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ÉTUDES FOLKLORIQUES
ULVHAGES DU MÊME AUTEUR
Eu rente ô lo même librairie
Contes populaires de Lorraine comparés avec les contes des autres pro-
vinces de France et des pays étrangers et précédés d'un essai sur l'ori-
gine et la propagation des 'contes populaires européens. 2 vol. in-S»
raisin 18 fr.
Ouvrage couronné par l'Académie française.
Us Contes indiens et l'Occident. Petites Monographies folkloriques à
propos de contes maures recueillis à Blida par M. Desparmet. 1 vol. in-8
raisin, 612 pages 20 fr.
Ouvrage posthume.
Emmanuel COSQUIN
CORRESPONDANT DE l/lNSTITUT
(Acadénde des Inscriptions et Belles-Lettres)
ÉTUDES FOLKLORIQUES
RECHERCHES
SUR
LES MIGRATIONS DES CONTES POPULAIRES
ET
leur point de départ
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPION
EDOUARD CHAMPION
5, quai Malaquais, 5
1922
Tous droits ritervés
SEEN BY
PRESERVATION
StFrvtCES
NOTE
Ces études devaient, dans l'intention d'Emmanuel Gosquin, être
revues par lui avant d'être réunies en volume. Il voulait les com-
pléter, en refondre même certaines, d'après les documents nou-
veaux qu'il avait recueillis.
La mort ne lui a pas permis de faire ce travail.
On pourra se donner quelque idée de ce qu'il avait en projet,
en lisant l'extrait suivant d'une lettre de lui, du 12 mars 1913*,
dans laquelle, s'excusan^ de ne pouvoir entreprendre une édition
annotée des contes de Perrault, que lui demandait M. Edouard
Champion, il lui écrivait :
« ... Ce à quoi je dois consacrer toutes mes forces, c'est la préparation
de cet ouvrage dans lequel je réunirais, en les refondant parfois et en les
complétant toujours, mes travaux folkloriques épars çà et là. J'y joindrais
une introduction et, de plus (ce qui, à mes yeux, serait très important),
un Mémento du folkloriste, qui donnerait, avec des renvois précis, toute la
quintessence doctrinale du livre. C'est là une grosse affaire, à laquelle je
me mettrai dès que seront terminés quelques articles pour lesquels j'ai pris
des engagements. »
Il a semblé que, telles qu'elles sont, ces études, auxquelles on
n'a rien voulu changer, peuvent être lues avec profit par les per-
sonnes qui s'occupent de la question des contes populaires.
Emmanuel Cosquin a laissé une grande quantité de notes, prises,
les unes dans l'intention de compléter les présentes études, les
autres en vue de travaux futurs.
Ces notes, qu'il n'a pas eu le temps d'utiliser, on les trouvera
à l'Institut catholique de Paris, rue de Vaugirard, 74, avec sa
bibliothèque folklorique.
LF.s CONTAS POi>ULÂmr:s
ET
LEUR ORIGINE
(Mémoire lu au 3^ Congrès scientifique international des Catholiques
tenu à Bruxelles du 3 au 8 septembre iSg4)
Dans l'immense domaine de la littérature, plus d'une région a
longtemps attendu ses explorateurs, notamment tout un pays qui,
jusqu'à notre époque, ne figurait d'aucune façon sur la carte offi-
cielle, pas même sous le titre de lerra incognila. Quelques voyageurs
s'y étaient pourtant aventurés, et ils en avaient rapporté des pro-
duits curieux : au second siècle de notre ère, Apulée y avait trouvé
la charmante.» fable » de Psyché ; à la fin du dix-septième siècle,
Charles Perrault, Mme d'Aulnoy y avaient cueilli ces jolies fleurs
agrestes, Cendrillon, le Chai Botté et le reste des Histoires ou Contes
du temps passé, la Belle aux cheveux d'or, V Oiseau bleu et les autres
Contes des fées. Mais la provenance de ces petits récits était, .en géné-
ral, si peu connue que bien des gens en attribuaient l'invention
aux éditeurs, aux arrangeurs.
On en était là quand, en 1810, parut, à Gœttingue, une collection
de contes recueillis de la bouche de paysans et surtout de paysannes
de la Hesse et d'autres contrées allemandes par deux savants, philo-
logues de premier ordre, Jacques et Guillaume Grimm. Le succès du
livre fut grand, et l'impulsion se trouva donnée à des travaux du
même genre : depuis ce temps, on a vu recueil sur recueil de contes
populaires se former chez tous les peuples européens ; l'Asie, l'Afri-
que ont été mises aussi à contribution. Mais alors s'est révélé un fait
de nature à surprendre : en comparant entre eux ces divers recueils
provenant de tant de peuples différents de mœurs et de langage,
1
3 ÉTUDES FOLKLORIQUES
on a constati'^ que, de la Bretaj^ne ou du Portutral à l'Annam, do la
SilxTio à l'Inde ou à l'Abyssinie, il existait tout un iiiônie répeitoiic
d' (•«•nteiî, merveilleux ou plaisants. Et non soulcnicut on y trouvait
un fctnds coininuii d'idées, des élêmenls identicpifs, mais cette idf*n-
filé s'étendait à la manière dont res idées étaient mises en œuvre
et dont ces éléments étaient eomltinés. Les différences élaienl toutes
superficielles, simples variations de costume.
Tout un champ nouveau d'inx estimât ions littéraires s'ouvrait
• lune d'une manière inattendue ; on l'a baptisé, il n'y a jtas lùen hmir-
temps, du nom très général de folk-lore. mot anglais nouvolKMueni
forgé et qui comprend tout ce qui touche à la vie jKqiulaire, e(»ides,
légendes, proverl>es, usages, superstitions. Quoi <|u'JI en soit du nom,
(te pays du folk-lore présentait, lui aussi, dès le jour où il avait été
un j>eu exploré, son prolilcme, sa question des sources du A'// : quelle
éfriit, en efTet. l'origine de ces contes partout si ressemblants ?
Mais avant d'aller plus loin, il ne sera sans doute pas superflu de
donner tout au moins une légère idée de ces ressemblances éton-
nantes.
Une dame anglaise, Miss Roalfe Cox, a publié, l'an dernier, un
gros volume oîi, aidant ses lectures personnelles de renseignements
fournis par de nombreux correspondants, elle a réuni les analyses
de tous les contes populaires actuellement recueillis qui se rapportent
au type de Cendrillon, et aussi à celui de Peau d'Ane : ces deux types
de contes, en effet, ont, par certains points, une véritable analogie,
et leurs éléments respectifs se combinent parfois pour former ce que
l'on peut appeler des types intermédiaires. Miss Cox a fait ainsi
une gerbe de près de trois cent cinquante contes de tous pays (I).
Parcourons ensemble ce volume, en nous arrêtant surtout sur les
contes du type de Peau d\Ane, mais sans nous interdire le droit de
faire de petites excursions sur le domaine de Cendrillon, si voisin de
l'autre. Je serai — je tiens à le dire d'avance — systématiquement
incomplet ; autrement, je serais infini (2).
Rappelons d'abord les principaux traits du conte de Peau d'Ane :
1) Cinderella, by Marian Roai fe Cox (un volume, publié par la Folk-Lore
s.cieiy, Londres, 1893).
Vl) Dans l'intérêt de la brièveté, je ne transcrirai qu'exceptionnellement le
titro des collections dont font partie les contes que j'aurai à mentionner. On
trouvera ces titres tout au long en se reportant, soit, quand j'indiquerai des numé-
LES CONTES POPULAIRES ET LEUR ORIGLNE à
Un roi a promis à la reine mourante de ne se remarier qu'avec une
femme remplissant telles conditions ; or, il se trouve que sa fille seule
les remplit ; le roi déclare qu'il l'épousera. Pour échapper à cette
union criminelle, la princesse feint d'abord d'y consentir, mais seule-
ment si le roi lui donne certains objets qui semblent impossibles à
fabriquer. Le roi ayant réussi à se les procurer, elle s'enfuit sous un
déguisement qui la fait paraître une créature à peine humaine ; elle
se réfugie, toujours déguisée, dans le palais d'un jeune prince où elle
remplit les offices les plus bas, et, finalement, une bague, mise par elle
dans un gâteau, permet au prince de découvrir ce ({u'est en réalité
la prétendue servante.
Telle est la trame ; examinons quelques endroits du tissu.
L'introduction du conte, d'aJjord. Dans notre conte français de
Peau d'Ane, que Perrault a recueilli de la bouche de quelque pay-
sanne, et rimé en 1694, la reine, mère de l'héroïne, a fait pro-
mettre, en mourant, au roi de ne se remarier qu'avec une femme
plus belle qu'elle-même. Or, la princesse seule est plus belle que sa
mère. De là, le dessein détestable du roi. — « Plus belle », c'est un
peu vague. Aussi, presque tous les autres contes du même type ont-
ils ici quelque chose de plus précis. (Et c'est, soit dit en passant,
une première indication, avant tant d'autres, qu'ils ne dérivent pas
du livre de Perrault.)
Ainsi, dans un conte allemand de la Hesse (Miss Gox, n° 161), la
reine fait promettre à son mari de n'épouser qu'une femme aussi
belle qu'elle-ijiême, et qui ait d'aussi beaux cheveux d'or; dans un
conte napolitain (n^ 147), la défunte reine avait également des che-
veux d'or.
Mais, le plus souvent, dans les contes de ce type, la promesse faite
par le roi est de n'épouser que la femme au doigt de laquelle ira
['anneau de la reine. Ce trait se rencontre à la fois en Sicile
(nos 159^ 186), en Russie (nos 171^ 172)^ en Norvège (no 181), en Por-
tugal (no 184), chez les Grecs de Smyrne (no 167), etc.
Ailleurs, ce sont les vêlemenls de la feue reine que doit pouvoir
mettre celle qu'épousera le roi. Ce détail est commun à un second
conte grec moderne de Smyrne (no 176) et à un conte écossais (no 151 ).
— Ailleurs encore, il s'agit des souliers de la défunte. Ce dernier
trait, que nous ofïrent deux contes italiens (nos 134^ 150J et un conte
pos, aux numéros du recueil de Miss Cox, soit quand je donnerai un nom d'auteur,
à l'index bibliographique placé à la fln du second volume de mes Contes populaires
de Lorraine (Paris, librairie Vieweg [actuellement librairie Champion], 1886).
4 ÉTUDES FOLKLORIQUES
albanais (n» 158), nous le retrouvons en Asie, chez les populations
syriennes de la Mésopotamie. Dans ce conte syriaque (n^ 189),
c 'Uinie dans tous les contes européens où figure l'objet ayant appar-
tenu à la reine, l'essai de cet objet est fait sans succès à toutes les
filles du pays, et c'est ensuite que l'héroïne l'essaie innocemment, et
il lui va à ravir ; alors le père déclare qu'il l'épousera.
Enfin, dans un conte arabe du Caire qui a échappé aux recherches
de Miss Cox, il n'est pas question des souliers, mais, — détail l»ien
oriental, — de l'anneau de jembe de la feue reine (1).
Vous rappelez-vous les trois robes, couleur du temps, couleur de
la lune et couleur du soleil, que, dans Peau d'Ane, la princesse
demande successivement à son père, avant de consentir au mariage,
croyant qu'il sera impossible de lui procurer ces merveilles ? Dans
nombre de contes de ce type, recueillis dans toutes sortes de pays,
l'héroïne fait des demandes analogues. Ainsi, dans un conte petit-
russien (n^ 153), elle dit d'abord qu'elle voudrait avoir une robe
comme l'aurore, puis comme la lune, puis comme le soleil ; dans
un conte grec moderne de Smyrne (n» 176), il faut, sur la première
ri>be, le ciel avec ses étoiles ; sur la seconde, la campagne avec ses
fleurs ; sur la troisième, la mer avec ses poissons.
Quant à l'objet bizarre d'habillement que la princesse demande
( n dernier lieu à son père, je constate que la peau de l'âne aux écus
ùOr, qu'endosse la princesse, ne figure guère que dans le conte de
]^•rrault. Ce n'est pas que l'âne aux écus d'or lui-même ne soit bien
connu dans le monde des contes populaires, et je pourrais vous le
faire retrouver, avec les mêmes qualités merveilleuses, mais jouant
un rôle plus important, dans maint conte européen, dans un conte
syiiaque de la Mésopotamie et dans un conte de l'Inde. Des animaux
similaires se rencontrent aussi dans un autre conte indien et dans
un livre tibétain (2).
.\ la peau de l'âne, correspond, dans beaucoup de contes du type
que j'étudie, un manteau de peau plus ou moins extraordinaire, par
exemple, dans le conte allemand déjà cité (n^ 161), un manteau où
df»it entrer un morceau de la peau de tous les animaux du pays ;
— dans des contes recueillis en Sicile (n^ 160), en Toscane (n^ 184),
(1) Quatre contes arabes en dialecte cairote, publiés par M. H. Dut.AC dans les
Mémoires delà Mission archéologique française au Caire (l"' fascicule, 1884).
(2i Voir dans mes Contes populaires de Lorraine les pages 53, 55 et 58 du tome I.
— Ajouter un conte de l'Inde septentrionale, mentionné dans la revue anglaise
Folk-Lore (septembre 1893, p. 397).
LES CONTES POPULAIRES ET LEUR ORIGINE 5
en Finlande (n^ 199), en Russie (n^ 144), un vêtement de peau do
truie ; — ailleurs, chez les Valaques (n*^ 195), les Polonais (n^ 206),
les Lithuaniens (n" 194), les Petits-Russiens (n° 153), un manteau
fait avec les peaux de certains insectes qui, je le crains, ne se ren-
contrent que trop fréquemment dans ces contrées.
Dans le conte arabe du Caire dont j'ai déjà parlé, la princesse,
quand elle apprend les intentions criminelles du roi, commande à
un corroyeur un vêtement de cuir, fait de telle façon qu'il ne laisse
paraître que les deux yeux. Elle se revêt, par dessus ses riches habits,
de cette enveloppe, et alors qui l'eût vue, dit le conteur arabe,
eût pensé : C'est un morceau de cuir.
Après le morceau de cuir, va venir le morceau de bois. Dans le
conte grec de Smyrne, la princesse se fait faire à sa taille une sorte
de gaine de bois pour pouvoir, dit le confee, « marcher sans être vue » ;
elle a, de cette façon, si bien l'air d'un objet de bois, que les gens
restent ébahis devant cette boîte ambulante. Plusieurs des contes
réunis par Miss Cox ont ce même trait du vêtement informe de bois :
je mentionnerai un conte toscan (n? 134), deux contes sardes (n^s 142,
143), un conte portugais (no 184), des contes norvégiens (n^^ 181, etc.).
— Au moment de la publication de son livre, Miss Cox ne pouvait
encore connaître l'existence de deux contes de l'Inde septentrionale,
publiés l'an dernier seulement, et qui nous donnent exactement,
l'un le vêtement de cuir du conte arabe, l'autre le vêtement de bois
lui-même (2).
Dans d'autres contes, le vêtement de bois n'est plus informe ;
c'est une sorte de statue creuse, articulée, dans laquelle se met
l'héroïne (contes italiens des Abruzzes et de Rome, n^s 159 et 150 ;
conte serbe, n" 1.33). — Dans les deux contes italiens, cette statu*,
à la forme d'une vieille femme, et la princesse se l'est fait faire pour
se vieillir. Dans d'autres contes, également italiens {n^^ 155 et 141 ;
cf. nos 215 et 281), la princesse a une idée bien plus étrange encore,
et qui semble incroyable chez les populations de la Toscane et du
pays de Bénévent : pour se donner l'apparence d'une vieille femme,
elle se revêt de la peau... d'une vieille femme morte ! ! !
Est-il, en réalité, italien, ce trait que, dans le livre de Miss Cox,
on ne rencontre dans aucun des contes d'autres pays ? Ce serait
bien se tromper que de le croire ; car je le retrouve d'abord dans
deux contes grecs d'Épire, appartenant à une autre famille de contes
(1) Voir le résumé, malheureusement trop bref, de ces deux contes, dans la
revue Folk-Lore (mars 1894, pp. 86, 87).
6 ÉTUDES FOLKLORIQUES
(Hahn. n^ 6. var. 2, et n^ 15). Là, un jeune homme, qui veut cacher
sa beauté, rencontre un vieux bonhomme ; il le secoue jusqu'à ce
que sa peau se vide, et il se met dedans. Je retrouve encore ce trait,
mais bien plus voisin de celui des contes italiens, à des centaines et
des centaines de lieues de l'Italie, dans l'Inde (Miss Frère, p. 201) :
Une jeune princesse, qui se met en route pour une longue expédition,
se revêt, elle aussi, de la peau d'une vieille mendiante, dont elle
a trouvé sur la route le corps desséché. Recueillie par de bonnes
gens, elle s'en va, chaque matin, dès l'aurore, sur le bord d'un étang,
enlève la peau qui la couvre, et se pare de fleurs et de perles. Un
prince l'aperçoit un jour, ainsi transfigurée (comme le prince de
notre Peau d'Ane française aperçoit un jour, dans tout l'éclat de sa
beauté, l'héroïne, qui, ne se croyant pas vue, a dépouillé son enve-
loppe grossière et s'est revêtue de ses riches habits). Rentré au
palais, le prince indien déclare à ses parents qu'il veut épouser la
vieille femme qui demeure à tel endroit. On le croit fou ; mais, à force
d'instances, il obtient que le mariage se fasse. Comme la nouvelle
épousée prétend obstinément qu'elle est vraiment vieille, le prince
profite d'un moment où, se voyant seule, elle a enlevé la peau,
pour s'emparer subre})ticement de cette peau et la brûler.
Ce conte indien, on l'a remarqué, n'est nullement sans parenté
avec notre conte de Peau (VAne ; il est plus voisin encore d'un rin-
(|uième conte italien, un conte toscan (n^ 285). Là aussi, l'héroïne,
devenue gardeuse d'oies chez un prince, ôte, un jour, sa peau de
vieille (car, ici encore, il y a une peau de vieille). Le cuisinier du roi
l'aperçoit et court raconter la chose au prince ; puis, d'accord avec
celui-ci, il dérobe, pendant la nuit, la peau que l'héroïne a déposée, et
il la cache. Force est alors à l'héroïne de confesser qu'elle n'est pas
vieille, et elle épouse le prince. — C'est là, comme on voit, presque
le même enchaînement de faits que dans le conte indien.
J'ai dit, en commençant, que les deux types de contes de Peau
d'Ane et de Cendrillon avaient, entre eux, par certains points, une
véritable analogie. J'aurais pu dire qu'ils avaient des éléments
communs.
En efTet, dans tous les contes populaires connus du type de Peau
d\Ane, à deux ou trois exceptions près (dont le conte de Perrault),
l'héroïne, comme Cendrillon, se rend, splendidement parée, à un bal,
à une fête, à une noce, et elle y est l'objet de l'admiration de tous,
sans que personne reconnaisse en elle la pauvre gardeuse d'oies ou
souillon de cuisine. Seulement, — dans les contes se rattachant au
LES CONTES POPULAIRES ET LEUR ORIGINE 7
type pur de la famille de Peau d'Ane, — cet épisode du bal s'enchaîne
tout autrement avec le dénouement que dans les contes du type de
Cendvillon. Point de pantoufle perdue par l'héroïne et ramassée par
le prince ; donc, aucun des épisodes qui s'ensuivent. Pendant la
troisième soirée, le prince glisse une bague au doigt de la belle incoîi-
nue, et c'est cette bague révélatrice que l'héroïne met dans un
gâteau ou dans quelque mets destiné au prince. Celui-ci, fort étonné
de retrouver ainsi sa bague, va aux informations et il arrive vite à
conclure que la belle dame du bal et l'étrange créature qui a pétri
le gâteau sont une seule et même personne.
Dans le conte de Perrault, c'est sa propre bague que Peau d'Ane
a mise dans le gâteau ; car, ici, je l'ai déjà dit, il n'y a point de bal.
ni par conséquent de bague donnée par le prince. Mais, comme h-
prince fait essayer partout la bague énigmatique pour découvrir
la personne à qui elle appartient, nous trouvons encore ici, à défaut
du bal, un des éléments de Cendrillon, où le prince fait essayer par-
tout la pantoufle perdue. — Plusieurs contes de la famille de Peau
d'Ane (conte grec moderne, no 166 ; conte russe n° 144 ; conte écos-
sais, no 142) ont intégralement l'épisode du bal et de la pantoufle,
c'est-à-dire combinent avec le thème de Peau d'Ane le thème de
Cendrillon lui-même.
Dans d'autres contes, toujours de la famille de Peau d'Ane, —
comme dans bon nombre de variantes de Cendrillon, du reste, —
ce n'est pas au bal que va l'héroïne, mais à l'église, et elle perd un
de ses souliers d'or en s'enfuyant au sortir de l'office. Là aussi, le
prince ramasse le soulier et le fait essayer par toutes les filles du pays
(conte petit-russien, n" 153 ; conte polonais, n^ 206 ; conte lettc
no 204 ; contes flnnois, nos 197, 199 ; contes danois, n^s 162, 16-3, 17.") :
contes norvégiens, n^s 181, 182 ; conte écossais, n^ 151).
Si j'en avais le temps, je suivrais, à travers tous les pays d'Europe
et jusque dans l'Extrême-Orient, chacun des épisodes de ce conte
de Cendrillon dont je viens de dire un mot. Force m'est de me borner
à un très petit nombre de rapprochements, se rapportant unique-
ment à l'épisode de la fameuse pantoufle.
Cette pantoufle du conte de Perrault est, dans presque toutes h s
autres versions européennes et asiatiques, un soulier d'or, une san-
dale d'or. Je passerai très rapidement sur les contes si nombreux, —
notamment sur deux contes de l'Inde (1), — où l'apparition de
(1) Miss Cox, n"» 25 et 307. — Le second comte a été recueilli, du côté de Boni-
8 ÉTUDES FOLKLORIQUES
l'héroïne en public produit sur un prince une telle impression qu'au
sortir de la fête ou de la cérémonie, il se met à sa poursuite, et, ne
pouvant Talteindre, ramasse le soulier d'or qui a échappé au pied
de la jeune fille. Je m'arrêterai, de préférence, sur les contes très
rares qui présentent d'une autre façon la perte du soulier d'or.
Dans deux contes annamites (n°s 68 et 69), qui correspondent
aux contes européens du type de Cendrillon, vivant aujourd'hui
encore dans la tradition orale et bien plus riches en épisodes que le
conte de Perrault, l'un des souliers d'or de la Cendrillon de ces loin-
tains pays est enlevé par une corneille, qui le laisse tomber dans le
palais du roi, où celui-ci le ramasse. Alors, le roi fait proclamer par-
tout qu'il épousera la jeune fdle au pied de laquelle ira ce soulier,
etc. — Ici, le souvenir de la légende gréco-égyptienne de Rhodopis,
racontée par Strabon (liv. X\'II) et par Elien (V'ar., liv. XI 11),
viendra imniédiatement à l'esprit de ceux qui sont familiers avec
les auteurs grecs de second ordre. Pendant que cette Rhodopis se
baigne avec ses suivantes, un aigle enlève un de ses souliers et le
laisse tomber dans le jardin du roi d'Egypte Psammétichus, à Mcm-
phis. Le roi, étonné de l'élégance de forme de ce soulier, fait chercher
partout celle à qui il a])partient, et l'épouse.
C'est, — il n'est pas sans intérêt de le constater, — un trait assez
fréquent des contes de l'Inde, qu'un soulier de femme, perdu dans
un bois ou flottant sur une rivière, et qui, trouvé par un prince ou
à lui apporté, lui donne l'idée de faire chercher, pour l'épouser, celle
qui a perdu ce soulier (1). Ce même trait existe dans un conte armé-
nien, de la famille de Cendrillon (n» 8). Là, l'héroïne, dans sa précipi-
tation à s'enfuir après la fête donnée au palais, laisse tomber un de
ses souliers d'or dans une fontaine. Quand on mène les chevaux du
roi à l'abreuvoir, ils reculent et ne veulent point boire. On cherche,
et le soulier d'or apparaît. Alors le roi fait proclamer qu'il mariera
son lîls à celle qui pourra mettre ce soulier.
11 y aurait bien d'autres rajiprochements à faire encore. Ceux que
j'ai indiqués brièvement suflisent, du moins je l'espère, à mettre un
]KU en lumière un fait général très important, qu'il convient de
bay, chez des chrétiens indigènes, qui font aller l'héroïne à la messe ; le conte est
néanmoins bien indien : ainsi le père de l'héroïne est un ascète mendiant, et l'on y
voit un roi épouser à la fois six sceurs. Je pourrais encore montrer que tel détail
rappelle absolument certain passage d'écrits bouddhiques.
\\) Mi.-^s Cox, n° 235 ; — Asialic Journal, 18.37, p. 196 ; — Imiian Antiquartf,
novembre 1892, n° 3 des contes publiés par M. W. Crooke ; — Folk-Lore, décem-
bre KS93, p. 536.
LES CONTES POPULAIRES ET LEUR ORIGINE 9
formuler avant d'aller plus loin. Ge fait, le voici : Quel que soit le
type de contes que vous puissiez étudier, dans ses variantes parfois
si nombreuses, si diversifiées, recueillies dans tant de pays différents,
vous ne rencontrerez pour ainsi dire pas un seul trait caractéris-
tique, si petit soit-il, qui soit véritablement spécial à telle variante,
à telle contrée. Cherchez bien, et ce trait, vous le retrouverez
ailleurs, dans toute sa précision, parfois à l'autre bout du monde.
Bien que le règlement de nos séances me talonne, je vais vous en
donner encore un exemple, qui est très frappant.
Voici, dans un conte grec n\oderne d'Épire, du type de Peau d'Ane
(no 166), un passage de l'introduction : Apprenant l'abominable
dessein du roi, son père, l'héroïne dit à celui-ci d'aller trouver l'évê-
que et de lui demander ce qu'il en pense. Le roi se présente devant
l'évêque et lui pose cette question : «Un homme a un agneau, qu'il
a lui-même élevé et nourri ; vaut-il mieux qu'il le mange lui-même ou
que ce soit un autre qui le mange ? — Il vaut mieux que ce soit
lui-même », répond bonnement l'évêque. Et le roi revient dire à
l'héroïne que l'évêque lui a donné son approbation.
Ce détail de la question captieuse se rencontre si rarement qu'à
l'exception d'une variante grecque, venant également d'Épire, aucun
des contes du type de Peau d'Ane rassemblés par Miss Cox ne nous
le présente. N'en concluez pas trop vite que ce détail est particulier
aux deux contes épirotes. Miss Cox et, avant elle, le regretté Reinhold
Koehler l'ont retrouvé, identique, dans un conte sicilien, apparte-
nant à un autre groupe de contes que celui de Peau d'Ane (Gonzen-
bach, no 25), et j'ai eu la bonne chance de le découvrir, loin, bien
loin de l'Epire et de la Sicile, au Cambodge. Voici ce passage d'un
des Textes Khmers, dont M. Aymonier a publié la traduction à
Saigon, en 1878 (p. 11) : « Jadis, au pays de Kângchak, régnait un
prince qui n'avait qu'une fille. Convoquant un jour ses mandarins,
il leur demanda si l'homme devait manger ou vendre les fruits de
l'arbre qu'il avait planté. Ignorant le dessein du roi, ils lui répon-
dirent que les plus beaux fruits doivent être mangés par celui qui
les a cultivés. » Pour se soustraire aux intentions criminelles du roi,
la princesse invoque les esprits célestes, appelle à son secours Indra
et Brahma. La terre s'entr'ouvre et tout est englouti.
Dans cette légende cambodgienne, la' question énigmatique n'est
sans doute pas littéralement identique à celle du conte grec, bien
que le sens soit exactement le même. Mais attendez un peu, et voyez
comment elle est conçue dans la variante grecque : « J'ai devant la
porte de ma maison un pommier ; qui doit en manger les fruits,
10 ÉTUDES FOLKLORIQUES
moi OU un étranger ? »... Est-il possible de constater une identité
plus complète avec la forme de l'Extrême-Orient ?
Vous avez sans doute remarqué le passage du conte cambodgien
où la terre s'ouvre, à la prière de la princesse, pour la dérober à son
indigne père. Eh bien ! ce trait se retrouve dans le conte grec d'Épire.
et les aventures de l'héroïne continuent dans un monde inférieur
où elle est ainsi descendue ; il se retrouve aussi dans des contes russes
(Miss Cox, p. 150).
Ainsi, — j'insiste sur ce fait, qui est capital, — il y a sans doute,
dans les variantes d'un conte, bien des combinaisons diverses et
parfois bizarres, il s'y trouvera, par exemple, des introductions diffé-
rentes, des épisodes nouveaux intercalés (le livre de Miss Cox et les
remarques de mes Contes populaires de Lorraine en donnent une
masse d'exemples) ; mais ce sont toujours de simples combinaisons,
et un œil un peu exercé pourra toujours les décomposer et reconnaî-
tre à quels thèmes préexistants ont été empruntés les éléments qui,
à première vue, pouvaient paraître nouveaux. En un mot, dans les
variantes d'un conte, il n'entre rien de l'imagination personnelle
du conteur.
Maintenant nous pourrons, je crois, aborder plus facilement la
question qui se posait au début : Quelle est l'origine de ces contes
partout si ressemblants ?
Plusieurs solutions du problème ont été mises en avant. Passons
rapidement sur les théories d'une école naguère très en faveur,
aujourd'hui bien déchue, l'école qui voit dans les contes populaires
le dernier terme de vieux mythes météorologiques (solaires ou
autres), se décomposant de la même manière chez divers peuples qui
auraient eu primitivement les mêmes mythes, et donnant finalement
partout un résidu identique, les contes. Il est facile d'indiquer les
invraisemblances, les impossibilités de ce système, et je l'ai fait
ailleurs (1) ; mais, à l'heure actuelle, ce qui est en vogue, en Angle-
terre particulièrement, ce n'est plus l'explication mylhiqne, c'est
l'explication anthropologique.
Le corj^phée de la nouvelle école est un brillant écrivain anglais,
M. Andrew Lang, et le nom â.' anthropologique a été donné à son
système, parce qu'il s'occupe beaucoup de ces hommes, plus ou
(1) Voir l'introduction à mes Contes populaires de Lorraine.
LES CONTES POPULAIRES ET LEUR ORIGINE 11
moins dégénérés (M. Lang les traite comme s'ils étaient primitifs)'
qu'on appelle des sauvages. M. Lang étudie avec zèle les idées qui
hantent le cerveau de ces pauvres gens, et, constatant qu'ils croient
à diverses choses fantastiques, telles qu'objets magiques, bêtes
qui parlent, etc., il fait remarquer à ses disciples que ces mêmes
idées se rencontrent dans les contes populaires. Donc, conclut-il,
les contes sont le produit d'un « état d'esprit sauvage », et, comme
cet état d'esprit sauvage est le même partout où on a pu l'observer,
rien d'étonnant que les contes populaires, produit d'un état d'esprit
partout le même, soient les mêmes partout.
A ce raisonnement on peut faire, — et j'ai fait en diverses occa-
sions, — une réponse de ce genre (1) :
A supposer que, chez toutes les races humaines, il ait existé, à un
moment donné, les mêmes idées de sauvages, il ne s'ensuit nullement,
comme une chose allant de soi, que ces idées aient donné naissance
partout à des contes qui, s'étant formés indépendamment les uns
des autres, se trouveraient néanmoins être partout identiques. Com-
ment, en ellfet, ces idées auraient-elles partout, spontanément, revêtu
les mêmes formes, ces formes si caractéristiques qui constituent les
éléments des contes, et comment ensuite ces éléments se seraient-ils
spontanément groupés de la même façon dans les mêmes cadres ? Com-
ment, par exemple, les éléments du conte de Cendritlon ou de celui du
Chat botté auraient-ils pu, sous une forme identique, bien spécialisée,
naître partout des fameuses « idées sauvages », et comment le grou-
pement de ces éléments aurait-il pu se faire tout seul, d'une manière
identique, dans tant de pays, chez tant de peuples différents ?
Mais, Ce groupement d'éléments, M. Lang ne l'envisage, pour
ainsi dire, pas ; il ne s'occupe guère plus de ce qu'on pourrait appe-
ler la spécialisation de ces éléments ; il s'attache presque exclusive-
ment à rechercher d'où proviennent les idées qui sont au fond de
ces éléments ; en réalité, ce qu'il étudie, ce n'est pas la question des
contes. Si, avant de formuler ses théories, il avait pris la peine d'exa-
miner de près les groupements d'éléments bien spécialisés, les combi-
naisons caractéristiques dont je parle, il n'aurait jamais écrit des
phrases comme celle-ci :« Les chances de coïncidence (entre les contes
(1) Outre l'introduction à mes Contes populaires de Lorraine, voir ma brochure
L'Origine des contes populaires européens et les théories de M. Lang (Paris, librairie
E. Bouillon, i890) et mon mémoire Quelques observations sur les « Incidents com-
muns aux contes européens et aux contes orientaux », dans les Transactions of the
international Folk-lore Congress (Londres, 1892). (Cette brochure el ce mémoire se
trouvent dans le présent volume. Voir la table.)
12 ÉTUDES FOLKLORIQUES
)> des différents pays) sont nombreuses. Les idées et les situations des
» contes populaires sont en circulation partout, dans l'imagination
)) des hommes primitifs, des hommes préscienlifiqucs. Oui peut
» nous dire combien de fois elles- ont pu, forluilemeni s'unir pour
» former des ensembles pareils, combinés indépendammenl les uns des
» autres (1) ?... Nous croyons impossilile, pour le moment, écrit-il
» encore, de déterminer jusqu'à quel point il est vrai de dire que
« les contes ont été transmis de peuple à peuple et transportés de
» place en place, dans le passé obscur et incommensurable de l'anti-
» ({uité humaine, ou jusqu'à quel point ils peuvent être dus à Viden-
» iilé de l'imagination humaine en tous lieux... Comment les contes
» se sont-ils répandus, cela reste incertain. Beaucoup peut être dû
» à l'identité de l'imagination partout dans les premiers âges ;
» quelque chose , à la transmission (2). »
C'est en 1884 que M. Lang écrivait cette dernière phrase. Les
années portent conseil, et peut-être aussi, — y a-t-il fatuité à le
dire ? — les critiques des adversaires, de ceux-là surtout auxquels
on fait l'honneur de s'occuper d'eux à chaque instant, et dans des
livres et dans de^ articles de revues. Toujours est-il que, quelques
mois après la seconde des deux seules répliques que j'aie cru devoir
faire à ses attaques (3), M. Lang s'exprimait ainsi, le 15 juillet 1893,
dans la revue The Academy : « Il y a quelques années, je disais :
« Beaucoup peut être dû à l'identité de l'imagination partout dans
» les premiers âges ; quelque chose, à la transmission. Aujourd'hui,
» je transposerais le beaucoup et le quelque chose. » Ainsi, le texte
définitif. — définitif jusqu'à nouvel ordre, — doit se lire ainsi : Dans
le problème que soulève l'existence de contes identiques d'un bout
du monde à l'autre, il se peut qu'il faille attribuer quelque chose à
lidentité de l'imagination chez tous les hommes primitifs ; mais
beaucoup doit être attribué à la transmission.
\'oilà qui s'appelle pirouetter élégamment sur ses talons et faire
volte-face avec grâce. J'espère bien que ]\I. Lang ira plus loin encore ;
car, du mois de janvier au mois de juillet 1893, il avait déjà fait un
grand pas. Le 14 janvier, dans son Introduction au livre de Miss Cox
(p. xviii), après avoir reproduit la phrase en question, il ne « trans-
posait » pas encore le beaucoup et le quelque chose ; il mettait le
(1) Introduction à l'édition des Contes de Perrault, publiée par M. Lang en
1888 (p. cxv).
(2) Introduction à la traduction anglaise des Contes des Frères Griram par
Mistress Hunt, lb84, pp. xliii, xliv.
(3) Voir la brochure de 1890 et le mémoire de 1892, mentionnés plus haut.
LES CONTES POPULAIRES ET LEUR ORIGIXE 13
beaucoup aux deux places : beaucoup à l'identité (supposée) de l'ima-
gination primitive ; beaucoup à la transmission. Tl finira, j'aime à le
croire, par rédiger, comme j'ai toujours cru qu'on devait le faire,
son jugement distributif : rien à l'identité (réelle ou non) de l'imagi-
nation des hommes primitifs ; foui à la transmission.
M. Lang, du reste, dans sa seconde manière de 1893, développe
sa pensée actuelle, et il dit ceci, qui est fort juste : « Je crois que le
» hasard doit être regardé presque ou tout à fait comme une quan-
» tité négligeable, là où la suite des incidents, dans le plan d'un
» conte, est conservée strictement ou même simplement d'une façon
» marquée. Dans de tels cas, la transmission est infiniment plus
» probable que la coïncidence (1). »
Après ces déclarations de INI. Lang, on peut dire qu'aujourd'hui
la transmission des contes de peuple à peuple est presque univer-
sellement reconnue par ceux qui comptent parmi les folkloristes, et
cette transmission explique de la façon la plus naturelle les ressem-
blances que les contes présentent partout.
Mais de quelle transmission s'agit-il ? Est-ce d'une transmission
dont il soit possible de suivre la voie ? Ou ])ien avons-nous affaire
à une diffusion qui se serait opérée absolument au hasard, sans qu'il
soit possible d'en dégager aucun couranl général ?
Ouvrez la Revue des Deux Mondes du pr septembre 1893, et vous
verrez de quelle façon M. Ferdinand Brunetière entend la chose.
S'appuyant sur l'autorité d'un jeune écrivain, M. Joseph Bédier, et
sur son livre récent, Les Fabliaux, M. Brunetière proclame le règne
absolu du hasard dans la transmission des contes, et il fait sienne
cette assertion de M. Bédier : « Toute recherche de l'origine et de la
» propagation des contes est vaine. »
M. Brunetière adopte complètement les conclusions de M. Bédier,
et ces conclusions, dit-il, « se réduisent à ce point essentiel, que la
» grande majorité des contes merveilleux, des fabliaux, des fables,
» sont nés en des lieux divers, en des temps divers, à jamais indéler-
» minables. » A quoi bon, dès lors, — ajoute-t-il en substance, —
perdre son temps à chercher d'où viennent nos contes, puisque
chacun de ces contes peut venir de n'importe quel pays, d'où il
a pu se propager par n'importe quelle voie ?
(1) Acaâemy, 15 juillet 1803.
14 KTL'DES FOLKLUHIQUES
Accentuant cncine, je crois, la thèse de son autour, M. Brunetière
donne, coinnu' allant de soi, que des contes «naissent », se «forment
tous les jours » juutout ; il s'en forme peut-être, dit-il. « au moment
» où j'écris, dans le fond do nos campagnes ". « Je ne vois pas, ajoute-
» t-il, pourtpioi. t'U poussant leur charrue, nos paysans n'invente-
» raient pas des mythfs même... »
(( Je ne vois pas... » Malheureusemenf pour la thèse de M. Brune-
tière, nous lu* sommes point ici dans un dtunaine où l'cui ne voit pas
cnielles limites peuvent être im])osé«'s aux conjectures. Nous avons
des faits, et ces faits innomhraldes établissent — on a pu le remar-
tiuer — i|ue lins coideurs villageois sont l)ieii loin de songer à inven-
ter : ([ue. depuis huiglemjis. s'il s'est fait des contes ou, })our être
plus exact, des variantes de contes, c'est à la manière des figures
que les enfants composent au jeu de parquet, avec de petits mor-
ceaux de bois, taillés de façon à pouvoir s'assembler en diverses
comliinaisons. Les idées que l'on comliine, dans les contes, sont des
idées déjà formulées, déjà fixées sous une forme précise et caractéri-
sée. Pas un détail n'est inventé, pas une interpolation ; tout cela exis-
tait déjà quand, plus ou moins ingénieusement, on l'a fait entrer
dans telle ou telle combinaison. Non, non. Monsieur Brunetière ! « en
poussant leur charrue » nos paysans n' « inventent » pas plus des
contes que des mythes !
De quel atelier sortent-ils donc, et ces éléments tout façonnés, et
les cadres dans lesquels nous les trouvons assemblés ? Ces cadres,
ces éléments, il ne s'en est pas fabriqué dans tous les temps, nous
venons de le constater ; car il ne s'en fabrique plus. Voyons s'il s'en
est fabriqué parloul, comme le veut M. Bédier ; voyons si rechercher
l'origine et la propagation des contes est chose aussi « vaine » qu'il
veut bien le dire.
Il existe toute une région où la voie de transmission, pour les
cojites actuels (je préciserai tout à l'heure le sens de ce mot actuels),
saute, ce me semble, aux yeux : c'est le nord de l'Afrique.
C'est seulement depuis peu de temps que l'on sait combien ces
pays musulmans sont riches en contes. La plupart du temps, c'est
par hasard et à l'occasion de recherches linguistiques que ces contes
ont été recueillis par des philologues qui parfois n'y prenaient guère
d'autre intérêt que celui qui peut s'attacher à des spécimens de telle
ou telle langue, de tel ou tel dialecte. Malgré cela, un nombre consi-
LES CONTES POPI'LAIKES ET LEIK (IHIGIXE 15
dérable de contes ont été notés, durant les dernières années, au
Maroc, chez les Kahyles et autres populations berbères, à Tunis, en
Egypte, en Nubie, en Abyssinie. Et, j'insiste là-dessus, ces contes
présentent les ressemblances les plus frappantes avec nos contes
européens (1).
Ces collecti(tns de contes arabes d'Egypte, de contes abyssins, de
contes kabyles, etc., ont-elles été importées d'Europe ? Personne, je
suppose, n'osera le soutenir. N'est-il pas tout à fait vraii2mblable
qu'apportées par les Arabes, grands amateurs et narrateurs de
contes, — je ne dis pas inventeurs ; car leurs contes leur venaient
d'ailleurs, comme je le montrerai plus loin, — elles se sont propagées,
de royaume musulman à royaume musulman, tout le long de la côte
septentrionale africaine ? Chez les Berbères (chez les Kabyles notam-
ment), c'est-à-dire chez les populations qui perpétuent les vieilles
races indigènes, l'importation est visible : les contes recueillis chez
ces populations, devenues musulmanes, sont, en effet, très souvent
altérés, parfois défigurés ; on sent que ce sont des récits étrangers,
qui ont été mal compris ou mal retenus.
Voilà donc, quoi qu'en dise M. Bédier, un courant important qui
se dessine ; certainement, dans cette région du nord de l'Afrique,
ce n'est pas le hasard qui a présidé à la propagation des contes.
Passons en Asie.
Un orientaliste allemand de mérite, M. Albert Socin, exprimait,
il y a quelques années (2), le regret qu'on n'eût pas encore, pour ainsi
dire, exploré l'Asie occidentale (Syrie, Anatolie, Perse) au point de
vue des contes. Certainement on pourrait y faire une abondante
moisson. M. Socin lui-même, avec un autre orientaliste allemand,
M. Prym, a recueilli en Mésopotamie des contes syriaques et arabes
intéressants ; il en a trouvé également dans l' Anti-Liban. D'autres ont
formé, dans l'Arménie et dans le Caucase, de très importantes col-
lections (3). Tout récemment, un Anglais, M. Longworth Dames,
(1) Il a été publié des contes marocains, en 1893, par M. Albert Socin ; — des
contes des tribus berbères du sud du Maroc, par feu M. de Rochemonteix (1889) ;
des contes des Kabyles du Djurdjura, par feu le P. Rivière (1882) ; d'autres contes
berbères, par M. René Basset (1887) ; — des contes arabes de Tunis, par
M. H. Stumme (1893) ; — des contes arabes d'Egypte, par feu Spitta-Bey (1883),
par Artin-Pacha (1884), par M. H. Dulac (1884 et 1885), etc. . — des contes
nubiens, par feu M. de Rochemonteix (1888) ; — des contes abyssins, par M. Léo
Reinisch (en diverses fois, pendant les quinze dernières années).
(2) Oesterreichische Monalschrift fiir den Orient (1887), pp. 113-116.
(3) Les contes syriaques de la Mésopotamie ont été publiés en 1881 ; les contes
arabes de la même région, en 1882. Des contes arméniens de la collection de
M. Chalatianz ont été traduits en allemand, en 1887 ; d'autres contes arméniens,
16 ÉTLDES FOLKLORIQUES
puMiiiit (le curieux coules du Bélout.chistaii (1). Enlin, on passant
le Bosphore, on trouve chez les Turcs toute sorte de contes
auxquels les nôtres resseniMent étonnamment {'2). Et ces contes
turcs portent des traces matérielh<s de leur origine asiatique : les
noms de divers êtres fantastiques qui y figurent, dei\ «démon », péri,
« fée », echderha. « dragon », dchahi, « sorcière », viennent du persan.
D'un autre côté, on peut constater, dans certains contes grecs
modernes, la marque d'une dérivation directe des contes turcs. Pour
ne citer que quelques détails matériels, je relève, dans la collection
formée par M. de Hahn et publiée à Leipzig en 1864, des mots turcs
ou orientaux comme ceux-ci : tîv, être malfaisant qui correspond-au
dev turc (t. II, p. 214) ; Achmel-Zelebi, Filek-Zelebi, noms propres
dont le second élément, tout oriental, signifie « seigneur » (t. II, pp.
298, 299).
Si maintenant, de l'Asie occidentale nous montons vers l'Asie
septentrionale, nous rencontrons chez les Tatars de Sibérie une masse
de contes, et certains traits nous montrent qu'ils doivent être arrivés
là avec l'islamisme (3).
Encore, dans cette région, un courant reconnaissable.
Redescendons maintenant vers l'Asie centrale et vers l'Extrême-
Orient. Ces mêmes contes, — nos contes, — que nous avons vus
répandus au loin par l'action de l'islamisme, nous allons les voir se
propager dans d'autres régions avec le l)0uddhisme.
Nos contes existent chez les Kalmoucks, qui en possèdent une
petite collection écrite, intitulée Siddhi-kiir (« Le Mort doué du
siddhi », c'est-à-dire d'une vertu magique). Or, divers noms propres,
dans ces récits, et le mot siddhi lui-même, sont sanscrits. Donc, sans
chercher d'autres arguments, — car il y en a d'autres, — on peut
affirmer que ce recueil est venu de l'Inde avec le bouddhisme, dont
il est tout imprégné.
Les contes oraux que l'on a recueillis chez d'autres tribus mon-
goles (4) doivent avoir suivi la même voie.
ainsi que des contes géorgiens et mingréliens, ont été traduits en français, en 1888,
par M. J. Mourier. M. Schiefner a édité, en 1873, une collection de contes avares
du Caucase, avec traduction allemande.
(1) Dans la revue Folk-Lore (1892-1893).
(2) Ces contes turcs, recueillis par M. Kunos, ont été traduits par lui en hongrois
(1887 et 1890). Il a été donné, en allemand, l'analyse d'un certain nombre de ces
contes.
(3) Voir l'immense recueil publié par M. W. Radloff, de 1866 à 1886, avec
traduction allemande.
(4) Folklore Journal (1885, 1886).
LES CONTES POPULAIRES ET LEUR ORIGINE 17
Clu>/. l(\s Cliiiiihodgicns et chez les Annamites, où l'on a pu former
do si intéressantes coUeetions. les routes sont également imprégnés
de bouddhisuu^ ou, plus rarement, de brahmanisme (1).
Enfin, chez les Chinois, on vient de découvrir, — _,ce que je pres-
.«ientais depuis longtemps, — qu'il se raconte, chez les gens du peuple,
des contes semblables aux nôtres, de vrais contes, qui n'ont aucun
lapport avec les petits romans si ennuyeux où des aspirants manda-
rins passent des examens pour conquérir le bouton de jade (2).
J'ai tourné, comme vous voyez, tout autour de l'Inde. Il y a encore
beaucoup à faire pour dresser l'inventaire de ce que cet immense
pays possède en fait de contes. Le travail n'est, en réalité, que com-
mencé ; mais déjà il a donné des résultats importants : de l'Hima-
laya à l'extrémité de la péninsule, et aussi dans l'île de Ceylan, nous
retrouvons nos contes.
Mais il y a plus. Depuis des siècles, un certain noml)re de contes
ont été fixés par écrit par les Hindous eux-mêmes, et ces recueils de
contes ont été transmis de tous côtés, au moyen âge et un peu aupa-
ravant, par la voie littéraire, c'est-à-dire par des traductions ou
imitations en diverses langues, et par des traductions de traductions
qui, à travers les langues pehlvi (de la Perse), syriaque, arabe, hébraï-
que, grecque, latine, nous conduisent jusqu'à nos dialectes vulgaires
européens.
Je demandais-, il y a un instant, de quel ^itelier sortaient ces pro-
duits plus ou moins artistement faJjriqués qui s'appellent les
contes. Pour toute une série de ces produits, pour ces contes écrits,
dont je viens de parler, nous avons l'étiquette d'origine. On sait,
d'une façon certaine, qu'ils ont été exportés de l'Inde et introduits
dans les pays circonvoisins, d'où ils sont finalement arrivés dans nos
régions.
Il y avait donc, durant une certaine période, pour cet article spé-
cial, des courants commerciaux bien marqués. Mais n'est-ce pas là,
pour le problème de la propagation des contes oraux, une précieuse
indication ? N'est-on pas autorisé à penser que la leîlre de voilure
(passez-moi cette expression), conservée pour les contes écrits, mon-
tre la voie par laquelle doivent avoir passé, en bien plus grand nom-
(1) Des contes kmers, du Cambodge, ont été publiés, en 1878, par M. Aymonier;
des contes annamites, de 1884 à 1886, par M. A. Lande?.
(2) Chinese Nights Entertainment, by Adèle M. Fielde (New- York, 1893).
2
18 ÉTUDES FOLKLORIQUES
lire, los contes oraux, et indique en nu-nie temps, liien entendu, le
point de départ, l'Inde ?
l'n autre argument vient fortifier cette présomption en laveur
de l'origine indienne de nos contes. Je demande la permist^ion de
le reproduire ici', sous la forme concise que je lui ai donnée ailleurs (1 ).
Cet argument, le voici :
Plus on recueille de contes chez les divers peuples, de l' Indo-
Chine à l'Islande ou au Maroc, plus on vcit qu'il y a chance de ren-
contrer dans n'importe lequel de ces pays n'importe quel conte du
répertoire connu. Pourquoi ?
