.  Le  licou  (don  de  l'âne),  frappé  contre  terre,  fait 
paraître  un  beau  cheval  ;  la  chaîne  de  fer  (don  de  la  tête  de  mort),  secouée, 
fait  apparaître  un  lièvre  et  un  chien  de  chasse  et  le  jeune  homme  se  trouve 
splendidement  habillé  en  chasseur.  (La  clef,  don  de  la  jeune  fille,  n'a  aucun 
emploi). 

Une  fois  rentré  chez  son  père,  il  lui  montre  «  ce  que,  dit-il,  il  a  appris  ».  H 
se  transforme  en  cheval.  Suit  la  recommandation  de  ne  pas  livrer  le  hco^', 
et  la  vente  (au  roi).  Puis  le  jeune  homme  dit  :  «  Je  vais  me  transformer  en 
une  belle  église,  pas  loin  du  palais  du  roi.  Si  le  roi  veut  l'acheter,  il  ne  faut 
pas  lui  remettre  la  clef  ;  sinon,  je  resterai  toujours  église  »  (1).  Le  père  se 
donne  pour  un  vieux  pèlerin,  à  qui  appartient  l'église.  Pendant  que  les  ser- 
viteurs du  roi  sont  à  marchander  avec  le  prétendu  pèlerin,  arrive  une 
vieille  femme,  celle-là  justement  qui  avait  envoyé  le  jeune  homme  chez  les 
géants,  où  elle  avait  appris  elle-même  «  le  métier  »  (2).  Elle  voit  aussitôt  ce 
qu'est  l'église,  et,  comme  elle  ne  veut  pas  avoir  de  rival  dans  le  «  métier», 
elle  offre  au  père  une  somme  énorme,  et,  la  vente  conclue,  le  père  tout  occupé 
à  compter  l'argent,  oublie  la  cleL  II  s'en  aperçoit  ensuite  ,  et  la  vieille,  refu- 
sant de  rendre  cette  clef,  il  essaie  de  la  reprendre  de  force.  Pendant  la  lutte, 
la  clef  se  change  en  pigeon  ;  la  vieille  en  épervier  ;  puis  le  pigeon  devient  un 
beau  bouquet,  qui  va  tomber  dans  la  main  de  la  fille  du  roi,  laquelle  est  à 
se  promener  dans  le  jardin.  La  vieille  vient  prier  la  prince.s.se  de  lui  donner 
le  bouquet  ou,  au  moins,  une  des  fleurs.  «  Non,  dit  la  princesse,  non,  pour 
rien  au  monde  !  ces  fleurs  me  sont  tombées  du  ciel.  »  La  vieille  va  trouver 
le  roi,  et  celui-ci,  pensant  qu'elle  a  besoin  d'une  fleur  pour  en  faire  un  remède, 
dit  à  sa  fille  d'en  donner  une.  Le  bouquet  devient  alors  un  tas  de  millet. 
Transformations  finales  de  la  vieille  en  poule  et  poussins,  et  du  jeune  homme 
en  renard. 

Le  jeune  homme,  ayant  repris  la  forme  humaine,  raconte  toute  l'histoire. 
Sur  quoi,  le  roi  et  sa  fille,  voyant  qu'il  a  appris  le  métier  que  personne  ne 
sait,  tiennent  parole. 

En  Toscane,  dans  le  bourg  de  Santo-Stefano  di  Calcinaja,  M.  An- 
gelo  de  Gubertanis  a  recueilli  un  conte  de  ce  type  (3)  : 

Un  jeune  paysan  s'en  va  à  Florence,  s'habille  en  beau  monsieur  et  pro- 
mène ridiculement  son  âne  dans  les  rues,  le  laissant  afler,  puis  le  rame- 
nant à  lui  au  moyen  d'une  corde  arrangée  d'une  certaine  façon.  Une  des 
filles  du  roi  vient  à  passer  et  se  met  à  rire.  Le  bon  garçon  .s'imagine  qu'il 
plaît  à  la  princesse  et  va,  de  but  en  blanc,  demander  sa  main.  La  princesse 
lui  donne  cette  seule  réponse  :  «  Si  tu  fais  un  miracle  (miracolo)  plus  beau 
que  celui-ci,  je  t'épouse.  » 

Le  jeune  homme  va  chez  un  magicien,  et,  dans  une  chambre  défendue,  il 

mais  bien  reconnaissables,  de  certains  contes  apparentés  à  celui-ci.  Nous  en  repar- 
lerons au  §  7. 

(1)  Nous  étudierons,  §  10,  les  étranges  transformations  de  ce  genre. 

(2)  On  remarquera  que  la  vieille  femme  de  ce  conte  bosniaque  réunit  en  sa 
personne  la  bienveillante  conseillère  des  contes  avar  et  turc  et  le  malveillant  magi- 
cien. 

(3)  A.  de  Gubertanis,  Novelline  di  Santo-Stefano  di  Calcinaja  (Turin,  1869),  n°  26 


550  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

trouve  la  sœur  de  la  princesse,  qui  lui  conseille  de  faire  rimbécile.  Finale- 
ment le  magicien  s'aperçoit  que  le  jeune  homme  en  sait  plus  que  lui. 

La  série  des  transformations  finales  du  jeune  homme  est  celle-ci  : 
de  cheval,  il  se  fait  poisson  ;  poursuivi  par  le  magicien  transformé 
en  canard,  il  devint  anneau  et  «vole  au  doigt  de  la  princesse  »  ;  le 
magicien  s'approchant  pour  prendre  l'anneau,  celui-ci  devient  un 
grain  de  millet.  Alors  transformation  du  magicien  en  poule,  qui 
s'apprête  à  avaler  le  grain  de  millet,  et,  finalem.ent,  du  grain  de 
millet  en  renard,  qui  croque  la  poule. 

La  princesse  voulait  un  «  beau  miracle  »  ;  elle  l'a  et  elle  épouse 
le  jeune  homme. 


Dans  un  conte  arabe  de  cette  famille,  provenant  des  Houwâra  du 
Maroc  (1),  le  récit,  après  la  victoire  du  héros  sur  le  magicien,  se 
termine  ainsi  : 

Le  roi  fut  plongé  dans  un  profond  étonnemenl,  en  présence  des  enchan- 
tements dont  il  venait  d'être  le  témoin.  Le  jeune  homme  lui  dit  alors  : 
«  Tu  as  dit  une  fois  que  tu  ne  donnerais  ta  fille  qu'à  celui  qui  te  ferait  voir 
de  merveilleux  enchantements.  »  Et  le  roi  donna  sa  fille  au  jeune  homme, 
et  celui-ci  devint  son  gendre. 

Cette  réflexion  du  héros,  C[ui  arrive  ex  abrupto,  sans  que  rien  l'ait 
préparée  dans  le  conte,  indique  évidemment  que  la  variante  dont 
nous  venons  de  passer  en  revue  plusieurs  spécimens,  doit  avoir 
existé,  si  elle  n'existe  encore,  sur  la  côte  barbaresque.  Mais  il  n'y  a 
pas  besoin  de  faire  des  conjectures  :  une  main  amie  nous  a,  tout 
récemment,  mis  en  possession  de  deux  exemplaires  de  cette  variante, 
recueillis  l'un  et  l'autre  en  Algérie,  à  Blida.  Et  ces  deux  contes  arabes 
inédits,  dont  M.  J.  Desparmet  veut  bien  nous  permettre  de  faire 
emploi  dans  ce  travail,  n'ont  pas  seulement  un  véritable  intérêt, 
comme  ayant  été  découverts  sur  une  des  grandes  voies  par  lesquelles 
les  contes  indiens  sont  arrivés  en  Occident  ;  ils  méritent  d'être  étu- 
diés en  eux-mêmes  dans  leurs  curieuses  combinaisons  de  thèmes  (2). 

Le  premier  des  deux  contes,  lequel  vient,  par  intermédiaire,  d'une 
jeune  femme,  originaire  de  Blida,  commence  ainsi  : 

(1)  Albert  Socin  et  Hans  Stumme,  Der  arabische  Dialekt  der  Houwara  des  Wad 
Sus  in  Marohko  (Leipzig,  1894),  n»  12. 

(2)  M.  J.  Desparmet,  profe.';seur  agrégé  d'arabe  au  Lycée  d'Alger,  a  fait  paraître, 
en  1909  et  1910,  deux  volumes  d'une  grande  originalité  et  fort  intéressants,  intitu- 
tulés  Contes  populaires  sur  les  0<ires,  recueillis  à  Blida.  La  série  de  Contes  maures, 
dont  il  a  commencé  la  publication  dans  cette  revue  même,  promet  de  fournir  à 
l'histoire  de  la  propagation  des  contes  indiens  à  travers  le  monde,  des  documents 
de  première  importance. 


LES  iMONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  551 

Il  y  avait  dans  l'ancien  temps  un  roi,  dont  la  fille  était  belle,  d'une 
beauté  qui  ne  se  trouve  pas  sur  la  face  de  la  terre  ;  ses  cheveux  étaient  d'or 
et  d'argent  entremêlés.  Et  le  fils  du  bûcheron  était  beau,  lui  aussi,  extrême- 
ment. Elle  l'avait  vu  un  jour  et  s'était  éprise  de  lui  d'un  grand  amour. 
Bref,  le  jeune  homme  lui  envoya  quelqu'un  en  vue  de  l'épouser.  Elle  lui  dit  : 
«  Va,  demande-moi  en  mariage  à  mon  père.  «  Le  fils  du  bûcheron  alla  trouver 
le  roi  et  lui  fit  sa  demande.  Le  roi  lui  dit  :  «  Mon  fils,  je  ne  donnerai  ma 
fille  qu'à  celui  qui  me  fera  voir  le  prodige  des  prodiges.  » 

Le  jeune  homme  interroge  sa  mère  :  «  Qu'est-ce  que  ce  prodige 
des  prodiges  ?  »  et,  comme  elle  ne  peut  le  lui  expliquer,  il  va  consul- 
ter un  cheïk  fort  âgé.  Celui-ci  l'envoie  chez  certain  enchanteur  juif, 
qui  enseigne  la  hikma,  les  sciences  occultes. 

Arrivé  chez  le  Juif,  le  fils  du  bûcheron  lui  dit  :  «  Je  viens  étudier  auprès 
de  toi.  »  Le  Juif  se  livra  à  ses  calculs  (magiques)  et  resta  quelque  temps  à 
regarder  fixement  la  terre  et  à  .soupirer.  Puis  il  se  mit  à  instruire  le  jeune 
homme,  tant  et  si  bien  qu'il  devint  savant. 

Ici,  le  récit  s'embrouille.  L'enchanteur  enferme  le  jeune  homme 
dans  un  «  silo  de  la  terre  »  (un  caveau).  Une  vieille  réussit  «  par 
ruse  »  à  y  pénétrer,  on  ne  sait  dans  quelles  intentions. 

Elle  dit  au  fils  du  bûcheron  :  (-  Comment  se  fait-il  qu'un  aussi  joli  garçon 
que  toi  reste  ainsi  accroupi  dans  un  caveau  ?  —  Mère,  répond  le  jeune 
homme,  celui  qui  sait  supporter,  réussit.  Ce  n'est  pas  mon  goût,  mais  les 
desseins  de  Dieu  sur  moi.  »  Ils  étaient  sur  ce  propos,  quand  l'enchanteur  se 
dressa  devant  eux.  Il  soufla  sur  la  vieille  :  elle  devint  comme  si  elle  n'avait 
jamais  été  là.  Et  il  se  mit  à  fixer  avec  dureté  le  fils  du  bûcheron,  et  le  fils 
du  bûcheron  planta  en  lui  son  regard,  sans  avoir  peur.  L'enchanteur  lui  dit  : 
«  Les  décrets  de  Dieu  à  ton  endroit  !  Eh  bien  !  je  te  suivrai  dans  les  décrets 
de  Dieu.  Je  ne  sais  s'ils  seront  pour  toi  ou  pour  moi.  »  Après  cela,  l'enchan- 
teur partit,  et  le  fils  du  bûcheron  sortit  derrière  lui. 

Le  jeune  homme  délivre  la  vieille,  qu'il  trouve,  les  bras  liés,  dans 
la  maison  de  l'enchanteur  ;  puis  il  va  lui  rendre  visite  chez  elle  et 
enfin  retourne  dans  son  pays  à  lui. 

Il  y  avait  dans  ce  pays  un  endroit  désert  ;  il  fut  transformé  en  gçar  (châ- 
teau) en  une  nuit.  Le  matin,  le  muezzin  monta  dans  le  minaret  pour  l'appel 
à  la  prière.  Au  lieu  de  dire  :  «  Allah  est  grand  »,  il  dit  :  <  Allah  a  multiplié 
(les  édifices)  »  Quand  les  gens  de  la  ville  l'entendirent  :  «  Qu'arrive-t-il  à  ce 
muezzin  ?  qu'y  a-t-il  ?  »  Une  fois  levés,  ils  voient  un  château,  paradis  sur 
terre.  Le  fils  du  bûcheron  était  là.  c  A  qui  ce  château  ?  lui  demandent  les 
gens.  —  A  moi.  »  Le  roi  parut  ;  il  dit  au  fils  du  bûcheron  :  «  Vends-le  moi.  » 
Le  fils  du  bûcheron  le  lui  vendit  ;  mais  il  ne  voulut  pas  prendre  l'argent. 
«  Seigneur,  dit-il,  tu  es  notre  roi  ;  j'ai  peur  de  toi.  »  Dès  cette  nuit-là,  le 
roi  habita  le  château  avec  sa  famille  et  ses  gens.  Le  lendemain,  quand  ils  se 
réveillèrent,  ils  se  trouvèrent  dans  l'endroit  désert  :  plus  de  château.  Le  roi 
resta  frappé  d'un  grand  étonnement.  Sa  fille  lui  dit  :  «  Mon  père,  je  veux  me 


552  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

marier  avec  le  fils  du  bùclieron.  »  11  lui  dit  :  «  Ma  fille,  attends  que  j'aie  vu 
le  prodige  des  prodiges.  » 

Ce  château  magique  se  retrouvera,  mieux  caractérisé,  dans  le 
second  conte  blidéen  ;  nous  en  parlerons  alors. 

Le  fils  du  bûcheron  revint  dans  le  pays  du  Juif,  et,  se  rencontrant  avec 
lui,  il  devint  poisson  et  entra  dans  le  sein  de  la  mer  ;  puis  il  en  sortit  et 
devint  cheval  dans  la  main  de  la  vieille  femme  qu'il  avait  sauvée  de  l'enchan- 
teur. 11  la  flaira  longuement  pour  lui  faire  comprendre  qu'il  la  regardait 
comme  sa  maîtresse  :  à  ce  moment,  il  avait  perdu  ses  facultés  d'enchanteur, 
son  art  de  tracer  des  signes  magiques. 

La  vieille,  voyant  ses  pauvres  ressources  épuisées  par  la  nécessité 
de  nourrir  le  cheval,  se  dit  qu'elle  ira  le  vendre.  Elle  le  bride  et 
l'emmène  vers  le  marché.  Sur  la  route,  elle  rencontre  un  inconnu 
qui  la  questionne  et  lui  donne  des  conseils  :  il  faudra  ne  vendre  le 
cheval  que  pour  un  prix  extraordinaire  et  surtout  ne  pas  livrer  la 
bride  à  l'acheteur.  Et,  en  un  clin  d'oeil,  cet  inconnu  disparaît.  «  Elle 
comprit  alors  que  c'était  un  génie.  Quant  au  cheval,  elle  ne  comprit 
pas  qu'il  était  le  jeune  homme  qui  l'avait  délivrée  du  juif.  » 

Tout  ce  passage  est  très  altéré,  comme  le  m.ontre  la  moindre 
comparaison  avec  la  généralité  des  contes  de  cette  famille,  qui  ne 
font  pas  intervenir  ici  le  moindre  Deiis  ex  machina  :  c'est,  en  effet, 
le  jeune  homme  lui-même  qui,  avant  de  se  changer  en  cheval,  dit 
à  son  père  ou  à  la  personne  à  laquelle  il  veut  procurer  de  l'argent, 
d'aller  le  vendre  et  de  ne  pas  livrer  la  bride  (1). 

La  vieille  se  rendit  donc  au  marché.  Le  premier  qui  lui  marchanda  le  che- 
val, ce  fut  le  Juif.  Ce  qu'elle  demanda,  il  le  versa.  «  La  bride,  je  ne  te  la  donne 
pas.  »  Mais,  à  la  fin,  elle  fut  éblouie  par  tant  d'argent  ;  elle  lui  laissa  la 
bride  et  s'en  retourna. 

La  vieille  ne  devant  plus  reparaître,  c'est  le  lieu  de  noter  qu'elle 
est,  dans  ce  conte  blidéen,  une  fusion  de  deux  personnages,  ailleurs 
distincts.  D'abord,  elle  tient,  très  imparfaitement,  la  place  de  la 
jeune  fille  que  le  héros  trouve  chez  le  magicien  et  qui,  au  lieu  de 
vaines  paroles,  comme  ici,  lui  donne  d'utiles  conseils.  Puis  elle  joue, 

(1)  Le  Blidéen  de  qui  M.  Desparmel  tient  directement  ce  conte  commente  ainsi 
le  passage  de  la  bride  :  «  C'est  la  coutume  des  musulmans  (c'est-à-dire  des  indigènes 
de  l'Algérie),  lorsqu'ils  vendent  un  cheval,  de  ne  point  livrer  la  bride  avec  la  bête  : 
cela  leur  est  impossible,  quand  même  ils  seraient  menacés  de  mort.  »  Hyperbole 
courante  qui,  dit  M.  Desparmet,  équivaut  à  ceci  :  ils  n'j'  consentent  qu'à  la  dernière 
extrémité.  Livrer  la  bride,  ce  serait,  paraît-il,  pour  un  maquignon  de  là-bas,  perdre 
dans  l'année  toute  ■■  la  corde  où  il  entrave  ses  chevaux  »,  c'est-à-dire  son  écurie.  — 
On  voit  combien,  en  Algérie,  l'idée  fondamentale  du  trait  de  la  bride  (ou,  du  moins, 
l'explication  qu'en  donnent  les  gens  du  pays)  est  différente  de  celle  que  nous  avons 
rencontrée  dans  l'Inde  et  ailleurs  (voir  ci-dessus,  l"^'  partie,  chapitre  2'^,  B,  c). 


LES   MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  553 

moins  mal,  le  rôle  de  la  bonne  vieille  qui,  dans  le  conte  syriaque  de 
Mésopotamie  et  le  conte  grec  de  l'île  de  Syra,  cités  plus  haut,  donne 
l'hospitalité  au  héros  et  en  est  payée,  comme  ici,  par  la  vente  de  son 
hôte  métamorphosé. 

Cependant,  le  Juif  était  heureux  d'un  grand  bonheur  :  il  se  disait  que  le 
fils  du  bûcheron  était  entre  ses  mains  et  que  jamais  plus  il  ne  redeviendrait 
homme.  Il  ramena  le  cheval  chez  lui  et  le  fit  entrer  dans  son  écurie  dont  il 
ferma  la  porte,  en  mettant  là  deux  gardiens  jour  et  nuit. 

Un  jour,  le  fils  de  l'enchanteur  jouait  avec  une  balle,  qui  entra  dans 
récurie,  en  passant  sous  la  porte.  Il  dit  au  gardien  de  lui  ouvrir  la  porte 
pour  qu'il  pût  reprendre  sa  balle.  La  balle  ramassée,  l'enfant  sortit  de  l'écu- 
rie, et  le  cheval  sortit,  lui  aussi,  à  sa  suite,  et  se  mit  à  courir,  la  bride  sur 
le  cou.  En  un  instant,  on  ne  sut  plus  où  il  était. 

Il  y  a,  ce  nous  semble,  en  cet  endroit,  infiltration  d'un  ^thème 
que  nous  avons  touché  dans  les  remarques  de  notre  conte  de  Lor- 
raine, no  12  (t.  I,  p.  141-142).  Nous  retrouvions  alors  ce  thème  en 
Allemagne,  en  Danemark,  dans  le  Tyrol  allemand,  dans  la  Flandre 
française,"  dans  le  pays  basque,  et,  un  peu  modifié,  dans  l'Italie  du 
xvi^  siècle.  Nous  pouvons  aujourd'hui  le  résumer  d'après  un  conte 
grec  moderne,  recueilli  dans  une  île  de  l'Archipel,  à  Astypaléa  (1)  : 
Un  roi  s'est  emparé  d'un  «  homme  sauvage  »,  qu'il  tient  enfermé 
dans  une  cage.  Un  jour  que  le  fils  du  roi,  tout  enfant,  joue  avec  une 
pomme  a 'or,  la  pomme  lui  échappe  des  doigts  et  va  rouler  dans  la 
cage.  L'enfant  demande  sa  pomme  à  l'homme  sauvage,  et  celui-ci 
lui  dit  qu'il  la  lui  donnera  si  le  petit  prince  prend  la  clef  et  ouvre  la 
cage,  pour  lui  faire  respirer  un  peu  l'air.  L'enfant  ouvre  la  cage  et 
l'homme  sauvage  s'enfuit.  Il  viendra  plus  tard  en  aide  au  jeune 
prince  dans  des  circonstances  difficiles  (2). 

Le  conte  blidéen  continue  en  disant,  d'une  manière  très  vague 
que  «  le  fils  du  bûcheron  et  le  Juif  se  rencontrèrent  encore  dans  le 


(1)  L.  Garnett,  op.  cit.,  p.  261  et  suiv. 

(2)  Ce  thème  se  rencontre  dans  un  des  contes  qui,  de  l'Inde,  sont  arrivés  dans 
l'île  de  Ceylan  (H.  Parker,  Village  Folk-Taies  of  Ceylon,  Londres,  1910,  n"  15).  Là, 
un  yakâ  (démon-ogre),  qui  dévore  les  gens  d'une  ville,  est  pris  par  le  roi  et  enfermé 
dans  une  «  maison  de  fer  ».  Pendant  que  le  roi  est  à  la  guerre,  son  fils  ouvre  la  mai- 
son de  fer  et,  par  pitié  pour  le  yakâ,  le  met  en  liberté.  Le  yakâ  lui  promet  de  lui 
rendre  service  à  l'occasion  et,  en  efïet,  quand  le  jeune  prince  est  obligé  de  fuir  la 
colère  de  son  père,  qui  à  son  retour  ne  retrouve  plus  le  yakâ,  celui-ci  fait  conquérir 
à  son  bienfaiteur  la  main  de  trois  princesses.  —  Le  détail  de  la  balle  n'existe  pas 
dans  ce  conte  singhalais,  altéré  peut-être  en  cet  endroit,  comme  le  sont  si  souvent 
les  contes  indiens  ayant  subi  l'importation  à  Ceylan.  (Voir,  sur  les  contes  singhalais 
notre  travail  Le  Conte  du  Chat  et  de  la  Chandelle  dans  l'Europe  du  moyen  âge  et  eu 
Orient,  Romania,  1911,  p.  411  et  suiv.  et  dans  cet  ouvrage  p.  43-5  et  suiv.) 


.^54  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

pays  du  roi,  père  de  la  jeune  fille.  »  L'épisode  de  la  poursuite  et  des 
transformations  est  réduit  à  presque  rien  : 

Le  fils  du  bûcheron  devint  une  orange  ;  Le  Juif  devint  un  grain  de  blé. 
Le  Juif  reprit  sa  forme,  et  l'orange  s'évanouit  à  ses  yeux  ;  elle  finit  par  tom- 
ber dans  les  mains  d'un  vieillard  pauvre.  Celui-ci  dit  :  «  Une  orange  pour 
moi  !  un  fruit  hors  de  saison  !  Par  Allah,  je  vais  la  porter  au  roi  ;  peut-être 
aura-t-il  pitié  de  moi.  »  Il  la  lui  porta  ;  le  roi  la  paya  et  la  déposa  dans  la 
chambre  de  sa  fille. 

Cette  nuit-là,  la  jeune  fille  s'étant  couchée,  vit  sa  chambre  s'illuminer 
sur  elle.  Elle  aperçut  le  fils  du  bûcheron,  et,  en  même  temps,  elle  jeta  un 
regard  vers  l'orange  :  elle  n'y  était  plus.  i<  Homme,  (ju'est-ce  que  cela  ?  tu 
m'as  fait  peur.  »  Il  lui  dit  :  «  Le  plus  grand  service  que  tu  puisses  me  rendre, 
écoute  bien  :  demain  matin,  je  serai  dans  l'armoire  sous  la  forme  d'une  gre- 
nade ;  demain  matin,  viendra  l'enchanteur  juif.  Il  t'offrira  de  grosses 
sommes  d'argent  pour  la  grenade  ;  garde-toi  de  la  donner.  Si  ton  père  veut 
t'y  contraindre,  mets-toi  à  pleurer,  puis  fais  semblant  de  te  fâcher  et  lance- 
moi  de  toutes  tes  forces  dans  la  cour  de  la  maison.  A  ce  moment  là,  ton 
père  verra  le  prodige  des  prodiges.  » 

Le  lendemain,  l'enchanteur  juif  arriva  ;  on  le  laissa  entrer  dans  le  palais  ; 
car  ce  juif  était  célèbre  pour  sa  science  des  enchantements  ;  nul  enchanteur 
ne  pouvait  le  vaincre.  Il  vint  donc  trouver  le  roi  :  <;  Seigneur,  je  veux  te 
demander  quelque  chose.  Aujourd'hui,  je  t'enrichirai,  si  Allah  veut  que  tu 
deviennes  riche  ;  je  t'ouvrirai  un  trésor.  »  Bref,  il  dit  au  roi  :  «  Quel  est  l'objet 
que  tu  as  acheté  au  vieillard  et  pour  lequel  tu  as  donné  tant  ?  »  Ils  se  ren- 
dirent ensemble  à  l'appartement  de  la  jeune  fille,  et  l'enchanteur  attendit 
dans  la  cour  intérieure.  «  Ma  fille,  dit  le  roi,  donne-moi  cette  orange.  — 
Moi,  je  n'ai  point  d'orange.  »  Le  roi  regarda  dans  l'armoire  :  il  y  avait  là  une 
grenade  au  lieu  d'une  orange.  Le  roi  voulut  forcer  sa  fille  à  donner  la  grenade 
au  Juif  ;  mais  elle  fit  .semblant  d'éclater  en  sanglots  ;  puis,  prenant  la  gre- 
nade comme  pour  la  remettre  à  son  père,  elle  la  lança  avec  force  et  l'envoya 
tomber  sur  le  sol  de  la  cour.  La  grenade  s'y  brisa  aux  pieds  de  l'enchanteur. 
Aussitôt  celui-ci  se  transforma  en  coq  et  se  mit  à  picoter  les  grains  de  la 
grenade.  Il  n'en  restait  plus  qu'un,  quand  ce  grain  devint  couteau  et  fit  voler 
au  loin  la  tète  du  coq.  Puis  le  couteau  reprit  la  forme  du  fils  du  bûcheron. 
Le  roi  restait  ébahi.  Le  fils  du  bûcheron  lui  dit  :  «  Maintenant  tu  as  vu  le  pro- 
dige des  prodiges.  —  Et  moi,  dit  le  roi,  je  te  donne  ma  fille  et  avec  elle  la 
moitié  de  mon  royaume.  « 


Le  second  des  deux  contes  arabes  barbaresques  que  nous  devons 
à  l'amitié  de  M.  J.  Desparmet,  a  été  raconté  tout  récemment  à  Blida, 
par  un  jeune  ouvrier  cordonnier,  Marocain,  qui  le  tient  d'un  vieux 
nègre,  originaire  «  des  contrées  avoisinant  l'Egypte  »  ;  il  est  très 
curieux,  lui  aussi,  et  peut  servir  à  expliquer  le  premier  conte  sur  un 
point  important. 

L'introduction,  —  unique  jusqu'à  présent  dans  cette  famille  de 


LES   MONGOLS    ET   LEUR   PRÉTENDU   ROLE  555 

contes,  —  est  une  dérivation  d'un  tlième  très  répandu,  que  l'on 
peut  appeler  le  thème  de  la  Cruche  cassée  et  V  imprécation  de  la  vieille 
et  que  nous  espérons  pouvoir  étudier  quelque  jour  : 

Un  jour,  le  fils  d'un  forgeron,  monté  sur  une  mule  portant  des  cruches, 
allait  vers  la  fontaine,  quand  il  rencontra  une  settout  (vieille  mégère)  ;  il  la 
heurta  et  la  bouscula.  «  Malheur  à  toi  !  cria-t-elle.  Crois-tu  donc  porter  en 
croupe  la  fdle  du  roi  sur  un  coursier  sellé  d'or  !  Voyez  un  peu  !  il  ne  porte 
que  des  cruches,  et  il  bouleverse  le  monde  !  »  Le  jeune  homme  fut  piqué  au 
vif  :  «  Par  la  vérité  (des  dieux)  Ta'si  et  Na'si,  s'écria-t-il,  et  par  la  destinée 
que  Dieu  a  écrite  sur  mon  front,  je  jure  de  demander  au  roi  la  main  de  sa 
fdle.  « 

Il  va  donc  trouver  sa  mère  et,  malgré  tout  ce  qu'elle  peut  lui 
dire,  il  la  force  à  se  rendre  chez  le  roi.  «  Seigneur,  dit-elle,  je  viens 
t'entretenir  ;  mais  je  te  prie  de  poser  d'abord  ta  main  sur  ma 
tête  »  (comme  signe  de  grâce  et  merci,  qui  la  protégera  contre  la 
colère  du  roi).  Quand  le  roi" l'a  ainsi  rassurée,  elle  fait  sa  demande. 
«  Je  donnerai  ma  fiUe  à  ton  fds,  dit  le  roi,  mais  à  une  condition  : 
c'est  qu'il  me  fera  voir  la  merveille  des  merveilles.  » 

Comme  dans  l'autre  conte  de  Blida,  le  jeune  homme  parle  de  son 
afïaire  à  un  vieillard  très  âgé,  qui  lui  répond  :  «  Dis  à  ta  mère  de  te 
préparer  des  provisions  de  voyage.  Va*  apprends  la  science  magi- 
que, et,  si  ta  vie  se  prolonge,  tu  épouseras  la  fille  du  roi.  »  Le  jeune 
homme  part,  marche,  marche,  et,  ses  provisions  épuisées,  il  tombe 
à  demi-mort  auprès  de  la  maison  d'une  vieille  femme,  qui  le  récon- 
forte et  le  ravitaille.  Enfin  il  arrive  chez  un  sorcier  juif,  et  bientôt 
il  «  se  met  à  l'étude  »  dans  un  souterrain  où  il  a  été  introduit  les 
yeux  fermés. 

Or,  ce  sorcier  avait  une  fdle  :  que  béni  soit  Celui  qui  l'avait  créée  et  lui 
avait  donné  sa  beauté  !  Elle  était,  de  plus,  fort  experte  en  magie.  De  son 
côté,  le  jeune  homme  était  beau...  Bref,  elle  conçut  pour  lui  une  grande 
passion. 

Jusqu'alors,  tous  les  musulmans  qui  avaient  étudié  auprès  du  sorcier 
juif  avaient  disparu  sans  laisser  de  traces  :  le  sorcier  les  transformait  en 
diverses  sortes  d'animaux  et  les  abandonnait  à  eux-mêmes,  sous  leur  nou- 
velle forme. 

Quand  le  sorcier  voulait  aller  manger  ou  se  reposer,  il  laissait  le  fds  du 
forgeron  sous  la  garde  de  sa  fdle  ;  elle  lui  apportait  à  manger  à  l'insu  de  son 
père.  Le  fds  du  forgeron  apprit  ainsi  la  science  magique  et  y  devint  fort 
savant. 

Un  jour,  il  trouva  dans  ses  calculs  que  le  Juif  se  vantait  de  travailler  à 
certain  maléfice  qui  devait  métamorphoser  son  élève,  comme  l'avaient  été 
les  prédécesseurs  de  celui-ci.  Ce  jour-là,  quand  le  Juif  se  retira  pour  déjeuner, 
après  avoir  chargé  sa  fdle  de  garder  le  souterrain,  le  fils  du  forgeron  dit  à  la 
jeune  fille  :  «  Si  tu  as  quelque  affection  pour  moi,  laisse-moi  respirer  un  peu 


556  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

sur  le  palier  de  la  porte.  Dès  que  ton  père  reviendra,  je  rentrerai  et  reprendrai 
ma  place.  —  Bien,  »  dit-elle.  A  peine  .sorti,  il  se  transforma  en  vantour  et 
s'envola  dans  le  ciel.  Aussitôt,  elle  devint  aigle  et  se  lança  à  sa  poursuite 
mais  elle  ne  put  l'atteindre. 

Elle  était  debout  devant  le  souterrain  quand  le  Juif  accourut  :  «  Le  musul- 
man s'est  joué  de  toi,  lui  dit-il.  Tu  as  livré  ma  vie  entre  ses  mains.  »  Et,  sur 
le-champ,  il  se  transforma  en  cigogne  et  prit  son  essor  ;  il  rejoignit  ainsi 
le  fils  du  forgeron.  Celui-ci  se  changea  en  aigle  et  s'envola  à  travers  les  airs. 
Le  sorcier  eut  beau  précipiter  son  vol,  il  ne  put  le  rattraper.  Cependant,  le 
fils  du  forgeron,  fatigué,  se  laissa  choir  dans  la  mer  et  devint  poisson  ;  le 
sorcier,  alors,  devint  hameçon.  Le  fils  du  forgeron  sortit  de  l'eau  et  devint 
grain  de  blé,  et  ce  grain  produisit  de  nombreux  épis.  Le  Juif  devint  faucille 
et  se  mit  à  scier  le  blé  ;  quand  la  faucille  fut  sur  le  point  d'arriver  à  l'épi 
dans  lequel  se  cachait  le  fils  du  forgeron,  celui-ci  s'envola  sous  forme  de  pas- 
sereau. Le  sorcier  devint  pigeon  et  gagna  les  hauteurs  derrière  lui  ;  mais  le 
fils  du  forgeron  finit  par  lui  échapper. 

Rentre  dans  son  pays,  le  fils  du  forgeron  rencontre  la  vieille  qui 
a  eu  pitié  de  lui.  quand  il  mourait  de  faim,  et  il  la  prie  de  se  rendre 
avec  lui  sur  un  emplacement  libre,  s'étendant  devant  le  palais  du 
roi  dont  il  veut  être  le  gendre.  Mais  la  vieille,  qui  est  une  «  sainte 
entre  les  saintes  d'Allah  »  et  qui  a  pénétré  le  dessein  du  jeune  homme, 
lui  dit  :  «  Ta  mère  te  vaudra  mieux  que  moi.  »  Et  elle  lui  demande 
d'employer  sa  science  magique  à  la  transporter  bien  loin  de  là,  auprès 
de  ses  fdies  dont  l'une  est  malade.  Le  fils  du  forgeron  tire  un  anneau 
de  sa  poche  et  dit  à  la  vieille  :  «  Mets  l'anneau  à  ton  doigt  et  ferme 
les  yeux.  »  A  peine  l'a-t-elle  fait,  qu'elle  se  trouve  auprès  de  ses 
enfants.  Et  l'anneau  revient  aussitôt  à  son  maître.  Celui-ci  le  frotte, 
et  sur-le-champ,  sa  mère  est  à  ses  côtés. 

Cette  nuit-là,  le  fils  du  forgeron  et  sa  mère  la  passèrent  dans  un  château 
dont  la  magnificence  ne  pourrait  se  retrouver  et  dont  les  clefs  étaient  d'or. 
Le  lendemain  matin,  le  jeune  homme  dit  à  sa  mère  :  «  Écoute,  je  vais  te  faire 
mes  recommandations.  Le  roi  va  se  réveiller  et  il  viendra  voir  ce  château  ;  tu 
lui  diras  qu'il  est  à  vendre  ;  il  te  donnera  le  prix  que  tu  voudras.  S'il  te 
demande  les  clefs,  tu  lui  diras  :  Je  ne  le  vends  pas  avec  les  clefs.  Garde-toi 
de  te  laisser  jouer  et  de  vendre  les  clefs  avec  le  château  :  ce  serait  fini  ;  tu  ne 
me  reverrais  plus.  »  Après  cela,  il  devint  invisible  par  un  effet  de  sa  science 
magique. 

Vient  ensuite,  dans  ce  second  conte  Ididéen  comme  dans  le  pre- 
mier, l'épisode  du  muezzin,  rémoi  de  la  population,  la  vente  du  châ- 
teau au  roi  (sans  les  clefs),  l'installation  de  la  famille  royale  dans  le 
château  et  son  réveil  dans  la  plaine  nue. 

«  Ce  jour-là,  continue  le  conte,  le  fils  du  forgeron,  quoique  invi- 
sible, fut  surpris  par  le  sorcier  juif.  «  Et  l'épisode  de  la  poursuite 
et  des  transformations  recommence,  à  peu  près  littéralement  repro- 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  557 

duit,  et  se  terminant  également  par  la  disparition  du  fils  du  forgeron 
aux  yeux  du  Juif. 

L'épisode  qui  suit,  est  celui  du  héros  se  transformant  en  cheval 
et  de  sa  vente  au  Juif,  lequel,  malgré  les  recommandations  faites 
par  le  jeune  homme  à  sa  mère,  trouve  moyen  de  prendre  possession 
de  la  bride.  Quand  le  Juif  amène,  en  le  fouaillant,  le  cheval  chez  lui, 
sa  fille  reconnaît  le  jeune  homme  métamorphosé. 

Un  jour,  la  jeune  fille  vint  trouver  le  cheval  ;  il  leva  vers  elle  ses  yeux  ; 
des  larmes  en  tombaient.  Elle,  qui  s'était  éprise  du  jeune  homme  au  temps 
où  il  étudiait  près  de  son  père,  et  qui  lui  avait  donné  une  première  fois  la 
liberté,  se  sentit  émue  d'une  grande  pitié.  «  Je  vais  te  délivrer,  lui  dit-elle. 
Je  veux  seulement  que,  si  tu  es  un  honnête  et  franc  magicien,  une  fois  déli- 
vré, tu  m'épouses  et  deviennes  mon  mari.  »  Il  remua  la  tète  comme  pour 
dire  :  C'est  entendu.  Elle  guetta  le  moment  où  son  père  s'enfonçait  dans  le 
souterrain,  et  détacha  le  cheval  en  lui  étant  sa  bride.  Il  sortit  et  se  trans- 
forma en  faucon,  qui  s'éleva  dans  les  hauteurs  du  ciel.  Alors,  elle  éprouva 
du  regret  de  l'avoir  laissé  partir. 

Nous  arrivons  au  dénouement,  mais  par  une  tout  autre  voie  que 
dans  les  autres  contes  de  cette  famille.  On  pourrait  s'attendre  à  voir 
le  faucon  aller  se  changer  en  anneau  au  doigt  de  la  fille  du  roi  ;  il 
n'en  sera  rien. 

Le  fils  du  forgeron  rentra  dans  son  pays.  Un  éventaire  à  la  main,  il  se 
mit  à  vendre  des  bijoux.  Méconnaissable,  il  allait  d'une  rue  à  l'autre  ; 
enfin,  il  arriva  devant  le  palais.  La  fille  du  roi  aperçut  l'éventaire  qui  brillait 
comme  l'œil  du  soleil  ;  elle  appela  son  père  :  «  Père,  je  veux  que  tu  descendes 
avec  moi  pour  m'acheter  quelque  chose  à  ce  marchand.  »  Le  roi  l'accompa- 
gna. La  première  chose  qu'elle  prit,  ce  fut  l'anneau  (1),  et  cet  anneau  n'était 
autre  que  le  fils  du  forgeron  en  personne.  Le  roi  l'acheta.  Elle  le  passa  à  son 
doigt  et  en  fut  enchantée.  Le  fils  du  forgeron  s'était  retiré  ;  la  nuit  venue,  il 
se  trouva  dans  la  chambre  de  la  princesse.  Il  lui  enleva  l'anneau  sans  qu'elle 
sentît  rien  ;  puis  il  la  réveilla.  Quand  elle  ouvrit  les  yeux,  elle  trouva  sa 
chambre  illuminée  sans  aucun  luminaire,  et  le  fils  du  forgeron  brillait  d'une 
baauté  semblable  à  l'éclat  de  la  lune.  A  peine  l'eut-elle  vu  que,  sans  se  donner 
le  temps  de  réfléchir,  elle  lui  déclara  :  Quoi  qu'il  advienne,  il  faut  que  je  te 
prenne  pour  mari.  —  Tout  ce  qui  m'est  arrivé  ne  m'est  arrivé  qu'à  cause  de 
toi,  lui  dit-il.  Mais  si  tu  veux  m'épouser,  il  faut  qu'une  condition  soit  remplie. 
Demain  matin,  je  le  sais,  ton  père  viendra  te  dire  :  Remets-moi  l'anneau. 
Dis-lui  :  «  Jamais  je  ne  le  livrerai.  S'il  veut  t'y  forcer,  fais  semblant  de  te 
mettre  en  colère  et  lance-moi,  c'est-à-dire  lance  l'anneau,  avec  force  contre 
le  sol.  Ton  père  verra  alors  la  merveille  des  merveilles.  » 

Le  lendemain,  le  muezzin  monta  au  minaret  et  cria  :  «  Quelle  foule  !  » 
Il  apercevait,  en  effet,  une  armée  nombreuse  qui  bloquait  la  ville.  La  popu- 

(1)  Probablement  l'anneau  dont  il  a  été  parlé  plus  haut  et  par  le  moyen  duquel 
le  fils  du  forgeron  transporte  en  un  clin  d'œil  la  bonne  vieille  chez  elle  et  fait  venir 
auprès  de  lui  sa  mère. 


558  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

lation  s'émut  et  courut  au  palais  :  «  Seigneur,  sors  ;  viens  voir.  »  C'était 
le  sorcier  juif  qui  s'était  déguisé  et  avait  pris  le  train  d'un  roi.  Le  roi  se  rendit 
au  devant  de  lui.  «  Que  désires-tu  ?  —  L'anneau  que  tu  as  acheté  hier. 
Il  faut  qu'il  me  soit  apporté  à  l'instant  :  faute  de  quoi,  la  guerre  va  commen- 
cer immédiatement  entre  nous.  « 

Le  roi  entra  chez  sa  fdle.  «  Donne-moi  cet  anneau.  »  Elle  s'y  refusa.  A  la 
fin,  au  lieu  de  le  lui  remettre,  elle  le  lança  contre  le  sol.  Il  se  transforma  en 
une  grenade  qui  s'écrasa  et  éparpilla  de  tous  côtés  ses  grains.  Le  Juif  aussi- 
tôt se  changea  en  coq  et  picota,  picota.  Mais  le  dernier  grain  devint  soudain 
un  couteau,  qui  fit  voler  la  tète  du  coq  d'ici  jusque  là-bas.  Le  jeune  homme 
reprit  la  belle  prestance  qu'il  avait  auparavant.  Quant  à  l'armée  du  Juif,  on 
eût  dit  qu'elle  n'avait  jamais  été  aux  portes  de  la  ville. 

Se  tournant  alors  du  côté  du  roi,  le  fils  du  forgeron  lui  dit  :  <'  Qu'as-tu 
vu  ?  —  C'est  vrai,  dit  le  roi  ;  c'est  bien  là  la  merveille  des  merveilles.  » 
Bref  le  fils  du  forgeron  épousa  la  fille  du  roi. 