La réponse me paraît être celle-ci. C'est parce que la diffusion
des contes s'est faite à la façon d'une inondation régulière, partant
d'un immense réservoir unique, et poussant toujours devant elle
dans toutes les directions. De là cette prohabilité de trouver partout
les mêmes dépôts. Si l'on suppose toute sorte de petits centres de
diffusion, cpars sur l'ancien continent, toute sorte de.petits courants
çà et li\, les chances de rencontrer partout ce même répertoire de
contes seront infiniment moindres.
Ce réservoir, d'où les contes ont découlé à l'Orient vers 1" Indo-
Chine, au nord vers le Tibet et les populations mongoles, à l'occi-
dent vers la Perse, le monde musulman d'Asie et d'Afrique, l'Europe
enfin, c'est l'Inde.
Les contes dont j'ai parlé jusqu'à présent dans.ee travail sont.
je l'ai déjà dit, les contes actuels, — ce mot pris dans un sens un peu
large, c'est-à-dire les contes que l'on a recueillis dans ce siècle, et
aussi les contes que la littérature nous a conservés au xvii^ siècle,
au xvi^ et durant le moyen âge. Au sujet de ces contes, M. Lang,
dans un ouvrage où il combattait mes théories, a dit lui-même (2) :
« Des contes sont certainement sortis de l'Inde du moyen âge. et
» sont parvenus en abondance dans l'Europe et l'Asie du moyen âge ».
Et M. Lang ne parle pas seulement des contes arrivés en Asie et en
Europe par la voie littéraire ; il mentionne également les « communi-
cations orales » qui ont dû accompagner « les grands mouvements,
missions et migrations », et il indique notamment les invasions des
Tatars, hs croisades, les relations commerciales, la propagande
itomldliif[ut'.
(1) P. 13 de ma brochure de 1890.
(2) Myth. Ftitital and Religion, 1887, t. II, p. 313.
LES CONTES POPULAIRES ET LEUR ORIGINE 19
Ainsi, M. Laiig paraît admettre que, dans ce qu'on pourrait appe-
ler la sirali ficalion des contes, des contes européens notamment, la
couche supérieure, la couche la plus récente, a été apportée par des
courants venant de l'Inde.. Mais il s'empresse d'ajouter qu'il ne faut
pas exagérer la portée de ce fait. « Les versions, dit-il, qui ont été
» apportées au moyen âge par tradition orale, doivent avoir rencon-
» tré des versions depuis longtemps établies en Europe ».
A propos de ce passage, j'ai posé autrefois à M. Lang une question
qui est demeurée sans réponse. Je lui disais ceci :
Ces « versions », que les contes venus de l'Inde par la voie de l'isla-
misme et par d'autres voies relativement récentes, ont rencontrées
dans l'Europe du moyen âge, étaient-elles semblajjles à ces contes
indiens? — et le mot semblables, je l'entends de cette ressemblance
ou plutôt de cette identité quant aux idées spécialisées et à leurs
combinaisons, que présentent aujourd'hui les contes, d'un bout à
l'autre de l'ancien continent.
Si M. Lang répond non, s'il nous dit que les contes déjà existants
présentaient simplement une grande analogie pour les idées avec
les contes importés, je n'aurai pas même à discuter. Jamais, en effet,
je n'ai prétendu qu'il ne se soit pas fait de contes en dehors de l'Inde,
avec les éléments du fantastique universel : bêtes qui parlent, trans-
formations, objets magiques, etc. Ce que j'ai cru pouvoir affirmer,
c'est seulement que les contes qui se sont répandus partout, qui ont
été goûtés partout, chez les Portugais comme chez les Annamites,
chez les Tatar.s de Sibérie comme chez les Grecs modernes ou chez
les Kabyles, viennent, en règle générale, de l'Inde.
Si, au contraire, M. Lang répond oui, s'il estime que les contes
déjà existants étaient au fond identiques aux contes importés, pour
les éléments et pour les combinaisons, je lui dirai, avec le
bon sens, qu'un lien historique, un lien de transmission d'un
centre originaire commun, a certainement existé entre ces deux
classes de contes.
Pour moi, si j'en juge par le conte de Psyché, seul conte propre-
ment dit qui nous soit parvenu du monde gréco-romain du commen-
cement de notre ère, des contes indiens ont dû pénétrer dans notre
Occident bien avant le moyen âge, c'est-à-dire bien avant cette
importation en masse, par l'islamisme notamment, dont j'ai
déjà dit un mot. Et pourquoi cela serait-il plus invraisemblable
que la transmission admise pour le moyen âge par M. Lang
lui-même ?
20 ÉTUDES FOLKLORIQUES
En «'xaminaiit nos contes en eux-nit*mes, y trouverons-nous quel-
que chose qui soit en contradiction avec cette origine indienne indi-
(juée par les arguments exlrinsèques que je viens d'exposer ? Non,
tout au contraire.
Prenons, par exemple, le charmant conte de la Belle aux chei'eiir
d'or, recueilli au xvii^ siècle par Madame d'Aulnoy. Au cours d'une
expédition périlleuse, Avenant, passant près d'une rivière, voit sur
l'herbe une carpe qui se pâme ; il la rejette à l'eau. Il sauve un cor-
beau, poursuivi par un aigle, et délivre un hibou, pris dans des filets.
Ses obligés lui promettent de lui venir en aide en cas de besoin, et ils
tiennent parole. — Le héros d'un conte tchèque de Bohême qui
correspond tout à fait au conte français, va encore plus loin qu'Ave-
nant dans sa charité à l'égard des animaux. Après avoir sauvé une
fourmilière d'un incendie qui la menace, il tue son cheval pour nour-
rir deux petits corbeaux affamés ; puis il emploie tout l'argent qu'il
a reçu pour ses frais de route à racheter à des pécheurs un poisson,
(ju'il rejette dans la mer (1). — En Orient, cette étrange charité
atteint les dernières limites de l'absurde. Dans un conte du Touli-
nameh persan, recueil de contes traduits ou imités du sanscrit, un
jeune prince, passant un jour auprès d'un étang, aperçoit une gre-
nouille qui vient d'être saisie par un serpent. Il la délivre ; puis, se
faisant conscience d'avoir privé le serpent de sa nourriture naturelle,
il coupe un morceau de sa propre chair et le lui donne en pâture.
Plus tard, la grenouille et le serpent se montrent reconnaissants
envers leur bienfaiteur dans des circonstances dont certaines rap-
pellent tout à fait les deux contes européens (2).
Des trois récits que je viens de citer, celui qui présente la forme
la plus ancienne, c'est évidemment le récit oriental, dont les deux
autres ne sont qu'un affaiblissement. Les déductions qu'il tire de
l'idée première sont d'une inflexiitle logique ; ce n'est pas le héros
de ce conte (jui, pour faire du bien à tel animal, ira faire du mal à tel
autre, qui tuera son cheval pour nourrir des corbeaux. C'est lui-
même qui se sacrifie. Celte forme est bien indienne : dans les légendes
religieuses de l'Inde, le Bouddha agit tout à fait comme le héros
du Ttiiilinami'h ; il donne un morceau de sa chair à un épervier pour
(Il Contes des paysans et des pâtres slaves, traduits par A. Chodzko, 186'i, p. 77.
(2) Th. Benfev, Pantchatantra, 1859, t. I, p. 217.
LES CONTES POPULAIRES ET LEUR ORIGINE 21
racheter la vie d'une colombe ; ailleurs, il abandonne son corps en
proie à une tigressc affamée (1).
Quant au passage du conte tchèque où le héros donne tout son
argent pour racheter un poisson qu'il rejette à l'eau, un passage ana-
logue se rencontre dans des contes appartenant à un autre groupe
que celui-ci, et dont voici brièvement le sujet : Un jeune homme
rachète successivement la vie de trois animaux, au prix de tout l'ar-
gent qu'il possède. Grâce à l'un d'eux, il devient possesseur d'un
anneau magique. Cet anneau, après diverses aventures, lui est volé
par certain personnage malfaisant, et il le recouvre ensuite, par
l'entremise de ses obligés.
On a recueilli ce conte chez les Russes, chez les Grecs modernes,
chez certaines populations arabes de la Mésopotamie, chez les
Kariaines, peuplades montagnardes de la Birmanie, et dans plusieurs
pays de l'Inde. Il figurait déjà dans ce vieux recueil de contes que
les Kalraoucks ont jadis traduit du sanscrit et dont j'ai dit un mot
précédemment (2). Enfin, remarque importante, dans les contrées
qui ont subi l'influence religieuse de l'Inde, cette invraisemblable
charité n'existe pas seulement en récit ; elle se voit dans la vie réelle.
En 18'29, un missionnaire, INIgr Bruguière, écrivait de Bangkok que
les dévots siamois achètent du poisson encore vivant et le rejettent
à la rivière.
Au fond de tout cela, il y a une idée philosophico-religieuse, celle
d'une identité foncière entre l'animal et l'homme. Cette idée a pu
hanter d'autres races, mais elle s'est formulée dans l'Inde, d'une
façon nettement arrêtée, dans la croyance dogmatique à la métemp-
sycose, surtout telle que la prêche le bouddhisme. On sait qu'en
théorie la charité des bouddhistes doit s'étendre à tout être vivant
et. dans la pratique, comme le célèbre indianiste Benfey le fait
remarquer, les animaux en profitent bien plus que les hommes.
Mais, — objecteront certains hellénistes, — l'antiquité grecque
racontait déjà des anecdotes de ce genre : au rapport d'Athénée,
l'historien Phylarque, qui vivait peu après Alexandre le Grand,
u donné l'histoire d'un dauphin racheté à des pêcheurs par un cer-
(1) Th. Benfey, Pantchatantra, I, p. 389.
(2) A. DE GuBERNATis, Zoological Mythology, II, pp. 56, 57 ; — Hahn. n<' 9 ; —
Zeitschrift der deutschen morgenlàndischen Gesellschaft, 1882, p. 29 ; — Journal
of the Asiatic Society of Bengal, t. XXXIV (1865), 2«^ partie, p. 225 ; — Steel
et Temple, p. 196 ; — Hinton Knowles, Folk-tales of Kashmir (1888), p. 20 ; —
Siddhi-kur, 13" conte.
22 ÉTUDES FOLKLORIQUES
tain Grec, rejeté par lui à la mer et sauvant plus tard la vie de son
làeniaileur dans un naufrage. A quoi bon, dès lors, s'en aller cher-
cher dans l'Inde ce qui se trouve depuis si longtemps dans notre
Europe ?
Je répondrai simplement : Cette idée sort trop de l'ordinaire pour
avoir pu naître à la fois dans la Grèce et dans l'Inde. Certainement,
il y a eu transmission d'un pays à l'autre ; mais de ({uel pays à quel
pays ? Est-ce de la Grèce que ce petit conte est venu dans l'Inde ?
(lu n'est-ce pas plutôt la Grèce qui l'a reçu d'un pays où, bien loin
i|ue cette histoire puisse paraître bizarre, la religion, en général
les mœurs, tout la rend acceptable ; où, maintenant encore, c'est un
acte pieux de fonder des hospices d'animaux, quand on ne rachète
pas des poissons pour les rendre à leur élément ?
Il sufnt, je crois, de poser la question. L'auteur, très érudit de
louvrage allemand où j'ai trouvé cette historiette de Phylarque et
quelques autres anecdotes d'animaux reconnaissants contées par
les écrivains grecs, M. Auguste Marx (1), s'est donné la peine d'éta-
blir que tous ces petits récits sont des contes et non des mythes plus
ou moins déformés ; il a démontré par là même qu'ils ne tiennent
pas. chez les Grecs, à l'intime des croyances, comme cela a lieu
chez les Hindous, pour les contes du même genre. Donc ils peuvent,
ils doivent avoir été importés en Grèce. Est-ce que, du reste, depuis
l'épuque d'Alexandre et même auparavant, le monde grec ne fut
pas en relations avec l'Inde ?
De cette iiiôme croyance à la métempsycose, existant dans l'Inde,
non pas à l'état vague, mais sous une forme précise, vient encore
— je l'ai dit autrefois, et rien, ce me semble, ne s'est produit depuis
qui m'ol)lige à me rétracter — l'idée que les animaux, ces frères
disgraciés soumis à une dure épreuve, sont meilleurs que l'homme ;
qu'ils sont reconnaissants, tandis que l'homme est ingrat.
Lisez certain conte sicilien de la grande collection de M. Pitre
(no VK^l). et vous y verrez cette thèse mise en action : Un prince, pen-
dant (|u'il est à la chasse, tomjte dans une fosse profonde, où il se
trriuvr face à face avec un lion et un serpent, qui y sont tombés
avant lui. Ln char]ioiuii<*r qui passe les retire tous les trois, sur la
promesse que le prince lui fait par écrit de lui donner le tiers de tout
ce qu'il possède. Bientôt après, le lion apporte à son sauveur de belles
(Ir Griechische Mdrchen ion dankharen Thieren und Verwandtes, von AvcfST
Marx (Stuttgart, 1889).
LES CONTES POPULAIRES FT LEUR ORIGINE 23
pièces de gibier ; le serpent, une pierre précieuse, Mais quauil le
charbonnier se présente au palais pour rappeler au prince sa pro-
messe, celui-ci le fait mettre à la porte, et il faut l'intervention du
roi son père, indigné de sa conduite, pour qu'il tienne son engage-
ment.
Cette version d'un vieux conte est quelque peu affaiblie ; dans
l'antique livre sanscrit le Panlchatanlra, le récit est bien autrement
saisissant : Un brahmane tire d'un trou, dans lequel ils sont succes-
sivement tombés, un tigre, un singe, un serpent et un homme. Tous
lui font des protestations de reconnaissance. Bientôt le singe lui
apporte des fruits ; le tigre lui donne la chaîne d'or d'un prince qu'il
a tué. L'homme, au contraire, dénonce son libérateur comme le
meurtrier du prince. Jeté en prison, le brahmane pense au ser-
pent, qui paraît aussitôt devant lui et lui dit : « Je vais piquer
l'épouse favorite du roi, et la blessure ne pourra être guérie que par
toi. >) Tout arrive comme le serpent l'avait annoncé ; l'ingrat est
puni, et le brahmane devient ministre du roi.
Plusieurs livres bouddhiques donnent cette même histoire, et
l'un d'eux la met dans la bouche du Bouddha lui-même, à l'occasion
d'un certain trait d'ingratitude. Notre moyen âge a inséré ce même
conte, plus ou moins modifié, dans deux de ses ouvrages littéraires,
le Livre des Merveilles et les Gesla Bomanoruin. En 1195, d'après
la Grande Chronique de Mathieu Paris, Richard Cœur-de-Lion le
racontait en public. Enfin ce même conte, qui entre comme élément
dans certain conte très composite, trouvé chez les Berbères du sud
du Maroc, a été recueilli par M. l'abbé Bouche chez les Nagos, peu-
plade nègre de la Côte des Esclaves (1).
« Toute méchanceté a son siège en l'homme : songe à cela, et ne
» viens pas en aide à celui-ci, et ne lui accorde pas confiance. » Telle
est la morale que l'auteur du Panlchalanlra fait formuler par les
trois animaux, êtres reconnaissants par essence, selon les idées
indiennes. Les nègres de la Côte des Esclaves y ont vu autre chose.
Dans l'histoire telle qu'ils la racontent, le rat, un des animaux tirés
de la fosse, va, par un souterrain qu'il creuse, prendre un objet pré-
cieux chez le roi, et il l'apporte à son libérateur. Accusé de l'avoir
volé par la femme qu'il a tirée également de la fosse, l'homme serait
toujours resté dans les fers, si le serpent n'eût rendu le fils du roi
(1) Voir, pour les sources, mes Contes populaires de Lorraine, pp. xxvi et xxvii
de l'Introduction. — Le conte berbère a été publié, en 1889, par M. de Roche-
MONTEix, dans le Journal Asiatique (I, pp. 208 seq.).
24 ÉTUDES FOLKLORIQUES
malacie et n'eût donné à son ami le moyen de le guérir. — Tout cela
est bien le conte de l'Inde, mais notons la réflexion finale, qui est
typique : « Apprenez par là à ne rien prendre dans la maison du
roi !!! » On dirait que ces bon? nègres ont voulu nous montrer com-
l»ien ils sont peu capables d'inventer un conte ayant quelque tour-
luire. puisqu'ils interprètent si niaisement les contes (|ui bur ont
été apportés tout faits.
Un autre conte, — bien connu, celui-là, — le Chai Boité, reflétait,
lui aussi, h l'origine, cette idée tout indienne de la reconnaissance
des animaux, opposée à l'ingratitude des hommes. Dans les formes
bien complètes de ce conte, le renard (ou le chacal), qui presque par-
tout joue le rôle du chat, a vu sa vie épargnée par le jeune homme
au service duquel il se met, et, s'il lui fait épouser la fille du roi, c'est
par reconnaissance ; son maître, au contraire, se montre ingrat à son
égard. Quand il voit le renard étendu raide par terre (le renard avait
fait le mort pour l'éprouver), il dit qu'il est bien débarrassé et ordonne
de jeter le cadavre à la voirie. Sur quoi le prétendu mort ressuscite
et menace le nouveau grand seigneur de révéler sa basse extraction
et le reste. — Cette fin caractéristique se trouve dans un conte
des Avares du Caucase, dans un conte nubien, dans un conte
swahili de l'île de Zanzibar, dans un conte sicilien, etc. Une
soixantaine d'années avant Perrault, le Napolitain Basile rédi-
geait, en son style bizarre, cette même fin dans le Gagliuso de son
Peniamerone (1).
Combien il faut traiter avec prudence et réserve les questions de
fait, en cette matière des contes où chaque jour amène sa décou-
verte ! En 1888, alors qu'il écrivait ses remarques sur les Contes de
Perrault, mon adversaire et ami M. Lang croyait pouvoir triompher
de ce que, dans le seul conte indien connu alors, conte très altéré
d'ailleurs, le chacal n'était nullement présenté comme aidant le
héros par reconnaissance. Or, depuis 1888, deux autres contes de ce
type ont été notés dans l'Inde, et tous les deux ont le renard
ou le chacal reconnaissant (2). Quelque jour, certainement, l'on
découvrira dans l'hub' des versions mieux conservées, avec la
morale finale.
En attendant, je le répète, l'idée sur laquelle reposent les formes
(1) Voir Contes populaires de Lorraine, t. I, p. xxxii. — Ajouter : Maxence de
RocHEMOMEix, Quclqucs cuiitcs nubicns (1888), n" 5.
(2) HiNTON Knowles, Folh-tales of Kashmir (1888). p. 186. — Indion Anli-
quary, janvier 1891, p. 29.
LES CONTES POPULAIRES ET LEUR ORIGINE 25
complètes du Chai Bollé est tout indienne, cela est incontestable, et
c'est là, pour tous les contes de ce groupe, — pour les incomplets
comme pour les autres, cela va sans dire, — une marque d'origine.
Voulez-vous encore voir une autre idée indienne transportée
dans notre monde occidental ? Examinez ceux de nos contes où le
diable joue un rôle. Singulier diable que celui-là, et qui ressemble peu
à l'ange déchu de la théologie chrétienne ! Ainsi, dans plusieurs de
ces contes, il a une fille, aussi belle, aussi bonne, aussi intelligente,
qu'il est méchant et bête ; car la bêtise est un trait saillant du per-
sonnage. — Allez maintenant dans l'Inde ; je vous y signalerai, dans
un recueil sanscrit de contes formé au xii^ siècle de notre ère par
Somadeva de Cachemire avec des écrits antérieurs, une histoire
qui rentre absolument dans un des groupes de contes où, chez nous
autres Européens, on fait figurer le diable. Le héros de ce conte
indien, un jeune prince, entre un jour dans un château, au milieu
d'une forêt. C'est le château d'un râkshasa, c'est-à-dire d'une sorte
de mauvais génie, d'ogre. Ce râkshasa a une fille très belle. Les deux
jeunes gens s'éprennent l'un de l'autre. Mais, avant que le père ne
consente au mariage, il faut que le prince accomplisse plusieurs
tâches qui lui seront imposées. Dans toutes il est aidé par la fille
du râkshasa. Ce qu'il a d'abord à faire, c'est de reconnaître sa bien-
aimée au milieu de ses cent sœurs qui toutes lui ressemblent abso-
lument, et de lui poser sur le front la couronne de fiancée. La jeune
fille a prévu -cette épreuve, et le prince sait d'avance qu'elle portera
autour du front un cordon de perles. « Mon père ne le remarquera
pas, lui a-t-elle dit ; comme il appartient à la race des démons, il n'a
pas beaucoup d'esprit, n La suite du conte montre, en effet, qu'en
parlant comme elle l'a fait de son père, la fille du râkshasa a employé
une expression très adoucie.
Voilà, ce me semble, un passage qu nous explique le diable des
contes européens, le diable si bête. Ce diable, c'est le râkshasa indien :
on a traduit jadis, comme on a pu, le nom de ce malfaisant per-
sonnage.
Je voudrais vous montrer, pour finir, quelles modifications a
subies un certain conte indien pour qu'il pût s'adapter à nos idées
occidentales.
Il était impossible de transporter tel quel en Europe un conte où
l'on voit les sept femmes d'un roi persécutées par une rivale, une
râkshasi (le type féminin du râkshasa), qui a pris une forme humaine
26 ÉTUDES FOLKLORIQUES
et s'est fait épouser, comme huitième femme, par ce roi. Aussi, dans
un conte sicilien (Gonzenbach, n^ 80), ressemblant pour tout le
corps du récit aux contes indiens et orientaux de ce groupe, tout
ce qu'il y a de trop étranger à nos mœurs a-t-il été changé. Les sept
femmes du roi sont devenues ses sept filles, qui épousent sept princes,
fils d'une reine veuve, avec laquelle se remarie le roi, veuf lui-même.
C'est cette reine qui persécute les sept princesses, ses belles-filles ;
c'est elle qui. comme la râkshasi du conte indien, leur fait arracher
les yeux ; qui cherche à perdre le fils de la plus jeune princesse, en
le faisant envoyer en des expéditions périlleuses, etc.
Le travail d'adaptation est visible ici à tous les yeux (1).
Il faut conclure, bien que je sois obligé de laisser de côté certaines
considérations qui auraient précisé encore ma thèse et prévenu des
objections. J'exprimerai donc de nouveau, en terminant, ma convic-
tion, de jour en jour fortifiée : plus on étudiera de près la question,
plus on recueillera de contes, surtout en Asie, et plus on reconnaîtra
que la thèse de l'origine non seulement asiatique, mais indienne,
de nos contes populaires est la seule vraie.
(1) Contes populaires de Lorraine, t. I, p. XXX.
LA LKGENDK
DES
SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT
SON ORIGINE
(Extrait de la Revue des questions historiques. Octobre 1880)
Au nombre des ouvrages les plus répandus et les plus goûtés au
moyen âge se trouvait un livre qui, après un long oubli, a, dans
ces derniers temps, attiré l'attention du monde savant, la Vie des
sainis Barlaam et Josaphat. C'est l'histoire d'un jeune prince, fils
d'un roi des Indes et nommé Josaphat. A sa naissance, il avait été
prédit qu'il abandonnerait l'idolâtrie pour se faire chrétien et renon-
cerait à la couronne. Malgré les précautions ordonnées par le roi
son père, qui le fait élever loin du monde et cherche à écarter des
yeux de l'enfant la vue des misères de cette vie, diverses circon-
stances révèlent à Josaphat l'existence de la maladie, de la vieillesse,
de la mort, et l'ermite Barlaam, qui s'introduit auprès de lui, n'a pas
- de peine à le convertir au christianisme. Josaphat, de son côté,
convertit son père, les sujets de son royaume et jusqu'au magicien
employé pour le séduire ; puis il dépose la couronne et se fait ermite.
Attribuée jadis à saint Jean Damascène (viii^ siècle), — on ne
sait trop sur quel fondement, dit le docteur Alzog (1), — cette his-
toire, dont l'original est écrit en grec et a dû être rédigé en Pales-
tine ou dans une région voisine, fut traduite en arabe, à l'usage des
chrétiens parlant cette langue, et il existe encore un manuscrit,
(1) « On lui attribue encore (à saint Jean Damascène), nous ignorons sur quel
fondement, deux ouvrages hagiographiques : La vie de saint Barlaam et de saint
Josaphat et la Passion de saint Artémius. » [Patrologie, trad. de l'abbé P. Belet|
1877, p. 625.)
28 ÉTUDES FOLKLORIQUES
datant du xi^ siècle, de cette traduction faite probablement sur
une vei^sion syriaque, aujourd'hui disparue. La traduction arabe,
à son tour, donna naissance à une traduction copte et à une
traduction arnicniennc. — Au xii^' siècle, la Vie de Barlaam
el Josaphal avait déjà pénétré dans l'Europe occidentale, par
rintermédiaire d'une traduction latine. Dans le courant du
xiii^ siècle, cette traduction était insérée par Vincent de
Beauvais (mort vers 1264) dans son Spéculum liistoriale, puis par
Jacques de Voragine, archevêque de Gênes (mort en 1298) dans
sa Légende dorée, qui a été si longtemps populaire. Dans la pre-
mière moitié du même siècle, le trouvère Gui de Cambrai tirait de
cette traduction latine la matière d'un poème français, et il fut com-
posé dans le même siècle deux autres poèmes français de Barlaam et
Josaphal, ainsi qu'une traduction en prose. A la même époque que
Gui de Cambrai, un poète allemand, Rodolphe d'Ems, traitait le
même sujet, et, lui aussi, d'après la traduction latine ; deux autres
Allemands mettaient également cette traduction en vers. Les biblio-
graphes mentionnent encore une traduction provençale, probable-
ment du xiv^ siècle, et plusieurs versions italiennes, dont l'une se
trouve dans un manuscrit daté de 1323. Avec une traduction alle-
mande en prose, l'histoire de Barlaam el Josaphal arriva en Suède
et en Islande. La rédaction latine fut traduite en espagnol, puis en
langue tchèque (vers la fin du xvi^ siècle), plus tard en polonais.
Ces quelques détails peuvent donner une idée de la diffusion de
cette légende au moyen âge (1).
Enfin, en 1583, — ceci a un intérêt tout particulier, — l'autorité
de saint Jean Damascène, à qui la rédaction de l'ouvrage était attri-
buée, comme nous l'avons dit, fit entrer dans le Marlyrologe Romain
les noms des « saints Barlaam et Josaphat ». A la fin de la liste des
saints honorés le 27 novembre, on lit en eiïet ce qui suit : « Chez
les Indiens limitrophes de la Perse, les saints Barlaam et
Josaphat, dont les actes extraordinaires ont été écrits par saint
Jean Damascène (2) ».
Or, voici que de nos jours le caractère historique de cette Vie des
(1) Voir Barlaam und Josaphat. FranzOsisches Gedicht des drcizchnien Jarhhun-
derts von Gui de Cambrai, heraupgegeben von H. Zotenberg und P. Meyer (Stutt-
gart, 1864), p. 310 et seq. — Barlaam und Josaphat von Rudolf von Unis, herausge-
geben von Franz Pfeiffer (Leipzig, 1843), p. vui et seq. — Bulletin de l' Académie
des Sciences de Saint-Pétersbourg (classe historico-philologique), t. IX (1852),
n"- 20, 21, pp. 308, 30'J.
(2) 0 Apud Indos Persis finitinios, sanclorum Barlaam et Josaphat (ooinniemo-
ratio), quorum actus mirandos sanctus Joannes Damascenus conscripsit. »
LA LÉGENDE DES SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT 29
sainfs Barlaam et Josaphat est tout à fait contesté. Déjà, durant
les deux derniers siècles, elle avait été, de la part d'écrivains ecclé-
siastiques des plus sérieux, l'objet de doutes ou tout au moins d'hési-
tations très caractéristiques ; aujourd'hui, des hommes familiers
avec les études orientales, M. Max Muller, entre autres, affîrment
catégoriquement que cette légende n'est autre chose qu'un arran-
gement chrétien d'un récit indien, de la légende du Bouddha. Et
M. Emile Burnouf, dans un livre aussi peu scientifique qu'il est anti-
religieux, s'est empressé de chercher là des arguments contre le
catholicisme (1).
Y a-t-il lieu, pour nous autres catholiques, de nous efïrayer de cette
découverte, si elle est démontrée vraie, et sommes-nous obligés, en
raison de l'autorité du Martyrologe Romain, de soulever, si l'on peut
parler ainsi, la question préalable ? Ce serait une insulte à l'Eglise
que de le prétendre. Rien absolument ne nous empêche d'étudier
cette question sans autre préoccupation que celle de la science.
Mais, avant d'entreprendre cette étude, il convient d'examiner
ce qui résulte, au point de vue théologique, de la mention faite par le
Martyrologe Romain des « saints Barlaam et Josaphat » et de leur
légende.
On ne saurait trop le répéter : les écrivains étrangers au catholi-
cisme exagèrent, sur une foule de points, l'infaillibilité dont l'P^glise
revendique le privilège. Nous ne mettons pas la bonne foi en cause ;
c'est, nous le croyons, uniquement le défaut de connaissances théolo-
giques qui, la plupart du temps, leur fait ainsi grossir les choses.
Dans la question qui nous occupe, quelques lignes d'un ouvrage dont
personne ne contestera l'autorité suffiront pour tout ramener à de
justes proportions. Qu'on ouvre le livre célèbre du savant pape
Benoît XIV sur la béatification et la canonisation des saints, on
y trouvera, formulés dans le chapitre consacré au Martyrologe
Romain, des principes dont l'importance est d'autant plus grande,
que Pie IX, par un décret du l^r septembre 1870, renvoie à cette
partie de l'ouvrage de Benoît XIV tous ceux qui ont à traiter de
ces matières (2).
(1) Cet ouvrage de M. Emile Burnouf, le Catholicisme contemporain, fourmille
d'énormes bévues. Nous en avons relevé quelques-unes dans le Français du !'='■ sep-
tembre 1879.
(2) Le passage principal de ce décret a été reproduit dans la remarquable
Introductio generalis ad historiam ecclesiasticam critice tractandam, du P. Ch. de
Smedt, S. J. (Gand, 1876), p. 192.
30 ÉTUDES FOLKLORIQUES
« Nous affirmons, dit Benoît XIV, quo le Saint-Siège n'enseigne
« point que tout ce ijui a été inséré dans le Marlijrologe lîomain est
« vrai d'une vérité certaine et inébranlable... C'est ce qu'on peut par-
(i faitenient conclure des changements et des corrections ordonnés
« par le Saint-Siège lui-même (1). » — « 11 y a une grande différence,
« dit-il encore, entre la seTitence de canonisation [portée par le Sou-
« verain-Pontife] et l'introduction d'un nom dans le Marlijrologe Ro-
« main [par ceux que le Pape a chargés de composer ce martyrologe.]
« Aussi, de ce que l'erreur a pu se rencontrer dans le Marlijrologe
« Romain, il ne s'ensuit pas qu'elle puisse se rencontrer également
« dans une sentence de canonisation (2) ».
De quelle nature sont ces erreurs qui peuvent s'êLre glissées dans le
Marlyrologe Romain ?« Il y en a eu de deux sortes, dit Benoît XIV;
« outre celles dont les typographes sont responsables, quelques-unes
« peuvent être attribuées à ceux qui ont composé et corrigé le Mar-
« iyrologe Romain. Ainsi, au 25 janvier, il était fait mention [dans
« les premières éditions] d'une sainte Xynoris, martyre, par suite
« d'une confusion qui d'un nom commun avait fait un nom propre :
« cette prétendue Xynoris martyre avait été introduite dans le Mar-
« Iyrologe Romain sur l'autorité d'un texte de saint Jean Chryso-
« stonie mal interprété ; dans ce texte, en effet, le mot Xynoris
« n'est pas le nom propre d'une personne, mais il s'applique à un
« « couple » (;i/vu)'p: ) de martyrs, Juventinus et Maximus, qui souf-
« frirent à Antioche, sous Julien. Averti de cette erreur par Pierre
« Pithou et autres, le cardinel Baronius la fit corriger (3). »
(1) « Postremo asserimus Apostoiicara Sedem non judicare inconcussae esse et
certissimœ veritatis quœcumque in Martyrologio Romano inserta sunt... Quod
et optime colligitur ex niulationibus et correctionibus ab ipsa Sancta Sede deman-
datis. » (De senoruni Dei beatificatione et canonizatione, lib. IV, part. II, cap. xvii,
n. 9.)
(2) « Insuper monemus aliud esse canonizationis judiciuni, aliud appositionem
nominis in Martyrologio Romano, atque adeo ab errore qui forte contigerit in
Mnrtyrologio Romano, non recte inferri, in judicio quoque canonizationis errorem
contingere posse (ibidj. »
(3) " Porro hi (errores rorrigendi) sunt in duplici diffreentia : nonnulli quippe
sunt, qui non incuria' nec malitiae typographorum, sed compositoribus et correc-
toribus Romani Martyrologii adscribi possunt. Ad diem 25 januarti fiebat in
Martyrologio Romano commcmoratio sanctœ Xynoridis martyris, facta transla-
tione' nominis appellativi ad proprium ; Xynoris enim martyr inducta fuerat
ex maie inlellecta auitoritate sancti Joannis Chrysostomi, liomil. 14 <fe Lazaro,
cum Xynoris apud eum non proprium nomen alicujus, sed par martyrum indicet,
Juventini scilicet et Maximi, qui Antiochiœ passi sunt sub Juliano. Sed cum de
errore fuerit admonilus cardinal Baronius a Petro Pithupo, Nicolao Fabro et Petro
Ducseo, et error quidem ipse correctus fuerit, nulla amplius ejus habenda est
ratio, uti etiam admittit Launojus in opusculo De cura Ecclesix pro veneratione
LA LÉGEXDE DES SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT 31
On voit qu'aux yeux de l'Église, le Marlijiuloge Uomain n'est
nullement irrél'orniable. Même après les corrections ordonnées par
le Saint-Siège, — c'est Benoît XIV qui nous l'apprend, — un prince
de l'Église, le cardinal Léandre Colloredo, avait recueilli de nom-
breuses notes en vue d'une nouvelle « épuration » ; mais la mort l'em-
pêcha de mettre la dernière main à son ouvrage et de le publier (1).
Ces principes posés, nous pouvons aborder avec calme la question
des « saints Barlaam et Josaphat ».
Le Martyrologe Romain actuel (2), rédigé vers la fin du xvi^ siècle
(en 1583), par ordre de Grégoire XIII, a été tiré, pour la plus grande
partie, d'un martyrologe antérieur, œuvre d'un bénédictin du nom
d'Usuard, qui le composa vers l'an 875. C'était, du reste, de ce mar-
tyrologe d'Usuard qu'on se servait auparavant dans les églises et les
monastères de l'Occident et de Rome même, en se donnant, il est
vrai, la liberté de modifier, d'abréger et surtout d'augmenter le
texte par l'addition de saints locaux ou appartenant à tel ou tel
ordre religieux. Il n'est pas inutile, croyons-nous, de constater tout
d'abord que les noms des « saints Barlaam et .Josaphat » ne se sont
trouvés dans aucun des nombreux manuscrits de ce martyrologe qui
ont été dépouillés par le P. du Sollier pour son édition classique du
Martyrologe d'Usuard, formant la seconde partie du tome VI de juin
des Acta Sanctorum. Ils ne se sont rencontrés, du moins jusqu'à pré-
sent, que dans les additions faites par Greven ou Grefgen et par
Molanus dans leurs éditions respectives d'Usuard (Greven, première
édition, 1515 ; Molanus, première édition, 1568). L'un et l'autre indi-
quent comme leur source un livre imprimé à Lyon en 1514, le Cala-
logus Sandorum, de Pierre de Natalibus, mort vers 1370.
Ce Catalogus, recueil de légendes abrégées, n'a jamais eu aucune
sanctorum, artic. II (ihid.). » — Ajoutons quelques détails sur cette fameuse
« sainte Xynoris ». Elle figure dans les deux premières éditions du Martyrologe
Romain (1583) ; dans l'édition de 158'i, la première approuvée par Grégoire XIII,
et dans celle de 1586, revue et accompagnée de notes très érudites par l'illustre
Baronius. Elle a disparu de l'édition donnée en 1589 à Anvers par ce même Baro-
nius et des éditions subséquentes (vid. Introductio ad historiam ecdesiasticam du
P. Ch. de Smedt, p. 149).
(1) « ... Prœter supra exposita, scimus cardinalem Leandrum CoUoredum multa
parasse pro nova expurgatione Martyrologii Romani, at morte prœreptum opus
absolvere et typis edere non potuisse (loc. cit..) s
(2) Nous devons nos renseignements sur les martj'rologes à l'obligeance de
deux hommes tout à fait compétents : pour les martyrologes occidentaux, au
P. Ch. de Smedt, S. J., le savant bollandiste ; pour les martyrologes orientaux, au
P. Martinov, S. J., si connu pour son immense érudition en tout ce qui touche
le monde slave et les antiquités religieuses de l'Orient.
32 ÉTUDES FOLKLORIQUES
autorité offiriollo, pas plus que 1rs autivs rollcrtinns dn Ir^^ondes ot
(le vies de saints. Irllfs cjuc la Légende dorée (lin du xiii^ siècle), qui
doniM' aussi, oonmie nous l'avons dit. la vio dos « saints Barlaam
ft Jnsa}diat ». pas ]ilus ([uo los martyrologes de Canisius et de Mau-
rolycus, où se trouvent les noms des deux « saints (1 ) ». — Notons que
Barlaam et Josaphat ne sont pas mentionnés dans le Marlyrologium
Unmonœ Eccleniœ, puldié par Galesinius, avec privilège de Grégoire
XIII, à \'enise, en 1578.
Il semble que les auteurs du Marlyrologe Romain de 1583, qui
renvoient à la vie des « saints Barlaam et Josaphat » attribuée à
saint Jean Damascènc, et depuis bien longtemps bien connue en
Occident, se sont autorisés, pour l'insertion de ces noms dans la
liste des saints, uniquement de cet écrit même, sans s'appuyer sur
aucun autre document.
En Orient, les « saints Barlaam et Joasaph » [Joasaph est la forme
primitive, telle qu'elle se trouve dans le livre grec attiibué à saint
Jean Damascène) ne figurent pas dans le Ménologe de l'empereur
Basile, qui date du dixième siècle et dont l'original illuslré existe
encoir ("2) ; mais ils sont mentionnés, à la date du 19 novembre, dans
un calendrier slavon du xv^ siècle, manuscrit, du couvent de Bélo-
Zersk. aujourd'hui à la bibliothèque de l'Académie ecclésiastique de
Saint-Pétersbourg ; dans un psautier également slavon du xvi^
siècle, de la Bibliothèque impériale publique de la même ville (n*^ 10),
et dans d'autres documents plus récents. A la date du 18 novembre,
(1) Le Martyrologe de Canisius (le Bienheureux Pierre) a été publié de son
vivant, en allemand, par Adam Walasser. L'édition qui se trouve dans la biblio-
thèque des Bollandistes est celle de Dillingen, 158.^ ; mais ce n'est que la troisième ;
les deux premières sont respectivement de 1562 et de 1573, et il est plus que pro-
bable que la mention des deux <> Saints » figurait déjà dans la première édition.
II est à remarquer que, daas ce martyrologe, ils se trouvent mentionnés deux fois :
ensemble au 27 novembre, comme dans le Marlyrologe Romain, et, de plus, « saint
Barlaam » seul au 2 avril et « saint Josaphat » seul au 29 octobre. On ne sait pas
exactement quelle a été la part prise par le Bienheureux Pierre Canisius à la rédac-
tion du martyrologe qu'on cite sous son nom. Suivant les uns, il en est véritable-
ment l'auteur ; selon d'autres, il n'a fait que le réviser et en fournir la préface.
(Voyez la Bibliothèque des écrit'ains de la Compagnie de Jésus, par les PP. de
Backer et Ch. Sonimervogel, article Canisius, Pierre.) — Le martyrologe de Mau-
rolycus (en latin) a été publié à Venise, en 1568.
(2) En Orient, les ménologes correspondent à peu près aux martyrologes occi-
dentaux. L'original du ménologe composé par les ordres de l'empereur Basile II
Porphyrogénète (075-1025) se conserve, moitié (la partie qui va de septembre à
février), à la Bibliothèque Vaticane, moitié (mars-août), au couvent des moines
grecs catholiques de Grotta-ferrata, près de Rome, où l'on s'en sert encore dans les
ofTices. Ce ménologe a été édité à Urbino, en 1727, sous ce titre : Menologium
Grxcorum jussu Basilii Imperaturis grœce olim editum, etc. (3 vol. in-fol.).
LA LÉGENDE DES SAINTS BARLAAM ET ,JOSAPIL\T 33
nous les retrouvons dans le Grand Ménologe de Macaire, en slavon,
du xvi^ siècle, dans deux prologues (ménologes abrégés), manus-
crits, de la Bibliothèque synodale de Moscou (n^^ 244 et 247), faits
d'après la seconde rédaction du Ménologe grec de l'empereur
Basile, etc.
A la date du 17 novembre, ces deux prologues mentionnent « Bar-
laam, anachorète ». De même un prologue slavon imprimé, dont la
première édition est de 1641. Barlaam reparait, au 30 mai, dans un
synaxaire (sorte de monologe) du Mont-Athos, en grec vulgaire,
édité d'abord en 1819, puis en 1842, à Constantinople ; dans le
synaxaire grec rimé dit de Chifllet, du xii^ siècle, et dans un prologue
slavon rimé, de 1370 (bibliothèciue de Hloudov) ; enfin, dans les
Menées grecques, dont la plus ancienne édition est de Venise, 1551 (1),
En lin, à la date du 26 août, ces mêmes Menées grecques men-
tionnent « Joasaph », ainsi qu'un martyrologe grec, en vers, édité
au siècle dernier (2).
Quelque temps avant la rédaction du Marlyrologe Bomqin de
1583, le cardinal Sirlet (1514-1585) avait extrait des recueils hagio-
logiques grecs (menées, ménologes, synaxaires) un Menologium Grœ-
coruin, en latin (3), dans lequel les auteurs du Marlyrologe Romain
ont été prendre des noms de saints grecs (4). Or, les noms des
« saints Barlaam et Josaphat >> n'y figurent pas, ce qui fortifie encore
l'opinion émise plus haut, que ces noms ont été puisés directement
par les auteurs du Martyrologe de 1583 dans la vie attribuée à saint
Jean Damascène.
Nous avons dit que le caractère historique de la « vie des saints
Barlaam et Josaphat )) avait été, de la part d'écrivains ecclésiastiques
très sérieux des derniers siècles, l'objet de doutes ou tout au moins
d'hésitations très significatives. Ainsi Bellarmin, c{ui, dans un livre
composé vers l'année 1613, conclut à la vérité de la légende, ne laisse
pas de constater qu'on peut se demander si l'on n'a pas affaire à un
roman historique destiné à l'éducation de la jeunesse, comme la
(1) Les Menées comprennent, distribués en douze volumes correspondant aux
douze mois, l'ofTice et la vie de tous les saints honoré.s par l'Église grecque.
(2) Ecclesise graecse Martyrologium metricum, ex Menaeis (édité par Siberus),
Leipzig, 1727, p. 274.
(3) Ce ménologe a été publié par Henri Canisius, neveu du bienheureux Pierre,
dans son Thésaurus monumentorum ecclesiasticorum et historicorum (c'est le titre
de la seconde édition, donnée par Jacques Basnage, en 1725 ; la première (1604-
1608) portait celui à' Antiquœ Lectiones).
(4) Introd. ad hist. eccles., du P. de Smedt, p. 143.
3
34 ÉTUDES FOLKLORIQUES
*Cyropédie de Xénophon. Les raisons qu'il invoque en faveur de la
a vie des saints Barlaani et Josaphat » sont, du reste, quelle que soit
l'autorité de ce grand homme, très peu décisives. Celle qui est tirée
de l'insertion des deux noms au Martyrologe Romain n'a, comme nous
l'avons vu, aucun poids, d'après Benoît XIV, interprète de la vraie
doctrine théologique sur cette matière. Quant à la seconde, — l'in-
vocation des « saints Barlaam et Josaphat » par l'auteur de la « vie »
que Bellarmin croit être saint Jean Damascène, — elle se réfute par
une réflexion faite quelques lignes plus bas par Bellarmin lui-même,
à l'occasion d'un autre écrit attribué à saint Jean Damascène. « Il
peut se faire, dit-il, que, malgré sa science et sa prudence ordinaires,
saint Jean Damascène ait ajouté foi un peu facilement à de tels
récits et ne se soit pas inquiété d'en vérifier l'exactitude (1). »
Jacques de Billy, qui a donné en 1577 une traduction latine de
saint Jean Damascène, se pose, lui aussi, la question, et il la résou-
drait dans le sens négatif, s'il ne se croyait lié par les réflexions finales
de l'auteur de la « vie », qui affirme tenir son récit d'hommes véri-
diques. Rosweyde (1569-1629) reproduit dans ses Vitœ Palriim les
appréciations de Bellarmin et de Jacques de Billy. Tout en regar-
dant, non sans quelque hésitation, le fond de la légende comme vrai,
il se demande si certaines discussions religieuses qui y sont rappor-
tées n'ont pas été ajoutées ou amplifiées par l'auteur (2).
(1) Voici le passage de Bellarmin, De scriptoribus ecclcsiasticis (éd. de Paris,
1658, p. 252) : « ... Dubitatio quoque exislit, an hœc narratio sit vera historia,
an potius conficta ad erudiendos nobiles adolescentes, qualis est vita Cyri apud
Xenophontem. Cseterum veram historiam esse constat ex eo, quod S. Joannes
Damascenus in fine historiœ invocat sanctos Barlaam et Josaphat, quorum res
gesta .scripserat, et Ecclesia catholica in Martyrologio descriptos veneratur,
die 27 Novembris, eosdem sanctos Barlaam et Josaphat. — Oratio de his qui in
fide dormierunt (c'est le titre d'un autre ouvrage attribué à saint Jean Damascène)
.scrupulum injecit (quant à la question de savoir si ce saint en est l'auteur), quia
narrât Falconillam precibus primœ martyris, et Trajani animam precibus S. Gre-
gorii papœ, ab inferni suppliciis liberatas ; quœ narrationes falsœ esse videntur,
et fabulis similiores quam historiae. Sed fieri poiest, ut sanctus Joannes Damascenus,
quamvis alioqui dodus et prudens, istis narrationibus facile fidem habiterit, neque
de veritate earum invesliganda soUicitus juerit. »
(2) -■ Billius (Jacques de Billy) interpres ita ratiocinatur : i Quod ad ipsam his-
toriœ veritatem attinet, videri fortasse nonnullis potuisset, hoc opus non tam
veram historiam esse, quam sub historiœ specie tacitam vitœ monasticaî atque
ad Christianam perfectionem cxactœ collaudationem : nisi auctor sub finem eam
se ab hominibus a mendacii criminc alienis accepisse testaretur. Ei ergo, prsesertim
asseveranti, difTidere homini^ e^t. mihi videtur, plus suii suspicionibus, quam
Christianœ charitati, qua: omnia crédit, tribuentis. » — Ego vero vix dubito, quin
totius historiaî fundamentum verum sit. Forte disputationes quaedam de quibus-
dam fidei mysteriis ab auctore vel additœ vel dilatatœ. Nam qui potuit Josaphat,
recens ad fidem conversus, tôt Scripturae locis se communire, qui numquam eam
LA LÉGENDE DES SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT 35
D'autres écrivains ecclésiastiques vont beaucoup plus loin, témoin
le curieux passage suivant de Huet, le docte évoque d'Avranches :
« C'est un roman, mais spirituel ; il traite de l'amour, mais c'est de
l'amour divin ; l'on y voit beaucoup de sang répandu, mais c'est du
sang des martyrs. Il est écrit en forme d'histoire mais non pas dans
les règles du roman. Et cependant, quoique la vraisemblance y soit
assez exactement observée, il porte tant de marques de fiction, qu'il
ne faut que le lire avec un peu de discernement pour en tomber
d'accord. Il suppose que Josaphat était fils d'un roi indien ; que son
aventure est arrivée dans les Indes, et c{ue de certains Ethiopiens,
gens pieux et de bonne foi, qui l'avaient apprise dans des mémoires
reconnus pour véritables, la lui ont rapportée. Il appelle Ethiopiens
des Indiens, confondant l'Ethiopie avec les Indes, selon la coutume
de plusieurs anciens. Cependant il fait porter à la plupart de, ses
personnages des noms syriaques, c'est-à-dire des noms de son pays.
Non pas que je veuille soutenir que tout en soit supposé : il y aurait
de la témérité à désavouer qu'il y ait jamais eu de Barlaam ni de
Josaphat. Le témoignage du Martyrologe Romain, qui les met au
nomltre des saints, ne permet pas d'en douter (1). Peut-être même
n'en est-il pas le premier inventeur. Sa crédulité persuade assez qu'il
croyait ce qu'il a voulu faire croire, et qu'il avait ouï en effet une
partie de ce qu'il a écrit. Il découvre au reste l'esprit romancier de
sa nation, par le grand nombre de paraboles, de comparaisons et de
similitudes qui y sont répandues (2). »
Le janséniste Tillemont s'exprime avec plus d'embarras ; son
appréciation néanmoins mérite d'être citée. Après avoir dit qu'il
n'y a pas « de raison bien forte pour attrijjuer la vie de saint Barlaam
à saint Jean de Damas », il s'exprime ainsi : « C'est une diiïlculté plus
legerat ? » (Rosweyde, Vitae Patrum. Anvers, 1615, p. 339.) — Un écrivain très
érudit, mais qui ne passe point pour avoir possédé à un iiaut degré le sens critique,
Léon Allaci ou Allatius, (1586-16G9) rejette cette réserve de Rosweyde. (Voir ses
Prolegomena, p. xxviii, dans l'édition de saint Jean Chrysostome, donnée par
Lequien, Paris, 1712.)
(1) Il est inutile, après les citations de Benoît XIV données plus haut, de faire
remarquer que Huet exagère l'autorité du Martyrologe Romain.
(2) De Vorigine des romans, 2® édition, 1678, p. 87. La première édition est de
1670. — Le savant hagiographe catholique Alban Butler (The Lives of tke Fathers,
Martyrs and other principal Saints, 2« édition. Dublin, 1780, p. 103, article : Saint
Jean Damascène), ainsi que Feller (Dictionnaire historique, verbo « Barlaam » )
renvoient l'un et l'autre à Huet. Le premier dit qu'on croit que la plus grande
partie de l'histoire de Barlaam et Josaphat est une parabole ou allégorie mise sous
les noms de deux saints personnages. (Though Barlaam and Josaphat are names
of two holy persons, the greater part of this pièce is thought to be a parable or
allegory.)
36 ÉTUDES FOLKLORIQUES
iniporlanto de savoir si toute cette histoire n'est point une fiction,
comme Bellarmin et l'abbé de Biily avouent qu'il y a quelque sujet
de le croire. Ils soutiennent néanmoins tous deux que c'est une véri-
tal>le histoire. Et il est visible au moins que l'auteur l'a cru ainsi,
puisqu'il proteste qu'il l'a apprise de personnes tout à fait éloignées
de mentir. 11 invoque même Barlaam et Josaphat comme des saints,
ce qui serait une impiété, s'il ne les avait crus des saints véritables.
Et nous avons garde d'en soupçonner saint Jean de Damas, s'il est
auteur de cette histoire, quoique un auteur célèltre (Ellies du Pin)
paraît croire qu'elle est de lui, et que m^'aninoins ce n'est cju'un ro-
man. Les Grecs honorent Josaphat comme un saint le 26 d'août, ce
qui se trouve aussi chez quelques nouveaux Latins, et Baronius l'a
mis avec Barlaam dans le MarhjroJoge Romain au 27^ de novembre (1).
L'auteur de la vie peut avoir été trompé par fie faux méjuctires
et avoir trompé les autres par l'autorité du nom de saint Jean (b'
Damas. Mais c'est ce que je ne voudrais pas dire, à moins d'en avoir de
fortes preuves. Et, n'en ayant point, il vaut mieux, comme l'abbé
de Billy, donner moins à nos soupçons qu'à la charité qui croit
tout. — Quoique nous supposions avec lui et avec Rosweyde qu'il
y a quelque chose de véritable dans le fond de l'histoire, il y a grand
sujet de croire que l'auteur ou ceux qui la lui ont rapportée, y ont
ajouté diverses particularités qui la rendent plus agréable et moins
authentique. Car c'est sur quoi les Grecs surtout n'ont pas été fort
scrupuleux. Ainsi, ne voyant pas moyen de discerner le vrai d'avec
le faux, et ne sachant pas même si les saints sont du temps que nous
tâchons d'éclaircir, nous avons mieux aimé ne rien mettre du tout
ici de leur histoire, comme on n'en a rien mis dans la traduction
française des Vies des Pères [de Rosweyde.] On ne peut guère douter
(|ue les discours ne soient tout entiers de celui qui a fait l'histoire ;
et llosweyde en convient, au moins en partie (2). »
D'autres auteurs sont plus nets. Laissons de côté, si l'on veut,
des écrivains suspects, comme Ellies du Pin et Casimir Oudin, ce
moine apostat (3). Un savant bénédictin, deux fois honoré de brefs
(b' Benoît XIV. dans lesquels étaient loués sa personne et son ou-
(1) Tillernont se trompe en parlant ici de Baronius, qui n'a eu aucune part
aux premières éditions du Martyrologe Romain, où déjà figurent Barlaam et
Josaphat. Voir V Introductio ad hisloriam ecclesiasiicam, du P. de Smedt, p. 146.
(2) Mémoires pour servir à V histoire ecclésiastique, t. X (1705), p. 476.
(3) c L'histoire de Barlaam contient une longue narration d'une conversion
d'un fils du roi des Indes, appelé Josaphat, par le moine Barlaam ; elle a plutôt
l'air d'un roman que d'une histoire. » (Ellies du Pin, Souvelle Bibliothèque des
aui urs ecclésiastiques, tome VI, Mons, 1692, p. 103.) — « Historia Sanctorum
LA LÉGENDE DES SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT 37
vrage, Dont Ceillier, s'exprime sur ce sujet sans réticences. « Le
P. Le Ouien [l'éditeur de saint Jean Damascène], dit-il, avait pro-
mis de donner dans un troisième volume plusieurs monuments
attribués à saint Jean Damascène, quoiqu'on n'ait point de preuves
certaines qu'ils soient de lui. De ce nombre est l'histoire de Barlaam,
ermite, et de Josaphat, roi des Indes. Divers manuscrits la donnent
à un Jean Sinaïte, que l'on dit avoir vécu sous Théodose l^^. Mais
ce qui est dit sur les images convient beaucoup mieux à un écrivain
du viiie siècle ou postérieur. Mais il ne suit pas de là qu'elle soit
do saint Damascène. Cesl une pièce où il est si difficile de discerner
le vrai d'avec le faux, qu'elle ne peut lui faire aucun honneur (1). »
Avant Dom Ceillier, un autre auteur, très estimé pour son érudi-
tion ecclésiastique et qui n'est pas du tout rangé parmi les « déni-
cheurs de saints », Chastelain, parlait plus catégoriquement encore
peut-être. Dans son Marlyrologe Universel, il ajoute à la mention
des (( saints Barlaam et Josaphat » faite par le Marlyrologe Romain,
cette note marginale ; « dont on ne sait point les jours de la mort ;
ni même si toute leur histoire ne serait point une allégorie (2) ».
Tous les écrivains que nous venons de citer raisonnaient sur la
simple inspection de la légende en elle-même. Si donc postérieure-
ment ils avaient vu se produire des documents fournissant, contre
le caractère historique de cette légende, des arguments extrinsèques,
à coup sûr, leurs dernières hésitations seraient tombées. Eh bien !
ces documents se sont produits. C'est M. Laboulaye qui, le premier,
en 1859, attira l'attention sur l'étrange ressemblance que l'histoire
des « saints Barlaam et Josaphat « présente avec la légende du Boud-
dha, contenue dans le livre indien le Lalitavistâra (3). En 1860, les
deux récits étaient l'objet d'une comparaison détaillée de la part
d'un érudit allemand, M. F. Liebreclit (4). Dix ans plus tard, le
Barlaam et Josaphat... Quidquid alii dicant, purissimum mihi atque gravibus
viris commentiim est, ab otioso monacho conscriptum... » (Casimir Oudin. Com-
mentarius de Scriptoribus Ecclesiœ antiquis. Leipzig, 1722, col. 1724.)
(1) D. Rémi Ceillier, Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques,
tome XVIII (Paris, 1752), p. 150.
(2) Le Martyrologe universel, publié à Paris en 1709, se compose d'une version
française du Martyrologe Romain, complété à chaque jour par un double supplé-
ment (mis à la suite et à part du texte du Martyrologe Romain), l'un, des saints
de France, l'autre, des saints des autres pays qui ne sont pas mentionnés dans le
Martyrologe Romain.
(3) Journal des Débats du 26 juillet 1859.
(4) Die Quellendes Rarlaam und Josaphat, dans la revue Jahrbuch fUr romanische
und engUsche Literatur, t. II (1860), p. 314 seq., OU dans le volume de M. Lie-
brecht intitulé zur Volkskunde (Heilbronn, 1879), p. 441.
38
ETUDES FOLKLORIQUES
célèbiv idiilologuo M. Max Mûllor est revenu ï^urce même sujet dans
une conférence juililicjue (1).
Il sunira, pour que le lecteur se fasse une opinion par lui-même,
de mettre en regard les princijiaux traits des deux récits. L'indica-
tion des chapitres de Bavlaam d Josaphal est donnée d'après la
Palrologîe grecque de Migne. La légende du Bouddha, extraite pour
la plus grande partie du Lalitavislâra. est citée d'après l'ouvrage
de M. Barthélémy Saint-llilaire Le Bouddha el sa re//,7/o/j (Paris. 1860)
complété par la traduction que ]\L Foucaux a donnée du Laliiavis-
iâra d'après une version tibétaine de ce livre (2).
LEGENDE DE
BARLAAM ET JOSAPHAT
LEGENDE DE
SIDDHARTA (le Bouddha)
Abenner, roi de Tliide, est ennemi
et persécuteur des chrétiens. Il lui
naît un fils merveilleusement beau,
qui reçoit le nom de Joasaph (3).
Un astrologue révèle au roi que
l'enfant deviendra glorieux, mais
dans un autre royaume que le sien,
dans un royaume d"un ordre supé-
rieur : il s'attachera un jour à la
religion persécutée par son père.
Le roi, très afTligé, fait bâtir pour
son fils un palais magnifique, dans
une ville écartée ; il entoure Joa-
saph uniquement de beaux jeunes
gens, pleins de force et de santé,
auxquels il défend de parler jamais
à l'enfant des misères de cette vie,
de la mort, de la vieillesse, de la
maladie, de la pauvreté ; ils devront
ne Tentretenir que d'objets agréa-
bles, afin qu'il ne tourne jamais
son esprit vers les choses de l'ave-
nir ; naturellement il leur est dé-
fendu de dire le moindre mot du
christianisme (chap. m).
Çouddhodana, roi de Kapilavas-
tou, petit royaume de l'Inde, est
marié à une femme d'une beauté
ravissante, qui lui donne un fils
aussi beau qu'elle-même : l'ertfant
est appelé Siddhàrta. A sa nais-
sance, les Brahmanes prédisent
qu'il pourra bien renoncer à la cou-
ronne pour se faire ascète. (Barthé-
lémy Saint-Hilaire, p. 4-6.)
Le roi voit en songe son fils qui se
fait religieux errant. Pour l'empê-
cher de concevoir ce dessein, il lui
fait bâtir trois palais, un pour le
printemps, un pour Tété et un autre
pour l'hiver. Et à chaque coin de
ces palais se trouvent des escaliers
où sont placés cinq cents hommes,
de manière que le jeune homme ne
puisse sortir sans être aperçu. Le
prince voulant un jour aller à un
jardin de plaisance, le roi fait
publier à son de cloche, dans la
ville, l'ordre d'écarter tout ce qui
])ourrait attrister les regards du
jeune homme. (Barthélémy Saint-
(J) On the Migration of Fables, dans la Conlemporary Review de juillet 1870
ou dans le 4^ volume des Chips from a German Workshop (1875).
(2) Hgya tch'er roi pa. ou Développement des Jeux, contenant l'histoire du
Bouddha Çâkya Mouni, traduit sur la version thibétaine du Bkah Hgyour, et revu
sur rorif,'inal sanscrit (Lalitavislâra), par Ph. E. Foucau.x (Paris, ISÎ-J).
(3) Joasaph, nous l'avons dit, est la forme primitive. i,>']\c que la donne l'orisrinal
grec.
LA LÉGENDE DES SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT
39
Joasaph, devenu jeune homme,
demande à son père, qui n'ose la lui
refuser, la permission de faire des
excursions hors du palais. Un jour,
sur son chemin, il aperçoit deux
hommes, l'un lépreux, l'autre aveu-
gle. Il demande aux personnes de
sa suite d'où vient à ces hommes
leur aspect repoussant. On lui
répond que ce sont là des maladies
qui frappent les hommes quand
leurs humeurs sont corrompues. Le
prince, continuant ses questions,
finit par apprendre que tout homme
peut être atteint de maux sembla-
bles. Alors il cesse d'interroger ;
mais il change de visage, et son
cœur est déchiré au souvenir de ce
qu'il a vu.
Peu de temps après, Joasaph,
étant de nouveau sorti de son palais,
rencontre un vieillard tout courbé,
les jambes vacillantes, le visage
ridé, les cheveux tout blancs, la
bouche dégarnie de dents, la voix
balbutiante. Effrayé à ce spectacle,
le jeune prince demande à ses ser-
viteurs l'explication de ce qu'il
voit. « Cet homme, lui répondent-
ils, est très âgé, et, comme sa force
s'est peu à peu amoindrie, et que
ses membres se sont affaiblis, il est
enfin arrivé au triste état dans
lequel tu le vois. » — « Et quelle fin
l'attend ? », demande le prince. —
" Pas d'autre que la mort », répon-
dent les gens de sa suite. — « Est-ce
que ce destin est réservé à tous
les hommes », dit le prince, « ou
quelques-uns seulement y sont-ils
exposés ? » Les serviteurs lui expli-
quent que la mort est inévitable
et que tôt ou tard elle frappe tous
Hilaire, p. 6 et 12. — Foucaux,
p. 180.)
Un jour, le jeune prince « se diri-
geait avec une suite nombreuse, par
la porte du midi, vers le jardin de
plaisance, quand il aperçut sur le
chemin un homme atteint de mala-
die, brûlé de la fièvre, le corps tout
amaigri et tout souillé, sans compa-
gnons, sans asile, respirant avec une
grande peine, tout essoufflé et
paraissant obsédé de la frayeur du
mal et des approches de la mort.
Après s'être adressé à son cocher,
et en avoir reçu la réponse qu'il en
attendait ; « La santé, dit le jeune
prince, est donc comme le jeu d'un
rêve, et la crainte du mal a donc
cette forme insupportable ! Quel
est donc l'homme sage qui, après
avoir vu ce qu'elle est, pourra
désormais avoir l'idée de la joie et
du plaisir ? » Le prince détourna
son char, et rentra dans la ville,
sans vouloir aller plus loin. » (Bar-
thélémy Saint-Hilaire, p. 13.)
« Un jour qu'avec une suite nom-
breuse il sortait par la porte orien-
tale pour se rendre au jardin de
Loumbinî auquel s'attachaient tous
les souvenirs de son enfance, il ren-
contra sur sa route un homme
vieux, cassé, décrépit ; ses veines
et ses muscles étaient saillants sur
tout son corps ; ses dents étaient
branlantes ; il était couvert de
rides, chauve, articulant à peine
des sons rauques et désagréables ;
il était tout incliné sur son bâton ;
tous ses membres, toutes ses join-
tures tremblaient. « Quel est cet
homme ? », dit avec intention le
prince à son cocher. « Il est de petite
taille et sans forces ; ses chairs et-
son sang sont desséchés ; ses mus-
cles sont collés à sa peau, sa tête
est blanchie, ses dents sont bran-
lantes ; appuyé sur son bâton, il
marche avec peine, trébuchant à
chaque pas. Est-ce la condition
40
ÉTUDES FOLKLORIQUES
les hommes. Alors Joasaph pousse
un profond soupir et il dit : « S'il en
est ainsi, cette vie est bien amèrc et
pleine de chagrins et de douleurs,
(^miment l'homme pourrait-il être
exempt de soucis, quand la mort
n'est pas seulement inévitable, mais
qu'elle peut, comme vous le dites,
fondre sur lui à chaque instant ? »
A partir de ce jour, le prince reste
plongé dans une profonde tristesse,
et il se dit : « Il viendra une heure
où la mort s'emparera de moi
aussi ; et qui alors se souviendra
de moi ? Et, quand je mourrai,
-serai-je englouti dans le néant, ou
bien y a-t-il une autre vie et un
autre monde ? « (Cliap. v.)
(On remarquera que les deux
rencontres du Bouddha avec le
vieillard et avec la mort correspon-
dent, pour les réflexions qu'elles
suggèrent au prince, à la rencontre
de Joasaph avec le seul vieillard.)
particulière de sa famille ? ou bien
est-ce la loi de toutes les créatures
du monde ?» — « Seigneur, répon-
dit le cocher, cet homme est accablé
par la vieillesse ; tous ses sens sont
affaiblis, la .souffrance a détruit sa
force, et il est dédaigné par ses
proches ; il est sans appui ; inha-
bile aux affaires, on l'abandonne
comme le bois mort dans la forêt.
Mais ce n'est pas la condition parti-
culière de sa famille. En toute créa-
ture la jeunesse est vaincue par la
vieillesse ; votre përe, votre mère,
la foule de vos parents et de vos
alliés finiront par la vieillesse
au.ssi ; il n'y a pas d'autre issue pour
les créatures. » — 'i Ainsi donc,
reprit le prince, la créature igno-
rante et faible, au jugement mau-
vais, est fière de la jeunesse qui
l'enivre, et elle ne voit pas la
vieillesse qui l'attend. Pour moi, je
m'en vais. Cocher, détourne promp-
tement mon char. Moi qui suis aussi
la demeure future de la vieillesse,
qu'ai-je à faire avec le plaisir
et la joie ? » Et le jeune prince,
détournant son char, rentra dans
la ville sans aller à Loumbinî.
(P. 12 seq.)
<' Une autre fois encore, il se
rendait par la porte de l'ouest au
jardin de plaisance, quand sur la
route il vit un homme mort placé
dans une bière et recouvert d'une
toile. La foule de ses parents tout
en pleurs l'entourait, se lamentant
avec de longs gémissements, s'arra-
chant les cheveux, se couvrant la
tête de poussière, et se frappant la
poitrine en pou.ssant de grands cris.
Le prince, prenant encore le cocher
à témoin de ce douloureux spec-
tacle, s'écria : « Ah ! malheur à la
jeunesse que la vieillesse doit
détruire ; ah ! malheur à la santé
que détruisent tant de maladies !
Ah ! malheur à la vie où l'homme
reste si peu de jours ! S'il n'y avait
LA LÉGENDE DES SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT
41
L'ermite Barlaam parvient à
pénétrer sous un déguisement au-
près de Joasaph, lui expose dans
une suite d'entretiens toute la
doctrine chrétienne et le convertit.
Après le départ de Barlaam, Joa-
saph cherche à mener, autant qu'il
le peut, dans son palais, la vie d'un
ascète (chapitres vi-xxi).
Le roi emploie tous les moyens
pour détourner Joasaph de la foi
que celui-ci vient d'embrasser et
pour le ramener à l'idolâtrie ; mais
ni vieillesse, ni maladie, ni mort !
Si la vieillesse, la maladie, la mort,
étaient pour toujours enchaînées ! »
(P. 13.)
« Une dernière rencontre vint le
décider et terminer toutes ses hési-
tations. Il sortait par la porte du
nord pour se rendre au jardin de
plaisance, quand il vit un bhikshou
ou (religieux) mendiant, qui parais-
sait, dans tout son extérieur, calme,
discipliné, retenu, voué aux prati-
ques d'un brahinatchari (nom donné
au jeune brahmane tout le temps
qu'il étudie les Védas), tenant les
yeux baissés, ne fixant pas ses
regards plus loin que la longueur
d'un joug, ayant une tenue accom-
plie, portant avec dignité le vête-
ment du religieux et le vase aux
aumônes. « Quel est cet homme ? »,
demanda le prince. — « Seigneur »,
répondit le cocher, « cet homme
est un de ceux qu'on nomme
bhikshous, il a renoncé à toutes les
joies du désir et il mène une vie très
austère ; il s'efforce de se dompter
lui-même et s'est fait religieux.
Sans passion, sans envie, il s'en va
chercher des aumônes. » — « Cela
est bon et bien dit », reprit Sid-
dhàrta. « L'entrée en religion a
toujours été louée par les sages ;
elle sera mon recours et le recours
des autres créatures ; elle deviendra
pour nous un fruit de vie, de bon-
heur et d'immortalité. » Puis le
jeune prince, ayant détourné son
char, rentra dans la ville sans voir
Loumbinî ; sa résolution était prise »
(p. i5).
Le prince informe son père de sa
résolution ; le roi cherche à l'en
détourner, mais il finit par com-
prendre qu'il n'y a point à
(1) Du vivant de son père, Joasaph avait consenti à gouverner la moitié du
royaume, et il en avait converti les habitants. — De même, le Bouddha amène
son père et les sujets de celui-ci à embrasser la nouvelle religion qu'il prêche
(Barthélémy Saint Hilaire, p. 43).
42
ETUDES FOLKLORIQUES
tous ses efforts sont inutiles (cha-
pitres \XII-XXXIIl).
Après la mort du roi, que son fils
a converti, Joasaph fait connaître
à ses sujets sa résolution de renoncer
au trône et de se consacrer tout
entier à Dieu (1). Le peuple et les
magistrats protestent à grands cris
qu'ils ne le laisseront point partir.
Joasaph feint de céder à leurs
instances ; puis il appelle un des
principaux dignitaires, nommé Ba-
rachias, et lui dit que son intention
est de lui transférer la couronne.
Barachias le supplie de ne pas le
charger de ce fardeau. Alors Joa-
saph cesse de le presser ; mais,
pendant la nuit, il écrit une lettre
adressée à son peuple et dans
laquelle il lui ordonne de prendre
Barachias pour roi, et il s'échappe
du palais.
Le lendemain, ses sujets se met-
tent à sa poursuite et le ramènent
dans la ville ; mais voyant que sa
résolution est inébranlable, ils se
résignent à sa retraite (chap. xxxvi)
Suit le récit des austérités de
Joasaph et des combats qu'il doit
soutenir contre le démon dans le
désert. Il sort victorieux de cette
épreuve, comme déjà, du vivant de
son père, il avait triomphé du magi-
cien Theudas, qui avait cherché à le
séduire par les attraits de la vo-
lupté (chap. xxxvii. Cf. chap. xxx).
contbattre un dessein si bien arrêté
(p. 15-17).
Le roi ayant convoqué les Càkyas
(la tribu à laquelle il appartenait)
pour leur annoncer cette triste nou-
velle, on décide de s'opposer par la
force à la fuite du prince. Toutes les
issues du palais et de la ville sont
gardées ; mais, une nuit, quand
tous les gardes, fatigués par de
longues veilles, sont endormis, le
prince ordonne à son cocher Tchan-
daka de lui seller un cheval. En
vain ce fidèle serviteur le supplie-
t-il de ne point sacrifier sa belle
jeunesse pour aller mener la vie
misérable d'un mendiant. Le prince
monte à cheval et s'échappe de la
ville sans que personne l'ait aperçu
(p. 17 seq.).
Le roi envoie des gens à la pour-
suite de son fils ; mais ceux-ci ren-
contrent le fidèle Tchandaka, qui
leur démontre que leur démarche
est inutile, et ils reviennent sans
avoir rien fait (p. 20).
Avant d'arriver à la « connais-
sance suprême », le Bouddha est
a.ssailli, dans la forêt où il se livre à
d'effroyables austérités, par Mâra,
dieu de l'amour, du péché et de la
mort, autrement appelé le démon
Pâpiyân ( « le très vicieux « ), qui
s'efforce vainement de le séduire
en envoyant vers lui ses filles, les
Apsaras. Le démon a beau tenter
un dernier assaut ; son armée se
disperse, et il s'écrie : Mon empire
est passé (p. 64).
11 est inutile d'insister sur la ressemblance des deux récits ou plutôt
sur l'identité qu'ils présentent pour le fond. Les seules modifications
un peu notables sont celles qu'a rendues nécessaires la transforma-
tion d'une légende bouddhique en une légende chrétienne. Ainsi,
le personnage de Barlaam, qui remplace le bhikshou du récit indien,
LA LÉGENDE DES SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT 43
a pris un développement, considérable : cela est naturel, comme le
fait très justement observer M. Liebrecht. Le Bouddha pouvait
bien, par ses seules réflexions, arriver à reconnaître le néant de la
religion dans laquelle il était né et la nécessité d'en fonder une autre ;
mais, si Joasaph pouvait l'imiter dans la première partie, toute
négative, de sa formation religieuse, il lui fallait, pour devenir chré-
tien, un enseignement extérieur. De là le rôle important de Barlaam.
Dira-t-on que l'origine bouddhique de la légende de Barlaam et
Joasaph n'est pas suffisamment prouvée par ces rapprochements,
et que la légende du Bouddha a fort bien pu être calquée sur l'his-
toire de Joasaph ? Un ou deux faits suffisent pour réfuter cette
objection. Le' Lalilavislâra, d'où sont tirés les principaux passages
de la légende bouddliique, était rédigé dès avant Van 76 de notre
ère (1). De plus, le souvenir des rencontres attribuées par la légende
au Bouddha avec le malade, le vieillard, etc., a été consacré, dès la
fin du quatrième siècle avant notre ère, par Açoka, roi de Magadha.
Ce roi, dont le règne commença vers l'an 325 avant Jésus-Christ,
fit élever, aux endroits où la tradition disait que ces rencontres
avaient eu lieu, des stoûpas et des vihâras (monuments commémo-
ratifs). Ces monuments existaient encore au commencement du
cinquième siècle de notre ère, quand le voyageur chinois Fa-Hian
visita l'Inde ; un autre voyageur chinois, Hiouen-Thsang les vit
également deux siècles plus tard (2).
Mais il y a plus encore : le nom même du héros de la légende que
nous étudions, démontre l'origine bouddhique de cette légende. Le
nom de Joasaph, 'Icoi-xy, en effet, est identique à celui de Yoûasaf,
qui, chez les Arabes, désignait le fondateur du bouddhisme, le Boud-
dha (3).
(1) Suivant les Chinois, la première traduction du Lalitavistâra dans leur
langue a été faite vers l'an 76 après Jésus-Christ (Foucaux, op. cit., p. xvi).
(2) Barthélémy Saint-Hilaire, p. 15 ; Max Muller, Chips jrom a Germon Work-
shop, t. IV, p. 180.
(3) Voici, sur ce nom de Yoûasaf, ce que dit feu M. Reinaud dans son Mémoire
géographique, historique et scientifique sur l'Inde antérieurement au milieu du
.Y/" siècle de l'ère chrétienne, d'après les écrivains arabes, persans et chinois (t. XVIII
des Mémoires de l'Académie des Inscriptions, p. 90), qui a été lu à l'Académie des
Inscriptions le 28 mars 1845 : « Massoudi (auteur arabe) rapporte qu'un des cultes
les plus anciens de l'Asie était celui des Sabéens. Suivant lui, il naquit jadis dans
l'Inde, au temps où la Perse était sous les lois, soit de Thamouras, soit de Djem-
schid, un personnage appelé Youdasf, qui franchit l'Indus et pénétra dans le
Sedjestan et le Zabulistan, puis dans le Kerman et le Farès. Youdasf se disait
envoyé de Dieu, et chargé de servir de médiateur entre le créateur et la créature.
C'est lui, ajoute Massoudi, qui établit la religion des Sabéens ; or, par la religion
des Sabéens, Massoudi paraît entendre le bouddhisme. En efîet, il dit que Youdasf
44 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Après cela, il est presque inutile de faire remarquer que plusieurs
des paraboles mises dans la bouche de divers personnages de Bar-
laam el Josaijhal portent les traces évidentes d'une origine boud-
dhique. Nous dirons quelques mots d'une seule de ces paraboles,
la plus connue de toutes, et dont voici le résumé. Un honmie fuyant
une licorne furieuse, tombe dans un abîme ; il s'accroche à un arbris-
seau et s'y tient aussi fort qu'il le peut ; il trouve aussi à poser soli-
dement ses pieds, de sorte qu'il se croit en sûreté. Mais, en levant
les yeux, il voit deux souris, l'une blanche et l'autre noire, 'occupées
sans relâche à ronger les racines de l'arbrisseau ; au fond de l'abîmo,
il aperçoit un horrible dragon, la gueule ouverte pour le dévorer ;
enfin examinant la place où ses pieds reposent, il en voit sortir les
têtes de quatre serpents. Dans cette situation effrayante, il remarque
un peu de miel qui découle des branches de l'arbrisseau, et voilà
qu'oubliant les dangers qui l'environnent de toutes parts, il ne
songe plus qu'à jouir de cette misérable douceur. Barlaam, qui ra-
conte cette parallèle à Joasaph, en donne ainsi l'explication : La
licorne, c'est la mort qui poursuit sans trêve les fils d'Adam ; l'abîme,
c'est le monde avec tous ses maux et ses pièges mortels ; l'arbris-
seau rongé par les deux souris, c'est la vie humaine, incessamment
dévorée par les heures du jour et de la nuit ; les quatre serpents, ce
sont les quatre éléments, faibles et périssables, qui composent le
prêcha le renoncement à ce monde et l'amour des mondes supérieurs, vu que les
âmes procèdent des mondes supérieurs, et que c'est là qu'elles retournent. D'ail-
leurs... l'auteur du Ketah-al-Fihrist (autre écrivain arabe), qui emploie la forme
Yovasaf, dit positivement qu'il s'agit du Bouddha considéré, soit comme le repré-
sentant de la divinité, soit comme son apùtre. 11 est évident que Youdasf et Youa-
saf sont une altération de la dénomination sanscrite bodhisattva, qui, chez les
Bouddhistes, désigne les différents Bouddha. «
Quelques explications sur la transformation de bodhisattva en Yoûasaf ne seront
pas inutiles. La forme Boûdâs[-, Boûdâshp, qui se trouve chez les auteurs arabes
et persans (A. Wever, Indische Sireifen, t. 111, p. 57, note) se rapproche déjà davan-
tage de Bodhisattva, dont la transcription exacte aurait dû être Boùdsatf (Bodh[i]-
sattv [a]). Mais comment, de cette forme, est-on arrivé à Yoûasaf ? Par une alté-
ration due au système d'écriture employé par les .\rabes et les Persans. Dans
l'écriture arabe, le même signe, selon qu'il est accompagné ou non de points diver-
sement disposés, représente diverses lettres, entre autres B et Y. Dans le cas pré-
sent, les points étant omis, on a eu la forme Yoùdsnlf, dont les auteurs ne présen-
tent pas d'exemple, mais que sui)pose le mot Yoùdsasp, qui a été trouvé (.\. Weber,
loc. cit.) ; puis est venu Yoûdasf et enfin Yoûasaf.
M. Théodore Benfey a fait remarquer qu'un autre nom qui figure dans Barlaam
et Josaphat se retrouve dans les légendes bouddhiques. Le nom du magicien
Theudas. qui cherche à séduire Joasaph, est, en effet, philologiquemont identique
à celui de Devadatta, l'un des principaux adversaires du Bouddha (Thevdat =
Dev [a[ dan [«[).
LA LKGFA'DE DES SAINTS BAHLAAM ET JOSAPHAT 45
corps humain ; le dragon, c'est l'enfer ; enfin le miel qui découle de
l'arbrisseau, c'est la douceur des joies de ce monde, par laquelle
tant d'hommes sont séduits et trompés (chapitre xii).
Un orientaliste érninent, M. Th. Benfey, qui a étudié cette para-
bole dans son volume d'introduction à la traduction du Panlcha-
ianira{l), fait remarquer que l'abbé Dubois, auteur d'un livre sur
l'Inde (2), a entendu fréquemment raconter dans ce pays un apolo-
gue presque identique. M. Benfey, dont le travail sur le Panlchalan-
ira a été publié en 1859, trouvait à la parabole en question un carac-
tère tout à fait bouddhique, et il exprimait l'opinion qu'on la ren-
contrerait peut-être un jour dans quelques-uns des écrits des Boud-
dhistes. Or, presque en même temps, M. Stanislas Julien puJjliait
deux formes de la parabole, trouvées par lui dans des livres chinois
qui contiennent des fables, apologues, etc., venus de l'Inde en
Chine avec le bouddhisme. La première est ainsi conçue (3) : « Jadis
un homme qui traversait un désert se vit poursuivi par un éléphant
furieux. Il fut saisi d'efîroi, et ne savait où se réfugier, lorscju'il
aperçut un puits à sec, près duquel étaient de longues racines d'ar-
bre. Il saisit les racines et se laissa glisser dans le puits. Mais deux
rats, l'un noir et l'autre blanc, rongeaient ensemble les racines de
l'arbre. Aux quatre coins de l'arbre, il y avait quatre serpents veni"
ineux qui voulaient le piquer, et au-dessous un dragon gorgé de
poison. Au fond de son cœur, il craignait à la fois le venin du dragon
et des serpents et la rupture des racines. Il y avait sur l'arbre un
essaim d'abeilles qui fit découler dans sa l)0uche cinq gouttes de
miel ; mais l'arbre s'agita, le reste du miel tomba à terre, et les
abeilles piquèrent cet homme ; puis un feu subit vint consumer
l'arbre. »
Dans l'autre version, la fin se rapproche tout à fait de celle que
nous lisons dans Barlaam et Josaphal : L'homme (il s'agit ici d'un
condamné à mort qui s'est échappé de sa prison) « ayant obtenu
cette goutte délicieuse, ne songea plus qu'au miel ;. il oublia les
affreux dangers qui le menaçaient de toutes parts, et il n'eut plus
envie de sortir de son puits. « Chacune de ces paraboles est suivie
(1) Pantschalantra. Fiinf Bûcher indischer Fabeln, Marchen und Erzàhlungen.
Aus dem Sanskrit ubersetzt mit Einleitung und Ammerkungen von Tiieodor
Benfey (Leipzig, 1859), t. I, p. 80 seq.
(2) Mœurs et instiiulions des peuples de Vlnde, par l'abbé Dubois (Paris, 1825),
t. II, p. 127.
(8) Les Afaddnas,- contes et apologues indiens, traduits par Stanislas Julien
(Paris, 1859), l. I, p. 131.
46 ÉTUDES FOLKLORIQUES
d'une morolianlion. Voici celle de la seconde : « Le saint homme (le
Bouddha) puisa dans cet événement diverses comparaisons. La
prison figure les trois mondes ; le prisonnier, la multitude des hommes ;
le draaon venimeux, les quatre grandes choses (la terre, l'eau, le feu
et le vent) ; la racine de la plante, la racine de la vie de l'homme ;
les rats blancs, le soleil ot la lune, qui dévorent par degrés la vie de
l'homme, qui la minent et la diminuent chaque jour sans
s'arrêter un seul instant. La foule des hommes s'attache avidement
aux joies du siècle et ne songe point aux grands malheurs
qui en sont la suite. C'est pourquoi les religieux doivent avoir
sans cesse la mort devant les yeux, afin d'échapper à une multitude
de soufTrances (1). »
L'identité, comme on voit, est complète entre la parabole de la
légende de Bavlaam el Josaphal et ces paraboles bouddhiques, et c'est
un argument de plus en plus en faveur d'une démonstration qui,
du reste, n'en a pas besoin.
Il nous reste à rechercher comment la légende du Bouddha a pu
arriver dans l'Asie occidentale, où a dû être rédigé le texte grec de
Barlaam el Josaphal (2). Ici, nous ne pouvons faire que des conjec-
tures. Il est très vraisemblable qu'elle aura suivi la même route
^qu'un autre écrit indien, le Panichalanlra, bouddhique également
pour l'origine, qui a pénétré, lui aussi, en Occident. Voyons donc
rapidement ce qui s'est passé pour le Panichalanlra.
Au sixième siècle de notre ère, le Panichalanlra, ou plutôt l'ou-
vrage qui, avec certaines modifications, prit plus tard ce titre, fut
rapporté de l'Inde par Barzoï, médecin de Chosroës le Grand, roi
de Perse (531-579), et ce même Barzoï le traduisit dans la langue
de la cour des Sassanides, le pehlvi. Cette traduction, aujourd'hui
perdue, fut elle-même traduite en syriaque vers l'an 570, et, deux
siècles plus tard, en arabe, sous le calife Almansour (754-775). L'exis-
tence de la traduction syriaque, qui était contestée, il y a quelques
années encore, est aujourd'hui hors de doute, un manuscrit en ayant
été découvert en 1870 par M. Albert Socin, dans un monastère
chaldéen de Murdîn (Mésopotamie). Quant à la version arabe, on la
connaît riepuis longtemps, et c'est à elle que se rattachent les di-
verses traductions, — dont les plus importantes sont une traduction
(1) Pour d'autres paraboles de Barlaam et Josaphal, qui paraissent (!'galement
bouddhiques, voir l'introduction de M. Benfey au Pantchatantra (t. I, p. 407 seq.)
et le travail ci-dessus mentionné de M. F. Liebrecht.
(2) Plusieurs manuscrits grecs de Barlaam el Joasaph indiquent comme l'au-
teur un moine Jean, du monastère de Saint-Sabas, à deux lieues de Jérusalem.
LA LÉGENDE DES SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT 47
grecque (1080) et une traduction hébraïque (1200), cette dernière
presque aussitôt mise en latin, — qui répandirent le livre indien
dans l'Europe du moyen âge (1).
Dans la biographie de Barzoï, mise en tête de sa traduction et
reproduite dans la version arabe, — biographie, soit dit en passant,
qui renferme, entre autres apologues, l'apologue bouddhique dont
nous avons parlé, — il est dit que ce personnage traduisit, outre le
Pantchalantra, divers ouvrages indiens (2). Parmi ces ouvrages
se trouvait-il la légende du Bouddha ? Naturellement il est impos-
sible de l'affîrmer ; mais la chose n'est nullement invraisemblable,
le bouddhisme étant encore florissant dans l'Inde à l'époque où
Barzoï visita ce pays, et le livre, dont nous savons d'une façon cer-
taine qu'il fut traduit par lui, présentant un caractère bouddhique.
La traduction en pehlvi aurait été à son tour traduite en arabe
(le nom de Joasaph, d'après ce que nous avons dit plus haut, semble
l'indiquer), puis imitée, arrangée en grec dans la Palestine ou dans
une région voisine.
Et maintenant, que faut-il penser de cette transformation d'un
récit bouddhique en une légende chrétienne ? Est-il permis d'en
tirer la conclusion que le bouddhisme aurait de considérables ana-
logies avec le christianisme ? Ce serait là raisonner d'une façon fort
peu scientifique. Sans doute le bouddhisme possède dans ses pré-
ceptes des éléments excellents, et dernièrement un savant et pieux
missionnaire catholique, Mgr Bigandet, n'hésitait pas à déclarer que
cette religion, « bien que fondée sur des erreurs capitales et révoltan-
tes, enseigne un nombre surprenant des plus beaux préceptes et des
vérités morales les plus pures (3) ». Mais, dans cette morale, sous
la lettre parfois identique des préceptes, quelles différences profondes
et radicales avec la morale chrétienne ! « Tu ne tueras point, » dit
la morale bouddhique dans les mêmes termes que le Décalogue.
Oui ; mais si la formule est identique, la signification n'en est nulle-
ment la même dans les deux lois, et le motif du précepte n'a pas
(1) Th. Benfey, Introduction au Pantcliaiantra, et introduction à la traduction
syriaque publiée par le D^ Bickell, professeur à la Faculté de théologie catholique
d'Inspruck, sous ce titre : Kalilag und Damnag. Alte syrische Uebersetzung des
indischen Fursienspiegels. Text und deutsche Uebersetzung von Gustav Bickell,
mit einer Einleitung von Theodor Benfey (Leipzig, 1876). — Voir aussi le résumé
fait par M. Max Muller (loc. cit.).
(2) Pantscftatantra, t. I, p. 84.
(3) Vie ou légende de Gaiidama, le Bouddha des Birmans (S*^ éd. Londres, 1880).
Cité par la Saturday Review dti 21 février 1880, p. 225.
48 KTCnE.S FOLKLORIQUES
d'analogie. V.\>[, iini(|ut'in<'iil, sur la doctrine de la transmigration
des êtres, de la niélenipsycose, que repose le précepte l)ouddliique.
Il frappe du même anathème le meurtre d'un animal et celui d'un
homme. Le bouddhiste, en elïet, ne doit-il pas toujours se rappeler
que son maître a transmigré pendant de longs siècles sous l'enveloppe
des animaux les plus divers, pour arriver enfin au terme de ses
vœux, au nirvana, à l'anéantissement ou à quelque chose qui s'en
rapproche ? Le seul sang que le bouddhiste puisse verser, c'est le
sien pr(»pre, parce qu'aux yeux de sa loi l'abandon volontaire de la
vie contribue au salut et à la délivrance. Et ici même le bouddhisme
ne sait pas distinguer entre un lâche abandon de la vie et un noble
sacrifice de soi-même. Que serait-ce si l'on examinait les bases de
la morale })rcchée par le Bouddha ? Point de Dieu, par conséquent
pas d'idée du devoir, pas d'idée du bien ; la vertu devenue simple-
ment une sorte de ponl, nécessaire pour arriver à l'atTranchissement
du cercle des renaissances successives, voilà en deux mots sur quelle
métaphysique négative le Bouddha a établi sa morale (1).
On ne s'étonnera pas que l'auteur du livre auquel nous avons
emprunté le résumé de la légende du Bouddha, M. Barthélémy
Saint-Hilaire, ait écrit cette phrase si nette : « Le bouddhisme
n'a rien de commun avec hî christianisme, qui est autant au-dessus
de lui que les sociétés européennes sont au-dessus des sociétés
asiatiques (2). »
La comparaison de Barlaam el Josaphal avec le récit indien nous
amène tout naturellement à jeter un coup d'œil sur l'ascète boud-
dhiste. Assurément, comme le religieux chrétien, l'ascète bouddhiste
pratique la mortification ; mais, au fond, il y a un abîme entre les
deux. Si le bouddhiste pratique le renoncement et les autres vertus,
ce n'est pas pour se rapprocher de plus en plus de Dieu, la vie, le
bien par essence, c'est uniquement pour parvenir à éteindre en lui-
même l'existence, qui lui paraît un mal affreux et inexplicable.
Personne n'a peut-être mieu.x et plus brièvement fait ressortir ce
point que AL Laboulaye. Sans doute, dit-il, la ressemblance exté-
rieure est grande entre les ascètes bouddhistes et les premiers moines
d'Egypte ; « il faut reconnaître néanmoins qu'elle ne dépasse point
la surface ; au fond, il n'y a rien de commun entre l'ermile qui soupire
(1) Voir le remarquable article de M. l'abbé A. Deschamps, actuellement
vicaire général de Châlons, sur le Bouddhisme et Vapologélique chrétienne, dans le
Correspondafil du 25 août 1860.
(2) Trois lettres de M. Barthélémy Saint-Hilaire, adressées à M. l'abbé Des-
champs, ficaire général de Châlons (Paris, 1880), p, 2,
LA LÉGENDE DES SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT 49
après la vie élernelle en Jésus-Christ et le bouddhiste (jui n^a d'autre
espoir qu'un vague anéantissement (1) ».
Nous ne pouvons mieux finir que par cette réflexion, si juste et si
bien exprimée, du savant écrivain qui a signalé le premier l'identité
de l'histoire do Bartaam et Josaphat et de la légende du Bouddha.
(1) Journal des Débats du 26 juillet 1859.
L'ORIGINE
DES
CONTES POPULAIRES EUROPÉENS
ET LES THÉORIES DE M. LANG
Mémoire présenté au Congrès des Traditions populaires de 1889
Messieurs,
Les observations que je vais avoir l'honneur de présenter au
Congrès ont, je l'avoue, quelque chose de personnel : elles se pro-
posent, en effet, de répondre aux attaques que notre spirituel
confrère M. Andrew Lang a dirigées, à diverses reprises (1), contre
les théories développées dans mes Contes populaires de Lorraine (2) ;
mais ce que j'ai à dire touche assez aux questions générales pour que
je puisse me permettre de le recommander à votre bienveillante
attention.
Avant d'aborder le fond même du débat, la question de l'origine
de nos contes populaires, il est nécessaire d'écarter certains malen-
tendus, qui sont un obstacle à toute discussion un peu sérieuse.
Mon honorable contradicteur se place, en réalité, sur un terrain
tout différent du mien. Il étudie les contes principalement au point
de vue anthropologique ou, si l'on préfère un terme plus précis que
(1) Saturday Review, du 25 décembre 1886 ; — Academy du 11 juin 1887 ; —
Introduction à la réimpression d'une vieille traduction anglaise de la fable de
Psyché (Londres, 1887) ; — Introduction à la réimpression de l'édition originale
des Contes de Charles Perrault (Londres, 1888) ; — Myth. Ritual and Religion
(Londres, 1887), tome II, chapitre xviii.
(2) Paris, librairie Vieweg, 1886, actuellement librairie Champion, 5, quai
Malaquais.
Ô'2 ÉTUDES FOLKLORIQUES
cette expression à la modo, au point de vue de la psycfiologie ; il aime
à rechercher ce qui a pu donner naissance aux idées plus ou moins
bizarres qui constituent les éléments des contes dans les divers
pays ; c'est, à vrai dire, de ces idées qu'il s'occupe plutôt que des
récits où elles sont mises en œuvre. Mon point de vue, au contraire,
est tout historique. J'examine uniquement s'il y a moyen de décou-
vrir où ont été composés, où ont pris leur forme actuelle, tous ces
contes dont les différentes nations européennes, — pour ne parler
que de celles-là, — possèdent des exemplaires identiques au fond.
.le laisse de côté l'origine des matériaux, des éléments divers qui
sont entrés dans la fabrication de chaque type de conte ; je prends
le prodnil fabriqué lui-même, et, le retrouvant partout avec ses
combinaisons caractéristiques, je me demande s'il n'y aurait pas
eu quelque part un grand centre de production,- une grande manu-
facture qui, grâce à des circonstances favorables, aurait fait adopter,
aurait naturalisé, presque dans le monde entier, ses types spéciaux,
ses créations où la marque de fabrique est reconnaissable pour un
œil un peu attentif.
Cette marque de fabrique, M. Lang — qui, je le répète, étudie
dans chaque conte les idées générale? surtout, — me paraît tout
à fait la négliger. Aussi admet-il d'une manière formelle que des
contes semblables aient pu naître spontanément dans plusieurs
endroits différents. En 1884, il écrivait ceci (1) : « Nous croyons
« impossible pour le moment de déterminer jusqu'à quel point il
« est vrai de dire que les contes ont été transmis de peuple à peuple
« et transportés de place en place dans le passé obscur et incom-
'( ^nensurable de l'antiquité humaine, ou jusqu'à quel point ils
« peuvent être dus à l'idenlilé de V imaginalion humaine en lous
V lieux... Comment les contes se sont-ils répandus, cela reste incer-
« tain. Beaucoup peut être dû à l'identité de l'imagination dans les
« premiers âges ; quelque chose à la transmission. » En 1888, il dit
encore (2) : « Les chances de coïncidence sont nombreuses. Les
« idées et les situations des contes populaires sont en circulation
« partout, dans l'imagination des hommes primitifs, des hommes
« préscientifiques. Qui peut nous dire combien de fois elles ont
« pu, forluilemenl. s'unir pour former des ensembles pareils, combinés
« indépendammenl les uns des autres ? »
(1) Introduction aux Contes des frères Gnmm, traduits en anglai.s par Mistress
Hunt (Londres, 1884), pp. xlii, xliii.
(2) Introduction à Perrault, p. cxv.
l'origine des contes populaires européens 53
M. Lang ne se borne pas à des considérations générales ; il donne
un exemple. Il nous dit que les contes appartenant au type dont
la fal»le de Psyché est un spécimen altéré, tous ces contes qui se
retrouvent, identiques au fond, en diverses parties du monde,
peuvent parfaitement n'avoir rien de commun pour l'origine. Je
cite (1) : « Il n'est pas absolument nécessaire de supposer que le
« conte a été inventé une fois pour toutes, et qu'il s'est répandu
« d'un seul centre originaire, bien que cela puisse avoir eu lieu. »
Ainsi, d'après M. Lang, une « combinaison fortuite » d'éléments
fantastiques pourrait avoir donné, en même temps, dans vingt pays,
la suite d'aventures que voici : jeune fille qu'on est obligé de livrer
à un serpent ou autre monstre, lequel est en réalité un homme sous
une forme animale, et qui épouse la jeune fille ; — ' défense faite
à l'héroïne par son mari (qui ne vient que la nuit) de chercher à le
voir, et désobéissance amenée par de perfides conseils ; — dispari-
tion de l'époux mystérieux ; — pérégrinations de la jeune femme
à la recherche de son mari ; — tâches impossibles qui lui sont impo-
sées par sa belle-mère et qu'elle finit par exécuter, grâce à l'aide
de divers animaux ; — réunion des deux époux.
C'est M. Lang qui jugera lui-même la vraisemblance de son hypo-
thèse. Dans un de ses derniers livres (2), il m'a fait l'honneur de
reproduire, en l'approuvant et la faisant sienne, ma réfutation du
système qui explique les ressemblances des contes en faisant déri-
ver ceu.x-ci de vieux mythes se décomposant partout de même façon,
puis, sous leur.forme nouvelle, se groupant partout spontanément en
des combinaisons, en des récits identiques. Je me permets d'attirer
son attention sur le passage de cette réfutation (3) où je me deman-
dais notamment comment l'on pouvait admettre que, « sans entente
préalable, plusieurs peuples se soient accordés pour grouper les pré-
tendus éléments mythiques dans le cadre de tel ou tel récit bien
caractérisé ». « N'est-ce pas là, ajoutais-je, une impossibilité absolue ? »
Mettez « éléments anthropologiques » au lieu d' « éléments mythi-
ques », et le raisonnement, ce me semble, ne perdra rien de sa force,
et l'impossibilité d'attribuer au conte de Psyché, — ou à n'importe
quel autre conte répandu partout, — plusieurs lieux d'origine restera
également certaine.
Je vais plus loin ; car vraiment, c'est trop concéder que d'admet-
(1) Introduction à Psyché, p. xix.
(2) Mytk. Ritual and Religion.^ t. II, pp. 296, seq.
(3) Contes populaires de Lorraine, t. I, pp. x, xi.
54 ÉTUDES FOLKLORIQUES
tre que les éléments des contes existent, partout les mêmes, n'atten-
dant (lue la main qui les coml»inc. Si je ne craignais d'être trop long,
il serait intéressant d'examiner do près ces éléments et de montrer
comme telle ou telle idée générale, qui peut, à la rigueur, naître
partout dans l'esprit humain, a revêtu, en fait, dans les élémeûts des
contes, une forme spéciale, caractéristique, parfois plus que bizarre,
qui ne s'invente pas deux fois. Quand, par exemple, nous trouvons,
et dans un conte grec moderne (1), et dans un conte indien du Ben-
gale (2), — contes qui, du reste, n'ont entre eux aucune ressemblance
pour l'ensemble, — ce trait étrange d'un personnage s'arrachant les
yeux, lesquels deviennent deux oiseaux qui conversent ensemble
et se racontent des choses mystérieuses, on aura beau nous dire que
cette idée d'oiseaux prédisant l'avenir ou révélant des mystères est
une idée générale, qui peut germer spontanément partout ; la forme
que cette idée a prise ici est évidemment trop particulière pour qu'un
Grec et un Hindou aient pu l'inventer, chacun de son côté.
Pour être en état de juger s'il existe entre tel et tel récit une
ressemblance véritable, il importe de ne point perdre de vue les ob-
sers'ations que je viens d'essayer de formuler. Quand on se borne à
considérer, dans les contes, les idées générales, dépouillées des
détails caractéristiques qui les spécialiseni ; quand, de plus, on
n'examine que d'un œil distrait les combinaisons, si caractéristiques
elles aussi, de ces idées spécialisées, on en arrive facilement à voir
des ressemblances partout. C'est ainsi que M. Lang trouve, dans les
productions informes de l'imagination des sauvages, force rappro-
chements à faire avec nos contes ; c'est ainsi qu'il va demander
à toutes ces peuplades la solution du problème ([ui nous occupe.
Au premier rang des races plus ou moins sauvages que M. Lang
aime à citer, on peut mettre les Zoulous. Les Zoulous, à l'entendre,
auraient des « douzaines » de contes semblables aux contes d'Europe.
« M. Cosquin, dit-il. ne supposera peut-être pas que les contes zou-
lous ont été empruntés à l'Inde dans la période historique (3). »
0 Nous ne pouvons guère supposer, dit-il encore, que les Zoulous
(1) J. G. von Hahn. Griechische und albanesische Mserchen (Leipzig, 1864),
1, p. 206.