Le  conte,  tel  qu'il  a  été  transmis  à  Î\L  G.  Desparmet,  se  termine 
ainsi  : 

Celui  qui  a  conté  cette  histoire  prétend  que  le  fils  du  forgeron  n'épousa 
point  la  fille  du  roi  (malgré  sa  promesse).  Mais  une  vieille  femme,  de  son 
métier  porteuse  d'eau,  Aïcha,  dit  qu'il  l'épousa  à  l'insu  de  la  princesse, 
parce  qu'elle  lui  avait  donné  la  liberté  et  qu'elle  était  elle-même  habile  dans 
la  science  magique.  Le  narrateur  déclare  n'avoir  jamais  entendu  racon- 
ter cela. 


Nous  avons  dit  que  ce  second  conte  barbaresque  peut  servir  à 
expliquer  le  premier  sur  un  point  important  ;  nous  ajouterons  qu'il 
donne  de  précieuses  indications  sur  la  manière  dont  a  pris  naissance 
la  forme  spéciale  du  Magicien  et  son  apprenti  que  nous  étudions 
dans  ce  §  6. 

Dans  le  premier  conte,  un  château  surgit  tout  d'un  coup  dans 
une  plaine  nue,  évidemment,  bien  que  ce  ne  soit  pas  dit  expressé- 
ment, par  la  puissance  du  jeune  magicien,  —  et  ce  château,  vendu 
au  roi,  disparaît  aussi  vite  qu'il  a  fait  son  apparition.  Ce  double 
trait,  joint  au  trait  de  la  fille  du  roi  demandée  en  mariage  par  un 
pauvre  hère,  fait  inunédiatement  penser  à  une  infiltration  du  conte 
arabe  d'Aladdin  dans  cette  variante  arabe  du  Magicien  el  son 
apprenti. 

Le  second  conte  de  Blida,  lui  aussi,  a  les  trois  traits  indiqués  et, 
de  plus,  le  trait  de  l'anneau  magique  que  frotte  le  héros,  comme 
Aladdin  frutte  l'anneau  et  la  lampe.  La  conjecture  qui  vient  d'être 
émise  semble  donc  trouver  là  une  confirmation.  Mais,  dans  ce  second 
conte,  l'épisode  du  château  a  un  trait  qui  n'est  pas  du  tout  d'Alad- 


LES  MONGOLS   ET  LEUR   PRÉTENDU  ROLE  559 

din  :  avant  que  le  roi  vienne  pour  voir  le  château  et  l'acheter,  le 
héros  a  recommandé  à  sa  mère  de  ne  pas  «  vendre  le  châleau  avec 
ses  clefs  »  ;  les  clefs  sont  donc  réservées  par  la  vieille  femme,  et,  le 
lendemain  matin,  le  roi  et  sa  famille,  qui  se  sont  empressés  de  pren- 
dre possession  du  château,  se  réveillent  au  beau  milieu  des  champs. 

Il  nous  paraît  donc  certain,  —  malgré  l'embrouillement  actuel 
de  ce  passage  du  conte  barbaresque,  —  que,  dans  la  forme  non 
altérée,  le  château  n'était  autre  que  le  jeune  magicien  lui-même, 
métamorphosé,  et  que  cet  épisode  prenait  place  à  côté  des  autres 
transformations  destinées  à  procurer  de  l'argent  au  héros  ou  à  ceux 
auxquels  il  s'intéresse.  C'est  ainsi  que,  dans  le  conte  serbe  cité  plus 
haut,  après  s'être  fait  vendre  sous  forme  de  cheval  (licou  réservé), 
le  jeune  homme  veut  se  faire  vendre  sous  forme  d'une  «  belle  église  » 
(clef  réservée).  Dans  un  autre  endroit  de  cette  étude,  on  verra  des 
transformations  du  héros  en  «  boutique  »,  en  «  maison  de  bains  », 
l'une  et  l'autre  mises  en  vente  sous  la  réserve  des  clefs. 

Dans  les  deux  contes  barbaresques,  une  sorte  d'atiraclion  a  mis 
le  «  château  »  d'Aladdin  à  la  place  de  1'  «  église  n,  de  la  «  boutique  », 
de  la  «  maison  de  bains  »,  et  cela  d'autant  plus  naturellement  que 
le  château  d'Aladdin  disparaît  lui  aussi,  non,  il  est  vrai,  pour  s'anéan- 
tir, mais  pour  être  transporté  au  bout  du  monde,  quand  l'ennemi 
de  son  possesseur  s'est  emparé  de  l'objet  magique  auquel  le  château 
doit  l'existence. 

Cet  objet  magique,  l'anneau,  a  suivi  le  château  des  Mille  el  une 
Nuils  dans  le  second  conte  de  Blida,  bien  qu'il  y  soit  tout  à  fait 
superflu,  la  science  magique  du  héros  suffisant  à  motiver  tout  le 
merveilleux.  Le  faux  marchand  ambulant  (qui,  dans  Aladdin,  donne 
des  lampes  neuves  pour  des  vieilles)  y  a  passé  de  même.  Cela  sautera 
aux  yeux,  si  on  prend  connaissance  d'un  certain  conte  arabe,  litté- 
raire comme  celui  d'Aladdin  et  dérivant  d'une  même  source  pre- 
mière, mais  présentant  une  forme  bien  plus  simple  et  plus  voisine 
de  l'original  indien.  Ah  !  le  beau  travail  qu'il  y  aurait  à  faire  sur  ce 
conte  d'Aladdin,  qui,  sous  son  splendide  vêtement  arabe,  cache 
un  véritable  délabrement  du  conte  indien  primitif,  charpenté  de 
main  de  maître  ! 

Dans  ce  conte  arabe  littéraire  (1),   —  où  il  n'y  a  pas  de  lampe 

(1)  Cette  Histoire  du  Pêcheur  et  de  son  fils  fait  partie  d'un  manuscrit  des  Mille 
et  une  Nuits,  conaervé  à  Oxïord,  le  manuscrit  Wortley-Montague  (voir,  au  sujet  de 
ce  manuscrit,  notre  travail  Le  Conte  du  chat  et  de  la  chandelle  déjà  mentionné. 
liomania,  1911,  p.  495,  note  1,  et  page  499,  note  5,  et  dans  le  présent  ouvrage 
pp.  464  et  478).  Elle  se  trouve  dans  la  traduction  allemande  de  Max  Henning, 
t.  XXIV,  p.  18  et  suiv. 


560  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

merveilleuse  faisant  double  emploi  avec  l'anneau  merveilleux,  — 
le  Juif  (le  «  magicien  africain  »  d'Aladdin)  vient,  avec  un  éventaire 
chargé  de  joyaux,  crier  devant  le  palais  du  héros,  son  ennemi  : 
«  Perles  !  émeraudes  !  coraux  !  joyaux  fins  !  » 

La  fille  du  sultan,  épouse  du  héros,  envoie  une  de  ses  esclaves 
parler  au  prétendu  marchand  :  «  Combien  vends-tu  tes  joyaux  ? 
—  Je  ne  les  vends  que  contre  de  vieux  anneaux.  »  La  princesse  lui 
donne  innocemment,  pour  des  pierreries,  le  «  vieil  anneau  »,  l'anneau 
magique  dont  son  mari  a  eu  i  imprudence  de  se  dessaisir  en  le  met- 
tant dans  un  coffret. 

On  a  remarqué,  dans  le  conte  de  Blida,  que,  par  l'effet  d'une 
soudure  bizarre  entre  les  deux  thèmes,  l'anneau  qui  est  sur  l'éven- 
taire  du  faux  marchand  et  que  la  princesse  achète  et  se  met  au 
doigt,  est  «  le  fils  du  forgeron  en  personne  »,  comme  l'anneau  qui, 
dans  les  bonnes  versions  du  Magicien  el  son  apprenti,  vient,  après 
toute  une  série  de  transformations  du  héros,  se  mettre  au  doigt  de 
la  fille  du  roi.  —  Dans  Aladdin,  il  s'agit,  pour  le  prétendu  marchand, 
de  prendre  l'anneau  à  la  princesse  ;  dans  le  conte  de  Blida,  il  s'agit 
de  le  faire  prendre  par  elle  (1). 

Dans  les  combinaisons  constatées  ici,  il  y  a  un  nouvel  exemple 
de  la  sûreté  de  coup  d'oeil,  inconsciente,  senible-t-il,  avec  laquelle 
l'instinct  populaire,  —  c'est-à-dire,  en  réalité,  tel  conteur,  telle 
conteuse  en  chair  et  en  os,  —  saisit  ce  qui,  dans  divers  thèmes,  est 
susceptible  de  se  rapprocher,  de  se  souder,  de  s'amalgamer  (avec 
plus  ou  moins  de  bonheur,  mais  là  n'est  pas  la  question),  tandis  que 
nous  avons  parfois  tant  de  peine,  nous  autres  folkloristes,  à  distin- 
guer, à  séparer  ces  différents  éléments,  une  fois  combinés. 

Les  deux  contes  de  Blida  jettent,  croyons-nous,  quelque  lumière 
sur  l'origine  de  l'introduction-cadre  des  contes  du  groupe  auquel 
ils  appartiennent  l'un  et  l'autre. 

Dans  cette  introduction,  —  comme  dans  le  conte  d'Aladdin  et 

(1)  Ce  petit  commentaire  était  écrit,  quand,  en  revoyant  les  précieuses  analyses 
de  contes  slaves  de  la  famille  du  Magicien  et  son  apprenti,  que  nous  devons  à  l'obli- 
geante érudition  de  M.  Polivka,  nos  yeux  sont  tombés  sur  le  passage  suivant  d'un 
conte  bulgare  Sapkarev  Sbornik,  VIll-IX,  p.  450,  n°  262)  :  Le  jeune  homme,  pour- 
suivi sous  sa  forme  de  colombe  par  le  diable  Okh,  qui  s'est  transformé  en  un  autre 
oiseau,  devient  un  anneau  au  doigt  de  la  fille  de  l'empereur.  Alors,  Okh  se  présente 
comme  joaillier,  qui  échange  de  vieux  anneaux  pour  des  neufs.  L'anneau  de  la  prin- 
cesse tombe  par  terre  et  se  change  en  grains  de  millet  ;  le  joaillier  devient  un  coq, 
et  un  des  grains  un  renard  qui  tue  le  coq.  —  L'emprunt  fait  aux  contes  du  type 
à^ Aladdin  est  aussi  évident  en  Bulgarie  qu'à  Blida,  et  le  fait  est  des  plus  surpre- 
nants ;  mais  le  conte  bulgare  n'a  pas  défiguré  ce  qui  était  emprunté. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  561 

dans  les  contes  congénères,  —  un  jeune  homme  d'humble  naissance 
demande  à  un  roi  la  main  de  sa  fille  et  le  roi  la  lui  accorde,  à  une 
condition  :  c'est  que  le  prétendant  fera  quelque  chose  de  surhumain. 

Mais, dans  Aladdin,\e  héros,  quand  il  envoie  sa  mère  demander  en 
mariage  la  fille  du  sultan,  est  déjà  en  possession  de  l'objet  magique 
qui  lui  permettra  d'exécuter  tout  ce  que  le  sultan  pourra  exiger  :  son 
acte  est  risqué,  mais  non  fou.  —  Tout  au  contraire,  dans  les  deux 
contes  barbaresques  et  dans  leurs  similaires  de  ce  §  6,  le  héros  est, 
pour  le  moment,  dépourvu  de  tout  moyen  d'arriver  à  ses  fins  :  son 
acte  est  un  coup  de  tête  insensé  (ce  qui,  par  parenthèse,  ne  nuit  nul- 
lement à  l'intérêt  du  récit). 

II  nous  semble  que  la  forme  la  plus  ancienne  de  ce  thème  de 
la  Demande  en  mariage  se  trouverait  dans  un  conte  indien,  dont  un 
conte  serbe  (1)  reflète  avec  une  grande  netteté  une  variante  excel- 
lente, tenant  le  milieu  entre  un  conte  du  Pantchatantra  et  un  conte 
de  la  Sinhâsana-dvâtrinçikâ  («les  Trente-deux  [Récits]  du  Trône  »)  (2). 
Voici  ce  conte  serbe  : 

Une  femme  sans  enfants  obtient  par  ses  prières  (dans  le  Pantchatantra, 
à  la  suite  d'un  sacrifice  offert  à  cette  intention)  d'être  mère  :  mais  c'est  un 
serpent  qu'elle  met  au  monde.  Vingt  ans  après,  le  serpent  dit  à  sa  mère 
d'aller  demander  pour  lui  la  main  de  la  fille  du  roi  (ici,  le  conte  de  la  Sinhâsa- 
na-dvâtrinçikâ complète  le  conte  très  simple  du  Pantchatantra,  où  c'est  la 
fille  d'un  autre  brahmane  que  doit  demander  le  brahmane,  père  du  ser- 
pent). Le  roi  se  met  à  rire  et  dit  à  la  bonne  femme  qu'il  y  consent,  à  condi- 
tion que  le  prétendant  construise,  de  sa  maison  au  palais,  un  pont  de  perles 
et  de  pierres  précieuses.  En  un  instant,  la  chose  est  faite.  Ensuite  le  ser- 
pent doit  bâtir  un  palais  plus  beau  que  celui  du  roi,  et  enfin  décorer  et 
meubler  ce  nouveau  palais  plus  magnifiquement  que  ne  Tétait  l'ancien  (3). 

Dans  ce  conte,  comme  dans  Aladdin,  ce  que  le  roi  exige  du 
prétendant,  c'est  quelque  chose  de  positif,  de  palpable,  à' utilitaire  : 
construire  en  rien  de  temps  un  château,  un  pont  merveilleux.  — 
Dans  les  deux  contes  blidéens  et  dans  les  autres  contes  du  même 
groupe,  ce  qu'il  demande  est  quelque  chose  d'imprécis  et  d'ailleurs 
de  nature  à  satisfaire  seulement  la  curiosité  :  faire  voir  le  prodige 


(1)  Wuk  Stephanowitsch  Karadschitsch,  VolUsmierchen  der  Serben  {BQT\m,\%ôfi), 
n»  9. 

(2)  Voir  le  résumé  de  ces  deux  contes  littéraires  indiens  dans  les  remarques  du 
n°  63  de  nos  Contes  populaires  de  Lorraine,  t.  II,  pp.  228-229. 

(3)  Dans  la  Sinhâsana  dvâtrincikâ,  où  le  prétendant  est  un  génie  céleste,  un  gan- 
d/iarva,  condamné  pour  ses  fautes  à  renaître  chez  les  hommes  sous  forme  animale, 
et  qui  a  gardé  sa  puissance  surhumaine,  le  roi  lui  dit  :  «  Si  tu  as  une  vertu  divine, 
entoure  la  ville  d'un  mur  de  cuivre,  et  bâtis-moi  un  palais  présentant  les  trente- 
deux  signes  de  la  perfection.  » 

'M 


562  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

des  prodiges,  se  montrer  plus  habile  et  faire  des  tours  d'adresse 
niicux  ([ue  les  autres  honirries,  etc. 

Évidemment,  cette  seconde  forme  est  une  forme  secondaire,  posté- 
rieure à  l'autre  ;  mais  elle  n'en  est  pas  moins  intéressante.  Comme  la 
première,  elle  existe  dans  l'Inde,  où,  jusqu'à  présent,  nous  ne  l'avons 
rencontrée  qu'affaiblie  et  combinée  avec  le  thème  du  Magicien  et 
son  apprenti  tout  seul  (sans  l'adjonction  du  thème  de  la  Demande 
en  mariage)  :  nous  rappellerons  ce  conte  du  Nord  de  l'Inde  {V^  partie 
chapitre  2^,  R,  a  et  d),  où  un  roi,  passionné  pour  les  spectacles  de 
toute  sorte,  ordonne  à  son  vizir  de  tiii  faire  voir  quelque  chose  qui 
l'amuse  vraiment  ;  ce  qui  détermine  le  vizir  à  mettre  son  fils  en 
apprentissage  chez  un  halvât  (confiseur)  magicien.  A  la  fin  des  trans- 
formations, le  roi  voit  tout  d'un  coup  devant  lui  le  fils  de  son  vizir, 
et,  bien  que  le  conte  ne  le  dise  pas,  il  reconnaît  sans  nul  doute  que 
le  jeune  homme  l'a  fait  assister  à  un  spectacle  extraordinaire.  Ainsi 
que  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer,  il  n'y  a  pas  ici  de  demande  en 
mariage  ;  il  n'y  a  même  pas  de  princesse  à  marier.  La  jeune  fille  que 
le  fils  du  vizir  épouse  finalement,  c'est  la  fille  du  magicien,  laquelle 
lui  est  venue  en  aide,  pendant  qu'il  était  en  captivité. 


Dans  un  conte  berbère,  recueilli  par  M.  A.  Destaing,  chez  les 
Beni-Snous  du  Kef,  région  de  l'Algérie  toute  voisine  du  Maroc  (1), 
l'introductio}!  (et,  par  conséquent,  le  cadre  s'y  rattachant)  est  très 
singulièrement  défigurée  : 

Un  jeune  homme  ruiné  s'engage  comme  terrassier  au  service  du  sultan. 
Comme  il  est  aussi  fort  que  beau,  le  sultan  va  le  voir,  et,  en  causant  avec 
Ici,  il  lui  dit  :  <-  Fais-moi  voir  ta  fenmie.  —  Fais-moi  d'abord  voir  les  tiennes.  » 
Le  sultan  se  fâche  :  «  Tu  ne  les  verras  que  si  tu  as  étudié  les  choses  étranges 
et  meiveilleuscs.  —  Alors  tu  ne  verras  })as  la  mienne.  »  Le  sultan,  de  plus 
en  plus  irrité,  réussit  à  séduire  la  femme  du  terrassier.  Celui-ci  s'aperçoit 
alors  que  ses  forces  diminuent,  et  il  apprend  ce  qui  s'est  passé.  Il  se  met  en 
route,  laissant  sa  maison  sous  la  gai'de  d'un  enfant,  son  neveu  et  arrive 
chez  un  Juif,  qui  enseigne  ks  choses  étranges  et  merveilleu.ses.  Une  fille  du 
maître  recommande  au  jeune  homme  de  ne  jamais  dire  (ju'il  sait  sa  leçon  ; 
«  car  celui  qui  apprend  vite,  mon  père  le  tue,  afin  que  cet  élève  ne  devienne 
pas  savant  (onmie  lui.  »  Elle-même,  quand  le  Juif  la  charge  de  faire  étudier 
le  jeune  honune,  dit  toujours  à  son  père  qu'il  n'apprend  rien  et  ne  sait  rien. 
Le  Juif  finit  par  le  renvoyer  ;  mais  l'étudiant  en  sait  déjà  plus  que  le  maître. 

(1)  Ce  conte  est  le  n°  06  des  très  int«'Tc.ssanls  contes  nHinis  dans  l'ouvrage  de 
M.  A.  Desti.iuf,',  Etude  sur  le  dialecte  berbère  des  Bciii-Snoiis  (l.  II,  Paris,  1911, 
p.  107  et  suiv.). 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  563 

Revenu  à  la  maison,  le  jeune  homme  se  change  en  cheval,  et  son  neveu 
le  vend  au  sultan,  en  se  réservant  la  bride.  Les  femmes  du  sultan  viennent 
admirer  le  bel  animal.  Tout  d'un  coup  le  cheval  devient  homme.  «  Eh  bien  ! 
dit-il  au  sultan,  ne  t'avais-je  pas  dit  que  je  verrais  tes  femmes  ?  —  Si  tu 
n'avais  pas  étudié,  tu  ne  les  aurais  jamais  vues.  » 

A  partir  de  cet  endroit,  le  conte  reprend  la  forme  hal)ituelle  du 
Magicien  et  son  apprenli  :  le  jeune  homme  se  changeant  en  mule 
et  vendu  au  Juif  avec  la  bride  ;  —  la  fille  du  Juif  retirant  cette 
bride  ;  —  changement  du  jeune  homme  en  poisson  (poursuivi  par 
le  Juif  sous  forme  de  serpent),  puis  en  colombe  (poursuivie  par  un 
'  faucon)  ;  —  anneau  au  doigt  de  la  fille  du  sultan  ;  —  arrivée  du 
Juif,  réclamant  l'anneau  comme  le  sien  ;  —  l'anneau  jeté  au  milieu 
de  la  chambre  et  devenant  une  grenade  ;  —  finalement,  changement 
du  Juif  en  coq,  et  du  dernier  grain  de  la  grenade  en  couteau,  qui 
coupe  le  cou  au  coq.  —  Et  le  jeune  homme  retourne  à  sa  maison. 

§  7 
La  conseillère 

Après  l'examen  qui  vient  d'être  fait  de  certains  ensembles, 
nous  revenons  à  notre  analomie  comparée,  à  l'étude  successive  des 
différents  éléments  constitutifs  de  notre  conte  et  de  ses  variantes, 
et  nous  arrivons  à  un  petit  thème  qui  ne  se  rencontre  pas  très  sou- 
vent :  Pendant  son  séjour  chez  le  magicien,  le  héros  est  conseillé,  aidé 
par  une  femmç. 

Ce  petit  thème  se  rattache  à  un  thème  plus  général  :  Un  jeune 
hom.me,  captif  chez  un  personnage  malfaisant,  réussit  à  lui  échapper, 
grâce  à  de  bons  conseils  ou  â  des  secours  efficaces. 

Deux  sous-thèmes  : 

1°  Des  tâches  sont  imposées  au  jeune  homme  par  l'ogre,  l'ogresse, 
la  sorcière,  au  pouvoir  desquels  il  est  tombé  :  celles  de  ces  tâches 
qui  sont  humainement  impossibles,  sont  exécutées,  à  la  place  du 
jeune  homme,  par  le  pouvoir  surhumain  de  la  fille  de  la  maison,  aussi 
bonne  que  son  père  ou  sa  mère  est  méchant,  ou  parfois  par  une  com- 
pagne de  captivité  ;  le  jeune  homme  est  simplement  conseillé  par  sa 
bienfaitrice  pour  les  autres  tâches  (1).  — ,Ce  sous-thème  n'a  pas  été 

(1)  Il  est  à  noter  qu'une  des  tâches  imposées,  une  tâche  au  sujet  de  laquelle  le 
héros  n'a  qu'à  être  conseillé,  est  celle  de  reconnaître  parmi  plusieurs  jeunes  filles, 
la  fille  du  personnage  malfaisant.  Ce  trait  s'est  infiltré  dans  certaines  variantes  du 
Magicien  et  son  apprenti  (suprà,  §  2). 


564  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

traité  ici,  et  nous  renvoyons  aux  remarques  de  nos  contes  d(   Lor- 
raine, no  9,  L'Oiseau  verl,  et  n^  32,  Clialle  Blanche  (1  ). 

2°  Il  n'y  a  point  de  tâches  à  exécuter  ;  mais  un  grand  danger 
menace  le  prisonnier  de  la  part  du  personnage  malfaisant.  Le  pri- 
sonnier sera  sauvé  par  de  bons  conseils. 

Ce  second  sous-thème  se  subdivise  en  deux  : 

a)  Les  conseils  sont  donnés  par  une  femme  ; 

b)  Les  conseils  sont  donnés  par  divers  êtres  (cette  expression  vague 
sera  précisée  plus  loin). 


C'est  dans  la  première  division  du  second  sous-thème  que  rentrent 
la  plupart  des  contes  {supra,  §  6)  dont  l'introduction  est  la  demande 
en  mariage. 

Dans  le  conte  avar,  dans  le  conte  turc,  dans  le  second  conte  arabe 
de  Blida,  dans  le  conte  berbère  (altéré  pour  l'introduction),  dans  le 
conte  du  Nord  de  l'Inde  (altéré  aussi),  la  conseillère  est  la  fille  du 
magicien.  —  Dans  le  conte  toscan,  c'est  une  captive.  —  Dans  le 
conte  serbe  (probablement  de  Bosnie),  il  n'existe  plus  qu'un  débris 
de  cet  épisode  (la  jeune  fdle  que  le  héros  trouve  dans  une  des  trois 
chambres  défendues  et  qui  lui  fait  présent  d'une  clef,  dont  ensuite 
il  ne  sera  plus  question). 

Aux  contes  de  ce  groupe,  il  faut  ajouter  les  trois  contes  du  §  4  : 
arabe  d'Egypte,  grec  de  l'île  de  Syra  (dans  lesquels  la  conseillère  est 
une  compagne  de  captivité,  «  pendue  par  les  cheveux  )),  et  syriaque 
de  Mésopotamie  (le  seul,  à  notre  connaissance,  où  la  captive  est  rem- 
placée par  un  jeune  homme  enchaîné). 

Viendront  encore  se  classer  à  côté  des  contes  qui  précèdent,  le 
conte  arabe  des  Houwâra  du  Maroc,  cité  au  §6  (la  conseillère  est  la 
fille  du  Juif  magicien),  et  un  autre  conte  arabe,  également  marocain, 
de  Mogador  (la  conseillère  est  une  servante  du  Juif)  (2)  ;  —  le  conte 
arménien  d'Agn,  cité  §  6,  en  note  (la  conseillère  est  la  mère  du  der- 
viche) ;  —  un  conte  serbe  (dans  lequel  les  conseils  sont  donnés  au 
héros  par  une  vieille  femme,  retenue,  elle  aussi,  captive  parle  dia- 


(1)  Ce  premier  sous-lhème  se  présente  aussi  sous  la  forme  masculine  :  c'est  une 
jeune  fille  à  qui  des  tâches  sont  imposées  par  une  ogresse  ou  une  sorcière,  et  ces 
tâches  sont  exécutées  par  un  jeune  homme,  le  fils  de  l'ennemie,  lequel  aide  aussi 
la  jeune  fille  de  ses  conseils  (voir  notre  conte  de  Lorraine,  n°  65,  Firosette). 

(2)  Albert  Socin,  Zum  arabisclien  Dialekt  von  Marokko  (Leipzig,  1893),  n°  1. 


LES  MONGOLS   ET  LEUR  PRÉlTENDU   ROLE  565 

blc)  (1)  ;  —  le  conte  grec  d'AUièncs  (A/t).  du  §  3  {princesse  captive)  ; 
—  le  conte  bas-breton  d'Ewenn  Congar  (§  4)  (princesse  captive, 
également). 

Dans  presque  tous  ces  contes,  le  conseil  donné  au  héros,  c'est 
de  fcire  l'ignorant,  quand  il  sera  interrogé  par  le  magicien. 

Dans  la  plupart  aussi,  la  conseillère  enseigne  la  magie  au  héros. 

On  a  remarqué,  dans  le  conte  avar,  dans  le  conte  turc  et  aussi 
dans  le  conte  arabe  de  Blida  (malgré  l'affirmation  contraire  du 
conteur),  ce  trait  tout  à  fait  oriental  du  double  mariage  du  héros  qui 
épouse  à  la  fois  la  fille  du  roi  et  la  conseillère.  C'est  là,  très  probable- 
ment, un  trait  primitif. 

D'autre  contes  ont  cherché  de  leur  mieux  à  esquiver  cette  bigamie. 
Ainsi  en  est-il  du  conte  grec  d'Athènes  {AU)  : 

Après  la  victoire  du  héros  sur  le  nègre  magicien,  le  roi  lui  ofîre  sa  fille  en 
mariage  ;  mais  le  jeune  homme  demande  un  délai  et  va  trouver,  dans  la 
demeure  du  défunt  magicien,  la  princesse  captive,  sa  conseillère,  à  laquelle 
il  propose,  soit  de  la  reconduire  chez  ses  parents,  soit  de  l'épouser,  à  son 
choix.  Elle  le  prie  de  la  reconduire  dans  son  pays,  «  car  elle  est  fiancée  ». 
La  chose  faite,  le  jeune  homme  retourne  chez  le  roi  et  accepte  la  main  de  sa 
fille. 

Dans  le  conte  bas-breton,  la  princesse  conseillère  s'échappe  de 
chez  le  magicien  en  même  temps  qu'Ewenn  Congar,  et  elle  le  quitte 
en  lui  donnant  rendez-vous,  dans  un  an  et  un  jour,  à  la  cour  de  son 
père,  le  roi  d'Espagne.  C'est  au  doigt  de  cette  même  princesse  que 
finalement  vient  se  mettre  l'anneau.  Le  jeune  homme  n'a  donc  pas 
à  se  demander  laquelle,  en  conscience,  il  doit  épouser,  de  la  conseil- 
lère ou  de  la  fille  du  roi,  puisqu'elles  ne  font  qu'une  seule  et  même 
personne.  —  Chose  curieuse,  le  conte  arabe  d'Egypte  a  résolu  de 
la  même  façon  la  difficulté. 


Pour  la  seconde  subdivision  de  ce  sous-thème,  nous  ne  pouvons 
guère  que  renvoyer  à  un  précédent  travail,  publié  dans  cette  revue 
même,  en  1910,  Le  Conte  de  «  la  Chaudière  bouillante  et  la  feinte  mala- 
adresse  »  dans  l'Inde  et  hors  de  Vlnde  (§§  1  et  2).  On  y  verra  le  héros 
enfermé  dans  la  maison  d'un  personnage  malfaisant,  ogre  ou  autre, 
qui  veut  le  faire  périr,  et  sauvé  par  les  conseils  à  lui  donnés,  soit  par 

(1)  Wuk  Stefanowitsch  Karatschitsch,  op.  cit.,  n°  6. 


566  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

une  captive  (conte  til)étano-indien),  soit  par  des  crânes  (contes 
indiens),  soit  ]>ar  un  cheval  (conte  souahili  de  Zanzibar)  (1). 

Et,  ce  cfui  est  tout  à  fait  curieux,  le  conseil  donné  est  de  feindre 
l'ignorance,  non  pas  sans  doute,  —  comme  dans  le  Magicien  el  son 
apprenli,  —  l'ignorance  d'un  esprit  rebelle  à  la  science,  mais  l'igno- 
rance de  l'imbécile  qui  ne  sait  pas  se  conduire  :  «  Tourne  autour  de 
cette  chaudière.  —  Je  ne  sais  pas  comment  il  faut  faire.  »  «  Prosterne- 
toi  devant  cette  image.  —  Montre-moi  comment  m'y  prendre.  » 

Encore  là  un  exemple  de  l'affinité  qui  réunit  en  familles  des  contes 
très  différents.  Et  certainement  cela  a  été  senti  par  le  conteur  qui, 
très  gauchement  (peu  importe,  du  reste),  a  intercalé  dans  une  va- 
riante du  Magicien  el  son  apprenti  (conte  serbe  de  Bosnie  du  §  6)  un 
épisode  où  figurent  successivement,  dans  trois  chambres,  les  trois 
conseillers  que  nous  venons  d'énumérer,  âne  (remplaçant  le  cheval), 
jeune  fille,  lêle  de  mort  (2).  ' 

TROISIÈME  ARTICLE 

Première  partie.  Le  conte  du  Magicien  et  son  apprenti. 
—  Chapitre  troisième.  Hors  de  l'Inde.  —  Section  I.  Lfs  contes  oraux. 
§  8.  Les  transformations  du  maître  et  de  l'apprenti.  —  A.  Transformations... 
commerciales.  —  Le  héros  se  transforme  en  divers  animaux  ou  objets  à  vendre.  — 
La  maison  de  bains.  —  B.  Transformations  de  combat.  —  L'apprenti  poursuivi 
par  le  maître  sur  terre,  dans  l'eau,  dans  l'air.  —  L'anneau  de  la  princesse  et  le  col- 
lier de  la  râni.  —  La  grenade  ou  la  pomme.  —  La  rose  ou  le  bouquet.  —  Le  méné- 
trier de  Bretagne  et  le  musicien  de  l'Inde. —  Le  médecin. 

§  9.  Contes  oraux  fragmentaires.  —  Ce  que  devient  notre  conte  chez  certaines 
populations  d'Afrique  et  de  Sibérie. 

§  10  Contes  apparentés  au  thème  des  transformations  du  Magicien  et  son 
apprenti.  —  Confirmation  de  cette  thèse,  que  les  contes  asiatico-européens  forment 
des  familles,  dont  les  diverses  branches  s'allient  entre  elles.  —  Les  conceptions 
étranges  de  l'Inde  et  ce  qui  a  pu  en  être  accepté  chez  les  Occidentaux.  —  La  trans- 
it) Peut-être  n'est-il  pas  inutile  de  constater  que  le  trait  du  cheval  conseiller 
s'est  infiltré  dans  certaines  variantes  du  Magicien  et  de  son  apprenti.  Nous  avions 
déjà  vu,  au  §  4,  dans  un  conte  albanais,  un  peu  apparenté  au  Magicien  et  son 
apprenti,  trois  juments  conseiller  le  jeune  homme,  qui  les  a  trouvées  dans  une  cham- 
bre défendue.  —  Un  conte  allemand  de  Styrie,  recueilli  à  Graz  (Zeitschrifi  des 
Vereins  fur  Volkskunde,  1896,  p.  320  et  suiv.),  conte  qui  est  tout  à  fuit  du  type  du 
Magicien,  a  aussi  le  héros  conseillé  par  un  cheval,  qui  est  une  «  pauvre  âme  », 
attendant  sa  délivrance.  —  Dans  le  conte  de  la  Basse-Bretagne,  déjà  cité  {supra, 
§  6),  princesse  d'Espagne,  la  conseillère,  est,  à  de  certains  moments,  une  jument 
pommelée,  métamorphosée  ainsi  par  le  magicien. 

(2)  Dans  notre  travail  sur  La  Chaudière  bouillante  et  la  feinte  maladresse,  nous 
n'avions  pu  (loc.  cit.)  mettre  en  regard  du  trait  indien  des  crânes  qui  conseillent  rien 
de  semblable,  provenant  de  contes  européens.  La  tête  de  mort  secourable,  ce  débris, 
cette  épave,  qui  est  venu  s'intercaler  dans  le  conte  serbe,  montre  bien  que  ce  trait 
étrange  a  voyagé,  lui  aussi,  de  l'Inde  jusqu'en  Europe,  tout  au  moins  jusqu'à  la 
presqu'île  des  Balkans. 


LES  MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  5G7 

formation  en  palais  ou  en  temple,  dans  l'Inde  ;  en  château  ou  en  église,  dans  l'Occi- 
dent. 

§  S 
Les  Iransfornialions  du   maître  et  de  t' apprenti 

Continuons  notre  examen  des  thèmes  dont  les  combinaisons 
variées  se  rattachant  à  un  même  plan  général,  ont  donné  les  diverses 
formes  du  conte  du  Magicien  et  son  apprenti,  et  qui,  de  l'Inde,  sont 
arrivées,  avec  ces  formes  souvent  si  curieuses,  jusqu'en  Extrême- 
Occident,  si  l'on  peut  parler  ainsi. 

Le  thème  des  Transformations,  que  jious  allons  étudier,  n'est  pas 
le  moins  intéressant  :  il  nous  montrera  notamment  dans  quelles 
limites  les  conceptions  étranges  de  l'imagination  hindoue  ont  pu 
être  acceptées  par  la  mentalité  européenne. 

Pour  toute  une  série  de  métamorphoses,  —  celles  où  un  homme 
se  transforme  en  animal,  —  il  n'y  avait  aucune  difficulté.  On  verra 
qu'il  n'en  a  pas  été  de  même  pour  d'autres  métamorphoses. 

A 

LES    TRANSFORMATIONS...    COMMERCIALES 

a) 

Nous  n'avons  pas  à  nous  arrêter  longuement  sur  ce  qui  pourrait 
être  appelé  les  transformations  hors  cadre,  qui  ont  lieu  pendant  le 
séjour  du  jeune  homme  chez  le  magicien,  de  concert  avec  celui-ci. 

Nous  ne  connaissons  que  deux  contes  qui  aient  ce  préliminaire. 
D'aboi'd,  un  conte  de  l'Inde,  ce  conte  santal  dans  lequel  le  yogin 
transforme  son  élève  en  bœuf  et  prend  lui-même  la  «  forme  d'un 
jeune  homme  «  pour  aller  vendre  le  prétendu  bœuf  (chap.  2'^,  B,  a). 
—  L'autre  conte  est  un  conte  turc,  qui  est  devenu  un  conte  oral  de 
Constantinople,  mais  qui  provient  certainement  du  livre  turc  Les 
Quarante  Vizirs,  dont  nous  aurons  à  parler  dans  la  section  de  notre 
travail  consacrée  à  l'étude  des  contes  littéraires  de  cette  famille 
existant  hors  de  l'Inde.  Là,  les  rôles  sont  retournés,  d'une  façon  peu 
naturelle  :  c'est  le  maître  qui  se  transforme  lui-même  en  bélier  et 
ensuite  en  cheval,  et  c'est  l'élève  qui  le  vend. 

b) 

Nous  passons  rapidement  aussi  sur  les  transformations  de  parade, 
par  lesquelles  le  jeune  homme,  au  sortir  même  de  chez  le  maître, 


568  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

veut  montrer  à  son  père  combien  le  magicien  s'est  trompé  en  le 
traitant  de  propre  à  rien  (conte  avar,  supra  §  6),  ou  veut  s'amuser 
un  peu  aux  dépens  soit  de  son  père,  soit  de  sa  mère,  en  leur  disant 
qu'il  n'a  pas  vu  un  beau  renard  ou  un  beau  lièvre  (lui-même  méta- 
morphosé), qui  sont  venus  comme  pour  se  faire  prendre  (conte 
arménien  d'Agn,  conte  turc  d'Ada  Kaleh). 

O 

Dans  plusieurs  contes,  c'est  également  en  revenant  avec  son  père 
de  la  maison  du  magicien  que  le  jeune  homme  donne  sa  mesure, 
mais   d'une  façon   nullement   platonique,  financièrement  parlano. 

De  ce  nombre  sont  le  conte  géorgien  déjà  cité  (changement  en 
chien  de  chasse,  puis  en  faucon  bien  dressé,  achetés  successivement 
par  des  chasseurs  que  le  père  et  le  fils  rencontrent,  et  ensuite  chan- 
gement en  cheval),  le  conte  ruthène  de  Oh  (mêmes  transformations), 
le  «onte  westphalien  de  Grimm  (changement  en  chien  de  chasse  et 
vente  à  un  seigneur  qui  passe  en  carrosse),  le  conte  bas-breton 
mentionné  ci-dessus,  §  2.  —  Dans  notre  conte  du  Velay,  c'est  pen- 
dant que  le  père  et  le  fils  sont  en  promenade  que  se  fait  le  change- 
ment en  chien  et  la  vente. 

Il  serait  trop  long  et  assez  inutile  d'entrer  dans  les  détails  de  cet  épi- 
sode de  la  transformation  en  chien  de  chasse,  dont  il  ne  faut  pas  livrer 
le  collier  à  l'acheteur.  Qu'il  suffise  d'en  constater  l'existence  dans 
les  deux  contes  marocains  cités  plus  haut  (dans  celui  de  Mogador, 
le  héros  se  change  en  deux  chiens  de  chasse),  dans  le  conte  portugais 
de  la  collection  Coelho,  dans  le  conte  italien  de  la  Basilicate,  dans 
un  autre  conte  italien,  du  Mantouan  (1),  dans  un  conte  tchèque 
de  Bohême  (2),  dans  le  conte  allemand  de  la  collection  Simrock, 
dans  un  conte  danois  (3),  dans  un  conte  de  la  Haute-Bretagne  (4), 
dans  un  conte  irlandais  (5). 

Le  changement  en  bœuf,  du  conte  santal  et  de  divers  contes 
indiens  ne  paraît  pas  être  très  fréquent  dans  les  contes  européens. 
Nous  mentionnerons  le  conte  italien  de  la  Basilicate,  un  conte  rou- 
main du    Banat    hongrois    (•ô),  le  conte  allemand  de  la  collection 

(1)  Isaia  Visentini,  Fiabe  Mantovane  (Turin,  1879),  n»  8. 

(2)  A.  Wa  dau,  Bœhmisches  Mserchenbuch  (Prague,  1860),  p.  116  et  suiv. 

(3)  Conte  de  la  collection  Etlar,  Eventyr  og  Folkesagen  fra  Jylland  (Copenhague, 
1847,  p.  36),  traduit  en  anglais  par  B.  Thorpe,  Yule-tide  Stories  (Londres,  édition  de 
1904,  p.  363). 

(4)  Ad.  Orain,  Contes  de  TI  Ile-et-Vilaine  (Paris,  1901),  p.  32  et  suiv. 

(5)  Jeremiah  Curtin,  Mytlis  and  Folk-lore  of  Ireland  (Londres,  1890),  p.  139  et  suiv. 

(6)  Arthur  et  Albert  Schott,  Walachische  Mœrcken  (Stuttgart,  1845),  n»  18. 


LES  MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  569 

Simrock,  lo  coulu  duiiois,  lu  second  coule  bas-breton  (ci-dessus, 
§6).  ^ 

Quant  à  la  transformation  en  un  «  joli  cochon  »,  comme  dit  le 
conte  du  Velay,  nous  ne  noui  souvenons  pas  de  l'avoir  rencontrée 
en  dehors  de  ce  conte  et  du  conte  danois  :  deux  fois  en  tout,  comme 
la  transformation  en  cliameau,  la(juelle  figure  dans  le  conte  arabe 
d'Égyj)te  et  dans  le  conte  arabe  des  Houwâra  du  Maroc. 

Par  contre,  la  transformation  en  cheval  ou,  dans  certaines  ver- 
sions orientales,  en  mule,  se  trouve  à  peu  près  partout.  Nous  ne 
nous  engagerons  pas  dans  une  interminable  et  fastidieuse  énumé- 
ration. 


Un  très  petit  nombre  de  contes  ont  les  étranges  transforn^ations 
tout  indiennes,  dont  nous  avons  dit  un  mot  plus  haut,  §  6. 

La  transformation  en  maison  de  bains  se  retrouve  plusieurs  fois. 

Dans  le  conte  turc  oral  de  Constantinople  (Kunos,  11°  36),  dont 
il  a  déjà  été  parlé  ci-dessus,  et  qui  dérive  certainement  du  livre 
turc  des  Quarante  Vizirs,  tout  est  très  net  : 

Le  jeune  homme  s'étant  changé  en  une  «  belle  maison  de  bains  »,  sa  mère 
fait  venir  le  crieur  public  pour  la  vente.  Le  magicien  arrive,  découvre  que 
ce  bain  n'est  autre  chose  que  son  apprenti,  et  il  en  ofîre  une  si  grosse  somme 
que  le  bain  lui  est  adjugé.  Quand  le  paiement  a  lieu,  la  femme  déclare  qu'elle 
ne  donne  pas  la  clef,  mais  le  magicien  en  fait  tant,  qu'elle  finit  par  céder. 
Au  moment  même  où  elle  se  dessaisit  de  la  clef,  le  jeune  homme  se  change 
en  oiseau  et  s'envole  ;  le  maître  devient  faucon  et  lui  donne  la  chasse.   Etc. 

Dans  le  conte  grec  de  l'île  de  Syra,  déjà  cité  {supra,  §  4),  le  jeune 
homme  dit  à  la  vieille  femme  qui  lui  donne  l'hospitalité,  qu'il  va  se 
changer  en  maison  de  bains  et  qu'elle  devra,  lors  de  la  vente,  se 
réserver  la  clef.  Là  le  conte  s'altère  :  le  démon,  qui  achète  le  bain, 
n'exige  pas  la  clef. 

Quand  la  vieille  fut  partie  avec  la  clef,  le  démon  entra  dans  la  maison  et 
lui  dit  (à  la  maison)  :  «  Maintenant,  j'aurai  raison  de  toi.  >-  Et  la  maison  lui 
répondit  :  c  Demain,  tu  te  rouleras  comme  un  cochon  dans  la  boue.  »  En  effet, 
le  lendemain,  il  n'y  avait  plus  de  maison,  et  le  démon  était  jusqu'au  cou 
dans  la  boue. 

Dans  le  conte  syriaque  de  Mésopotamie,  si  voisin  du  conte  grec 
(§4),  le  jeune  homme  dit  aus.si  à  sa  vieille  hôtesse  qu'il  va  se  changer 
en  maison  de  bfins  : 

«  Établis-toi  dedans  :  les  gens  viendront  prendre  leur  bain,  et  tu  toucheras 
de  l'argent.  Mais,  si  le  démon  arrive,  ne  le  laisse  pas  entrer  jusqu'à  ce  que 
je  me  sois  changé  en  faucon,  pour  lui  crever  les  yeux.  » 


570  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Le  faucon  crève,  en  effet,  les  yeux  au  démon  ;  puis,  redevenant  homme, 
il  prend  le  démon  i)ar  le  bras  et  lui  dit  :  «  Viens,  que  je  te  montre  (sic)  celui 
qui  t'a  crevé  les  yeux.  »  Et  il  le  conduit  jusqu'à  un  ravin,  dans  lequel  il  le 
pousse.  Après  quoi,  se  changeant  en  pigeon,  il  retourne  chez  son  père. 

Ce  conte  syriaque,  malgré  toutes  ses  altérations,  n'a  pas  perdu, 
on  le  voit,  l'idée  première  de  la  métamorphose.  Dans  le  conte  grec 
d'Athènes  (Alî),  il  n'en  reste  plus  trace  : 

S'étant  échappé  de  la  maison  du  nègre  sous  forme  de  pigeon,  le  jeune 
homme  est  poursuivi  par  le  nègre,  changé  en  aigle.  Au  moment  d'être  saisi 
par  l'aigle,  le  pigeon  se  réfugie  dans  une  maison  de  bains  ;  il  se  secoue,  et,  de 
pigeon,  devient  mouche,  et  la  mouche  se  cache  dans  la  clef  que  le  gardien 
des  bains  porte  sur  lui.  L'aigle,  alors,  se  secoue  et  devient  un  beau  seigneur 
en  pelisse  de  fourrure,  lequel  achète  la  maison  de  bains  et  réclame  les  clefs. 
Le  gardien  se  met  en  devoir  de  les  lui  remettre,  quand  la  mouche  sort  de 
la  clef  et  s'envole.  Etc. 


Maintenant  voici,  dans  le  conte  serbe  de  la  collection  Vouk  Ste- 
fanovitch  Karadjitch,  la  transformation  du  héros  en  houliqiie  «  rem- 
plie de  marcliandises,  les  plus  belles  et  les  plus  précieuses  qu'il  y 
ait  sur  le  marché  »  : 

Tout  le  monde  vient  voir,  et  le  maître  vient  aussi,  transformé  en  Turc, 
et  il  achète  la  boutique  au  père  ;  mais  à  peine  celui-ci  a-t-il  reçu  l'argent, 
qu'il  frappe  par  terre  avec  la  clef,  et  aussitôt  disparaissent  boutique  et 
acheteur.  La  boutique  se  change  en  pigeon,  et  le  Turc  en  épervier.  qui  pour- 
suit le  pigeon. 

Au  sujet  de  la  métamorphose  en  église,  dans  l'autre  conte  serbe 
(probablement'de  Bosnie)  et  en  châieau,  dans  les  deux  contes  arabes 
de  Blida,  nous  n'avons  rien  à  ajouter  à  ce  qui  a  été  dit  ci-dessus, 
au  §  6. 

Quant  au  commentaire  général  de  ces  transformations,  nous 
croyons  qu'il  est  préférable  de  le  réserver  pour  une  autre  partie  de 
cette  étude  (§  10). 

B 

LES    TRANSFORMATIONS    DE    COMB.VT 

Les  transformations  qui  se  succèdent  coup  sur  coup,  dans  cette 
suite  de  scènes  où  le  disciple  est  pourchassé  par  son  maître,  avant 
le  dernier  acte  du  drame,  se  produisent  sur  terre,  dans  l'eau,  dans 
l'air,  —  dans  les  deux  derniers  éléments  surtout.  Nous  essaierons 
d'indiquer  les  divers   groupes  entre   lesquels  ces  transformations 


LES   MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  571 

se  repartissent,  en  nous  attachant  moins  à  donner  des  listes  com- 
plètes et  détaillées  qu'à  mettre  en  relief  quelques  spécimens,  choisis 

paniii  les  plus  caractéristiques. 


Un  spécimen  de  Ir  poursuite  sur  lerre,  et  rien  que  sur  lerre,  se 
rencontre  dans  un  conte  albanais  (1)  : 

Le  jeune  homme,  qui  s'est  transformé  en  mule,  a  été  vendu  par  son 
père  aux  diables  (le  mot  est  turc,  paraît-il,  dans  le  texte  albanais),  chez  les- 
quels il  a  appris  «  les  diableries  "  (encore  un  mot  turc).  Le  père,  ne  voulant 
pas  donner  le  licou,  il  y  a  dispute,  et  la  mule  en  profite  pour  détaler.  Les  dia- 
bles se  lancent  à  sa  poursuite.  La  mule  se  change  en  lièvre,  et  les  diables,  en 
chiens.  Le  hèvre  devient  une  pomme,  qui  tombe  dans  le  tabher  d'une  reine. 
Les  chiens  prennent  alors  la  forme  de  deux  derviches,  et  ceux-ci  disent  à  la 
reine  :  «  Au  nom  de  Dieu,  donne-nous  cette  pomme  ;  il  y  a  plusieurs  jours 
que  nous  suons  sang  et  eau  pour  l'avoir.  »  La  reine  leur  jette  la  pomme  qui 
devient  du  millet.  Les  derviches  se  changent  en  poules,  qui  se  mettent  à 
becqueter  le  niihet,  et  le  millet  en  renard,  qui  croque  les  poules. 

Nous  n'avons  jusqu'à  présent  à  mettre  dans  cette  première 
catégorie,  à  côté  du  conte  albanais,  qu'un  conte  de  la  Russie  blan- 
che, évidemment  altéré  (Federowski,  Lud  bialoruskl,  II,  145, 
n°  122),  dans  lequel  le  jeune  homme  s'enfuit  sous  forme  de  chien, 
de  chez  le  magicien,  et,  poursuivi  par  celui-ci,  changé  en  loup,  se 
réfugie  dans  la  maison  paternelle,  où  il  devient  une  bague  au  doigt 
de  sa  sœur.  Le -lendemain,  le  magicien  vient  pour  acheter  la  bague. 
La  bague  se  transforme  alors  en  grains  de  pavot,  le  magicien  en 
moineau,  et  finalement  un  des  grains  de  pavot  en  autour. 

Voici  maintenant  la  poursuite  clans  l'eau,  parfois  précédée  d'une 
poursuite  sur  lerre  ou  dans  l'air. 

C'est  dans  cette  division  et  ses  subdivisions  que,  d'après  le  relevé 
fait  par  M.  Polivka,  viennent  se  ranger  tous  les  contes  qui  ont  été 
recueillis  chez  les  «  Grands-Russes  »  (Gouvernements  de  Voronetz, 
d'Archangel,  de  Nizegorod,  de  Riasan,  de  Tobolsk,  de  Tula,  de 
Vologda,  de  Samara,  et  Gouvernement  non  indiqué  (2). 

A  ces  contes  russes  proprement  dits,  il  faut  ajouter,  toujours 
d'après  le  relevé  de  M.  Polivka,  deux  contes  de  la  Russie  blanche, 

(1)  A.  Dozon,  Contes  albanais  (Paris,  1881),  n"  16. 

(2)  Collection  Afanasiev,  3«  éd.,  n°^  140  a,  140  b,  140  c,  140  d,  140  e.  —  Collection 
Khoudyakov,  I,  n»  19,  III,  n°  94.  —  Collection  Erlenwein,  2"=  éd.,  p.  53.  —  Recueils 
locaux  pour  les  deux  contes  des  gouvernements  de  Vologda  et  de  Samara. 


572  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

dont  l'un  provient  du  Gouvernement  de  Grodno  (1)  ;  —  quatre 
ou  cinq  contes  des  «  Petits-Russiens  »,  dont  deux  du  Gouvernement 
de  Poltava  (l'un,  le  conte  de  Oh,  cité  plus  haut)  et  deux  du  Gou- 
vernement de  Volhynie  (2)  ;  —  deux  ou  trois  contes  lithuaniens  (3)  ; 
—  un  conte  des  Lettons  (peuple  slave  de  Russie,  établi  en  Courlande 
et  dans  les  régions  limitrophes)  (4)  ;  —  un  conte  bulgare  (5). 

Un  trait  distinctif  de  ce  groupe,  c'est  que  la  transformation  du 
jeune  homme  en  anneau  a  lieu  immédialemenl  après  la  poursaile 
dans  Veau;  c'est  alors  que  l'anneau  arrive,  plus  ou  moins  directe- 
ment, en  la  possession  de  la  princesse.  —  Nous  disons  plus  ou  moins 
directement  ;  dans  bon  nombre  de  ces  contes,  en  effet,  l'anneau  ne 
va  pas  rouler  aux  pieds  de  la  princesse  qui  vient  de  se  baigner, 
ou  qui  est  en  train  de  laver  du  linge  ;  il  saute  dans  le  seau  de  la 
servante  ou  vers  des  lavandières,  et  il  est  apporté  à  la  princesse. 

D'après  Gr.  N.  Potanine  (op.  cit.),  la  poursuite  dans  l'eau  est 
souvent,  dans  les  contes  russes  ou  petits-russiens,  précédée  d'une 
poursuite  sur  terre  ou  dans  l'air,  laquelle,  en  réalité,  est  dans  ce 
groupe  un  trait  accessoire  :  Le  cheval,  après  s'être  échappé  et  s'être, 
dans  certains  contes,  transformé  en  chien,  est  poursuivi  par  le 
magicien,  transformé  en  loup  (ours  poursuivi  par  un  lion,  dans  un 
certain  conte).  C'est  alors  qu'a  lieu,  dans  l'eau,  la  transformation 
du  disciple  en  perche  et  celle  du  maître  en  brochet,  transformation 
qui,  paraît-il,  se  retrouve  dans  tous  ces  contes  de  Russie. 

Toujours  d'après  Gr.  N.  Potanine,  certains  de  ces  contes  ont, 
dans  la  poursuite  préliminaire,  faucon  et  épervier,  ou  cygne  et 
faucon. 

Voici,  comme  spécimen  de  la  poursuite  sur  terre  et  dans  l'eau,  un 
conte  que  nous  avons  trouvé  parmi  les  contes  recueillis  chez  les 
populations  esthoniennes  qui  habitent  au  milieu  des  Lettons  du 
Gouvernement  de  Vitebsk  (collection  0.  Kallas,  mentionné  §  2)  : 

Le  cheval,  délié  par  la  femme  du  seigneur  (le  magicien),  se  change  en 
lévrier  ;  le  magicien,  en  loup  ;  puis  le  lévrier,  en  épinoche  dans  une  riVière  ; 
le  loup,  en  brochet.  Trois  filles  du  roi  sont  sur  la  rive,  en  train  de  laver  des 
vêtements.  L'épinoche  saute,  sous  l'orme  de  bague,  aux  pieds  de  la  plus 

(1)  Sejn  Materijaly,  II,  p.57,n°26. —  Karlowicz,  Podania  na  Litwie,  p.  103,  no74. 

(2)  Roudchenko,  déjà  cité.  —  Tchoubinsky  Trudy,  II,  p.  372,  n°  103  ;  p.  375, 
n°  104.  —  Materijaly  antropol.,  archeol.  i  etnograf.,  II,  p.  1 12,  n"  86. 

(3)  Glinski  (trad.  allemande  de  A.  Godin,  Leipzig,  s.  d.,  p.  151).  —  Davojna-Syl- 
westrowicz,  Podania  zmudjdzkie,  I,  p.  'il7  ;  II,  p.  58. 

(4)  Weryho,  Podania  Lotewskie,  p.  7,  n°  1. 

(5)  Perioditchesko  Spisanie,  XIV  (1885),  p.  316. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  &78 

jeune,  qui  se  met  la  bague  au  doigt.  A  la  demande  de  la  princesse,  conseillée 
par  le  jeune  homme,  le  roi  dit  au  magicien  qu'il  n'aura  la  bague  que  s'il  le 
sert,  lui  le  roi,  pendant  trois  ans,  sous  forme  de  cheval  (1).  Quand,  au  bout 
de  ce  temps,  le  magicien  vient  réclamer  la  bague,  la  princesse  la  jette  par 
terre  :  changement  de  bague  en  six  grains  de  blé,  du  magicien  en  coq,  et 
enfin  de  trois  des  grains,  qui  ont  sauté  dans  le  soulier  de  la  princesse,  en 
autour. 

Un  conte  lithuanien  (Glinski,  trad.  allemande,  A.  Godin,  p.  161) 
a  la  poursuite,  non  seulement  sur  terre  et  dans  l'eau,  mais  sur  terre, 
dans  Vair  et  dans  l'eau  : 

Le  cheval  se  change  en  lièvre,  le  magicien  en  lévrier  ;  puis  le  lièvre  en 
hirondelle  et  le  lévrier  en  épervier  ;  Thirondelle  en  ablette  et  l'épervier  en 
brochet.  Enfin  l'ablette  se  jette,  sous  forme  d'anneau  d'or,  aux  pieds  d'une 
princesse  qui  vient  de  se  baigner. 

Comme  type  de  conte  ayant  la  poursuite  dans  l'eau  seulement, 
nous  pouvons  indicj[uer  le  conte  roumain  du  Bannat,  cité  un  peu 
plus  haut,  en  note.  Ici,  comme  dans  bien  d'autres  contes  de  cette 
famille,  le  cheval  est  mené  à  l'abreuvoir  ;  il  s'y  change  en  goujon. 
Le  dialjle  le  poursuit  à  la  nage  (sans  transformation)  ;  mais  le 
goujon  saute  sous  forme  de  bague  au  doigt  de  la  fille  de  l'empereur, 
qui  est  sur  la  rive,  en  train  de  se  laver.  Après  la  singulière  interca- 
lation  que  nous  avons  indiquée  plus  haut,  en  note,  le  dénouement 
est  à  peu  près  le  dénouement  ordinaire. 

Dans  deux  contes  formant  un  petit  sous-groupe,  le  poisson  saute 
sur  la  rive  sous  sa  forme  de  poisson,  et  non  sous  forme  d'anneau. 
Dans  un  conte. bulgare  du  cercle  a'Etropol,  que  nous  signale  M.  Po- 
livka,  le  «  poisson  d'or  »  saute  vers  une  jolie  fille  qui  est  en  train  de 
laver,  et  lui  dit  qu'il  se  changera  en  anneau,  etc.  Dans  un  conte 
lithuanien  des  environs  de  Wilna  (2),  le  poisson  d'or  (c'est  aussi 
un  poisson  d'or)  se  fait  prendre  par  une  servante,  qui  le  porte  à  la 
princesse  ;  il  se  change  plus  tard  en  anneau. 

En  dehors  de  la  Russie,  de  la  Bulgarie,  du  Bannat,  il  ne  se  trouve, 

(1)  Cette  intercalation,  tout  hétéroclite  qu'elle  soit,  se  retrouve  dans  d'autres 
contes  encore,  mais  un  peu  moins  bizarre.  Ainsi,  dans  un  conte  tctièque  de  Bohême, 
de  la  collection  Kulda  (II,  p.  30,  n"  65),  le  magicien  doit,  pendant  trois  ans,  servir, 
en  qualité  de  cuisinier,  le  seigneur  dont  la  fille  a  trouvé  l'anneau  en  balayant  sa 
chambre  (communication  de  M.  Polivka).  Dans  un  conte  petit-russien  du  gouver- 
nement d'Ekaterinoslav  (indiqué  au  §  3,  toujours  d'après  M.  Polivka),  le  magi- 
cien, pour  avoir  l'anneau,  s'engage  à  servir  pendant  un  mois.  Dans  le  conte  roumain 
du  Bannat  (mentionné  au  §  8  c),  la  princesse  prie  son  père,  sur  le  conseil  du  jeune 
homme,  de  dire  au  magicien  (diable)  que  Tanneau  ne  lui  sera  donné  que  s'il  cons- 
truit un  pont  d'or. 

(2)  Karlowicz,  Podania  na  Litwie,  p.  13,  n°9, 


574  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

à  notre  connaissance,  parmi  les  contes  oraux  européens  recueillis 
jusqu'à  présent,  qu'un  seul  conte  qui  présente  ce  trait  du  poisson 
se  changeanl  direclemenl  en  anneau,  le  conte  toscan  de  Santo- 
Stefano  di  Calcinaja,  résumé  plus  haut,  §  6.  Nous  verrons  plus 
loin  (Section  II,  D)  reparaître  ce  niênic  trait  dans  un  conte  litté- 
raire, également  italien,  qui  a  été  puldié  au  milieu  du  xvi^  siècle 
par  Straparola,  mais  duquel  le  conte  oral  toscan  est  certainement 
tout  à  fait  indépendant. 

Si  l'on  examine  de  près  le  conte  indien  de  Mirzâpour  (l^e  partie, 
chap.  2^,  B),  on  reconnaîtra,  —  malgré  les  altérations  ce  ce  conte 
et  les  détours  dans  lesquels  il  s'engage,  —  que  cette  forme  spéciale 
de  la  poursuite  est  certainement  indienne.  Après  sa  transformation 
en  poisson,  le  jeune  homme  entre  dans  l'estomac  d'un  bœuf  et  se 
réfugie  finalement  dans  un  os  de  ce  bœuf,  quand  le  gousâin  le 
dépèce.  Alors  le  jeune  homme  fait  sauter  cet  os,  et  un  milan  le  porte 
sur  le  bord  d'une  rivière,  ou  une  rânî  se  baigne.  Nous  renvoyons 
à  notre  résumé  pour  la  suite  de  l'histoire. 


L'ordre  dans  lequel  ont  lieu  les  poursuites  va  changer,  —  dons 
Peau  d'abord,  puis  sur  ferre,  —  et,  des  éléments  nouveaux  interve- 
nant aussi,  nous  allons  nous  trouver  en  présence  d'un  type  tout  à 
fait  particulier  (conte  de  la  Basse-Bretagne,  mentionné  au  §  2)  : 

Conduit  à  l'abreuvoir  par  le  valet  du  magicien  (diable),  malgré  la  défense 
de  celui-ci,  le  cheval  (le  jeune  Efflam,  métamorphosé)  se  jette  dans  l'eau 
et  se  change  en  anguille.  Le  magicien  devient  brochet.  L'anguille,  .serrée  de 
près,  sort  de  l'eau  et  devient  lièvre,  bientôt  poursuivi  parle  magicien,  changé 
en  chien  de  chasse.  Ils  traversent  un  bourg  et  passent  devant  l'église,  où 
vient  d'entrer  une  noce.  Le  lièvre  saute  dans  le  cimetière  et  entre  dans 
l'église  ;  mais  le  chien  reste  en  dehors,  le  diable  ne  pouvant  mettre  le  pied 
sur  la  terre  bénite.  Puis  le  lièvre,  sous  forme  d'anneau  d'or,  se  substitue  à 
Tun  des  anneaux  de  mariage,  et  le  prêtre  le  passe  au  doigt  de  la  mariée. 

L'après-midi,  pendant  qu'on  est  encore  à  table,  le  magicien  arrive  sous 
forme  de  ménétrier,  et  joue  à  merveille.  A  la  fin  de  la  journée,  on  lui  demande 
ce  qu'il  veut  pour  sa  peine.  «  Je  ne  demande  rien  autre  chose  que  ce  que 
j'ai  perdu  et  qui  se  trouve  ici,  une  belle  bague  d'or.  »  La  mariée  veut  lui 
remettre  la  bague,  quand  la  bague  glisse  entre  ses  doigts,  tombe  par  terre 
et  va  se  perdre  dans  une  tas  de  blé.  Le  ménétrier  se  change  en  coq  rouge  et 
avale  les  grains.  Mais  l'un  des  trois  ou  (juatre  qui  restent  se  change  en 
renard  et  croque  le  coq. 

* 
*       * 

Jusqu'à  présent,  la  poursuite  a  toujours  abouti  à  une  femme 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  575 

(ordinairement  une  princesse),  au  doigt  de  laquelle  va  se  mettre 
l'anneau.  Il  en  sera  encore  très  souvent  de  même,  quand  la  pour- 
suite finale  aura  lieu  non  plus  dans  l'eau,  mais  dans  Vair ;  seulement, 
comme  dans  le  conte  albanais,  le  trait  de  l'anneau  sera  parfois 
remplacé  par  un  autre  trait,  —  Parfois  aussi,  le  rôle  de  la  princesse 
sera  attribué  à  un  roi,  avec  les  modifications  voulues. 

Rentrons  en  Basse-Bretagne  (conte  d'Ewenn  Congar,  déjà  cité 

§§4  et  7): 

Ewen  Congar,  vendu  sous  forme  d'âne  au  magicien,  est  conduit  par 
celui-ci  à  un  forgeron  pour  être  ferré  de  quatre  fers  énormes  ;  pendant 
que  le  forgeron  prépare  ses  fers,  l'âne  demande  à  des  enfants  de  le  détacher. 
La  chose  faite,  il  devient  un  lièvre,  que  poursuit  le  magicien,  changé  en 
chien  ;  puis  un  pigeon,  poursuivi  par  un  épervier,  et  enfin  un  anneau  d'or 
au  doigt  de  la  fille  du  roi  d'Espagne,  celle-là  même  que  le  magicien  retenait 
captive,  et  dont  Ewenn  Congar  a  été  le  libérateur.  Or,  le  roi  est  malade 
depuis  longtemps,  et  les  médecins  ne  peuvent  lui  rendre  la  santé.  Le  magi- 
cien se  présente  comme  médecin  au  palais,  guérit  le  roi  et  demande  pour  ses 
services  l'anneau  d'or  que  la  princesse  porte  à  son  doigt.  La  princesse,  con- 
seillée par  le  jeune  homme,  dit  qu'elle  passera  elle-même  l'anneau  au  doigt 
du  médecin,  et,  ce  faisant,  elle  laisse  tomber  l'anneau  par  terre,  comme  par 
maladresse.  Aussitôt,  l'anneau  se  change  en  pois  chiche,  le  magicien  en  coq, 
et  le  pois  chiche  en  renard. 

Nous  nous  bornerons  à  dire  que  ce  changement  de  l'oiseau  en 
anneau  se  constate  dans  le  conte  berbère  des  Beni-Snoiàs  (§  6). 
dans  le  conte  arabe  des  Houwâra  du  Maroc  (ibid.),  dans  un  conte 
ruthène  de  Galicie  (1)  ;  dans  le  conte  roumain  de  Transylvanie 
(§2)  ;  dans  le  conte  tchèque  de  Bohême  (  §  5)  ;  dans  le  conte  serbe 
de  la  collection  Vouk  Stephanovitch  Karadjitch  (§  6)  ;  dans  des 
contes  allemands  (notamment  collection  H.  Proehle  (2),  collection 
Simrock,  n"  35,  déjà  mentionné)  ;  dans  le  conte  danois  (collection 
Etlar,  §  8,  A,  c)  ;  dans  un  conte  norvégien  (3)  ;  dans  le  conte  italien 
de  la  Basilicate,  plusieurs  fois  cité  ;  dans  le  conte  sicilien  de  la 
collection  Pitre  (§  2)  ;  dans  les  contes  portugais  de  la  collection 
Braga,  no«  9  et  10  (§5). 

(1)  Zivaia  Starina,  V.  p.  465.  —  Il  n'y  a  ici  qu'une  poursuite  dans  l'air.  Aussitôt 
après  avoir  été  délivré  par  la  fille  du  forgeron,  du  maréchal-ferrant,  le  jeune  homme 
se  transforme  en  pigeon,  puis  en  anneau.  Le  magicien  se  présente  pour  acheter  cet 
anneau. 

(2)  H.  Proehle,  Mœrchen  jilr  die  Jugend  (Halle.  1854),  n°  26.  —  Même  observa- 
tion que  celle  de  la  note  précédente  sur  le  conte  ruthène. 

(3)  P.-C.  Asbjœrnsen  et  J.  Moe,  Morske  Folkeeventyr,  2«  éd.  (Christiania,  1852), 
n°  57  (indiqué  par  erreur,  dans  le  texte  comme  59).  —  Traduit  en  anglais  par 
sir  G.-W.  Dasent,  Popular  Taies  from  the  Xorsc,  3"  éd.  (Edimbourg,  1888),  p.  285  et 
suiv. 


576  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Dans  notre  conte  du  Velay,  la  princesse  malade  se  fait  donner 
«  à  la  main  »  le  joli  oiseau  qui  s'est  réfugié  dans  sa  chambre,  et 
l'oiseau  lui  dit,  à  l'arrivée  du  maître,  déguisé  en  médecin,  qu'il  va 
se  changer  en  bague.  —  Même  chose,  à  peu  près  dans  un  conte 
bulgare,  où  le  pigeon,  poursuivi  par  l'aigle  et  pénétrant  dans  le 
palais  de  l'empereur,  est  pris  par  la  princesse  (1). 

Un  autre  conte  bulgare,  de  Macédoine  (2),  a  supprimé  l'anneau  : 
Le  jeune  homme,  changé  en  rossignol,  entre  dans  la  chambre  de 
la  princesse  ;  le  diable  l'y  suit,  et  immédiatement  viennent  les 
transformetions  en  millet,  etc.  (Comparer  un  conte  croate,  §  2).  — 
Un  conte  polonais  (3)  insiste  sur  cette  modification  :  Le  jeune 
homme,  changé  en  canari,  se  fait  prendre  par  une  jeune  fille,  qui 
le  met  dans  une  cage.  Le  magicien,  se  donnant  pour  marchand, 
achète  l'oiseau  une  grosse  somme.  Au  moment  où  l'oiseau  va  être 
livré,  il  se  change  en  six  grains  de  blé,  etc. 

Dans  le  second  conte  arabe  de  Blida,  et  dans  le  conte  des  Beni- 
Snoûs,  nous  avons  vu  l'anneau  se  changer,  non  point  en  millet,  en 
grains  de  pavot,  en  grains  de  blé,  en  pois,  mais  en  une  grenade,  qui 
éclate  quand  elle  est  lancée  violemment  contre  terre,  et  dont  les 
grains  s'éparpillent.  Il  en  est  ainsi  dans  un  des  deux  contes  maro- 
cains (celui  des  Houwâra),  dans  le  conte  sicilien  de  la  collection 
Pitre,  et  dans  le  conte  portugais,  n»  9  de  la  collection  Braga,  déjà 
cité. 


On  a  pu  remarquer  que,  dans  les  contes  qui  précèdent  (à  l'excep- 
tion du  conte  bulgare  de  Macédoine  et  du  conte  polonais,  cités  il  y 
a  un  instant),  le  héros,  au  cours  de  ses  transformations  diverses,  se 
change  toujours  en  un  anneau,  qu'une  princesse  met  à  son  doigt 
ou  qui  va  s'y  mettre  de  lui-même.  Dans  ce  qui  va  suivre,  l'anneau 
ne  figurera  plus. 

Mais  avant  de  dire  adieu  à  ce  remplaçant  du  collier  des  contes 
indiens  actuels,  n'avons-nous  pas  à  nous  demander  pourquoi  ce 
coUicr  lui-même  n'a  pas  émigré  (du  moins  il  le  semble),  de  l'Inde 
vers  l'Occident,  en  même  temps  que  le  corps  du  conte  ?  Assurément, 

(1)  Sbornik  min.,  VIII,  p.  172.  —  Comparer  l'épisode  du  poisson  d'or  dans  le 
conte  bulgare  du  cercle  d'Elropol  et  dans  le  conte  lithuanien  des  environs  de  Wilna, 
qui  ont  été  cités  un  peu  plus  haut. 

(2)  Shornik  min.,  VI,  p.  105. 

(3)  Cisscwfki  Krakowiacy,  1,  p.  73,  n°  63. 


LES  MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  577 

si,  dans  les  contes  indiens,  l'épisode  du  collier  était  toujours  accom- 
pagné (comme  dans  le  conte  taraoul)  de  l'idée  de  la  transmigration 
de  l'âme  du  héros  dans  un  collier  déjà  exislanl  au  cou  de  la  rânî,  on 
pourrait  dire  que  tout  cela  était  trop  indien  pour  l'exportation  ; 
mais  il  y  a  aussi  des  contes  indiens  qui,  dans  ce  même  épisode, 
n'ont  pas  conservé  cette  idée  de  la  transmigration  de  l'âme  :  ainsi, 
dans  le  conte  de  Gayâdharpour,  le  perroquet,  poursuivi  par  l'éper- 
vier,  se  transforme  en  un  collier  de  diamants  qui  va  s'enrouler  aulour 
du  cou  de  la  rânî.  —  Aurait-on,  hors  de  l'Inde,  trouvé  plus  facile  de 
se  représenter  un  anneau  sautant  vers  une  princesse  ou  venant  se 
mettre  à  son  doigt,  qu'un  collier  se  mettant  à  son  cou  ?...  à  moins 
qu'un  beau  jour  (car  l'expérience  montre  qu'il  faut  toujours  faire 
cette  réserve)  l'anneau  ne  se  découvre  dans  l'Inde  à  côté  du  col- 
lier (1). 


Dans  les  contes  dont  nous  allons  parler,  l'anneau  ne  sera  pas  sim- 
plement supprimé,  comme  il  l'a  été  dans  le  conte  bulgare  et  le  conte 
portugais,  il  sera  remplacé  par  un  autr^  objet.  Voici,  par  exemple, 
un  curieux  petit  conte,  pris  encore  dans  cette  Bretagne  oij  l'on 
dirait  que  presque  tous  les  types  caractéristiques  de  notre  conte  se 
seraient  donné  rendez-vous  (conte  de  la  Haute-Bietagne,  collection 
Orain,  §  8,  A,  c)  : 

Le  garçon  d'auberge  qui  mène  le  cheval  à  l'abreuvoir,  ayant  enlevé  le 
licou,  le  cheval  'se  change  en  petite  grenouille  ;  le  diable,  en  brochet.  La 
grenouille  se  change  en  pigeon,  qui  va  se  percher  sur  une  cheminée  ;  le  dia- 
ble devient  un  homme,  armé  d'un  fusil,  qui  ajuste  le  pigeon.  Le  pigeon  se 
laisse  choir  par  la  cheminée  sous  forme  d' orange,  et  tombe  dans  une  maison 
où  il  y  a  une  noce  ;  la  mariée  ramasse  l'orange  et  la  met  dans  son  tablier. 
Alors,  le  diable  vient  demander  s'il  n'est  rien  tombé  par  la  cheminée,  et 
réclame  l'orange  comme  lui  appartenant.  Changement  de  Torange  en  un 
grain  de  millet  ;  —  coq  ;  renard. 

Il  y  a  lieu  ici  à  un  rapprochement,  qui,  pour  nous,  était  vraiment 
inattendu,  avec  l'épisode  suivant  d'un  conte  bulgare,  recueilli  à 
Kitchovo  (2)  : 

(1)  Le  conte  italien  de  la  Basilicate,  ce  curieux  conte  déjà  plusieurs  fois  cité,  a 
comme  un  souvenir  de  la  vieille  forme  indienne.  «  Je  suis  pigeon  et  je  deviens  rubis  », 
dit  le  héros.  «  Et  voilà  que  le  rubis  se  trouva  encastré  (incaslrato)  dans  l'anneau 
que  la  fille  du  roi  avait  au  doigt  (che  aveva  in  dito  la  figlia  del  re)  »  —  C'est  presque 
le  conte  santal  :  «  Mais  le  jeune  garçon  se  changea  en  un  grain  de  corail  dans  le 
collier  que  portait  la  rânî.  » 

(2)  Ad.  Strausz,D(e  Bulgaren  (Leipzig,  1898),  p.  274. 

37 


578  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Le  jeune  homme  qui  s'est  changé,  de  cheval  en  lièvre,  de  lièvre  en  pigeon , 
vole,  poursuivi  par  le  diable,  qui  s'est  changé  en  chouette,  jusqu'à  une  mai- 
son de  campagne,  se  laisse  tomber  parle  tiojau  de  In  cheminée el  se  change  en. 
une  magnifique  pomme.  Les  gens  de  la  maison  se  mettent  à  flairer  la  pomme; 
le  diable,  qui  est  entré,  la  flaire  aussi,  et  voilà  que  la  pomme  se  change  en 
millet,  qui  se  répand  dans  la  chambre  ;  —  jioule  et  ses  douze  poussins  : 
—  écrevisse  (sic),  qui  les  étrangle. 

Le  changement  de  l'oiseau  en  ponnne  s'est  déjà  présenté  à  nous 
dans  le  conte  albanais  ci-dessus  et  aussi  dans  le  conte  avar  du 
Caucase  (§  6).  La  «  pomme  rouge  »  du  conte  avar  figure  aussi  dans 
le  conte  géorgien  (§  2  et  §  3  in  fine),  la  pomn^e  (sans  épithètc)  dans 
le  conte  arménien  d'Agn  (§  6)  et  aussi,  bien  loin  du  Caucase,  dans  le 
conte  portugais  de  la  collection  Coelho  (§5).  Dans  ce  conte  portugais, 
le  «  maître  »,  —  qui  joue  l'émotion  comme  les  soi-disant  derviches 
du  conte  albanais,  —  vient  demander  «  avec  larmes  »  la  pomme 
qui  est  tombée  sur  les  genoux  d'une  dame,  assise  à  une  fenêtre  avec 
d'autres  dames. 


Le  changement  immédiat  de  l'oiseau  poursuivi  en  grenade  se 
rencontre  dans  le  conte  italien  du  Mantouan  (§8,  A,  c),  où  la  gre- 
nade tombe  sur  les  genoux  d'une  jeune  fille  qui  est  assise  à  sa  fe- 
nêtre. —  Dans  le  premier  conte  arabe  de  Blida,  qui  est  altéré  sur  ce 
point,  c'est  par  un  circuit  inusité  que  la  grenade  arrive  aux  mains  de 
la  princesse. 

Ailleurs,  c'est  chez  un  roi  ou  un  sultan  que  s'opère  la  transforma- 
tien  en  grenade.  Dans  le  conte  arabe  de  Mogador  (§  7),  le  sultan 
n'a  même  pas  à  intervenir.  A  peine  le  pigeon  est-il  entré  dans  la 
chambre  de  ce  sultan,  qu'il  s'y  transforme  en  grenade,  et  la  grenade 
éclate  quand  le  faucon  pénètre,  lui  aussi,  dans  la  chambre. 

Le  conte  prabe  d'Egypte  (§  4)  présente  ainsi  l'histoire  : 

Poursuivi  par  le  Moghrébin,  qui  s'est  changé  en  milan,  Mohammed 
l'Avisé,  changé  en  corbeau,  descend  dans  un  jardin  et  se  change  en  une  grosse 
grenade  sur  un  grenadier.  Or,  ce  jardin  appartient  au  sultan,  père  de  la  prin- 
cesse, que  Mohammed  l'Avisé  a  trouvée  pendue  par  les  cheveux  chez  le 
Moghrébin  et  qu'il  a  délivrée.  Le  Moghrébin  entre  chez  le  sultan  et  lui  dit  : 
«  Je  te  demanderai  une  grenade,  parce  qu'il  y  a  chez  moi  un  malade  qui 
voudrait  bien  en  manger  :  on  m'a  dit  qu'il  n'y  en  a  que  dans  le  jardin  du 
roi.  »  Le  sultan  lui  fait  observer  que  la  saison  n'est  pas  celle  des  grenades, 
et,  sur  les  instances  du  Moghrébin,  il  envoie  son  chef-jardinier  dans  le  jar- 
din ;  le  jardinier  trouve  la  grosse  grenade  et  l'apporte  au  sultan  ;  mais, 
quand  le  Moghrébin  la  prend,  la  grenade  éclate,  etc. 

Dans  le  conte  grec  de  l'île  de  Syra  (§  4),  si  voisin  de  ce  conte 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRETENDU   ROLE  579 

arabe,  c'est  aussi  dans  un  jardin  qu'après  s'être  transformé  en 
maison  de  bains  et  avoir  joué  un  tour  au  démon  déguisé  (§  8,  A), 
le  prince  se  change  en  une  énorme  grenade  sur  un  grenadier  ;  mais 
le  jardin  est  le  jardin  de  son  propre  père,  le  roi  qui  jadis  avait 
été  forcé  de  le  livrer  au  démon.  Celui-ci  vient  trouver  le  roi,  lui 
faisant,  dit-il,  les  compliments  du  jeune  prince  malade,  lequel  a 
grande  envie  d'avoir  cette  grenade.  Le  roi  envoie  une  servante  du 
palais  chercher  la  grenade  ;  mais,  quand  la  servante  la  présente  au 
démon,  la  grenade  tombe  par  terre,  se  brisant  en  plusieurs  mor- 
ceaux, de  sorte  que  tous  les  grains  s'éparpillent,  etc. 

Rappelons  ici  le  conte  indien  Le  Fils  du  vizir  el  le  Halvâi  magi- 
cien :  c'est  également  chez  le  roi,  mais  en  présence  de  celui-ci,  que 
le  pigeon  se  change  en  grenade,  quand  le  roi  l'a  livré  au  halvâi, 
déguisé  en  musicien. 


Au  lieu  de  se  changer  en  grenade,  le  pigeon  du  conte  turc  d'Ada 
Kaleh  se  change,  —  on  a  pu  le  remarquer,  —  en  un  bouquet  de  roses 
sur  le  rebord  de  la  fenêtre  de  la  fille  du  padischah  ;  celui  du  conte 
serbe  de  Bosnie,  en  un  «  beau  bouquet  »,  qui  va  tomber  clans  la  main 
de  la  fille  du  roi.  Dans  le  conte  grec  i! 'Athènes  (Alî),  après  l'histoire 
de  la  maison  de  bains  (§  8,  A),  la  mouche,  poursuivie  par  le  nègre, 
changé  en  oiseau,  devient  un  «  bel  œillet  »  et  tombe  sur  le  métier 
à  broder  d'une-princesse  qui  travaille,  assise  à  sa  fenêtre. 

Nous  retrouverons  la  fleur,  une  rose,  quand  nous  étudierons, 
parmi  les  contes  littéraires,  un  conte  du  livre  turc  des  Quarante 
Vizirs,  et  nous  montrerons,  dans  cette  même  section,  que  ce  trait 
existe  dans  l'Inde, 


Maintenant,  pour  terminer,  il  nous  faut  revenir  rapidement  sur 
ces  transfornialions  de  combat  et  indiquer  divers  traits  particuliers 
qui  se  remarquent  dans  certaines  variantes. 

a) 

Dans  notre  conte  du  Velay,  le  magicien  va  chercher  un  filet  (un 
«  épervier  »)  pour  «  pêcher  le  poisson  >>.  —  Dans  d'autres  contes, 
c'est  lui-même  qui  se  transforme  en  filet. 

Ce  trait  est  rare  et  ne  figure,  à  notre  connaissance,  que  dans  le 


580  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

conte  géorgien  et  clans  les  deux  contes  arabes  du  Maroc  (le  conte 
des  Houwâra  et  le  conte  de  Mogador). 

Toujours  dans  notre  conte  du  Velay,  la  princesse  est  malade,  et 
le  magicien  se  présente  comme  médecin.  —  Dans  le  conte  sicilien 
de  la  collection  Pitre,  elle  tombe  malade  d'inquiétude,  en  se  deman- 
dant ce  que  va  devenir  cette  aiïaire  du  jeune  homme  transformé 
en  anneau  et  réfugié  chez  elle. 

Il  y  a,  croyons-nous,  dans  ces  deux  contes,  une  altération  d'un 
trait  qui  se  rencontre  plus  fréquemment,  la  maladie  du  roi,  père  de 
la  princesse. 

Dans  le  conte  bas-breton  d'Ewenn  Congar,  le  roi  d'Espagne  est 
malade  depuis  longtemps  ;  —  dans  le  conte  allemand  de  la  collec- 
tion Simrock  et  dans  le  conte  allemand  de  Styrie,  le  roi  (ou  le  sei- 
gneur) tombe  tout  d'un  coup  malade.  Dans  le  conte  norvégien, 
c'est  le  magicien  (le  diable)  qui  l'a  rendu  malade  pour  pouvoir, 
après  l'avoir  guéri,  réclamer  l'anneau  comme  récompense  ;  dans  le 
conte  italien  de  la  Basilicate,  le  magicien  a  rendu  le  roi  déhanché, 
boiteux  (sciancato).  Le  conte  portugais  n*'  9  de  la  collection  Braga 
entre  dans  les  détails  de  la  manœuvre  diabolique.  Quand  le  milan 
(le  magicien)  voit  le  pigeon  se  changer  en  anneau  et  la  princesse 
mettre  l'anneau  à  son  doigt,  il  entre  chez  le  roi,  toujours  sous  forme 
de  milan  et  laisse  tomlier  un  cheveu  (uni  cahello)  dans  le  bol  de  lait 
que  le  roi  va  boire,  et  le  roi,  après  avoir  bu,  tombe  malade. 

D'après  les  communications  de  M.  Polivka,  le  roi  malade  et  le 
magicien  médecin  se  retrouvent  dans  un  conte  tchèque  de  Moravie, 
dans  un  conte  slovaque  (Hongrie  du  Nord)  (1)  et  dans  le  conte 
lithuanien  des  environs  de  Wilna. 

Quand  nous  étudierons  les  contes  littéraires  de  cette  famille,  nous 
rencontrerons  encore  le  roi  malade  et  le  magicien  médecin  dans  un 
conte  italien  du  xvi^  siècle. 

Pour  le  trait  du  médecin,  les  contes  actuellement  connus  ne  nous 
conduisent  pas  plus  loin,  du  côté  de  l'Orient,  que  la  Russie  (la 
Lithuanie,  pour  jiréciser).  Un  autre  trait  va  nous  mener  jusqu'à 
l'Inde. 


(1)  Collection  Kul'îa,  IV,  p.  6,  i\°  5.  —  Skultely-Dolninsky,  Slov.  povesti,  1873, 

n^ie. 


LES   MONGOLS   ET  LEUR   PRÉTENDU   ROLE  581 

Dans  un  conte  de  la  Basse-Bretagne,  dont  toute  la  dernière  partie 
a  été  résumée  un  peu  plus  haut,  le  magicien  se  fait  ménélrier  dans 
une  noce,  et  réclame  pour  sa  peine  l'anneau  d'or  qu'il  dit  avoir 
perdu.  —  Dans  un  autre  conte  bas-breton  (1),  Koadalan,  changé  en 
pigeon,  au  moment  d'êtrs  atteint  par  le  magicien  et  deux  associés, 
tous  les  trois  transformés  en  éperviers,  se  laisse  tomber,  sous  forme 
de  bague  d'or,  dans  une  cruche  pleine  d'eau,  que  la  servante  d'un 
château  voisin  rapporte  de  la  fontaine.  La  servante  met  la  bague  à 
son  doigt  et  n'en  dit  rien  à  personne.  Les  trois  éperviers  deviennent 
alors  trois  ménélriers  et  vont  jouer  du  violon  sous  les  fenêtres  du 
château.  On  leur  ofTre  de  l'argent  ;  ils  demandent  la  bague  que  la 
servante  a  trouvée  en  allant  à  la  fontaine.  —  Dans  le  conte  irlandais, 
le  jeune  homme,  changé  en  hirondelle,  tombe  sur  les  genoux  de  la 
fille  du  roi  sous  la  forme  d'un  anneau  qui  dit  :  «  Ma  vie  est  mainte- 
nant entre  vos  mains  :  ne  vous  dessaisissez  pas  de  l'anneau.  » 

Le  magicien  et  ses  onze  fils,  dit  le  conte,  prirent  la  forme  des  plus  beaux 
hommes  qui  se  pussent  voir  dans  le  royaume.  Ils  se  rendirent  au  château 
du  roi  et  se  mirent  à  jouer  de  tout  instrument  connu  de  Vhomme  et  donnèrent 
au  roi  tous  les  divertissements  qui  peuvent  être  donnés  à  un  roi.  Cela,  ils  le 
firent  durant  trois  jours  et  trois  nuits.  Alors  le  roi  leur  demanda  quelle 
récompense  ils  voulaient  :  «  Toute  la  récompense  que  nous  voulons,  c'est 
l'anneau  que  nous  avons  perdu  et  qui  est  au  doigt  de  votre  fdle.  » 

Ce  travestissement  du  magicien  en  musicien  existe  également 
en  Russie,  chez  les  Grands-Russes  et  chez  les  Lettons  (Communi- 
cation de  AL  Polivka).  Dans  le  conte  grand-russe  du  gouvernement 
de  Nizegorod  (Afanasiev,  n"  140  d),  le  «  maître  »  se  présente  au 
palais  comme  musicien,  et  le  tsar,  à  la  prière  de  sa  fille,  l'invite 
à  jouer.  —  Dans  le  conte  letton,  comme  dans  le  conte  bas-breton 
de  Koadalan,   ce  sont  plusieurs   diables   qui   donnent  le   concert. 