(2) Miss M. Stokes. Indian Fairy Taies (Londres, 1880), p. 148.
{'■ij Introduction à Psyché, pp. xxvii et xxxiv.
l'origine des contes populaires européens o5
aient emprunté à des colons hollandais ou anglais leur répertoire si
abondant et si caractéristique de contes qui, pour le plan général
des récits et pour les incidents, ressemblent aux contes d'Europe (1). »
Et M. Lang paraît d'avis que l'existence, chez les Zoulous, de
contes semblables aux nôtres est un argument capital contre la
transmission des contes par voie orale.
J'ai examiné, après M. Lang, un bon nombre de contes zoulous,
et je ne fais nulle difficulté de reconnaître que quelques-uns de ces
contes peuvent être légitimement rapprochés de nos contes euro-
péens. Mais, — et je diffère ici grandement d'opinion avec notre
confrère, — les ressemblances que l'on constate sont, à mes yeux,
le résultat d'emprunts et en portent la preuve en elles-mêmes. On
pourra, je crois, s'en convaincre par quelques exemple .
Dans un conte zoulou (2), figure une caverne qui s'ouvre d'elle-
même quand on prononce certaines paroles, absolument comme la
caverne d'Ali-Baba, quand on dit : Sésame, ouvre-loi. — Y a-t-il
communauté d'origine entre le conte zoulou et le conte arabe des
Mille el une nuils ? Un petit trait tout à fait caractéristique per-
mettra d'en juger. Dans le conte zoulou, une jeune fille, qui s'est
échappée de cette caverne magique où elle était letenue, jette, der-
rière elle, dans sa fuite, des graines de sésame, pour que les ogres qui
la poursuivant s'arrêtent à les ramasser. Ce sésame, voilà, n'est-il
pas vrai ? la marque de fabrique, le souvenir des Mille el une nuits ;
voilà le trait révélateur, qui s'est conservé matériellement, bien
qu'on en ait perdu le sens.
Ailleurs encore, dans la curieuse histoire zoulou du petit fripon
d'Uthlakanyana, si l'on étudie les diverses aventures qui ressemblent
à nos contes, il sera facile de voir que ces ressemblances ne peuvent
être expliquées que par une seule cause : une transmission de peuple
à peuple. Dans une de ces aventures (3), Uthlakanyana, poursuivi
par un vieux bonhomme à qui il a volé son pain, se réfugie dans un
trou de serpent. Le bonhomme arrive, met la main dans le trou et
saisit le vaurien. « Ha ! ha ! crie celui-ci, ce que tu tiens, c'est une
racine. » Et l'autre lâche prise pour saisir, cette fois, une racine véri-
table. « Ah ! tu m'as tué ! », crie Uthlakanyana. Le bonhomme
s'acharne en vain à tirer, et enfin quitte la partie. — Cette même
histoire se raconte, dans la même région, au sujet du lion qui, ayant
(1) Introduction à Perrault, p. cvx.
(2) H. Callaway. Nursery Taies, Traditions and Historiés of tke Zoulous (Natal,
1867), pp. 142, seq.
(3) Callaway, p. 23.
56 ÉTUDES FOLKLORIQUES
saisi la queue du chacal, a la sottise de se laisser persuader que c'est
une racine et la lâche (1). — Chez les Lapons, à l'autre extrémité
de l'ancien continent, c'est le renard qui, après avoir joué des mau-
vais tours à l'ours, est poursuivi par celui-ci et se réfugie sous les
racines d'un sapin. L'ours découvre sa cachette. Toutes les fois qu'il
attrape des racines ou des pierres et qu'il les mord, le renard crie :
« Ho ! ho ! tu nie mords la patte ! » Quand l'ours attrape réellement
la patte du renard, celui-ci rit et crie : « Ha ! ha ! tu mords des ra-
cines (2) ». — La prétendue racine reparaît dans un conte grec
moderne recueilli à Smyrne (3) et dans un conte du Bas-Langue-
doc (4) ; les deux personnages sont, dans l'un et l'autre conte, un louj)
et un renard. — Sans chercher ailleurs en Europe, je citerai encore
un conte indien du Dekkan (5), où un chacal fait également croire
à un alligator que sa patte est une racine de jonc.
Il y a, comme on voit, identité partout, et, si simple que soit cette
petite histoire, elle est trop caractérisée pour qu'on puisse croire
qu'elle soit née spontanément et chez les Zoulous et chez les Lapons,
et chez les Languedociens et chez les Hindous, etc.
Dans un autre épisode du même conte zoulou (6), Uthlakanyana,
pris par un ogre, est remis par celui-ci à la mère ogresse pour qu'elle
le fasse bouillir dans un grand pot. Le petit bout d'homme dit à la
vieille : « Si nous jouions à nous faire bouillir tour à tour ? Vous me
ferez bouillir un peu de temps, et moi je vous ferai bouillir ensuite. »
L'ogresse accepte la proposition, et, quand c'est son tour à elle
d'entrer dans le grand pot, qui a eu le temps de bien chauffer, Uthla-
kanyana la fait bouillir pour tout de bon.
Cette histoire rappelle tout à fait un conte allemand bien connu
de la collection Grimm (nolo). La petite Grethel, que la vieille sor-
cière veut faire cuire dans le four, feint de ne pas savoir comment s'y
prendre pour entrer. La vieille s'approche alors de la bouche du four,
et avance la tête pour montrer à Grethel comment on fait, et Gre-
thel la pousse dans le four ardent, qu'elle s'empresse de fermer.
Un trait du conte allemand que le conte zoulou n'a pas, c'est la
feinte maladresse du héros ou de l'héroïne. Nous allons retrouver ce
(1) Mac Cal) Theal. Kaifir Folklore (Londres, 1882). Voir le dernier conte.
(2) J. C. Poeslion. Lapplœndische Marchen (Vienne, 1886), p. 17.
(3) Emile Lcgrand. Quatre contes grecs, recueillis à Smyrne en 1875, n° 2. (Dans
la Bévue de Vhistoire des religions, année 1884.)
(4) Revue des Traditions populaires, novembre 1888, p. 615.
(5) Miss M. Frere. Old Deccan Days, 2" édition, p. 279.
16) Callaway, p. 18.
l'origine des contes populaires européens 57
trait, — avec le chaudron du conte zoulou, — dans un conte de l'île
de Zanzibar et dans un conte des Kamaoniens de l'Inde septentrio-
nale (1). Dans ces deux contes, un démon (ou un ogre) veut faire
bouillir un jeune homme dans un chaudron, où il le poussera par
surprise pendant que le jeune homme jouera à certain jeu (conte de
Zanzibar) ou marchera d'une certaine façon autour du chaudron
(conte kamaonien) ; mais le jeune homme, quand le démon lui dit
de jouer (ou de marcher), répond qu'il ne sait pas comment on fait ;
et, pendant que le démon le lui montre, le jeune homme le pousse
lui-même dans le chaudron.
Ces deux contes font lien, on le voit, entre le conte zoulou et les
contes européens du même type que le conte de la collection Grimra.
En appliquant une méthode de comparaison précise, rigoureuse,
aux quelques autres contes que l'on peut encore trouver à rapprocher
des nôtres chez les Zoulous et autres peuplades de l'Afrique ou chez
les sauvages de l'Amérique, on arrivera toujours au même résultat I
un détail fournira la marque d'importation. Et vraiment je
m'étonne que M. Lang voie tant de difficultés dans la théorie do
l'importation appliquée aux Zoulous. L'Afrique septentrionale,
— Elgypte, Abyssinle, populations berbères de l'Algérie et du Maroc,
— possède tout un répertoire de contes semblables à nos contes
européens, et venus d'Asie avec l'islamisme : nous avons, comme
prémices de ce qu'on pourra récolter avec le temps chez ces divers
peuples, les collections si intéressantes de MM. Spitta-Bey, Dulac,
Reinisch, de Rochemonteix, du Père Rivière et de M. René Basset.
Or, les Berbères, — c'est l'avis de M. James Darmesteter (2), et
rien n'est plus vraisemblable, — les Berbères ont joué un rôle impor-
tant dans la transmission des contes asiatico- européens ;« en bien
des endroits, ce sont eux qui ont servi d'intermédiaires entre les
Arabes et les populations de l'Afrique centrale et occidentale ». Est-
ce que, de l'Afrique centrale, quelques-uns de ces contes n'ont pas
pu, de proche en proche, arriver chez les Zoulous et se mêler à leurs
contes indigènes ? Qu'y a-t-il là d'invraisemblable ?
Quant aux contes des sauvages de l'Amérique, l'influence euro-
péenne est visible partout où il y a lieu à des rapprochements sérieux
entre ces contes et les nôtres. En voici un exemple assez curieux.
(1) Voir, dans les Contes populaires de Lorraine, les pages 145-146 et 149-150
du tome premier.
(2) Journal Asiatique, livraison de juillet 1888, p. 144.
58 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Un des thèmes les plus connus de nos contes européens, c'est celui
de la poursuite el des Iransformalions, que j'ai étudié dans les remar-
ques du conte lorrain n" 9. VOiseau verl. Rappelons les principaux
traits de ce thème : Un jeune homme s'enfuit de chez un ogre ou
autre être malfaisant avec la fille de celui-ci. Au moment où l'ogre,
qui s'est mis à leur poursuite, va les atteindre, ils lui échappent par
diverses transformations. Ainsi, dans tel conte de cette famille, la
jeune fille se change en jardin et change le jeune homme en jardinier,
lequel répond tout de travers aux questions que l'ogre lui adresse au
sujet des fugitifs. Puis, elle se change en église, et le jeune homme
en sacristain, etc. — On peut constater que la transformation des
jeunes gens en église et prêtre ou sacristain se retrouve dans la plu-
part des contes européens de ce genre.
Voyons maintenant un conte algonquin, publié en 1884 par M. Le-
land (1). Chat Sauvage poursuit Maître Lapin. Celui-ci, sans doute
un peu sorcier, piétine quelques instants la neige, y enfonce une
pHite branche et s'assied dessus. Et, quand Chat Sauvage arrive,
voilà qu'il y a en cet endroit une jolie cabane (wigwam) et, dedans,
un vieillard très respectable. Chat Sauvage lui demande s'il a vu
passer un lapin. « Des lapins ? répond le vieillard • bien sûr que j'en
ai vu beaucoup : il y en a tout plein dans les bois. » Il invite Chat
Sauvage à souper et à coucher. Le lendemain, Chat Sauvage se ré-
veille dans la neige : le wigwam et le vieillard ont disparu. Chat Sau-
vage reprend sa poursuite. Il arrive dans un village, près d'une
église. « Avez-vous vu un lapin ? dit-il à un homme. — Attendez
que l'office soit terminé. » On le fait entrer à l'église et entendre un
sermon. Puis on le conduit chez le chef du village, où il est hébergé.
Le lendemain, il se réveille au beau milieu d'un marécage.
Il est facile de reconnaître dans ce récit le thème obscurci de la
poursuite et des transformations. M. Leiand, qui paraît peu familier
avec nos contes européens, ne se doute absolument pas de cette
ressemblance, et il écrit la réflexion suivante : « Bien que cette his-
« toirc soit fort ancienne, l'incident de l'église est manifestement
« moderne. » Or, — je l'ai déjà fait remarquer, — dans la plupart
des contes européens de ce genre, il y a la transformation en église
et prêtre ou sacristain : dans le conte westphalien n" 113 de la col-
lection Grimm, par exemple, le méchant roi qui poursuit les deux
jeunes gens entre dans l'église et entend un sermon, tout à fait
(1) Ch. G. Lel.ind. The Algonquin Legends of New-England (London, 1884),
p. 215.
l'origine des contes populaires européens 59
comme Chat Sauvage. Cet « incident » de l'église n'est donc nulle-
ment l'indice de l'introduction d'un élément « moderne » dans une
vieille histoire algonquine, mais bien la marque de l'importation,
chez les Algonquins, d'un conte européen.
Ces observations ont, je l'espère, mieux délimité le champ de la
discussion et, en même temps, justifié la théorie qui explique par
des emprunts, par une transmission de peuple à peuple, les ressem-
blances existant entre les contes de tant de pays.
Mais il faut préciser encore davantage. Plus on recueille de contes
chez les divers peuples, de l'Indo-Chine à l'Islande ou au Maroc,
plus on voit qu'il y a chance de rencontrer dans n'importe lequel
de ces pays n'importe quel conte du répertoire connu. Pourquoi ?
I.a réponse me paraît être celle-ci. C'est parce que la difïusion des
contes s'est faite à la façon d'une inondation régulière, partant d'un
immense réservoir unique, et poussant toujours devant elle dans
toutes les directions. De là cette probabilité de trouver partout les
mêmes dépôts. — Si l'on suppose plusieurs petits centres de difïu-
sion, épars sur toute la surface de l'ancien continent, plusieurs petits
courants çà et là, les chances de rencontrer partout ce même réper-
toire de contes seront infiniment moindres.
Ce réservoir, d'oîi les contes ont découlé à l'Orient vers l'Indo-
Chine, au nord vers le Tibet et les populations mongoles, à l'occi-
dent vers la Perse, le monde musulman d'Asie et d'Afrique, l'Europe
enfin, c'est l'Inde.
Je ne reprendrai pas ici tous les arguments que j'ai présentés à ce
sujet dans l'introduction aux Coule populaires de Lorraine, et je
ne m'arrêterai pas à faire remarquer toutes les modifications que
j'ai cru devoir apporter au système de Benfey. J'insisterai seule-
ment sur deux ou trois points.
Le contes, disais-je en commençant, sont des produits fabriqués.
Or, on connaît toute une série de ces produits qui ont conservé, pour
ainsi dire, leur étiquette d'origine ; on sait, d'une façon certaine,
qu'ils ont été exportés de l'Inde et introduits dans les pays circon-
voisins, d'où ils sont finalement arrivés en Europe. Ces contes,
ce sont les contes fixés par écrit dans l'Inde et transmis de tous
côtés, au moyen âge, par la voie littéraire, c'est-à-dire par dc;^ tra-
ductions ou imitations en diverses langues.
H Y avait donc, à une certaine époque, pour c^t article spécial
60 ÉTUDES FOLKLORIQUES
fabriqué dans l'Inde, des courants commerciaux bien marqués ; et,
si l'on peut parler ainsi, la lellre de voilure, conservée pour les contes
fixés par écrit, indique la voie par laquelle ont dû passer, en bien
plus grand noml)re. les contes oraux.
Ce n'est pas, évidemment, à une seule époque que la tran^mission
orale s'est faite ; ce n'est pas un seul exemplaire de chaque conte
qui a été porté, dans chaque direction, par une seule personne ;
c'est un nombre indéfini d'exemplaires, par un nombre indéfini de
personnes, à un nombre indéfini d'époques. Et, très certainement
aussi, ce n'est pas seulement une forme de chaque conte qui a ainsi
voyagé ; c'est une foule de variantes : on le verra de plus en plus, à
mesure que l'on aura recueilli plus de contes hindous.
Je l'ai déjà dit dans l'introduction aux Conles populaires de Lor-
raine : ce sont des arguments extrinsèques, historiques, qui m'ont
fait adopter, en les modifiant et complétant d'après les découvertes
récentes, les théories de Benfey sur l'origine indienne des contes
européens. Si j'ai indiqué dans mon livre quelques arguments intrin-
sèques, si j'ai fait ressortir combien certains traits de nos contes
populaires, tel- que l'étrange charité de leurs héros envers les ani-
maux, sont d'accord avec h s idées et les pratique de l'Inde, c'a été
uniquement pour montrer que la grande fabrique indienne de contes
avait trouvé sur place les éléments à combiner ; autrement dit, que
les contes qui se retrouvent partout reflètent bien les idées de l'Inde.
Des idées analogues existent-elles également chez d'autres peuples,
comme le dit M. Lang ? c'est poss'ble ; mais 'a chose fût-elle
prouvée, cela n'aurait pas grande conséquence Le vrai argu-
ment contre l'origine indienne des contes, ce serait de montrer
qu'ils sont en contradiction avec les idées régnant dans l'Inde ;
mais on n'apportera jamais cette preuve.
Les contes européens don' j'ai parlé jusqu'à présent dans ce tra-
vail, ce sont, je l'ai déjà dit, les contes acluels, — ce mot pris dans
un'sens un peu large, c'est-à-dire les contes que l'on a recueillis dans
ce siècle, et aussi les contes que la littérature nous a conservés
au xvii^ siècle, au xvi^ et durant le moyen âge. Au sujet de ces
con es, j'ai eu l'agréable surprise de lire, dans un des derniers
l'origine des contes populaires européens 61
ouvrages où M. Lang combat mes théories, ce qui suit (1) : « Des
« contes sont certainement sortis de l'Inde du moyen âge, et sont
« parvenus en abondance dans l'Europe et l'Asie du moyen âge. »
Et M. Lang ne parle pas seulement des contes arrivés en Asie et en
Europe par la voie littéraire ; il mentionne également les « commu-
nications orales » qui ont dû accompagner « les grands mouvements,
missions et migrations », et il indique notamment les invasions des
Tatars, les croisades, les relations commerciales, la propagande
bouddhique.
Ainsi, ]\I. Lang paraît, adme tre que, dans ce qu'on pourrait ap-
peler la slralificalion des contes européens, la couche supérieure, la
couche la plus récente a été apportée par des courants venant de
l'Inde. Mais il 'empresse d'ajouter qu'il ne faut pas exagérer la
portée de ce fait. « Les versions, dit-il, qui ont été apportées au
« moyen âge par tradition orale, doivent avoir rencontré des ver-
ce sions depuis longtemps établies en Europe, versions qui, peut-
« être bien, étaient déjà courantes avant qu'aucun scribe d'Egypte
« eût fixé une légende sur le papyrus », en d'autres termes, dans
l'antiquité la plus reculée.
On me permettra de m'arrêter un instant pour poser une ques-
tion à M Lang.
Ces « versions » que les contes venus de l'Inde ont rencontrées
dans l'Europe du moyen âge, étaient-elles semblables à ces contes
indiens ? — ejb le mot semblable , je l'entends de cette ressemblance
ou plutôt de cette identité pour les idées et pour leurs combinai-
sons, que présentent aujourd'hui les contes d'un bout à l'autre de
l'ancien continent.
Si M. Lang répond non, s'il nous dit que les contes indigènes pré-
sentaient simplement une grande analogie pour les idées avec les
contes importés, je n'aurai pas même à discuter. Jamais, en effet,
je n'ai prétendu qu'il ne se soit pas fait de contes en dehors de l'Inde,
avec les éléments du fantastique universel : bêtes qui parlent, trans-
formations, objets magiques, etc. Ce que j'ai cru pouvoir affirmer,
c'est seulemen' que les contes qui se sont répandus partout, qui ont
été goûtés partout, chez les Poi-tugais comme chez les Annamites,
chez les Tatars de Sibécie comme chez lee Grecs modernes ou chez
les Kabyles, viennent, en règle générale, de l'Inde.
Si, au contraire, M. Lang répond oui, s'il estime que les contes
(1) Mt/iJi. Rituat and Religion, II, \>. 3ÏB.
fi2 ÉTUDES FOLKLORIQUES
'ndigènes étaient au fond identiques aux contes imporlés, pour les
éléments et pour les combinaisons, je lui dirai, avec le bon sens,
qu'un lien historique, un lien de transmission d'un centre originaire
commun a certainement existé intre ces deux classes de contes.
Pour moi, si j'en juge par le conte de Psyché, seul conte propre-
ment dit qui nous soit parvenu du monde gréco-romain du commen-
cement de notre ère, des contes indiens ont dû pénétrer dans notre
occident avant le moyen âge. Et pourquoi cela serait-il plus invrai-
semblable que !a transmission admise pour le moyen âge par M. Lang
lui-même ? Je ne puis que renvoyer sur ce point à mon introduction
aux Conlcs populaire < de Lorraine.
Quant aux traits, — peu nombreux, du reste, — qui, dans la
mythologie grecque ou plutôt dans l'histoire de héros mythologiques
tels que Persée ou Jason, ressemblent à de traits de nos contes
actuels, je n'essayerai pas d'en donner l'origine ; il me faudrait, ce
qui manque à peu près complètement, des renseignements précis
sur les emprunts faits par les anciens Grecs au monde oriental. Je
constaterai seulement que les contes grecs actuels ne rappellent en
général pas plu^ la mythob gie greccfue que ne le font les contes alle-
mands ou bretons ; les contes grecs actuels appartiennent, bien cer-
tainement, à la couche supérieure, et les marques d'une importation
orientale relativement récente y sont souvent très visibles.
Reste encore à examiner deux questions intéressantes.
Il s'agit d'abord d'un récit péruvien, que M. Lang a découvert
dans un ouvrage écrit en 1608 par un prêtre espagnol, Francisco
de Avila, et relatant les idées et pratiques superstitieuses des In-
diens de la province de Huarochiri (1). •
Dans ce r.'cit, un pauvre homme entend par hasard la conversa-
tion de deux renards, et apprend ainsi le moyen de guérir un homme
riche ; il le guérit, en effet, et épouse sa fille. Mais le frère de ceile-ci,
mécontent de se voir devenu l'allié d'un homme de rien, le défie de
bâtir une maison dans un temps très court. Le pauvre n'a que sa
femme pour l'aider. Pendant la nuit, arrive un nombre infini d'oi-
seaux, de serpents et de lézards qui, pour le matin, ont construit
la maison.
(1j Hakluyt Society. ?>'arratii>e oj the rites and laws oj ilie Yncas (Londres, 18;3),
n» 3, chap. V, pp. 135, seq.
l'origine des contes populaires européens 63
Les deux suites d'aventures dont se compose ce conte péruvien
rappellent, cela est incontestable, divers contes de l'ancien monde,
dont il présente les thèmes avec quelques altérations, ainsi qu'on va
le voir.
D'abord, l'intervention des animaux secourables (qui, dans la
forme complète, étaient évidemment des animaux reconnaissants,
auxquels le héros avait rendu service) n'est motivée d'aucune façon.
De plus, dans la première partie du con e, — laquelle se rattache
aux contes européens et asiatiques étudiés dans les remarques du
no 7 de mes Conles populaires de Lorraine, — le passage relatif à
la maladie de l'homme riche est très bizarre : si cet homme est
malade, c'est que sa femme a commis un adultère, et, depuis ce
temps, un serpent se penche au-dessus de la maison pour dévorer
cette maison, et un crapaud à deux têtes se tient aux aguets sous
la meule. Le pauvre homme révèle la faute de la femme qui, après
avoir nié, finit par avouer ; on tue le serpent, le crapaud s'enfuit et
l'homme riche se trouve guéri.
Que l'on se reporte à deux contes de la Basse-Bretagne, recueillis
par M. Luzel et appartenant à la même famille de contes que le
récit péruvien (1), on y retrouve a le détail du crapaud, mais mieux
motivé. La princesse qu'il s'agit de guérir est malade, mais bien par
sa propre faute et non par la faute d'un autre : après avoir com-
munié, elle a rejeté l'hostie, qu'un crapaud a avalée; c'est depuis
ce temps qu'elle est malade ; il faut tuer le crapaud, caché à tel
endroit, reprendre l'hostie, etc. — Un conte norvégien (2) et un
conte de Bohême (3), l'un et l'autre du même type que les précé-
dents, contiennent le même passage, où le vieux conte s'est égale-
ment christianisé.
Ici encore, je ferai la réflexion que j'ai déjà faite. Ce conte péru-
vien offre une ressemblance réelle avec des contes asiatiques et euro-
péens ; donc il existe entre eux et lui un lien historique. De deux
choses l'une : ou une version européenne est arrivée au Pérou avec
les Espagnols, maîtres incontestés du pays depuis 1533, et elle s'y
est acclimatée durant les soixante-dix ans et plus qui ont précédé
la rédaction de l'ouvrage de Francisco de Avila ; ou bien une ver-
sion asiatique, sans doute,, est venue du pays encore inconnu d'où
(1) F.-M. Luzel. Veillées bretonnes, pp. 262, seq., et Légendes chrétiennes de la
Basse-Bretagne (II, pp. 116, seq.). — Comparer Contes populaires de la Basse-
Bretagne (I, p. 131).
(2) Asbjcernsen, t. II, p. 168 de la traduction allemande.
(3) Grimm, III, p. 343.
fti ÉTUDES FOLKLORIQUES
sont sortis It's immigrants qui ont peuplé le Pérou. En tout cas, ce
qui est certain, c'est qu'il y a un lien historique entre le conte péru-
vien et les contes asiatico-européens, et ce lien se découvrira peut-
être quelque jour.
Une autre question difficile à résoudre, — plus difficile de beau-
coup que la précédente, — est celle que soulève le conte égyptien des
Deux Frères, fixé par écrit pour le moins au xvi^ siècle avant notre .
ère. J'ai relevé, dans mon livre (1), les ressemblances étonnantes
que ce conte, vieux de plus de trois mille ans, présente avec des
contes actuels ; de ces contes dont M. Lang admet le voyage de
l'Inde en Europe au moyen âge. Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai
dit (2) au sujet de ces deux hypothèses : origine véritablement égyp-
tienne du conte des Deux Frères, ou origine indienne.
Si la première hypothèse était démontrée, il en résulterait, je l'ai
dit, que « ce vaste réservoir indien, d'où nous voyons les contes
et les fabliaux découler dans toutes les directions, n'aurait pas été
alimenté exclusivement par des sources locales ; il aurait reçu l'af-
fluent de canaux restés inconnus jusqu'à ces derniers temps ».
Je tiens à reproduire ici cette phrase de mon livre. Comment, en
effet, le «réservoir indien » s'est-il rempli originairement, ou, si l'on
veut une métaphore un peu plus précise, quels matériaux la grande
fabrique indienne de contes a-t-elle mis en œuvre ? Parmi ces maté-
riaux, s'en trouverait-il quelques-uns qui, originairement, seraient
venus du dehors, tout travaillés déjà et parfois tout assemblés, et
qui, en raison de leur conformité avec les habitudes d'esprit du pays,
auraient été immédiatement employés ? Je ne prétends nullement
être en état de répondre à cette question, les documents historiques
étant, pour le moment, tout à fait insuffisants.
Mais un point que je ne veux pas même toucher, — je le répéterai
en terminant, — c'est l'origine première de ce produit de l'esprit
humain qu'on appelle le conte, l'origine psychologique de ses divers
éléments. Libre à d'autres de s'aventurer dans ces régions peu
sûres : quand je vois de loin ces terrains mouvants, hantés par les
feux follets, je me félicite de plus en plus d'avoir pris une bonne fois
la résolution de rester sur la terre ferme.
(1) Contes populaires de Lorraine, 1, pp. LVii à Lxvn.
(2) /ij'd., pp. xxxui, XXXIV.
QUELQUKS OBSKUVATIONS
SUR LES -^
"IM1IDE\TS (;0M1.\S m COUTES EMVWM
El^aux Contes Orientaux "
Présentées au Folklore Congress d'Octobre i8qi
En me faisant l'honneur de me demander un ■ ravail sur les Inci-
dents commams aux contes européens et aux contes orientaux, le
Comité d'organisation du Folk-lore Congress m'a laiss'^ ibre de
traiter le sujet à ma guise. J'userai de ce .e permission.
D'abord, je ne m'arrêterai pas à montrer qu lie masse d'incidents
les contes orientaux ont en commun avec les contes européens. Le
fait est bien connu, et pour s'en convaincre, suffit de jeter un coup
d'œil, par exemple, sur les rapprochem nts si nombreux contenus
dans les remarques que j'ai jointes à mes Contes populaires de Lor-
raine ( 1 ) .
Mais c me permettrai de faire observer que ce n'est pas seule-
ment à' incidents qu'il faut parler ici ; c'est bien de combinaisons
tout entières d'incidents, c'est-à-dire de récits dans tout leur déve-
loppement.
*
« *
Il me semb e, du reste — ceci est une réflexion générale — que
certains folk-loristes ne regardent trop souvent que d'un œil dis-
irait les ensembles dans 1 s contes populaires. Les incidents, moins
(1) Paris, 1886, librairie Vieweg, rue Richelieu, 67, actuellement librairie
Champion, 5, quai Malaquaia.
66 ÉTUDES FOLKLORIQUES
que cela, les idées qui entrent dans le tissu de ces incidents, voilà ce
à quoi mon honorable contradicteur M. Andrew Lang et ses disci-
ples s'attachent surtout et presque exclus vement. Et, parce que
certaines de ces idées — bêtes qui parlent, objets magiques, etc. —
se rencontrent parmi les croyances superstitieuses des sauvages de
différents pays, les folk-loristes de cette école en tirent cette conclu-
sion, qui, tout récemment encore, était formulée par M. Lang lui-
même : Il n'y a rien d'improbable, tout au contraire, à ce que. « des
esprits se trouvant dans un même état de croyance superstitieuse
puissent, indépendamment les uns des autres, développer des
récits analogues (1) ».
En d'autres termes : nous constatons chez une foule de peuples,
en Orient comme en Occident, l'existence de contes populaires pré-
sentant partout les plus étonnantes ressemblances (car tels sont les
contes auxquels M. Lang fait allusion) ; or, il est possible que res
contes n'aient entre eux aucun lien d'origine ; ils ont pu parfaite-
ment germer et pousser spontanément dans les divers pays, au
temps où les « idées i-auvages » y régnaient.
Eh bien ! ma conviction, de plus en plus affermie, est que cela
est impossible, que cette thèse est insoutenable, et que, si l'on ren-
contre en Orient et en Occident des contes semb'ables, c'est qu'ils ont
une origine commune, c'est qu'ils se sont propagés de pays en pays.
Je voudrais, par un exemple, faire toucher la chose du doigt.
Prenons, dans les contes populaires, un thème très simple et très
répandu, le thème de la jeune fille livrée à un dragon et sauvée par
le héros, qui tue le monstr.\
Cette idée a-t-elle pu éclore dans plusieurs pays, dans plusieurs
cerveaux « sauvages », sans qu'il y ait eu communication de l'un
à l'autre ? Admettons-le, si l'on veut, bien que livrer à jour fixe
une victime humaine à un monstre, par suite d'un accord avec ledit
monstre et pour prévenir un plus grand mal, ne soit pas ce qu'il y
a de plus naturel. Mais examinons de quelle manière cette idée,« sau-
vage » ou non, se présente dans les contes qui ont été recueillis jus-
qu'ici (2).
(1) a ... It has been made probable thaï minds in the same state of supersti*
tious belief may independently develop aaalogous narratives. » {Saturday Beview,
10 jan. 1891.)
(2) La plus grande parti« dee élément? de cette- discussion s» trouve dans les
INCIDENTS COMMUNS AUX CONTES, ETC. 67
Dans un conte grec moderne de l'île de Syra (Hahn, no 70), le
héros apprend un jour d'une bonne vieille, son hôtesse, que, dans le
pays où il se trouve, on livre, tous les huit jours, une victime hu-
maine à un serpent à douze têtes, pour que le monstre laisse puiser
de l'eau à l'unique fontaine de la ville ; le sort vient de tomber sur
la fille du roi. Le héros se rend à la fontaine, près de laquelle la prin-
cesse est attachée à un rocher. Il la délie et lui dit qu'il la protégera ;
il ajoute qu'il est fatigué et qu'en attendant la venue du serpent, il
la prie (il faut bien appeler les choses par leur nom) de lui chercher
un peu les poux. Pendant qu'elle le fait, il s'endort, et la princesse
lui attache une bague dans les cheveux. Mais, quand le serpent
arrive, elle est si épouvantée que la voix lui manque et qu'elle ne
peut que pleurer : une de ses larmes tombe sur la joue du héros et
le réveille. « Ho ! ho ! » crie le serpent en voyant le jeune homme et
la princesse, « jusqu'ici on ne me donnait qu'un morceau à manger ;
aujourd'hui, j'en ai deux, »
La première pensée qu'on aura en lisant ce passage, c'est que les
détails de la narration, les enjolivements, sont l'œuvre des conteurs
grecs. Voyons s'il en est ainsi.
En 1888, M. Maxence de Rochemonteix a publié, parmi les Contes
nubiens qu'il a donnés aux Mémoires de l'Insiiiut égyplien, un conte
où je relève l'épisode suivant : Le héros, Himmed, arrive dans un
certain pays et se loge chez une vieille femme. Un jour, dit le conte,
elle lui apporte de l'eau saumâtre. « Pourquoi, grand-mère, cette eau
est-elle saumâtre ? » Et la vieille lui raconta qu'un crocodile arrêtait
le fleuve. « Chaque jour, il lui faut une vierge, et c'est aujourd'hui
le tour de la fille du roi ». « C'est bien », dit Himmed, et, se levant,
il alla trouver la jeune fille. « Ma petite sœur», lui dit-il, «que fais-tu
ici toute seule ? » « On m'a amenée ici pour être livrée au crocodile.
Va-t-en ». « C'est bien », dit Himmed ; « laisse-moi dormir la tête
sur tes genoux, et tire-moi un pou. Quand le crocodile viendra,
réveille-moi ». Et il s'étendit par terre, la tête sur les genoux de la
jeune fille. A la vue du crocodile, celle-ci se mit à pleurer : une larme
tomba dans l'oreille de Himmed et le réveilla. « Pourquoi pleures-
tu ? » dit-il. « Voici le crocodile : sauve-toi ! » En même temps, le
crocodile leur criait de loin : « Pourquoi donc êtes-vous deux ? »
Voilà tout à fait, sur les rive^ du Haut-Nil, notre récit grec mo-
derne, et non pas seulement e sens général de cet incident ; les plus
remarques du n° 5 de mes Contes populaires de Lorraine. Pour les indications
bibliographiques, voir V Index bibliographique placé à la fin de mes deux volumes.
68 ÉTUDES FOLKLORIQUES
petits, les j)lus étranges détails s'y retrouvent : monstre qui prive
d'eau une ville, bizarres idées du héros, larme qui le réyeille, excla-
mation du monstre.
En Arménie (1), encore même narration, si ce n'est que le trait
réaliste de la toilette à faire au héros a disparu, peut-être par un
excès de délicatesse de la part du colle'ctionneur. Mais ce trait se
rencontre ailleurs, dans des épisodes semblables, par exemple dans
un conte valaquc (Schott, n" 10), où se trouve aussi la « larme brû-
lante ' ; dans un conte suédois (Cavallius, p. 110). Et si ce dernier
n'a pas la larme qui réveille le héros, il nous offre un trait du conte
grec moderne que nous n'avions pas encore rencontré jusqu'ici, celui
de la bague attachée dans les cheveux du jeune homme. (Comparer
le conte écossais n^ 4 de la collection Campbell.)
Ici. arrêtons-nous un instant, et posons-nous cette question :
Étant admis que l'idée de victimes humaines livrées périodique-
ment à un monstre pour prévenir un plus grand mal, et de la déli-
vrance d'une de ces victimes., soit une de ces « idées sauvages » c|ui,
nous dit-on, peuvent éclore partout où existe l'état d'esprit « sau-
vage » — cela étant admis, est-il possible que les Grec-; modernes,
les Nubiens, les Arméniens, les Valaques, aient développé absolu-
ment, de la même façon cette « idée sauvage )» trouvée (c'est l'hypo-
thèse) par chacun de ces peuples dans son héritage traditionnel ? est-
il possible que, par exemple, ils aient imagim"' tous que le héros se
serait endormi avant le combat, la tête sur les genoux de la fille du
roi ; qu'une larme de celle-ci, tombée sur le visage du jeune homme,
l'aurait réveillé, etc. ?
. Non, évidemment, cela n'est pas possible.
Donc la forme tellement spéciale sous laquelle 1' « idée sauvage »
— si « idée sauvage » il y a — se présente à nous aujourd'hui chez ces
divers peuples, ne peut se rencontrer à la fois chez tous que par
suite de communications de l'un à l'autre et d'importation déjà
spécialisée.
Mais nous sommes encore loin d'avoir tout considéré dans les
récits qui viennent d'être analysés.
(1) Chalatiiinz, Marchen und Sagen, dans Y Armenische Biblioikek d'Abgar
Joannis.siany (Lepzig, 1887), p. 29 seq.
INCIDENTS COMMUNS AUX CONTES, ETC. 69
Ces récits, ils ont été recueillis, non point isolés et formant tout
le conte à eux seuls, mais encadrés dans un conte plus étendu.
Ainsi, les récits grec moderne, nubien, arménien, sont intercalés
(le valaque est simplement juxtaposé) dans des contes qui appar-
tiennent tous à un type que j'ai étudié longuement dans mes Contes
populaires de Lorraine, le type de >( Jean de l'Ours » (n'^ 1).
^ Cette» intercalation, cette combinaison tout arbitraire > — qui
spécialisent encore davantage notre incident, déjà si caractérisé,
de la princesse et du dragon — il est évident qu'elles ne se sont pas
faites spontanément, et chez les Grecs modernes et chez les Nubiens,
x?t chez les Arméniens et chez les Valaques. Une telle combinaison,
comment en aurait-on eu l'idée dans plusieurs pays à la fois ?
Je ferai la même remarque au sujet des nombreux récits où Vinci-
dent de la princesse livrée au monstre n'a pas les détails que nous
avons vus. Si simple qu'en soit la forme, cet incident se trouve spé-
ciatisé par la manière dont il est enchâssé, par les combinaisons dans
lesquelles il entre.
Ainsi, dans un conte allemand (Grimm, n^ 60), dans un conte
indien du pays de Cachemire (Steel et Temple, p. 138), et aussi dans
un conte persan du Touti nameh (t. ii, p. 291, de la traduction alle-
mande de G. Rosen), il est combiné avec le thème de l'oiseau mer-
veilleux qui fait roi ou richissime celui qui le mange.
Ainsi encore, dans un groupe très nombreux de contes, recueillis
en Lorraine, en Bretagne, en Italie, en Sicile, en Espagne, en Por-
tugal, en Grèce, en Lithuanie, en Danemark, en Suède, etc., notre
incident est enclavé entre deux thèmes : le thème du poisson mer-
vc lieux c{ui, coupé en morceaux, est mangé par une femme, une
jument et une chienne, et renaît sous forme de deux ou trois garçons,
deux ou trois poulains, deux ou trois petits chiens, et le thème de la
maison enchantée, où une sorcière tue ou change en pierre successi-
vemenl les frères aînés, jusqu'à ce que le plus jeune triomphe d'elle.
Ailleurs (voir les remarques du n^ 37 de mes Contes populaires de
Lorraine) le thème du dragon est combiné avec le thème des Trois
chiens, lequel peut se résumer ainsi : Un jeune homme, sur la propo-
sition d'un inconnu, échange trois brebis, toute sa fortune, contre
trois chiens, dont chacun est doué de qualités merveilleuses. Grâce
à leur aide, il s'empare d'une maison habitée par des brigands que
ses chiens tuent, et s'y établit avec sa sœur. Celle-ci l'ayant trahi
et livré à un des brigands, échappé au carnage et qu'elle veut épou-
ser, les trois chiens le sauvent. Ce sont eux encore qui tuent un d^-a-
gon auquel est exposée une princesse.
70 ÉTUDES FOLKLORIQUES
On serait infini si l'on voulait décomposer toute cette marque-
terie en SCS divers éléments. A propos de la moindre pièce qui y entre,
même exceptionnellement, il y aurait à faire des rapprochements
précis, avec d'autres contes ; car la moindre pièce provient de la
grande fabrique qui a fourni de mêmes produits le monde entier,
])0ur ainsi dire.
11 y a donc eu, chez les nombreux peuples dont les contes pré-
sentent le thème du dragon, importation de ce thème, frappé à de
cerlaines estampilles. Donc, quand même, dans le fonds d' « idées sau-
vages », nées sur place, qu'on suppose le patrimoine de ces divers
peuple^ il se trouverait chez tous l'idée d'un dragon et d'une jeune
fille délivrée, ce ne serait pas cette idée indigène qui ferait partie
des contes actuels : le thème qui y figure — l'estampille en fait foi —
est import '•.
Noton- que le travail qui vient d'être fait sur le thème du dragon,
nous aurions pu le faire sur n'importe quel autre thème, pris dans
quelqu'un de ces contes, partout si semblables, du grand répertoire
national.
Et maintenant, qu'on aille raisonner et faire de la statistique
sur les « idées sauvages » que l'on prétend tirer des contes ! « Le
thème du dragon se trouve ici, là, encore là ; donc elle est éclose
partout jadis, cette idée sauvage... » Le malheur, c'est que, loin d'être
éclos ici, là et encore là, ce thème a été apporté, dans tous ces endroits
comme partie intégrante de ces produits fabriqués qui s'appellent
des contes.
A ce propos, je suis heureux de renvoyer à d'excellent s réflexions
de notre confrère M. Joseph Jacobs (Folk-lore, livraison de
mars 1891, p. 125). Pour avoir le droit d'invoquer les contes comme
« témoignage archéologique ' des croyances du pays où ils ont été
recueillis, il faut d'abord, dit très justement M. Jacobs, que & l'on
soit certain qu'ils sont originaires de cepays».« En d'autres termes»,
ajoute-t-il, « le problème de la propagation des contes doit être résolu
avant qu'on aborde celui de l'origine » (1).
(1) « The slories cannot... be uscd as archscological évidence of the beliefs in
the countrics where they are found, unless we can be certain that they originated
there. In other words, the problem of diilusion is of prior urgency to that of origin. »
INCIDENTS COMMUNS AUX CONTES, ETC. 71
C'est là le bon sens même. Et mon dessein, dans ces courtes obser-
vations, est d'attirer l'attention de tous les folk-loristes sur ce point ;
de les inviter instamment à étudier enfin les contes lels qu'ils sont,
et non les idées plus ou moins « sauvages » qu'on y peut voir. Si,
après une étude comparative sérieuse, ils arrivent à cette convic-
tion, que des incidenls aussi caractérisés et des combinaisons d'inci-
dents aussi particulières ne peuvent avoir été inventés à deux, à
vingt endroits à la fois, un grand pas sera fait vers la solution de la
(' question des contes t. Mais, si, jugeant les choses de haut et de
loin, l'on persiste à regarder comme possible que, malgré leur
complète ressemblance, non seulement des incidents, mais des
contes entiers, n'aient rien de commun pour l'origine, on continuera
à tâtonner dans les ténèbres.
Peut-être certaines personnes croiront-elles que j'exagère les théo-
ries que je discute. Je citerai donc encore quelques déclarations
expresses de M. Lang.
En 1884, il écrivait ceci, dans son introduction à la traduction
anglaise des Contes des frères Grimm par Mme Hunt (pp. xlii, xliii) :
« Nous croyon- impossible, pour le moment, de déterminer jusqu'à
quel point il est vrai de dire que les contes ont été transmis de peu-
ple à peuple et transportés de place en place, dans le passé obscur et
incommensurable de l'antiquité humaine, ou jusqu'à quel point ils
peuvent être dus à V idenlilé de Vimaginalion humaine en tous lieux
Comment les contes se sont-ils répandus, ce' a reste incertain.
Beaucoup peut être dû à l'identité de l'imagination dans les pre-
miers âges ; quelque chose à la transmission » (1).
En 1888, M. Lang revient sur le même sujet, dans son introduc-
tion aux Contes de Perrault (p. cxv) : « Les chances de coïncidence
sont nombreuses. Les idées et les situations des contes populaires
sont en circulation partout, dans l'imagination des hommes primi-
tifs, des hommes préscientifiques. Qui peut nous dire combien de
fois elle^ ont pu, fortuitement, s'unir pour former des ensembles
pareils, combinés indépendamment les uns des autres ? » (2).
(1) « ... We think it impossible at présent to détermine how far they (the taies)
raa^"^ hâve been transmitted from people to peopîe, and wafted from place to place,
in the obscure and immeasurable past of human antiquity, or how far they may be
due to identity of human fancy ei-eryuhere The process of Diffusion remains
uncertain. Much may be due to the identity everyvrhere of early fancy : sometking
to transmission, »
(2) « ... The chances of coïncidence are... numerous. The ideas and situations
72 ÉTUDES FOLKLORIQUES
M. Lang ne se borne p;.s à des considérations générales ; il donne
un exemple. Qu'on se reporte à l'édition d'une vieille traduction
anglaise de la fable de Psyché, qu'il a publiée en 1887, et on y lira, au
suj' t du type de conte si répandu dont la fable de Psyché est un
spécimen altéré, l'affirmation suivante (p. xix) : « Il n'est pas abso-
lument nécessaire de supposer que le conte a été inventé une fois
pour toutes, et qu'il s'est répandu d'un seul centre originaire, bien
que cela puisse avoir eu lieu » (1).
Ainsi, d'après M. l.ang, une « combinaison fortuite » d'éléments
fantastique? pourrait avoir donné, en même temps, dans une quan-
tité de pays, la suite d'aventures que voici : jeun'- fille qu'on e-t
obligé de livrer à un serpent ou autre monstre, lequel est en réa'ité
un homme sous une enveloppe animale, et qui épouse la jeune fille ;
défense faite à celle-ci par son mari (qui ne vient que la nuit) de
chercher à le voir, et désobéissance amenée par de perfides conseils ;
— disparition de l'époux mystérieux ; — pérégrinations de la jeune
femme à la recherche de son mari ; — tâches impossibles qui lui
sont imposées par sa belle-mère, et qu'elle finit par exécuter, gr Ace à
l'aide de divers animaux ; — réunion des deux époux.
Et c'est ce petit roman qui, avec tout son enchaînement d'aven-
tures, aurait pu, d'après M. Lang, s'inventer à la fois dans je ne sais
combien de pays, et sortir, uniformément armé, de je ne sais combien
de cerveaux « sauvages » ! En vérité, cela serait plus que merveilleux.
Quoi qu'il en soit, il importe que de telles possibilités soient exa-
minées de près et définitivement jugées. C'est seulement ensuite que
l'on pourra utilement aborder la question de l'origine des contes po-
pulaires internationaux. .J'ai traité, il y a deux ans, au Congrès des
Traditions populaires de Paris, cette question que j'avais déjà étudiée
dans l'introduction de me- ^o/I^^s /Jop»//a/rf'.« de L-irraine. Mais, alors
comme aujourd'hui. V avant-terrain. le> avenues qui mènent au point
central de la discussion, étaient encore insuffisamment déblayées, du
moins si j'en juge par la confusion régnant dans beaucoup'd'esprits.
Qu'on se mette donc résolument au travail préliminaire qui vient
d'être indiqué. C'est une question de bon sens f{ui se pose ; qu'on
la résolve, et l'on aura fait beaucoup — beaucoup plus que l'on ne
croit — pour les progrès de la science.
of popular tale> are ail afloat, everywhere, in the imaginations of early and of
pre-scientiflc men. Who can tell how often they might casually unité in simiisir
choies, independently combined ? »
(1) « It will... not be absolutely necessary to suppose that the taie was invented
once for ail, and spread from one single original centre, though this may hâve beau
« case. »
LA LÉGENDE
DU
PAGE DE mm ELISABETH M PORTIGAL
ET
LE CONTE INDIEN DES a BONS CONSEILS »
(Extrait de la HeiHie des Questions historiques. — Janvier iQoS.)
I.
L AVENTURE DU PAGE
Qu'on ouvre les principaux recueils de Vies des Saints, le livre
du janséniste Baillet ou ceux du jésuite Ribadeneyra, de Giry, de
Butler ; qu'on y parcoure les colonnes consacrées à sainte Elisabeth
de Portugal ; partout on lira la dramatique aventure du page de la
sainte reine. Cette histoire est rapportée même dans les courtes
notices de maint dictionnaire, soit de dictionnaires spéciaux, comme
le Heiligen-Lexikon (;( Dictionnaire des Saints ») de Stadler, soit de
dictionnaires plus ou moins encyclopédiques : Kirchenlexikon (Dic-
tionnaire des Sciences ecclésiastiques) de Wetzer et Welte, Diclion-
naire de la Conversation, Dictionnaire universel du XIX^ siècle, de
Larousse, Biographie Michaud. Nulle part n'est émis de doute sur
Vhisloricité de l'événement terrible qui, frappant le calomniateur
et justifiant providentiellement les calomniés, fait éclater à tous
les yeux l'innocence de la reine de Portugal et de son vertueux page.
Et pourtant.... Mais, d'abord, examinons les documents.
Il importe de faire observer, avant tout, qu'on ne trouve pas
la moindre trace de l'histoire du page dans la plus ancienne Vie de
74 ÉTUDES FOLKLORIQUES
sainte Elisabeth, telle que la donne un manuscrit conservé à Coïm-
bre, dans un couvent fonde par la reine, le couvent de Sainte-Claire
où, devenue veuve, elle passa ses onze dernières années (1325-1336),
avant d'aller mourir au loin, à la frontière, entraînée par cet amour
de la paix qui, tant de fois, avait su réconcilier des souverains en
conilit et qui. dans celte circonstance suprême, voulait empêcher
la guerre entre le Portugal et la Castille (1).
Rien non plus ne se rencontre, sur ce même sujet, dans la pre-
mière Vie imprimée de la sainte, qui parut à Coïmbre en 1560 et qui
est attribuée à Diego AfTonso, secrétaire du Cardinal Infant Dom
Afïonso. Nous tenons ce renseignement du savant qui, de nos
jours, connaît le mieux tout ce qui concerne sainte Elisabeth, Dom
Antonio Garcia Ribeiro de \'asconcellos, professeur à la Faculté
de Théologie de l'Université de Coïmbre. L'ouvrage, comprenant
à peine cinquante-six pages petit in-quarto, s'appuie, du reste, sur
le manus.crit du couvent de Sainte-Claire, qu'il résume ou -para-
phrase tour à tour, en y ajoutant parfois tel ou tel emprunt fait
aux chroniqueurs (2).
C'est seulement en 1562 que l'histoire du page apparaît, dans un
livre aujourd'hui peu connu, dans une Chronique franciscaine,
publiée en portugais par Frère Marc de Lisbonne (3). Dom Antonio
de Vasconcellos ne s'est pas contenté de nous signaler le passage en
question ; il a poussé l'obligeance jusqu'à nous en envoyer le texte
intégral. Voici, légèrement abrégé, le récit de Frère Marc :
C'était au temps où le roi Dom Denis, mari de sainte Elisabeth, se hvrait
encore à ses passions désordonnées. Un sien page de la Chambre (moço
da camara), envieux d'un de ses compagnons à qui la reine confiait la
(1) Cette Vie, dont le texte original portugais a été inséré, au xvii= siècle, par
Francisco Brandao, dans sa Monarchia Lusitana (6« partie), a été traduite en latin
par les ancieni Bollandistes [Âcta Sanctorum Julii, t. II, 1721, p. 173 et seq.), sous
ce titre : Vila auctore anonymo jere coaevo. Ex codice antique ntonasterii S. Clarae
Conimhricae, Lusitana lingua scripto, hic in latinum conversa. — Les Bollandistes
font remarquer que ce document mentionne comme vivant un des frùres de la
sainte, Frédéric, roi de Sicile, qui mourut en 1337, un an après sainte Elisabeth :
« qui nunc appellatur Rex in Sicilia. » — Une pièce importante, donnée aussi par
les Bollandistes, la Relatio facta in Consisiorio (13 jan. 1625) super i-ita, sanctilaie,
actis canonizationis et miraculis piae memoriae Beatae Elisabethae, Lusitaniae
Beginae, est également muette sur l'histoire du page.