Entre  l'Europe  et  l'Inde,  nous  aurons  à  relever  cet  épisode  dans 
le  livre  turc  des  Quarante  Vizirs. 

Quant  à  l'Inde,  on  se  rappelle  peut-être  que,  dans  un  conte  de 
l'Inde  du  Nord,  le  halvâi  magicien  obtient  la  permission  de  chanter 
et  de  jouer  de  la  sitar  devant  le  roi.  Nous  aurons  occasion  d'étudier 
plus  loin  un  épisode  d'un  autre  conte  indien  (du  Pendjab),  qui 
donne  aussi  le  changement  en  musicien. 

L'épisode  dans  lequel  le  sâdhou  devient  un  «  danseur  »  (conte 
de  Gayâdhapour),  ou  le  brahmane,  le  chef  d'une  troupe  de  dan- 
seurs de  corde  (conte  tamoul),  n'est,  à  vrai  dire,  qu'une  variante 
de  l'épisode  du  musicien. 

(1)  F. -M.  Luzel,  Koadalan  {Revue  celtique,  1870,  p.  106). 


582  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

d) 

Dans  un  petit  nombre  de  contes,  il  semblerait  qu'on  aurait 
reculé  devant  le  changement  de  l'anneau  en  millet,  en  graines  de 
pavot,  en  grains  de  blé,  en  pois,  en  perles  (1).  Ainsi  en  est-il  de  notre 
conte  du  Velay  :  quand  le  «  maître  »,  déguisé  en  médecin,  veut, 
en  tâtant  le  pouls  de  la  princesse  malade,  prendre  la  bague,  la  prin- 
cesse la  jette  par  terre,  et  la  servante  «  la  balaie  avec  les  ordures  ». 
Alors  le  maître  se  transforme  en  coq  «  pour  prendre  la  bague  »,  ii  la 
bague  devient  un  renard.  —  Dans  le  conte  norvégien,  la  bague  «  se 
perd  dans  les  cendres  du  foyer  »,  et  le  magicien,  changé  en  coq,  se 
met  à  gratter  et  piquer,  la  tête  dans  les  cendres  jusqu'aux  yeux, 
quand  voilà  tout  d'un  cuu})  la  bague  changée  en  renard. 

Dans  le  contt;  irlandais,  l'épisode,  voisin  de  celui  du  conte  norvé- 
gien {feu  au  lieu  de  cendres),  et  originairement  plus  complet,  s'est 
embrouillé  :  la  princesse  ayant  jeté  la  bague  dans  le  feu,  le  magicien 
et  ses  onze  fils  se  changent  en  douze  pincettes  ;  puis,  dans  un  récit 
très  singulier,  il  est  question  de  grains  de  blé.  Le  conte  bas-breton 
de  Koadalan  éclaire  cet  épisode  :  la  princesse  ayant  jeté  la  bague 
dans  un  grand  bûcher,  allumé  au  milieu  de  la  cour,  les  trois  méné- 
triers (diables)  se  jettent  dans  le  feu  pour  l'y  chercher  ;  mais  la 
bague  devient  un  grain  dans  un  énorme  tas  de  blé.  —  Dans  le  conte 
danois,  la  princesse  laisse  tomber  la  bague  dans  le  feu  ;  le  magicien  la 
retire  aussitôt  ;  mais  il  se  brûle  les  doigts  et  laisse  échapper  la  bague, 
qui  tombe  par  terre  et  se  change  en  grain  de  blé.  —  Enfin,  le  conte 
bas-breton  dont  Efflam  est  le  héros,  n'a  que  le  trait  de  la  bague,  rou- 
lant du  doigt  de  la  mariée  jusque  dans  un  tas  de  blé.  Bien  que  le 
conte  ne  le  dise  pas  expressément,  la  bague  s'y  change  en  un  grain. 

Notons  que  le  trait  de  la  bague  tombant  dans  le  feu  ou  dans  les 
cendres  ne  s'est,  croyons-nous,  rencontré  jusqu'à  présent  que  dans 
les  contes,  recueillis  en  pays  Scandinave  et  en  pays  celtique,  qui 
viennent  d'être  mentionnés  ;  d'oîi  il  ne  faudrait  pas  se  hâter  de 
conclure  que  ce  trait  serait,  en  lui-même,  celtique  ou  Scandinave. 

e) 

On  a  vu  que,  dans  le  conte  avar  du  Caucase,  Ohaï  ne  se  change 
pas  seulement  en  poule,   mais  en  poule   avec  cinquante  poussins. 

(1)  Cette  dernière  transformation  se  rencontre  dans  plusieurs  contes  grands- 
russes  et  dansun  conte  lithuanien.  On  dirait,  —  mais  nous  sommes  loin  de  l'afTir- 
mer,  —  que  ces  perles  sont  un  souvenir  inconscient  de  la  rânî  indienne  et  de  son 
collier  de  perles  qui,  le  fil  étant  rompu,  s'égrène  par  terre. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  583 

Cette  transformation  l)izarrc  s'opère  aussi  dans  le  conte  l)ulgare  de 
Kitchovo  (poule  et  douze  poussins)  et  aussi,  nous  apprend  M.  Po- 
livka,  dans  trois  autres  contes  bulgares  (poule  et  douze  poussins 
également).  Le  nombre  des  poussins  n'est  pas  spécifié  dans  le  conte 
serbe  de  Bosnie,  le  conte  grec  de  l'île  de  Syra,  le  conte  grec  d'Athènes 
(Alî)  et  le  conte  portugais  de  la  collection  Coelho. 

Encore  un  ou  deux  petits  détails.  Dans  tous  les  contes  de  la  côte 
sud  de  la  Méditerranée,  —  conte  arabe  d'Egypte,  contes  arabes  de 
Blida,  conte  berbère  des  Beni-Snoûs,  conte  arabe  de  Mogador,  — 
la  transformation  finale  est  en  couteau,  qui  tranche  la  tête  du  coq.  — 
Dans  le  conte  roumain  de  Transylvanie,  un  des  grains  de  mil  devient 
le  jeune  homme  en  personne,  qui,  avec  un  couteau,  décapite  le  coq. 

Dans  le  conte  arabe  des  Houwâra  (Maroc),  la  transformation  en 
couteau  n'est  point  placée  au  même  endroit  ;  car  le  couteau  sert 
seulement  à  couper  le  filet  dans  lequel  se  trouve  pris  le  poisson. 

Dans  tous  les  contes  barbaresques,  le  magicien  est  un  Juif. 

9) 

Nous  avons  laissé  pour  la  fin,  comme  curiosité,  un  rapproche- 
ment dont  nous  ne  prétendons  pas  tirer  la  moindre  conclusion 
révélatrice. 

Dans  le  conte  norvégien,  le  magicien,  après  avoir  fait  avec  le 
père  une  convention  au  sujet  du  jeune  garçon,  dit  :  «  Je  suis  chez 
moi  au  nord  comme  au  sud,  à  l'est  comme  à  l'ouest,  et  mon  nom 
est  Bonde  Veirsiiy  (  «  Paysan  Nuage  du  temps  »  )  »  (1).  —  Dans 
un  conte  ruthène  de  la  Haute-Hongrie  (2),  le  magicien  se  nomme 
Honychmarnytx  (  «  Chasseur  de  Nuages  »  ).  Après  avoir  indiqué 
au  jeune  garçon  sa  besogne,  nettoyer  douze  chambres,  il  s'en  vai 
«  de  par  le  monde  »  «  chasser  les  nuages  ». 

Quelle  relation  y  a-t-il,  s'il  y  en  a  une,  entre  ces  deux  person- 
nages, le  «  Nuage  du  temps  »  et  le  «  Chasseur  de  nuages  »  ?  Nous 
n'en  savons  absolument  rien...  Mais  quelle  aubaine  il  y  aurait  là 
pour  ces  fantaisistes  «  vieux  jeu  »  qui  en  sont  toujours  à  chercher 

(1)  C'est  dans  la  seconde  édition  de  la  collection  Asbjoernsen  (voir  plus  haut) 
que  ce  conte  a  paru  pour  la  première  fois,  nous  dit  l'un  des  hommes  les  mieux 
informés  en  cette  matière,  notre  si  obligeant  ami,  M.  Johannes  Boite.  Dans  une 
édition  postérieure  (1874),  que  nous  avons  consultée  à  la  Bibliothèque  Nationale, 
le  magicien  ne  se  nomme  plus  Veirsky,  «  Nuage  du  temps  »  [veir,  «  temps,  état  de 
l'atmosphère  »  ",  sky,  «  nuage  »),  mais  Veirskjœg,  «  Barbe  du  temps  ». 

(2)  Einograficnyj  Sbirnyk,  IV,  p.  30,  a"  6. 


584  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

dans  la  inctcorologie,  (juand  ce  n'est  pas  dans  l'astronomie,  le  fin 
mot  dos  contes  asiatico-europccns  ! 

§  9 
Conles  oraux  fragmeiilaires 

Ce  que  £ont  devenus  notre  conte  ou  tels  de  ses  éléments,  quand 
ils  ont  eu  la  malechance  d'arriver  dans  certains  pays,  on  va  le 
constater. 

Après  une  série  incohérente  d'insanités,  un  conte  berbère  d'Algérie 
se  termine  ainsi  (1)  : 

L'enfant  marcha  beaucoup,  jusqu'à  ce  qu'il  arriva  au  village  de  sa 
grand'mère.  Il  lui  dit  :  >■  Conduis-moi  chez  le  roi  des  Génies,  pour  qu'il  m'ins- 
truise. »  Quand  il  fut  savant,  il  revint  chez  sa  grand'mère.  Il  lui  dit  :  «  Amène- 
moi  au  marché  ;  je  deviendrai  mulet  et  tu  me  vendras  ;  mais  aie  soin  d'em- 
porter la  bride.  «  Elle  le  conduisit  au  marché  et  le  vendit  au  roi  des  Génies. 
Le  roi  des  Génies  emmena  le  mulet  à  la  source  et  lui  enleva  la  bride  pour  le 
faire  boire.  Il  redevint  aussitôt  enfant  et  retourna  chez  sa  grand'mère,  chez 
laquelle  il  resta  juscju'à  sa  mort. 

Toujours  en  Afrique,  mais  plus  au  sud-est,  notre  conte  est  par- 
venu, pour  son  malheur,  chez  une' peuplade  musulmane  d'Ahyssinic, 
les  Buru-Afar,  et  M.  Léo  Reinisch  l'a  recueilli  de  la  bouche  d'un 
ex-roi  aveugle  de  cette  peuplade,  pendant  un  séjour  de  celui-ci  à 
Massouah  (2)  : 

Deux  hommes  sont  en  voyage  et  n'ont  rien  à  manger.  Que  faire  ?  «  Je 
vais  me  changer  en  chèvre,  >>  dit  l'un.  La  chèvre  est  vendue  à  des  gens  qui 
ont  un  bouc  ;  puis  elle  s'enfuit  sous  forme  de  chacal.  Le  «  possesseur  de  la 
chèvre  »  se  change  en  aigle  et  saisit  le  chacal,  lequel  devient  une  graine  de 
moutarde  et  tombe  par  terre.  L'aigle  alors  se  change  en  panier  et  pénètre 
sous  la  graine  de  moutarde  (drang  unter  dem  Senjkorn  hindurch).  Alors  les 
gens  dirent  :  «  Cet  homme  est  le  plus  fort  ;  donnez-lui  son  bouc  (sic).  » 

«  Voilà,  conclut  le  conteur,  ce  qu'ont  fait  ces  deux  hommes  (!).  » 

Dans  l'Asie  Septentrionale,  en  Sibérie,  M.  W.  Radloiï  a  trouvé 
chez  les  Tatars  du  Gouvernement  de  Tobolsk,  et  nous  avons  repro- 
duit (  §  2)  une  forme  assez  bien  conservée  du  Magicien  el  son  apprenti. 
C'est  à  ce  même  savant  explorateur  cjue  nous  emprunterons  un 
fragment  de  notre  conte,  qui  a  pris  place,  tant  bien  que  mal,  dans 
un  récit  d'allure  grossièrement  épique,  provenant  d'autres  Tatars 

(1)  Gustave  Mercier,  Le  Chaouia  de  V Avrès  (Paris,  1896),  conte  n"  16. 

(2)  Sitzungsberichle  der  Kais.  Akad.  der  Wissenschajten  zu  Wien.  Philos,  kist. 
Classe.  CXL  (1885),  p.  108. 


LES   MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  585 

de  Sibéri(\  les  Tatars  dits  Baraba,  ctal)lis  dans  la  région  de  l'Om, 
aux  environs  du  lac  Kargat,  parmi  les  marais  et  les  forêts  de  bou- 
leaux de  la  «  Steppe  barabinc  ».  (Cette  peuplade  n'a  passé  à  l'isla- 
misme qu'à  une  époque  relativement  récente)  (1)  : 

Le  héros,  Mischak  Alyp,  auquel  le  kan  a  déjà  ordonné  df^ux  fois 
de  lui  rapporter  des  choses  que  le  jeune  homme  n'aurait  jamais 
pu  trouver  sans  l'aide  d'oiseaux  géants,  ses  obligés,  est  envoyé  une 
troisième  fois  en  expédition  avec  ordre  de  ramener  «  Tâbana  Koga. 
la  Princesse  ».  Ses  amis  les  oiseaux  ziizolo  le  portent  à  travers 
les  airs  jusqu'à  la  «  maison  de  pierre  »  de  Tabàna  Koga.  Il  trouve 
celle-ci,  «  qui  a  disposé  sa  chevelure  sur  sept  clous  et  qui  la  peigne 
avec  un  peigne  d'or  ». 

El  Tâbana  Koga,  la  Princesse,  dit  :  «  Mischak  Alyp  est  né,  et  il  parcourt 
le  monde  ;  je  l'ai  appris.  Je  craignais  qu'il  ne  vînt  plus  tard.  Maintenant, 
te  voilà  venu.  »  Elle  rassembla  sa  chevelure  qui  était  sur  sept  clous,  l'enroula 
autour  de  sa  tète,  et  elle  se  changea  en  tchabak  (sorte  de  poisson)  et  se  jeta 
par  la  fenêtre  dans  la  mer.  Mischak  Alyp  se  secoua,  devint  un  brochet  et 
poursuivit  Tâbana  Koga.  Dans  la  mer,  il  l'atteignit  et  la  saisit,  et  il  la  rap- 
porta à  la  maison.  Alors,  Tâbana  Koga,  la  Princesse,  lui  dit  :  «  J'ai  appris 
que  Mischak  Alyp  est  né  et  qu'il  parcourt  le  monde.  Maintenant,  te  voilà 
venu.  »  Et  Tâbana  Koga,  la  Princesse,  se  secoua  et  devint  un  petit  oiseau 
et  s'envola  par  la  fenêtre.  Mischak  Alyp  se  secoua  et  devint  un  autour  ; 
il  la  poursuivit  et  il  l'atteignit,  et,  la  tenant  dans  ses  griffes,  il  la  ramena 
à  la  maison.  Et  il  s'assit.  Tâbana  Koga,  la  Princesse,  lui  dit  :  «J'ai  appris 
que  Mischak  Alyp  est  né  et  qu'il  parcourt  le  monde.  S'il  ne  venait  pas  ici, 
ce  serait  bon  ;  mais  voilà  que  tu  es  venu.  «  Et  Tâbana  Koga,  la  Princesse, 
se  secoua  et  devint  du  blé,  qui  se  dispersa  dans  la  maison.  Mischak  Alyp  se 
secoua  et  devint  un  coq  ;  il  ramassa  le  blé  et  le  mangea.  Alors,  Tâbana 
Koga,  la  Princesse,  dit  à  Mischak  Alyp  :  «  Maintenant,  depuis  que  ma  mère 
m'a  mise  au  monde,  je  te  suis  destinée.  » 

Inutile  de  relever  les  déformations  parfois  absurdes,  que  notre 
thème  de  la  poursuite  a  subies  chez  ces  Tatars-Baraba. 

§  10 

Thèmes  apparentés  au  thème  des  tranformations 
du  «  Magicien  et  de  son  apprenti  » 

Les  transformations  des  deux  magiciens  en  cheval,  en  chien,  en 
poisson,  en  oiseau,  sont  ce  qu'on  pourrait  appeler  du  merveilleux 
courant.  La  transformation  en  petits  objets,  comme  un  anneau,  une 

(1)  W.  Radloff,  Proben  der  Volkslitteratur  der  turkischen  Stœmme  Sûd-Sibiriens 
Tome  IV  (1872),  p.  33  et  suiv. 


580  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

grenade,  n'a  rien  non  plus  qui  puisse  grandement  étonner  dans  un 
conte.  Mais  que  le  héros  se  transforme  en  maison  de  bains  (conte 
turc,  conte  syriaque  de  Mésopotamie,  conte  grec  de  l'île  de  Syra), 
.en  boutique  (conte  serbe),  en  châleau  (contes  arabes  do  Blida),  en 
église  (conte  serbe  de  Bosnie),  la  chose  rentre  beaucoup  moins  dans 
notre  genre  de  merveilleux.  Et  que  serait-ce,  si  ces  conceptions 
étranges  étaient^  transportées  dans  notre  Occident,  telles  qu'une 
rigueur  baroque  dans  la  mise  en  œuvre  d'idées  déjà  bizarres,  les  a 
parfois  façonnées  au  pays  d'origine  ? 

Certains  conteurs  indiens,  en  cfTet,  ne  se  borneront  point,  par 
exemple,  à  dire  que  telle  princesse,  poursuivie  par  la  haine  d'une 
ennemie  et  conduite  par  ordre  de  son  mari  al>usé  dans  un  lieu  désert 
pour  y  être  mise  à  mort,  se  transforme  là,  par  son  pouvoir  magique, 
en  un  magnifique  château  ;  ils  "appuieront  lourdement  sur  cette 
métamorphose  et  en  donneront  une  description  détaillée  (1)  : 

«  Alors  la  princesse  prit  un  couteau  et,  de  sa  propre  main,  elle  s'arracha 
les  deux  yeux  :  un  œil  devint  un  perroquet  et  l'autre  une  mainâ.  Puis  elle 
s'arracha  le  cœur,  et  il  devint  une  grande  pièce  d'eau.  Son  corps  devint 
un  splendide  palais,  plus  grandiose  que  celui  du  roi  ;  ses  bras  et  ses  jambes 
devinrent  les  piliers  supportant  le  toit  de  la  véranda  et  sa  tête,  le  dôme  du 
palais.  » 

Le  prince,  mari  de  la  princesse,  étant  à  la  chasse,  passe  la  nuit  dans  la 
véranda  du  palais  merveilleux,  apprend,  par  une  conversation  des  deux 
oiseaux,  toute  l'histoire  de  la  princesse  et  de  son  ennemie.  Finalement,  le 
perroquet  dit  que  la  princesse  est  là  :  si  le  prince  allait  dans  la  salle  du  milieu 
et  soulevait  une  trappe,  il  descendrait  dans  un  second  palais  et  il  y  trouve- 
rait la  princesse.  Le  prince  la  trouve,  en  eiïet,  étendue  sur  un  lit  et  priant 
jour  et  nuit  ou  lisant  un  saint  livre. 

De  telles  monstruosités  ne  sont  pas  marchandise  d'exportation, 
et  quand,  d'aventure,  elles  franchissent  nos  frontières,  elles  ne  le 
font  que  si,  au  point  de  départ,  l'idée  première  a  été  rendue,  par 
son  encadrement,  moins  inacceptable.  Un  curieux  exemple  de  ce 
fait,  c'est  un  conte  faisant  partie  d'un  livre  français,  publié  en  1718 
et  en  1731  sous  le  titre  de  Nouveau  Recueil  de  conles  de  fées  et  sans 
nom  d'auteur.  Le  conte  intitulé  Incarnai,  blanc  cl  noir  n'a  certai- 
nement pas  été  rédigé  d'après  une  version  orale  par  quelque  émule 
de  Perrault  ou  de  Madame  d'Aulnoy  ;  il  aura  été  pris  dans  quel- 
que livre  oriental  : 

Un  prince  a  épousé  une  jeune  fille  d'origine  merveilleuse  et  qui 
réalise  tous  ses  rêves,  la  belle  Incarnat,  Blanc  et  Noir.  Pendant 

(1)  Miss  M.  Stokes,  Indian  Fairy  Taies  (Londres,  1880),  no  21,  p.  148.  —  Compa- 
rer n°  1,  p.  5. 


LES  MONGOLS   ET  LEUR   PRÉTENDU   ROLE  587 

qu'il  est  à  la  guerre,  la  reinc-mèro  fait  mourir  la  jeune  princesse 
et  lui  substitue  une  autre  femme.  Le  corps  de  la  princesse,  jeté  dans 
les  fossés  du  château,  devient  un  poisson  incarnat,  blanc  et  noir, 
que  le  prince,  à  son  retour,  ne  cesse  de  regarder.  A  l'instigation  de 
la  reine-mère, -la  fausse  princesse  fait  prendre  et  tuer  le  poisson  ; 
à  l'endroit  où  l'on  a  jeté  les  écailles,  surgit  un  arbre  incarnat,  blanc 
et  noir. 

«  Le  bel  arbre  fut  arraché  et  brûlé  ;  mais  un  superbe  château  ,bâti  de  rubis, 
de  perles  et  de  jais,  que  les  cendres  produisirent  à  Vinstant,  fit  revivre  encore 
les  trois  couleurs  que  le  prince  avait  toujours  aimées...  Les  portes  s'ouvrirent 
(pour  le  prince),  et,  après  avoir  traversé  plusieurs  appartements  dont  les 
meubles  répondaient  à  la  richesse  du  dehors,  il  trouva,  dans  un  cabinet 
plus  magnifique  encore  que  ne  l'était  le  reste  du  palais,  cette  première  femme 
dont  il  était  toujours  amoureux  et  dont  le  souvenir  lui  était  si  cher.  » 

C'est  bien  là  le  conte  indien,  ou,  du  moins,  une  forme  parallèle, 
indienne  probablement  aussi,  dans  laquelle  la  transformation  de  la 
jeune  femme  en  château  est  fortement  adoucie  :  en  efïet,  grâce  à 
l'enchaînement  des  transformations  diverses  (1),  le  château  surgit 
des  cendres  de  ce  qui  fut  la  princesse,  et  non  de  son  corps  même  ; 
ce  qui,  dans  l'Inde  comme  ailleurs,  exclut  toute  idée  de  transforma- 
tion membre  par  membre. 

Cette  transformation  membre  par  membre,  les  Turcs,  qui  ne  sont 
pas  des  Européens,  n'ont  pas  fait  difliculté  de  l'accepter.  Dans  un 
conte  de  Constantinople  (Kunos,  n^  48,  p.  381),  un  vieux  dev  (sorte 
de  génie)  se  fait  arracher  successivement  bras,  jambes,  tête  :  les 
bras  deviennent  deux  arbres  de  diamant  ;  les  pieds,  deux  esca- 
beaux d'or  ;  la  tête,  un  lit  sans  pareil  au  monde  ;  le  tronc,  un  magni- 
fique tapis. 

Il  y  a  ici  comme  le  pendant  d'un  conte  indien  du  Bengale,  dont 
nous  avons  donné  un  long  résumé  dans  les  remarques  de  notre 
conte  de  Lorraine  n^  91  (I,  p.  220-222)  :  dans  ce  conte,  une  femme 
se  fait  couper  en  deux,  et  aussitôt  ses  jambes  deviennent  le  tronc 
d'un  arbre  d'argent  ;  ses  bras,  des  branches  d'or;  ses  mains,  des 
feuilles  de  diamant  ;  tous  ses  ornements,  des  perles,  et  sa  tête,  un 
paon,  dansant  dans  les  branches  et  mangeant  les  perles.. 


Il  existe,  en  Europe,  un  type  de  conte,  que  nous  avons  étudié 

(1)  Voir,  sur  cet  enchaînement,  dans  nos  Contes  populaires  de  Lorraine,  tome  I, 
p.  LVII,  l'Appendice  B. 


588  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

dans  les  remarques  de  notre  conte  de  Lorraine  n"  9,  et  dans  lequel 
se  sont  incorporées  des  transformations  bien  étranges  aussi  et  qui 
pourtant  se  sont  acclimatées  dans  notre  milieu  occidental.  Gr.  N.  Po- 
tanine  a  signalé,  avec  sagacité,  raffmité  qui  relie  les  contes  de 
ce  type  au  conte  du  Magicien  el  son  apprenti  et  particulièrement 
à  l'épisode  de  la  poursuite. 

Dans  les  contes  en  question,  le  héros  s'enfuit  de  chez  un  être 
malfaisant  (ogre,  ogresse,  sorcière)  avec  la  fdle  de  la  maison  ou 
avec  une  captive,  et  l'être  malfaisant  se  met  à  leur  poursuite. 
Trois  fois  les  fugitifs  sont  atteints  ;  mais,  chaque  fois,  la  jeune 
fille  a  eu  le  temps  de  transformer  et  son  fiancé  et  le  cheval  (quand 
ils  se  sont  enfuis  à  cheval)  et  elle-même  de  telle  façon  que  l'ennemi 
ne  les  reconnaît  pas  et  s'en  retourne  les  mains  vides. 

Renvoyant  aux  remarques  de  ce  conte  lorrain  n"  9.  ainsi  qu'à  une 
partie  de  celles  du  n^  32  (II,  pp.  26-27),  nous  nous  bornerons  à 
quelques  additions.  Voici  d'abord,  d'après  Gr.  N.  Potanine,  trois 
ou  quatre  contes  russes  : 

Dans  l'un,  la  jeune  fille  se  change  en  prairie  verte,  et  elle  change 
le  jeune  homme  en  vieux  pasteur,  le  cheval  en  jeune  brebis  ;  puis 
vient  le  changement  de  la  jeune  fille  en  église,  du  jeune  homme 
en  pope,  du  cheval  en  bouquet  d'arltres  ;  enfin,  la  jeune  fille  devient 
un  lac  ;  le  jeune  homme  et  le  cheval,  des  canards  de  deux  sortes. 
—  Ailleurs,  champ  de  millet  et  gardien  ;  brebis  et  berger  ;  église 
et  pope,  —  ou  bien  église  et  diacre  ;  porc  et  porcher  ;  rivière  et 
perche  ;  —  ou  encore  pigeon  et  colombe  ;  ruisseau  et  arbre  ;  église 
et  petit  vieux.  Etc. 

A  l'époque  où  nous  rédigions  les  remarques  de  notre  n"  9,  nous 
ne  pouvions  citer  aucun  conte  oriental  bien  caractérisé  de  ce  type  : 
aujourd'hui  nous  aurions  à  copier  d'un  bout  à  l'autre  deux  contes 
turcs  ;  on  en  jugera  par  ce  résumé  d'un  fragment  du  premier 
(Kunos,  no  10)  : 

La  fille  de  la  magicienne,  se  voyant  poursuivie  avec  le  jeune  homme, 
change  celui-ci  en  un  grand  jardin  et  se  change  elle-même  en  jardinier. 
Et,  quand  sa  mère  arrive  et  lui  dit  :  «  Hé  !  jardinier,  as-tu  vu  passer  un 
jeune  homme  et  une  jeune  fille  ?  «elle  répond  :  «  Mes  radis  ne  sont  pas  encore 
mûrs  ;  »  et,  la  magicienne  répétant  sa  question  :  «  Mes  épinards  n'ont  pas 
encore  levé.  »  La  magicienne  revient  sur  ses  pas  ;  mais  bientôt  elle  se  remet 
en  marche.  Cette  fois,  changement  du  jeune  homme  en  four  et  de  la  jeune 
fille  en  boulanger.  «  Hé  !  boulanger,  est-ce  qu'un  jeune  homme  n'est  point 
passé  par  ici  avec  une  jeune  fille  ?  —  Le  pain  n'est  pas  encore  cuit  ;  je  viens 
seulement  de  l'enfourner.  «  Enfin,  changement  du  jeune  homme  en  étang, 
et  de  la  jeune  fille  en  canard.  Ce  qui  met  fin  à  la  poursuite. 


LES   MONGOLS   ET  LEUR   PRÉTENDU   ROLE  589 

Dans  l'autre  conte  turc  (Kunos,  n°  12),  c'est  le  jeune  liomme, 
fils  d'un  deiK  qui,  par  son  pouvoir  magique,  opère  les  transforma- 
tions de  sa  femme  et  de  lui-même,  quand  sa  tante  la  sorcière  se 
met  à  leur  poursuite.  On  remarquera  ici  la  transformation  de  la 
jeune  femme  en  maison  de  bains  et  du  jeune  homme  en  maître 
baigneur  qui,  lui  aussi,  répond  tout  de  travers  (1). 

En  rapprochant  ce  genre  de  poursuite  de  la  poursuite  du  Magicien 
et  son  apprenti,  Gr.  N.  Potanine  note  sur  ce  point,  qu'ici,  à  la  diffé- 
rence de  la  poursuite  précédemment  étudiée,  les  poursuivis  (car  il 
y  en  a  deux)  sont  seuls  à  se  métamorphoser  ;  l'être  malfaisant  qui 
poursuit  ne  change  pas  sa  forme  naturelle.  On  pourrait  faire  obser- 
ver aussi  que  ce  n'est  pas  la  poursuite  sans  trêve  du  Magicien  et 
son  apprenti;  c'est  une  poursuite  avec  arrêts,  les  transformations 
des  poursuivis  ayant,  par  trois  fois,  pour  effet  de  les  immobitiser. 
Mais  le  folkloriste  russe  n'en  a  pas  moins  raison  d'insister  sur 
l'affinité  des  deux  thèmes  :  la  preuve,  c'est  que  nous  les  trouvons 
combinés  dans  un  très  curieux  petit  conte  allemand,  découvert 
au  hasard  de  nos  recherches  (2)  : 

Un  petit  frère  et  une  petite  sœur  ont  été  pris  par  un  vieux  magicien, 
et  le  petit  garçon  a  lu  en  cachette  les  livres  de  celui-ci.  Les  deux  enfants 
s'enfuient  ensemble,  et  le  magicien  se  met  à  leur  poursuite.  La  petite  fille 
devient  un  poisson;  le  petit  garçon  ,un  étang.  Le  magicien  étant  parti  pour 
aller  chercher  un  filet,  le  petit  garçon  prononce  une  parole  magique,  et  il 
devient  une  chapelle;  la  petite  fille,  une  image  sur  V autel.  Le  magicien  va 
chercher  du  feu-  pour  brûler  la  chapelle.  Alors  le  petit  garçon  se  change  en 
aire  à  battre,  et  il  change  sa  sœur  en  grain  d'orge.  Le  magicien  devient  une 
poule,  et  il  est  au  moment  d'avaler  le  grain  d'orge,  quand  le  petit  garçon  se 
change  en  renard  et  tord  le  cou  à  la  poule  (3). 

(1)  Voir,  aux  remarques  de  noire  conte  de  Lorraine  n°  32  (II,  p.  26-27),  des 
réponses  tout  à  fait  de  ce  genre.  Nous  y  ajouterons  celles  d'un  conte  sicilien  (L.  Gon- 
zenbach,  n°  54)  ;  Paccaredda,  la  captive,  s'enfuyant  avec  Autumunli,  se  change  en 
jardin  et  Autumunti  en  jardinier.  Arrive  l'ogre  :  «  Dites-moi,  mon  bon  ami,  avez- 
vous  vu  un  garçon  et  une  fille  passer  en  courant  ?»  Et  le  jardinier  :  «  Que  désirez- 
vous  ?  du  chou-rave  ?  il  n'est  pas  encore  mûr.  —  Je  ne  parle  pas  de  chou-rave  ; 
je  demande  si  vous  avez  vu  les  deux  qui  ont  passé  en  courant.  —  Ah  !  bien  I  vous 
désirez  de  la  laitue  ;  il  faut  revenir  dans  quelques  semaines.  »  Lors  de  la  seconde 
poursuite,  Paccaredda  s'est  changée  en  église,  et  elle  a  changé  Autumunti  en  sacris- 
tain qui,  à  l'interrogation  de  l'ogre  relative  aux  deux  fugitifs,  répond  que  la  mes.se 
va  commencer. 

(2)  L.  Bechstein's  Mœrchenbuch,  24"^  éd.  (Leipzig,  1868),  p.  75. 

(3)  L'immense  recueil  de  feu  J.-G.  Child  The  English  and  Scotiish  Popular  Bal- 
lads  (Dix  volumes,  Boston,  1884-1896),  nous  apprend,  (t.  II,  p.  402),  que  ce  conte 
a  été  recueilli,  également  en  Allemagne,  sous  forme  de  ballade  (Longard,  Altrheinis- 
che  Marlein  and  Liedlein,  p.  7G,  n°  40).  Il  y  a  quelques  différences  :  le  petit  garçon 
et  la  petite  fille  sont  les  enfants  du  magicien  ;  le  petit  garçon  transforme  sa  sœur  en 


590  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Evidemment  ce  petit  conte  fait  lien  entre  le  thème  de  la  poursuite 
du  Magicien  et  son  apprend  (transformations  on  grain  d'orge,  en 
coq,  en  renard)  et  l'autre  thème  (transtonnations  en  étang  et  pois- 
son, en  chapelle  et  image)  (1). 

En  regard  du  changement  en  chapelle  ou  église,  c'est  un  chan- 
gement en  pelit  temple  que  va  nous  offrir  un  roman  chinois  fan- 
tastique bouddhique,  arrangement  d'un  original  indien,  dit  son  tra- 
ducteur, fou  M.  Théodore  Pavie  (2)  : 

Un  chef  des  génies  célestes,  Tchin-kun,  est  envoyé  par  le  Seigneur 
suprême  contre  le  Singe  (autrement  dit,  le  Roi  des  singes),  créature  inquiète, 
désordonnée,  toujours  prête  à  bouleverser  la  nature,  et  qui  a  appris  du 
Bodhisattva  Soubhoùti  la  «  magie  de  la  terre  »  (voler  sur  les  nuages  et  chan- 
ger de  forme  à  volonté). 

Voyant  son  armée  en  déroute,  le  Singe  se  change  en  passereau.  Tchin-kun 
l'a  reconnu,  et  il  se  change  en  aigle.  Le  Singe,  aussitôt,  devient  un  vieux 
cormoran  ;  Tchin-kun,  un  aigle  de  mer.  Puis,  le  Singe  se  précipite  dans  un 
torrent  et  se  change  en  poisson  ;  Tchin-kun,  lui,  se  change  en  aigle-pêcheur. 
Le  poisson  s'échappe  sous  forme  de  serpent  d'eau  qui  s'enfonce  dans  les 
herbes  de  la  rive,  poursuivi  par  Tchin-kun,  sous  forme  de  héron.  Alors,  le 
Singe  devient  une  oie  mouchetée,  qui  se  tient  immobile  au  milieu  de  ter- 
rains bas  et  salés.  Reprenant  sa  forme  naturelle,  Tchin-kun  s'avance  à  petits 
pas,  son  arc  à  la  main,  vers  son  ennemi.  L'apercevant,  le  Singe  se  change  en 
un  petit  temple  de  la  Terre.  «  Sa  bouche  en  est  comme  l'entrée  ;  ses  dents 
deviennent  les  battants  de  la  porte,  sa  langue  est  l'idole  ;  ses  yeux  sont  les 
fenêtres.  Cependant,  comme  il  reste  sa  queue,  il  la  relève  en  arrière  et  en 
fait  un  mât  de  pavillon.  » 

A  la  vue  du  petit  temple,  Tchin-kun  dit  à  haute  voix  :  «  Voilà  le  Singe. 
Jamais  je  n'ai  rencontré  de  pagode  qui  eût  son  mât  de  pavillon  par  derrière. 
Le  Singe  voudrait,  en  me  tendant  ce  piège,  me  faire  entrer,  puis  me  saisir 

étang,  chapelle,  aire  à  battre,  et  il  se  transforme  lui-même  en  poisson,  image  sur 
l'autel,  grain  d'orge  et  renard. 

(1)  Un  autre  lien,  très  ténu,  mais  réel,  rattache  à  certaines  variantes  du  second 
thème,  la  variante  du  Magicien  et  son  apprenti  qui  a  été  recueillie  chez  les  Roumains 
de  Transylvanie  (§  2).  Dans  cette  variante  roumaine,  le  jeune  homme,  poursuivi 
par  le  magicien  (le  diable),  —  lequel  ne  se  métamorphose  que  tout  à  la  fin  (en  coq) 
chez  le  roi,  —  devient,  de  cheval,  successivement  lièvre,  corbeau,  poisson  ;  alors, 
il  se  jette  dans  l'eau,  «  vite,  vite,  vite,  le  diable  derrière  lui  ».  Quand  le  diable  arrive 
à  l'eau,  il  rencontre  un  poisson  :  «  N'as-tu  pas  vu  un  poisson  étranger  ?  —  Oh  !  oui, 
il  a  une  avance  de  trois  jours  »  ;  «  une  avance  de  sept  heures  »,  dit  un  petit  poisson, 
interrogé  ensuite. 

Ce  trait  des  renseignements  trompeurs  au  sujet  d'une  date  se  trouve  aussi  dans 
des  variantes  russes  du  second  thème,  citées  par  Gr.-N.  Potanine.  Ainsi  le  pope  dit 
qu'il  a  vu  passer  les  jeunes  gens  quand  l'église  se  construisait.  (W.-R.-S.  Ralston, 
dans  ses  Russian  Folk-tales,  Londres, 1873,  p.  130,  donne  un  de  ces  contes  tout  au 
long.) 

(2)  Théodore  Pavie,  Etude  sur  le  Si-Yéou-tching,  roman  bouddhique  chinois 
(Journal  Asiatique,  année  1857,  2^  semestre,  p.  359  etsuiv.). 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  591 

entre  ses  dents.  Aussi  serai-je  sur  mes  gardes,  et  je  vais  commencer  par  don- 
ner des  coups  de  poing  dans  les  fenêtres  et  des  coups  de  pied  dans  les  bat- 
tants de  la  porte.  » 

En  l'entendant,  le  Singe  a  grand  peur  :  «  Ces  portes  sont  mes  dents,  se 
dit-il  ;  ces  fenêtres  sont  les  prunelles  de  mes  yeux.  S'il  me  casse  les  dents, 
s'il  me  crève  les  yeux,  que  deviendrai-je  ?  »  Il  fait  donc  un  bond  de  tigre 
et  disparaît  dans  l'espace. 

Ce  qui  est  intéressant  à  relever,  c'est  que  ce  récit,  —  qui,  par  son 
origine,  nous  ramène  à  l'Inde,  —  juxtapose  les  deux  thèmes  de  la 
poursuite.  Nouvelle  preuve  de  l'affinité  des  deux  thèmes. 

Rien  de  plus  contraire  à  notre  goût  occidental  que  la  manière 
tout  indienne  dont  se  fait,  membre  par  membre,  queue  comprise, 
—  cette  queue  qui  trahit,  —  la  transformation  du  Singe  en  petit 
temple.  Dans  nos  contes  européens,  la  transformation  si  fréquente 
d'un  des  poursuivis  en  chapelle  se  fait  en  un  instant,  et  elle  est 
expédiée  d'un  mot. 


Un  troisième  type  de  poursuite  avec  transformations  est  venu 
aussi,  mais  très  rarement,  s'intercaler  dans  le  conte  du  Magicien 
et  son  apprenti.  Il  ne  s'agit  plus  là  de  transtormations  de  personnes 
mais  de  transformations  de  choses,  d'objets  qu'en  s'enfuyant  le 
poursuivi  jette  derrière  lui.  Ces  objets  jetés,  —  nous  l'avons  dit 
ailleurs  (1),  —  sont,  le  plus  souvent,  symboliques  :  un  peigne,  une 
brosse,  jetés,  deviennent  une  épaisse  forêt  ;  une  picn*c,  une  mon- 
tagne ;  un  miroir,  un  lac,  et  l'être  malfaisant  qui  poursuit,  se  trouve 
retardé  dans  sa  course  et  finalement  arrêté,  quand  il  ne  périt  pas 
dans  l'eau  qu'il  veut  traverser  (2). 

Le  conte  grec  de  l'île  de  Syra,  tant  de  lois  cité,  a  cette  intcrcala- 
tion,  entre  le  séjour  du  jeune  prince  chez  le  démon  et  son  arrivée 
chez  la  bonne  vieille  par  laquelle  il  se  fait  vendre,  transformé  en 
mulet,  puis  en  maison  de  bains  : 

Quand  le  jeune  prince  sait  par  cœur  tout  le  livre  du  démon,  il  prend, 
«  comme  le  livre  le  prescrit  »,  une  assiette  de  sel,  un  morceau  de  savon  et 
un  peigne,  et,  après  avoir  dépendu  la  princesse,  sa  conseillère,  que  le  démon 

(1)  Fantaisies  hihlico-mytholo giques  d'un  chef  d'école.  M.  Edouard  Stucken  et  le 
folk-lore  (Revue  biblique  internationale  des  Dominicains  de  Jérusalem,  janvier  1905, 
pp.  33-35  ;  pp.  193-195  du  présent  volume). 

(2)  Voir  sur  ce  thème  les  remarques  de  notre  conte  de  Lorraine,  n°  12  (I,  pp. 
138-139,  141,  152-154).  Une  longue  liste  détaillée  de  ces  transformations  et  des 
contes  où  on  les  rencontre  a  été  donnée,  dans  la  Revue  des  Traditions  populaires, 
par  M.  A.  de  Cock,  et  complétée  par  M.  Victor  Chauvin  (année  1901,  pp.  223-231, 
537-538). 


592  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

a  pendue  par  les  cheveux,  il  la  transforme  en  jument,  et  s'enfuit  sur  elle, 
bride  abattue.  Dès  que  le  démon  s'aperçoit  de  la  disparition  des  deux  jeunes 
gens,  il  se  change  en  nuage  et  se  lance  à  leur  poursuite.  Alors  le  prince  jette 
l'assiette  de  sel,  et  il  se  produit  un  grand  feu  avec  épaisse  fumée,  ce  qui 
retarde  le  nuage.  Puis,  le  savon  étant  jeté,  un  large  fleuve  se  trouve  derrière 
les  fugitifs.  Enfin,  le  prince  jette  le  peigne,  et  un  grand  marais  s'étend  là  en 
un  instant  ;  le  démon,  qui  s'est  changé  en  sanglier,  va  s'y  rouler,  et  les  fugi- 
tifs lui  échappent. 

Cet  exemplaire  du  troisième  type  de  la  poursuite  est  altéré  par 
endroit  :  ainsi  le  peigne  correspond  mal  à  un  marais.  Mais,  en  somme, 
l'idée  principale  demeure  visible.  Dans  deux  autres  contes,  où  s'est 
faite  aussi  l'intercalation  de  ce  troisième  type,  l'altération  est  bien 
autrement  grande,  et,  chose  curieuse,  elle  est  la  même,  ici  et  là, 
en  Styrie  et  dans  la  Basse-Bretagne. 

Dans  le  conte  allemand  de  Styrie  (§  7),  le  jeune  homme,  qui  est 
au  service  du  magicien,  s'enfuit  sur  un  cheval  qu'il  a  trouvé  dans 
l'écurie  et  qui  est  une  «  pauvre  âme  »  attendant  sa  délivrance. 

Sur  le  conseil  de  ce  cheval,  le  jeune  homme  emporte  la  brosse,  l'étrille 
et  le  torchon  de  l'écurie.  Quand  il  aperçoit  le  maître,  lui  donnant  la  chasse, 
monté  sur  un  coq,  il  jette  la  brosse  ;  le  maître  s'arrête  à  la  ramasser,  et  le 
jeune  homme  gagne  ainsi  de  l'avance  ;  même  chose  avec  les  deux  autres 
objets. 

Dans  le  conte  bas-breton  de  Koadalan,  les  objets  emportés  de 
l'écurie  sont  l'éponge,  le  bouchon  de  paille  et  l'étrille,  et  la  jument 
sur  laquelle  Koadalan  s'enfuit  est  une  princesse  métamorphosée 
par  le  magicien. 

Le  magicien  ayant  envoyé  à  la  poursuite  des  fugitifs  une  meute  de  chiens, 
Koadalan  jette  le  bouchon  de  paille  ;  les  chiens  sautent  dessus  et  courent  le 
porter  au  château.  Arrive  ensuite  un  nuage  noir  ;  Koadalan  jette  l'étrille  ; 
le  magicien  alors  descend  du  nuage  et  ramasse  l'étrille  qu'il  va,  lui  aussi, 
porter  au  château.  Il  en  est  de  même  quand  le  magicien  envoie  une  bande 
de  corbeaux  et  que  Koadalan  jette  l'éponge. 

Est-ce  spontanément  c{ue  cette  altération  bien  caractérisée,  —  les 
objets  jetés  ayant  perdu  tout  caractère  magique  et  étant  ramassés 
prosaïquement  par  le  magicien  ou  par  ses  envoyés,  —  s'est  produite 
dans  des  pays  séparés  par  dos  centaines  de  lieueâ,  comme  Graz  et 
Plouaret  ?  On  peut  se  le  demander.  Quoi  qu'il  en  soit,  dans  le  conte 
styricn  et  dans  le  conte  bas-breton,  l'épisode  de  la  poursuite  et  des 
objets  jetés  est  tombé  au  niveau  de  ce  qu'il  est  devenu  chez  des  peu- 
ples à  menlalilé  basse,  Zoulous,  Malais  de  l'Ile  Célèbes,  vieux  Japo- 
nais, sauvages  du  Brésil,  où  les  objets  jetés  sont  également  ramassés 
en  nature...  Et  encore  ces  objets  ne  .çont-ils  pas  aussi  insignifiants 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  593 

qu'un  bouchon  de  paille  ou  un  torchon  ;  car  ce  sont  des  objets 
comestibles  (graines  de  sésame  chez  les  Zoulous  et  chez  les  Malais), 
que  ceux  qui  poursuivent  s'arrêtent  à  ramasser  et  à  manger  (1). 

Nous  n'en  avons  pas  fini  avec  les  combinaisons  de  tous  ces  thèmes 
apparentés.  Dans  un  conte  bas-breton  (Luzel,  II,  p.  12-13),  le  troi- 
sième type  de  la  poursuite  va  se  combiner  avec  le  second. 

Mabic  s'enfuit  de  chez  le  magicien  sur  un  petit  cheval  noir,  après  avoir 
pris  en  croupe  une  princesse  captive,  et  ernportant  l'étrille  et  le  bouchon 
de  paille  de  l'écurie.  Poursuivi  par  le  magicien,  qui  s'est  changé  en  un  gros 
nuage,  il  dit  à  la  princesse  de  jeter  le  bouchon  de  paille,  et  aussitôt  une  mon- 
tagne avec  une  forêt  dessus  se  dresse  derrière  eux.  Le  nuage  s'y  déchire, 
mais  finit  par  passer.  Alors  l'étrille  est  jetée.  Et  rétrille  se  change  en  une 
belle  chapelle,  et  Mabic  devient  un  prêtre  à  l'autel,  et  la  princesse  et  le 
petit  cheval  noir  deviennent  une  sainte  et  un  saint  dans  leurs  niches,  des 
deux  côtés  de  l'autel.  Le  magicien  est  étonné  de  voir  cette  chapelle  ;  mais, 
après  s'être  arrêté  pour  la  regarder,  il  retourne  chez  lui. 

Répétons-le  sans  cesse  :  les  contes  asiatico-européens  ne  sont  pas 
des  enfants  trouvés,  nés  à  tout  bout  de  champ  ;  ils  forment  des 
familles,  dont  les  diverses  branches  s'allient  entre  elles,  et  les  vieux 
conteurs,  bien  mieux  que  nous  autres  folkloristes,  en  ont  senti  d'ins- 
tinct les  affinités. 

QUATRIÈME  ET  DERNIER  ARTICLE 

Première  partie.  Le  conte  du   Magicien    et  son   apprenti 

—  Chapitre  troisième.  Hors  de  l'Inde.  —  Section  H.  Les  Contes  litté- 
raires, 

A.  Lîn  conte  du  livre  turc  les  Quarante  Vizirs.  —  Un  épisode  d'un  conte  oral 
indien  du  Pendjâl:). 

B.  L'épisode  de  Dame  de  Beauté  dans  YHistoifi  du  second  Calender,  des  Mille 
et  une  Nuits.  ■ —  Variations  sur  le  thème  primitif  exécutées  par  l'auteur  arabe. 

C.  Un  conte  d'un  manuscrit  gallois.  —  Les  prétendues  «  traditions  »  celti- 
ques. 

D.  Un  conte  d'un  livre  italien  du  xvi^  siècle. 

E.  L'histoire  de  Mestra  dans  les  poètes  grecs  et  dans  Ovide.  —  La  légende  hellé- 
nique est-elle  la  source  du  Magicien  et  son  apprenti  ? 

• —  Section  III.  Théodore  Benfey  et  M.  Joseph  Bédier  sur  l'origine  première  de 
notre  conte. 

—  Seconde  et  dernière    partie.     Le-    conte    indien    de    «    l'Artificieux 


(1)  Voir  notre  article  de  la  Revue  biblique,  loc.  cit.  —  Dans  ce  même  article,  nous 
avons  fait  remarquer  que  les  Grecs,  ces  artistes  qui  embellissaient  tout  ont  donné, 
dans  le  mj'the  d'Atalante  (avec  leurs  «  pommes  d'or  »),  quelque  noblesse  à  ce  sous- 
thème  très  grossier  des  objets  jetés.  —  Dans  un  conte  russe  de  la  collection  Afa- 
nasiev  (Louis  Léger,  Recueil  de  contes  populaires  slaves,  Paris,  1882,  n°  27),  la 
femme  qui  poursuit  s'arrête  pour  ramasser  et  regarder,  d'abord  un  mouchoir 
brodé,  puis  un  foulard  rouge,  et  enfin  un  miroir,  objet  qu'elle  n'a  jamais  vu.  (Le 
miroir  symbolique  reste  ici  un  simple  miroir.) 

38 


594  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

YocHi  ET  LE  Vétala  ».  —  Commcnt  ce  conte  a  été  remanié  par  les  bouddhistes 
dans  la  seconde  moitié  de  l'Introduction  cadre  du  Siddhi-Kùr. 
—  Conclusion. 

A 

UN    CONTE    DU    LIVRE    TUHC   «  LE  ^  QUARANTE   VIZIRS  » 

h' Histoire  desQiiaranle  Vizirs  est  un  des  principaux  ouvrages  d'ima- 
gination de  la  littérature  turque.  La  plus  ancienne  recension  connue 
date  du  milieu  du  xv^  siècle  de  notre  ère  ;  elle  est  dédiée  au  sultan 
Mourâd  II,  qui  régna  de  1421  à  1451  et  fut  le  père  de  Mahomet  II,  le 
conquérant  de  Constantinople.  Dans  cette  dédicace,  l'auteur, 
Sheykh-Zâdeh,  parle  d'un  original  arabe  «  dépourvu  d'élégance  et 
d'ornements  du  style  »,  auquel  il  a  su  donner  une  vraie  «  parure  de 
fiancée  »  ;  mais  malheureusement,  cette  forme  plus  ancienne  du  livre 
a  disparu  ;  selon  toute  vraisemblance,  elle  se  rattachait  à  l'Inde, 
peut-être  par  un  intermédiaire  persan  (1). 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  livre  turc,  rédigé  au  plus  tard  vers  l'an  1450 
de  notre  ère,  contient  notre  conte  du  Magicien  et  son  apprenti  (2)  : 

Une  femme  a  un  fils  qui  est  un  propre-à-rien.  Comme  elle  lui  dit,  un  jour, 
de  se  décider  pour  un  métier,  il  se  fait  conduire  par  elle  au  bazar,  et,  voyant 
un  géomancien  opérer,  il  entre  chez  lui  en  apprentissage.  Au  bout  de  quel- 
ques jours,  le  maître,  qui  a  commencé  à  enseigner  au  jeune  homme  les  prin- 
cipes de  la  géomancie,  se  change  en  bélier  et  dit  à  son  apprenti  de  l'aller 
vendre,  mais  de  ne  pas  livrer  la  corde.  Le  jeune  homme  suit  ces  instructions, 
et,  le  soir,  le  maître  est  rentré  à  la  maison.  Quelque  temps  après,  le  maître  se 
transforme  en  cheval,  et  le  jeune  homme  le  vend,  sans  donner  la  têtière 
à  l'acheteur  ;  mais,  cette  fois,  après  avoir  touché  le  prix,  il  s'en  retourne 
chez  sa  mère. 

Là,  il  se  change  en  pigeon,  que  la  mère  doit  vendre,  mais  sans  donner 
«  sa  clef  »  (give  not  my  ticy).  Bientôt  le  pigeon,  un  pigeon  qui  parle  très  bien, 
devient  l'entretien  de  la  ville.  Le  maître,  étant  venu  voir  cette  merveille, 
reconnaît  son  apprenti.  Il  donne  à  la  mère  le  prix  qu'ehe  demande,  et  il  y 
ajoute  encore  pour  avoir  la  clef.  La  mère  se  laisse  gagner  ;  mais,  au  moment 
de  passer  aux  mains  du  maître,  la  clef  tombe  par  terre  et  devient  un  pigeon 
qui  s'envole  ;  le  maître,  lui,  devient  un  épervier  et  se  met  à  la  poursuite 
du  pigeon.  Au  moment  d'être  pris,  celui-ci  devient  une  belle  rose  rouge,  qui 
tombe  aux  pieds  du  roi,  a.ssis  en  plein  air.  Le  roi  s'étonne  :  «  Que  veut  dire 
une  rose,  hors  de  la  saison  ?  »  Et  il  la  ramasse.  Alors,  le  maître  devient 
un  musicien  qui,  la  mandoline  en  main,  se  présente  devant  le  roi,  et  il  chante 
d'une  façon  si  douce  et  si  charmante,  que  le  roi  lui  dit  :  «  Que  désires-tu 
de  moi  ?  —  Ce  que  je  désire,  c'est  la  rose  qui  est  dans  ta  main.  —  La  rose 
me  vient  de  Dieu,  dit  le  roi  ;  demande  autre  chose.  »  Le  musicien  chante  de 

(1)  Pour  la  date  du  livre  turc,  voir  la  préface  de  feu  E.-.I.-W.  Gibb  à  sa  traduc- 
tion anglaise,  The  History  of  the  Forty  Viziers  (Londres,  1886). 

(2)  Gibb,  n°  46. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  595 

nouveau  et  réitère  sa  requête.  Cette  fois,  le  roi  avance  la  main  pour  donner 
la  rose,  quand  la  rose  tombe  par  terre  et  devient  du  millet.  Alors,  le  musi- 
cien devient  un  coq,  qui  picote  le  millet.  Un  seul  grain  reste,  caché  sous 
le  genou  du  roi  (probablement  assis  «  à  la  turque  »)  ;  ce  grain  devient  un 
homme,  qui  saisit  le  coq  et  lui  tord  le  cou. 

C'est  d'après  une  édition  des  Quarante  vizirs  imprimée  à  Constan- 
tinople,  que  E.  J.  W.  Giljb  a  fait  sa  traduction.  Le  passage  bizarre 
du  pigeon  et  de  «  sa  clef  »  est  évidemment  le  résultat  d'une  altéra- 
tion. Nous  avons  vu  plus  haut  (§  8,  A,  c),  dans  un  conte  turc  oral, 
dérivant  très  certainement  de  celui  des  Quarante  Vizirs,  le  jeune 
homme  se  transformer  en  maison  de  bains,  après  avoir  recommandé 
à  sa  mère  de  ne  pas  donner  la  ctef  à  l'acheteur,  ce  qui,  pour  le  coup 
devient  intelligible.  Le  conte  oral  reflète  ici  une  autre  recension  du 
livre,  laquelle,  en  1851,  a  été  traduite  en  allemand  par  W.  Fr.  Adolf 
Behrnauer,  et  dont  ce  passage  a  été  cité  par  R.  Kœhler  (1). 


Nous  avons  déjà  fait  remarquer  ci-dessus  que,  seul  avec  le  conte 
oral  indien  des  Santals,  le  conte  des  Quarante  Vizirs  présente  l'épi- 
sode des  transformations  s'opérant  cfiez  le  magicien  lui-même  et  à 
son  profit.  Mais  il  y  a  une  différence  entre  les  deux  contes  :  dans 
le  conte  indien,  c'est  le  maître  qui  transforme  son  apprenti  en  bœuf 
à  vendre  ;  dans  le  livre  turc,  au  contraire,  c'est  le  maître  qui  se  fait 
conduire  au  marché  sous  forme  de  bélier  ou  de  cheval.  Il  semble 
qu'il  y  ait  là  quelque  chose  de  moins  naturel  ;  mais  peut-être  a-t-on 
voulu  rattacher  plus  étroitement  cet  épisode  préliminaire  au  corps 
même  du  conte  :  ayant  en  poche  l'argent  de  la  vente  et,  de  plus,  se 
sentant  en  possession  du  secret  des  transformations  qui  lui  permet- 
tra de  gagner  gros,  l'apprenti  s'empresse  de  quitter  son  maître  et 
provoque  ainsi  la  colère  de  ce  dernier  et  son  désir  de  vengeance. 

Outre  la  transformation  du  héros  en  maison  de  bains,  le  conte 
turc  a  d'autres  traits  intéressants  :  la  transformation  en  rose  qui 
vient  tomber  aux  pieds  du  roi,  et  la  scène  du  musicien.  Cette  rose, 
ce  musicien,  nous  allons  les  rencontrer  dans  un  conte  indien  du 
Pendjab,  que,  plus  haut  (chap.  2,  B,  d),  nous  nous  sommes  ré- 
servé d'étudier  dans  la  partie  de  ce  travail  (celle-ci)  où  ces  deux 
traits  peuvent  prendre  toute  leur  valeur. 

(1)  Voir  R.  Koehler,  Kleinere  Schriftcn,  I,  p.  139.  —  La  traduction  de  Behrnauer 
ne  se  trouve  pas  à  la  Bibliothèque  Nationale. 


596  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Dans  ce  conte  indien,  —  qui  a  été  raconté  à  une  dame  anglaise 
par  «  un  enfant  musulman,  originaire  du  Pendjab  »  (1),  —  une  prin- 
cesse et  son  mari  sont  au  moment  d'être  dévorés  par  un  prétendu 
brahmane  qui,  en  réalité,  est  un  glioûl,  quand  la  princesse  se  souvient 
qu'un  mystérieux  protecteur,  «  Messire  Bourdon  »  [Mîyân  Bhûngâ, 
en  pendjâltî).  a  donné  aux  deux  jeunes  gens  un  poil  de  sa  barbe, 
pour  qu'ils  le  brûlent  en  cas  de  danger.  Elle  le  brûle,  et  aussitôt 
accourt  à  travers  les  airs  le  petit  vieux,  haut  d'un  empan  et  dont 
la  barbe  est  plus  longue  que  lui-même. 

Dès  que  le  ghoùl  l'aperçut,  il  se  changea  en  pluie  torrentielle  ;  Messire 
Bourdon,  en  ouragan  qui  chassa  la  pluie.  Alors,  le  ghoùl  se  changea  en  pigeon 
et  Messire  Bourdon,  sous  forme  d'épervier,  le  poursuivit  de  si  près  que  le 
pigeon  eut  tout  juste  le  temps  de  se  changer  en  une  rose  et  de  se  laisser 
tomber  sur  les  genoux  de  Râdjà  Indra  (le  dieu  Indra)  qui,  dans  sa  cour 
céleste,  écoutait  chanter  des  bayadères.  Alors  Messire  Bourdon,  prompt 
comme  la  pensée,  se  changea  en  vieux  musicien,  et,  saisissant  une  guitare, 
il  joua  et  chanta  si  merveilleusement  que  Râdjà  Indra  lui  dit  :  «  Que  te 
donnerai-je  pour  ta  récompense  ?  Dis  ce  que  tu  demandes,  et  tu  l'auras.  — 
Je  ne  demande  que  la  rose  qui  est  sur  tes  genoux,  »  dit  Messire  Bourdon. 
—  «  Tu  aurais  mieux  fait  de  demander  autre  chose,  »  dit  Râdjà  Indra  ;  «  ce 
n'est  qu'une  rose,  mais  elle  est  tombée  du  ciel  (2).  Néanmoins,  elle  est  à  toi.  » 
En  disant  ces  mots,  il  jeta  la  rose  au  musicien,  et  voilà  que  les  pétales  de 
la  rose  se  détachent  et  se  dispersent  par  terre.  Messire  Bourdon  se  met  à  les 
ramasser  ;  mais  un  pétale  lui  échappe  et  se  change  en  souris.  Aussitôt, 
Messire  Bourdon  se  change  en  chat,  qui  attrape  la  souris  et  l'avale. 

Ce  conte  pendjâbî,  bien  que  raconté  par  un  petit  musulman, 
reflète  très  bien,  comme  on  voit,  avec  son  Râdjâ  Indra,  la  mytholo- 
gie hindoue  des  conteurs  primitifs. 

Si.  pour  la  lutte  de  transformations,  on  le  compare  avec  les 
autres  contes  indiens  et,  en  général,  avec  tous  les  contes  qui  ont 
cet  épisode,  on  remarquera  que  les  rôles  des  deux  antagonistes  sont 
intervertis.  Le  musicien  qui  demande  la  rose  au  dieu  Indra,  n'est 
pas,  comme  dans  le  conte  turc  et  dans  les  autres  contes,  le  person- 
nage malfaisant  (car  c'est  ce  dernier  qui  est  devenu  la  rose)  ;  c'est 
un  personnage  bienfaisant,  un  protecteur  d'innocents  menacés. 


(1)  Mrs.  F.-A.  Steel  et  R.-C.  Temple,  U'ide  Auake  Siories  (Bombay,  188'i),  p.  5 
et  suiv.,  pp.  313  et  349. 

(2)  Comparer  non  seulement  le  passnge  corrrespondant  des  Quarante  Vizirs,  mais 
aussi  celui  du  conte  serbe  de  Bosnie,  déjà  plusieurs  fois  cité  :  «  Non,  non,  pour  rien  au 
monde,  je  ne  le  donnerai  (le  bouquet),  dit  la  princesse  ;  ces  fleurs  me  sont  tombées  du 
ciel.  » 


LES  MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  597 


L  EPISODE    DE    DAME    DE    BEAUTE 
DANS    L'HISTOIRE    DU    SECOND    CALENDER   DES   MILLE    ET    UNE    NUITS 

C'est  aussi  à  titre  de  protectrice  que,  dans  les  Mille  el  une  Nuils 
(Histoire  du  Second  Galender),  la  princesse  magicienne  Dame  de 
Beauté  engage  contre  le  mauvais  génie,  l'ifrîl,  qui  a  transformé  le 
héros  en  singe,  la  lutte  de  transformations.  Elle  joue,  comme  Mes- 
sire  Bourdon  et  avec  de  bonnes  intentions  également,  dans  cet  épi- 
sode d'un  conte  différent  du  Magicien  et  son  apprenli,  le  rôle  agres- 
sif qui,  dans  ce  dernier  conte,  appartient  toujours  au  méchant 
magicien. 

Dans  l'épisode  en  question  (1),  le  rédacteur  arabe,  qui  a  forte- 
ment retravaillé  le  thème  primitif,  en  a  néanmoins  gardé  les  prin- 
cipaux éléments. 

D'abord,  lutte  sur  terre,  dans  le  palais  du  roi,  père  de  Dame 
de  Beauté  :  l'ifrît,  changé  en  lion,  est  coupé  en  deux  par  la  prin- 
cesse, qui  d'un  de  ses  cheveux  a  fait  un  glaive;  puis  la  tête  du  lion 
devient  un  scorpion,  et  la  princesse,  un  serpent.  —  Suit  une  lutte 
dans  Vair  :  le  scorpion,  changé  en  aigle,  est  poursuivi  par  le  serpent, 
changé  en  vautour.  —  Après  quoi,  nouveau  combat  sur  terre  entre 
l'ifrît,  devenu  un  chat  noir,  et  Dame  de  Beauté  devenue  un  loup. 
Le  chat,  se  voyant  vaincu,  se  transforme  en  une  grosse  grenade, 
qui,  après  s'être  élevée  dans  l'air,  vient  se  briser  sur  le  pavé  de  la 
cour  du  palais,  en  éparpillant  ses  graines.  Le  loup,  devenu  coq, 
les  avale  toutes  ,sauf  une,  qui  s'est  cachée  sous  le  rebord  du  bassin 
au  milieu  de  la  cour.  Le  coq  finit  par  la  découvrir  ;  mais  elle  saute 
dans  l'eau  du  bassin,  où  elle  se  change  en  poisson  ;  le  coq  devient 
alors  un  gros  poisson,  qui  donne  la  chasse  à  l'autre.  —  A  cette 
poursuite  dans  Veau  succède  une  dernière  transformation  de  l'ifrît, 
lequel  se  fait  flamme,  et  la  princesse  aussi.  Finalement",  des  deux 
combattants  il  ne  reste  que  deux  tas  de  cendres. 

Telles  sont  les  variations  que  l'écrivain  des  Mille  el  une  Nuils 
exécute  sur  le  thème  des  transformations  de  combat.  Bien  évidem- 
ment ce  n'est  point  par  l'intermédiaire  de  ces  variations  que  le  thème 
pur  est  arrivé  chez  tous  les  peuples,  arabes  et  autres,  où  nous  le  ren- 
controns ;  bien  évidemment  aussi,  ce  qui  constitue  le  conte  du 
Magicien  et  son  apprenti,  c'est-à-dire  la  combinaison  du  thème  des 

(1)  Galland,  50«-52e  Nuits.  —  Henning,  14»  Nuit. 


598  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

transformations  de  conil)at  avec  tels  et  tels  autres  thèmes  carac- 
téristiques, ne  peut  provenir  de  l'épisode  des  Mille  el  une  Nuils  ;  car 
cet  épisode  n'a  pas  même  un  seul  de  ces  autres  thèmes. 

C 

UN    CONTK    d'un    MANUSCRIT    GALLOIS 

En  1849,  lady  Ch?rlotte  Guest  traduisait,  d'après  des  manuscrits 
peu  anciens  en  langue  galloise,  une  prétendue  tradition  celtique  se 
rapportant  au  «  barde  «  Taliesin,  qui  aurait  vécu  dans  le  pays  de 
Galles,  au  septième  siècle  de  notre  ère  (1).  Voici  l'introduction  de 
cette  histoire  : 

La  magicienne  Kéridwen,  après  avoir  consulté  les  livres  de  Fferyllt  et  leurs 
formules,  met  sur  le  feu  une  «  chaudière  d'Inspiration  et  de  Science  »  (a  caul- 
dron  of  Inspiration  and  Science),  qui  devra  donnera  son  fils  la  connaissance 
des  «  mystères  du  futur  état  du  monde  ».  Il  faut  que  la  chaudière  bouille 
pendant  un  an  et  un  jour  «  jusqu'à  ce  que  trois  bienheureuses  gouttes  (three 
blessed  drops)  soient  obtenues  par  la  grâce  de  l'inspiration  ».  Or,  le  moment 
venu,  les  trois  gouttes  brûlantes  sautent  sur  le  doigt  d'un  jeune  homme, 
Gwion  Bach,  chargé  de  remuer  le  contenu  de  la  chaudière  :  il  porte  vivement 
son  doigt  à  sa  bouche,  et  aussitôt,  il  acquiert  la  prévision  de  toute  chose 
à  venir  ;  il  voit  notamment  qu'il  doit  se  tenir  en  garde  contre  les  artifices 
de  Kéridwen, 

La  magicienne  rentre  à  la  maison  :  «  C'est  Gwion  Bach  qui  m'a  volée.  »  Et 
elle  se  lance  à  sa  poursuite.  Le  jeune  homme  alors,  se  change  en  lièvre  ; 
Kéridwen  en  lévrier.  Puis,  arrivant  au  bord  d'une  rivière,  le  lièvre  devient 
poisson  ;  le  lévrier,  loutre.  De  l'eau,  Gwion  s'envole  dans  les  airs  sous  forme 
d'oiseau,  et,  pourchassé  par  Kéridwen  transformée  en  épervier,  il  va  être 
pris,  quand  il  aperçoit  un  tas  de  blé  sur  une  aire  à  battre  ;  vite,  il  se  laisse 
tomber  au  milieu  de  ce  tas  et  devient  un  grain  de  blé.  Kéridwen  se  change  en 
poule,  et,  grattant,  grattant,  elle  découvre  le  grain  de  blé  et  l'avale. 

Et,  dit  l'histoire,  elle  le  porta  neuf  mois  et,  quand  l'enfant  vint  au  monde, 
elle  n'eut  pas  le  cœur  de  le  tuer.  Elle  le  mit  dans  un  sac  de  cuir,  qu'elle  jeta 
dans  la  mer,  à  la  garde  de  Dieu.  Et  l'enfant  devint  le  fameux  barde  Taliesin. 

Un  érudit  allemand  non  sans  mérite,  feu  Albert  Schulz,  connu 
sous  le  pseudonyme  de  San-Marie,  s'est  occupé  de  cette  prétendue 
«  tradition  »  celtique,  dans  laquelle  il  voit  avec  raison  (comme 
dans  d'autres  «  traditions  »  soi-disant  nationales  des  Gallois)  non 
point  un  «  trésor  du  passé  »  venant  «  enrichir  la  littérature  natio- 
nale »,  mais  l'œuvre  de  faiseurs  «  qui,  pour  se  mettre  en  crédit 
auprès  des  masses,  donnent  à  des  idées  nouvelles  un  vénérable  vête- 
il)  Lady  Charlotte  Guest,  The  Mabinogion  (Londres,  1838-1849),  tome  III, 
p.  .357.  —  Le  seul  manuscrit  daté  que  mentionne  lady  Guest  pour  l'histoire  de 
Taliesin  est  de  1758. 


LES  MONGOLS  ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  599 

ment  antique  ».  Il  signalait,  en  1853,  l'histoire  de  Kéridwen  comme 
«  correspondant  exactement  [entspricht  genaii)  »  à  cette  histoire 
de  Dame  de  Beauté  que  nous  venons  d'examiner.  «  L'imitation, 
dit-il,  est  élonnament  fidèle  (ûberraschend  ireii).  »  Et  il  insistait 
notamment  sur  ce  trait  ,  que,  dans  les  deux  récits,  c'est  une  magi- 
cienne qui  poursuit  un  magicien,  l'ifrît,  dans  le  récit  arabe,  le  magi- 
cien tout  frais  émoulu  Gwion  Bach,  dans  le  réiit  gallois  (1). 

L'observation  est  exacte  ;  mais  il  faut  bien  dire  qu'elle  n'a  pas 
grande  importance.  San-Marte,  en  effet,  n'a  pas  remarqué  que  la 
magicienne  galloise  et  la  magicienne  arabe  sont  des  personnages  à 
l'antipode  l'un  de  l'autre  :  la  magicienne  du  conte  gallois  est  un 
personnage  malfaisant,  analogue  au  personnage  malfaisant  de  tous 
les  contes  de  cette  famille  ;  h  magicienne  des  Mille  et  une  Nuits,  au 
contraire,  est  un  personnage  bienfaisant,  secourable,  trait  extrême- 
ment rare,  que,  répétons-le,  nous  n'avons  rencontré,  en  dehors  des 
Mille  el  une  Nuits,  que  dans  un  conte  indien  du  Pendjab. 

Et  il  n'y  a  pas  que  cette  différence  à  signaler  entre  l'histoire  de 
Kéridwen  et  celle  de  Dame  de  Beauté.  La  succession  des  transfor- 
mations, dans  le  conte  gfUois,  est  à  peu  près  la  succession  habi- 
tuelle :  lièvre  et  lévrier,  poisson  et  loutre,  oiseau  et  épervier,  grain 
de  blé  et  coq.  Dans  les  Mille  et  une  Nuits,  l'ordre  n'est  pas  suivi  ; 
ainsi,  le  rédacteur  arabe  met  après  les  transformations  en  grain  de 
grenade  et  coq  les  transformations  en  poissons.  De  plus,  la  fin  tra- 
gique simultanée  des  deux  combattants  est  spéciale  au  conte  arabe, 
comme  la  re-naissance  de  Gwion  l'est  au  conte  gallois  (2). 

Ce  n'est  donc  évidemment  pas  aux  Mille  et  une  Nuits  que  l'écri- 
vain gallois  a  emprunté  les  éléments  de  son  histoire  de  Kéridwen. 

Si,  au  lieu  de  se  contenter  de  rapprochements  superficiels  et  trom- 
peurs, on  va  au  fond  des  choses  (ce  que  San-Marte  ne  pouvait  guère 
faire  en  1853,  faute  de  documents),  un  détail  du  conte  gallois,  le 
détail  du  tas  de  blé,  nous  permettra,  croyons-nous,  une  conjecture 
très  vraisemblable  sur  la  source  de  ce  conte. 

Dans  plusieurs  contes  de  langue  celtique,  cités  plus  haut  (Chap.  3^, 
SecHon  I,  §  8,  B,  d),  —  deux  contes  bretons  bien  conservés  et  un 
conte  irlandais  facile  à  reconstituer.  —  la  bague  qui,  là  comme 
ailleurs,  est  le  héros  métamorphosé,  va,  en  tombant,  se  perdre 
dans  un  gros  tas  de  blé,  où  elle  devient  un  grain,  comme  l'oiseau  qui 
est  Gwion.  Cette  rencontre,  pour  un  trait  aussi  particulier,  aussi 

(1)  San-Marte  (A.  Schuh),  Die  Sagen  von  Merlin  (Halle,  1853),  p.  259. 

(2)  Au  sujet  de  ce  thème  de  la  re-naissance,  voir  notre  étude  sur  le  Conte  égyptien 
des  Deux  frères,  dans  nos  Contes  populaires  de  Lorraine  (I,  p.  LVII  et  suiv.). 


600  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

rare,  entre  le  conte  littéraire  gallois  et  les  contes  oraux  de  langue  cel- 
tique, n'autorise-t-elle  pas  à  supposer ^jue  l'écrivain  gallois  a  pris 
tout  bonnement  pour  l'arranger  à  sa  façon,  un  conte  oral  de  ce  genre, 
se  racontant  dans  son  pays  même,  en  pays  celtique  ? 

Personne,  nous  l'espérons,  ne  prétendra  que  le  conte  de  Kéridwen, 
avec  sa  «  chaudière  de  l'Inspiration  et  de  la  Science  »,  sa  re-nais- 
sance  du  héros,  etc.,  soit,  par  rapport  aux  contes  de  la  famille  du 
Magicien  et  son  apprenti,  autre  chose  qu'un  arrangement,  parfois 
assez  pédantesque. 

D 

UN    CONTE    d'un    livre    ITALIEN    AU    XVI^    SIÈCLE 

Vers  le  milieu  du  xvi^  siècle,  en  Italie,  un  conte,  non  plus  altéré 
ou  arrangé,  mais  reproduisant  une  bonne  forme  du  Magicien  ei  son 
apprenti,  était  inséré  dans  les  Piacevoli  Notti  de  Straparola  (VIII,  4)  : 

Dans  la  ville  de  Messine,  un  tailleur,  Maître  Lattanzio,  qui  exerce  en  secret 
la  nécromancie,  prend  dans  son  atelier  comme  apprenti,  le  jeune  Dionigi, 
fils  d'un  pauvre  homme.  Un  jour,  Dionigi,  qui,  jusqu'alors  prenait  goût  au 
métier,  voit  par  la  fente  d'une  porte  son  maître,  occupé  à  faire  de  la  nécro- 
mancie ;  depuis  ce  moment,  il  ne  pense  plus  qu'à  observer  Lattanzio  ;  il 
devient  paresseux  et  paraît  incapable  de  rien  apprendre  du  métier  de  tail- 
leur ;  mais,  en  fait,  il  devient  grand  magicien. 

Son  père  étant  venu  le  reprendre,  Dionigi,  peu  après  sa  rentrée  à  la  mai- 
son, se  change  en  cheval  et  dit  à  son  père  d'aller  le  vendre  à  la  foire  en  se 
réservant  la  bride.  L'acheteur,  c'est  Lattanzio,  et  il  fait  si  bien  que  la  bride 
lui  est  livrée.  Alors  commence  pour  le  cheval,  constamment  maltraité, 
une  vie  misérable.  Les  deux  filles  de  Lattanzio,  par  pitié,  le  conduisent,  un 
jour,  boire  à  la  rivière.  Alors  le  cheval  se  change  en  poisson,  et,  poursuivi 
par  le  maître,  changé  en  thon,  il  sort  de  l'eau  sous  la  forme  d'un  anneau 
orné  d'un  précieux  rubis  et  saute  dans  le  panier  d'une  des  demoiselles 
d'honneur  de  la  fille  du  roi,  qui  s'amuse  à  ramasser  de  beaux  petits  cailloux 
pour  la  princesse.  Celle-ci  trouve  l'anneau  dans  le  panier,  et,  pendant  la 
nuit,  l'anneau  reprend  la  forme  humaine  et  raconte  toute  l'histoire  à  la 
princesse. 

Or,  il  advient  que  le  roi  tombe  gravement  malade,  et  aucun  médecin  ne 
peut  le  guérir.  Lattanzio,  habillé  en  médecin,  se  présente  au  palais  et  pro- 
met au  roi  la  guérison  :  comme  récompense,  il  ne  demandejque  l'anneau 
qui  est  en  possession  de  la  princesse.  Le  roi  recouvre  la  santé,  et  la  princesse, 
après  beaucoup  de  résistance,  est  obhgée  de  donner  l'anneau  ;  elle  le  lance 
contre  un  mur.  Aussitôt,  l'anneau  devient  une  grenade  qui  s'ouvre  et  répand 
ses  grains  par  terre.  Lattanzio  devient  un  coq,  qui  pique  les  grains  ;  mais 
un  de  ces  grains  lui  a  échappé  et  devient  un  renard  qui  étrangle  le  coq. 

Un  détail  particulier  distingue  ce  vieux  conte  italien  de  la  plu- 
part des  contes  oraux  actuels  de  l'Europe  occidentale  ;  c'est  le  trait 


LES   MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  601 

de  l'anneau  saulanl  hors  de  l'eau  et  arrivant  ainsi  aux  mains  d'une 
princesse.  En  dehors  des  contes  provenant  de  l'Europe  orientale, 
Russie,  Bulgarie,  Banat  hongrois,  nous  n'avons,  jusqu'à  présent 
(voir  plus  haut,  Chap.  3^,  Section  I,  §  6)  rencontré  ce  trait  que 
dans  un  conte  toscan  n'appartenant  pas  à  la  branche  de  cette  famille 
de  contes  dans  laquelle  doit  se  placer  le  conte  de  Straperola  (rappe- 
lons que  le  trait  de  la  princesse  au  bord  de  l'eau  se  trouve  dans 
l'Inde). 

Naturellement,  il  est  impossiljle  de  savoir  si  la  variante  que  Stra- 
parola  a  mise  par  écrit,  a  été  recueillie 'par  lui  dans  l'Italie  même 
où  si  elle  lui  est  arrivée  de  l'Orient. 

Quant  au  déguisement  du  magicien  en  médecin,  il  figure,  on  le 
sait,  dans  divers  contes  oraux,  tant  de  l'Europe  occidentale  (à  com- 
mencer par  notre  conte  inédit  du  Velay)  que  de  l'Europe  orientale. 
Les  différences  entre  tous  ces  contes,  d'un  côté,  et  le  conte  de  Stra- 
parola,  de  l'autre,  sont  si  nombreuses  que  toute  idée  d'emprunt 
au  livre  italien  doit  être  écartée. 

E 

l'histoire    de   MESTRA   dans    les    poètes     grecs    et    dans    OVIDE 

Les  Grecs,  —  les  Grecs  d'autrefois,  —  et  les  Latins  ont-ils  connu 
le  conte  du  Magicien  el  son  apprenti  ?  On  l'a  dit,  et  c'est  ce  qu'il  nous 
reste  à  examiner. 

La  question  a  été  posée  pour  la  première  fois,  si  nous  ne  nous 
trompons,  dans  la  revue  Germania,en  1865,  par  le  philologue  Karl 
Schenkl  (1)  ;  elle  a  été  reprise,  vingt-cinq  ans  plus  tard,  avec  de 
longs  développements,  par  M.  Th.  Zielinski  dans  la  revue  Philolo- 
gus  (2). 

C'est  un  récit  des  Métamorphoses  d'Ovide  (3)  que  les  deux  érudits 
comparent  avec  notre  conte  du  Magicien  et  son  apprenti,  —  non  pas 
avec  tout  l'ensemble  du  conte,  mais  avec  l'épisode  du  jeune  homme 
se  changeant  en  animal  et  se  faisant  vendre,  sous  cette  forme,  par 
son  père,  puis  reprenant  sa  forme  naturelle  et  revenant  à  la  mai- 
son : 

Erysichthon  a  coupé  un  bois  sacré  de  Cérès,  et  la  déesse  l'a  puni  de  ce 
sacrilège  en  le  condamnant  à  souffrir  constamment  d'une  faim  insatiable  ; 
il  a  dévoré  ainsi  tous  ses  biens.  Une  fille  lui  reste,  Mestra  (ou  Mnestra)  ;  il 

(1)  Tome  X,  p.  342. 

(2)  Année  1891,  pp.  137-162. 

(3)  VIII,  V.  847etsuiv. 


602  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

la  vend  aussi  ;  mais,  tandis  qu'avec  l'acheteur,  elle  longe  la  mer,  elle  invoque 
Neptune,  et  aussitôt  le  dieu  la  change  en  pêcheur  à  la  ligne. 

...formanique  novat,  vultumque  virilein 

Induit,  et  cultus  pisces  capientibus  aptos. 

L'acheteur  ne  la  voyant  plus,  interroge  le  pêcheur,  lequel  répond  qu'il 
n'a  pas  détourné  les  yeux  de  son  hameçon  et  que  personne  autre  que  lui  ne 
s'est  trouvé  sur  le  rivage.  L'acheteur  s'étant  éloigné,  Mestra  reprend  sa 
première  forme  et  revient  chez  son  père.  Celui-ci,  remarquant  que  sa  fille 
a  le  don  de  se  transformer  (transjonnia  corpora),  la  vend  chaque  fois  qu'il 
a  besoin  d'argent,  et,  chaque  fois,  elle  s'échappe  sous  forme  de  cavale,  d'oi- 
seau, de  génisse,  de  cerf,  et  revient  à  la  maison. 

Nunc  equa,  nunc  aies,  modo  bos,  modo  cervus  abibat. 

Ce  qui  n'empêche  pas  Erysichthon  de  finir  par  se  dévorer  lui-même,  mem- 
bre par  membre. 

Avant  Ovide,  plusieurs  poètes  grecs  avaient  parlé  de  cette  his- 
toire. Le  trait  de  la  faim  insatiable  est  dans  Callimaquc  (né  en 
320  avant  notre  ère)  ;  mais  Erysichthon  n'est  pas  donné  comme 
ayant  une  fille  ;  il  mendie.  —  Dans  Lycophron  (né  vers  270),  il  est 
le  père  d'une  fille,  un  «renard»  pour  la  ruse  (êasaapaç  XajjL-Kpc'jpîSoç) 
qui  prend  toute  espèce  de  torme  (TcavTGiJ.<5pî>cu)  et  subvient  chaque 
jour  à  la  faim  dévorante  de  son  père  (êo'jzeivav....  ày.p.aîav  7:iTp5ç). 

—  Dans  Nicandre  (vers  l'an  140,  toujours  avant  notre  ère),  vendue 
comme  femme,  Hypermnestra  (c'est  ici  son  nom)  revient  sous  forme 
d'homme  près  de  son  père,  à  qui  elle  fournit  la  nourriture  (1). 

Evidemment,  ces  poètes  grecs  font  allusion  à  une  histoire  sup- 
posée connue  ;  ce  qu'il  y  a  de  plus  précis,  c'est,  dans  Nicandre,  ce 
changement  de  femme  en  homme,  qui  ferait  supposer  un  épisode 
analogue  à  l'épisode  du  pêcheur  à  la  ligne  dans  Ovide. 

Le  scoliaste  de  Lycophron  (2),  qui  résume  toute  l'histoire  d'Ery- 
sichthon,  à  partir  du  moment  où  celui-ci  abat  le  bois  sacré  de  Deme- 
ter,  ne  nous  éclaire  pas  beaucoup  au  sujet  des  transformations. 
Mestra  est  «  une  magicienne  (çxpf^.r/.iç),  qui  se  changeait  en  toute 
espèce  d'animal  ».  Son  père  «  la  vendait  chaque  jour,  et  il  se  nourris- 
sait du  prix  de  la  vente  »  ;  elle  ,«  de  son  côté,  changeait  de  forme  et, 
s 'enfuyant,  reven?it  chez  son  père  ».  —  A  quel  moment  se  changeait- 
elle  en  animal  ?  Il  semble  bien  que  ce  soit,  comme  dans  Ovide,  au 
moment  de  s'enfuir  de  chez  l'acheteur,  et  que  les  expressions  «  la 

(1)  Pour  Callimaque  et  Lycophron,  voir  dans  le  Lexikon  der  griecliischen  und 
rœmischen  Mythologie  de  Roscher,  v°  Erysichthon,  l'article  de  M.  Otto  Crusius,  et 
aussi  l'édition  Teubner  de  V Alexandra  de  Lycophron  (v.  1393  et  suiv.). 

(2)  Scholia  vetera  ad  I.ycophronis  Alexandram  (dans  l'édition  Teubner  de  Lyco- 
phron), au  vers  1393. 


LES  MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU  ROLE  603 

vendait  »  (âTrirpaaxe  ^àp  a'jTr,v)  doivent  s'entendre,  toujours  comme 
dans  Ovide,  d'une  vente  de  la  jeune  fille  non  transformée. 