(2) Le titre de ce petit livre rarissime est : Vida e inilagres da gloriosa Raynha
sancla Ysabel, molher do cathoUco Rey do Dinis sexto de Portugal (Coimbra, 1560).
(3) Parte segunda das Chronicas da Ordem dos f rades menores e das outras ordes
segunda e terceira, instituidas na igreja per o sanctissimo Padre sam Francisco...
Aouamente copilada e ordenada dos antigos Liuros e Hystoriadores e memoriaes da
ordem, per frey Marcos de Lisboa... — Lisboa, em casa de loanes Blauio impressor
delRey... Anno de 1562. — lîVro VIII, cap. xxxiujol. cxcv v».
J
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 75
distribution de ses aumônes, parce qu'elle voyait en lui de la vertu et de
bonnes mœurs, vint un jour dire au roi que la reine avait une inclination
pour ce jeune homme (que a liaynha Ihe tinha affeiçam). Le roi, effrayé,
bien qu'il ne fût pas complètement persuadé, résolut de faire tuer secrète-
ment le page de la reine. Il sortit à cheval, ce même jour, et, passant près
d'un four à chaux, il prit à part les chaufourniers et leur dit que, le lende-
main, il leur enverrait un page qui leur demanderait en son nom s'ils avaient
fait ce qu'il leur avait ordonné : les chaufourniers devaient aussitôt jeter
le messager dans le four. — Le lendemain, dès le matin, le roi envoya le
page de la reine porter aux chaufourniers le message convenu. Mais, comme
le jeune homme passait devant une église, il entendit sonner l'Élévation :
il entra et resta jusqu'à la fm de cette messe et de deux ou trois autres
qui avaient commencé pendant qu'il était dans l'église. — Durant ce
temps, le roi, qui désirait savoir si le page était déjà mort, rencontrant
l'accusateur, l'envoya en toute hâte s'informer auprès des chaufourniers
s'ils avaient exécuté son ordre. Ceux-ci, entendant les paroles convenues,
saisirent aussitôt le messager et le jetèrent dans le four ardent. — Quand
le page de la reine eut fini d'entendre les messes, il alla faire aux chau-
fourniers sa commission, et ils lui répondirent que l'ordre était exécuté.
Le roi, voyant le page revenir avec cette réponse, fut tout hors de lui-
même. Et, comme il réprimandait le jeune homme et lui demandait où il
s'était si fort attardé : « Sire, lui répondit le page, j'ai passé auprès d'une
« église, et, entendant sonner l'Élévation, je suis entré ; et une autre messe
« a commencé, et, avant que celle-ci fût achevée, une autre encore, et j'ai
« attendu jusqu'à la fin, parce que la suprême recommandation que me
« fit mon père mourant fut d'assister jusqu'à la fin à toute messe que je
« verrais commencer (porq meu pay me lançou por hençam (1) q a toda
« a missa que vissa começar steuesse te o fini). » Éclairé par ce jugement de
Dieu, le roi abandonna tous ses soupçons (2).
Vingt ans après la publication de la chronique franciscaine de
]\Iarc de Lisbonne, un célèbre dominicain espagnol, Louis de Gre-
nade (1504-1588) résumait cette même histoire dans la seconde
partie (chapitre xxvii, § 10) de son Inlrodaccion al siinbolo de la Fee,
qui fut imprimée à Salamanque en 1582 et traduite, du vivant de
l'auteur, en latin (Venise, 1586) et en français (Paris, 1587).
La source à laquelle l'illustre écrivain dit avoir puisé n'est indiquée
par lui cjue d'une manière vague (nous citons la vieille traduction
française) : «... Et puisque j'ay faict mention de ceste Royne (sainte
(1) Un passage du Nobiliar portugais, que nous communique un ami, dit expres-
sément que le mot bençao, « bénédiction » {bençam, en vieux portugais), doit s'en-
tendre des recommandations que les pères laissent à leurs fils, leur souhaitant du
bonheur, s'ils les exécutent fidèlement : Aquillo que os pais deixao recommandado
aos filhos; imprecando-lhes bens se o execiitarem.
2) Dans ses Vies des saints (t. II, col. 85-86, de l'édition de Paris, 1719), le
P. François Giry, provincial de l'Ordre des Minimes, paraît avoir emprunté l'his-
toire du page au livre du Minime portugais. La réponse du page au roi est littérale-
ment celle que donne Frère Marc de Lisbonne.
76 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Elisabeth), je ne tairay point une chose digne d'être sçeiie, qui esl
escrile en sa vie (1) ». Il y a tout lieu de croire que cette Vie est celle
de la Chronique franciscaine portugaise, ouvrage que Louis de
Grenade n'a pu manquer de lire en Portugal, où il résida longtemps
comme provincial de son Ordre et où il mourut en 1588.
Dans son récit, assez bref, Louis de Grenade ne parle de la calom-
nie qu'à mots couverts : « Mais un autre page de mauvaise nature
dctracta de ce vertueux page auprès du Roy, de telle manière et
de tel subicct, que le Roy proposa de le faire mourir ». — Il est à
remarquer aussi que Louis de Grenade no mentionne pas la recomm-
mandation faite au page de la reine par son père mourant : « Mais,
dit-il, comme il (le page) eiisl aceouslumé par deuoiion d'entrer dedans
les églises, quand il oyoit la clor he donnant le signe de l'eslevation
de l'hostie en la Messe, et de demeurer là jusques à la perception et
communion d'icelle, il s'arresta tant en quelques églises (Dieu le
voulant ainsi) que l'heure préfixe se passa. »
D'autres anciens biographes de sainte Elisabeth donnent égale-
ment l'histoire du page : le jésuite Ribadeneyra, dans ses Fleurs des
Sainfs, publiées de 1599 à 1601 ; le jésuite Vasconcellos, dans son
Anacephalœosis, résumé de l'histoire des rois de Portugal, qui parut
en 1621 ; le minime Hilarion de Coste, dans sa Vie de sainte Eli-
sabeth (1626) ; l'évêque d'Oporto, Dom Fernando Correa de La-
cerda, aussi dans sa Vie de la sainte (1680) (2).
Vasconcellos dit à ses lecteurs qu'on ne sait si l'événement a eu
lieu à Lisbonne ou à Coïmbre. L'évêque d'Oporto, lui, croit pou-
voir être tout à fait alllrmatif : c'est au couvent de San Francisco
da Ponte que le page a entendu la messe.
Dans tous ces récits, moins un, le jeune homme est envoyé porter
un nîessage à des chaufourniers, comme dans Marc de Lisbonne et
dans Louis de Grenade. Seul Ribadeneyra le fait envoyer à une
forge.
Quant à la recommandation paternelle, sur laquelle Marc de
Lisbonne insiste tant, il n'y a que Vasconcellos qui y fasse allusion
(1) Catéchisme ou Introduction du symbole de la foy, divisée en quatre parties,
composée en espagnol par R. P. et docteur F. Louys de Grenade, de VOrdre de sainct
Dominique, et mise en français par N. Colin, chanoine et thrésorier de l'église de
liheims (Paris, 1587), un vol. in-fol., p. 175.
(2) Pierre de Ribadeneyra : Flos Sanctorum, o Libro de las Vidas de los Santos
(Madrid, 1" et 2<^ parties, 1599-1601). — A. Vasconcellos : Anacephalaeosis, id est
Summa capita actorum regum Lusitaniae (Anvers, 1621), p. 99-100. — Hilarion de
Coste : Vita S. Elisabethae Lusitaniae Reginae (Paris, 1026). — D. Fernando
Correa de Lacerda : Historia da vida, morte, milagres, canonizaçao de santa Isabel
sexta Rainha de Portugal (Lisbonne, 1680).
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 77
en quelques mots visant, selon son habitude, à l'élégance classique :
diuqiie ex paterna disciplina, qiiod plura se obhilerinl sacra, féli-
citer immoralur.
Ce trait, — qui est de première importance, ainsi qu'on le verra
plus loin, — est omis par le plus récent biographe de la sainte, M. le
comte de Moucheron, lequel, il est vrai, ne mentionne, parmi les
ouvrages consultés par lui, ni VAnarephalxosis de Vasconcellos, ni
la Chronique franciscain*^ de Marc de Lisbonne (1). Cette recomm-
mandation paternelle nu pouvait, du reste, être h ses yeux qu'un
détail insignifiant ; car M. de Moucheron ne parait pas soupçonner
que la critique ait à examiner de près, à scruter dans ses divers
éléments une histoire qui, pour lui, relate un fait certain, si certain
qu'il lui attribue, — et il n'est pas le premier, — la plus grande part
dans la conversion du mari, d'abord ^i déréglé, de sainte Elisabeth.
II.
UN GROUPE DE CONTES DU MOYEN AGE
En 1278, la petite princesse Elisabeth d'Aragon, née en 1271,
avait sept ans, et il devait s'écouler encore plusieurs années avant
que, devenue reine de Portugal, elle eût un roi pour mari et un page
à son service. Or, en cette année 1278, mourait à Bologne, à l'une des
premières étapes de la longue route par laquelle il se dirigeait vers
la ville polonaise de Gnesen, pour prendre possession de ce lointain
archevêché, le dominicain Martin Stvebski, dit Martinus Polonus,
qui s'était fait un nom dans l'histoire religieuse et littéraire du
xiii^ siècle. Outre sa Chronique, si répandue au moyen âge et dans
laquelle, à l'invitation du pape Clément IV, il avait résumé l'histoire
du monde depuis l'ère chrétienne, il laissait notamment une série
de sermons pour les dimanches et fêtes de saints, suivie d'un recueil
d' «exemples», c'est-à-dire d'historiettes à l'usage des prédicateurs,
qui pouvaient trouver là de quoi renforcer et égayer leur argumen-
tation.
Dans ce Promphiarium exemplorum, dans ce « magasin » que
Martinus Polonus a fourni d' « exemples » à une époque antérieure
(1) « ... Mais, comme il (le page) passait devant une petite église au moment
même où la messe sonnait, il eut ridée d'entrer pour y assister » (Sainte Elisabeth
d'Aragon, reine de Portugal, et son temps, par le comte de Moucheron. Paris, 1896,
p. 41-42).
78 ÉTUDES FOLKLORIQUES
très certainement au mariage oe sainte Elisabeth, — le rapproche-
ment de dates qui vient d'être fait est décisif sur ce point, — et
très probablement à sa naissance, nous trouvons l'anecdote sui-
vante (1) :
Certain noble homme, ayant longtemps servi fidèlement son roi, lui
recommanda, sur son lit de mort, son fils Guillaume ( Gilhelmum ) , pour
qu'il prît le jeune homme à son service. Le roi y ayant consenti, le père dit
tout bas à son fils : « Mon fils, je te donne trois conseils, et, si tu les suis,
a tu t'en trouveras bien. Le premier, c'est de n'être jamais dans la société
n d'un envieux et d'un détracteur. Le second, c'est, toutes les fois que tu
« verras ton maître ou ta maîtresse dans le trouble ou la tristesse, de
« montrer que tu prends part à leur peine. Le troisième, c'est de ne jamais
« négliger d'entendre la messe, quelles que soient les nécessités du moment
« (Tcrtium est ut pro nulla necessitate missam ohmittas audire). » Son père
mort, Guillaume se conduisit avec tant de discernement au service du roi,
qu'il plut à tout le monde, excepté à un certain bailli du roi (balivus régis),
qui voyait que Guillaume se gardait de lui comme d'un détracteur. Poussé
par l'envie (motus ini'idia), ce bailli se rendit près du roi pour accuser le
jeune homme d'être épris de la reine (quod reginam adamaret). « Et si,
dit-il, vous voulez vous en assurer, faites pleurer la reine en la grondant,
et vous verrez Guillaume pleurer avec elle. » La chose eut lieu, en effet.
Et comme le roi, très irrité, cherchait de quelle façon il pouvait faire périr
Guillaume, mais sans bruit, cet envieux lui conseilla d'envoyer dire au
maître du four à chaux : Le premier qui, demain matin, viendra de la part
du roi, il faudra sans tarder le jeter dans le four. Donc le roi dit, le soir,
à Guillaume d'aller de grand matin au four à chaux et de dire au chaufour-
nier de faire ce que le roi avait commandé la veille. — Le lendemain, Guil-
laume se mit en route de bonne heure, et, comme il cheminait, il entendit
dans la forêt sonner une messe : se rappelant le conseil de son père, il se
dirigea de ce côté. Le prêtre s'étant fait longtemps attendre avant de
commencer solennellement une messe en l'honneur de la Sainte Vierge,
le jeune homme eût bien voulu sortir de l'église pour aller s'acquitter de la
commission du roi, mais la recommandation paternelle le retenait. Pendant
qu'il s'attardait ainsi, l'envieux se fit envoyer par le roi au four à chaux
pour voir si Guillaume était déjà brûlé. Arrivé là, il demanda au chau-
fournier s'il avait exécuté l'ordre du roi : « Non, lui répondit l'autre, mais
nous allons le faire tout de suite. » Et, le saisissant, le chaufournier le jeta
dans le four. La messe étant enfin terminée, Guillaume se rendit au four à
chaux et fit sa commission. « Dites au Seigneur Roi, lui dit le chaufournier,
que nous avons fait tout ce qu'il nous a ordonné. » — Le roi, voyant Guil-
laume revenir, lui demanda comment il s'était mis tellement en retard.
Le jeune homme, tout tremblant, répondit qu'il avait été retenu à la messe
et fit connaître au roi la recommandation que lui avait faite son père
(1) Sermones Martini Ordinis Praedicatorum, Poenitentiarii Domini Papae, de
tempore et de sanctis super epistolas et evangelia cum promptuario exemplorum
(imprimé à Strasbourg en 1484, 1486, 1488). — Chapitre xviii du Promptuarium :
Exempta quod bonum sit missam audire.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 79
mourant. Le roi, voyant que l'envieux avait été frappé par le jugement
de Dieu et que GuiHaume était plus fidèle que tous les autres, l'honora
désormais plus que tous les autres aussi.
Il est inutile d'insister sur la ressemblance ou plutôt sur l'identité
de cet exemple, — dont, nous le répétons, la rédaction, très certaine-
ment antérieure au mariage de sainte Elisabeth, l'est probablement
à sa naissance, — avec la prétendue histoire du page.
On a remarqué l'importance que prennent, dans ce récit, les
conseils, — car il y en a plusieurs, — du père mourant. Les deux
premiers paraissent d'abord perdre le jeune homme ; mais le troi-
sième, celui que relate la légende du page, telle que la donnent Marc
de Lisbonne et Vasconcellos, le sauve finalement et le rend heureux
pour toute sa vie (1).
Ce troisième conseil, nous le rencontrons dans un vieux poème
latin du moyen âge, le Ruodlieb, écrit deux cents ans pour le moins
avant le livre de Martinus Polonus ; car il paraît avoir été composé
par un moine bénédictin de l'abbaye de Tegernsee (Haute-Bavière),
dans la première moitié du xi^ siècle (2). Le chevalier Ruodlieb, qui
est entré au service d'un roi et s'est signalé par des exploits éclatants,
se voit obligé de retourner auprès de sa mère. A son départ, le roi
lui demande ce qu'il veut comme récompense, de l'argent ou de la
sagesse (3). Ruodlieb ayant refusé l'argent et dit qu'il avait soif de
sagesse (4), le roi lui en donne la bonne mesure, douze maximes.
(1) Ce conte se retrouve sans grandes différences dans d'autres sermonnaires
du moyen âge, de date postérieure. Ainsi, le dominicain Jean Herolt, mort en 1418,
l'a mis dans ses Sermones Discipuli, qui ont été imprimés en 1487, sans indication
de lieu (voir la dernière page avant le Registrum). Le franciscain Pelbart de Temes-
var, qui habitait Rome vers l'an 1500, indique formellement comme source le
Discipulus, en insérant cet « exemple » dans ses Sermones Pomerii, imprimés à
Haguenau en 1498 (1" sermon pour le 2^ dimanche après la Pentecôte). — Même
récit, avec quelques particularités de détails, dans un autre livre du xV siècle, le
Spéculum exemplorum omnibus christicolis salubriter inspiciendum ut exemplis
discant discipUnam, imprimé à Strasbourg en 1493 [Distinctio nona. Exemplum
primum... Missa, CXXXIII), et dans un conte « à l'usage des prédicateurs »
(Predigtmaerlein), en haut allemand, publié d'après un manuscrit strasbourgeois
du xve siècle dans la revue Germania de Pfeifïer (III, p. 437). Etc.
(2) Ruodlieb, der aelteste Roman des Mittelalters ( « Ruodlieb, le plus ancien
roman du moyen âge » ), publié avec introduction et remarques par Friedrich
Seller (Halle, 1882). — Pour la fixation de la date du poème, voir p. 160 et seq,
et p. 169 de cette édition.
(3) Nunc mihi die verum, karissime cunctigenorum,
Praemia dem tibi peccunia malisne sophia.
(V, vers 422, 423.)
(4) Non voie peccuniam, sitio gustare sophiam.
(V, 44.5.)
80 ÉTUDES FOLKLORIQUES
La (JiMÙiiir t>L i.i'lle-ci : i» Si pressée que soit la course que lu as à
« faiie, iif lU'glige jamais, en voyant une église, de te recommander
« aux saints qui y sont honorés. Si lu entends que l'on sonne une
« messe ou qu'on en chante une, descends de cheval et cours y assister ( 1 ). »
Malheureusement, le Ruodlieh ne nous est parvenu qu'à l'état
fragmentaire, si tant est que l'auteur l'ait jamais achevé (2), et,
par suite, on ne peut savoir comment cette dixième maxime devait
se trouver justifiée dans la suite des aventures du héros. Mais ce
qu'on peut avancer sans téménté, c'est que le moine de Tegernsee
n'a pas été la chercher dans un manuel de piété. A cet égard, le vieux
poème lui-même, ou ce qui en subsiste, nous fournit une indication
sufiisante en mettant cette maxime au milieu d'autres maximes qui,
toutes, ou presque toutes, se retrouvent dans des contes bien connus,
où elles entrent dans la trame même du récit. L'auteur du Buodlieb,
qui voulait à toute force arriver au beau chifîre de douze maximes,
paraît en effet avoir ramassé, dans les contes de son temps (oraux
ou fixés par écrit), tout ce qu'il pouvait rencontrer en ce genre, sauf
à éprouver ensuite quelque embarras à combiner ensemble, au cours
de son récit, les divers éléments narratifs destinés originairement
à mettre en relief l'importance de chaque maxime. Il est donc tout
naturel de penser que c'est aussi à un conte qu'il doit avoir emprunté
la maxime relative à la messe, et ce conte ne peut être que relui qui
a été inséré plus tard dans les recueils d' « exemples ï ou un conte
similaire, dans lequel cette maxime figure également comme élé-
ment essentiel.
A l'appui de notre observation, il n'est nullement indifférent de
faire remarquer que, parmi les maximes du Buodlieb, il en est encore
une (la première) qui se retrouve dans certains contes analogues à
l'histoire pieuse de Martinus Polonus, et qui, dans ces contes, est
jointe à la recommandation concernant l'assistance à la messe.
Cette maxime, équivalente à celle qui, dans Martinus Polonus et
autres, recommande d'éviter la mauvaise société, est ainsi conçue :
« Ne te lie pas d'amitié avec un roux... Si bon qu'il soit, il y a tou-
(1) Et nunquam sit iter quoquam tibi tam properanter
Ut praetermittas quin, ecclesias ubi cernas,
Sanctis comraittas illis te vel benedicas.
Sicubi pulsetur vel si quo missa canatur,
Descendas ab equo currens velocius illo,
Kattholicae paci quo possis participari.
Hoc iter haud longat, penitus tibi quin breviabit,
Tutius et vadis, hostem minus atque timebis.
(V, 511-518.)
(2) Voir les réflexions de l'éditeur, p. 72, 73.
LA LÉGENDE DU PAGE DE f^AIXTE ELISABETH DE PORTUGAL 81
0 jours en lui quehiue frauMe, dont tu ne pourras te garder (1)... <>. Or,
dans une saga Scandinave du xv^ siècle où le héros, Hakon, reçoit
d'un roi (comme le chevalier Huodlieb) le conseil suivant : « Quoi
« que tu aies à faire, ne sors pas d'une église où il se dit une messe,
« avant qu'elle soit terminée », ce roi donne également à Hakon
cet autre conseil : « Ne te fie pas à un homme petit et à barbe rousse. »
Dans cette saga, l'homme à la barbe rousse calomnie le héros, qu'il
veut faire passer pour sorcier, et c'est grâce à la maxime relative
à la messe que Hakon échappe au Imcher, où le calomniateur est jeté
à sa place (2).
Vers le temps où écrivait Martinus Polonus, c'est-à-dire dans le
cours du xiii^ siècle, le dominicain français Etienne de Bourbon —
mort en 1261 environ, dix ans par conséquent avant la naissance
de sainte Elisabeth — notait, lui aussi, à l'usage des prédicateurs,
dans son Liber de Donis (3), une version de ce conte. Là, tout conseil
a disparu ; le reste s'y retrouve : envieux, message aux chaufour-
niers, retard causé par l'assistance à la messe, etc., et l'accusation
est brutalement précisée.
Au xm*' siècle encore, le même conte fournissait à Alphonse X
le Sage, roi de Castille de 1252 à 1284, le thème d'une de ses Canligas
en l'honneur de la Vierge (4). Ce sur quoi ce petit poème insiste,
c'est sur la dévotion du héros à Marie : ainsi la messe à laquelle
(1) Non tibi sit rufus umquam specialis amiciis.
Tarn bonus haud fiierit, aliqua fraus quin in eo sit
Quam vitare nequîs, quin ex hac commaculeris
(V, 451, 454, 455.)
(2) Voir les remarques de l'éditeur du Ruodlieb, p. 50-51. — Dans un des contes
que nous avons mentionnés plus haut, un « conte de prédicateur » rédigé en haut
allemand au .\v« siècle [Germania de Pfeifïer, III, p. 437), et qui n'a que ces deux
conseils : assister à la messe, régler sa contenance sur celle du maître, le calomnia-
teur est roux, et c'est par cette appellation « le roux » (der Rate) qu'on le désigne
d'un bout à l'autre du conte. Il y a là évidemment un souvenir de la maxime : ne
pas se fier à un roux.
(3) Dans le livre connu sous ce titre, Etienne de Bourbon a distribué sa matière
en sept parties, correspondant aux sept dons du Saint-Esprit. M. Lecoy de la
Marche a tiré de cet ouvrage, jusqu'alors inédit, une série d' Anecdotes historiques.
Légendes et Apologues, qu'il a publiée en 1877 pour la Société de l'Histoire de
France. — Le conte dont nous parlons se lit page 329.
(4) Le texte de cette Cantiga en dialecte galicien se trouve dans le Jahrbuch
fUr romanische und englische Literatur (t. I, 1859, p. 429-432).
G
S"! KTUDFS FOLKLORIQUES
a?>i>te h- lavuii caluiuni»'' du coniU' de Tolosa fsi une nirsse De
Sanla Maria a virgen preciosa (1).
Ici, comme dans Etienne de Bourbon, il n'est pas question de
conseils ; par contre, l'accusation est laissée dans le vague ; mais,
si l'on rapproche la Canliga d'un petit conte, également espagnol,
du commencement du xv^ siècle, qui en donne comme le canevas,
on se convaincra que c'est l'accusation habituelle. Dans ce conte
du Liiro de los Excmplos, l'homme « dévot à la vierge Marie » est
accusé, par envie, auprès de son seigneur d'aimer la femme de
celui-ci » (2).
Une seconde branche de cette famille de contes du moyen âge a,
en commun avec celle que nous venons d'exaniint'r. toute la dernière
partie : l'envoi du jeune homme calomnié à la fournaise, son assis-
tance à la messe et la punition providentielle du calomniaieur.
Mais la colère du roi a ici un autre motif : le calomniateur lui a fait
croire que le jeune homme répand partout le bruit que lui, le roi,
a l'haleine fétide. Et ce mensonge, le calomniateur l'a rendu vrai-
semblable en disant, d'autre part, au jeune homme que l'haleine
de celui-ci est insupportable au roi, et en lui conseillant de détourner
la tête, toutes les fois qu'il devra s'approcher du roi. Ensuite, il
interprète méchamment auprès du roi cette attitude du jeune
homme.
Appartiennent à cette branche, que M. Gaston Paris a étudiée
spécialement (3), le vieux fabliau. français « du roi qui voulait faire
brûler le fds de son sénéchal », un conte dei Gesla Romanorum,
livre rédigé probablement en Angleterre vers la fin du xiii<^ siècle,
un conte italien des Cenio yovelle Anliche (vers 1300), un conte inséré
par le dominicain anglais Bromyard (mort en 1390) dans sa Siunma
Praedicanliam, etc. (4).
(1) Ce détail se rencontre aussi, — on l'a vu, — dans le récit de Martinus Polonus
mais sans que ce récit attribue au héros une dévotion spéciale à la sainte Vierge.
(2) L"n omne mucho bueno fue accusado por inbidia e era devoto a la virgen
Maria. E fue accusado por inbidia acerca de su senor que amava a su mugier...
(Conte n" 8 du supplément du Lihro de los Exemplos, de Climente Sanchez, archi-
diacre de Valderas, publié d'après un manuscrit complet par M. Morel-Fatio,
Romania, 1878, p. 488. — Climente Sanchez vivait encore dans la première moitié
du x%'' siéile. en 1423.)
(3) Romania, V, 187fi, p. 455 et seq.
(4) Voir, pour tous ces contes, les indications du livre de M. Wilhclm Hertz,
Deutsche Sage im Elsass (Stuttgart, 1872), p. 283 et seq.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 83
Il est intéressant de constater que, chez les Juifs du moyen âge,
cette même anecdote s'est racontée au sujet de leur célèbre coreli-
gionnaire Moïse Maimonide (1135-1204). Mais, naturellement, si la
calomnie relative à l'haleine du « sultan » (Saladin, dont Maimonide
fut le médecin) et le message aux chaufourniers figurent dans cette
histoire, on y cherchera en vain l'assistance à la messe. Sur son
chemin, Maimonide se voit arrêté par une pauvre veuve, qui le
supplie d'entrer dans sa cabane pour guérir son enfant malade.
C'est ainsi qu'il est retardé et qu'il échappe à la mort (1).
Un écrivain du xii^ siècle, Walter Map, mort archidiacre d'Ox-
ford, donne, dans son livre De Niigis Curialinm {Dislinclio III,
cap. m), l'histoire de la calomnie relative à l'haleine du roi ; mais
le reste du conte, très bizarre, n'a plus rien de commun avec notre
famille de contes (2)
Nous avons largement mis à profit, dan=^ cette première partie
de notre travail, une remarquable étude que le germaniste et poète
allemand Wilhelm Hertz, mort au commencement de l'année 1902,
a publiée, en 1872, sur la ballade de Schiller : Der Gang nach dem
Eisenhammer, si connue sous le nom de Ballade de Fridolin (3) :
ce petit poème, en effet, n'est autre chose que la légende du page,
dans laquelle Schiller attribue à une comtesse de Saverne — ville
qui, historiquement, n'a jamais eu ni comte ni comtesse, — le rôle
de la reine de Portugal, et M. Hertz y a rattaché de très érudites
recherches. Mais il ne faudrait pas croire, avec certains (4), que
Schiller se serait inspiré directement de cette légende : il est démon-
tré que le poète allemand a pris son sujet dans une nouvelle fran-
çaise de Restif de la Bretonne, dont il suit la marche pas à pas et
reproduit les moindres détails, avec cette seule différence qu'il
transporte de Bretagne en Alsace la scène du drame (5).
(1) M. Gaster : Jewish Folk-lore in the Middle Ages, dans Papers read before
the Jews' Collège Literary Society during the season 1886-1887 (Londres, 1887),
p. 47.
(2) L'ouvrage de Walter Map a été édité en 1850, à Londres, pour la Camden
Society, par Thomas Wright.
(3) Wilhelm Hertz : Deutsche Sage im Elsass (Stuttgart, 1872), p. 278-293. —
Nous avons déjà, un peu plus haut, renvoyé à cet ouvrage.
(4) J. E. Stadler : Heiligen-Lerikon (Augsbourg), 1861, article Elisabeth de
Portugal.
(5) W. Hertz, p. 291-293, d'après le livre : Deutsche Dichter. Erlœutert von
M. W. Gœtzinger (Leipzig, 4» édition, 1863), t. I, p. 158. — M. Hertz cite l'édition
de 1857.
84 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Et, à ce propos, un fait assez suggestif, comme on dit aujourd'hui,
c'est que, depuis 1797, date de la composition de la ballade où
Schiller créait de toutes pièces un comte et une comtesse de Saverne,
pour les faire figurer dans une histoire qui n'est nullement alsacienne
d'origine, il paraît s'être établi dans la région de Saverne une
prétendue tradition, donnant toute la topographie de l'aventure de
Fridolin : le « village » que traverse Fridolin dans la ballade, c'est
Reinhartsmunster ; l'église est ici, le haut-fourneau est là (1)...
Le xix<^ siècle n'a donc pas, ce nous semble, à jeter la pierre à cet
écrivain portugais du xvii^ siècle qui désignait avec précision
l'église où le page de la sainte reine avait entendu la messe.
Il est ainusant aussi de voir la Biographie Michaud, dans une
notice d'ailleurs parfaitement malveiUante à l'égard de sainte
Elisabeth, à laquelle l'auteur ne peut pardonner ses « mortifica-
tions )i, donner à ce même conte du page cette grave et morigénante
introduction : « Une conduite si étrangère aux usages du trône
« pensa lui être funeste (à la reine). Elle avait, dit-on, un page
« favori, confident de ses plus secrètes pensées et distributeur de
« ses aumônes », etc.
Mieux encore. Si nous en croyons le Dictionnaire Larousse,
« quelques historiens non catholiques » (lesquels, par parenthèse,
reprochent, paraît-il. à celle que le Larousse appelle très justement
« un ange de paix au milieu de la discorde », d'avoir été insuffisam-
ment pénétrée d'idées libérales ou soi-disant telles) se croient en
mesure de relever dans l'histoire du page — ce pur roman que leur
critique avisée traite doctoralement comme un document histo-
rique — la trace de remaniements contraires à la vérité des faits :
« C'est la reine elle-même, assurent-ils, et non le jeune page, que le
roi voulait faire mourir dans un four à chaux. » Le Larousse ne nous
dit pas quels sont ces « historiens non catholiques « si bien informés,
et c'est dommage : il eût été instructif de lire leurs dissertations sur
les intentions qu'a pu avoir le roi Dom Denis dans des conjonctures
qui ne se sont jamais présentées.
(I) W. Hertz, p. 2;8.
LA Ll-XiENDl': DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 85
III.
ORIENT ET OCCIDENT
De notre Occident, il faut maintenant nous transporter en plein
Orient, de l'Europe dans l'Tnde, la terre qui a produit une si riche
floraison de contes.
Et nous n'examinerons pas seulement les vieux recueils sanscrits,
ces sortes d'herbiers dans lesquels, il y a des siècles, des collection-
neurs indigènes nous ont conservé, en les encadrant de diverses
façons, un grand nombre des contes qui vivaient, de leur temps,
dans la tradition populaire. Nous nous adresserons aussi aux collec-
tionneurs d'aujourd'hui, qui nous donnent toutes fraîches ces plan-
tes rustiques, si intéressantes à étudier ; car parfois ils ont pu avoir
la bonne fortune de rencontrer, au cours de leurs explorations, tel
spécimen dans les linéaments duquel s'est maintenue, plus fidèle-
ment que cela n'a eu lieu pour les spécimens analogues de l'antique
herbier, la forme originale, primitive.
jMais, avant d'aller plus loin, nous croyons qu'il faut ici, comme
nous avons déjà eu à le faire ailleurs, prévenir une objection toute
naturelle (1) : Comment, dira-t-on, tel conte recueilli de notre temps
peut-il être considéré comme plus ancien dans sa teneur que tel
récit, fixé litt-érairement depuis des siècles, qui traite le même sujet ?
Essayons donc de faire comprendre ici à tant d'hommes intelli-
gents qui n'ont jamais mis le pied dans le domaine des contes popu-
laires, qu'il faut, si l'on veut s'y aventurer, ne pas prendre pour
guides exclusifs les idées, les règles, qui dirigent les critiques,
quand ils éditent un auteur classique, Virgile, par exemple, ou Cicé-
ron.
Virgile a écrit tel poème ; Cicéron, tel dialogue philosophique :
le texte a été fixé par eux-mêmes. Et, plus sont anciens les manus-
crits reproduisant ce texte, plus on a de chance de rencontrer
l'œuvre dans sa pureté originaire. — Il en est bien autrement des
(1) Voir dans la Revue biblique internationale, publiée par les Dominicains de
l'École pratique d'études bibliques à Jérusalem, notre travail sur Le Livre de Tobie
et VHistoire du sage Ahikar (livraisons des l'^'^ janvier et 1«^ octobre 1899), p. 68-69
et 520, et aussi les pages xix à xxi de l'introduction à nos Contes populaires de
Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de Frcmce et des pays étrangers
(Paris, 1886, librairie E. Bouillon, 2 vol.).
86 ÉTUDES FOLKLORIQUES
contes populaires. Ils n'ont pas été fixés une fois pour toutes ; ils
vivent, ils se modifient, en mieux ou en pire, comme tout être vivant;
ils volent de bouche en bouche, de pays en pays ; rien n'est là qui
puisse contrôler l'exactitude de la transmission, ('-'est un pur hasard
si le récit oral que vous recueillez ici ou là rellète exactement le
récit du conteur ou des conteurs primitifs. — Sans d(Uitc, à diverses
époques, parfois très anciennes. ])lusieuis de ces «-onLes oraux ont
été fixés par écrit : la fable de Psyclic, par exemple, n'est autre
qu'un conte populaire rédigé au 11<^ siècle de notre ère i>ar le rhéteur
africain Apulre; mais cette fabh- de P.sv/c/jc altère cumplètenicnl.
le conte primitif sur un point important, un peut dire sur un point
capital, que nombre de contes, recueillis à notre époque dans les
contrées les plus diverses, ont conservé fidèlement (1) ; d'autres
ouvrages littéraires ne reflètent pas plus exactement tel ou tel récit
populaire primitif.
Pourquoi ? C'est que le conte oral que le littérateur a noté était
peut-être déjà altéré. Car, même il y a deux mille ans, le onteur
auquel s'est adressé l'écrivain ne possédait peut-être qu'une forme
défectueuse du récit, et il la transmettait telle quelle, tandis qutune
bonne forme existait chez un autre conteur, que le littérateur n'a
pas connu. — D'autre part, le littérateur (et Apulée est dans ce cas)
j)cut avoir altéré systématiquement, dans un but plus ou moins
littéraire, la forme orale (jui lui avait été transmise.
Ces observations faites — et il n'était pas inutile qu'elles le
fussent — nous prendrons, parmi les contes indiens recueillis dans
la région du sud, un conte qui a été publié pour la première fois en
1887 par un Hindou, absolument étranger à l'étude comparative
des contes, mais d'autant plus sûr comme collectionneur (2) :
Un pauvre vieux bratimane a reçu jadis de son père mourant trois con-
seils : « Ne refuse jamais le repas du matin. — Ne dis point ce que tes yeux
ont vu. — Sers bien ton roi. » Tous les jours donc, le brahmane va de bonne
heure offrir ses respects au roi et le bénir, en prononçant cette sentence :
« Si on sème le bien, on récoltera le bien ; si on sème le mal, on récoltera
le mal », et il assiste à sa prière.
Un certain jour, un jour du jeune {rkaclasi, k onzième ;• jour île la lune),
le roi, qui a toute confiance dans le vieillard, l'envoie dans Tappartemenl
(1) On peut voir, à ce sujet, l'étude rapide que nous avons faite de la fable de
Psyché, à l'occasion d'un de nos Contes populaires de Lorraine {op. cit., II, p. 224-
230).
(2) Voir la revue Indian Antiguary, de Bombay, volume XVI (1887), p. 107. —
Ce conte a été reproduit par le collectionneur, le Pandit Natêsa Saslrî, dans ses
Taies of the Sun, or Folklore of Southern India (Londres, 1890), p. 194 et seq.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 87
de la reine y chercher un cimeterre qu'il a oublié. En traversant le jardin,
le brahmane surprend la reine en compagnie du ministre du roi. Il entre
dans la chambre et y prend le cimeterre ; mais, fidèle au deuxième conseil
de son père, il ne dit au roi rien de ce qu'il a vu.
La reine, craignant d'être dénoncée par le bralimane, paie d'audace et
l'accuse de lui avoir l'ait des propositions déshonnètes. Furieux, le roi
appelle deux de ses bourreaux et leur dit : < Allez à la porte orientale de la
ville, et là disposez une grande chaudière remplie d'huile que vous ferez
bouillir. Demain matin il viendra un homme qui vous demandera : Tout
est-il fait ? Sans considérer qui il peut être, liez-lui les pieds et les mains
et jetez-le dans l'huile bouillante. « Puis le roi fait venir le brahmane et lui
dit d'aller, le lendemain, dès le matin, à la porte orientale, et de demander
à deux hommes qu'il verra auprès d'une grande chaudière, si tout est fait.
« Quelle que soit la réponse, viens me la rapporter. »
Le lendemain, de grand matin, le brahmane se dirige vers la porte orien-
tale. Mais, sur son chemin, un ami l'arrête et le prie de rompre avec lui le
jeûne de la veille en partageant le « repas du douzième jour « (dvâdasi).
Se souvenant du premier des conseils paternels, le brahmane accepte l'in-
vitation, quelque hâte qu'il ait de s'acquitter de son message.
Pendant qu"il est ainsi retenu, le ministre, qui a été informé par la reine
de l'ordre du roi, ne peut résister au désir de savoir si cet ordre a été exécuté ;
il se rend auprès des bourreaux et leur demande si l'aflaire est faite. Aussitôt
les bourreaux le saisissent et le jettent dans l'huile bouillante.
Le brahmane, ayant pu enfm quitter son hôte, va faire aux bourreaux
la question prescrite. « Oui, lui répondent ceux-ci, tout est fait. Le ministre
est mort ; nous avons exécuté l'ordre du roi. »
Le roi, stupéfait de voir le brahmane revenir avec cette réponse, le menace
de le tuer, s'il ne lui dit pas la vérité sur sa conduite à l'égard de la reine.
Alors le brahmane raconte ce qu'il a vu, et le roi, après avoir puni la cou-
pable, prend le vieux brahmane pour ministre.
Les principaux éléments de ce très curieux conte indien, si voisin
de la légende du page et des contes européens similaires, méritent
d'être étudiés avec soin ; mais auparavant revenons en Europe.
La liturgie de l'Église russe, calquée sur celle de l'Église grecque,
nous fournira, pour la mettre en parallèle avec l'aventure du
brahmane, une de ces « histoires grandement utiles » (c'.fjV-/;^'-; '^^''J
0) ;£/,'.;/;;). vérital)les contes moralises, qu'à l'exemple des Grecs elle
insère parfois dans ses offices à côté des notices sur les saints, le tout
sous le nom de Synaxaire (îJvaHp'.sv). Le synaxaire russe en ques-
tion se trouve à la date du 16 avril, et il est donné comme emprunté
au DaTîp'./.cv, c'est-à-dire à une collection cVexempla pairuni. En
voici le résumé, d'après M. Alexandre Vesselofsky (1) :
(1) Russische Reçue, t. VI (187.51, p. 197. — Voir aussi un autre article de
M. Vesselofsky [Romania, année 1877, p. 192-193).
88 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Pendant une laninie, un homme vend son fils à un seigneur, et, avant
de se séparer du jeune homme, il lui recommande avec insistance de ne
jamais passer devant une église où se célèbre le service divin sans y entrer
pour assister à la messe tout entière. Le jeune homme suit fidèlement le
conseil paternel. — Un jour, il voit la femme du seigneur en relations
criminelles avec un serviteur, mais il n'en dit rien à personne et se contente
de prier Dieu de pardonner aux coupables. La femme du seigneur, pour
prévenir la divulgation de sa faute, accuse le jeune homme auprès de son
mari d"oii vouloir à la vie de celui-ci. Le seigneur décide alors de faire périr
le jeune homme et dit à son éparque de mettre à mort celui (|ui lui appor-
tera un mouchoir. C'est le jeune homme qui doit l'apporter ; mais, comme
il s'arrête en route pour assister à la messe, l'amant de la femme est tué
à sa place.
Tel est ce synaxaire gréco-russe : on y reconnaîtra, dès le premier
coup d'oeil, la donnée du conte indien, malgré diverses altérations
que ne présente pas, du reste, un récit analogue, faisant partie
d'un recueil de « miracles » en grec moderne, composé par un cer-
tain Athanasios Landos, dit Agapios (1). Ainsi, dans le « miracle » en
question, dont le titre est : « Miracle à faire frissonner, à propos de
l'obéissance aux parents et du Saint Sacrifice » (0aî3[xa çpiy.wBicTaTcv
"spl vr^ç\j-xy.6r,ç 'pb; tiù; 7Cv£Ï; v.v. -spt tt^; x^^ixç, Ac'.TCjpvîaç), la l'omme du
« patrice » accuse le jeune homme d'avoir voulu lui faire violence,
et non — ce qui n'est nullement dans la poétique du genre, — d'avoir
voulu attenter à la vie du patrice. Ainsi encore, le dénouement,
inintelligible dans le synaxaire, devient clair et précis dans le « mira-
cle » grec. Pour faire périr le jeune honiiiie. le patrice va trouver
l'éparque au palais et lui dit : « Demain, de bonne heure, je t'en-
verrai un de mes esclaves ; coupe-lui la tête, mets-la dans un mou-
choir, et, après l'avoir scellé, envoie-le moi. » Pendant que le jeune
homme assiste à la messe, le complice de la femme, voyant que
l'éparque tarde à envoyer la tête, dit au patrice : « Je vais, s'il te
plaît, aller moi-même au palais, et je te l'apporterai. » 11 y court ;
sa tête est aussitôt tranchée et enveloppée dans un mouchoir, et
l'innocent calomnié apporte au patrice le funèbre paquet.
Le seul point où le synaxaire gréco-russe est mieux conservé ((ue
le « miracle » grec, c'est le passage oîi le jeune homme surprend les
(1) M. E. Gallier, qui a publié dans la Komanin (octobre 1900, p. 508 et seq.) la
traduction de ce récit, ne nous renseigne pas sur l'époque où vivait cet Agapios. —
Informations prises auprès d'un Bollandisle de nos amis, il semble que l'on sache
peu de chose sur ce compilateur. Ce que l'on trouve de plus précis se lit dans
LegranH ; Biblio^rnphi>' hellénique (xvii<= siècle), t. III, p. 531 : « Nous ignorons
la date exacte du décès dAgapios, mais il était mort antérieurement au 8 mars
ir.Oi „ (voir cette Bihliographi", t. II, p. 185).
LA LÉGENDE DU PAGE DE SALNTE ELISABETH DE PORTUGAL 89
coupaljle>. Dans le « miracle », le jeune homme est envoyé par son
maître chercher dans la chambre de celui-ci un certain coffret —
comme le brahmane va chercher le cimeterre du roi — mais, dans
sa précipitation, il ne voit pas la femme du patrice et l'esclave son
complice qui, eux, se croient découverts. Dans le synaxaire, il les
voit, mais il n'en dit mol à personne, et se contente de prier pour les
coupables. H y a là un souvenir évident de la maxime du conte
indien : « Ne dis pas ce que tes yeux ont vu », souvenir dont la moin-
dre trace est effacée du « miracle » grec.
Très voisin du synaxaire et du « miracle » est un conte géorgien,
fixé par écrit au xvii<^ ou au xviii^ siècle (1). 11 suffira d'en indiquer
brièvement les différentes parties : deux conseils d'un père à son
fils, qui entre au service d'un duc : « Ne sois pas le complice de
l'adultère dans la maison de ton seigneur et hôte. Quand tu enten-
dras la cloche, cours à l'église, et, eusses-tu les affaires les plus
pressantes, n'en sors qu'à la fin de l'office divin » ; — commission
donnée par le duc au jeune homme, qui trouve dans la chambre de
son maître la femme de celui-ci (femme éhontée, dont il a eu précé-
demment à repousser les propositions) en compagnie d'un autre
serviteur ; — dénonciation calomnieuse, adressée au duc contre
l'innocent par la femme adultère ; — tête du vrai coupable coupée
par le bourreau, pendant que l'accusé assiste au service divin, et
ensuite apportée par celui-ci au duc.
C'est encore à ce mâne groupe (lu'il faut rattacher une très bi-
zarre légende religieuse bulgare, la légende de saint Jean le Déca-
pité (2), où un chapitre de l'Évangile est étrangement défiguré par
l'introduction des éléments folkloriques que nous sommes en train
d'étudier, — mélange hétéroclite qui, très probablement, est
l'œuvre des Bogomiles, ces vieux hérétiques bulgares, coutumiers
du fait (3).
Dans cette légende, saint Jean (saint Jean-Baptiste) est serviteur
d'unroi, et si la reine l'a pris en haine, c'est qu'il s'est aperçu qu'elle
a un amant, et qu'elle craint d'être dénoncée. (Voilà déjà, comme on
(1) .1. Mi.iurier : Cuiites et légendes du Caucase (Paris, 1888), p. 19 et scq.
(2) Légendes religieuses bulgares, traduites par M™e Lydia Schismanov (Paris,
1896), n° 46.
(3) Au sujet du bogoniilisnic, de ses écrits populaires, de son influence sur les
sectes hérétiques de notre Occident au moyen âge, voir Lectures on Greeko-Slavonic
Literature and its relation to the Folk-lore in Europe during the Middle Ages, by
M. Gaster (Londres, 1887). — Un bref résumé de cette question a été donné par
M. Lazare Sainéan, danr un travail intitulé : Coup d'oeil sur le folk-lore roumain
(Revue des Traditions populaires, décembre 1901, p. 6-50, 651 ).
90 ÉTUDES FOLKLORIQUES
voit, des infiltrations de notre conte oriental). — Suit un passage
moins éloign«' du récit évangélique : la tête du saint est promise
par le roi à la fille de la reine, <> sachant très bien chanter et danser
les ralchanilzi. » Après ([uoi, nous rentrons tout ;i fait dans le conte.
On installe le bourreau hors de la ville et on lui dit : « Coupe la tête
au premier homme que nous t'enverrons. » Jean, envoyé de ce côté,
passe près d'une église et y assiste à la messe selon la recommanda-
tion paternelle, et c'est l'amant de la reine qui est décapité à sa
place. Mais, quand Jean popporte la tête au roi, la fille de la reine
crie : « Je ne veux pas cette tête, mais la sienne. » Jean e>t donc
finalement décapité, et la jeune fille jette la tête dans les orties et
les cornouillers, « et les cornouilles, de rouges qu'elles étaient,
devinrent pourpres. » Plus tard, on retrouve la tête ; mais entre
temps il en était repoussé une autre à saint Jean, « et il dit que la
tète qu'on lui avait coupée était pécheresse... » Nous sommes ici en
pleine absurdité, probablement en plein l)Ogomilisme.
Ce n'est pas seulement dans le monde ecclésiastique gréco-russe,
dans la péninsule balkanique, dans le Caucase, que s'est acclimaté
ce conte dont l'Inde nous offre un si bon spécimen ; il a pris égale-
ment racine chez les Souahili de l'île africaine de Zanzibar, mélange
d'indigènes et d'Arabes, et cela n'a rien d'étonnant, puisque les
Arabes ont joué un rôle important dans la difTusion des contes à
l'ouest du grand réservoir indien (1).
Dans ce conte souahili (2), un jeune homme achète très cher trois
« paroles », c'est-à-dire trois maximes, à un autre jeune homme qui
les a reçues de son père (nous aurons plus loin l'occasion de revenir
sur ce trait de Vachal). Nous laisserons de côté, comme n'ayant
aucun rapport avec notre sujet, une de ces maximes, qui sauve la vie
au héros dans un voyage. Mais cette autre : « Si tu vois une chose,
n'en dis pas un mot », est identique à celle des maximes du conte de
l'Inde méridionale qui a laissé sa trace dans le synaxaire gréco-
russe. Quant à la troisième : « Si tu es en route et que tu rencontres
« quelqu'un qui te prie d'entrer chez lui, fais-le, s'il Le le demande
i< par trois fois », c'est au fond, sous une forme particulière, la
(1) Voir, outre noliti Introduclion aux ('unies populaires de Lorraine (p. xxi et
seq.), notre mémoire Les contes populaires et leur origine. Dernier état delà question,
présenté au Congrès international scientifique des catholiques de 1894, repro-
duit en tète rie ce volume (p, l 'i et seq.)
(2) C. G. BiJttnPF • J.ieder und Geschichlen der Suakeli (Borlin. tRO'.K p. 100
et seq.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 91
maxime du conte indien concernant l'invitation à rompre le jeûne,
le matin : nous reviendrons là-dessus.
Ainsi que le vieux brahmane du conte indien, le jeune héros du
conte souahili gagne à tel point la confiance d'un roi, que celui-ci
lui laisse libre l'entrée de son harem. Il l'y envoie même, un jour que
le jeune homme l'accompagne à la chasse, chercher un objet oublié.
Le jeune homme, entrant dans la chambre à coucher, y surprend la
femme du roi en compagnie du vizir. II rapporte au roi l'objet de-
mandé, mais no dit rien de ce qu'il a vu. — Le lendemain, le vizir
ordonne à des serviteurs du palais d'aller à la maison de canqiague et
d'y creuser une grande fosse. « Il viendra quelqu'un pour la voir :
lorsqu'il arrivera, saisissez-le et jetez-le dedans, fût-ce moi-même. »
— Le vizir envoie le jeune homme à l'endroit convenu. Mais, sur
son chemin, le jeune homme rencontre un vieil ami de son père,
qui rinvitc par trois fois à venir chez lui. Il y va et oublie la maison
de campagne. Pendant 'ce temps, le vizir, impatient, va voir si l'on
a exécuté ses ordres, et c'est lui qui est jeté dans la fosse et enterré
vivant. — Un peu après, le jeune homme se souvient de la commis-
sion ; il se rend à la maison de campagne, oij les serviteurs lui disent
<iuel ordre ils ont rem et exécuté. Alors le jeune homme raconte au
roi ses aventures et les trois « paroles •.. Le roi lui fait un riche pré-
sent et le prend pour vizir.