En  réalité,  le  texte  d'Ovide  est  le  seul  qui  soit  clair,  et  les  sup- 
positions que  l'on  peut  faire  en  dehors  de  ce  texte  n'ont  pas  grande 
valeur.  On  en  a  fait  pourtant,  et  de  très  risquées,  par  exemple  quand 
M.  Zielinski  dit  qu'Ovide  n'a  pas  donné  la  forme  primitive  du 
«  conte  li('lléni([ue  »,  qui  devait  contenir  «  un  motif  analogue  à  l'arti- 
fice de  la  bride  »  (ein  der  Zaumlisi  analoges  Moliv).  En  effet,  —  sui- 
vez bien  ce  raisonnement,  —  Ovide,  qui  n'a  rien  raconté  de  Mestra 
que  ses  transformations,  l'appelle  1'  «  épouse  d'Autolycus  »  (Autolyci 
conjux).  «  Si  l'on  combine  ce  qu'on  sait  de  Mestra  et  d'Autolycus, 
('  il  en  résulte  que  le  dernier  acheteur,  l'acheteur  définitif  de  Mes- 
«  tra  (der  endgïillige  Kœufer  der  Mesira)  a  été  Autolycus.  »  Comme 
c'était  un  malin  (er,  der  listenreiche )  «  il  a  dû  découvrir  facilement 
«  (leichl)  la  nature  de  cet  enchantement  qui  ramenait  toujours  la 
«  jeune  fille  à  son  père  ».  Il  a  donc  pu  ainsi  l'empêcher  de  s'échapper 
de  sa  maison  à  lui,  et  c'est  ainsi  qu'il  est  devenu  le  gendre  d'Erysich- 
thon  «  bien  malgré  celui-ci  »,  lequel,  n'ayant  plus  sa  fille  à  vendre 
quotidiennement,  en  a  été  réduit  à  se  dévorer  lui-même. 

A  la  suite  de  ces  «  combinaisons  »  ultra-ingénieuses  vient  cette 
réflexion  du  combinateur  lui-même  :  «  Il  est  très  regrettable  (sehr 
«  zu  bedauern)  qu'au  sujet  des  relations  d'Autolycus  avec  Mestra 
«  nous  soyons  si  complètement  dépourvus  de  renseignements  (dass 
«  ivir...  so  gar  keine  Kiinde  haben).  »...  Très  regrettable,  en  effet, 
mais  M.  Zielinski  y  supplée  de  son  crû. 

En  définitive,  —  et  M.  Zielinski  le  reconnaît  lui-même  (p.  153), 
—  dans  le  Magicien  el  son  apprenti,  le  héros  est  vendu  sous  forme 
d'animal  et  revient  à  la  maison  sous  sa  forme  naturelle  ;  dans  le 
récit  d'Ovide,  Mestra  est  vendue  sous  sa  forme  naturelle  et  s'échappe 
sous  forme  d'animal. 

C'est  là  ce  que  Karl  Schenckl  appelait  (toc.  cil.)  «  un  trait  absolu- 
ment semblable  (ein  ganz  œlinlicher  Zug)  »  dans  les  deux  récits. 


Supposons  que  l'histoire  de  la  vente  dans  Mestra  soit  en  réalité 
«  absolument  semblable  »  à  ce  qu'elle  est  dans  le  Magicien  et  son 
apprenti,  aurait-on  le  droit  d'en  conclure  que  le  Magicien  et  son 
apprenti  se  trouvait  tout  entier,  avec  ses  traits  et  épisodes  caracté- 
ristiques, dans  la  littérature  ou,  si  l'on  veut,  dans  le  folklore  de 
l'antiquité  ? 


604  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Une  première  observation  à  taire,  c'est  que  l'épisode  de  la  vente 
pourrait  parfaitement  être  supprimé  des  contes  du  type  du  Magi- 
cien el  son  apprenti,  sans  que  ces  contes  cessent  de  posséder  les  élé- 
ments véritablement  constitutifs  de  ce  type.  Et,  de  fait,  cet  épi- 
sode, —  qui,  en  réalité,  n'a  d'autre  utilité  dans  l'ensemble  que  de 
remettre  sous  la  puissance  du  maître  l'apprenti  échappé,  —  fait 
défaut  dans  le  conte  gallois  de  Kéridwen  que  nous  venons  d'étudier. 

C'est  pourtant  l'existence  de  cet  épisode  de  la  vente  dans  le  conte 
mongol  ou  plutôt  mongolo-indien  du  Siddlii-Kûr,  qui  amène 
M.  Zielinski  à  déclarer  (p.  150)  que  rien  ne  s'oppose  à  ce  qu'on 
admette  pour  ce  conte,  —  et.  par  suite,  pour  tous  les  contes  du  type 
du  Magicien  el  son  apprenti,  —  une  «  origine  hellénique  ». 

Il  faut  serrer  les  choses  de  plus  près.  Quand  bien  même  l'épisode 
de  la  vente,  —  tel  que  le  présentent  les  contes  indiens  et  asiatico- 
curopéens  du  type  du  Magicien  et  son  apprenti,  —  serait  d'origine 
hellénique,  il  ne  s'ensuivrait  pas  du  tout  que  les  autres  éléments  de 
ces  contes  seraient  helléniques  aussi  ;  rien  absolument  ne  le  prouve. 
Et  quant  à  l'assemblage,  à  l'agencement  de  ces  divers  éléments, 
duquel  résulte  ce  type  de  conte,  tout  tend  à  nous  persuader  qu'il  a 
été  fait  dans  l'Inde. 

Que,  dans  cet  assemblage,  il  soit  entré  des  éléments  de  difîérentes 
provenances^ la  chose  n'est  pas  impossible.  En  effet,  si  l'Inde  a  été 
comme  une  grande  fabrique  de  contes,  —  ce  qui  est,  croyons-nous, 
un  fait  historique,  —  on  peut  se  demander  quels  matériaux  y  ont 
été  mis  en  œuvre.  Parmi  ces  matériaux,  s'en  serait-il  rencontré  quel- 
ques-uns qui,  originairement  seraient  venus  du  dehors,  tout  tra- 
vaillés déjà  et  parfois  même  tout  assemblés,  et  qui,  se  trouvant  ne 
point  faire  disparate  avec  les  produits  de  la  maison,  auraient  été 
employés,  soit  dans  des  combinaisons,  soit  à  l'état  isolé,  puis  réex- 
portés avec  les  produits  véritablement  indigènes  ;  le  tout,  sous  la 
même  marque  de  fabrique  ?  Cette  possibilité,  nous  ne  nous  refusons 
nullement  à  l'admettre. 

Un  des  principaux  adversaires  de  Benfey,  du  moins  l'un  de  ceux 
que  l'on  oppose  le  plus  à  Benfey.  feu  Edwin  Rohde,  l'auteur  de 
l'ouvrage  très  connu  sur  le  Boman  grec,  n'est  pas,  au  fond,  si  éloigné 
de  nous  à  ce  sujet.  Parlant  d'une  certaine  légende  occidentale 
qui  se  serait  peu  à  peu  établie  en  Orient,  il  la  montre  sortant  plus 
tard  de  l'Inde,  «  ce  grand  lac  dans  lequel  ont  conflué  tous  les 
fleuves  de  contes  (dem  grossen  See,  in  welchen  aile  Strœme  der 
Fabulistik  zusammenflossen)  »,  et  rentrant  en  Europe,  où  elle 
reparait  sous  forme  rajeunie  dans  un  livre  italien  de  nouvelles. 


LES  MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  605 

«  Née  en  Grèce,  elle  a  donc  été  jetée  de  là  en  Orient,  pour  qu'enfin 
«  après  bien  des  aventures  elle  revienne,  tout  à  fait  en  étrangère, 
«  dans  notre  Occident  par  des  voies  mystérieuses.  » 

Par  des  voies  mystérieuses  ?  Nous  dirons,  nous,  par  un  des  grands 
courants  historiques  que  nous  avons  tant  de  fois  signalés  comme 
ayant  charrié  les  contes  de  l'Inde  à  travers  le  monde  (1). 

SECTION  III 

THÉODORE   BENFEY  ET   M.  JOSEPH   BÉDIER 
SUR    L'ORIGINE     PREMIÈRE    DE    NOTRE    CONTE 

Dans  la  partie  de  son  introduction  au  Panlchalanlra  consacrée 
au  conte  du  Magicien  et  son  apprenti  (§  167),  Benfey  cherche  à 
motiver,  par  l'examen  du  conte  en  lui-même,  sa  thèse  de  l'origine 
bouddhique.  «  Ce  combat  de  l'apprenti  magicien  contre  les  maîtres 
«  (dans  le  Siddfii-Kûr)  seml)le,  dit-il,  procéder  originairement  des 
«  diverses  luttes  de  magie  ( Zauberksempfen )  entre  les  saints  boud- 
«  dhistes  et  brahmanistes,  que  rapportent  les  légendes  des  Boud- 
«  dhistes.  »  Et  Benfey  renvoie  notamment  à  une  légende  (le  Prâ~ 
lihârya  siitra),  qu'Eugène  Burnouf  a  traduite  (2)  : 

Il  y  avait,  du  temps  de  Gautama  (le  Bouddha),  «  six  maîtres  (brahmanes) 
qui  ne  savaient  pas  tout,  mais  qui  s'imaginaient  tout  savoir  »  ;  ils  jalou- 
saient Gautama.  «  Allons,  se  dirent-ils,  lutter  avec  le  Çramana  (ascète)  Gau- 
tama dans  l'art  d'opérer,  au  moyen  d'une  puissance  surnaturelle,  des  pro- 
diges supérieurs  à  ce  que  l'homme  peut  faire.  »  Ils  vont  trouver  le  roi  du  Kô- 
çala,  qui  fait  construire  un  édifice  pour  que  Gautarna  y  fasse  ses  prodiges  ;  les 
auditeurs  des  six  maîtres  en  font  construire  également  un  pour  chacun  d'eux. 

Tout  étant  prêt,  Gautama  entre  dans  une  méditation  si  intense,  qu'une 
flamme  va  mettre  en  feu  l'édifice  qui  lui  est  destiné.  Puis,  le  feu  s'éteint 
sans  avoir  rien  brûlé.  Alors,  le  roi  dit  aux  maîtres  :  «  Gautama  vient  d'opérer 
un  prodige  ;  opérez-en  donc  un  aussi  à  votre  tour.  »  Mais  les  maîtres  répon- 
dent :  «  O  roi,  il  y  a  ici  une  foule  immense  de  peuple  ;  comment  sauras-tu 
si  le  prodige  est  opéré  par  nous  ou  par  le  Çramana  Gautama  ?  » 

(1)  Le  passage  cité  d'Edwin  Rohde  se  trouve  dans  un  mémoire  présenté  au  30^ 
Congrès  des  Philologues  allemands  (Rostock,  1875)  et  reproduit,-  avec  quelques 
additions,  à  la  fin  de  la  seconde  édition  du  livre  d'Edwin  Rohde  sur  le  Roman  grec 
{Der  griechische  Roman,  2'e  Auflage.  Leipzig,  1900)  p.  600.  —  Au  sujet  du  livre  lui- 
même,  on  peut  faire  remarquer  que  Rohde  ne  connaissait  pas  l'existence  des  romans 
indiens,  lesquels  seraient,  relativement  à  la  forme,  les  prototypes  du  roman  grec 
à  tiroirs.  L'n  indianiste  distingué,  M.  Félix  Lacôte,  professeur  à  la  Faculté  des  Let- 
tres de  Lyon,  a  posé  dernièrement  cette  question  toute  nouvelle  et  l'a  traitée  avec 
sa  compétence  spéciale  (Sur  l'origine  indienne  du  roman  grec,  dans  les  Mélanges 
Sylvain  Levi,  Paris,  1911). 

(2)  Eug.  Burnouf,  Introduction  à  Vhistoire  du  bjuldhisnie  indien  (f^  éd.,  Pari-, 
1844),  pp.  162  et  suiv. 


606  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Ils  se  dérobent  de  la  même  façon  quand  Gautama  opère  d'autres  prodi- 
ges de  ce  genre. 

Ainsi,  en  fait,  c'est  le  Bouddha  seul  qui  opère  des  prodiges  devant 
le  roi  et  devant  le  peuple  ;  les  «  maîtres  »  n'ont  qu'une  simple  vel- 
léité de  lutter  avec  lui  sur  ce  terrain.  Où  sont  les  «  luttes  de  magie  » 
dont  parle  Benfey  ?  et  quel  rapport  cette  exhibition  de  prodiges, 
quand  même  elle  aurait  lieu  aussi  du  côté  des  six  maitres,  peut- 
elle  avoir  avec  le  combat  acharné,  le  duel  vérital)!ement  à  mort 
que,  dans  le  conte,  le  magicien  engage  ù  coups  de  transformations 
contre  son  apprenti,  et  dans  lequel  il  perd  finalement  la  vie  (1)  ? 


Nous  n'avons  donc  rien  à  objecter  quand  M.  Joseph  Bédier,  dans 
son  livre  Les  Fabliaux,  rejette  l'idée  de  Benfey,  et  se  refuse  à  voir, 
dans  le  Magicien  el  son  apprenli,  des  «  données  bouddhiques  »  (2). 
Mais,  regardant  les  choses  de  haut  et  de  loin,  M.  Bédier  n'a  pas 
mis  à  nu  ce  qui  est,  en  réalité,  l'erreur  de  Benfey  ;  il  censure,  à 
vrai  dire,  une  thèse  que  Benfey  n'a  jamais  soutenue. 

Après  avoir  traduit,  assez  peu  exactement,  le  passage  de  Benfey 
que  nous  avons  rapporté  (3),  M.  Bédier  procède  à  une  exécution 
sommaire  :  «  On  nous  permettra,  dit-il,  de  demeurer  sceptique  : 
«  le  don  de  métamorphose  est  le  privilège  le  plus  élémentaire  de 
«  tout  sorcier,  indien  ou  européen,  et  la  Canidie  d'Horace  s'en  se- 
«  rait  fait  un  jeu.  » 

On  nous  permettra,  à  notre  tour,  de  faire  une  petite  remarque. 
Benfey,  dans  le  passage  censuré,  a  parlé  de  «  luttes  de  magie  » 
fZauberkœmpfe),  et  cela  à  propos  des  combats  que  se  livrent,  dans 
le  Magicien  et  son  apprenti,  deux  personnages  se  métamorphosant, 
prenant  coup  sur  coup  toute  sorte  de  formes.  Il  n'a  pas  dit  un  mot 
du  «  don  de  métamorphose  »,  et  jamais  il  n'a  prétendu  que  l'idée 
d'un  pareil  «  don  »  serait  une  idée  spécialement  bouddhique  ou, 
si  l'on  veut,  spécialement  indienne. M  .  Bédier  envoie  donc  sa  Cani- 
die enfoncer  une  porte  ouverte. 

(1)  Benfey,  qui  renvoie  en  premier  lieu  au  livre  d'Eugène  Burnouf,  renvoie  aussi 
à  un  travail  d'Anton  Schiefner,  Leben  des  Buddha,  qui  aurait  été  publié  dans  les 
Mémoires  de  V Académie  de  Saint-Pétersbourg  par  divers  sai'ants,  1851,  VI,  260.  — 
Malgré  toutes  nos  recherches,  aidées  de  l'obligeant  concours  de  bibliothécaires  de 
la  Bibliothèque  Nationale,  il  nous  a  été  impossible  de  trouver  cette  Vie  du  Bouddha. 

(2)  l'c  édition,  1893,  p.  122. 

(3)  M.  Bédier  traduit  le  Zauherkœmpje  («  luttes  de  magie  »)  de  Benfey,  par  le 
simple  mot  «  conflits  »  ;  ce  qui  fausse  le  sens  général  du  passage  cité. 


LES  MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  607 

Oui,  Benfey  s'est  trompé  ici,  mais  non  de  cette  façon  grossière  : 
on  l'a  vu.  C'est  d'une  tout  autre  façon  que  trop  souvent  il  exagère 
le  rôle  du  bouddhisme,  dans  l'histoire  des  contes  asiatico-euro- 
péens.  Mais  ce  serait  être  souverainement  injuste  que  de  résumer 
dans  ces  exagérations  toute  son  œuvre  :  si  l'on  considère  l'en- 
semble de  ses  travaux,  on  peut  dire  que,  dans  les  études  folklo- 
riques, l'action  de  Benfey  a  été  scientifiquement  bienfaisante  ;  elle 
a  déterminé  une  poussée  en  avant,  une  ardeur  d'exploration,  à  la 
fois  entretenue  et  réglée  par  un  plan  de  campagne  qui,  dans  ses 
lignes  principales,  est  excellent.  Reste  la  grande  affaire,  synthétiser 
les  résultats  de  toutes  ces  investigations  ;  c'est  ici  que  notre  rôle,  à 
nous  autres  Français,  paraît  tout  indiqué  :  faisons  constamment 
appel  à  ce  sens  de  Vordre,  lucidus  ordo,  qui  a  si  longtemps  carac- 
térisé notre  race,  et  nous  pourrons,  à  force  de  rapprochements 
minutieusement  exacts  entre  tant  de  documents  recueillis  parfois 
sans  qu'on  en  ait  soupçonné  l'importance,  à  force  de  classements 
méthodiques,  arriver  à  des  groupements  non  point  factices,  m?is 
nalurels,  et  alors,  après  avoir  pris  contact  avec  certains  grands 
faits  historiques,  établir  solidement  des  conclusions  qui,  pour 
plus  d'un  folkloriste,  seront  vraiment  révélatrices. 

SECONDE  ET  DERNIÈRE  PARTIE 

LE  CONTE   DE  «  L'ARTIFICIEUX   YOGHI  ET  LE  VÉTALA  » 

Nous  avons,  croyons-nous,  examiné  à  peu  près  sous  toutes  ses 
faces  la  première  moitié  de  l'Introduction  du  Siddhi-Kûr,  la  seule 
à  laquelle  Benfey  attribuait  de  l'importance  au  point  de  vue  de 
la  propagation  des  contes  indiens  vers  notre  Occident.  Ce  que 
nous  dirons  de  la  seconde,  aura  son  utilité  en  montrant  que,  pas 
plus  que  la  première,  elle  n'est  bouddhique  d'origine. 

Cette  seconde  moitié  de  l'Introduction  du  livre  mongol  est  un 
arrangement  de  l' Introduction-cadre  du  livre  indien  la  Vetâla- 
pankhavinqali  (les  «  Vingt-cinq  [Récits]  du  Vétâla  »,  sorte  de  Vam- 
pire), rattachée  tant  bien  que  mal  au  conte  du  Magicien  el  son 
apprenti.  Il  convient  de  donner  d'abord  le  résumé  du  récit  indien, 
non  encore  arrangé  à  la  bouddhique  (1)  : 

(1)  Nous  avons  déjà  parlé  de  cette  Introduction  de  la  Vetâla-pantchavinçati  dans 
un  précédent  travail  publié  ici  même,  en  1910,  Le  Conte  de  «  la  Chaudière  bouillante 
et  la  Feinte  maladresse  »,  §  2. 


608  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Un  ascète  mendiant,  un  yoght  magicien,  a  besoin,  pour  ses  incantations, 
d'un  cadavre  qui  est  pendu  à  un  certain  arbre.  L'intrépide  roi  Vikramâditya 
promet  par  générosité  à  ce  yoghi  de  lui  procurer  ce  cadavre,  entreprise 
difficile,  durant  laquelle  le  roi  ne  doit  pas  prononcer  une  seule  parole  :  autre- 
ment, le  cadavre  lui  échapperait  et  retournerait  aussitôt  à  son  arbre.  A  peine 
Vikramâditya  a-t-il  chargé  le  cadavre  sur  ses  épaules,  qu'un  vétâla,  une 
sorte  de  vampire  qui  s'est  logé  dans  le  corps  du  mort,  se  met  à  raconter 
une  histoire,  à  la  fin  de  laquelle  il  adresse  au  roi  une  question  se  rapportant 
au  dénouement.  Vikramâditya  se  laisse  entraîner  à  répondre,  et  le  cadavre 
retourne  à  l'arbre.  —  Cette  aventure  se  reproduit  encore  vingt-trois  fois. 
A  la  vingt-cinquième,  Vikramâditya  garde  obstinément  le  silence,  et  le 
charme  est  rompu. 

Alors  le  vétala  dit  au  roi  que  le  yoghî  veut  le  prendre,  lui,  Vikramâditya, 
pour  victime  d'un  sacrifice  humain,  et  il  lui  indique  le  moyen  de  déjouer 
ses  mauvais  desseins.  Vikramâditya  peut  ainsi  trancher  au  yoghî  la  tête 
d'un  coup  de  sabre. 

Voici  maintenant  ce  que  cette  Introduction-cadre  est  devenue 
dans  le  Siddhi-Kûr  (nous  rappellerons  que  la  première  partie  du 
récit  mongol  s'est  arrêtée  au  moment  où  les  sept  magiciens  gisent 
morts  devant  le  Maître  Nâgardjouna)  : 

En  voyant  les  sept  cadavres,  le  Maître  est  troublé  dans  son  cœur,  et  il 
dit  au  prince  :  «  Pour  protéger  ta  vie  à  toi  seul,  j'ai  réussi  à  anéantir  sept 
vies  :  voilà  une  très  mauvaise  chose.  »  Le  prince  alors  se  déclare  prêt,  pour 
expier  la  faute  et  témoigner  sa  reconnaissance  envers  le  Maître,  à  exécuter 
toutes  les  tâches  que  celui-ci  voudra  lui  assigner.  Le  Maître  lui  dit  :  «  S'il  en 
est  ainsi,  dans  un  frais  bocage,  au  cimetière,  se  trouve  Siddhi-Kùr  (le  «  Mort 
doué  du  siddhi  »,  d'une  vertu  magique)  ;  au-dessus  de  la  ceinture,  il  est  d'or  ; 
au-dessous,  d'émeraude,  et  sa  tête  est  de  nacre.  Il  faut,  pour  ta  pénitence,  que 
tu  l'apportes  ici.  Si  tu  y  réussis,  je  pourrai,  par  son  moyen,  produire  de  l'or  ; 
les  gens  de  Djamboudvîpa  (l'Inde)  pourront  atteindre  l'âge  de  mille  ans  et 
parvenir  à  la  plus  haute  perfection.  » 

Le  Maître  explique" au  prince  ce  que  celui-ci  doit  faire  pour  prendre  Siddhi- 
Kùr,  qui,  à  l'arrivée  du  prince,  grimpera  sur  un  manguier.  Grâce  à  ces  ins- 
tructions, le  prince  s'empare  de  Siddhi-Kùr,  le  met  dans  un  sac  que  le  Maître 
lui  a  donné  et,  chargeant  le  sac  sur  ses  épaules,  il  s'en  retourne  vers  le  Maître, 
qui  lui  a  bien  recommandé  de  ne  pas  laisser  échapper  un  mot  en  route.  Il  a 
déjà  marché  bien  des  journées,  quand  Siddhi-Kùr  lui  dit  :  «  La  journée  est 
longue  ;  nous  nous  ennuierons  ;  raconte  une  histoire,  ou,  moi,  j'en  raconte- 
rai une.  »  N'ayant  pu  tirer  du  prince  autre  chose  qu'un  signe  de  tète,  Siddhi- 
Kùr  commence  une  histoire,  et,  à  la  fin,  le  prince  fait  de  lui-même  une 
réflexion.  Aussitôt  Siddhi-Kùr  se  dégage  du  sac  et  s'enfuit.  C'est  seule- 
ment après  la  vingt-troisième  histoire  qu'il  est  apporté  au  Maître  Nâgard- 
jouna. 

On  voit  combien  est  affaibli,  dans  ce  récit  bouddhique,  —  avec 
son  homme  d'or  et  de  pierres  précieuses  remplaçant  le  cadavre 
où  s'est  logé  le  vétâla,   —  le  caractère  étrange  et  macabre  de  la 


LES  MONGOLS   ET  LEUR   PRÉTENDU  ROLE  609 

Vetâla-panlchavinçali.  Cet  homme  d'or,  du  reste,  n'est  point  par- 
ticulier au  Siddlii-Kûr,  témoin,  la  variante  suivante  de  l'introduction 
du  livre  indien  : 

Le  roi  Vikramâditya  a  vaincu  le  Vétala  Agni,  qui  faisait  mourir,  chaque 
nuit,  le  roi  qu'avaient  choisi  dans  la  journée  les  ministres  du  pays  cl'Avantî, 
et  ce  vétâla  est  devenu  son  ami.  Or,  un  jour,  un  yoghî  se  présente  devant 
Vikramâditya  et  obtient  du  généreux  roi  que  celui-ci  soit  son  assistant 
dans  une  cérémonie  l'unèbre.  Vikramâditya  suit  donc  le  yoghî  au  cimetière 
où  le  yoghî  lui  dit  d'apporter  un  mort  qui  est  attaché  dans  un  arbre.  Le  roi 
monte  sur  l'arbre  et  coupe  avec  son  glaive  les  liens  du  cadavre,  qui  tombe 
sur  le  sol.  A  peine  le  roi  est-il  descendu,  que  le  cadavre  se  retrouve  sur  l'arbre 
dans  la  même  position.  Vikramâditya  remonte  sur  l'arbre,  prend  le  cadavre 
et  descend.  En  ce  moment  apparaît  le  Vétâla  Agni,  et  «  il  fit  au  roi  vingt- 
cinq  récits  qui  dissipèrent  sa  fatigue  ».  Après  quoi,  le  vétâla  révèle  à  Vikra- 
mâditya que  le  yoghî  est  un  grand  magicien  ;  il  veut  offrir  le  roi  en  sacrifice 
«  pour  gagner  Vhomme  d'or  ».  Ainsi  averti,  Vikramâditya  tranche  la  tête  du 
yoghî.  «  A  peine  cette  tête  fut-elle  coupée  qu'un  homme  d'or  apparut  et 
loua  la  majesté  du  roi.  »  Le  roi  prend  l'homme  d'or  et  retourne  dans  son 
palais.  «  Par  la  faveur  de  cet  homme  d'or,  il  devient  aussi  riche  que  Kou- 
vera  (le  dieu  des  riche.sses).  » 

Cette  histoire  fait  partie  d'un  livre  écrit  dans  un  des  dialectes 
de  l'Inde,  le  bengali,  et  qui,  sous  le  titre  de  Balris  Sinhasan,  est 
une  version  d'une  des  recensions  d'un  livre  sanscrit  de  même  titre, 
la  Sinhâsana-dwâlrinçika  (les  «  Trente-deux  [Récits]  du  Trône  »)  ; 
elle  est  racontée  par  une  des  trente-deux  statuettes  entourant  le 
trône  donné  par  le  dieu  Indra  à  Vikramâditya  et  retrouvé  sous 
terre  par  un  de  ses  successeurs  (1).  Cette  recension  montre  bien  que, 
dans  le  récit  niongolo-indien,  Siddhi-Kijr  réunit  en  sa  personne  le 
vétâla  et  «  l'homme  d'or  ». 

Nous  ferons  remarquer  que,  dans  cette  même  recension,  il  n'y 
a  pas  trace  de  bouddhisme  (2). 

(1)  Léon  Feer,  Les  Trente-Deux  Récits  du  Trône  (Paris,  1883),  pp.  14-22. 

(2)  Un  conte  analogue  a  été  versifié  au  xi^  siècle  par  Somadeva  de  Cachemire 
dans  son  Kathâ  Sarit  Sâgara  (V  «  Océan  des  Fleuves  de  contes  »)  où  Vikramâditya 
est  secouru  par  le  dieu  Yichnou  (traduction  anglaise  de  C.-H.  Tawney,  Calcutta, 
t.  I,  1880,  pp.  349  et  suiv.).  C'est  ce  dieu  qui  apparaît  en  songe  au  roi  pour  lui  dire 
de  se  méfier  de  l'ascète  mendiant  Prapantchabouddhi,  à  qui  Vikramâditya  a  pro- 
mis de  prendre  part  à  une  incantation  dans  un  cimetière  ;  c'est  Vichnou  aussi  qui 
indique  au  roi  le  moyen  de  tuer  l'ascète.  Quand  le  roi  a  tranché  la  tête  de  Prapan- 
tchabouddhi, il  entend  dans  les  airs  la  voix  du  dieu  Kouvera,  qui  l'applaudit.  Le 
dieu  lui  donne  le  pouvoir  de  s'envoler  partout  où  il  veut  aller  et  lui  fait  présent,  sur 
sa  demande,  de  cinq  gigantesques  statues  cVhommes  en  or,  indestructibles  :  si  on  leur 
ciiupe  un  membre  pour  en  employer  l'or,  ce  membre  repousse  à  l'instant. 


3n 


610  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


On  pensera  peut-être  que  c'est  seultMuent  daii>  la  version  hnud- 
dliicisée,  mise  en  langue  mongole,  que  s'est  faite  la  combinaison 
entre  le  thème  du  Magicien  el  son  apprenti  et  le  thème  de  V Artifi- 
cieux yoghî  et  le  vélâla  ;  car  cette  comltinaison  est  tout  arbitraire,  et 
l'idée  ne  peut  en  être  venue  spontanément  k  deux,  à  dix  conteurs 
n'ayant  aucune  relation  les  uns  avec  les  autres.  Or  cette  môme  com- 
binaison se  rencontre  dans  un  conte  oral  indien,  mais  entre  thèmes 
non  bouddhicisés,  par  conséquent  sans  le  moindre  Nâgardjouna  ou 
personnage  analogue  :  elle  existe  dans  le  conte  du  Haut-Indus 
dont  nous  avons  donm"'  ci-dessus  ce  (jui  se  rapporte  au  thème  du 
Magicien  et  son  apprenti,  et  ce  fait  est  la  ]»reuve  que  les  bouddhistes 
Tont  trouvée,  déjà  tout  efTectuée,  dans  le  répertoire  des  contes 
indiens,  où,  plus  que  probablement,  la  forme  (jue  le  combinateiir 
primitif  a  donnée  à  son  idée  de  réunir  les  deux  thèmes,  n'est  pas 
restée  sans  se  modifier  dans  le  cours  des  âges. 

Dans  notre  résumé  du  conte  du  Haut-Indus  (Première  j)artie, 
chap.  2,  B,  d),  nous  nous  sommes  arrêté  à  l'endroit  où  le  fils  du 
brahmane,  qui  s'est  changé  en  poisson  et  qui  est  en  danger  d'être 
pris  par  le  fakir  son  maître,  changé  en  alligator,  saute  sur  la  rive 
et,  se  transformant  en  moustique,  va  se  cacher  dans  une  des  narines 
d'un  pendu. 

Le  fakir,  avec  un  petit  morceau  d'argile  molle,  bouche  les  narines  du 
cadavre  ;  puis,  pour  plus  de  sûreté,  il  bande  la  tète  avec  un  linge  qu'il  se 
fait  donner  par  un  passant.  Puis  il  va  trouver  un  riche  et  généreux  mar- 
chand, nommé  Ali,  qui,  à  sa  prière,  lui  promet  de  lui  rendre  service.  Le 
fakir  lui  dit  alors  :  «  Dans  un  certain  endroit,  il  y  a  un  cadavre  pendu  à  un 
arbre.  Vas-y,  coupe  la  corde  et  apporte-moi  le  corps.  »  Ali  le  Marchand,  bien 
que  très  ennuyé  de  cette  commission,  s'en  va  pendant  la  nuit  à  l'endroit 
désigné.  Il  ne  réussit  pas  d'abord  dans  son  entreprise  ;  car  le  pendu  lui 
échappe  plusieurs  fois  et  va  se  rependre.  Enfin,  le  fakir  dit  au  marchand  que 
pour  arriver  à  ses  fins,  il  devra  ne  pas  ouvrir  la  bouche,  ne  pas  dire  un  mot, 
quoi  qu'il  arrive. 

Ali  décroche  donc  le  pendu,  qui  lui  raconli-  une  histoire  et  provoque  de 
sa  part  des  réflexions.  Cette  même  scène  se  reproduit  la  nuit  suivante.  La 
troisième  nuit,  le  cadavre,  avant  de  commencer  une  nouvelle  histoire,  dit 
à  Ali  qu'il  fait  bien  chaud  et  le  prie  de  défaire  soii  bandeau  et  d'enlever 
Targile  de  ses  narines.  Ali,  dans  sa  simplicité,  lui  donne  satisfaction.  Aussi- 
tôt le  moustique  s'échappe  et  redevient  le  fils  du  brahmane. 

Le  conte  se  termine  comme  il  peut  ;  —  car  nous  avons  certai- 
nement affaire  ici  à  une  forme  altérée  de  la  combinaison  primi- 
tive. —  A  la  suite  d'un  défi  du  jeune  homme  au  fakir,  celui-ci  se 


LES   MONGOLS   ET  LEUR  PRÉTENDU   ROLE  éli 

Iransforiuc  en  ligrc,  tt  le  jeune  hom;ne  en  chèvre.  Les  gens  du  vil- 
lage, prévenus  par  le  brahmane  et  par  son  fils,  se  mettent  aux  aguets 
et  tirent  sur  le  tigre  ;  ils  le  tuent,  mais  ils  tuent  aussi  la  chèvre. 


A  la  différence  du  conte  du  Magicien  et  son  apprenti,  le  conte  du 
Vélâla  paraît  ne  pas  avoir  voyagé  vers  l'Occident,  pas  plus  sous  sa 
bonne  forme  que  sous  sa  forme  bouddhicisée  :  il  était  trop  bizarre. 

CONCLUSION 

Ainsi,  contrairement  à  ce  que  croyait  Benfey,  le  conte  qui  sert 
d'introduction  au  Siddhi-Kûr  mongol,  n'est  d'origine  bouddhique, 
ni  pour  sa  première,  ni  pour  sa  seconde  partie. 

Contrairement  à  ce  que  Benfey  croyait  aussi,  le  Siddhi-Kûr 
n'a  joué  aucun  rôle  dans  la  propagation  du  conte  du  Magicien  et 
son  apprenti  vers  notre  Occident. 

Mais,  à  ces  résultats  négatifs,  cette  longue  étude  peut  ajouter  des 
résultats  parfaitement  positifs  :  dans  l'histoire  des  voyages  de  ce 
conte  du  Magicien,  tout  nous  reporte  à  l'Orient  ;  tout  témoigne  de 
l'existence  historique  des  courants  qui,  partant  du  grand  «  lac 
indien  »,  sont  allés,  de  l'Est  à  l'Ouest,  vers  l'Asie  occidentale,  l'Afri- 
que septentrionale,  l'Europe,  tandis  que  d'autres  courants,  partant 
du  même  point,  se  dirigeaient  vers  le  Nord  (Chine,  Til)et,  Mon- 
golie) et  vers  l'Est  (Indo-Chine  et  Indonésie). 

A  propos  du  Magicien  et  son  apprenti,  nous  avions  à  nous  occu- 
per surtout  des  courants  se  dirigeant  vers  l'Occident  ;  nous  avons 
indiqué,  par  exemple,  ces  courants  qui,  de  l'Inde,  ont  passé  par  les 
pays  turcs,  par  les  pays  russes,  amenant  à  l'une  des  extrémités  occi- 
dentales de  l'Ancien  Continent  le  «  musicien  »  des  contes  indiens,  ce 
musicien  qui,  pour  se  faire  livrer  son  ennemi  transformé,  joue  et 
chante  devant  un  râdjâ  ou  devant  le  dieu  Indra.  Installé  en  Bretagne 
sous  forme  de  «  ménétrier  »,  le  musicien  s'y  rencontre  avec  le  «  méde- 
cin »  des  contes  de  la  Russie  et  de  bien  d'autres  contrées.  —  Toujours 
en  Bretagne,  nous  avons  vu  le  héros,  qui,  là  comme  dans  tant  de 
pays,  se  change  d'ordinaire  en  bague,  devenir  parfois  une  orange, 
comme  dans  l'Inde  et  à  Blida,  et  l'orange  toml»er  par  la  cheminée  au 
milieu  de  gens  rassemblés,  comme  la  pomme  d'un  conte  bulgare.  — 
En  Bretagne  encore,  nous  n'avons  pas  toujours  trouvé  le  héros 
réduit  à  ses  proprt's  inspirations  chez  le  n;agicien  :  là,  comme  dans 
dans  l'Inde,  comme  à  Blida,  comme  dans  le  Caucase,  il  rencontre 


6lâ  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

parfois  une  secourable  conseillère,  qu'il  épouse  après  sa  victoire  sur 
son  ancien  maître. 

Ce  serait  chose  facile  de  dire  que  l'imagination  des  conteurs 
aurait,  en  Bretagne,  varié  le  thème  ;  mais  ce  serait  se  payer  de  mots. 
En  fait,  le  ménétrier  breton  est  ailleurs  un  musicien  russe,  un  musi- 
cien turc,  un  musicien  hindou.  Le  médecin  breton  est  un  médecin 
italien,  un  médecin  portugais,  un  médecin  noi'végien,  un  médecin 
lithuanien,  etc. 

Le  conte  du  Magicien  el  son  apprenti  est  donc  arrivé  en  Bretagne, 
non  comme  un  thème  à  varier  ;  des  courants  paralèlles  ont  apporté 
en  cette  «  fin  de  la  terre  »  diverses  variations  toutes  composées. 
Personne,  nous  aimons  à  le  croire,  n'ira  soutenir  qu'à  l'inverse  ce 
serait  en  Bretagne  que  ces  multiples  courants  auraient  pris  nais- 
sance pour  aller  jusqu'en  Orient. 

Notons  encore,  au  sujet  de  notre  conte,  le  double  courant  qui, 
passant  par  des  pays  orientaux  que  l'on  sait  avoir  reçu  les  contes 
indiens,  a  emporté  vers  l'Occident  la  double  variante  dans  laquelle 
une  exclamation,  soit  de  fatigue  et  de  douleur,  soit  de  contentement, 
fait  apparaître  le  magicien  qui  sera  le  maître  du  héros.  —  Enfin, 
c'est  un  courant  d'Orient  en  Occident  qui  a  apporté  dans  les  pays 
russes  et  dans  d'autres  p^ays  slaves  le  trait  de  la  princesse  se  trou- 
vant sur  le  bord  d'une  rivière,  quand  le  héros  transformé  vient  se 
mettre  en  sa  possession  ;  car  ce  trait,  nous  l'avons  relevé  dans  un 
conte  indien  de  la  région  de  Bénarès. 

Nous  nous  bornons  à  rappeler,  très  sommairement,  ces  quelques 
faits  ;  bien  d'autres  sont  entrés  dans  l'enchaînement  de  notre  argu- 
mentation, qui  n'a  rien  de  l'a  priori.  Et  ces  faits  peuvent,  ce  nous 
semble,  nous  autoriser  à  poser  de  nouveau  notre  vieille  thèse  :  ce 
n'est  pas  seulement  une  forme  de  chaque  conte  qui  a  voyagé  de 
l'Inde  dans  toutes  les  directions  et  notamment  vers  l'Occident  ; 
c'est  une  foule  de  variantes  ;  on  le  verra  de  plus  en  plus,  à  mesure 
qu'on  aura  recueilli  plus  de  contes  indiens. 

A  la  fin  d'un  de  ses  chapitres,  ^L  Bédier  estime  (jue  le  résultat 
de  ses  discussions,  c'est  que  l'on  doit  «  renoncer  à  lonl  jamais  «,  — 
le  mot  y  est,  —  «  à  l'hypoilièso  do  l'origine  indienne  ou  orientale  des 
contes  populaires  (1)  ». 

Les  lecteurs  qui  nous  ont  fait  l'honneur  de  nous  suivre  dans  nos 
investigations,  fiirfmt  si  cet  arrêt  tranchant  peut  et  doit  s'appliquer 
à  notre  conte  du  Magicien  el  son  apprenti. 

(1)  Op.  cit.,  fin  dudiapitr.'  VII,  p.  224  de  la  l"édiliori. 


m  EPISODE  D'D^  EVMGILE  SVIlHaHE 

ET  LES  CONTES  DE  L'INDE 

(Extrait   de   la   Revue   biblique    publiée   par   CÉcole  pratique 

d'Etudes  bibliques  des  Dominicains  de  Jérusalem. 

Janvier  et  Avril  1919.) 


LE  SERPENT  INGRAT.  —  L'ENFANT  ROI  ET  JUGE 

II  faut  que  nous  nous  acquittions  aujourd'hui  d'une  vieille  dette, 
dont  la  libération  de  la  Belgique  nous  permet  enfin  de  faire  parve- 
nir le  montant  à  destination. 

En  1914,  peu  avant  la  guerre,  notre  excellent  et  distingué  ami,  le 
R.  P.  Paul  Peeters,  Bollandiste,  faisait  paraître  son  curieux  volume. 
Les  Évangiles  apocryphes.  —  L'Évangile  de  l'Enfance.  Rédaclions 
syriaques,  arabe  el  arméniennes,  Iraduiles  el  annolees  (1),  et,  dans 
V Inlroduclion  (p.  vu),  à  propos  d'un  épisode  des  rédactions  syria- 
ques, il  annonçait  que  nous  donnerions  à  la  Revue  Biblique  une 
«  note  »,  traitant  de  l'épisode  en  question. 

Cette  note,  quelque  peu  développée,  nous  la  pu]>lions  au  lende- 
main de  la  victoire,  et  le  R.  P.  Peeters  va  pouvoir  la  lire  dans  son 
Bruxelles  délivré. 


II  y  a  une  quarantaine  d'années,  le  grand  dictionnaire  allemand  de 
théologie  catholique,  le  Kirchenlexikon,  dit  de  Wetzer  et  Welte,  résu- 
mant ce  que  l'on  savait  alors  de  l'Apocryphe  intitulé  VEvangile  de 
l'Enfance  du  Sauveur,  constatait  qu'on  ne  connaissait  cette  pro- 
duction hérétique  que  par  un  texte  arabe,  publié  en  1697  par  H.  Sike; 
il  ajoutait  qu'à  en  juger  par  certaines  particularités  de  la  langue,  ce 
texte  arabe  devait  dériver  d'un  texte  syriaque  (2).  Maintenant,  le 

(1)  Paris,  A.  Picard,  1914. 

(2)  Vol.  I,  (1880),  col.  1074. 


614  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

fait  o^t  certain  :  le  tcxto  syriaque  a  été  découvert,  eu  1890,  dans  la 
Mésopotamie,  à  Alkôsh  (vilayet  de  Mossoul),  par  M,  E.  A.  Wallis 
Budge,  et  ce  savant  l'a  publié,  en  1899,  accompagné  d'une  traduc- 
tion anglaise,  après  l'avoir  collationné  avec  le  texte  d'un  autre 
nunuiscrit  syriatiue,  appartenant  à  la  Société  Asiatique  de  Lon- 
dres (1). 

On  possède  donc  actuellement,  pour  VEvangile  de  iEnfance,  une 
rédaction  syro-arahe,  que  le  H.  P.  Peeters  a  constituée,  en  notant 
soigneusement,  sur  la  traduction  du  texte  arabe  de  Sike,  les  variantes 
fournies  par  les  deux  manuscrits  syriaques. 

D'après  le  Kirchenlexikon,  cet  Évangile  de  V Enfance  a  toujours  joui 
d'un  grand  crédit  cliez  les  nestoriens,  en  Syrie  et  aussi  en  Perse  et  en 
Egypte.  Et  un  tait  que  signale  le  R.  P.  Peeters,  la  condamnation 
qui  a  été  portée  contre  cet  Apocryphe  par  l'archevêque  de  Goa  à 
la  fin  du  xvi<^  siècle  (condamnation  sur  laiiuclle  nous  reviendrons) 
montre  que  ce  prétendu  Évangile  avait  pénétré  dès  avant  cette  épo- 
que dans  l'Inde  chez  les  chrétiens  du  Malabar. 


C'est  seulement  dans  les  deux  manuscrits  syriaques  que  se  ren- 
contre l'épisode  dont  nous  avons  à  nous  occuper  (2).  Si  le  Kirchen- 
lexikon l'avait  connu,  il  l'aurait  rangé  parmi  les  historiettes  «  dans 
lesquelles  l'imagination  orientale  se  donne  libre  cours  et  va  jusqu'à 
l'absurde  ».  Mais  notre  épisode  peut,  du  moins,  être  le  point  de 
départ  de  recherches  qui,  pour  notre  part,  ont  été  loin  de  ne  nous 
avoir  rien  appris. 

Notons  d'abord  que,  pour  ce  qu'on  peut  appeler  son  introduc- 
tion, le  récit  syriaque  a  toute  une  partie  commune  avec  l'arabe 
(p.  50)  :  l'Enfant  Jésus  rassemble  autour  de  lui  les  petits  garçons 
du  pays  et  ils  lo  font  leur  roi  ;  •• 

Ils  étendirent  leurs  vêtements  par  terre,  et  Jésus  s'assit  dessus.  Ils  lui 
tressèrent  une  couronne  de  fleurs  et  la  lui  posèrent  sur  la  tête  en  guise  de 
diadème.  Et  ils  se  placèrent  autour  de  lui,  à  droite  et  à  gauche,  comme  des 
chambellans  qui  se  tiennent  aux  côtés  du  roi.  Et  quiconque  passait  par  la 
route,  les  petits  garçons  l'attiraient  de  force  et  lui  disaient  :  «  Venez,  pros- 
ternez-vous devant  le  roi,  et  puis  poursuivez  votre  chemin  ». 


(1)  Introduction  du  R.  P.  Peeters,  p.  v. 

(2)  Cet  épisode  n'existe  ni  dans  l'arabe  ni  dans  une  rédaction  arménienne,  publiée 
intéf^ralement  pour  la  première  fois  en  1898  {Introd.,  p.  xxix),  et  dont  le  R.  P.  Pee- 
ters donne  la  traduction. 


UN  ÉPISODE  d'un  Évangile  syriaque  615 

Vient  ensuite  (pp.  51-53),  —  très  longuement  racontée  dans 
l'arabe,  abrégée  dans  les  deux  manuscrits  syriaques,  —  l'histoire 
d'un  enfant  mordu  par  un  serpent,  et  qui,  emporté  par  ses  parents, 
est  guéri  par  le  petit  roi,  auprès  duquel  il  passe. 

Dans  un  autre  chapitre,  qui  suit  immédiatement  dans  les  deux 
manuscrits  syriaques  et  que  ne  donne  pas  l'arabe,  figure  encore  un 
serpent,  et  il  sem'olerait  qu'une  sorte  d'allrariion  a  juxtaposé  cette 
seconde  histoire  du  serpent  à  la  première  ;  mais,  intercalée  ou  non 
dans  le  récit  primitif,  elle  est  la  seule  des  deux  qui  mérite  d'être 
examinée,  en  même  temps  que  leur  commune  introduction. 

Un  homme  arriva  de  Jérusalem.  Les  enfants  allèrent  à  lui  et  l'arrêtèrent 
en  disant  :  «  Venez  saluer  notre  roi  ».  Quand  cet  homme  arriva,  Jésus  remar- 
qua qu'un  serpent  était  enroulé  autour  de  son  cou,  et  tantôt  le  suiïoquait, 
tantôt  lâchait  prise.  Jésus  lui  dit  :  «  Depuis  combien  de  temps  ce  serpent 
est-il  à  votre  cou  ?  »  11  lui  dit  :  «Depuis  trois  ans  ».  Jésus  lui  dit  :  «  D'où  est-il 
tombé  sur  vous  ?  »  L'homme  dit  :  «  Je  lui  ai  fait  une  belle  et  bonne  action, 
et  il  m'a  rendu  le  mal  ».  Jésus  lui  dit  :  «  De  quelle  façon  lui  avez-vous  fait 
le  bien  et  vous  a-t-il  rendu  le  mal  ?  »  L'homme  dit  :  «  Je  l'ai  trouvé  en  hiver, 
raidi  de  froid.  Je  le  mis  dans  mon  sein  et,  arrivé  à  la  maison,  je  le  déposai 
dans  une  cruche  de  terre,  dont  je  fermai  l'ouverture.  Et,  quand  j'ouvris  la 
cruche  pour  l'en  retirer,  l'été  venu,  il  se  jeta  autour  de  mon  cou  et  s'y  enroula. 
Il  me  tourmente  et  je  ne  parviens  pas  à  m'en  délivrer  ». 

Jésus  dit  :  «  Vous  avez  mal  agi  et  lui  avez  fait  tort  sans  le  savoir.  Dieu  a 
créé  le  serpent  dans  la  poussière,  pour  y  vivre  et  avoir  alternativement 
froid  et  chaud.  Que  ne  l'avez-vous  laissé  vivre  dans  la  poussière,  comme 
Dieu  l'a  créé  ?  Mais  vous  l'avez  emporté  et  enfermé  dans  une  cruche, 
sans  nourriture.  Vous  avez  mal  agi  à  son  endroit  ».  Et  Jésus  dit  au  ser- 
pent :  «  Descends  de  dessus  cet  homme  et  va-t'en  vivre  sur  le  sol  ».  Et  le  ser- 
pent se  détacha  du  cou  de  l'homme.  Et  cet  homme  dit  :  «  En  vérité,  vous 
êtes  roi,  le  roi  des  rois,  et  tous  les  enchanteurs  et  tous  les  esprits  rebelles  re- 
connaissent votre  empire  ». 

Cette  bizarre  petite  histoire  peut  se  diviser  en  deux  parties  : 

—  Un  homme  prend  chez  lui  un  serpent,  raidi  par  le  froid,  auquel 
il  veut  sauver  la  vie  ;  le  serpent  se  montre  ingrat,  non  point,  sans 
doute,  en  tuant  l'homme,  mais  en  le  tourmentant    ; 

—  L'affaire  se  trouve  portée  devant  l'Enfant  Jésus,  jouant  le 
rôle  de  roi  et  de  juge.  Le  petit  roi  donne  tort  à  l'homme,  tout  en  le 
débarrassant  du  serpent. 

Il  y  a  là  une  combinaison  de  deux  thèmes  folkloriques,  le  thème 
du  Serpent  ingrat  et  le  thème  de  VEnfant  roi  et  juge.  Nous  aurons 
à  prendre  successivement  ces  deux  thèmes  et  à  en  rechercher  les 
.  éléments  dans  l'épisode  de  l'Apocryphe  syriaque. 


616  '  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

CHAPITRE   I 

LE    SERPENT    INGRAT 

Un  ihèmo  qui  se  rencontre  fréquinninont  dans  le  folklore  de  l'Inde, 
c'est  le  thème  du  Serpenl  sauvé,  thème  qui  a  deux  branches  : 

1»  Le  serpent  se  montre  reconnaissant  envers  son  bienfaiteur  ; 

2°  Le  serpent  se  montre  ingrat. 

.Naturellement,  nous  n'avons  à  nous  occuper  ici  que  du  Serpent 
ingral.  Nous  en  examinerons  deux  formes  qui  se  trouvent,  l'une 
et  l'autre,  dans,  les  Fables  de  La  Fontaine  et  qui,  chose  curieuse, 
se  réunissent  en  partie  dans  l'historiette  syriaque. 

L'étude  de  ces  deux  formes,  bien  distinctes,  fera,  dans  le  présent 
travail,  l'objet  de  deux  Sections,  que  nous  désignerons  par  les  noms 
de  deux  personnages,  aussi  peu  historiques  l'un  que  l'autre,  Ésope 
et  celui  que  La  Fontaine  appelle  «  Pilpay,  sage  indien  »  (1). 

SECTION  A 

LA   FABLE    ÉSOPIOUE 

Le  comnjencement  du  récit  de  l'Apocryphe  syriaque,  tout  le 
monde  l'a  reconnu  :  c'est  celui  de  la  fable  de  La  Fontaine  Le  Villa- 
geois et  le  Serpent  (livre  V,  fable  xiii),  laquelle,  d'après  La  Fontaine 
lui-même,  est  une  fable  ésopique  (2).  Serpent  raidi  par  le  froid  (urb 
y.pjo'j  TîZTjVCTa  ;  gela  rigenlem,  dans  Phèdre)  ;  paysan  qui  le  trouve 
et  le  réchauiïe  dans  son  sein  (Oirb  xoX-bv  sOito-  %ip\i.x^S-\ç  iï  ï/.iho:...  ; 
sinuque  fovil),  voilà  bien  le  syriaque  ;  mais  un  dénouement  tragi- 
que termine  brusquement  la  fable  :  dès  que  le  serpent  est-réchaufïé, 
il  se  jette  sur  l'homme,  qu'il  mord  et  fait  périr. 

Donc,  ici,  à  la  différence  du  syria({ue,  pas  de  contestation  à  juger 
entre  les  deux  acteurs  du  petit  drame,  l'un  étant  immédiateuicut 
supprimé.  C'est  la  victime  elle-même  qui  s'accuse  et  qui  condamne 
sa  folie  :  «  J'ai  ce  que  j'ai  niérité  :  pourquoi  ai-je  eu  compassion 
d'un  méchant  »  (3)  ? 

(1)  Avertissement  de  l'auteur,  en  tête  du  «  Second  Recueil  de  fables  »,  publié  en 
1678  et  commençant  par  le  livre  VII. 

(2)  Fabulœ  sesopi  se  collecta:,  éd.  C.  Halm  (Leipzig,  1872),  n»»  97  et  97''.  —  Phrdre, 
lib.  IX,  fab.  XVI.  —  L'éditeur  des  Fables  de  La  Fontaine,  dans  Les  Grands  Écrivains 
de  la  France,  M.  Henri  Régnier,  donne, 'à  ce  sujet,  bon  nombre  de  renseignements. 

(3)  Dans  Phèdre,  par  une  invraisemblance  un  peu  trop  forte,  c'est  le  serpent  lui- 
même  qui  fait  une  réflexion  analogue.  Un  autre  serpent  lui  ayant  demandé  quelle 


UN  ÉPISODE  d'un  Évangile  syriaque  617 

Pour  avoir,  comme  dans  le  syriaque,  un  jugement,  un  vrai  juge- 
ment, rendu  par  un  tiers  entre  l'iiomme  et  le  serpent,  il  faut  arriver 
à  la  seconde  forme  du  thème  du  Serpent  ingrat,  à  celle  de  «  Pilpay  », 
dans  laquelle,  —  toujours  comme  dans  le  syriaque,  —  l'homme  n'est 
pas  tué,  mais  torturé  par  le  serpent,  qui  s'enroule  autour  de  son  cou. 
Et  cet  intermédiaire  nous  amènera  au  thème  de  ï Enfant  roi  et  juge, 
que  le  syriaque  adapte  à  ce  thème  du  Serpent  ingrat. 


La  seconde  forme  du  thème  du  Serpent  ingrat  et  le  thème  de  V En- 
fant roi^  et  juge  sont  incontestablement  indiens  :  on  le  verra.  La 
forme  dite  «  ésopique  »  le  serait-elle  ég^-lement  ?  Il  n'y  aurait  là  rien 
d'impossible. 

Mais,  objectera-t-on,  l'Inde  est  un  pays  tropical,  et  ce  serpent 
raidi  par  le  froid  ?...  L'Inde  est  aussi,  on  l'oublie  trop,  le  pays  de 
l'Himalaya,  ce  «  Séjour  de  la  neige  »,  comme  le  dit  son  nom  (1). 

Avant  d'aller  plus  loin,  ouvrons  un  vieux  livre,  d'un  auteur  de  la 
fin  du  xiv^  siècle,  la  Summa  Prsedicantiwn,  du  Dominicain  anglais 
Jean  de  Bromiard,  et  voyons  comment,  d'après  diverses  sources, 
est  racontée  notre  fable  (2)  : 

Un  homme,  creusant  la  terre  en  hiver,  trouva  un  serpent,  comme  mort  de 
froid  (quasi  frigore  mortuuni)  dans  son  trou  (in  camerâ  suâ).  Pris  de  pitié, 
il  le  porta  près  du  feu  et  le  réchaufTa,  ou,  selon  quelques  livres  (sicuti  aliqui 
tiabent  libri),  il  le  mit  dans  son  sein  pour  le  réchauffer. 

Une  fois  réchauffé,  le  serpent  mord  l'homme,  et  à  la  plainte  de 
celui-ci,  il  répond  qu'il  obéit  à  sa  nature,  laquelle  ne  connaît  pas  la 
reconnaissance  (Sic  natura  docet,  quse  grates  solvere  nescit)  (3). 

était  «  la  cause  de  son  forfait  »  (causam  facinoris ),  il  répond  :  «  C'est  pour  qu'on 
apprenne  à  ne  pas  rendre  service  aux  méchants  (Ne  guis  discat  prodesse  improbis  ).■» 
—  Quant  à  La  Fontaine,  il  a  changé  du  tout  au  tout  le  dénouement  :  ce  n'est  pas  le 
serpent  qui  tue  l'imprudent  villageois  ;  c'est  le  villageois  qui,  à  coups  de  hache,  tue 
le  serpent  ranimé  et  devenu  -agresseur.  Et  la  fable  finit  par  cette  réflexion  conso- 
lante sur  les  ingrats  : 

«    ...qu'il    n'en    est    point 

Qui    ne    meure    enfin    misérable    ». 

(1)  Dans  une  des  Monographies  folkloriques,  en  cours  de  publication  dans  la 
Revue  des  Traditions  populaires,  nous  avons  étudié  assez  longuement  cette  question 
du  froid  et  de  la  neige  dans  l'Inde  {Le  Sang  sur  la  neige,  année  1915,  pp.  164  et 
suiv.). 

(2)  Joannes  de  Bromiard,  Summa  Prœdicantium  (éd.  de  Lj-on,  1527),  G.  IIII, 
Gratitude,  17. 

(3)  Dans  sa  Ballade  XXXVI,  dont  la  source  paraît  être  la  même  que  celle  de 
V Exemplum  de  Bromiard,  le  poète  Eustache  Deschamps  (mort  en_1422)  a  aussi  le 


618  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Ce  s»erpont,  engourdi  dans  son  irou  ])ondant  l'Iiivri-,  c'est,  dans 
Bromiard,  —  ou  plutôt  dans  la  version  de  la  faMe  reproduite  par 
le  vieux  Dominicain,  —  un  trait  parfaitement  observé  des  mœurs 
des  serpents,  dans  l'Indo  comme  ailleurs.  Nous  avons,  à  ce  sujet, 
l'avantage  de  pouvoir  citer  une  autorité  de  premier  ordre. 

Consulté  par  nous,  M.  Louis  Roule,  professeur  au  Muséum  d' His- 
toire naturelle,  a  l»ien  voulu  nous  donner  d'intéressantes  précisions  : 
«  Les  serpents,  dans  les  pays  tempérés  et  les  régions  montagneuses 
des  pays  chauds,  sont  souvent  des  animaux  hibernants.  Beaucoup 
deviennent  inertes  sous  l'action  du  froid,  même  modéré,  ne  mangent 
point  et  ne  se  meuvent  plus.  Ils  se  pelotonnent  sous  un  abri,  et 
attendenL  là  le  retour  des  jours  tièdes.  Si  on  les  prend  en  cet  état, 
et  si  on  les  place  dans  un  lieu  chaud  (au  voisinage  d'un  feu  de  chemi- 
née, par  exemple,  ou  d'un  poêle),  le  résultat  obtenu  est  semblable 
à  celui  du  retour  de  l'été  ;  leur  léthargie  s'atténue  et  ils  redeviennent 
capables  de  se  mouvoir  ». 

Examinant,  à  notre  demande,  la  fable  d<'  La  Fontaine,  et  notam- 
ment les  vers  qui  montrent  le  Serpent 

...Sur  la  neige  étendu, 
Transi,  gelé,  perclus,  immobile,  rendu, 
N'ayant  pas  à  vivre  un  quart  d'heure, 

M.  Roule  continue  ainsi  :  a  La  fable  de  La  Fontaine  ex[>riine  con- 
venablement le  fait,  si  on  la  dépouille  di^s  amplifications  qu'elle 
contient  :  sur  la  neige  étendu,  —  en  temps  de  neige,  les  serpents 
sont  déjà  terrés,  et  incapa!)les  de  sortir  do  leurs  trous  ;  —  n'ayant 
pas  à  l'ivre  un  quart  d'fieure,  —  le  phénomène  d'engourdissement  par 
le  froid  e^-t  normal  ;  seul,  un  refroidissement  prolongé  et  intense, 
qui  serait  causé  par  un  accident,  pourrait  tuer  l'individu.  » 

L'Inde,  dit  ensuite  M.  Roule,  est  riche  en  serpents.  Le  Catalogue 
de  Boulenger  [Fauna  of  Briliscli  India.  Iteptilia  and  Batrachia.  Lon- 
dres, 189())  en  mentionne  264  espèces.  Beaucoup  d'entre  elles  halu- 
tent  les  massifs  montagneux,  où  la  plupart,  comme  celles  de  notre 
pays,  subissent  les  alternatives  saisonnières  d'un  engourdissement 
passager  et  d'un  retour  à  la  vie  active.  » 


^'oilà  ce  que  nous  apprend  un  savant  naturaliste. 

paysan  qui  «  cavait  [rreusait]  terre  »  et  qui  trouve  un  serpent  «  ainsi  que  mort 
Œuvres  complètes,  Paris,  1878,  I,  p.  120). 


UN  ÉPISODE  d'un  Évangile  syriaque  619 

S'il  fallait  traiter  une  fable  comme  un  document  liiblorirjuc, 
serait-ce  se  montrer  trop  pointilleux  que  de  risquer  tout  au  moins  à 
l'occasion  de  la  fable  de  Broiniard,  cette  léflexion,  en  api)arence 
paradoxale  :  L'homme  a-i-il  rf-clicment  rendu  service  au  serpent  ?  — 
A  vrai  dire,  faire  sortir  troj)  tôt  un  serpent  de  son  engourdissement 
hibernal,  c'est  agir  en  imbécile.  A  un  pareil  iml^écile,  le  serpent 
doit-il  de  la  reconnaissance  ? 

Finalement,  la  solution  que  le  syriaque  donne  de  ce  cas  est-elle 
si  mauvaise  ?  il  fallait  le  laisser  tranquille. 


Mais  nous  n'en  avons  pas  fini  avec  l'Inde. 

Un  djâlaka,  —  un  de  ces  récits  se  rapportant  aux  faits  et  gestes 
du  Bodhisallva  (c'est-à-dire  du  futur  Bouddha,  du  Bouddha  in  fieri), 
dans  ses  innombrables  existences  successives,  —  est,  lui  aussi,  une 
histoire  de  serpent  ingrat.  Ce  djâlaka  est  le  43^  dans  le  grand  recueil 
canonique  du  bouddhisme  du  sud,  rédigé  en  langue  pâli;  nous  en 
devons  une  traduction,  serrant  le  texte  de  plus  près  que  la  traduc- 
tion anglaise  du  recueil,  à  l'obligeance  de  notre  ami  tant  regretté, 
le  grand  indianiste  Auguste  Barth,  membre  de  l'Institut. 

Le  Bodhisattva  était  jadis  un  ascète  dans  l'Himalaya  et  avait  réuni 
autour  de  lui  cinq  cents  (c'est  le  chifTre  ordinaire  pour  dire  un  grand  nom- 
bre) autres  ascètes,  ses  disciples.  Un  de  ceux-ci  était  d'un  caractère  intraita- 
ble. Ayant  trouvé  un  serpent,  il  le  recueillit,  le  logea  dans  un  creux  de 
bambou  (1),  le  nourrit  et  le  chérit  comme  un  fds.  De  là,  le  serpent  reçut  le 
nom  de  Veluka,  c  Petit  Bambou  "  (2),  et  l'ascète  fut  nommé  Velukapitâ, 
«  le  Père  de  Petit  Bambou  ». 

Le  Bodhisattva,  l'ayant  appris,  essaya  de  l'en  dissuader  :  «  Il  ne  faut 
jamais  se  fier  à  un  serpent.  —  Mais  je  l'aime  comme  un  fils  ;  je  ne  saurais 
me  passer  de  lui.  —  Soit  ;  mais  sache  qu'il  t'en  coûtera  la  vie.  » 

Quelque  temps  après,  étant  allé  dans  la  forêt,  avec  les  autres  ascètes, 
et  y  étant  resté  quelques  jours,  il  voulut,  au  retour,  donner  sa  nourriture 
au  serpent,  qui  devait  avoir  faim.  «  Viens,  mon  cher  fils,  viens  manger.  » 
Ce  disant,  il  mit  la  main  dans  le  récipient.  Le  serpent,  irrité  d'avoir  jeûné, 
le  mordit,  et  l'ascète  mourut. 

Dans  l'Apocryphe  syriaque,  l'homme,  —  qui  n'a  mis  qu'un  ins- 
tant le  serpent  «  dans  son  sein  »  et  n'a  nullement  essayé  de  le  réchauf- 
fer, —  le  dépose,  en  rentrant  à  la  maison,  dans  une  cruche  de  terre, 

(1)  Les  segments  creux  du  bambou,  entre  deux  nœuds,  servent  de  récipients 
pour  divers  usages  (Note  de  M.  Barth). 

(2)  Velu,  en  pâli  (sanscrit  venu),  «  bambou  »,  avec  le  sufTixe  ka,  qui  a  souvent  le 
sens  d'un  diminutif  (N.  de  M.  Barth). 


620  ÉTUDES  FOLKLORIQUES       ' 

et  c'est  de  cette  cruche  qu'il  retire,  l'été  venu,  l'animal  ranimé  par 
la  bonne  saison,  lequel  aussitôt  se  jette  sur  lui  et  s'enroule  autour 
de  son  cou. 

Le  creux  de  bambou,  c'est  la  cruclie  de  terre  du  syriaf[ue  ;  mais 
il  y  a  plus  ressemblant  encore,  et  toujours  dans  l'Inde,  témoin  cer- 
tain conte,  recueilli  par  l'un  des  hommes  qui  connaissent  le  mieux  le 
folklore  indien,  notre  ami  M.  W.  Crooke,  dans  le  district  de  Bijnour 
(Provinces  Nord-Ouest)  (1).  Là,  un  prince,  forcé  par  son  père  de  se 
séparer  d'un  serpent,  qu'il  a  apprivoisé  et  qu'il  aime  beaucoup, 
prend  «  un  pot,  dans  lequel  il  avait  l'habitude  de  le  tenir  »,  et  l'em- 
porte flans  la  jungle,  où  il  met  le  serpent  en  liberté.  Dans  ce  conte, 
le  serpent  se  montre  reconnaissant. 

SECTION  B 

LA    FABLE    DE    «   PILPAY,    TACE    INDIEN  » 

Nous  arrivons  à  la  seconde  forme  du  thème  du  Serpent  ingrat, 
dans  laquelle  le  serpent,  —  ingrat,  ici,  bel  et  bien,  —  s'enroule  autour 
du  cou  de  son  bienfaiteur,  tout  comme  le  serpent  de  l'Apocryphe. 
Et,  en  même  temps,  dans  cette  seconde  forme,  —  ce  qui  n'est  pas 
insignifiant  ;  car  nous  retrouvons,  encore  ici,  l'Apocryphe,  —  il  y  a 
un  procès  à  juger  entre  l'homme  et  le  serpent. 

Ce  thème,  très  intéressant,  se  rencontre  dans  une  des  fables  que 
La  Fontaine  déclare  «  devoir  »  à  «  Pilpay,  sage  indien  »  (toc.  cit.),  la 
fable  de  L'Homme  et  la  Couleuvre  (livre  X,  fable  II).  La  traduction 
française  que  La  Fontaine  avait  sous  les  yeux  peut  se  résumer 
ainsi  (2)  : 


(1)  Aorth  Indian  Notes  and  Queries,  janvier  IS'JG,  n"  475. 

(2)  L'ouvrage  auquel  La  Fontaine  a  fait  les  emprunts,  dont  il  parle  dans  son 
Avertissement,  est  intitulé  Liire  des  Lumières  ou  la  Conduite  des  Roys,  composé  par 
le  sage  Pilpay,  Indien,  traduit  en  français  par  David  Sahid  d'Ispahan.  A  Paris, 
chez  Siméon  Piget,  1644.  C'est  la  traduction  (faite,  en  réalité,  par  l'orientaliste 
Gaulmin)  d'un  livre  persan,  qui  a  été  traduit  plus  littéralement,  en  anglais,  de  nos 
jours,  par  Edward  B.  Eastwick,  sous  le  titre  de  The  Anvar-i  Suhaili,  or  the  Lights 
of  Canopus...  (Hertford,  1854).  —  Au  sujet  de  la  fable  de  La  Fontaine  et  de  son 
original  oriental,  on  trouvera  un  grand  nombre  de  notes,  rapprochements,  etc., 
dans  le  commentaire  de  M.  Henri  Régnier  sur  L'Homme  et  la  Couleuvre  (édition 
mentionnée  plus  haut)  ;  dans  les  Remarques  de  M.  René  Basset  sur  un  conte  berbère 
(Contes  populaires  berbères,  Paris,  188",  pp.  140-144)  ;  dans  la  Ribliographie  des 
auteurs  arabes,  de  M.  Victor  Chauvin,  fascicule  II  (Liège,  1897),  pp.  120-121  ;  dans 
Pantschatanira,  de  Théodore  Benfey  (Leipzig,  1859),  Introduction,  §  36  ;  dans  l'édi- 
tion des  Gesta  Romanorum,  de  Hermann  Oeslerley  (Berlin,  1872),  p.  741,  notes  sur 
le  n°  174.  —  Nous  aurons  aussi  occasion  de  mettre  à  profit  nos  recherches  per- 
sonnelles. 


UN  ÉPISODE  d'un  Évangile  syriaque  621 

Un  homme,  monté  sur  un  chameau,  traverse  une  forêt,  dans  laquelle 
un  incendie  a  été  allumé  par  l'imprudence  d'une  caravane.  Du  milieu  des 
flammes,  une  couleuvre  (un  serpent  venimeux,  dans  le  texte  original)  le 
supplie  de  lui  sauver  la  vie.  «  Sans  doute,  se  dit  le  voyageur,  ces  animaux 
sont  les  ennemis  des  hommes  ;  mais  aussi,  les  bonnes  actions  sont  très  esti- 
mables, et  quiconque  sème  la  graine  des  bonnes  œuvres,  ne  peut  manquer 
de  recueillir  le  fruit  des  bénédictions.  »  Cette  réflexion  faite,  il  prend  un 
sac,  et,  l'ayant  attaché  au  bout  de  sa  lance,  il  le  tend  à  la  couleuvre  qui  se 
jette  aussitôt  dedans.  L'homme  retire  le  sac  et  en  fait  sortir  la  couleuvre, 
lui  disant  qu'elle  peut  aller  où  bon  lui  semble,  pourvu  qu'elle  ne  nuise  plus 
aux  hommes,  après  en  avoir  reçu  un  si  grand  service. 

Le  serpent  répond  qu'il  ne  s'en  ira  pas  de  la  sorte  et  qu'aupara- 
vant, il  veut  «  jeter  sa  rage  sur  l'homme  et  sur  son  chameau  ».  Alors, 
sans  que  le  serpent  mette  à  exécution  sa  menace,  s'engage,  entre  lui 
et  son  libérateur,  un  débat  qui,  on  le  verra,  sera  soumis  à  des  arbitres. 

Il  y  a  ici,  dans  cet  arrangement  persan  d'un  conte  indien,  une 
lacune,  qu'un  conte,  faisant  partie  d'un  livre  arabe,  nous  permet 
de  combler  (1).  Dans  ce  conte,  dérivant  évidemment  delà  même 
source  que  le  conte  persano-indien,  et  dont  l'introduction  est  toute 
semblable  (serpent  au  milieu  du  feu,  appelant  à  son  aide  ;  sac  au 
bout  d'une  lance,  etc.),  le  serpent  délivré  «  s'enroule  autour  du  cou  » 
de  son  libérateur,  et  alors  vient  le  débat. 

La  forme  primitive  ainsi  rétablie,  nous  reprenons  le  résumé  du 
«  Pilpay  »  de  La  Fontaine  : 

En  réponse  à  la  menace  du  serpent,  l'homme  lui  demande  «  s'il  est  per- 
mis de  récompenser  le  bien  par  le  mal  «.  Le  serpent  ayant  répliqué  que  c'est 
là  précisément  ce  que  les  hommes  font  eux-mêmes  tous  les  jours,  la  ques- 
tion est  portée  devant  des  arbitres,  une  vache  d'abord,  puis  un  arbre  ; 
e'  tous  les  deux  répondent  qu'ils  savent,  par  expérience,  combien  les  hommes 
r.^connaissent  mal  un  bienfait  reçu.  Alors  l'homme  propose  au  serpent  de 
«  prendre  pour  juge  le  premier  animal  qu'ils  rencontreront  (2)  ». 

Un  renard,  qui  passe  par  là,  est  prié  de  mettre  fin  au  différend.  L'homme 
1  li  ayant  raconté  de  quelle  manière  il  a  retiré  le  serpent  des  flammes,  au 
m  )yen  du  sac  qu'il  exhibe,  le  renard  déclare  que  cela  est  impo.ssible.  «  Si 
le  serpent  veut  entrer  dans  ce  petit  sac  pour  me  convaincre,  ajoute-t-il, 
j'aurai  bientôt  jugé  votre  affaire.  —  Très  volontiers,  »  dit  le  serpent,  et,  en 
même  temps,  il  rentre  dans  le  sac.  Alors  le  renard  dit  à  l'homme  :  «  Main- 
tenant, tu  es  maître  de  la  vie  de  ton  ennemi.  »  L'homme,  aussitôt,  lie  le  sac 
et  le  frappe  tant  de  fois  contre  une  pierre,  qu'il  assomme  le  serpent. 

(1)  Le  conte  en  question  a  été  extrait  par  M.  Aug.  Cherbonneau  d'un  livre  arabe, 
sans  nom  d'auteur,  dont  le  titre  signifie  Le  Conteur  d'anecdotes,  ou  Délassements  des 
esprits  et  des  âmes  [Journal  Officiel,  n°  du  l""""  août  1880). 

(2)  A  propos  de  ces  arbitres,  feu  l'abbé  J.  A.  Dubois,  missionnaire  dans  l'Inde, 
fait  cette  remarque  :  «  C'est  la  coutume,  parmi  les  Indiens  qui  se  querellent,  de 
prendre  le  premier  venu  comme  arbitre  de  leur  différend.  »  (Le  Pantcha-Tanira, 
Paris,  1826,  p.  342). 


62^  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Le  serpent  sawvé  dans  un  de  ces  incendies  de  forêts  qui,  paraît-il, 
sont  fréquents  dans  l'Inde,  est.  le  plus  souvent,  dans  le  folklore 
indien,  un  serjtent  qui  se  montre  reconnaissant  ;  mais  nous  n'avons 
pas  à  nous  engager  ici  dans  l'étude  de  ce  thème,  du  Serijenl  recon- 
naissant, quelcfue  cvirieux  qu'il  puisse  être. 

Dans  «  Pilpay  »  un  petit  trait  a  été  ajouté  au  thème  général  du 
Serpent  sauvé  du  feu,  le  «  sac  »,  que  l'homme  attache  au  bout  de  sa 
lance  et  dans  lequel  se  jette  le  serpent.  (D'ordinaire,  le  serpent  s'en- 
roule autour  du  bâton  que  lui  tend  son  liliérateur.)  On  a  remarqué 
que  ce  sac  prépare  le  dénouement,  la  ruse  du  renard,  la  délivrance  de 
l'homme  et  le  châtiment  du  serpent  ingrat.  Tout,  du  reste,  dans  le 
conte  persano-indien,  est  parfaitement  agencé,  et  l'intérêt  qui  s'atta- 
che à  l'homme,  si  menacé,  va  croissant  justpi'au  salut  imprévu 
qu'amèn<'  l'intervention  du  renard  (1). 


Dans  cette  affaire  entre  l'homme  et  le  serpent,  on  dirait  ((ue  l'au- 
teur de  l'Apocryphe  et  La  Fontaine  se  sont  donné  le  mot  pour  pren- 
dre parti  en  faveur  du  serpent  contre  l'homme  ;  mais  leurs  argu- 
ments sont  tout  diiïérents.  L'auteur  de  TApocryphe,  qui  combine 
«  Ésope  »  avec  «  Pilpay  »,  fait  reproche  à  l'homme,  on  se  le  rai)pelle, 
d'avoir  porté  préjudice  au  serpent,  en  troublant  à  son  égard  l'ordre 
de  la  nature.  La  Fontaine,  —  opérant  seulement  sur  «  Pilpay  »,  — 
fait  de  la  fable  du  Serpent  ingrat  une  fable  de  VHomnie  ingrat.  Il 
traite  son  original  indien  comme  il  fait  traiter  le  serpent  par  le 
«  villageois  »  de  son  autre  fable,  imitée  d'Ésope  :  il  lui  coupe  «  queue  » 
et  «  tête  ».  Plus  de  renard  ;  pas  davantage  d'incendie  de  forêt,  auquel 
le  serpent  échappe,  grâce  à  l'homme.  L'homme,  chez  La  Fontaine, 
«  voit  »  un  serpent,  et  il  veut  tuer  la  méchante  bête.  Le  serp(;nt, 
bonnement,  «  se  laisse  attraper  »,  et,  non  moins  bonnement,  «  mettre 
en  un  sac  »  ;  car  La  Fontaine  n'a  pas  supprimé  le  sac  de  «  Pilpay  », 
et  l'homme  s'en  va.  promenant  le  serpent  dans  ce  sac,  d'arbitre  en 
arbitre,  de  la  vache  au  bœjf,  du  bœuf  à  l'arbre,  jus({n'à  ce  que... 
Mais  n'anticipons  pas. 

(1)  Le  sac  se  retrouve  dans  un  conte  indien  du  Panichatanira  en  langue  tamoule, 
traduit  par  l'abbé  Dubois  {op.  cit.,  p.  63),  où  un  crocodile  tient  la  place  du  serpent. 
Ce  crocodile,  apprenant  qu'un  certain  brahmane,  qu'il  rencontre,  va  Taire  le  pèleri- 
nage sacré  du  Gange,  le  prie  de  l'y  transporter,  parce  que,  dit-il,  h\  rivière  où  il  vit, 
est  souvent  à  sec.  Le  brahmane,  par  compassion,  l'y  transporte  «  dans  son  sac  de 
voyage  (sicj  ».  Suit  l'ingratitude  du  crocodile  ;  puis  la  vache  et  l'arbre  (un  man- 
guier) arbitres,  et  enfin  la  ruse  du  renard,  qui  fait  rentrer  le  crocodile  dans  le  sac. 


UN  ÉPISODE  d'un  Évangile  syriaque  623 

Résolu  de  tuer  le  scipout,  riiuiiuiic  lui  fait  préalablement  une 
«  harangue  »,  laquelle  va  être  le  |i(iint  de  déjtart  tTautres  harangues, 
en  sens  contraire  au  sien,  faites  par  le  serpent,  i)uis  par  les  divers 
arl)itres,  pour  convaincre  les  humains  d'ingratitude  foncière.  Finale- 
ment l'humme,  «  voulant  à  tout*'  force  avoir  cause  gagnée  »  : 

«  Je  suis  bien  bon,  dit-il,  d'écouter  ces  gens-là  !  » 
Du  sac  et  du  serpent  aussitôt  il  donna 
Contre  les  murs,  tant  qu'il  tua  la  bête. 

Bref,  de  la  fable  indienne  il  ne  reste,  avec  le  sac,  que  les  disserta- 
tions plus  ou  moins  philosophiques,  un  assemblage  de  «  pièces  d'élo- 
quence, hors  de  leur  place  »...  hélas  !  oui,  hors  de  leur  place  ;  car  ce 
sont  des  variations  sur  le  thème  de  l'ingratitude,  dans  un  récit  où  per- 
sonne, ni  le  serpent  ni  l'homme,  n'a  fait  acte  d'ingratitude,  et  où  tout 
l'édifice  oratoire  est  bâti  sur  cette  apostrophe  :  «  Symbole  des  ingrats  » 
lancée,  on  ne  sait  pourquoi,  par  l'homme  au  serpent,  et  immédiate- 
ment renvoyée  par  celui-ci  à  son  auteur  ; 

«  Le  symbole  des  ingrats, 

Ce  n'est  pas  le  serpent,  c'est  l'homme  ». 

Dans  La  Fontaine,  toute  Vorienlalion  du  la  fab'e  est  changée,  et 
les  sympathies  vont  à  ce  pauvre  serpent,  si  méchamment  mis  à  mort 
par  l'homme,  par  le  représentant  de  ce  genre  humain,  convaincu 
d'ingratitude  envers  tous  les  êtres  de  la  nature.  —  Taine,  qui  le 
constate  en  y  applaudissant  (1),  morigène  «  Pilpay  »  à  propos  du 
«  commencement  »  de  son  récit  (la  compassion  de  l'homme  à  l'égard 
du  serpent,  et  l'ingratitude  de  celui-ci).  «  Peut-on,  dit-il  gravement, 
plaindre  la  couleuvre  et  s'indigner  de  la  tyrannie  de  l'homme,  quand 
on  a  lu  ce  commencement  ?»  Aussi,  d'après  Taine,  La  Fontaine 
a-t-il  très  bien  fait  de  «  retrancher  le  maladroit  début  du  conteur 
indien  »  {op.  cit.,  p.  272).  Ni  critique  ni  poète  ne  paraissent  avoir 
distingué,  dans  la  fable  indienne,  ce  qui  en  est  le  molif  générateur, 
cette  étrange  charité  d'\s  Hindous  eiivers  tout  être  vivant,  qui  ins- 
pire à  l'homme,  dans  «  Pilpay  »,  ses  réflexions  sur  les  mérites  c|u'on 
acquiert  à  sauver  la  vie,  même  d'un  serpent  (2). 

(1  )   La  Fontaine  et  ses  fables,  p.  265. 

(2)  Une  remarque  accessoire  peut  être  de  quelque  utilité.  Le  folklore  hindou 
présente,  à  côté  du  thème  du  Serpent  ingrat  (ou  plutôt,  ainsi  qu'on  le  verra,  de 
V Animal  ingrat),  le  thème  de  VHomme  ingrat  ;  mais  il  s'agit  là  d'une  ingratitude 
véritable,  de  l'ingratitude  d'un  certain  homme  à  l'égard  d'un  autre  homme,  vérita- 
blement son  bienfaiteur.  Il  ne  s'agit  nullement  des  prétendus  "  bienfaits  »,  dont  la 
vache,  dans  La  Fontaine,  s'attribue  le  mérite,  «  bienfaits  »  qui,  de  la  part  d'êtres 
comme  les  vaches  ou  les  arbres,  n'ont  absolument  rien  de  libre  et,  par  suite,  n'ont 


624  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 


Un  certain  nomlire  de  contes  indiens,  tout  en  étant  du  type  de 
«  Pilpay  »  pour  l'ensemble  du  récit,  remplacent  le  serpent  pard'autres 
animaux  sauvages  (tigre,  lion),  pris  au  piège  et  délivrés  par  un  pas- 
sant. Le  rôle  du  renard  est  joué  parfois  par  un  chacal,  parfois  (chez 
les  Laotiens)  par  un  lièvre,  animal  regardé  dans  ^Im^.•  ^.hine  comme 
très  rusé. 

Le  conte  du  Laos  mérite  que  nous  nous  y  arrêtions  un  instant  (1). 

Un  tigre,  s'étant  couché  sur  le  trou  d'un  serpent  venimeux,  est  mordu 
et  meurt  de  sa  blessure.  Un  ermite  (bouddhiste),  qui  passe,  lui  rend  la  vie.  Le 
tigre,  alors,  déclare  que  son  droit  de  tigre  est  de  dévorer  quiconque  a  osé 
entrer  «  sur  son  terrain  »,  même  pour  lui  faire  du  bien.  Le  bœuf,  le  châchak 
(sorte  de  loup),  le  singe,  le  vautour,  le  génie  gardien  d'un  certain  arbre, 
donnent  raison  au  tigre,  les  uns  par  crainte,  les  autres  par  intérêt  personnel 
ou  par  hostilité  contre  les  hommes.  Seul,  le  lièvre,  consulté  en  dernier  lieu, 
voit  que  le  tigre  «  oublie  les  principes  saints,  qui  obligent  à  la  reconnaissance 
envers  un  bienfaiteur  ».  Et  il  sauve  l'ermite,  en  faisant,  par  ruse,  périr  le 
tigre  :  il  feint  de  ne  pouvoir  se  bien  rendre  compte  des  faits,  que  si  l'on  se 
transporte  sur  les  heux.  Quand  il  y  est,  avec  l'ermite  et  le  tigre,  il  invite  ce 
dernier  à  se  coucher  de  nouveau  sur  le  trou  du  serpent.  Le  tigre  le  fait  ; 
il  est  mordu  et  meurt.  «  O  ermite,  dit  alors  le  lièvre,  ne  sais-tu  pas  que  le  tigre 
est  ingrat  de  nature  et  féroce  ?  Une  autre  fois,  garde  tes  bienfaits  pour  de 
meilleures  gens.  » 

Le  conteiu"  laotien  ajoute  :  «  Cette  sentence  est  juste.  »  Et  il  paraît 
que  ce  conte  a  été  inséré  dans  le  livre  des  Lois  laoliennes,  qui  le 
fait  suivre  de  cette  note  :  «  Toutes  les  affaires  semblables  doivent 

le  droit  de  réclamer  aucune  reconnaissance.  On  peut  citer,  à  ce  sujet,  le  conte  du 
Pantchatantra,  La  reconnaissance  des  animaux  et  l'ingratitude  de  l'homme  :  Un 
paysan  tire  d'une  fosse,  dans  laquelle  ils  sont  tombés,  plusieurs  animaux  (dont  un 
serpent)  et  enfin  un  homme.  Les  animaux,  chacun  à  sa  manière,  témoignent  au 
paysan  leur  reconnaissance  ;  l'homme,  par  une  accusation  calomnieuse,  le  fait  jeter 
en  prison.  Le  serpent  réussit  à  le  délivrer.  —  Ce  conte,  foncièrement  hindou,  a  péné- 
tré en  Occident,  et  Richard  Cœur  de  Lion  aimait  à  le  raconter  (voir,  dans  la  Revue 
des  Traditions  populaires  de  1916,  les  pages  63  et  suivantes  de  notre  travail  Le 
«  joyau  du  serpent  »  et  l'Inde). 

Certains  contes  occidentaux,  du  type  de  «  Pilpay  »,  accolent  au  dénouement  ordi- 
naire une  dernière  partie,  où  l'Homme  ingrat  succède  au  Serpent  ingrat  :  suppliant 
le  renard  de  le  sauver,  l'homme  lui  a  promis  tout  son  poulailler  en  récompense. 
Quand  le  renard  se  présente  pour  recevoir  le  salaire  convenu,  l'homme  lâche  ses 
chiens  contre  son  libérateur.  Ce  conte  a  été  raconté  par  Mélanchthon  à  la  table  de 
Luther  (Régnier,  op.  cit.,  p.  360).  Un  vestige  de  ce  thème  dans  un  conte  berbère 
(R.  Basset,  op.  cit.,  p.  16)  peut  faire  penser  que  cette  dernière  partie  viendrait, 
elle  aussi,  de  l'Orient. 