On nous permettra de nous arrêter d'abord sur un certain détail
de ce conte souahili. Il nous semble que ce sera jeter quelque
lumière sur la question de la migration, de la propagation des contes
à travers le monde, question qui est au fond de toute cette étude
sur la légende du Page.
Le passage que nous avons en vue est celui où le vizir ordonne
de jeter dans une fosse qu'il a fait creuser celui 'lui viendra à tel
moment, auand même ce sérail lui, le vizir, en personne. Ce détail
caractéristique figure également dans un conte recueilli bien loin de
l'île de Zanzibar, en Lithuanie : là aussi, un riche personnage, nommé
ZlotoluI), qui veut se défaire d'un pauvre diable, fait creuser une
fosse par ses serviteurs et h'ur ordonne d'y jeter celui qui viendra
de ce côté, fût-ce un de ses parents, jûl-ce lui même. La victime dési-
gnée s'attarde en route pour rendre service au prochain, et le riche
Zlotolub, qui s'est hâté d'aller constater la mort de celui qu'il déteste,
est jeté dans la fosse et on l'y enterre (1).
Ce rapprochement de détail nous est un exemple de plus à l'appui
(1) Russische Revue, loc. cit., p. 19». — Roinania, loc. cit., p. 188-189
92 ÉTUDES FOLKLORIQUES
d'une thèse générale que l'on peut formuler ainsi • Dans les contes
populaires de l'Asie, de l'Europe, du Nord de l'Afrique, il n'est,
pour ainsi dire, pas un trait, si singulier qu'il semble, qui ne se
rencontre qu'une seule fois, comme particularité de tel récit ; on
finira toujours par retrouver ce même trait quelque part ailleurs,
parfois à l'autre itout du monde. Et ce fait deviendra de plus en
plus impossible à contester, à mesure que seront poussées plus
avant les investigations dans l'immense domaine du folklore.
Un autre passage du conte souahili nous retiendra plus long-
temps. Il s'agit de la troisième « parole » : « Si tu es en route et que
« tu rencontres quelqu'un qui te prie d'entrer chez lui, fais-le, s'il
« te le demande par trois fois (1). »
Il y a là, si l'on y regarde de près, une forme particulière de la
maxime du conte indien : « Ne refuse point le repas du matin. » Dans
le conte souahili, comme dans le conte indien, le retard, qui pour
le héros est le salut, a pour cause l'obéissance absolue, aveugle, à une
maxime bizarre qui lui enjoint d'accepter une certaine invitation.
Bizari'e déjà dans le conte souahili et plus encore dans le conte
du Sud de l'Inde, cette maxime Test encore davantage dans un
second conte indien (2), où elle est ainsi formulée : « Ne refuse jamais
la nourriture prête. » Ici, le contraste entre l'absurdité apparente
du moyen providentiel et l'importance du résultat éclate plus encore
qu'ailleurs.
Il semble que, dans l'Inde même, on ait voulu adoucir un peu
ce contraste violent, et le premier des deux contes indiens, celui fie
l'Inde méridionale, a mis, dans la fidélité à cette singulière maxime,
quelque chose de l'observance d'un rite : c'est, en efTet, le jeûne du
« onzième jour » (de la lune) que le brahmane est invité à rompre,
au matin du douzième, où, paraît-il, « tout Hindou orthodoxe est
obligé par sa loi religieuse à rompre, de grand matin, le jeûne du
jour précédent (3). »
(1) Peut-être, — soit dit en passant, — y aurait-il lieu de rattacher directe-
ment aux contes orientaux du type de celui-ci, le passage, cité plus haut, du conte
juif du moyen âge, où le célèbre Moïse Maiiiionidc se laisse retarder sur sa route
par une pauvre veuve, qui le supplie d'entrer dans sa chaumière pour guérir son
enfant malade. En présence de la forme si voisine que nous offre le conte souahili, il
semble que le conteur juif n'a eu qu'a modifier légèrement une forme analogue,
venue à sa connaissance, pour faire jouer au grand médecin de sa race, dans cet
incident capital, un rôle approprié à sa profession.
(2) W. A. (Houston : Popular Tale^ and Fictions, their Migrations and Trans-
formations (Londres, 1887), II. i». 450.
(3) Voir le livre indiqué : Taies of the Sun, p. 199, note 1.
LA LÉGENDE Dl' PAGE DE SAL\TE ELISABETH DE PORTUGAL 93
Nous allons voir maintenant cette maxime, — entendue comme
le fait le conte du Sud de l'Inde — passer dans notre Europe et s'y
transformer en maxime chrétienne. Elle est entrée ainsi dans le
Ruodlieb, ce vieux poème germanico-latin du xi*' siècle qui a déjà
attiré notre attention, et elle y est devenue la onzième des maximes
données par le roi au héros : « Ne refuse jamais, si quelqu'un t'en
« prie avec insistance pour l'amour du doux Ciirist, de rompre le
« jeûne : car tu ne le rompras pas vraiment, mais tu accompliras
« ses préceptes (1). »
Cette maxime, que M. F. Seiler, l'éditeur du Ruodlieb, mettait
à part (p. 47), comme ne se retrouvant dans aucun conte, est, on le
voit, tout au contraire, la traduction ou plutôt l'adaptation chré-
tienne d'une maxime d'un conte indien, et elle fait lien entre l'Eu-
rope et l'Orient.
Adaptation, disons-nous ; car cette rupture du jeûne, que le conte
indien présente comme l'accomplissement d'un rite, est devenue, dans
le Ruodlieb, un simple acte de condescendance à l'égard du prochain.
Ce qui peut étonner — l'étude des contes réserve, même aux
spécialistes, tant d'étonnements ! — c'est de lire, dans le vieux
poème du moine de Tegernsee, cette onzième maxime immédiate-
ment à la suite de la maxime qui enjoint l'assistance à la messe, de
la maxime devenue classique dans tous les contes européens de
cette famille. Le Ruodlieb présente donc, l'une après l'autre, deux
dérivations christianisées de la même source indienne.
Dans l'une, la ressemblance extérieure avec l'original est si
grande, qu'à première vue elle paraît une identité ; et pourtant,
dans cette onzième maxime du Ruodlieb, le précepte indien relatif
à la rupture du jeûne a cessé d'être l'injonction d'un acte de la vie
religieuse pour devenir quelque chose comme la solution d'un cas
de conscience. Au contraire, l'autre, beaucoup moins ressemblante
en apparence, a bien conservé ce qui est vraiment l'essentiel dans le
conte indien, l'exhortation à tout subordonner à l'accomplissement
d'un certain acte religieux ; car, répétons-le, chez les Hindous, la
rupture du jeûne, au matin du « douzième » jour, est un acte religieux,
comme l'est, chez nous autres catholiques, l'assistance à la messe (2).
(1) Abnuito numquam, si te cogens homo quisquam
Oret amore \ni jejunia frangere Christi :
Non ea nam frangis, sua sed mandata rpplebis.
(V, 519-521.)
(2) Quel role devait jouer, dans le Ruodlieh, la onzième maxime, c'est ce qu'il
est impossible de savoir, le poème, — comme nous l'avons déjà dit à propos de la
dixième maxime, — n'existant qu'à l'état fragmentaire.
94 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Nous poursuivrons sur d'autres points cet examen comparatif ;
mais il faut avoir encore quelques éléments de comparaison de
plus.
Nous indiquerons donc ici d'autres contes orientaux de la même
famille, qui diffèrent un peu des précédents par les circonstances
amenant le dénouement.
D'abord, le second conte indien dont nous avons cité la maxime :
« Ne refuse jamais la nourriture prête. » Là, un prince qui s'est
expatrié après avoir reçu d'un fakir le don de quatre maximes,
entre autres celle qui précède, est devenu le premier ministre d'un
roi. Comme dans les contes analogues, la reine, qui a été vue par
le prince dans la chambre du portier du palais, accuse le prince
auprès du roi d'avoir voulu attenter à son honneur, et l'innocent
reçoit mission de porter au frère du roi une lettre ca«hetée dans
laquelle le roi ordonne de mettre à mort le messager. — Au nioment
où le prince va partir, sa femme lui dit de manger auparavant ce
qu'elle lui a préparé, et le prince, se souvenant de la maxime du
fakir : « Ne refuse jamais la nourriture prête «, retarde son départ.
Pendant qu'il mange, le portier du palais, le complice de la reine,
vient le trouver pour quelque aiïaire et entend parler de la lettre.
Il s'offre à la porter, ayant justement à faire de ce côté, et le frère
du roi le fait décapiter (1).
Même fin dans un troisième conte indien, recueilli à Mirzapour,
dans le Nord de l'Inde (2). Mais ici le calomnié, qui doit porter la
lettre fatale au kôlwal (chef de la police), n'est point retardé par son
obéissance à une maxime : il rencontre tout bonnement sur son
chemin l'esclave, complice de la reine, lequel lui olïre d'aller porter
la lettre au kôlwal. Ce qui peut faire penser que ce passage serait
altéré et que primitivement la maxime y aurait figuré, c'est que le
héros, roi ruiné, entré au service d'un autre roi, avait, au temps de
sa prospérité, acheté diverses maximes à un mendiant, et notam-
ment celle-ci, qui, dans le conte de l'Inde méridionale, est jointe à
l'autre : « N'él)ruite la faute de personne, si tu peux t'en dispenser. »
Dans un conte arabe, faisant partie d'un livre intitulé Les sept
Vizirs (3), il n'est plus question d'aucune maxime, et si Ahmed, le
(1) W. A. Clouslon : Popular Taies and Fictions, loc. cit.
(2) North Indian .Xotes and Queries, aoùl 189'i, p. 8'i-85.
(3) A. Loiseleur-Deslongchainps : Essai sur les Fables indiennes et sur leur intro-
duction en Europe (Paris, 1838), p. 131 et seq. — W. Hertz, op. cit., p. 282-283.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SALNTE ELISABETH DE PORTUGAL 95
favori du sultan, garde le silence au sujet de ce qu'il a vu dans la
chambre du harem où le sultan l'a envoyé chercher certain objet,
le conte ne dit pas que ce soit par obéissance à un conseil reçu.
Quand Ahmed, accusé par la iemme coupable, est envoyé à tel
endroit par le sultan porter, sans qu'il s'en doute, le message de
mort, l'esclave complice, là aussi, lui oft're de faire la commission à
sa place « pour l'amener ainsi à désobéir au sultan » et le perdre au-
près de lui. II s'ensuit que l'esclave est décapité à la place d'Ahmed,
et sa tête, déposée dans un panier, est remise, conformément aux
instructions du sultan, à un second messager, lequel se trouve être
Ahmed lui-même, arrivant pour avoir des nouvelles de l'esclave,
qu'il ne voit pas revenir au palais.
Cette tête coupée qu'apporte au roi celui-là même qui devait
être décapité, c'est, on l'a vu, le trait final du synaxaire gréco-
russe, de la légende bulgare et du conte géorgien. — Le conte du
Sud de l'Inde présentait, lui, le genre de supplice qui figure dans
tous les contes européens et dans la légende du Page, la mort dans
cette chaudière d'huile bouillante, dont le four à chaux ou la forge
sont de simples variantes.
Dans d'autres contes orientaux, qui ont la même fin que ceux
dont nous venons de donner le résumé, va apparaître un trait que
nous n'avions pas encore rencontré en Orient, le trait de Venvie,
qui pousse le ca'lomniateur à chercher à perdre le héros. Mais, dans
ce groupe de contes, la calomnie ne vise aucunement un prétendu
attentat contre la reine ; le héros est accusé, de la même façon que
dans des contes européens indiqués plus haut, d'avoir diffamé le roi.
Ainsi, dans un conte turc du roman des Quarante Vizirs (1), un
envieux dit au roi qu'un jeune homme, son favori, répand partout
le bruit que le roi serait lépreux. Puis il invite le jeune homme à
dîner et lui fait manger d'un mets fortement assaisonné à l'ail ;
après quoi il lui dit que cette odeur est insupportable au roi et qu'il
faudra, en s'approchant de lui, se mettre la manche sur la bouche.
Le jeune homme le fait, et cette attitude confirme la calomnie.
Alors le roi le charge d'aller porter à tel endroit une lettre cachetée,
qui est un message de mort. Mais l'envieux, voyant dans cette
mission un témoignage renouvelé de la faveur du roi à l'égard du
(1) W. A. Clouston : Popular Taies and Fictions, II, p. 448 et seq.
96 ÉTUDES FOLKLORIQUES
jt'uiif liomino. oMienl île ce dernier d'aller porter à sa place cette
lettre qui, croit-il, lui vaudra un beau présent. Et il périt ainsi,
écorclié vit.
Même nuirclie du récit, à ])eu près, dans deux autres contes
orientaux, où le calomnié est accusé auprès du roi de faire passer
celui-ci pour avoir l'haleine infecte, un conte persan (1) et un conte
des Sonialis de la côte orientale d'Afrique (2). Dans ces deux contes,
l'envieux est décapité, et il en est de même dans un conte kabyle,
qui présente une curieuse particularité (3).
Dans un conte indien (4), les choses ont pris une tournure de
comédie, plutôt que de drame. Aussi bien n'est-ce pas une accusa-
tion de lèse-majesté (jui est portée contre certain fakir, pension-
naire bien rente d'un roi. Ce dont l'accuse un envieux, le gourou
du roi — son chapelain, si l'on veut — c'est d'être un grand ivrogne.
Et le pauvre fakir paraît donner raison à cette accusation, lorsqu'il
se présente devant le roi en détournaid. la tête par respect, selon le
conseil perfide du gourou. Là aussi, le fakir est envoyé porter une
lettre au frère du roi, et le gourou, croyant que ses machinations
n'ont pas eu de succès et que la lettre confère des avantages au
porteur, se fait remettre cette lettre par le fakir et la porte lui-même
chez le frère du roi, qui le fait vigoureusement fustiger, puis pro-
mener dans un attirail ridicule à travers les rues, jusqu'au moment
où la reine, voyant passer le cortège, va demander au roi ce que cela
signifie. Finalement, après enquête, le gourou est mis à la porte, el
le fakir installé dans le palais.
(1) W. A. Clouston : Some Persian Taies froin varions Sources (Glasgow, 1892),
n»IV.
(2) Léo Reinisch : Die Somali Sprache (Vienne, 1900), p. 136.
. (.S) Dans ce conte kabj'le ( Recueil de contes populaires de la Kabylie du Djurdjura,
publié en 1882, par le R. P. J. Rivière, p. 37), le dénouement qui nous occupe est
rattaché à une première partie, appartenant h une autre famille de contes que
nous avons longuement étudiée, en 1886, dans nos Contes populaires de Lorraine
(remarques sur le n" '). Mais il ne faudrait pas croire que les Kabyles seraient les
auteurs de cette combinaison, de cette alliance entre les deux familles de contes :
elle est arrivée chez eux toute faite par le canal des Arabes et des autres peuples
mu'îulmans, intermédiaires entre l'Inde et le Nord de l'Afrique. Elle existe, en eiïet,
dans deux contes indiens : l'un, qui a été jadis inséré par un Hindou de la secte
bouddhique des Jainas dans son livre le Kathâkoça ou le « Trésor des contes » (The
Kathâkoça, or Treasure of Stories, traduction de C. H. Tawney, Londres, 1895,
p. 160 et seq.) ; l'autre, qui a été recueilli dans le Nord de l'Inde (North Jndian
Aotes and Queries, mars iS9l), [>. 212, n" 472). — Il serait trop long d'entrer ici
dans le détail.
(4) W. A. Clou.ston : Popular Taies and Fictions, II, p. 452.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 97
Revenons au conte du Sud de l'Inde, à ce conte dont l'excellent
état de conservation nous a permis de rectifier les altérations du
synaxaire gréco-russe, évidemment dérivé de la même source, et
d'en combler les lacunes.
En rapprochant ce conte indien du groupe de contes européens
qui a donné naissance à la légende du Page, on remarquera assuré-
ment quelques différences ; mais, si l'on examine les choses de près,
on se convaincra que ces difîérences ne portent nullement sur le
fond même du récit, sur la marche des événements principaux. Soit
que l'accusation lancée contre l'innocent d'avoir voulu attenter à
l'honneur de la reine ait pour mobile Venvie, comme dans la légende
du Page et dans les contes européens similaires ; soit que, comme
dans les contes orientaux et dans le synaxaire gréco-russe, cette
accusation injuste ait pour but de masquer une faute très réelle
de la reine elle-même, l'accusation est la même, ici et là, et la suite
des aventures n'en subit aucun changement. Ici et là, le roi veut
venger l'outrage sur celui qu'ici et là il croit être coupable et qui
est innocent.
Pour s'expliquer comment se sont produites les modifications,
beaucoup moins profondes qu'elles ne paraissent, qui distinguent
du conte indien la légende du Page et autres contes européens, il
suffît de constater que, dans ces contes, appartenant à ce que nous
avons appelé la première branche de la famille, il s'est introduit un
élément provenant d'une branche voisine, celle où le calomnié est
accusé d'avoir aiffamé le roi en disant cju'il est lépreux ou qu'il a
l'haleine infecte. Cet élément, c'est Venvie.
Or, voyez les conséquences de l'introduction de cet élément dans
le cadre du conte indien ou du synaxaire. Si, dans le drame, le
personnage que frappera au dénouement le coup destiné à l'inno-
cent calomnié, est présenté comme un envieux, c'est chose naturelle
qu'il ait le rôle de calomniateur, et de calomniateur calomniant
uniquement par envie. Ce serait une complication inutile qu'il fût
en même temps un coupable, coupable du crime même dont il
accuse l'innocent, et que la calomnie fût lancée non pas seulement
par ce motif très suffisant de l'envie, mais aussi dans le dessein
d'écarter un témoin redouté {motif unique dans le conte indien et
dans le synaxaire). — Le fait de l'adultère disparaît donc tout
naturellement, et la reine qui, dans le conte indien et dans le sy-
7
98 ÉTLDtS FOLKl.UlUnllîS
naxaire, était ui» personnage important, l'autour même de la calom-
nie, passe à l'arrière-plan.
De même, tel des conseils paternels doit disparaître aussi. Non
pas, bien entendu, le conseil relatif à la participation à un acte
religieux — car celui-là est le pivot du drame — mais le conseil de
ne pas dire ce qu'on a vu : il n'y a plus, en effet, rien de criminel à
voir et à taire.
Abordant un dernier groupe de contes orientaux et nous éloi-
gnant toujours davantage de la légende du Page, nous ne rencon-
trerons plus de calomnie, ni par conséquent de calomniateur pro-
videntiellement ]iuui. Le grand personnage qui envoie le héros à la
mort ne le fait point parce qu'il aurait été trompé sur son compte
jtar de faux rapports ; c'est spontanément qu'il agit, poussé par
i'égoïsme. C'est donc lui-même qui sera puni par l'action provi-
dentielle, et, s'il ne l'est pas en sa projne personne, il le sera dans la
personne de l'être qui lui est le plus cher, de son fils.
Dans un conte indien du Bengale (1), le ministre d'un roi, crai-
gnant d'être supplstnté dans la faveur de son maître par certain
jeune garçon, charge celui-ci d'une lettre qui ordonne de mettre à
mort le porteur. Sur son chemin, le jeune garçon rencontre un enfant,
le fils du ministre, qui lui demande de lui cueillir un bouquet, lui
disant de le faire immédiatement, pendant que lui-même ira porter
la lettre. Et ainsi l'enfant meurt victime de l'ordre sanguinaire de
son père.
D'autres contes indiens — fixés par écrit, ceux-là, depuis long-
temps (2) — nous montrent un homme riche et puissant poursuivant
de sa haine implacable et sournoise un jeune homme d'humble
condition, dont une prédiction fait le futur possesseur de tous ses
biens. Après avoir plusieurs fois essayé traîtreusement de faire
périr ce jeune homme, il finit par l'envoyer offrir un sacrifice dans
un certain temple, où des gens apostés doivent le tuer. Le jeune
homme part sans défiance et rencontré en chemin le fils de son
ennemi, qui, pf»ur une raison ou pour une autre, s'offre à aller au
temple à sa plaee et y périt (3).
(1) Indian Aniiqiiart/, 187'i, p. 320.
(2) Conte du Jaimini Bliarata, traduit dans les Monatsherichie der Akademie zu
lierlin, 1869, p. 10 ; — conte du recueil déjà mentionné, le Kaihàkoça, p. 160.
(3) Otte forme particulière de notre conte est parvenue, elle aussi, en Europe.
Nous nous bornerons à signaler ici, comme très intéressant, un conte albanais qui
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 99
\'ieni enfin un conte étrange, faisant partie du recueil indien le
Kâiha-Saril-Sâgara, « l'Océan des Fleuves de Contes », rédigé en
sanscrit par Somadeva de Cachemire, au xi^ siècle de notre ère,
d'après un recueil plus ancien, écrit en langue vulgaire (1) :
Un pauvre brahmane, nommé Phalabhouti, a reçu d'une divinité
le conseil d'aller se placer à la porte du palais du roi et de réciter
sans cesse cette formule (laquelle, comme on va voir, est tout à fait
celle du brahmane du premier des contes indiens que nous avons
résumés ici) : « Celui qui sème le bien récoltera le l.)iea ; celui qui
sème le mal récoltera le mal. ^) Phalabhouti obéit, et le roi le prend
en amitié. — Un jour, la reine, adepte d'une secte aux rites atroces,
parvient à persuader le roi qu'il obtiendra une puissance sans
l)ornes, s'il prend part à une certaine cérémonie dans laquelle, après
avoir iaimolé une victime humaine, on en mange la chair. Un cui-
sinier recevra des ordres à ce sujet, et il sacrifiera, pour apprêter
le mets magique, celui qui viendra lui dire de la part du roi de pré-
parer le repas convenu. Le brahmane Phalabhouti est la victime
désignée par la reine, et il est envoyé au cuisinier. Mais, à peine
sorti, il rencontre le jeune fils du roi, qui le prie de s'occuper sans
retard de lui faire fabriquer des pendants d'oreille : lui-même ira
faire la commission au cuisinier. Et c'est ainsi que, dans l'horrible
se rapproche beaucoup des contes des deux livres indiens (A. Dozon : Contes alba-
nais, Paris, 1881, p. 96 et seq.). — On remarquera, dans ce conte albanais, une bien
curieuse combinaison des deux formes les plus habituelles du dénouement. C'est
chez un forgeron, comme dans Ribadeneyra et dans Schiller, que le héros, devenu
par un singulier concours de circonstances (le même, à peu près, que dans les deux
contes indiens) gendre de celui-là môme qui cherche à le faire périr, est envoyé par
le pacha, son beau père. Mais l'ordre que le forgeron a reçu préalablement n'est
pas de jeter dans sa fourna'se le jeune homme qui viendra de la part du pacha ; il
doit l'assommer d'un coup de marteau et remettre à un second envoyé la tête empa-
quetée dans un mouchoir. Le héros ayant été mis en retard par sa femme, le fils
du pacha se dit qu'il vaut mieux faire la commission lui-même, et c'est sa tête qui
est ensuite apportée au pacha par celui qui devait être la victime.
Ajoutons seulement que, dans un conte grec modtrne très voisin (J.-G. von
Hahn : Griechische und albanesische Maerchen, Leipzig, 1864, n" 20), c'est le grand
personnage lui-même qui est tué par le gardien de la vigne où il avait envoyé son
gendre cueillir du raisin, et le-jeune homme est sauvé parce que, dans son empresse-
ment, il a devancé l'heure assignée au gardien. (Le conte albanais met, après l'his-
toire de la forge, une histoire finale où le pacha est tué à la place de son gendre.) —
Il est intéressant de constater que, dans un conte et dans une légende arabes, résu-
més par M. W. Hertz (o/.. cit., p. 281-282), c'est aussi celui qui a donné l'ordre qui
en est la victime. Le conte arabe reflète les contes de? deux livies indiens ; la légende
est beaucoup plus simple ; elle met en scène Mahomet et son oncle, ennemi de
rislam , qui périt dans le puits où il avait ordonné de jeter le premier qui s'en appro-
cherait pendant la nuit, pensant que ce serait le « prophète », à qui il avait dit
d'aller de ce côté.
(1) Sur la date de l'ouvrage de Somadeva, voir Journal asiatique, 1888, p. 58.
100 ÉTUDES FOLKLORIQUES
festin, le père mange sans le savoir la cliair de son enfant. Quand
la vérité lui est connue, il veut expier son crime et monte sur le
bûcher avec la reine, après avoir transmis la couronne au brah-
mane Phalabhouti (1).
Ainsi, dans ce dernier groupe de contes, il n'y a plus, pour faire
lien avec la légende du Page et avec les contes plus complets dont
elle est issue, qu'un seul trait caractéristique, la substitution de
pei-sonne qui sauve la victime désignée. Il n'y manque pas seulement
l'accusation calomnieuse, de quelque nature qu'elle soit (nous
l'avons déjà fait remarquer), mais aussi le bon conseil, la maxime
dont l'observation rigoureuse est pour le héros le salut.
IV.
LE CONTE INDIEN DES « BONS CONSEILS »
Il nous reste à jeter un coup d'oeil rapide sur ce thème bien indien
des Bons Conseils.
Quoique, dans l'Inde, cette terre des contes, on n'ait encore tait
jusqu'à présent que glaner, on a pu déjà y former toute une gerbe
de contes se rapportant à ce thème, dont l'idée générale a donné
naissance à des récits de deux sortes.
Dans les uns, des conseils, légués par un père ou achetés à prix
d'or, sauvent la vie et font la fortune de celui qui les suit.
Dans les autres, ces conseils, que celui qui les a reçus méprise
systématiquement pour les mettre à l'épreuve, se démontrent vrais
par les conséquences qui résultent de ce mépris.
Un spécimen excellent des contes de la première catégorie, c'est
précisément ce conte du Sud de l'Inde que nous avons rapproché
des contes européens dérivés de la même source, synaxaire gréco-
russe, exempta des sermonnaires occidentaux et autres moralisaiions,
qui sont devenues la légende du page de sainte Elisabeth de Portugal.
Quant à la seconde catégorie, nous avons étudié longuement,
dans nos remarques sur un de nos Contes populaires de Lorraine
(no 67). un conte qui y rentre entièrement et qui a pénétré en Europe,
(1) Die Maerchensainmlung des Somadeca Bhatta ans Kaschmir, traduction
allemande des cinq [.remiers livres par Hermann Brockhaus (Leipzig, 1843), t. II,
p. 4 G et scq. — Kâtha Sarit Sahara or Océan of the Slreams oj Stonj, traduction
anglaise compK-te par C. H. Tawney (Calcutta, 1880-188:), t. I, p. 152 et seq.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 101
soit muni de tout son appareil de conseils, soit n'en ayant conservé
que le principal, celui qui amène le dénouement : « Ne pas confier
de secret à sa femme. » Il suffira de donner ici les conseils d'un conte
afghan, venu évidemment de l'Inde : « Ne jamais confier de secret
« à sa femme ; ne pas se lier d'amitié avec un cipaye (soldat) ;
« ne pas planter d'arbre épineux dans sa cour », et de les mettre en
parallèle avec les conseils de certain conte sicilien : « Ne pas confier
« de secret aux femmes ; ne pas prendre de sbire pour compère ;
« ne pas louer de maison où il y ait une treille » ( « ne pas planter
de sapin dans sa cour », dit un conte allemand analogue, recueilli
dans la principauté de Waldeck) (1).
D'autres contes indiens juxtaposent des éléments emprunlés
aux deux catégories (2).
Enfin, dans une catégorie à part, un conseil se montre salutaire
par contre-coup, si l'on peut ainsi parler ; il impressionne, il fait
réfléchir non point celui qui l'a acheté, mais son ennemi, et il
arrête la main de celui-ci, prête à frapper.
U y a lieu, croyons-nous, de nous étendre un peu sur ce dernier
type de conte ; car il nous semble qu'en le suivant à travers ses
diverses variantes, en passant de l'une à l'autre, nous finirons par
arriver à ce qui pourrait bien être l'idée première, embryonnaire,
d'où serait issue toute cette nombreuse lignée, rangée sous le nom
collectif de Conte des Bons Conseils.
(1) Le Ruodlleb-s. aussi, parmi ses douze conseils, celui du secret, un peu mo-
difié (V, vers 493-i97).
(2) .Jusqu'à ces derniers temps, on pouvait se demander si le conte de ce genre
qui a été recueilli le plus souvent dans Tlnde était jamais sorti de son pays d'ori-
gine, du moins dans sa forme complète : nous n'en avions, en eiïet, trouvé, hors de
l'Inde, qu'un seul trait, parvenu en Europe. Et voilà que ce conte, avec l'ensemble
de ses maximes, tel que nous le rencontrons, par exemple, dans le Sud de l'Inde
(Indian Antiquarv, 1890, n" 32 du Folklore in Sonihern India), nous apparaît, chez
ces .africains, tout pénétré d éléments arabes, dont nous avons déjà parlé, les
Souahili de l'ile de Zanzibar (C. Velten : Maerchen und Erzaehhinsen de^ Suaheli.
Stuttgart, 1898, p. 172 et seq. — Cf. le conte p. l."2 et seq.). Là, comme dans l'Inde,
un roi vérifie à ses dépens la vérité de certaines maximes ou observations morales
qu'il a achetées : ne pas envoyer sa femme pour un long temps chez ses parenL';
à elle ; ne pas aller trouver sa sœur mariée, si on est dans l'adversité, etc. Et il est
sauvé de la mort par cette maxime, positive, celle-là : Ce qu'on a dans sa ceinture
est un trésor, et non pas ce qu'on a dans son coffre à la maison ; autrement dit :
En voyage, aie toujours sur toi de l'or ou des joyaux. — La maxime que nous
avions notée en Europe, dans un conte irlandais, e<^t celle qui est relative à la sœur :
dans ce conte, comme dans les contes indiens, un prince se déguise en mendiant
et se présente ainsi chez sa sœur, mariée et grande dame, laquelle refuse de le rece-
voir et lui donne en aumône une misérable pitance (Voir, dans P. Kenned.y : Legen-
dary Fictions nj the Irish Celts, Londres, 1866, p. 73, le conte des trois conseils d'un
roi à son fils, tiré d'un manuscrit).
10-2 ÉTUDES roLKLUlUuLES
Au xiu'^ ^u•^k•, Tautour inconnu des Gesta Roinanonim raconte{l)
comment un empereur achète à un marchand, qui est venu les lui
proposer, trois maximes de sagesse (1res sapienlias). La première
est celle-ci : « Quoi que tu fasses, agis prudemment et réfléchis aux
conséquences. » fOiiidijuid agas, priidenter agas el respice finem.)
L'empereur lait écrire cette maxime partout dans son palais, et
même sur son linge. Un jour, son barbier vient pour le raser ; à peine
a-t-il commencé que ses yeux tombent sur la maxime brodée sur
la serviette qu'il vient de nouer autour du cou de l'empereur. Aussi-
tôt il se met à trembler, il laisse échapper de sa main le ra^^oir et se
jette aux pieds de l'empereur en lui confessant que, soudoyé par
des mécontents, il allait lui coujier la gorge, quand il a lu la maxime
et réfléchi aux conséquences. Et l'empereur se dit qu'il n'a pas payé
trop cher cette maxime au marchand (2).
Une histoire analogue se rencontre dans un conte arabe : il s'agit
là d'un chirurgien qui, appelé à saigner le roi, allait lui ouvrir la
veine avec une lancette empoisonnée que lui avait remise le jfre-
mier vizir, ennemi de son maître, quand il aperçoit, gravée sur le
bassin, cette maxime, achetée par le roi : « Quand on commence
une chose, il faut en prévoir les conséquences. » — Même histoire,
à peu près, dans un conte turc, où c'est un barbier qui devait sai-
gner le roi (3).
Chez les Birmans, qui ont reçu toute leur littérature de l'Inde,
nous trouvons une forme spéciale de ce thème dans un livre intitulé
(1) Chap. cm, p. 131 de l'édition de Hermann Œsterley (Berlin, 18T2).
(2) Un autre livre du xiii* .siècle, le livre d'Etienne de Bourbon, déjà cité, con-
tient ce même conte avec une introduction qui mérite qu'on s'\- arrête un instant
(p. 77 de l'édition Lecoy de la Marche) : Un jour, un prince était allé à la foire. En
regardant li^s boutiques, il en voit une, richement ornée, mais sans aucun étalage
de marchandises. Il y entre et se trouve en présence d'un vieillard assis et occupé
à lire. Ce vieillard dit au prince qu'il vend les choses les plus précieuses et les plus
utiles de l;i fnire : ses marchandises sont la sagesse et la prudence. Le prince achète
pour cent livres la maxime qui, plus tard, lui sauvera la vie. — Chose curieuse,
cette introduction est, pour le fond, identique à colle du premier conte des Souahili
de Zanzibar, que nous avons résumé plus haut (p. 92) et dont nous avons indiqué
l'origine indienne. Dans ce conte, le vendeur des « trois paroles » s'est, lui aussi,
construit une boutique, et il y attend, assis, les chalands. Et, quand on lui demande
ce qu'il a à vendre, il répond : " Je vends les paroles des derniers conseils • (c'est-
à-dire les trois conseils qu'il a reçus de son père mourant). — Le récit d'Etienne de
Bourbon se retrouve, littéralement^reproduit (i./6. lU, Pars P, Distinctio A), dans le
Spéculum morale, composé, paraît-il, entre les années 1310 et 1320, et qui, dans de
vieilles éditions imprimées, est venu s'ajouter au Spéculum naturale. doctrinale et
hisioriale au célèbre dominirain du mm*' siècle. Vincent de Peauvais. -— (Voir, i ce
nom. la seconde édition du Kirchenlexikon de Wetzer et Welle.)
'''■• \y A. Clou^ton : l'opular Taies and Fictions, II, p. 317-318.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 103
Les Paraboles de Bouddha ghosha (1) : Un jeune homme de Bénarès
va pour étudier dans le pays de Jakka-Silâ ; mais, comme il est
très borné, il ne peut rien apprendre. Quand il prend congé de son
maître, celui-ci lui enseigne un charme ainsi formulé : « Que faites-
vous là ? que faites-vous là ? Je connais vos desseins. » Et il lui dit de
le répéter sans cesse. Le jeune homme retourne à Bénarès, et, après
une aventure où le charme a fait mervoille, il vend ce charme au
roi pour mille pièces d'or. — Peu de temps après, le premier minis-
tre, ayant conçu le dessein d'attenter à la vie du roi, gagne à prix
d'argent le barbier du palais, afin qu'il coupe la gorge au roi, la
première fois qu'il le rasera. Le barbier est au moment de le faire,
quand le roi, pensant au charme, se met à le réciter : « Que faites-
vous là ? que faites-vous là ? Je connais vos desseins. » Le barbier
laisse échapper de sa main le rasoir et tombe aux pieds du roi, à qui
il révèle le complot. Le roi donne une grande récompense au jeune
homme (jui lui a vendu le charme, et il fait de lai son premier
ministre (2).
Avec un conte recueilli dans l'île de Ceylan, cette vieille dépen-
dance de l'Inde, nous allons faire un grand pas vers la forme pri-
mitive du conte, tout au moins en ce qui regarde l'origine du
charme (3) : Un roi a, parmi ses ministres, un homme simple et
illettré, qu'il aime beaucoup. Les autres ministres, jaloux, suggè-
rent au roi l'idée de demander à eux tous, et à son favori comme
aux autres, l'hommage d'une pièce de vers. Voilà le pauvre ministre
fort embarrassé.. Pendant qu'il est assis sur un rocher, dans la cam-
pagne, il voit un bufïle qui vient se frotter le cou et les cornes
contre le rocher. Aussitôt une phrase (un vers dans l'original; lui
vient à l'esprit : « Est-ce que je ne sais pas pourquoi tu aiguises ton
rasoir ? » Ce vers, il le récite au roi. Le roi le retient et prend plaisir
à le répéter : il le répète notamment devant son barbier, le jour où
celui-ci allait lui couper la gorge, et le barbier, se croyant découvert,
livre les conspirateurs.
A Mirzapour, dans l'Inde septentrionale, on a noté la variante
suivante (1) : Vn imjtécile, frère d'un homme intelligent, se pn'senle
à un roi pour entrer à son service ; interrogé sur ce qu'il sait faire,
(1) Buddhaghosha's Parahles, translaled from Burmese by Captain T. Rogers
(Londres, 1870), p. 68 et seq.
(2) Voir, dans nos Contes populaires de Lorraine (t. II, p. 195-196) l'ensemble
de ce conte birman.
(3) The Orientalist (Kandy, Ceylon), vol. II, année 1885, p. 174.
(4) \orlk Indian Xotes and Queries, août 1895, p. 82, n° 197.
104 ltlUii:s I ULKI.UHKJLLS
il répond, ajui--. a\uir bien cherché, qu'il sait faire des vers et jouer
de l'éventail. Le roi l'accepte. Mis en dimieure, un jour, de réciter
une poésie de sa façon, l'imbécile s'en va sous un arbre pour réflé-
chir. Il est là immobile comme une souche, lorsque des porcs vien-
nent se frotter contre lui. L'imbécile les laisse faire quelque temps,
puis il dit : « Vous avez beau frotter et frotter ; je connais votre
malice. >; Or, par l'efTet du hasard, cette suite de mots se trouvait
être un vers. Le nouveau poète retourne au palais^ où le barbier de
la cour est en train de repasser son rasoir devant le roi, qu'il va
raser. Quand l'imbécile récite son vers, le barbier pâlit, se jette aux
pieds du roi et lui avoue que son rasoir était empoisonné. Le tréso-
rier qui l'avait poussé au crime est exécuté, et l'imbécile est mis à
sa place. — Quand ensuite il s'agit pour lui de montrer comment
il sait jouer de l'éventail, il a encore cette chance que sa maladresse
même lui est avantageuse et sauve la vie du roi. Nomnié vizir, il fait
venir son frère, l'homme intelligent, qui est tombé dans une pro-
fonde misère, et il lui dit : « Le Destin gouverne le monde ; l'intelli-
gence et les efTorts de l'homme ne servent à rien. »
Nous voici, d'échelon en échelon, descendus tout en bas. II n'y a
plus là de conseils ni de maximes, mais des formules baroques,
oictées par le hasard et qui opèrent sous l'action du hasard, (l'est
liien le triomphe de cette idée, conclusion du conte indien de Mir-
zapour : « Le Destin gouverne le monde. >^
Pour certains conteurs, même en Orient, les procédés de ce
maître arbitraire ont fini par paraître trop invraisemblables, et
un élément quelque peu rationnel s'est introduit dans le récit.
Sans doute on maintiendra l'idée de la vertu pour ainsi dire magique
des formule? récitées, mais en'^ore ces formules auront-elles un sens,
exprimeront-elles une pensée. Dans ]'Océan des Fleures de Contes
du vieux Somadeva, cité plus haut, une divinité promet au brah-
mane Phalabhouti de grands trésors, s'il se tient à la porte du palais
et récite « sans interruption » une certaine forniule ; mais cette
formule : Celui qui sème le bien recollera le bien, el celui qui sème le
mal récollera le mal. est non seulement intelligil)le, mais jtarfaite-
UK.'nt raisonnable, comme l'est aussi la formule des contes arabe,
turc, etc. : Réfléchis aux conséquences.
De même, dans les contes formant le groupe auquel se rattache
plu' étroitement la légende du Page, la maxime singulière : Ne
refuse jamaia la nourriture prèle, finira par prendre un caractère
relisinix ou, du moins, liturgique.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 105
Encore un mot sur ce thème des Bons Conseils. Il a joui d'une
telle popularité dans l'Inde, son lieu d'origine, qu'il y a obtenu les
honneurs de la parodie. C'est une parodie, en eiïet, que ce conte où
un imbécile entasse sottises sur sottises, méfaits sur méfaits, parce
qu'il prend à la lettre les conseils de son père, dont sa femme par-
vient finalement à lui faire comprendre le sens figuré (1).
V.
CONCLUSION
L'Orient, et plus spécialement l'Inde, c'est là que nous a constam-
ment ramenés ce long voyage d'exploration à travers le monde des
contes. C'est de l'Inde, si tant d'indications convergentes ne noua
trompent, qu'est arrivé par étapes, dans notre Europe, le conte
qui finalement est venu prendre place parmi les exempla des prédi-
cateurs, puis s'infiltrer dans certaines Vies de sainte Elisabeth de
Portugal (2).
Réunissons en faisceau nos diverses conclusions partielles.
(1) J. Hinton Knowles : Folktales of Kashmir (Londres, 1888), p. 243. — Cf.
\orth Indian Xoteg and Queries, décembre 1894, p. 156, n" .3.56.
(2) Tel n'était pas, il y a une trentaine d'années, l'avis de certain celtisant
de Berlin, M. F. Charles Meyer, qui, dans le supplément littéraire de V Allgemeine
Zeitung (1872, n"* 272-275). consacrait quatre articles à soutenir cette thèse que
la ballade de Fridolin, de Schiller (identique, comme on sait, à la légende du page),
aurait une origine celtique. La raison qui lui fait, dès le début de son travail, rejeter
toute possibilité d'origine indienne, c'est qu'aucun conte indien n'aurait le dénoue-
ment caractéristique du conte européen, la mort du calomniateur par le feu. En
avançant cette assertion, M. Meyer ne pressentait pas que bientôt un conte indien,
type remarquable de cette famille de contes, nous apporterait son trait final de la
chaudière d'huile bouillante. — Ce même celtisant voit un caractère primitif dans
toutes les parties d'un certain conte (assez altéré) du pays de Galles, même et peut-
être surtout dans ce conseil donné par l'un des personnages, un « barde », à son
fils : « Si tu passes devant un endroit où un homme sage et pieux enseigne la vérité
et explique la parole et les commandements de Dieu, arrête-toi pour l'écouter ».
M. Meyer ne s'aperçoit pas que, loin d'être pymitif et foncièrement celtique, ce
prêche (car c'en est un), qui tient ici la place de la messe, est la marque évidente
d'un remaniement protestant du conte des sermonnaires du moyen âge. A l'époque
même à laquelle il place la rédaction du manuscrit dont il a tiré son conte, c'est-à
dire au wii^ siècle, un livre allemand, V Acerra philologica de Pierre Lauremberg,
substitue, lui aussi, et cela formellement, dans notre conte, à la messe catholique le
prêche protestant (W. Hertz, op. cit., p. 287|. — Dans sa dissertation, M. Meyer
raisonne également sur les noms des personnages. II se demande si le nom de Frido-
106 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Longtemps avant l'époque où vivait sainte l'Elisabeth, nous ren-
controns en Europe, dans la littérature, un conte qui est identique
à la prétendue histoire du page de la sainte rein»'.
Ce conte a une forme qui le rattache à l'un d(,'s thèmes de conte?
les plus en faveur dans l'Inde, le thème des Bons Conseils. La
légende du Page elle-même en a gardé la trace évidente.
En Europe encore, la liturgie gréco-russe nous offre un récit
moralisé, un si/na.iaire, qui, avec quelques aifférences de détails,
est tout à fait, pour Iv fond, la légende du Page et les contes du
monde germanico-latin dont cette légende est issue.
Lui aussi, ce synaxaire se rattache au thème des Bons Conseils,
et il est le reflet d'un conte indien, document capital, qui a beaucoup
mieux conservé la forme primitive.
Nous avons étudié comparativement le conte indien et la légende
du Page, ces deux rameaux qui appartiennent à la même branche
du conte des Bons Conseils, et nous avons montré que les petites
différences qui font de Ij légende du Page et du conte indien deux
variantes bien distinctes proviennent de ce qu'il s'est introduit
dans la légende du Page (ou, pour être tout à fait exact, dans les
contes plus anciens qu'elle reproduit) un certain élément {Venvie du
calomniateur à l'égard du calomnié), emprunté à un groupe de
contes très voisin, également d'origine orientale. La présence de
cet élément nouveau explique les modifications, en réalité peu i>ro-
fondcs, que le conte indien a subies dans la légende du Page,
Où ces modifications ont-elles été faites ? Ici nous en sommes
réduits aux conjectures. Peut-être un jour recucillera-t-on dans
l'Inde un conte présentant déjà ces modifications, une variante
prototype de la variante européenne qui est devenue la légende du
Page. Il n'y a là certainement rien d'invraisemblable. .Jusqu'à pré-
sent, on a puisé à peine dans les richesses de la tradition orale
indienne, et néanmoins ce qu'on en a tiré suffit pour faire penser
que plus tard il sera possible de mettre en regard de presque chacune
des variantes caractéristiques d'un conte européen une vari;uitc
indi<'nne correspondante. II y a quinze ans, lors de la publication
de nos Conles populaires de Lorraine, nous étions déjà en état de le
faire pour certains contes : aujourd'hui, nous aurions des documents
lin (qu'il a plu à Schiller de donner au héros de sa ballade prétendue alsacienne)
ne serait pas d'origine celtique. Quant au nom du héros du conte celtique, Tanwyn,
il y a du jeu dfdans ; ce qui, .'^ans doute, relie étroitement à la race celtique un conte
dans lequel le héros échappe à la mort par le feu... Nous croyons inutile d'aller plus
loin dans l'indication des arguments celtiques de ce celtisant renforcé.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL i07
bien autrement nombreux à citer à l'appui de ce qui est notre
conviction raisonnée.
Pour la légende du Page, une seule chose est certaine. Si c'est
en Europe qu'a eu lieu la modification du conte indien, cette modi-
fication se serait faite sur un dérivé de ce conte où l'original aurait
été plus fidèlement reproduit que dans le synaxaire, notanmient
quant au dénouement, la morl par le feu. Il est à remarquer que ce
dénouement caractéristique a tellement fait fortune dans notre
Occident, qu'il y figure même dans le groupe auquel appartient en
propre le trait de Venvie, groupe où la mort par le feu s'est substi-
tuée au dénouement des contes similaires orientaux (la tête coupée).
Et, en même temps, toutes les versions occidentales du conte indien
ont adopté ce trait chrétien de Vossislance à la messe par lequel l'une
d'elles (où et quand, on l'ignorera toujours) avait, la première,
remplacé le trait religieux indien correspondant. Ce trait de l'assis-
tance à la messe a encore passé dans le groupe de Venvie. lequel se
trouve ainsi n'avoir, en Occident, plus rien d'individuel dans sa
dernière partie.
Ouoi qu'il en soit de ces détails, tout l'essentiel de la légende
du Page, le cadre et la marche générale du récit, tout se retrouve
dans l'Inde-
Cela, du reste, n'a rien d'imprévu pour ceux qui sont un peu du
métier. Sans parler de tant d'exempla de prédicateurs, est-ce qu'une
des légendes les plus foncièrement indiennes, la légende canonique
du Bouddha elle-même, n'est pas arrivée, transformée en Vie des
saillis Barlaam el Josaphal, jusque dans notre Occident, sous le
patronage de son prétendu auteur, saint Jean Damascène, pour
obtenir, ainsi déguisée, les honneurs d'une mention dans le Alarlij-
rologe romain ? C'est là un fait incontestable, et nous l'avons établi
jadis dans cette revue, tout en montrant, parce que c'est incontes-
table aussi, qu'au point de vue doctrinal il n'y a pas la moindre
importance à attacher à cette mention de personnages non réels,
comme les prétendus saints Barlaam et Josaphat, dans les listes
nullement infaillibles du Marlyrologe (1).
(1) Nous avons étudié, dans la Revue des queutions historiques d'octobre 1880,
cette Vie des saints Barlaam et Josaphat (p. 27 du présent volume) en la rappro-
chant, point par point, de la légende de Bouddha. Au sujet de nos conclusions, qui
dégagent en cette afl'aire l'autorité du Saint-Siège, nous avons été heureux d'avoir
l'adhésion publique d'un écrivain protestant anglais bien connu, feu W. R. S. Rals-
ton, dans une conférence à la London Institution et dans la revue V Academy {Voir
l'appendice A de notre Introduction aux Contes populaires de Lorraine, p. i.v).
1U8 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Une observation générale, qui s'applique aussi bien à la légende
du Page qu'à la légende di* Barlaani et Jnsaphat, c'est que les chré-
tiens du moyen âge, et avant eux les chrétiens orientaux, prenaient
ce qu'ils croyaient être leur bien partout où ils le trouvaient. Ils
étaient même un peu larges, quand, par exerrple, ils acceptaient
comme chrétienne l'adaptation de cette légende du Bouddha, tout
inspirée par une doctrine de désespérance, absolument opposée à
l'esprit chrétien. Et. à propos de ce déguisement de l'ascète indien en
moine chrétien, M. Laboulaye a eu bien raison de montrer combien,
malgré certaines ressemblances extérieures, la différence est grande
entre l'un et l'autre : « Au fond, dit-il avec une exactitude vraiment
scientifiaue, il n'y a rien de commun entre l'ermite qui soupire
après la vie éternelle en Jésus-Christ et le bouddhiste qui n'a d'autre
espoir qu'un vague anéantissement (1). »
Dans le conte des sermonnaires qui est devenu la légende du page
de sainte Elisabeth de Portugal, l'adaptation chrétienne d'un récit
indien était certainement beaucoup plus naturelle que dans le cas
de la légende du Bouddha. Il n'était pas difficile de purger le conte
primitit de ce qu'il pouvait avoir eu de fataliste à l'origine. La chose,
du reste, était déjà presque complètement faite dans certaines
versions indiennes, où il ne reste plus guère que l'idée de la Provi-
dence, dégagée du fatalisme ; car cette idée y est intimement unie
à la double idée du respect dû au représentant de Dieu dans la
famille et de la bénédiction qu'attire sur les fils l'obéissance au.x
conseils paternels.
(1) Journal des Débats an -Ift ']\n\\o\ 18.50.
(S>
LA LÉGENDE
DU
PAGE DE mm mmnw m nmm
ET
LES CONTES ORIENTAUX
(POST-SCRIPTUM)
(Extrait de la Revue des Questions hisloriques. — Juillet i9o3)
Monsieur le Directeur,
Me permettrez-vous de revenir sur le sujet que j'ai traité récem-
ment dans cette revue : la légende du page de sainte Elisabeth de
Portugal et ses relations avec les contes européens du moyen âge et
avec les contes orientaux (1) ?