(1)   Adhémard  Ledère,  Contes  laotiens  et  Contes  ramhndgiens  (Paris,  1903),  p.  92_ 


UN  ÉPISODE  d'un  Évangile  syriaque  6'25 

être  examinées  et  jugées  de  cette  manière,  qui  est  doimée  en  exem- 
ple. » 

Ainsi,  le  vieux  conte  d^'  l'Inde,  dont  La  Fontaine  et  l'auteur  de 
l'Apocryphe  syriaque  ont  fait,  chacun  de  son  côté,  une  thèse  soi- 
disant  philosophique,  a  été  promu,  dans  l' Indo-Chine,  à  la  dignité 
de  texte  juridique. 


Parmi  les  variantes  de  cette  seconde  forme  du  Serpent  ingrat,  il  en 
est  certaines,  oij  les  arbitres  se  réduisent  à  un,  celui  qui  sauve 
l'homme.  Gela  est  à  noter  ;  car  cela  nous  rapproche  du  juge  unique 
de  l'Apocryphe.  Il  en  est  ainsi  dans  un  curieux  conte  serbe,  recueilli 
à  Belgrade. 

Là,  c'est  sahit  Sabbas  qui  sauve  un  serpent  du  feu,  en  lui  tendant  son 
bâton,  et,  un  instant  après,  le  serpent  est  déjà  enroulé  autour  du  cou  de 
son  libérateur  et  commence  à  l'étrangler.  Sabbas  se  plaint  d'une  telle  ingra- 
titude, mais  en  vain.  Un  renard  venant  à  passer,  Sabbas  fait  appel  à  lui, 
pour  qu'il  rende  un  jugement  au  sujet  de  la  conduite  du  serpent.  Le  renard 
y  consent  ;  mais  il  demande  qu'avant  tout  le  serpent  lâche  le  cou  de  Sabbas 
et  aille  se  mettre  sur  une  pierre  voisine,  «  afin  que  lui,  renard,  puisse  pro- 
noncer son  jugement  avec  impartialité  ».  Le  serpent  l'ayant  fait,  le  renard 
dit  à  Sabbas  de  l'assommer  à  coups  de  bâton.  Par  reconnaissance,  Sabbas 
donne  au  renard  sa  bénédiction  avec  ces  mots  (que  nous  ne  nous  chargeons 
pas  d'expliquer)  :  «  Dieu  fasse  que,  nulle  part,  on  ne  puisse  sans  ta  présence 
prononcer  un  jugement  >*  (1). 

Même  réduction  des  arbitres  au  seul  renard,  dans  un  livre  du 
moyen  âge,  écrit  au  commencement  du  xii^  siècle  par  un  juif  d'Espa- 
gne, converti  au  catholicisme  en  l'an  1106,  Petrus  Allonsi  (c  est-à- 
dire  F^ierre  (filleul)  d'Alphonse,  médecin  d'Alphonse  P?""  roi  d'Ara- 
gon. UExeniptum  VI  de  sa  Disciplina  dericalis  (2)  donne  notre  fable, 
mais  transposée,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  du  chaud  au  froid  : 

Un  serpent,  dans  une  forêt,  a  été  lié,  tout  de  son  long,  à  des  troncs  d'arbres 
par  des  pâtres.  Un  passant  le  délie  et  le  récJiauffe.  A  peine  ranimé,  le  serpent 
se  jette  sur  l'homme  et  le  serre  à  l'étouffer.  «.  Pourquoi  me  rends-tu  le  mal 
pour  le  bien  ?  dit  l'homme.  —  Je  fais  ce  qui  est  de  ma  nature  »,  répond  le 
serpent. 

L'affaire  est  portée  devant  le  renard.  Celui-ci  déclare  ne  pouvoir  juger, 

(1)  Archi\>  jûr  slavische  Philologie,  i  (1876),  p.  279.  —  Dans  un  autre  conte  serbe 
(Wuk  Stephanowitsch,  Karadschitsch,  Volksmserchen  der  Serben,  Berlin.  18.5  i.  n"  3), 
le  serpent  sauvé  du  feu  par  un  berger,  se  montre  reconnaissant. 

(2)  Édition  d'Alphonse  Hilka  et  Wernçr  SiJderjebu  (Heidelberg,  1911),  p.  12.  — • 
La  Disciplina  dericalis  (l'Instruction  morale  qui,  d'après  l'explication  même  de 
l'auteur,  «  rend  les  clercs  bien  réglés  »,  reddit  clericum  disciplinatum)  se  compose 
en  partie,  comme  le  dit  la  Préface,  de  «  fables  arabes  »,  nrahiris  ei  jabnlis... 

41) 


626  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

s'il  n'a  pas  sous  les  yeux  l'état  de  choses,  tel  qu'il  existait  au  moment  où 
l'homme  est  intervenu.  Le  serpent  est  lié  de  nouveau,  et  alors  le  renard  lui 
dit  de  se  dégager,  s'il  le  peut. 

La  iV.Me  di:  la  Dittciplina  cicricalis,  avec  son  serpent  //(',  a  été  tra- 
iluito  ou  imilée  en  divers  pays  au  moyen  âge.  On  la  retrouve  notam- 
ment dans  les  Gesla  nomanorum,  le  gr?nd  recueil  de  contes  et  de 
fables  avec  moralisalions  pieuses,  rédigé  vers  l'an  1300,  probable- 
ment en  Angleterre.  La  version  des  Gesla,  très  mauvaise,  du  reste, 
a  ceci  de  particulier,  que  le  renard  est  remplacé  par  un  philosophas, 
lequel  est  également  le  seul  arbitre  (1). 

Dans  un  conte  roumain  (2),  le  juge  n'est  pas  un  «  })liilosophe  » 
anonyme.  C'est  devant  Salomon  lui-même,  devant  le  sage  Sal(»mon, 
que  se  présente  l'homme  qui,  après  avoir  sauvé  du  feu  un  serpent, 
ne  peut  se  débarrasser  de  l'ingrat,  enroulé  autour  de  son  cou. 

Un  vieux  conte  judéo-allemand  est  plus  curieux  encore.  11  lorme 
le  chapitre  144  d'un  livre  à  l'usage  des  juifs  allemands,  imprimé  à 
Bâie,  en  1602  et  portant  le  titre  hébraïco-allemand  de  Maase  Bnch 
(«  Livre  des  Histoires  «)  (3). 

Au  temps  du  roi  David,  un  vieillard  trouve,  en  hiver,  sur  la  route  un  ser- 
pent presque  gelé.  «  On  doit  avoir  pitié  de  toutes  les  créatures  de  Dieu  », 
se  dit-il,  et  il  ramasse  le  serpent,  qu'il  met  dans  son  sein  pour  le  réchauffer. 
Quand  le  serpent  réprend  ses  sens,  il  s'enroule  autour  du  vieillard  et  le 
serre  à  le  faire  mourir. 

Suit  la  consultation  des  arbitres,  qui  sont  ici  un  bœuf,  puis  un  âne.  Alors, 
les  contestants  se  présentent  devant  le  roi  David,  lequel  les  renvoie  sans 
rien  décider. 

Finalement,  ils  rencontrent  le  jeune  Salomon  (qui,  d'après  ce  que  le 
vieillard  l'a  entendu  dire  à  ses  valets,  lui  paraît  un  garçon  d'esprit).  Et  c'est 
le  jeune  homme  qui,  avec  l'autorisation  de  son  père,  tranche  l'affaire,  en 
fournissant  au  vieillard  l'occasion  d'assommer  le  serpent  (4). 

(1)  Gesta  Romanorum,  édition  Hermann  Oesleiley  (Berlin,  1872),  n"  174. 

(2)  M.  Gaster,  Rumanian  Bird  and  Beast  Stories  (Londres,  1915),  n°  CXII. 

(3)  Le  texte  de  ce  conte  est  reproduit  dans  Max  Grinhnnin,  Jiidisclideuische 
Chrestomathie  (Leipzig,  1882),  p.  411. 

(4)  Un  autre  conte  juif,  dont  nous  devons  la  communication  à  l'obligeance  de 
M.  Isratl  Lévi,  professeur  à  l'École  des  Hautes  Études,  ofîre  une  singulière  combi- 
naison du  thème  du  Serpent  reconnaissant  avec  le  thème  du  Serpent  ingrat  (manus- 
crit du  Midrasch  Tanliounia,  décrit  par  Buber,  dans  son  édition  de  cet  ouvrage, 
p.  157)  :  Un  homme,  portant  un  pot  de  lait,  rencontre  dans  la  campagne  un  serpent 
qui  gémit.  <  Pourquoi  gémis-tu  ?  —  Parce  que  j'ai  soif.  Qu'as-tu  donc  dans  la  main? 
—  Du  lait.  —  Donne-m'en,  et  je  te  montrerai  un  grand  trésor,  qui  pourra  t'enri- 
chir.  •  L'homme  donne  du  lait  au  serpent,  et  celui-ci  le  mène  à  une  grosse  pierre  : 
sous  cette  i»ierre,  l'homme  découvre  un  trésor,  qu'il  einjiorte  chez  lui...  Alors,  brus- 
quement, le  serpent  reconnaissant  devient  un  serpent  ingrat,  (jui  saute  sur  l'homme 
et  s'enroule  autour  de  son  cou,  en  disant  :  «  Je  vais  te  faire  mourir,  parce  que  tu  as 
pris  tout  mon  avoir.  —  Viens  avec  moi,  dit  l'homme,  devant  le  tribunal  de  Salo- 
mon. »  Etc. 


UN  ÉPISODE  d'un  Évangile  syriaque  627 

On  voit  que  le  trait  du  serpent  raidi  par  le  froid  (forme  éso|»i(|ue 
du  Serpent  ingrat),  en  conil)inaison  avec  le  trait  du  ser[)enl,  entarant 
son  sauveur  (secoud(!  forme),  n'est  pas  une  'particularilé  de  I'Ajjo- 
cryplic  syria((ue,  l(>(iuel  a  trouvé  ct^rtainement  ({uehiue  part  e.etLe 
combinaison  toute  faite. 

CHAPITRE  II 

l'enfant  roi  et  juge 

L'histoire  du  jeune  Salomon,  fils  de  roi,  jugeant  mieux  que  son 
père  une  même  afïaire,  nous  anîène  au  petit  cadi  des  Mitte  et  une 
Nuits  de  Galland,  revisant,  dans  un  jeu  avec  ses  petits  camarades,  un 
jugement  rendu  par  un  vrai  cadi  (1). 

Mais,  dans  le  folklore  oriental,  ce  n'est  pas  seulement  un  petit 
juge  que  nous  avons  à  mettre  en  regard  de  l'Enfant  Jésus  de  l'Apo- 
cryphe syriaque  :  le  petit  juge  est  parfois  aussi  un  petit  roi,  pronon- 
çant un  arrêt  du  haut  de  son  trône,  lequel,  en  la  circonstance,  n'est 
pas  tout  à  fait  imaginaire. 

Dans  l'Inde,  au  Bengale,  il  a  été  recueilli  deux  contes  popu- 
laires présentant  à  peu  près  de  même  façon  ce  thème  de  V Enfant 
roi  et  juge  (2)  : 

Des  petits  pâtres,  en  gardant  leurs  vaches,  ont  coutume  de  jouer  au  roi. 
Celui  qui  est  élu  par  ses  camarades,  a  son  vizir,  son  tyotwal  (préfet  de  police) 
et  autres  officiers.  Un  jour,  ces  enfants  voient  passer  un  brahmane  qui  pleure 
et  se  lamente.  Le  petit  roi  se  le  fait  amener  et  apprend  de  lui  que,  dans 
un  procès  d'une  importance  capitale,  le  râdjâ  du  pays  lui  a  très  injustement 
donné  tort.  Avec  l'assentiment  du  râdjâ,  le  petit  roi  évoque  l'affaire  à  son 
tribunal  et  sa  perspicacité  et  son  ingéniosité  lui  font  rendre  justice  au 
brahmane  (3). 

(1)  Ce  conte  arabe  à'  Ali  Cogia,  raconté  à  Galland  par  un  certain  Hanna,  Maro- 
nite d'Alep,  venu  à  Paris  en  1709,  est  résumé,  à  la  date  du  29  mai  de  cette  même 
année,  dans  le  Journal  manuscrit  de  Galland,  conservé  à  la  Bibliothèque  Nationale. 

(2)  LalBehari  Dey,  Folk-tales  of  Bengal  (Londres,  1883),  n°  12.  —  G.  H.  Damant, 
Bengali  Folklore.  Legends  from  Dinajpur,  dans  Indian  Antiquary,  Vol.  i  (1872), 
p.  345. 

(3)  La  manière  ingénieuse  dont  le  petit  roi  tranche  le  procès  n'est  pas  sans  rap- 
port avec  la  ruse  du  renard  dans  «  Pilpay  ».  Quelques  mots  sur  ce  procès  ne  seront 
pas  de  trop  :  Un  brahmane  très  pauvre  s'est  expatrié  pour  chercher  fortune,  laissant 
à  la  maison  sa  femme  et  sa  mère.  Peu  après  son  départ,  un  mauvais  génie,  une 
sorte  de  démon,  prend  la  forme  de  l'absent  et  s'établit  dans  sa  maison,  en  disant 
qu'il  a  trouvé  en  route  de  quoi  vivre.  Quelques  années  se  passent,  et  le  vrai  brah- 
mane revient.  Conflit  entre  lui  et  l'occupant,  d'apparence  identique  ;  procès  ;  juge- 
ment rendu  par  le  râdjâ  en  faveur  de  celui  qui  est  en  possession,  c'est-à-dire  de 
l'intrus  ;  désolation  du  brahmane.  L'affaire  étant  portée  devant  le  petit  roi,  celui-ci, 


628  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

Dan>  i'un  des  doux  (miiiIos  bengalais,  (celui  ae  fou  Damant),  deux 
détails,  dont  le  second  surtout  semblerait  insignifiant,  sont  à  rele- 
ver :  le  râdjâ  est  Dhodj  liâdjâ,  et  le  petit  roi  a  le  siège  de  sa  soi-disant 
royauté  sur  une  pelile  élévalion  de  lerrain.  Or,  ces  aeux  détails  mettent 
le  conte  oral  indien  en  relation  étroite  avec  la  littérature  sanscrite, 
avec  un  conte  formant  le  cadre  du  recueil  la  Sinhâsana-dvâlrinçikâ 
(«  Les  Trente-deux  [Récits]  du  Trône  »). 

Ce  conte-cadre,  dont  l'écrivain  bindoustani  Afsos  a  donné  un 
résumé,  a  pénétré,  probablement  par  voie  tibétaine,  chez  les  Mon- 
gols, avec  une  traduction  fragmentaire  du  recueil  sanscrit  (1).  Ici 
et  là,  le  râdjâ  est  Bâdjà  Bliodja  {Ardji  Bordji.  dans  le  mongol),  et 
nous  retrouvons  les  petits  pâtres  et  leur  petit  roi,  jugeant  un  procès, 
le  même  dans  le  mongol  que  dans  les  deux  contes  oraux  beng?lais  ; 
mais,  —  ce  qui  manquait  dans  ces  derniers  contes,  —  la  perspicacité 
quasi-surhumaine  du  petit  roi  est  expliquée.  Tï'nt  qu'il  siège  sur  une 
certaine  éminence,  il  décide  de  tout  avec  autorité  et  débrouille  avec 
aisrnce  les  afïaires  les  plus  difficiles.  Mais,  quand  Râdjâ  Bliotlja  se  le 
fait  amener,  le  petit  roi  s'intimide  et  se  met  à  pleurer  en  vrai  enfant. 
Dès  que,  par  ordre  du  râdjâ,  on  le  replace  sur  l'émincnce.  il  reprend 
toute  son  autorité.  D'où  le  râdjâ  tire  cette  conclusion  :  "  Il  y  a  là 
un  effet,  non  de  l'esprit  de  l'enf;  nt,  mais  du  lieu  où  il  est  placé.  » 
Et,  faisant  creuser  à  cet  endroit,  Râdjâ  Bhodja  rend  à  la  lumière 
un  trône  magnifique,  que  le  dieu  Indra  a  donné,  plusieurs  siècles 

prenant  un  vase  à  étroite  embouchure  (ou  un  bambou  creux),  décide  que  le  vrai 
brahmane  se  reconnaîtra  à  ce  qu'il  pourra  entrer  dans  ce  vase  (ou  dans  ce  bambou). 
Le  brahmane  se  récrie  en  pleurant  ;  le  mauvais  génie,  changeant  de  forme  une  nou- 
velle fois,  s'empresse  de  faire  ce  que  le  petit  roi  exige.  Aussitôt  le  petit  roi  ferme 
l'orifice  du  vase  (ou  du  bambou),  et  fait  jeter  au  feu  contenant  et  contenu. 

Ce  dénouement  est,  ce  nous  semble,  apparenté  au  conte  bien  connu  des  Mille  et 
une  yuits.  Le  Pécheur  et  le  Génie.  Enfermé  depuis  des  siècles  dans  un  vase  scellé 
puis  mis  en  liberté  par  un  pêcheur  qui  a  ouvert  le  vase,  le  génie  veut  tuer  son  libé- 
rateur. Alors  celui-ci  feint  de  croire  que  le  génie  n'a  pu  tenir  dans  un  si  petit  vase. 
Blessé  par  ce  doute  injurieux,  le  génie  rentre  aussitôt  dans  le  vase,  que  le  pécheur 
sp  hâte  de  fermer.  —  La  ruse  du  pêcheur  est  le  pendant  de  la  ruse  du  renard  de 
«  Pilpay  »,  affectant  de  douter  que  le  serpent  ait  pu  tenir  dans  un  si  petit  sac...  Ce 
n'est  pas,  du  reste,  la  .seule  fois,  il  s'en  faut,  que,  dans  ce  monde  si  complexe  du 
folklore,  on  ait  à  constater,  entre  des  thèmes  en  apparence  bien  différents,  des  affi- 
nités aussi  certaines  qu'imprévues. 

(1)  Journal  Asiatique,  t.  III  (18i V)  :  Histoire  des  rois  de  VHindoustan,...  traduite 
du  texte  hindoustani  de  Mir  Cher-i  .Mi  .\fsos  par  l'abbé  Bertrand',  p.  354  [Afsos, 
écrivain  hindou  musulman,  né  à  Delhi  en  1754,  mort  à  Calcutta  en  1809].  —  B.  JiJlg, 
Monf;olische  Marchen...  Geschichte  des  Ardschi-Bordschi  Chan  (Innsbruck,  1868), 
p.  63  et  suiv.  —  Sur  la  littérature,  toute  d'importation,  des  Mongols,  et  l'action  du 
bouddhisme  tibétain,  on  peut  voir  notre  travail  Les  Mongols  et  leur  prétendu  rôle 
dans  la  transmission  des  contes  indiens  vers  l'Occident  européen  (Revue  des  Tradi- 
tions populaires,  1912),  pp.  339-dil    (pp.  499-501    du    présent   volume). 


UN  ÉPISODE  d'un  Évangile  syriaque  629 

auparavant,  à  l'illuslre  Râdjâ  Vikramâdilya.  Aubuii-  d"  rc  trône, 
sont  rangées  trente-deux  statuettes,  et  chaque  fois  que  Hâtljâ  Bliodja 
veut  s'asseoir  à  la  place  occupée  jadis  par  son  prédécesseur,  uikî  des 
statuettes  l'arrête  et,  après  lui  avoir  raconté  une  grande  action 
du  héros,  lui  demande  s'il  a  jamais  rien  fait  de  comparable  (1). 


Il  a  été  affirmé  que  le  thème  de  r Enfant  roi  et  juge  se  rencontre 
déjà  dans  une  vieille  légende  perse,  rapportée,  au  commencement 
du  v^  siècle  avant  notre  ère,  par  Hérodote,  dont  Cyrus  est  le  petit 
héros  (I,  cxiv  et  suiv.)  :  là,  Cyrus  eniant,  que  l'on  croit  et  qui  lui- 
même  se  croit  fils  d'un  pâtre,  est  choisi  pour  roi,  dans  leurs  jeux, 
par  les  petits  pâtres,  ses  compagnons  ;  il  prend  son  rôle  tout  à  fait 
au  sérieux,  attribue  à  chaque  enfant  un  des  emplois  de  sa  cour, 
exige  de  tous  l'obéissance  et  fait  châtier  les  récalcitrants. 

Tel  est  le  récit  d'Hérodote.  Des  enfants  qui  jouent  au  roi,  cela 
s'est  certainement  vu  plus  d'une  fois  dans  la  vie  réelle,  et  rien  de 
caractéristique  ne  rapproche  vraiment  la  légende  perse  du  thème 
de  ÏEnfant  roi  et  juge.  Ce  qu'amorce  cet  épisode,  est  absolument 
différent  :  sévèrement  fustigé  pour  rébellion,  par  ordre  du  petit 
roi,  un  de  ses  compagnons,  fils  d'un  grand  personnage,  va  se  plaindre 
à  son  père,  et  cette  histoire  est  le  point  de  départ  d'une  suite  d'inci- 
dents, qui  aboutissent  à  la  découverte  de  l'origine  véritablement 
royale  du  petit  Cyrus. 

Dans  la  légende  perse,  l'autorité  de  l'enfant  roi  ne  se  manifeste 
pas  en  dehors  de  son  petit  monde.  Il  en  est  autrement  dans  les  récits 
que  nous  avons  résumés.  Ainsi,  dans  le  conte  indien  que  reflète  le 
livre  mongol  F  Histoire  d'Ardji-Bordji,  quiconque  passe  dans  le  voisi- 
nage du  petit  roi,  doit  lui  rendre  hommage  et  se  mettre  à  genoux 
devant  lui.  De  même,  on  a  vu,  dans  l'Apocryphe,  les  enfants  forcer 
les  passants  à  venir  se  prosterner  devant  «  le  roi  ». 

Cette  autorité  sur  le  monde  extérieur  est,  en  même  temps,  dans 


(1)  Il  ne  sera  peut-être  pas  sans  intérêt  de  voir  quelle  transformation,  prosaïque 
et  utilitariste,  le  thème  héroïque  a  subie  dans  un  conte  oral  du  district  de  Mirzâ- 
pour,  Inde  du  Nord  {Xorth  Indian  Xotes  and  Queries,  année  1893,  n°  175,  in  fine)  : 
Quatre  frères  font  interpréter  le  testament  de  leur  père  par  le  petit  roi,  et  ils  admi- 
rent la  sagesse  dont  il  a  fait  preuve.  Ils  lui  demandent  qui  lui  a  enseigné  cette 
sagesse.  L'enfant  répond  que,  sous  l'endroit  où  il  siège,  est  le  trône,  orné  de  pierres 
précieuses,  qui  appartenait  jadis  au  Mahâràdjà  Vikramâdilya.  Les  quatre  frères 
déterrent  le  trône,  et  sa  valeur  en  espèces  sonnantes  leur  permet  de  vivre  princiè- 
rement (!). 

40* 


630  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

l'ApocrypliL-,  une  puissance  agissante  et  bienfaisante,  puissance 
surhumaine,  qui  guérira  de  la  morsure  d'un  serpent  un  enfant  que 
ses  parents,  entraînés  par  les  petits  garçons  devant  «  le  Seigneur 
Jésus,  faisant  le  personnage  de  roi  »,  lui  présentent  mourant. 

Ailleurs  (et  c'est  le  thème  primitif)  ce  ne  sera  pas  sa  puissance  que 
manifestera  l'Enfant-roi  :  il  sera  juge  ;  il  fera  acte  de  perspicacité 
dans  un  procès  mal  jugé  par  un  tribunal  officiel  ;  il  fera  aussi  acte 
d'ingéniosilé  pour  que  le  bon  droit  triomphe. 

Dans  les  deux  contes  bengalais  et  dans  le  conte-cadre  indien 
(Afsos,  Ardji  Bordji),  l'être  malfaisant  (un  démon),  reconnu  sous 
son  apparence  humaine  par  la  perspicacité  du  petit  roi,  est  amené, 
par  une  ruse  ingénieuse  de  ce  même  enfant,  à  entrer  dans  un  étroit 
récipient  et  à  se  mettre  ainsi  à  la  merci  de  l'homme  qui  plaide  contre 
lui.  Le  démon  remplace  ici  cet  autre  être  malfaisant,  le  serpent,  que, 
dans  «  Pilpay  »,  la  ruse  du  renard  fait  entrer  (ou  plutôt  rentrer)  dans 
le  sac,  et  l'enfant  roi  et  juge  remplace  le  renard,  comme  le  rempla- 
çait le  jeune  Salomon  dans  le  conte  juif,  où  un  serpent,  un  serpent 
ingrat,  plaide  également  contre  un  homme. 

Et  nous  arrivons  ainsi  tout  près  d'un  dei'nier  type  de  conte,  pro- 
duit de  la  combinaison  du  thème  de  V Enfant  roi  et  juge  avec  le  thème 
complet  du  Serpent  ingrat.  Ce  type  de  conte,  prototype  de  l'épisode 
de  l'Apocryphe,  nos  explorations  folkloriques  ne  nous  l'ont  pas 
encore  fourni  ;  mais  la  forme  arrangée  et  simplifiée,  sous  laquelle 
il  se  présente  dans  l'Apocryphe,  présuppose  certainement  la  forme 
première  en  son  intégrité. 

CONCLUSION 

Où  et  quand  s'est  fait  l'arrangement,  la  christianisation  telle 
quelle  du  conte  indien,  et,  en  même  temps,  l'insertion  du  récit  ainsi 
fabriqué  parmi  des  récits,  aussi  peu  chrétiens,  du  reste,  et,  de  plus, 
parfaitement  ineptes  ?  Aurait-ce  été  dans  l'Inde  même  ?  Nous  nous 
l'étions  demandé,  et  voici  pourquoi. 

Au  commencement  de  ce  travail,  il  a  été  dit  un  mot  de  la  condam- 
nation portée  en  1599,  au  synode  de  Diamper  (Malabar),  par  l'arche- 
vêque de  Goa  contre  des  «  livres  syriaques  »,  très  répandus  dans  le 
diocèse  et  remplis  des  erreurs  des  «  hérétiques  nestoriens  »  et  d'autres 
sectes  (1). 

(1)  La  traduction  latine  de  ce  décret,  primitivement  rédigé  en  portugais  se 
trouve  dans  la  Conciliorum  Collectio  de  Mansi  (nouvelle  édition),  t.  XXXV  (Paris, 
1902),  col.  1161  etsuiv. 


UN  ÉPISODE  d'un  Évangile  syriaque  631 

Des  livres  ncstoriens  en  langue  syriœjue,  au  Maialjar,  sur  la  côte 
occidentale  de  l'ilindoustan  ?  avions-nous  bien  compris  ?  Un  des  sa- 
vants les  plus  compétents  en  cette  matière,  M.  l'abbé  J.-B.  Chabot, 
Membre  de  l'Institut,  a  bien  voulu  nous  éclain'r  à  ce  sujet,  et  voici 
ce  que  nous  avons  appris. 

Les  premiers  missionnaires  latins  qui,  au  moyen  âge,  allèrent 
prêcher  l'Évangile  dans  les  pays  baignés  par  la  mer  des  Indes  (Mala- 
bar, etc.),  ne  furent  pas  peu  surpris  de  rencontrer  des  communautés 
chrétiennes,  de  rite  oriental,  déjà  établies  dans  ces  contrées.  Les  fon- 
dateurs de  ces  chrétientés  étaient  venus  de  la  Mésopotamie,  et  des 
documents  authentiques  nous  montrent  ces  diverses  Églises,  au 
viii^  siècle,  placées  sous  l'autorité  du  patriarche  nestorien  de  Séleucie- 
Ctésiphon,  la  grande  ville  du  Tigre,  en  Babylonie.  L'Église  syrienne 
du  Malabar  a  subsisté  justju'à  nos  jours. 

Or,  les  misssionnaires  nestoriens  syriens  ont  apporté  avec  eux,  au 
Malal)ar  comme  ailleurs,  l'usage  de  la  liturgie  syrienne  nestorienne, 
qui  était  celle  de  toutes  les  chrétientés  de  Mésopotamie  et  de  Perse, 
depuis  le  v^  siècle.  Actuellement  encore,  il  y  a  des  chrétientés  au 
Malabar,  qui  se  servent  de  livres  liturgiques  en  syriaque  (très  peu 
altéré).  Les  livres  dont  parle  le  synode  de  Diamper  étaient  surtout 
à  l'usage  du  clergé.  Il  devait  y  avoir  peu  de  fidèles  sachant  le 
syriaque  ;  mais  plusieurs  de  ces  ouvrages  devaient  être  traduits  en 
langue  vulgaire. 


Cet  Evangile  de  l'Enfance,  signalé  au  synode  de  Diamper,  parmi 
les  livres  «  syriaques  »  nestoriens,  répandus  au  Malabar  à  la  fin  du 
xvi^' siècle,  était  donc  resté,  quant  à  la  langue,  ce  qu'il  était  au 
moment  de  son  importation  dans  l'Inde,  c'est-à-dire  écrit  en  syriaque. 
Était-il  resté  absolument  le  même,  quant  à  son  texte  primitif,  et 
serait-ce  au  Malabar  que,  dans  ce  texte,  aurait  été  intercalé  un 
thème  folklorique  du  pays,  ce  thème  indien  du  Serpent  ingrat, 
arrangé  à  la  chrétienne  ?  Les  chrétiens  de  Salsette,  près  de  Bombay, 
ne  racontent-ils  pas,  à  l'heure  actuelle,  des  contes  foncièrement 
indiens  (polygamie  comprise),  où  sont  introduits  (très  accessoire- 
ment, il  est  vrai)  des  éléments  chrétiens,  tels  que  l'assistance  à  la 
messe  (1)  ? 

Dans  cette  hypothèse,  l'Apocryphe  syriaque,  arrivé  au  Malabar 


(1)  Voir,  dans  notre  travail  Le  Lait  de  la  mère  et  le  Coffre  flottant  {Revue  des  ques- 
tions historiques,  1908),  les  pages  363-364  ;  pp.  208-209  du  présent  ouvrage. 


632  ÉTUDES   FOLKLORIQUES 

avec  les  nct.turions,  aurait,  plus  tard,  —  augmenté  d'un  (diaiiitro,  — 
repris  le  clu  niiu  du  i)ays  d'origine,  c'est-à-dire  do  Ja  Mi'sopdtainie. 
Allées  et  V(  nues  qui,  après  tout,  n'ont  rien  en  soi  d'impossihle. 

D'autres  diiTuuiltés  sont  plus  sérieuses. 

Et  d'abtud,  les  nestoriens  indigènes  du  Malabar  auraient-ils  pu 
avoir  jan.ais  l'idée  de  manipuler,  —  en  y  intercalant  n'importe  quoi, 
et  surtout  un  arrangement  de  conte  populaire  du  pays,  —  ce  texte 
écrit  dans  une  langue  liturgique  qu'ils  devaient  considérer  comme 
sacrée  ?  Du  reste,  auraient-ils  été  capables  d'y  ajouter  une  page 
en  bon  syriaque  ? 

Mais  une  autre  objection  nous  paraît  plus  radicale.  Ce  qui  a  été 
condamné  au  synode  de  Diamper,  ce  qui  avait  cours  dans  les  chré- 
tientés du  Malabar,  était-ce  bien  la  recension  de  l'Apocryphe  syria- 
que, dans  laquelle,  à  une  époque  inconnue,  a  été  insérée  l'histoire 
indienne  du  Serpent  ingrat  ? 

De  ce  que  le  décret  du  synode  ne  numtionne  point,  parmi  les 
«  fables  »  relevées  par  lui  dans  l'Apocryphe  condamné,  cette  histoire 
du  Serpent  ingrat,  nous  ne  prétendons  rien  conclure,  le  décret  n'ayant 
évidemment  pas  l'intention  d'énumérer  toutes  les  «  fables  »  du  livre. 
Une  rcm.arque  l>ien  autrement  importante,  c'est  que  le  décret  en 
mentionne  expressément  une,  qui  présente  l'Enfant  Jésus  comme 
«  prenant  plaisir  à  des  jeux  mauvais  et  odieux  »  (quod...  lusibus  pra- 
vis  odioqiie  digûis  obleclarelur ) .  Or,  cette  fable  ne  figure  pas  dans 
la  recension  syriaque  où  a  été  intercalé  le  conte  indien,  mais  dans 
une  tout  autre  recension  syriaque,  reflétée,  nous  dit  le  R.  P.  Peeters 
p.  XLVi),  par  une  version  arménienne.  Dans  cette  version  (laquelle, 
par  parenthèse,  n'a  rien  du  Serpent  ingrat,  ni  de  V Enfant  roi  et  juge), 
sont  racontées(/6ici.,  p.  234)  les  étranges  espiègleries  de  l'Enfant 
Jésus,  qui  s'amuse  à  rendre  ses  petits  compagnons  de  jeux  tantôt 
sourds,  tantôt  aveugles,  tantôt  paralysés,  pour  les  guérir  subitement 
ensuite,  ou  bien  (pp.  257-258)  qui  casse  leurs  cruches,  et  ensuite, 
quand  ils  pleurent,  dans  la  crainte  d'être  châtiés  par  leurs  parents 
en  rentrant  à  la  maison,  raccommode  tout  d'un  mot. 

Il  paraît  donc  certain  que  la  recension  syriaque  de  VEvangile  de 
l'Enfance,  importée  au  Malabar  et  que  le  synode  de  Diamper  avait 
sous  les  yeux,  était  distincte  de  celle  qui  a  été,  dans  ce  travail,  l'objet 
de  notre  examen,  et  rien  ne  peut  faire  supposer  que  cette  dernière 
recension  ait  existé,  elle  aussi,  sur  la  côte  indienne. 

Les  choses  étant  ainsi,  il  nous  semble  que,  dans  cette  (juestion  de 
l'intcrcalation,  nous  pouvons  laisser  en  paix  les  nestoriens  du  Mala- 
bar. 


UN  ÉPISODE  d'un  Évangile  syriaque  633 


C'est  dans  la  patrie  même  du  nestorianisme,  —  dans  cette  Méso- 
potamie où  s'est  formé  le  corps  de  l'Apocryphe,  —  que  doit  s'être 
faite  l'intercalation  ou  plutôt,  pour  préciser,  la  double  intorcala- 
tion. 

Nous  disons  :  la  double  intercalation.  Une  première  intercalation, 
en  efïet,  a  introduit  dans  le  syro-arabe,  on  se  le  rappelle  peut-être, 
un  thème  indien,  dont  n'a  pas  trace  cette  autre  recension  syriaque 
que  reflète  la  version  arménienne,  le  thème  de  l' Enfant  roi  et  juge; 
mais,  dans  le  syro-arabe,  l'Enfant  Jésus  joue  seulement  le  rôle  de 
roi,  exerçant  sa  puissance  (une  puissance  surhumaine)  à  l'égard  d'un 
serpent  et  d'un  enfant  mordu  par  ce  serpent.  Cette  intercalation  en 
préparait  une  autre,  dans  laquelle  l'Enfant  Jésus  sera  juge  en  même 
temps  que  roi,  l'intercalation  du  thème  du  Serpent  ingrat,  combiné 
dans  les  deux  manuscrits  syriaques,  avec  le  premier  thème,  moins 
écourté. 

Les  nestoriens  ont  parfaitement  pu  trouver,  en  Mésopotamie  cette 
combinaison  des  deux  thèmes  indiens  qu'ils  ont  arrangée.  Ce  n'est 
pas  d'aujourd'hui  que  les  contes  indiens  ont  pénétré  dans  cette 
région  de  l'Asie,  où,  de  notre  temps,  on  en  a  recueilli  bon  nombre  (1). 
Au  VI^  siècle,  un  nestorien  considérable,  Bud  Periodeutes  (Bud  le 
«  Visiteur  »  ecclésiastique),  qui,  dans  ses  tournées  d'inspection  des 
chrétientés  de  la  côte  indienne,  s'était  rendu  familier  avec  la  langue 
du  pays  donnait,  sous  le  titre  de  Catilagfi  et  Damnag,  une  traduction 
syriaque  du  Panldialantra.  le  célèbre  recueil  indien  des  contes  et 
fables  (2). 

(1)  En  1884  et  1888,  la  Bibliothèque  Royale  de  Berlin  a  acquis,  de  l'orientaliste 
M.  Ed.  Sachau,  deux  recueils  manuscrits  de  contes  populaires  syriaques,  échos  du 
folklore  indien,  comme  les  contes  populaires  de  tant  de  pays.  Ces  recueils  {Cod. 
Sachau  146  et  337)  ont  été  formés  en  Mésopotamie,  le  prenii.er  en  1880,  le  second 
vers  la  même  époque,  par  des  indigènes,  un  prêtre  et  un  diacre  d'Alkôsh  (vilayet 
de  Mossoul),  cet  Alkôsh  ovi  M.  Budge  a  découvert  son  vieux  manuscrit  de  l'Apo- 
cryphe (coïncidence  qui  n'est  du  reste  que  fortuite).  Et  il  ne  faut  pas  confondre  ces 
deux  recueils  de  contes  vivants  avec  un  autre  recueil  (Cod.  Sachau  145),  provenant 
de  livres  et  notamment  de  ce  Calilagh  et  Damnag,  dont  il  sera  parlé  plus  loin.  On 
trouvera  des  renseignements  à  ce  sujet  en  tête  de  la  traduction  allemande  que 
M.  Mark  Lidzbarski  a  publiée  de  ces  divers  recueils  [Geschichten  und  Lieder  aus  den 
neu-aramœischen  Handschriften  der  Kœniglichen  Bibliothek  zu  Berlin.  Weimar,  1896) 

(2)  Au  xviii"  siècle,  un  érudit  bien  connu,  J.  S.  Assemani,  publiait  dans  sa  Bi- 
bliotheca  Orientalis  (1719-1728),  tome  III,  première  partie,  pp.  1-362,  un  Catalogue 
d'ouvrages  syriaques,  dressé  entre  1291  et  1318  par  l'évêque  syrien  Ebedjesu.  Au 
chapitre  cli,  consacré  à  Bud  Periodeutes,  nous  lisons,  dans  la  traduction  latine 
d'Assemani  :  «  Ipse  quoque  inierpretatus  est  ex  Indigo  sermone  librum  Calilagh  et 
Damnagh.  »  Les  quelques  détails  que  nous  avons  donnés  sur  le  traducteur  syriaque 


634  ÉTUDES  FOLKLORIQUES 

licsluiis  donc  en  .Mi'Sdpotamie.  C'est  là,  snloii  toute  apparence, 
qu'à  une  époque  lointaine  est  arrivée,  sans  doute  avec  d'autres  contes 
de  rind<\  cette  variant'-  du  thème  du  Serpenl  ingral,  coni])iné  avec 
le  tliènie  de  VEnfanl  roi  el  juge,  et  c'cbt  là  que  les  hérétiques  nesto- 
riens  oi  i  pris  cette  production  de  la  riche  fantaisie  indienne  pour 
la  défoiir(>r  et  rincor]i(irer  à  ce  tissu  d'ine])ties,  d(»nt  leur  pauvre 
iniagin;;i,ion,  prétendant  ;  upplécr  au  silence  voulu  et  presque  ahs(»lu 
des  vrais  Evangiles  sur  les  premières  années  de  Jésus,  ont  fait  leur 
soi-disai.t  Évangile  de  l'Enfance  du  Sauveur. 


sont  cxtijiit.s  des  .\otes  d'Assemani.  On  y  lit,  p.  219  :  «  Bud,  sive  Buddas,  Periodeulcs 
hoc  est,  preabyter  circuitor  seu  visitator...  siib  Ezechiele  Patriarcha  circa  A.  Ch.  570 
vivebat  :  (  hristianoruin  in  Perfide  finitimisquo  Indiarum  regionibus  curam  gcrens. 
Hinc  sernionem  Indinnn  caliuisse  dicitur,  ex  quo  librum  Calilagh  et  Darnnagh 
syriacc  rcddidit...  »  —  Assemani  affirme  (p.  222)  que  Bud  Periodeutes  fit  sa  traduc- 
tion syriaque  peu  après  la  première  traduction  persane  (proximc  posi  primais 
pcrsicamj,  c'est-à-dire  d'après  la  traduction  en  pehlvi,  faite  par  Barz  i,  médecin 
de  Chosro  s  le  Grand,  roi  de  Perse  (de  531  à  579),  traduction  aujourd'hui  perdue. 
Et  Assemani  ajoute  que  la  traduction  syriaque  fut  faite  -  sous  le  même  Chosroes  et, 
—  il  insiste.  —  «  d'après  la  source  indienne  »  (et  qiiidem  ex  fonte  Indien  sub  eodem 
Chosroë  Persarum  ref'e).  —  En  1876,  M.  G.  Bickell  publiait  le  texte  et  la  traduction 
allemande  de  la  ver.sion  syriaque,  retrouvée  en  1871  par  feu  Albert  Socin  dans  un 
monastère  chaldéen  près  de  Mardîn  (vilayet  de  Diarbekir). 


xa£9 


■«^T^^-W 


TAiiiJ':  i)i:s  M.\TiKi;i:s 


Los  Contes  populaires  (;t,  l(Mir  ori{,'iii(> | 

La  I/gciidc  fifs  saillis  liarlaiiiii  ri  J()sa|)h,il.  Son  ocij^'iiif 27 

L'Orif^ine  des  coiiUîs  pojnilaircs  l'iiioïK-i-iis  d  li-s  lliéorics  di;  M.  Ijaiij^  ftO 
(.,)iicl(|iics  ()bs(!rval.ions  sur  Ifs  inridciils  {Miiiimiiis  aux  (lonlis  ciiro- 

fx'M'iis  ol  aux  (boules  oriciiiaiix (',', 

La  Lt''t,'('ii(l('  du  l'a^c  de  sainte   IOIisai)r||i  du   I'oiIii^mI  il    Iciinnlr 

indien  des  «  Bons  (ionseils  » 7;{ 

La  Légende  du  J'age  de   sainji'    i;iis;d)il  li  du   i'iiilugjii  cl    les    (Juitrs 

orientaux  (l'osl-sciipl  uni) 10'.) 

La  Légendr  du    l'agc   dr  saiiilc    lOiisalx'lli  du  i'oil  111,^1!   fl     ic,    unii- 

veaux  (loriiineiils  orientaux \1\ 

l'^anlaisies    bil)liei)-riiyllii»logi<pies    d'un    «licj     d'ridjc.    \|.    l'idouarij 

yiuckeii  (d  il'  l'olk-liiri' IC.'J 

Le  Lait  de  la  mère  id  le  (iollir  lldll.inl.  I  .c^n'iidcs,  ciMilfs  cl  myllics 

comparée,  à  propos  iriinc  jcccudc  hi.^lDi  i(|uc  inusuiinaiic  de  .i;iva.        l'I'J 

Le  Prologue-eadre  des  Miili'  il  une  Nuits.  Les  légendes   perses  et  le 

Livre  d'Lstlier 2r,r, 

Etud<'  de  l'olk-lon;  comparé.  Jvi;  (jjnte  de  ^  la   <  liaudiérc  hnuillantc 

ot  la  f<'iiite  Maladresse!»  dans  Flnde  et  luirs  de  rindc     ....        ;!V.) 

IjC  Cont(!  du  Chat  et  de  la  (.lia  nd  cl  le  d;ln-^  ri;uro|ic  du  Moyen  \ec  cl 
en  r)rienl '.ol 

Les  Mongols  (d  leur  prétendu  rùle  dans  la  Iransniission  des  contes 
indiens  vers  r()eeideiit  européen.  lOlude  de  folk  |i ne  coiiipaié  sur 
l'introdiudion  du  Siddlii-Kùi-  et  le  Cmile  du  Mneiiien  cl  son 
aj)prenli \'M 

Un  Kpisode  d'un  évangile  syria(iue  cl   les  coules  de  rimle  ....       (JLJ 


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BK8AN(;0N.     —    .Ml-IUMMIIIK    JA.rOCF.S    l-.T    UIC.M.JNTKONU, 


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