C'est le propre de ce genre d'études, — qui va chercher ses docu-
ments dans tous les pays et à toutes les époques, — qu'un travail
soit toujours à compléter ; toujours il faut s'attendre à des décou-
vertes nouvelles dans ce champ immense. Aussi le travailleur ne se
désintéressera-t-il jamais de l'œuvre qu'il a publiée, puisqu'il peut
d'un moment à l'autre se trouver en état de l'améliorer, de l'enrichir.
Et quelle satisfaction, quand un document, un renseignement
important, parfois décisif, vient confirmer la thèse soutenue, ou la
préciser et en éclairer telle partie encore un peu dans l'ombre !
J'ai goûté ce plaisir en prenant connaissance d'une bienveillante
communication qui m'a été adressée au sujet de mon travail par un
(1) Rei'ue des questions historiques, livraison de janvier 1903.
110 F.TrDF.S FOLKLOHigLES
nicmlfre de l'Académie des Inscriptions, M. A. Bailh, le savant
indianiste. En effet, le point contrai, le pivot de nia thèse s'en trouve
singulièrement aiïermi. E)ans le vieux conte du Sud de l'Inde qui
par tradition orale s'est transmis de génération en génération
jusqu'à nos jours, dans ce document capital que j'ai minutieusement
étudié (p. 86 et suivantes) en le rapprochant point par point de la
légende du Page, c'est hien la participation du héros à un acte reli-
gieux de la vie hindoue qui est la cause du retard providentiel dont
résulte pour lui le salut. .Je m'étais cru en droit de ralTirnier sans
hésitation ; maintenant il m'est possible, grâce à M. Barth, de corro-
borer mon interprétation en entrant dans les détails les plus précis
au sujet de cet acte religieux. Le conte indien présente donc, d'une
manière incontestable, le trait caractéristique (|ui, en Occident,
dans les contes du moyen âge dont est issue la légende du Page,
deviendra cette participation à l'acte religieux par excellence de la
vie clirétienne, l'assistance à la messe.
Reprenons, pour l'examiner d'un peu près, ce conte du Sud de
l'Inde, en donnant //; e.iicnso, — ce ([ue, dans mon travail, j'avais
cru inutile de faire, — le passage dont maintenant les moindres
parties vc nt nous apparaître sous leur vrai jour.
Un brahmane a reçu de son père mourant, entre autres conseils,
celui-ci : « Ne refuse jamais le repas du matin. » Calomnié auprès
du roi son protecteur par la reine, le lirahmane est envoyé à la mort
sans qu'il s'en doute : il doit aller à tel endroit porter à deux hommes
apostés ce message verl)al : Tout est-il fait ? et les hommes le jette-
ront aussitôt dans une chaudière remplie d'huile bouillante. —
Voilà le brahmane en route de grand matin : or on était au lende-
main du jour de jeûne de Vêhadâsi (ctu « onzième » jour de la lune).
« Le brahmane n'était pas encore bien loin, — je traduis littérale-
ce ment cet endroit du conte, — quand un ami l'invita au repas du
« douzième jour (dvàdùsi) en lui disant : « Ma pauvre vieille mère
« n'a pas même pris une goutte d'eau durant tout le onzième jour.
« Le riz et l'eau chaude pour un bain, tout est prêt. Verse un peu
« d'eau sur ta tête, récite une hymne et mange une poignée de riz.
« Si urgente que soit ton affaire, ol>lige-moi en considération de ma
« pauvre mère. >;
Se souvenant du conseil paternel, le brahmane accepte l'invita-
tion, et ce retard le sauve de la mort.
Le Pandit Natêsa Sastrî, qui a recueilli et publié ce conte, dit
dans une note à ses lecteurs européens qu' « au douzième jour de la
LA LEGENDE DU PAGE DE SALNTE ELISABETH DE PORTUGAL 1 1 1
lune, dès le grand matin, avant même que la cinquième division
fghaiikâ) de la nuit soit passée, tout Hindou orthodoxe est obligé
par sa loi religieuse de rompre le jeûne du jour précédent (1) ».
M. Rarth, avec sa grande connaissance des choses de l'Inde, m'a
fait remarquer que cette note, sans être positivement inexacte, a
besoin d'être complétée.
Chez les Hindou^, le jeûne du « onzième jour », comme tout autre
jeûne, est un vrala, un « vœu ». Quand on prend le vœu, il faut
V accomplir et, après l'avoir accompli, le congédier. Tout acte rituel
comporte ces trois temps. Naturellement la plupart des Hindous qui
s'engagent à observer le jeûne du onzième jour se hâtent de congé-
dier l'observance dès le lendemain. Mais, — ce que le Pandit néglige
(le dire, — rien ne les empêcherait d'ajouter un supplément et, par
conséquent, de remettre la rupture du jeûne à un des jours suivants.
Peu importe, d'ailleurs : il n'en faudra pas moins, un jour ou l'autre,
congédier le vœu, c'est-à-dire rompre le jeûne riluellemenl.
C'est ici qu'intervient une obligation dont Xatêsa Sastrî a eu le
tort de ne point parler, l'obligation de rompre le jeûne en invitant un
membre de la casle sacerdotale, un brahmane. Cette rupture du jeûne
est un acte rituel et, de plus, un acte consistant en un repas. Or,
c'est une obligation générale, nullement particulière au jeûne du
onzième jour, que tout acte rituel, et principalement tout repas
rituel, doit être accompagné d'une repue franche (plus ou moins
effective ou symbolique) donnée à un brahmane. Dans les traités
rituels, il n'est presque pas un acte qui ne soit suivi de la prescrip-
tion : brâhmanân bhojayitvâ, « après avoir donné à manger à des
brahmanes », ou simplement bhojaiytvâ, « après avoir fait manger »,
sous-entendu des brahmanes, seuls capables, ainsi que M. Barth le
dit plaisamment, de manger au bénéfice d'autrui.
Comprend-on maintenant l'insistance que, dans le conte, l'ami du
lirahmane met dans son invitation ? Comprend-on pourquoi le
brahmane est supplié d'accepter le repas matinal du « douzième
jour » en considération d'une bonne vieille qui a jeûné durement la
veille et qui (cela va de soi dans 1 Inde) ne voudrait même pas pren-
dre un grain de riz sans qu'un brahmane donnât au repas, en y
prenant part, le caractère rituel exigé par la loi religieuse hindoue ?
Ainsi, dans le conte indien comme dans les contes occidentaux
dérivés de la même source, ce que j'ai appelé le point central, le
(1) Voir p. C«2.
11-2 ÉTUDES FOLKLORIQUES
pivot (lu récit, est un acle religieur. Cela m'avait paru certain, même
avant les renseignements décisifs fournis par M. Barlh ; aujourd'hui,
c'est l'évidence même.
.l'avais dit dit aussi que le conte indien qui vient de nous occuper
était un renianicnicnt d'un conte plus ancien, également de l'Inde.
Peut-être y aura-t-il quelque intérêt à revenir un instant sur cette
question.
A l'occasion au conseil bizarre : « Ne refuse jamais la nourriture
prête », conseil qui, dans le plus ancien des deux contes, sauve le
héros en le retenant à la maison (p. 86 et 87), j'ai fait observer
(p. 92 et 94) qu'à un moment donné le contraste entre l'absurdité
apparente du moyen et ses effets providentiels a paru trop violent
à certains conteurs hindous, et <^u'au conseil primitif ils ont substi-
tué celui-ci : « Ne refuse jamais le repas du matin », en faisant de ce
« repas du matin » le repas rituel où l'on rompt le jeûne du onzième
jour de la lune.
Cette modification en a entraîne forcément une autre : un change-
ment de caste dans la personnalité du héros, la substitution d'un
brahmane au non-brahmane (prince) qui figurait dans le conte que
l'on modifiait. C'est, en effet, un membre de la caste des brahmanes
que les membres des autres castes doivent appeler à donner, par sa
participation au repas du « douzième jour », un caractère rituel à ce
repas.
De ce changement de personnalité il est résulté, dans le récit, un
certain manque de vraisemblance, si l'on se place au point de vue
hindou.
D'abord, cela peut paraître singulier qu'un brahmane donne à son
fils brahmane le conseil de « ne jamais refuser un repas du matin >;.
Il est, en efïet, des cas où un brahmane est tenu, sous peine de souil-
lure grave, pouvant aller jusqu'à lui faire perdre sa caste, de refuser
l'invitation à n'importe quel repas : un brahmane n'est en droit
d'accepter que si l'invitation vient d'un hôte qu'il juge irréprochable,
du moins quant à la condition sociale.
On pourrait dire aussi que le meurtre du héros, ordonné par le
roi, prend ici, — très inutilement, — un caractère beaucoup plus
grave encore que dans les contes similaires, et qu'il devient un
véritable sacrilège : le meurtre d'un brahmane est, en efïet, chez les
Hindous, le comble de l'abomination. Il est possible que le conteur
indien qui jadis a remanié le récit primitif n'ait pas réfléchi à cette
conséquence du changement qu'il introduisait dans l'état civil du
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 113
héros, à moins que, se rappelant divers contes de son pays où, pour
une raison ou pour une autre, un roi veut faire périr un brahmane,
il ne se soit autorisé de ces précédents pour passer outre aux objec-
tions (1).
Quoi qu'il en soit, c'est à une époque très ancienne que les modifi-
cations dont je viens de parler ont été faites dans l'original indien.
En efïet, comme je l'ai montré dans mon travail (p. 79 et suiv.), le
conte ainsi modifié paraît être parvenu, en se christianisant, dans
notre Europe dès le xi^ siècle, tout au moins ; et, — ceci est très
certain (p. 77), — au xiii^ siècle il y était tout à fait acclimaté.
II.
Ce n'est pas seulement dans les annales du Portugal, dans l'his-
toire du roi Dom Denis (1279-1325) et de sa femme sainte Elisabeth,
que s'est introduit le vieux conte indien, revêtu ici de la forme
particulière sous laquelle le présentent les sermonnaires du moyen
âge ; il a pénétré aussi, — et cela sous deux autres de ses formes,
bien distinctes, — dans l'histoire des Khalifes de Bagdad et dans
celle de leurs gouverneurs en Egypte. Mon très distingué confrère
M. René Basset, correspondant de l'Académie des Inscriptions,
directeur de l'École des lettres d'Alger, où il professe l'arabe, a eu
l'amabilité de me faire connaître ce fait très intéressant, en y joi-
gnant de précieuses indications bibliographiques, et j'ai eu ensuite
la bonne fortune de trouver, traduits en allemand par feu M. Gilde-
meister, la plupart des documents signalés par M. Basset (2).
Le plus ancien historien arabe que l'on sache avoir donné, —
certainement de très bonne foi, — notre conte pour un fait histo-
rique, est un certain Aboû Abdallah Mohammed el-Homaîdi, qui
vivait au xi^ siècle de notre ère (1029-1095) et dont les ouvrages
(1) J'ai résumé (p. 99-100) un conte indien où figure ce trait et qui fait partie
du grand recueil de contes, rédigé en sanscrit, au xi« siècle de notre ère, par Soma-
deva de Cachemire, d'après un recueil plus ancien, écrit en langue vulgaire. On
peut encore citer, à ce point de vue, deux autres contes de ce même Somadeva
(livre I, chap. v), dans lesquels le roi est poussé au crime par des soupçons jaloux.
(2) Le travail de M. Gildemeister (qui a été publié dans les Sitzungsberichte der
Berliner Akademie 1883, p. 891-895) est indiqué à la fin d'un très bienveillant
compte rendu de ma Légende du Page publié dans la Zeitschrift des Vereins fur Volks-
kunde (Berlin 1903, 1" livraison, p. 108-109), par M. Johannes Boite, le digne suc-
cesseur de Reinhold Kœhler en ce genre de recherches.
8
114 ÉTUDES FOLKLORIQUES
sont inédits et perdus en partie. C'est sur son autorité que s'appuient
deux écrivains du xv^ siècle, Ibn Tagribcrdi (1408-1468) et Aboul-
mahâsin (vers 1452) en faisant le récit que je vais résumer (1),
La scène est à Bagdad, vers le milieu du ix^ siècle de notre ère.
A cette époque, où les Turcs, composant et la garde des Khalifes
et les milices d'élite, s'étaient en réalité emparés du gouvernement,
l'un des personnages les plus puissants à la cour était un ancien
esclave turc, l'émir Touloun (amené à Bagdad en 815, mort en 853).
11 avait un fils, Ahmed ben Touloun, né vers l'an 834 et qui, en 868,
quinze ans après la mort de son père, fondera en Egypte la dynastie
locale des Toulounides, véritables souverains malgré leur simple
titre de gouverneurs et de représentants du Khalife. L'historien
arabe fait de cet Ahmed le fils adoptif et non le véritable fils de
l'émir Touloun.
Donc, un jour, Ahmea se présente devant son père adoptif et lui
dit qu'à la porte il y a des pauvres : l'Émir ne voudrait-il pas leur
donner un bon sur son trésor ? « Va dans telle salle, répond Touloun,
et rapporte-moi un encrier. » Pendant qu'Ahmed traverse l'anti-
chambre, il voit une des favorites seule avec un esclave ; il prend
l'encrier et l'apporte à l'Émir sans rien dire de ce qu'il a vu. La favo-
rite, craignant d'être dénoncée, court trouver Touloun et lui dit
qu'Ahmed vient de lui faire, dans l'anticham.bre, d'odieuses propo-
sitions. Furieux, Tculoun écrit aussitôt une lettre dans laquelle
ordre est donné à tel de ses esclaves de mettre à mort le porteur sans
plus ample informé, et il charge Ahmed de cette lettre. Passant au-
près de la favorite, Ahmed est retenu par celle-ci, qui l'engage dans
une longue conversation, afin d'exciter encore davantage contre lui
la colère de Touloun, et elle envoie l'esclave son amant porter la
lettre. C'est donc cet esclave qui est décapité au lieu d'Ahmed, et sa
tête est envoyée à Touloun, qui, très étonné, fait chercher Ahmed et
lui ordonne de raconter exactement ce qu'il a pu voir en allant
chercher l'encrier. « Rien », dit Ahmed. Menacé de mort, il finit par
rapporter ce qui s'est passé. La favorite est forcée d'avouer et exé-
cutée. Et Ahmed grandit encore dans la confiance et dans l'affection
de Touloun.
Lisez, dans mon étude (p. 94), le résumé d'un conte du recueil
arabe Les Sepl Vizirs, le conte d'Ahmed l'Orphelin, si évidemment
(1) La traduction du passage d'Aboulmahâsin a été donnée par Gildemeister
{op. cit., p. 893). — Quant à l'ouvrage d'Ibn Tagriberdi, En Nodjoum es Zahirah
(Leyde 1852-1857, t. II, p. 2), je n'en ai connaissance que par cette référence,
fournie par M. Basset.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 115
indien d'origine. Le prétendu épisode de la vie d'Ahmed ben Tou-
loun n'est autre que ce conte, et il a même conservé très visible un
reste de la forme indienne cù le héros reçoit de son père mourant
ou achète à prix d'or, entre autres maximes, celle-ci : « Ne dis
pas ce que tes yeux ont vu. » Comme le brahmane du conte
du Sud de l'Inde (p. 87), Ahmed ben Touloun ne consent
que sous menace de mort à dire, au sujet de la femme coupable,
ce qu'il a vu.
Tel est le récit d'El-Homaîdi. M. Gildemeister (loc. cil.) nous
apprend qu'une histoire toute semblable se trouve dans un autre
ouvrage arabe, le Soukkardân, d'Ibn Abî Hagala, mort vers 1370.
La seule difiérence, c'est que Touloun est qualifié tout sim-plement
de père, et non de père adoptif d'Ahmed. L'auteur ne dit pas où il a
pris cette anecdote (1).
Dans d'autres écrits arabes, ce n'est plus à Bagdad que se passe le
drame ; c'est en Egypte, sous le gouvernement du fils et successeur
d'Ahmed ben Touloun, Khomarouyah Abou-1-Geych (884-895), et
cet émir y joue l'un des deux principaux rôles. L'autre est donné
à un orphelin, nommé Ahmed, qu'Ahmed ben Touloun a fait
élever et que, sur le point de mourir, il a recommandé à son fils
Khomarouyah,
Un jour, Khomarouyah envoie cet Ahmed, dont il a fait son inten-
dant, chercher un chapelet en pierres précieuses qu'il a laissé dans
sa chambre (2). Ahmed, en entrant dans cette chambre, y surpnnd
une des favorites de l'Emir en compagnie d'un jeune esclave.
Accusé par cette femme d'avoir voulu la séduire, il est envoyé par
l'Émir porter à un eunuque un plateau d'or en lui disant de remphr
de musc ce plateau. Les instructions qu'a reçues l'eunuque sont de
décapiter celui qui viendra faire cette commission, de mettre sa
tête sur le plateau et de l'apporter à l'Émir avec un couvercle dessus.
— Chemin faisant, Ahmed rencontre des amis en fête qui l'arrêtent
et lui disent de se joindre à eux : il enverra quelqu'un faire la com-
(1) Un certain Cheykh Mohammed el-Tounsy, qui était, il y a une cinquantaine
d'années, l'un des ulémas du Caire et qui a mis par écrit ses souvenirs, notamment
dans un Voyage au Ouadây, traduit par le docteur Perron (Paris, 1851), rapporte,
p. 687-689 de cet ouvrage, « une aventure arrivée à Ahmed, fds de Touloun, sultan
d Egypte -) (inutile de rappeler que Touloun ne fut jamais ni sultan ni même gou-
verneur d'Egypte). Cette aventure ressemble particulièrement au conte des Sept
Vizirs.
(2) Les musulmans, comme on sait, se servent de chapelets pour compter leurs
prières. Le chapelet ordinaire a cent grains, y compris le mâdneh « minaret». Le
grand chapelet a mille grains. Sur chaque grain, on prononce : Ld Ilâh iW Allah.
• Il n'y a de Dieu que Dieu p.
116 ÉTUDES FOLKLORIQUES
mission à sa place. Apercevant le jeune esclave, Ahmed lui remet le
plateau et l'envoie trouver l'eunuque, qui le décapite et vient ensuite
apporter à Ahmed le plateau couvert. Le plateau est remis à l'Émir.
Suivent des explications, et, à partir de ce moment, Ahmed jouit
encore davantage de la faveur de Khomarouyah.
Cette histoire est racontée par Mohammed ilm Talha, qui fut
vizir du sultan de Syrie Al-Malik al-Sahîd (1240-1260, ère chré-
tienne), de la dynastie turkomane des Ortocides, et qui composa
pour son maître un livre intitulé Al-ikd al-farid, « le Collier pré-
cieux >\ Elle se retrouve textuellement dans le Moslalraf d'Al-
Abchîchî, qui vivait vers l'an 1400. L'un et l'autre ouvrags la font
précéder de ces mots ; « Ce trait est rapporté par Abdallâh-ibn Abdal-
karlm, qui était parfaitement au courant des particularités de la vie
d'Ahmed ben Touloun. » — Quel était ce personnage ? M. Gilde-
meister dit qu'il est absolument inconnu (1).
Une autre branche de cette famille de contes (celle dont j'ai
parlé, p. 82-83 et 96-97) a fourni, elle aussi, comme je l'ai
dit plus haut, son anecdote soi-disant historique aux écrivains
arabes, et, chose curieuse, ils l'ont placée sous le Khalife ne
Bagdad El-Motassem (833-842 de notre ère), celui-là même qui mit
à la tête de la garde turque formée par lui le Touloun de la première
anecdote.
Voici comment le Moslalraf d'Al-Abchîhî, déjà mentionné, ra-
conte la chose (2) : Le Khalife El-Motassem avait pour favori un
certain bédouin. Le vizir, envieux, invite un jour ce bédouin à
partager son repas et lui sert un mets fortement assaisonné à l'ail.
Puis il lui dit de ne pas s'approcher du Khalife, qui déteste l'odeur
de l'ail. D'un autre côté, il va dire au Khalife que le bédouin fait
courir le bruit que son haleine (l'haleine du Khalife) est empestée.
En entrant chez le Khalife, le bédouin se met la manche sur la
bouche, de peur que son maître ne sente l'odeur qui lui déplaît.
« Le vizir a dit vrai », pense El-Motassem, en voyant ce que fait le
bédouin, et il remet à celui-ci, pour un de ses préfets de province,
une lettre ainsi conçue : « Quand cette lettre te parviendra, fais
couper le cou à celui qui te l'aura portée. « Le vizir, rencontrant le
bédouin chargé de la lettre, se dit : « Ce bédouin va recevoir, de ce
diplôme d'investiture qu'il porte, une somme considérable. » Il lui
(1) Voir Gildemeister, op. cit., p. 891-892, et la traduction française du Mosta-
traf, par M. G. Rat (Paris, 1899), chap. xxxvii, t. 1, p. 628 et seq.
(2) Chap. XXXIX (t. I, p. 653 de la traduction française).
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 117
demande de lui remettre la lettre, pour que lui-même la porte, et
lui donne deux mille dinars. Le vizir est décapité. Quelques jours
après, le Khalife s'étonne de ne plus le voir, et il apprend que le
bédouin est dans la ville. Il le fait venir ; l'afïaire s'éclaircit et El-
Motassem fait du bédouin son vizir.
Un autre ouvrage arabe plus ancien (du xiv^ siècle), le Soukkar-
dân, dont j'ai déjà parlé, a ce même récit ; mais il n'y fait figurer
aucun personnage historique. Si je le cite, c'est à cause du début,
qui est à noter : Un roi avait un vizir qui, chaque matin, en venant
le saluer, prononçait ces paroles : « La bonne action du bon recevra
sa récompense, et la mauvaise action du mauvais recevra son
châtiment. » Comme il était en faveur auprès du roi, un envieux vou-
lut le perdre. — Le conte se poursuit de la même façon que dans le
Moslalraf. La seule différence, c'est qu'après avoir été aécapité, le
porteur de la lettre doit être écorché et empaillé (détail qui se ren-
contre également dans un conte turc, que j'ai donné incom-
plètement sur ce point, à la page 9ô^. — A la fin, le roi dit
à son vizir, providentiellement sauvé : « Oui. tu as raison de le dire
chaque jour : La bonne action du bon recevra sa récompense, et la
mauvaise action du mauvais recevra son châtiment. »
On se souvient peut-être que, dans deux contes indiens, résumés
dans mon travail (p. 86, conte du Sud de l'Inde ; — p. 99, conte du
recueil rédigé au xi^ siècle par Somadeva. d'après un recueil plus
ancien), le brahmane, que plus tard une circonstance imprévue
arrachera à la mort, récite chaque jour devant le roi cette sentence :
« Celui qui sème le bien récoltera le bien ; celui qui sème le mal
récoltera le mal. »
Il est certain que cette formule, répétée pour ainsi dire liturgique-
ment, est beaucoup mieux à sa place dans la bouche d'un membre
de la caste sacerdotale des brahmanes que dans celle d'un vizir.
L'origine indienne de ce trait saute aux yeux (1).
(1) Dans le Voyage au Ouadây, de Mohammed el-Tounsy, déjà cité, ce conte
(p. 690-693) n'est pas non plus rattaché à un personnage historique. Il n'a pas le
début du conte du Soukkardân. Le dénouement est la chute du calomniateur dans
une fosse, creusée par ordre du roi, pour y faire tomber le calomnié, qui devait
y être enterré vivant (Comparez, pour ce trait de la fosse, le conte souahili et le
conte lithuanien, p. 23-24 de mon article). — Un autre Arabe contemporain, le
Cheikh el Qadhi d'El Oued, dans le Sahara (province de Constantine), qui dit
avoir « copié les écrits de quelques sages », a donné ce même conte à M. Victor
Largeau, qui l'a traduit dans sa Flore saharienne (Genève, 1879), p. 11-14. Dans
ce conte, comme dans le Soukkardân, l'ordre est a d'égorger le porteur de l'écrit,
de l'écorcher, de le remplir de paille et de le renvoyer dans cet état au roi '.
118 ÉTUDES FOLKLORIQUES
III.
Je ne quitterai pas ce sujet sans rappeler le conte juif du moyen
âge (p. 83 de mon article), dans lequel un célèbre juif du xii^ siècle
le médecin et philosophe Moïse Maimonide, est le calomnié, celui
qu'un envieux accuse de répandre de faux bruits relativement à
l'haleine du sultan Saladin, son maître.
On a pu voir (p. 83 et p. 92, note 1 ) ce qu'il y a de particulier dans
ce conte juif. On ne trouvera, par contre, rien d'individuel dans un
autre conte juif qui m'a été obligeamment signalé par M. Victor
Chauvin, professeur à l'Université de Liège, l'auteur de ce répertoire
d'une érudition vraiment prodigieuse, la Bibliographie des ouvrages
arabes. Ce conte, extrait d'un manuscrit hébreu de la Bibliothèque
Bodléienne d'Oxford, qui contient une centaine de contes moralises,
a été traduit par M. Israël Lévi, professeur à l'École des Hautes
Études (1). Il commence ainsi :
« Un homme pieux et riche, appartenant à la Cour, avait un fils,
beau de figure et de taille et instruit. A sa mort, cet homme pieux
recommanda à son fils de ne jamais sortir de la synagogue depuis le
moment où le ministre officiant se lève pour la prière et commence
le Kaddisch jusqu'à la fin de la prière. « Pareillement, si quelqu'un
« se lève afin de dire Barkou pour n'avoir pas entendu l'office,
« attends qu'il ait terminé sa prière. C'est ce que j'ai fait toute ma
« vie, et j'ai réussi dans mes entreprises. De même, si tu passes
« dans une ville où il y ait une synagogue et que tu entendes le
« ministre officiant, entre et ne sors qu'après la fin de l'office. » Cet
homme pieux mourut ensuite. Le fils était très aimé de tout le
monde ; il avait une charge à la Cour ; c'est lui qui versait le vin
dans la coupe du roi et de la reine, qui coupait devant eux le pain
et la viande. Ils le chérissaient extrêmement, et lui n'avait que de
bonnes intentions. — Ce que voyant, le ministre devint jaloux et
vint dire au roi : « Sire, tu as des yeux et ne vois pas que ce jeune
homme est l'amant de la reine... y
Et ainsi de suite. La marche du récit est absolument la même que
dans la légende du page de sainte Elisabeth de Portugal.
II est facile de voir que ce conte juif est une adaplalion d'une ver-
sion chrétienne de notre conte, et, pour préciser, d'une version occi-
(1) Revue des Etudes juives, t. XXV (juillet-décembre 1897), p. 81-83.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 119
dentale (1). La version qui a été ainsi judaïsée n'est pas une des plus
anciennes, une de celles des sermonnaires où, comme dans l'Inde, ii
y a plusieurs conseils : les uns, qui d'abord paraissent perdre le
héros ; le dernier, qui le sauve et lui procure une vie heureuse. Dans
le conte juif, comme dans la légende du Page, il ne reste plus que ce
dernier conseil.
M. Israël Lévi, qui a bien voulu me donner, au sujet du manuscrit
de la Bodléienne, de très intéressants éclaircissements, est d'avis,
lui aussi, que le conte juif est une adaptation d'une version chré-
tienne ; il croit même pouvoir ajouter : d'une version chrétienne
française, qui avait cours au temps de l'écrivain juif. Le manuscrit
hébreu, où se trouve, entre autres, le conte en question et qui ren-
ferme en outre un glossaire hébreu-français (vieux français), paraît,
en eiïet, d'après M. Lévi, avoir été écrit dans la France du Nord-Est
ou de l'autre côté du Rhin : il fourmille de gallicismes, mêlés parfois
à des germanismes. Sa date est probablement le xiii^ siècle ; ce qui
ne veut pas dire que la rédaction des contes soit nécessairement
contemporaine de la copie du manuscrit.
M, Lévi me fait espérer qu'à l'occasion de ma Légende du Page, il
étudiera bientôt, au point de vue de l'âge et de la provenance, les
curieux textes hébreux de ce manuscrit de la Bodléienne.
Jusqu'à présent, je n'avais pas rencontré notre conte à l'est de
l'Inde. Or voici que M. Hazeu vient de publier le résumé suivant
d'un conte recueilli par lui dans l'île de Java (2) :
« Un jeune homme, appelé Prasetya, qui est au service d'un roi,
découvre par hasard que le gouverneur de l'empire a des relations
criminelles avec une des épouses royales. Celle-ci cherche à se tirer
d'affaire en accusant Prasetya d'avoir voulu lui faire violence. Le
roi ajoute foi à l'accusation et envoie Prasetya à l'exécuteur des
hautes œuvres avec une lettre dans laquelle il ordonne à ce dernier
de mettre à mort le porteur sans délai. Par l'effet du hasard, c'est
le gouverneur coupable qui va porter la lettre, de sorte que c'est lui
qui est tué. Apprenant de Prasetya la vérité sur ce qui s'est passé, le
(1) Voir, sur la forme orientale et la forme occidentale des versions chré-
tiennes, mes observations, p. 97-98.
(2) Contes javanais, par M. le docteur G.-A.-J. Hazeu, dans une brochure inti»
tulée : Hommage au Congrès des Orientalistes de Hanoi de la part du Bataviaasch
Genootsckap van Kunsten en Wetenschappen (Batavia, 1902).
120 ÉTUDES FOLKLORIQUES
roi fait étrangler son épouse infidèle ci élève Praselya à la digniLc
de gouverneur. »
Ce résumé de M. Hazeu, bien que sommaire, permet de rattacher
étroitement ce conte javanais à la famille de contes que j'ai étudiée
dans ma Légende du Page, et spécialement à la branche à laquelle
appartiennent l'aventure d'Ahmed ben Touloun et autres contes
arabes similaires.
Il a poussé vigoureusement, l'arbre dont les rameaux s'étendent
vers l'Occident jusqu'en Portugal, vers l'Orient jusqu'à l'île de
Java !
Veuillez agréer. Monsieur le Directeur, l'expression de mes senti-
ments les plus distingués et tout dévoués.
Emmanuel Cost)iiN,
Correspondant de l'Instilitl.
'^7
LA LÉGENDE
DU
PAGE DE mm ELISABETH DE PORTIGAL
ET LES
NOUVEAUX DOCUMENTS ORIENTAUX
(Extrait de la Revue des Questions historiques. — Octobre 1912)
Le thème de la Légende du Page dans l'Inde au iii^ siècle de notre ère. — Deux
branches de cette famille de contes pénètrent de l'Inde en Chine à cette époque.
— La fournaise ardente est-elle un trait spécialement européen ? — Le thème
des Bons Conseils : une forme primitive bizarre exportée de l'Inde parallèlement
à la forme remaniée. — De la mosquée à l'église ou de l'église à la mosquée ? —
Substitution providentielle de personne et substitution de lettre. — La lettre sub-
stituée, en Orient et en Occident. — Le Dit de V Empereur Constant. — Le Pan-
théon de Godefroy de Viterbe (1186) et les empereurs d'Allemagne Conrad II et
Henri III. — Comment, il y a dix-sept siècles et davantage, les littérateurs
bouddhistes manipulaient, dans l'Inde, les vieux contes traditionnels. — Etc.
Quand, en janvier 1903, nous avons eu l'honneur de donner à la
Revue des questions historiques notre étude La légende du Page de
sainte Elisabeth de Portugal et le conte indien des « Bons Conseils »,
nous savions bien que ce travail, si long qu'il fût, exigerait, prochai-
nement peut-être, ce qu'on appelle vulgairement des rallonges.
Dès le mois de juillet suivant, nous avions à lui en mettre une, que
nécessitaient des recherches nouvelles et des observations reçues
au sujet de notre article (1). Nous demanderons aujourd'hui la
permission de récidiver. Nous avons en connaissance, dans ces der-
(1) La Légende du Page de sainte Elisabeth de Portugal et les contes orientaux,
(Post-scriptum.)
122 ÉTUDES FOLKLORIQUES
niers temps, de documents si intéressants et d'une si réelle impor-
tance, notamment d'un document tout à fait inattendu, que vrai-
ment ce serait dommage de les laisser inutilisés : on y trouvera, ce
nous semble, relativement à nos remarques et à nos thèses, des
confirmations et précisions de grande valeur.
Rappelons d'abord brièvement les principaux faits que nous
avons constatés autrefois :
En 1562, une Chronique franciscaine, écrite en portugais, met au
jour un prétendu épisode de la vie de sainte Elisabeth de Portugal,
épisode inconnu à tous les biographes précédents. Cet épisode,
c'est l'histoire, devenue fameuse, du vertueux page de la sainte
reine. On connaît partout cette aventure : le page accusé calomnieu-
sement auprès du roi, par un autre page envieux, d'être trop bien vu
de la reine ; puis envoyé par le roi à des chaufourniers auxquels
il devra demander si l'ordre du roi est exécuté, et qui, au reçu de ce
message, le jetteront dans le four ; enfin échappant à la mort parce
que, selon la recommandation dernière de son père, il s'est arrêté
dans une église pour y entendre la messe : pendant ce temps, en
effet, le calomniateur, dépêché par le roi auprès des chaufourniers
pour savoir si la commission a été faite, arrive le premier au four
à chaux, adresse aux chaufourniers la question fatale et est jeté
dans la fournaise.
Ce prétendu fait historique n'est autre, — nous l'avons montré,
pièces en main, — que l'adaptation à des personnages historiques
(la reine Elisabeth de Portugal et son mari Dom Denis) d'un de ces
contes, de ces exempla dont au moyen âge les prédicateurs aimaient
à renforcer et à égayer leur argumentation. Une aventure identique
est racontée, en effet, au sujet d'un jeune Gilhelmus, serviteur d'un
roi anonyme, dans le Prompiuarium Exemplorum de Martinus
Polonus, mort en 1278, alors que la future reine de Portugal n'avait
que sept ans. En 1261, le dominicain Etienne de Bourbon avait déjà
fixé par écrit, toujours à l'intention des prédicateurs, une variante
de ce conte dans son Liber de Donis. Une allusion à ce même conte
se rencontre aussi dans un poème latin d'un moine allemand du
xi^ siècle, le Biiodlieh.
De l'Occident nous nous sommes, dans nos deux articles, trans-
porté en Orient, et nous avons salué, dans un conte populaire de
l'Inde du Sud, les principaux traits de Vexemplum des vieux prédi-
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 123
cateurs. Une seule différence était à relever, indépendamment de
ce qui se rapporte à la couleur locale, très accentuée : dans le conte
indien, l'accusation calomnieuse contre le brahmane est portée
devant le roi, non par un envieux, mais par la reine, une reine
adultère, dont le brahmane se trouve par hasard connaître les rela-
tions criminelles avec le ministre du roi, et qui, craignant d'être
dénoncée, cherche à se débarrasser d'un témoin dangereux en l'ac-
cusant lui-même. Du reste, cette différence partielle du récit n'en-
traîne aucun changement dans la suite des aventures : dans l'Inde
comme dans notre Occident le roi veut venger l'outrage sur celui
qu'il croit coupable et qui est innocent, et un retard providentiel
sauve le brahmane et perd son ennemi (ici, le ministre, complice
de la reine).
Sur le long chemin entre l'Inde et notre Occident, c'est la forme
indienne (avec la reine coupable et calomniatrice) que nous avons
rencontrée partout, et chez des écrivains arabes des xi^, xiii^,
XIV* siècles, qui, le plus souvent, rattachent ce conte à des person-
nages historiques (second article, p. 211-215 = 114-117 présent
volume), et dans un conte géorgien, fixé par écrit au xvii^ ou au
xviii^ siècle, et dans une légende liturgique, un synaxaire, de l'Eglise
gréco-russe (premier article, p. 21-23 = 87-88 du présent volume).
Nous avons, noté aussi (I, p.; 30-31 = 82-83; II, p. 214 = 116)
l'existence, en Orient et en Occident, d'une autre branche de cette
famille de contes, dans laquelle, bien que le fond du récit soit le
même, la calomnie est toute différente : le calomnié est accusé
d'avoir diffamé le roi en disant qu'il est lépreux ou qu'il a l'haleine
infecte, et le calomniateur est un envieux qui, par ses artifices, sait
rendre son accusation vraisemblable.
C'est, — ainsi que nous l'avons expliqué en détail (I, p. 32 =
97), — ce trait de Venvie qui, introduit dans la première forme
indo-orientale, l'a modifiée de façon à en faire le conte devenu en
Occident Vexemplum des prédicateurs du moyen âge et la Légende
du Page. Ces modifications sont, du reste, beaucoup moins profon-
des qu'elles ne paraissent au premier abord.
Enfin, nous avons signalé (I, p. 33-35 = 98-100), comme se ratta-
chant encore au tronc commun, une branche dans laquelle il n'y a
424 ÉTUDES FOLKLORIQUES
plus de calomnie, ni par conséquent de calomniateur puni. Le grand
personnage qui envoie le héros à la mort ne le fait point parce
qu'il aurait été trompé sur son compte par de faux rapports ; c'est
spontanément qu'il agit, poussé par l'égoïsme. C'est donc lui-même
qui sera puni par l'action providentielle, et, s'il ne l'est pas en sa
propre personne, il le sera dans la personne de l'être qui lui est le
plus cher, de son fils.
Un conte, faisant partie de la grande collection indienne le
Kalhâ Sarit Sâgara ( « L'Océan des fleuves de contes » ), versifiée
au xi^ siècle de notre ère par Somadeva de Cachemire, d'après un
recueil plus ancien (1), vient se ranger, malgré ses particularités
étranges, dans cette branche de la famille.
Dans notre travail d'autrefois, nous avons laissé de côté une
dernière branche qui, pour l'idée, est très voisine de celle que nous
venons d'indiquer : là, le grand personnage écrit à quelqu'un de sa
parenté de faire périr le porteur de la lettre qu'il envoie, et c'est au
jeune homme, de lui détesté, qu'il remet cette lettre ; mais, durant
le voyage, à l'insu du jeune homme, une autre lettre est substituée
à la lettre fatale, et, dans cette lettre supposée, ordre est donné de
marier au jeune homme la fille du grand personnage ; ce qui a lieu.
Dans cette dernière forme du thème, il y a donc toujours sahslitu-
iion, mais non substitution de personne : c'est un ordre écrit qui est
substitué à un autre, tout différent.
Parfois, les deux thèmes sont juxtaposés dans le même conte ;
alors l'ennemi du héros voit non seulement son fils tue à la place
de celui qu'il envoyait à la mort (thème précédent) ; il voit encore sa
fille mariée à ce dernier par un singulier concours de circonstances.
Cette juxtaposition des deux aventures, nous la rencontrons
dans un document de première importance par son âge, un conte
indien, traduit en chinois par le bouddhiste Seng-houei, mort en
l'an 280 de notre ère. Nous allons donner le résumé de ce très
curieux récit, qui nous apporte la preuve positive que, dès le 1 11"^ siè-
cle, notre famille de contes, représentée tout au moins par deux de ses
branches, existait dans l'Inde.
Ce conte sino-indien est encore inédit ; on pourra le lire prochai-
nement dans un recueil considérable de Contes bouddhiques, impor-
(1) Sur Somadeva on peut voir, dans la Revue biblique internationale des Domi-
nicains de l'Ecole biblique de Jérusalem, notre travail Le Prologue-cadre des Mille
et une .\uils, les Légendes perses et le Livre d Esther (1^' article, janvier 1909, p. 19-
20 = 2Tb-279 du présent volume).
LA LÉGENDE DU PAGE DE SALNTE ELISABETH DE PORTUGAL 125
tés très anciennement de l'Inde en Chine à diverses dates, et dont
M. Edouard Chavanncs, membre de l'Institut, va publier la traduc-
tion en français : l'éminent sinologue a bien voulu nous communi-
quer les épreuves de ce grand travail, en nous autorisant à en faire
usage. Notre conte porte, dans la série des cinq cents contes tra-
duits par M. Ghavannes, le no 45, et il fait partie des quatre-vingt-
huit contes dont se compose le Lieou lou isi king, recueil de soûlras (1),
traduit du sanscrit en chinois par Seng-houei (2).
Si ancienne qu'en soit la rédaction, le récit sino-indien offre, sur
divers points, des altérations évidentes de la donnée originale,
altérations dont certaines existaient peut-être déjà dans le vieux
conte que le rédacteur bouddhiste a pris pour en faire un djâlaka,
une des histoires des existences successives du Bodhisattva, le futur
Bouddha, le Bouddah in fieri. Quoi qu'il en soit, voici en abrégé
cette histoire :
A l'une de ses innombrables naissances, le Bodhisattva est devenu le fils
d'un homme pauvre, qui ne veut pas l'élever et qui le dépose à une croisée
de chemins. Or, selon les coutumes du royaume, ce jour est un jour de fête,
et un brahmane, voyant les gens se divertir, prophétise que, s'il leur naît,
ce même jour, un garçon ou une fille, cet enfant «sera élevé en dignité et,
en outre, sage ». Parmi les auditeurs se trouve un homme riche, un < maître
de maison », sans enfants. Il fait chercher partout un enfant abandonné
qu'il puisse adopter. Le petit garçon, exposé par son père et qui a été
recueilli par une veuve, lui est indiqué, et il le prend chez lui pour l'élever.
Un peu plus tard, sa femme lui ayant donné un fils, il regrette ce qu'il a
fait, et il cherche à diverses reprises à se débarrasser de l'enfant adopté ;
mais, chaque fofs, saisi de remords, il le reprend chez lui. Finalement,
voyant que, devenu grand, l'adopté est plus intelligent en toutes choses
que son fils propre, le maître de maison écrit une lettre à un fondeur de
métaux qui est à son service et qui demeure à quelque distance de la ville,
et il lui intime l'ordre de jeter dans la fournaise l'enfant qui lui apportera
la lettre. Puis il remet la lettre au jeune garçon, en lui disant d'aller faire
l'inventaire de l'argent et des objets précieux qui se trouvent chez le fon-
deur ; « car, ajoute-t-il, ce sera là votre fortune, que vous posséderez jus-
qu'à la fin de vos jours ». — Quand l'enfant passe sous la porte de la ville,
il aperçoit son frère cadet, le fils du maître de maison, qui, avec des garçons
de son âge, joue à lancer des noix. Le frère cadet l'arrête et lui dit : « C'est
une chance pour moi que vous soyez venu ; vous allez me regagner ce que
j'ai perdu. » Le frère aîné parle alors de l'ordre du père, qui doit être exécuté.
(1) Les soutrâs, chez les Bouddhistes, sont ce qu'on pourrait appeler des sermons
mis dans la bouche du Bouddha et contenant l'exposé général de la doctrine.
(2) Bien que les Cinq cents contes et apologues extraits du Tripitaka chinois soient
publiés aujourd'hui (trois volumes, Paris, 1910-1911), nous tenons à ne rien changer
à ces lignes, qui témoignent, et de l'extrême amabilité ce M. Ghavannes et de notre
profonde reconnaissance.
126 ÉTUDES FOLKLORIQUES
« Je m'en charçe », répond le frère cadet. Il prend donc la lettre, et la consé-
quence, c'est qu'il est jeté dans la fournaise.
Plus tard, le maître de maison, encore plus décidé à faire périr l'adopté,
lui dit de se rendre dans un de ses palais, fort éloigné, pour vérifier les
comptes de l'intendant du domaine, et il lui donne une lettre pour cet
intendant. Or la lettre contient l'ordre de se saisir du jeune homme, de lui
attacher une pierre à la ceinture et de le jeter dans une eau profonde. —
A mi-chemin du palais, le jeune homme s'arrête chez un brahmane, grand
ami de son père adoptif, où il est très bien reçu. La fille du brahmane, sage
et clairvoyante, vient pendant la nuit furtivement regarder le jeune homme ;
elle voit la lettre, l'ouvre, la lit et lui en substitue une autre, dans laquelle
le père adoptif ordonne à l'intendant du palais d'envoyer au brahmane des
cadeaux de fiançailles pour le mariage de la fille de celui-ci avec son fils. —
Le mariage se fait, et le maître de maison, quand il en est informé par l'in-
tendant, tombe gravement malade. A cette nouvelle, le jeune homme
éclate en sanglots et s'empresse de se rendre auprès de son père adoptif,
accompagné de sa femme. Celle-ci aj'ant fait au maître de maison de grandes
démonstrations de piété filiale, le richard, sufi'oqué de fureur concentrée,
meurt. Le jeune homme se conduit alors en véritable fils, et tout le royaume
le loue.
La moralisation de cette histoire est celle-ci : « Telle est la ma-
nière dont la pâramilâ de patience religieuse du Bodhisattva pra-
tique la patience des injures (1). »
Ce conte, que le bouddhisme du Nord (bouddhisme de langue
sanscrite) a inséré à une époque qu'on ne saurait fixer, mais cer-
tainement très ancienne, dans ses livres d'édification, et qui de là
est parvenu en Chine au iii^ siècle, a pris place aussi dans les livres
canoniques du bouddhisme du Sud (bouddhisme de langue pâli) ou,
pour être plus exact, dans des commentaires autorisés de tels livres,
à une époque pncienne aussi, quoique moins lointaine. Elle se
rencontre dans le Dhammapada-Altakalhâ, commentaire sur le
Dhammapada, écrit par le célèbre bouddhiste Bouddhaghosha, et
dans un autre ouvrage du même auteur, le Manoratha Poûrani,
commentaire sur ÏAngoutlara-Nikâya (2).
(1) Les pdramitâs, au nombre de six, parfois de dix, sont les perfections des ver*
tus cardinales, par la pratique desquelles les Bodhisattvas parviennent à la dignité
de Bouddha.
(2) Le grand indianiste Albrecht Weber (Monalsberichte der Akademie zu Berlin,
janvier 1869, p. 10 seq.) fixait sans hésitation au commencement du v^ siècle de
notre ère la rédaction du commentaire du Dhammapada. Un autre -Maître en india-
nisme, notre ami, M. A. Barth, n'est pas si affirmatif. Ce commentaire, nous fait-il
remarquer, est attribué à Bouddaghosha, qui vivait probablement vers 430. Mais
cette attribution, du moins pour le texte tel que nous l'avons, est sujette à forte
caution, surtout pour les histoires qui y sont enchâssées. Beaucoup de ces récits se
retrouvent, en effet, dans d'autres commentaires de livres canoniques, commen-
taires également attribués à Bouddhaghosha, et avec des variantes telles, petites et
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 127
Nous indiquerons, au cours du récit, les principales différences
entre ces deux versions de l'Hisloire de Ghosaka (1) :
Le déva Ghosaka, par suite de fautes, doit quitter le monde des dévas
et devenir homme (2) ; il renaît, dans la ville de Kosambî, d'une courtisane
qui, voyant que ce n'est pas une fille, le fait jeter dehors. L'enfant est
recueilli par un ouvrier au service du setthi (c'est-à-dire du chef de la ghilde
des marchands) de Kosambî.
Ce jour-là même, le setthi, rencontrant le pourohita (le chapelain du roi),
lui demande ce que disent les étoiles. Le pourohita fait ses calculs et répond :
« Telle et telle étoile ; aujourd'hui, sous cette étoile est né un enfant qui
deviendra chef des marchands. »
Le setthi, dont la femme est enceinte, se dit que c'est évidemment
qu'elle vient de lui donner un fils, son futur successeur ; mais il n'en est
rien. Alors il fait chercher dans Kosambî quel enfant peut être né ce jour-là.
et il achète à l'ouvrier le petit garçon. « S'il me naît une fille, pense-t-il, je
la marierai avec lui et je lui obtiendrai la charge de setthi ; s'il me naît
un garçon, je me débarrasserai de cet enfant trouvé, qui empêcherait mon
fils d'être setthi. »
La femme du setthi ayant mis au monde un fils, le setthi cherche plu-
sieurs fois à faire périr le petit Ghosaka en l'exposant à divers dangers ;
mais l'enfant est constamment couvert d'une particulière protection.
Pendant ce temps, les deux garçons ont grandi. Un jour, le setthi va trouver
son potier et, après lui avoir donné de l'argent, il convient avec lui que,
tel jour, à telle heure, il lui enverra Ghosaka (.3) ; le potier le jettera dans sa
glaçure brillante (le vernis qu'il applique à ses pots) (4).
grandes, que toutes ces versions ne peuvent être sorties de la même plume. Et
c'est précisément le cas pour la légende en question (la Légende de Ghosaka, ou
Ghosika, Ghosita, variantes du nom, parfois dans le même récit), laquelle est repro-
duite avec de notables divergences dans le commentaire de Bouddhaghosha sur
Y Angouttara Nikâya du canon pâli.
(1) Un savant allemand, un prêtre catholique, mort prématurément il y a sept
ou huit ans, Edmund Hardy, a publié, en 1898, dans le Journal of the Royal Asiatic
Society of Great Britain and Ireland (p. 741-798), le texte pâli et la traduction
anglaise des deux versions accompagnés de remarques et de rapprochements (avec
d'autres contes indiens) des plus intéressants.
(2) Le Boudhisme a conservé le monde des êtres divins, des dévas, avec Indra,
leur roi ; mais il a, si l'on peut parler ainsi, baissé ce monde d'un cran : les dévas ne
sont plus des dieux, mais quelque chose qui a donné aux traducteurs anglais
(et à M. Hardy aussi), l'idée de les appeler des " anges », expression qui, certaine-
ment, ne vise pas à l'exactitude théologique. — Au fond, nous dit M. Barth, les
Bouddhistes n'ont pas innové sous ce rapport autant qu'on pourrait l'imaginer.
Pour toute la haute spéculation hindoue, les dévas sont simplement des êtres sur-
humains. Leur immortalité, ainsi que leur puissance, est limitée, et le saint, — c'est-
à-dire l'ascète aux méditations intenses, aux effroyables austérités, — peut les
humilier.
(3) Dans V Attakathâ, le setthi, parlant au potier, dit de Ghosaka. on ne sait
pourquoi : « Il y a un mien fils de basse naissance (aca/d puttaka, fils de con-
cubine esclave). » — Dans le Manoratha Poûranî, il dit simplement : « il y a
dans ma maison un petit garçon de basse naissance. »
(4) Il y a là, dans le récit, une comp'ication très peu vraisemblable. Le potier
128 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Ghosaka est donc envoyé chez le potier, avec mission de dire : « Hier,
mon père vous a commandé im ouvrage, faites-le. » Mais, sur la route,
le fils du setthi, qui joue aux billes avec des camarades, voit Ghosaka et
court après lui : « Mon frère, en jouant avec les garçons, j'ai beaucoup
perdu ; regagne-le moi donc. — Je n'ai pas le temps, répond Ghosaka, mon
père m'a envoyé chez le potier pour une affaire pressante. — Eh bien !
mon frère, j'irai. » Ghosaka y consent, et le fils du setthi est jeté par le
potier dans le liquide brûlant.
Ensuite, le setthi envoie Ghosaka porter à l'intendant de ses « cent
villages » une lettre dans laquelle il ordonne à cet intendant de tuer le
jeune homme et de le jeter dans un puisard (1). Ghosaka part, avec la lettre
attachée au bord de son vêtement. (Le setthi, n'ayant pas fait apprendre
à lire à Ghosaka, ne craint pas que celui-ci prenne connaissance de la lettre.)
Le jeune homme fait halte, selon ses instructions, chez le setthi d'un
certain village. Or la fille de ce setthi avait été, dans sa quatrième exis-
tence (avant son existence présente), la femme du futur Ghosaka ; aussi
son ancien amour se réveille-t-il. Elle lit la lettre, pendant que Ghosaka
dort, la déchire et lui en substitue une autre, dans laquelle l'intendant est
invité à demander pour Ghosaka la main de la jeune fille, etc. (2).
Tout se fait conformément à la fausse lettre. En apprenant le mariage,
le setthi tombe malade d'un flux de sang. Il veut faire venir Ghosaka, afin
de le déshériter, mais la jeune femme empêche Ghosaka de partir jusqu'à
ce qu'elle sache que le setthi est dans un état désespéré. Et, grâce à elle,
Ghosaka devient grand marchand (3).
Nous étudierons chacune des trois parties dont se composent
ces trois contes bouddhiques, variantes d'un même original :
L'introduction (la prédiction lors de la naissance du héros) ;
L'envoi à la fournaise ;
La lettre substituée.
l^ous commencerons par Y Envoi à la fournaise, qui se rapporte
doit d'abord couper le jeune garçon en morceaux à coups de hache, puis le mettre
dans une jarre et faire cuire la jarre dans la glaçure. L'idée primitive est évidem-
ment de le jeter dans le liquide brûlant du potier, comme le jeune garçon du conte
sino-indien doit être jeté dans la fournaise du fondeur.
(1) Encore ici, le setthi, dans VAttakathâ, qualifie Ght)saka de « un mien fils de
basse naissance ».
(2) Dans chacune des deux versions, la lettre est rédigée d'une façon différente.
(3) Dans VAttakathâ, Ghosaka ne sait rien du plan de sa femme ; elle ne l'aver-
tit de la maladie du setthi qu'au troisième message. Quand ils sont arrivés chez le
setthi mourant, celui-ci déclare devant le receveur de ses revenus qu'il aurait bien
envie de dire qu'il ne donne rien de sa fortune à son fils Ghosaka, mais qu'il la lui
donne tout de même. Alors la jeune femme, craignant que, s'il parle encore, il
n'exprime une intention différente, feint le désespoir et se jette à corps perdu sur
le setthi en lui frappant violemment de la tête la poitrine, et le setthi meurt. C'est
seulement quand Ghosaka est devenu grand marchand qu'il apprend qu'il doit
tout à sa femme. — Dans l'autre version, Ghosaka est informé de tout, et, indé-
pendamment du coup de tête si opportun de sa femme, c'est par la fraude qu'il
arrive à se faire donner par le roi la charge de grand marchand, les serviteurs du
setthi, subornés, l'ayant déclaré fils de leur maître.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 129
directement à la Légende du Page. L'introduction sera examinée en
même temps que l'aventure de la Lettre subslituée (nous aurons à
citer, notamment, une curieuse légende historique du moyen âge).
§ 1
l'envoi a la fournaise
Dans cette partie des trois contes bouddhiques, nous retrou-
vons tout à fait les traits essentiels de certains contes indiens que
nous avons cités dans notre premier travail (p. 33-35 = 98-100).
Nous rappellerons ce conte du Bengale dans lequel le ministre
d'un roi, craignant d'être supplanté dans la faveur de son maître
par certain jeune garçon, charge celui-ci d'une lettre qui ordonne
de mettre à mort le porteur. Sur son chemin, le jeune garçon ren-
contre un enfant, le fils du ministre, qui lui demande de cueillir un
bouquet, et cela immédiatement, pendant que lui même ira porter
la lettre. Et l'enfant meurt victime de l'ordre sanguinaire de son
père. De même, dans le grand recueil de Somadeva de Cachemire
(xi^ siècle), mentionné plus haut, le brahmane Phalabhouti, envoyé
par le roi pour être immolé et pour fournir ensuite la matière d'un
mets magique, rencontre le jeune fils du roi, qui le prie de s'occuper
sans retard de lui faire fabriquer des pendants d'oreille et qui va, à
la place du brahmane, faire la commission au cuisinier.
Nous ferons remarquer que, dans cette aventure, telle que la
donne le conte sino-indien, le récit primitif a été modifié, assez
maladroitement, par le rédacteur bouddhiste, lu inventaire chez
le fondeur a été ajouté sans aucune raison à la vieille histoire, et la
preuve, c'est que le fils adoptif ne fait nulle difficulté de remettre
la lettre à son frère, le fils du « maître de maison », estimant qu'ainsi
la commission sera faite ; il ne dit pas un mot qui puisse faire penser
qu'il ait été chargé d'une opération de comptabilité, exigeant de sa
part une démarche personnelle chez le fondeur. Du reste, la rédac-
tion pâli, bien que postérieure en date (v® siècle, ou peut-être plus
tard, au lieu du iii^ siècle), a beaucoup mieux conservé la physiono-
mie primitive de ce passage.
Jusqu'à ces derniers temps, entre la chaudière d'huile bouillante
130 ÉTUDES FOLKLORIQUES
dans laquelle le vieux brahmane de l'Inde méridionale doit être
jelé (comparer la glaçure brûlante des contes pâli) et le four à chaux
ou la fournaise de forge des contes de l'Europe occidentale, il pouvait
sembler qu'il y eût une grande lacune : dans les contes littéraires
arabes, dans le conte géorgien et même dans le syna'xaire de l'Église
gréco-russe, le jeune homme calomnié doit être non brûlé, mais
décapité. Un seul contô, — un conte russe qui nous avait échappé en
1903 et qui appartient à la même branche que les contes sino-
indien et pâli, — fait écrire par le riche marchand Marko : « Aussitôt
la lettre reçue, va à la savonnerie avec le porteur de ce message et
jettc-le dans une chaudière bouillanle. « (Cité par feu Alexandre
Vesselofsky. Romania, 1887, p. 189.)
Et voilà, — grâce à la publication de M. Chavannes, — que, dans
l'Inde même, à une époque antique, très probablement antérieure
au iii^ siècle de notre ère, apparaît la fournaise de fondeur, la four-
naise de Ribadeneyra (I, p. 9 = 76) et de Rétif de la Bretonne, ver-
sifié par Schiller (I, p. 16-17 = 83-84) (1).
Entre l'Inde et l'Europe, nous avions déjà, depuis nos précé-
dentes publications, rencontré cette même fournaise dans un très
singulier petit conte arabe, qui a été recueilli dans l'Irak par un
assyriologue bien connu, M. Bruno Meissner, professeur à l'Univer-
sité de Breslau, « pendant son séjour sur les ruines de Babylone », et
publié en 1903 (2) :
Un marchand de sorbets au raisin a l'habitude de colporter ses sorbets
dans les rues en criant : « Celui qui glorifie Dieu ne sera pas confondu.
Si tu creuses une fosse pour y faire tomber un autre, tu y tomberas bientôt
toi-même. » Or, certain personnage de la ville, fatigué d'entendre ce refrain,
se dit qu'il va se débarrasser du bonhomme. Il le fait venir et le charge de
porter à Maître Un Tel [probablement un forgeron] un billet sur lequel est
écrit ceci : « Quand arrivera le porteur de ce billet, jette-le dans le feu du
fourneau (3) ».
Le marchand de sorbets part avec le billet, et rencontre un jeune garçon,
frère de celui qui l'envoie. Le jeune garçon lui demande où il va. « Ton frère
(1) En 1869, -\lbrecht Weber (op. cit., p. 46) ne pouvait connaître aucun conte
indien de celte famille où figurât véritablement la « mort par le feu » ; car ce qu'il
dit au sujet eu conte de Somadeva, rappelé un peu plus haut, est fort peu probant.
Pour lui, ' il y a, dans l'envoi au cuisinier, l'indication implicite que le jeune gar-
çon périt dans le feu du four ». Mais où Weber a-t-il vu qu'il y ait un four dans cette
horrible h'stoire ? Pour préparer avec de la chair humaine un mets magique, le
cuisinier devait préalablement égorger la victime et non la brûler vive.
(2) Bruno Meissner : Aeuarabische Geschichten ans dem Iraq (Leipzig, 1903) n° 4.
(3) M. Bruno Mei.s«ner a bien voulu nous expliquer que son conteur employait
ici le mot koùra, signifiant fourneau de forge. (Dans la Bible, le mot koûr a le sens de
fourneau, de fournaise où Ton fond les métaux.)
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 131
m'a remis ce billet pour Un Tel, répond l'homme ; mais je ne sais pas où il
demeure. — Je le sais, moi, dit le jeune garçon, et je porterai le billet. »
C'est donc le jeune garçon qui est jeté dans la fournaise. Quand tout se
découvre, le personnage qui voulait faire périr le marchand de sorbets
s'écrie : « Celui qui est avec Dieu, Dieu est aussi avec lui. »
Ce petit conte des Arabes de l'ancienne Babylonie appartient,
comme on voit, à la même branche que le conte sino-indien et ses
variantes pâli : dans tous ces contes, le héros est envoyé à la mort
par un personnage plus ou moins considérable, qui le détcscC; et un
incident providentiel fait que ce n'est pas lui qui périt, mais le fils
même de son ennemi (dans le conte arabe, c'est par suite d'une alté-
ration que la victime est le frère et non le fils de cet ennemi).
Ce que crie le marchand de sorbets en offrant sa marchandise
rappelle tout à fait la maxime que le vieux brahmane du conte de
l'Inde du Sud prononce chaque matin devant le roi en venant le
saluer : « Celui qui sème le bien récoltera le bien ; celui qui sème le
mal récoltera le mal » (I, p. 20 = 86), maxime que le brahmane
Phalabouti du contt de Somadeva ne cesse de répéter à la porte du
palais (I, p. 34 = 99). Déjà nous avions eu à signaler (II, p. 214 =
117), dans un livre arabe du xiv^ siècle, le Soukkardân, un conte de
cette famille, dans lequel un vizir, en venant saluer le roi, prononce
chaque matin ces paroles : « La bonne action du bon recevra sa
récompense, et la mauvaise action du mauvais recevra son châti-
ment. »
Il est certain, comme nous l'avons fait observer autrefois, que
cette formule-, répétée pour ainsi dire liturgiquement, est beaucoup
mieux à sa place dans la bouche d'un membre de la caste sacrée
des brahmanes que dans celle d'un vizir. Dans la bouche du mar-
chand de sorbets, une maxime de ce genre, accompagnant le cri de
vente, devient tout à fait baroque ; mais c'est un lien de plus pour
rattacher à l'Inde le petit conte de l'Irak.
Si court qu'il soit, ce petit conte a son importance ; il nous per-
met d'enregistrer un fait : la fournaise de fondeur du vieux conte
sino-indien a voyagé, de l'Inde vers l'Occident, parallèlement à la
chaudière bouillante des vieux contes pâli et du conte traditionnel
de l'Inde du Sud ; mais la chaudière bouillante ne paraît pas avoir
dépassé la Russie.
Le four à chaux de la Légende du Page, cet autre instrument de
mort par le feu, vient il, lui aussi, de l'Orient? En lisant certam
132 ÉTUDES FOLKLORIQUES
conte de cette famille que les Malais ont traduit du persan, il sem-
blerait qu'il en serait ainsi ; mais peut-être ce conte malayo persan
donnera-t-il des inquiétudes. Envoyé avec un message chez un chau-
fournier, le héros s'arrête en route pour faire sa prière dans une
mosquée. Deux ressemblances si précises avec nos contes de l'Eu-
rope occidentale, se présentant d'une manière tellement inattendue,
dans un même conte oriental, c'est beaucoup à la fois... Mais faisons
d'abord connaître ce conte, tel qu'il a pénétré, en Extrême-Orient,
dans la littérature malaise (1) :
Saboûr (2), jeune homme de bonne famille, mais pauvre, entre au service
du roi de Damas et devient trésorier de celui-ci. Sa beauté et sa jeunesse
attirent sur lui l'attention de la reine, et, un jour que le roi, en tournée
d'inspection, l'envoie chercher son chapelet qu'il a oublié dans sa chambre,
la reine veut le retenir. Il s'échappe et rapporte au roi le chapelet. Au
retour du roi, la reine porte contre Saboûr l'accusation habituelle, et le roi
ordonne au maître d'un four à chaux de jeter dans le feu le jeune homme
qui lui apportera un gros citron, comme celui qu'il montre au chaufournier.
— Saboûr part avec le citron. Passant devant la mosquée, il y entre pour
faire sa prière. Pendant qu'il y est encore, le roi envoie un de ses gens
s'assurer si l'ordre a été exécuté. L'homme aperçoit le citron, que Saboûr
a déposé dans le vestibule de la mosquée ; il le prend et s'en va au four à
chaux. Dès que le chaufournier voit le citron, il jette l'homme dans le feu.
Cependant Saboûr, qui, à sa sortie de la mosquée, a cherché en vain le citron,
(I) Le conte de Saboûr qui n'a pas été brûlé vif a été résumé par un savant hol-
landais, feu J. Brandes, dans son article lets over het Papegaai-Boek zooals het be de
Maleiers voorkomt (publié par la revue de Batavia Tijdschrift van het Bataviaasch
Genootschap van Kunsten en Wetenschappen. Deel XLI, 1899, p. 431-49"). 11 se
trouve à la p. 471 et forme le n° 13 des contes d'un des manuscrits du recueil malais
le Hikâyat Bayan Budinam, 1 « Histoire du Sage Perroquet », que le rédacteur dit
expressément être traduite du persan en malais.
La littérature persane possède, effectivement, un ouvrage célèbre de même
cadre et à peu près de même titre, le Touti JSameh, le « Livre du Perroquet », lequel
dérive lui-même du livre indien la Çouka-saptati, les « Soixante-dix [Récits] du
Perroquet ».
Nous devons faire remarquer que le conte de Saboûr ne se rencontre dans aucune
des recensions connues du Touti Nameh ; mais il peut parfaitement avoir figuré
dans une recension particulière, aujourd'hui disparue, le propre de ces recueils
orientaux de contes étant la liberté que se donnent les transcripteurs successifs
d'ajouter des contes au nojau primitif ou d'en supprimer : ce serait donc avec une
telle recensiç n qu'il serait arrivé chez les Malais.
Le manusciu malais, analysé par M. Brandes, est conservé à la Bibliothèque de
la Société des Sciences et Arts de Batavia (n° LXX du Catalogue des manuscrits
malais de cette Société, publié en 1909 par M. Ph. S. Van Ronkel). — Un conte de
même titre et, selon toute apparence, de même contenu, fait partie d'un autre livre
malais, le Hikâyat Baktiyar, V « Histoire de Baktiyar », traduit aussi du persan
(même revue de Batavia, même année, p. 296).
M. Gédéon Huet, bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale, a dit, dans la
Bomania de juillet 1904 (p. 404), quelques mots de ce 13'' récit du Sage Perroquet.
(2) Nom emprunté par les Persans aux Arabes et qui signifie « le Patient ».
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 133
arrive au four à chaux et comprend que le roi a voulu le faire périr. Son
innocence est reconnue. ■■■■ r- t .a
En prenant ce qu'on pourrait appeler le signalement exact de ce
conte malayo-persan, on notera d'al^ord que, si ce conte appartient
à la même branche de la famille que la Légende du Page, il n'appar-
tient pas au même rameau.
Dans un premier rameau, on l'a vu, la reine est coupable, et,
craignant que sa faute ne soit révélée au roi, elle calomnie le héros
pour le faire envoyer à la mort ; mais, grâce à l'action providentielle,
c'est le complice de la reine qui périt, et non l'innocent calomnié.
Dans un second rameau, la reine n'est aucunement coupable ;
aussi n'est-ce pas elle qui calomnie le héros, mais un envieux, et c'est
cet envieux qui finalement est mis à mort au lieu de celui qu'il a
voulu perdre.
Ce second rameau est celui auquel appartient la Légende du Page,
ainsi que tous les exempta des prédicateurs et autres contes simi-
laires de l'Europe occidentale ; — le conte malayo-persan appartient
au premier, comme tous les contes orientaux et les légendes pieuses,
actuellement connues, du monde gréco-byzantin (1).
Oii et quand l'élément de l'etwie, emprunté à une autre branche
de cette famille de contes (voir plus haut), a-t-il été greffe sur la
branche voisine, qui alors a produit son second rameau, c'est ce
(1) Le conte malayo-persan, assez embrouillé parfois dans son texte (et cela
n'étonnera aucun de ceux qui ont suivi dans la littérature malaise les contes impor-
tés), présente une grave altération. Ce n'est pas un complice de la reine, c'est un
brave homme quelconque qui est jeté dans le four à chaux au lieu de Saboùr. Tout
un épisode a été omis et, par suite, il n'y a pas dans le récit malais de complice de
la reine, laquelle ne fait montre de son dévergondage que dans l'épisode où elle
essaie de corrompre Sabcûr. La forme complète de ce conte, avec les deux épisodes,
se rencontre, ce qui est bizarre, dans la seconde partie de ce même conte de Saboûr.
Là, le conteur juxtapose à la première histoire une seconde, dans laquelle Saboùr,
qui, jusque-là était un adolescent, se trouve avoir laissé dans son pays femme et
enfants, et demande au roi la permission de les aller voir. Comme dans le vieux
poème germanico-latin du Ruodlieb, mentionné plus haut, le roi, en donnant congé
à son fidèle serviteur, l'approvisionne de bonnes maximes, notamment de celle-ci :
« Ne loge pas chez un homme vieux qui a une femme jeune », maxime qui est la
troisième de celles du Ruodlieb :
Quo videas, juvenem quod habet senior mulierem,
Hospitium tribui tibi non poscas itérant! (c'est-à-dire itineranii).
Saboùr peut se convaincre, à ses dépens, de l'utilité de cette maxime. S'étant
arrêté chez un sien frère, nommé Djiboùr, vieillard presque centenaire qui vient
d'épouser une fille de dix-huit ans, il a bientôt à repousser cette femme, laquelle
avait déjà trompé son mari avec certain joaillier. Ici, conformément à la poétique
du genre, c'est ce joaillier qui est tué par les cipayes que Djiboùr a apostés. (Le
joaillier a ramassé et mis sur sa tête une très précieuse coiffure, donnée par Djiboùr
à Saboùr pour le désigner aux coups des cipayes, et que Saboùr a jetée, parce qu'elle
le gênait).
134 ÉTUDES FOLKLORIQUES
que sans doute on ignorera toujours. Tout ce qu'on peut affirmer,
c'est qu'au temps des prédicateurs du xiii^ siècle et de leurs exempla
mis par écrit, ce second rameau était déjà vigoureux.
En ce qui concerne les transformations dont le terme final est,
d'un côté, le trait de Vassislance à la messe, commun à tous nos
contes européens (di l'Orient comme de l'Occident), et, de l'autre,
le trait de la prière à la mosquée, du conte malayo-persan, nous ne
sommes pas plus avancés ; mais il y a moyen de suivre, depuis l'ori-
gine, ces transformations par lesquelles s'épure, de plus en plus,
une donnée au commencement très grossière.
La prière à la mosquée sauve Saboûr, en retardant son arrivée au
four à chaux, exactement comme l'assistance à la messe sauve le
page. Remontons, ainsi que nous l'avons fait autrefois, jusqu'à la
forme brute, embryonnaire, de cet épisode.
Un conte indien (I, p. 26-29 = 92-95) nous montre comment
l'obéissance absolue, aveugle, à une maxime bizarre devient pour
le héros le salut. « Ne refuse jamais la nourriture prête », dit la
maxime donnée au héros par un fakir (1), et voilà qu'au moment
d'aller porter la lettre fatale qui, à la suite de l'accusation calom-
nieuse portée contre lui par la reine, doit le faire décapiter, le héros
se souvient de la maxime, et, pendant qu'il prend le repas auquel sa
femme l'appelle, la commission est faite par un autre, l'amant de la
reine, qui y laisse la vie.
Ici, pas la moindre idée de la Providence, récompensant une
action bonne en soi : la maxime à laquelle on obéit agit par sa vertu
propre, par une sorte de magie.
C'était trop, même dans l'Inde, pour certains esprits, que ce
contraste violent entre l'absurdité du moyen et l'importance du
résultat, et l'élément religieux a été introduit dans le récit. La
maxime que le brahmane du conte de l'Inde du Sud a reçue de son
père lui ordonne sans doute de ne pas refuser un repas ; mais quel
repas ? le repas qui rompt le jeûne du onzième jour de la lune, un
repas rituel auquel la présence obligatoire d'un brahmane apporte
la consécration religieuse (I, p. 27-28 = 93-94 ; II, p. 208-211 =
110-113). En acceptant, bien que très pressé, l'invitation de son
ami, le brahmane n'a pas uniquement le mérite de l'obéissance aux
(1) Le nom de fakir, qui proprement est arabe et s'applique aux religieux men-
diants musulmans, «est employé, dans l'Inde moderne, pour désigner toute espèce
de saint personnage, quelle que soit sa religion » (R. C. Temple: Wide Awake Stories,
Londres, 1884, p. 321).
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 135
conseils paternels ; il prend part à un acte que la loi religieuse
hindoue considère comme œuvre pie, et la récompense providen-
tielle en paraîtra moins étonnante.
Le caractère religieux de l'acte qui sauve le héros va s'accentuer.
En pays chrétien, il deviendra l'acte de piété par excellence, Vassis-
tance à la messe; dans le monde musulman, la prière à la mosquée.
Ici, ce qui appelle l'intervention divine salvatrice, c'est l'acte lui-
même : l'œuvre pieuse sera récompensée, parce qu'elle est bonne
d'une façon absolue, quand même elle n'aurait pas été recommandée,
enjointe par la maxime paternelle. De là vient que, dans la plupart
des versions de la Légende du Page, il n'y a plus de conseils du père ;
ces conseils ont disparu aussi du conte malayo-persan.
Chose extrêmement suggeslive par rapport à la migration des
contes indiens : à côté de la forme complètement épurée (la troi-
s'ème), les deux formes (première et seconde), c{u'on pourrait qua-
lifier de préparaloires et dont l'une est si foncièrement indienne,
se rencontrent hors de l'Inde.
Nous le savions déjà pour la seconde forme, et nous en avions
constaté (I, p. 27-28 = 93-94) l'existence au xi^ siècle, dans le
poème du Ruodlieb : « Ne refuse jamais, si quelqu'un t'en prie avec
insistance pour l'amour du doux Christ, de rompre le jeûne ; car tu
ne le rompras pas vraiment, mais tu accompliras ses préceptes. »
A quelles aventures se reliait, dans l'histoire du chevalier Ruodlieb,
l'obéissance à cette maxime, devenue ici, comme nous l'avons mon-
tré jadis, la solution d'un cas de conscience, tandis que, dans l'Inde,
la rupture du jeûne implique un acte rituel ? Le poème du moine
de Tegernsee étant incomplet, il est impossible de le savoir. Mais la
ressemblance malérielle avec la maxime léguée par son père au
brahmane est frappante.
Bien frappant aussi est le pendant arabe que nous pouvons
aujourd'hui mettre en regard de la première maxime, de la maxime
baroque : « Ne refuse jamais la nourriture prête. » Dans un conte de
l'Arabie du Sud en langue mehri, provenant du littoral du golfe
d'Aden (1), le héros a acheté très cher trois conseils, dont le dernier
est : « Si tu passes auprès de gens en train de préparer du café, ne
t'en va pas avant que le café ne soit prêt. » Par obéissance à ce
conseil, le héros, serviteur d'un roi, calomnié par la reine adultère
et envoyé vers des soldats avec une lettre qui doit le faire décapiter,
(1) Alfred Jahn : Die Mehri-Sprachc in Sûdarabien (Vienne 1902), n° 16.
136 ÉTUDES FOLKLORIQUES
s'arrête en chemin, et l'amant de la reine, un autre serviteur du roi,
le voyant s'attarder, se fait donner la lettre et va ainsi à la mort.
(Notons que, dans ce conte de l'Arabie du Sud, comme dans le
conte du Soukkardân arabe, précédemment cité, et dans le conte
malayo-persan, le jeune homme est envoyé par le roi son maître
chercher un chapelet oublié.)
De la seconde forme, où et quand est-on arrivé à la troisième et
dernière (sous ses deux aspects, chrétien et musulman) ?
Et d'abord, peut-on supposer que ce changement final se serait
eiïcctué, d'une manière indépendante, à tel moment dans le monde
musulman, à tel moment dans le monde chrétien ? Cela nous semble
très peu vraisemblable ; car, en réalité, ce trait de la parlicipalion
d'un brahmane à un repas, parlicipalion donnant à ce repas un
caractère rituel, n'appelle pas forcément, ni même tout naturelle-
ment, sa transformation en assistance à la messe chez les chrétiens,
en prière à la mosquée chez les musulmans. Arriver, ici et là, sans
entente préalable, à des transformations tellement semblables, cela
ne va pas du tout de soi.
Le changement final doit s'être fait, à une certaine époque, soit
chez les uns, soit chez les autres. Ensuite la prière à la mosquée des
musulmans serait devenue l'assistance à la messe des chrétiens, ou
vice versa.
Si l'on considère, dans l'histoire de la migration des contes, le
processus habituel, on serait porté à penser que ce serait d'abord
dans le monde musulman, en Perse, que ce changement final aurait
eu lieu, et qu'il aurait été ensuite lui-même l'objet d'une modifica-
tion, d'une adaptation chrétienne (1). (Le trait du serviteur s' attar-
dant à prier dans une mosquée, — tout à fait comme le Page, —
figure, isolé, dans un ouvrage célèbre de Djelâl ed-dîn Roumi
(1207-1273), le plus grand poète du mysticisme panthéistique
persan, qui, très probablement, a pris ce trait dans un récit popu-
laire (2).) Mais il y a là une question de dates qui ne laisse pas d'être
(1) On peut être sûr que ce ne sont pas les Malais qui auraient introduit le trait
de la prière à la mosquée dans le conte persan de Saboûr, en le traduisant. Les Ma-
lais,— nous en avons des exemples stupéfiants, — ne sont que trop capables d'alté-
rer, jusqu'à les rendre p.irfois inintelligibles, les contes qu'ils empruntent à d'autres
. pays ; quant à les modifier d'une manière intelligente, l'ont-ils jamais fait ?
(2) Au Livre III de son poème didactique, le Mesnevi (le « poème à double rime »,
chaque demi-vers rimant avec l'autre), dont M. E. H. Winfield a publié la traduc-
tion, complète pour la partie doctrinale et abrégée pour les récits intercalaires
(Masnavi i Ma'navi. Translaled and abrid^ed by E. H. Winfield. Londres, 1887,
p. 147), l'auteur persan donne, dit M. Winfield, comme éclaircissement dans une
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 137
embarrassante : le trait de l'assistance à la messe se rencontre, de?
le xi^ siècle, dans ce poème gcrmanico-latin, déjà plusieurs fois cité,
du Ruodlieb (I, p. 12-14 = 78-81).
Sans doute nous savons que la Perse, — cette voie ordinaire par
laquelle les contes indiens, écrits ou oraux, ont passé pour pénétrer
dans les régions à l'ouest de l'Hindoustan, — était devenue musul-
mane bien avant le xi® siècle (la conquête arabe remonte au milieu
du vii<5 siècle), et l'épisode en question aurait eu matériellement le
temps de prendre en Perse une forme islamitisée, qui se serait
christianisée ensuite dans le monde byzantin et dans notre Occident.
Mais on peut se demander, malgré tout, si la marge aurait été assez
large.
Il y a bien une autre hypothèse : la transformation finale aurait
eu lieu d'abord en pays chrétiçn, dans le monde byzantin ; puis,
de ce monde byzantin, le conte christianisé serait rentré en Perse,
peut-être à une époque relativement récente, pour s'y faire isla-
mitiser. Assurément la chose n'est pas impossible ; mais voilà bien
des allées et venues, et nous n'avons certes pas affaire ici au cas si
simple de ce Juif qui, dans la France du xiii^ siècle, prend une
version de notre conte, ayant cours dans le milieu chrétien où il vit
(une version à peu près identique à la Légende du Page), la met en
hébreu afin de l'insérer dans un recueil de contes moralises, habillés
à la juive, et, pour donner à ce conte le costume de rigueur, trans-
forme l'assistance à la messe en assistance à un office de la syna-
gogue (II, p. 215-216 = 118-119).
On a pu remarquer que nous n'avons parlé que du monde byzan-
tin, et non de notre Europe occidentale, la région où ont été rédigés
les exempla des prédicateurs du moyen âge et la Légende du Page.
C'est que, si l'on veut mettre en regard du conte malayo-persan
un conte christianisé qui lui corresponde exactement pour l'en-
semble, c'est dans le monde byzantin ou dans ses dépendances,
non loin de la Perse, qu'on le trouvera. Nous ne connaissons comme
tel, en effet, qu'un conte géorgien, fixé par écrit au xvii^ ou au
xviiie siècle (I, p. 23 = 89) : tout y est, du conte de Saboûr, y com-
de ses discussions, « l'anecdote d'un esclave qui obtient de son maître la permission
d'aller dire ses prières dans une mosquée, mais y reste si longtemps, que l'on ferme
les portes, et qu'il ne peut plus sortir, ni son maître entrer ».
138 ÉTUDES FOLKLORIQUES
pris les deux épisodes indiqués plus haut ; tout, excepté le four à
chaux. Là (premier épisode), le héros, serviteur d'un duc, repousse
les propositions de la femme de son maître ; ensuite (second épi-
sode), envoyé en commission par le duc, il trouve dans la chambre
de celui-ci cette même femme, en compagnie d'un autre serviteur.
(Suit l'accusation calomnieuse et la décapitation du vrai coupable,
pendant que le calomnié assiste à l'office divin.)
Dans notre Europe occidentale, — il faut insister sur ce point, —
le trait de la reine coupable n'existe pas : la reine, au contraire, est
un modèle de vertu. Cette simple remarque suffit pour montrer
que, si un conte christianisé est rentré dans le monde musulman
pour s'y faire islamitiser, ce n'était certainement pas le conte de
l'Europe occidentale, notre Légende du Page.
Nous avions cru, un instant, avoir découvert en Orient le per-
sonnage de la reine non coupable avec tout son encadrement de la
Légende du Page ; mais, en y regardant de plus près, nous avons
pu nous convaincre que nous étions en présence d'un conte qui,
pour l'ensemble, diffère complètement de notre groupe de contes
de l'Europe occidentale, et dans lequel a été intercalé, sans rime
ni raison, l'épisode de V envoi à la mort.
Le conte oriental en question est encore un conte malais, tra-
duction d'un original arabe ou persan ; c'est feu J. Brandes qui en
a publié le résumé, comme il l'a fait pour le conte de Sahoûr (1)
l'original a été traduit, en 1805, par le baron Lescallier, sur un texte
persan (2) ; en 1883, par M. René Basset, sur un texte arabe (3)
Les récits persan et arabe sont l'histoire d'une princesse qui a été
forcée, à la suite d'une guerre où son père le roi de Perse a été vaincu
d'épouser le vainqueur, le roi d'Abyssinie. D'un précédent mariage
cette princesse a un fils (longue introduction là-dessus dans le conte
arabe) ; mais le roi d'Abyssinie n'en sait rien.
Une fois établie en Abyssinie, la princesse trouve moyen de faire venir
le jeune homme et de l'attacher au service du roi. Pendant quelque temps,
elle se contient ; mais, un jour» que le roi est à la chasse, elle appelle son fils
et le serre dans ses bras. Un esclave, qui l'a vue, va faire son rapport au
(1) Tijdschrift voor Indische Taal-, Land-en Volkenkunde, t. XXXVIII (Batavia,
1895), p. 227 seq.
(2) Baron Lescallier : Baktiyar ou le Favori de la Fortune. Conte traduit du persan
(Paris, 1805), conte vu.
(3) René Basset : Contes arabes. Histoire des Dix Vizirs, traduite et annotée
(Paris, 1883), X» journée, p. 193 seq. (Ce conte se trouve aussi dans la traduction
allemande des Mille et une Nuits, de M. Henning (1895-1899), t. XVIII, p. 99 seq.).
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 139
roi, et celui-ci, jugeant d'après les apparences, ordonne à un de ses gardes
de mettre à mort le coupable ; mais le garde a pitié du jeune homme et le
cache.
Cependant, une vieille fort savante, qui habite le palais et en qui le roi
a toute confiance, voyant la reine plongée dans la tristesse, l'interroge et lui
fait raconter son histoire. Alors elle va trouver le roi et lui donne un pré-
tendu « talisman », qu'il posera sur la poitrine de la reine endormie et qui
forcera celle-ci à lui révéler ses plus intimes secrets. La reine, prévenue par
la vieille, feint de dormir, et, questionnée par le roi, elle raconte ses aven-
tures. Le roi regrette alors sa précipitation, et il est très heureux d'apprendre
que son ordre n'a pas été exécuté. Il traite désormais le jeune homme
comme son fils.
Le conte malais présente diiïé rem ment la dernière partie du
récit ; mais l'idée, au fond, est la même. Ce n'est pas un prétendu
talisman qui provoque une comédie de prétendus aveux forcés ;
c'est l'explosion d'une douleur très réelle qui, à la nouvelle (fausse)
que le jeune homme est mort, arrache à la mère toute une confession
devant le roi. Mais, ici et là, le résultat est le même : la vérité
éclate ; le roi regrette l'ordre qu'il a donné et il se réjouit d'appren-
dre que le fils de la reine est toujours en vie.
Dans ces deux versions d'un même conte, il y a, sans doute, une
reine innocente ; mais, est-il besoin de le faire remarquer ? ce n'est
aucunement ta reine innocente de ta Légende du Page; c'est un tout
autre personnage, et qui restera tel après que le conte malais (ou le
conte dont il est la traduction) aura inséré, on ne sait pourquoi,
dans un récit pourtant bien complet, l'épisode que voici :
Au lieu de donner à un serviteur l'ordre de tuer Chadad (le fils de la
reine), le roi ordonne à un de ses ministres de mettre à mort un jeune
homme qu'il lui enverra et qui se présentera devant lui avec un morceau
d'étoffe blanche. Et il lui envoie Chadad avec l'étoffe. En chemin, Chadad
rencontre des enfants en train de jouer ; il donne l'étoffe à l'un d'eux,
qui lui ressemble à s'y méprendre et qui, s'étant offert à porter l'étoffe où
l'on voudra, est exécuté chez le ministre à la place de Chadad. Celui-ci
étant arrivé [que venait-il faire, puisqu'il avait donné à un autre l'étoffe
à porter ?], le ministre reconnaît son erreur. Il interroge Chadad et apprend
de lui qu'il est le fils de la reine. Alors il cache le jeune homme.
Cet épisode, assez incohérent, ne sert, cela est évident, absolu-
ment à rien dans l'ensemble du récit. Ce qui amène le dénouement,
répétons-le, c'est l'explosion de douleur de la reine. Et alors tout
est au mieux, — excepté pour le pauvre jeune garçon qui a été mis à
mort à la place de Chadad, tout à fait en contradiction avec les lois
de la justice distributive des contes.
140 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Pas plus que la reine innocente du conte de Chadad, le four à
chaux du conte de Saboûr ne peut être considéré comme un indice
d'emprunt à notre Occident. Si, pour le moment, le four à chaux ne
se rencontre en Orient que dans le conte malayo-persan, peut-être
en sera-t il autrement demain. Est-ce que, il y a dix ans, l'on con-
naissait la fournaise de forgeron du petit conte arabe de l'Irak ?
Est-ce que ce n'est pas aujourd'hui seulement qu'on trouve, dans
l'Inde, la fournaise de fondeur du conte bouddhique du iii^ siècle ?
Assurément, comme instrument de mort par le feu, le four à chaux
n'a rien de plus singulier, même en Orient, que la fournaise d9
forge (1).
Ici, — et nous devons étendre cette réflexion à toute cette ques-
tion de Vislamilisalion ou de la chrislianisaiion du conte indien, —
les documents, actuellement, sont encore trop peu nombreux pour
nous permettre de porter un jugement en pleine connaissance de
cause.
Revenons aux contes bouddhiques, ou plutôt à la branche de
notre famille de contes à laquelle ils appartiennent et dans laquelle
l'instigateur de meurtre est puni dans la personne de l'être qui lui
est le plus cher, de son fils.
Aux contes albanais et grec-moderne, cités dans notre premier
travail (I, p. 33-34 = 98-99), nous ajouterons un petit conte très
curieux du Tyrol, récemment publié (2) :
Une jolie paysanne épouse un veuf, qui a un tout jeune fils, Loisl ;
elle-même bientôt donne à son mari un petit Jocrg. Les deux enfants sont
déjà grandelets, quand la femme s'éprend follement d'un jeune et beau
chaufournier. Le mari devient soupçonneux et fait à Loisl des questions
auxquelles l'enfant donne des réponses très significatives dans leur
naïveté. La femme réussit à se disculper ; mais elle se dit que, pour être
tranquille, il lui faut se débarrasser du petit garçon. Elle se concerte avec
le chaufournier : elle lui enverra avec une commission Loisl, et le chaufour-
nier le jettera dans le four à chaux. Loisl est donc envoyé ; mais, en route,
il s'arrête pour prier dans une chapelle de la Sainte Vierge. Pendant ce
temps, l'autre enfant, le petit Joerg, qui a voulu suivre son frère, arrive
(1) Dans la Bible, Isaïe tire une métaphore du four à chaux (voir, dans le Diction-
naire de la Bible, de M. l'abbé Vigouroux, l'article Chaux).
(2) Zeilschrift des Vereins fur Volkskunde, année 1906, p. 178,
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 141
au four à chaux, et le chaufournier, qui ne connaît pas assez les deux enfants
pour les distinguer l'un de l'autre, jette dans la fournaise le fils de la femme
adultère.
Dans ce petit conte, le thème de la punition dans la personne du
fils est combiné, d'une façon nullement malhabile, avec le thème
de la reine (ou plutôt ici de l'épouse) coupable. C'est, jusqu'à présent,
le seul exemple, à nous connu, de l'existence de ce second thème
dans l'Europe occidentale ; et encore, à cause de la combinaison,
n'est-il pas à l'état pur : ainsi, pour ne relever que ce point, l'amant
de la femme adultère n'est pas jeté dans le feu ; c'est lui-même qui y
jette le fils de la coupable.
Dans un conte arabe d'Algérie, recueilli à Tlemcen, ce thème de
la punition du père dans la personne de son fils a subi ce qu'on
pourrait appeler un retournement, très singulier (1) :
Le sultan des Beni-Yefren (dynastie berbère), en bâtissant Tlemcen,
veut assurer la prospérité de la ville future, et, dans cette intention, il
décide de sacrifier son fils. 11 appelle donc le jeune garçon et lui donne une
lettre en lui disant d'aller la remettre au chef des ouvriers occupés à cons-
truire la porte de la ville : or, cette lettre«ordonne au chef ouvrier d'égorger le
porteur et d'enterrer son corps dans les fondations de la porte.
A moitié chemin, le jeune garçon rencontre un petit Juif, qui d'ordinaire
fait les commissions pour le sultan. Le Juif s'offre à porter la lettre ; le fils
du sultan accepte, et le Juif est égorgé à sa place, et son corps enterré
dans les fondations de la porte. « Ce Juif s'appelait Kechhout, et c'est pour
cela que la porte fut appelée dans la suite Bâb Kechhout. »
Le conte ajoute : « Ainsi le sultan voulait faire enterrer son
fils pour procurer au pays la paix et la bénédiction, parce que
c'était un fils de grande tente, un vrai musulman, une âme pure ;
et il se trouva qu'à sa place on tua un Juif, fils de charogne. C'est
pour cela que la ville eut à soufïrir quatre-vingt-dix-neuf guerres ;
et c'est l'entrée des chrétiens qui a complété le nombre de cent. »
Inutile de faire remarquer comment, dans cet étrange conte,
tout s'est retourné : au lieu d'envoyer un ennemi à la mort, le sultan
y envoie délibérément, par fanatisme, son propre fils, et sa puni-
tion, c'est qu'un autre et, qui plus est, un être impur, est immolé
à la place de la victime pure désignée par lui.
{1) W. Marçais : Le dialecte arabe parlé à Tlemcen (Paris, 1902), p. 261 seq.
142 ÉTUDES FOLKLORIQUES
§2-
LA PRÉDICTION ET LA LETTRE SUBSTITUÉE
Dans les branches et rameaux de cette famille de contes que nous
venons d'étudier, c'est une subslilution de personne qui sauve le
héros envoyé à la mort, et il importe peu que le message à délivrer
à l'exécuteur soit un message oral (une phrase convenue) ou une
lettre. En fait, la lettre se trouve rarement dans tous ces contes.
Tout au contraire, dans la dernière branche, à laquelle nous
arrivons, la lettre est indispensable ; car c'est une subslitulion de
lettre qui sauvera le héros ; bien plus, qui lui assurera le bonheur,
en faisant tourner à son avantage les machinations de son ennemi.
Avant d'entrer au cœur même de notre sujet, constatons qu'il
existe dans l'Inde un thème tout à fait simple de la Lettre substituée.
Dans un conte oral indien, dont plusieurs versions ont été recueil-
lies, notamment dans le Bengale et dans le Pendjab (1), une rakshasî
(ogresse), ayant pris la forme d'une femme admirablement belle,
se fait épouser par un roi, qui a déjà sept femmes, et bientôt, à
l'instigation de la rakshasî, les sept reines sont jetées en prison,
après qu'on leur a arraché les yeux. Plus tard, la rakshasî veut per-
dre aussi l'enfant de l'une d'elles, qu'elles ont élevé dans leur
cachot, le « fils de sept mères ». Elle envoie donc le jeune garçon
chercher un certain objet dans le pays des rakshasas et lui remet,
sous prétexte de lui assurer protection, une lettre pour la vieille
rakshasî, sa mère. « Quand le jeune garçon arrivera, tuez-le et man-
gez-le », dit en réalité cette lettre. En chemin, la lettre est lue par
une jeune fille (ou par un fakir), qui y substitue une autre lettre,
disant de donner au porteur tout ce qu'il demandera et de veiller
à ce qu'il ne lui arrive aucun mal (2).
(1) Miss M. Stokes : Jndian Fairy Taies (Londres 1880), 11°= xi et xxiv. — Mis-
tress F. A. Steel et R. C. Temple : Wide-awahe Stories (Londres, 1884,) p.'98 seq.
(2) Peut-être sera-t-il intéressant de noter que, dans le conte du Pendjab (Steel
et Temple, p. 103), la missive est écrite sur un tesson de pot, un de ces oslraka,
comme on en a tant trouvé en Egypte, employés pour remplacer un feuillet de
papyrus.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 143
Dans notre famille de contes, le thème de la Lettre substituée est,
en règle générale, amené dans le récit par une prédiction. D'une
façon ou d'une autre, il a été prédit qu'un jeune homme d'humble
naissance deviendrait le successeur, l'héritier d'un grand person-
nage : celui-ci cherche, par tous les moyens, à faire mentir cette
prédiction ; mais la destinée est plus forte que les hommes.
Pour que le héros atteigne le but vers lequel il se dirige incon-
sciemment, divers obstacles sont à écarter, et notamment des obsta-
cles permanents :
— Dans certains contes, le grand personnage a un fils et une
fille ;
— Dans d'autres, il a une fille ;
— Dans d'autres enfin, il a un fils.
Il y aura lieu d'examiner d'abord les contes des deux premiers
groupes, qui peuvent parfaitement être réunis dans une même
section de ce travail. Les contes du troisième groupe (qui se bornent
presque aux trois contes bouddhiques résumés plus haut) font
bande à part.
SECTION A
Dans l'Inde, appartiennent au premier groupe trois contes, qui ont
été fixés par écrit à des dates inconnues. Deux se trouvent dans la
littérature de la secte des Djaïnas (1) ; le troisième a été rédigé par
un fervent adorateur de Vishnou et de Krishna.
Le premier conte que nous résumerons figure dans le Kathâkoça
(le « Trésor des Contes »), livre qui a été composé, pour l'édification
des fidèles djaïnas, de toute sorte d' « historiettes » (kathânakas),
tirées très pi-obablement en grande partie d'écrits plus anciens de
la mùne secte (2) :
(1) Le djaïnisme, dont la fondation est contemporaine de celle du bouddhisme^
n'a pas disparu de l'Hindoustan comme ce dernier: il s'y est maintenu et y compte
partout, notamment dans le Nord-Ouest, de nombreuses et florissantes commu-
nautés.
("^) The Kathâkoça, or Treasure of Stories, traduit par C. H. Tawaey (Lon-
dres, 1895), p. 168 seq. — Sur certaines historiettes djaïnas et sur leur existence
dans la traduction djaïna, que l'on peut remonter jusqu'aux vi^, v« iV siècles de
144 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Un jeune garçon appelé Dâmannaka, fils de marchand, a perdu ses
parents et il est réduit à la misère. Un jour il se présente pour mendier à la
porte du riche marchand Sàgarapota. Deux ascètes mendiants le voient,
et le plus âgé dit à l'autre que, d'après les marques, les signes distinctifs du
jeune garçon, on doit conclure qu'il deviendra un marchand, maître de la
maison devant laquelle il se tient. Sàgarapota l'entend et il résout de faire
périr ce successeur dont il est menacé. Il soudoie donc des assassins ; mais
ceux-ci se contentent de couper le petit doigt de Dâmannaka pour le pré-
senter au marchand comme preuve de l'exécution de ses ordres. Le jeune
garçon est recueilli par le pâtre de Sàgarapota et se fait bientôt aimer de
toute la famille.
Un jour, Sàgarapota vient inspecter son bétail. Il s'informe de ce qu'est
Dâmannaka, et la réponse, jointe au doigt coupé, ne lui laisse aucun doute.
Il écrit aussitôt une lettre et dit à Dâmannaka de l'aller porter chez lui,
à la ville. En chemin, non loin de la maison de Sàgarapota, le jeune homme,
fatigué, s'endort dans le temple du dieu de l'Amour. Et voilà que, pendant
ce temps, la fdle du marchand, appelée Vishâ, vient adorer le dieu. Elle voit
Dâmannaka et, tandis qu'elle le contemple, ses yeux tombent sur la lettre,
attachée au bout du bâton du voyageur. Elle la lit : c'est un ordre adressé
par le marchand à son fils Samoudradatta : « Avant même que ce jeune
« homme ait le temps de se laver les pieds, donne-lui du poison (visha) et
« délivre mon cœur de l'épine du souci. » La jeune fille se dit que sans
doute son père a trouvé là un mari pour elle et que, dans sa précipitation,
il a écrit visha au lieu de son nom à elle, Vishâ. Immédiatement elle prend
un peu du noir qui peint le bord de ses paupières (le kohl des Arabes) et fait
la correction de visha en Vishâ. Puis elle scelle de nouveau la lettre, la
remet en place et rentre à la maison. Aussitôt lecture de la lettre, Dâman-
naka est marié à la fille du marchand.
Dans une dernière partie, — où vient se juxtaposer à ce thème
de la Leilre subslitiiée le thème, plus voisin de notre Légende du
Page, dont nous parlions plus haut, — le marchand aposte des
assassins auprès du temple de la déesse protectrice de la ville, et il y
envoie au crépuscule son gendre et sa fille faire leurs dévotions.
Mais, en chemin, ils rencontrent le fils du marchand, qui leur
demande où ils vont si tard et leur dit qu'il ira à leur place adorer la
déesse. Il y va, et les assassins le tuent. Quand le marchand l'apprend
son cœur se brise et il meurt.
Passons à un conte qui forme un épisode d'un autre livre indien
le Jaimini Bhârala (1), ouvrage relativement ancien, car M. Barth
nous apprend qu'il en existe une traduction en langue canarèse,
notre ère, voir, dans notre travail de la Revue biblique, Le Prologue- cadre des Mille
et une Nuits, etc., auquel nous avons déjà renvoyé plus haut, les pages 16-17 et
35-37 = 275-276 et 294-206 du présent volume.
(1) Albrecht Weber : Ueber eine Episode im Jaimini Bhârata (Monatsberichte
der Akademie zu Berlin, 1869, p. 10 seq.).
LA LÉ(ÎE.\DH DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 145
remontant au xiii^ siècle (1). Le Jaimini Bliârata est un remanie-
ment sectaire (dont on ne possède plus qu'une partie) du grand
poème hindou le Mahâ Bhârala, et, comme reflet religieux, il est
plus exclusivement vishnou-krishnaïte que l'original, lequel est
éclectique (2).
Quelle que soit la date à laquelle s'est fait le remaniement en
question, une chose certaine, c'est que l'épisode du Jaimini Bhùraia
présente une forme beaucoup moins rapprochée de la forme primi-
tive que le conte djaïna du Kalhâkoça.
Cet épisode, c'est, pour le fond, le conte djaïna, mais fortement
retravaillé et transporté du monde des marchands dans le monde
des rois. Par suite de cette tvan^jiosilinn, le héros n'est plus un fils
de marchand, réduit à la misère par la mort de son père ; il est le
fils d'un roi, du roi des Kountala, dont les États ont été pris, à sa
mort, par un autre roi. Aussi la prédiction, — faite ici par des
« sages )', qui correspondent aux ascètes du conte djaïna et qui, eux
aussi, ont observé les « marques » de l'enfant, âgé de cinq ans, —
annonce-t-elle qu'il deviendra roi. Mais le grand personnage qui
entend cette prédiction et qui, si la Iransposition avait été bien
faite, devrait être un roi, est devenu seulement un ministre, et l'on
ne saisit pas bien pourquoi il est si « désagréablement impressionné »
[unangenehm beriihrt, rlit le résumé d'Albrecht Weber) par une
prédiction qui ne le concerne pas. C'est ce ministre Drishtabouddhi
(le ministre du roi, maître actuel du royaume appartenant aupara-
vant au père de l'enfant) qui ordonne de tuer le petit garçon, et
c'est à lui que le doigt coupé est apporté, comme dans le conte
djaïna (ici on a donné à l'enfant six doigts au pied gauche, ce qui
(1) Les Ganarèses, qui, au nombre d'eaviron dix millions, habitent principale-
ment vers le centre de la péninsule indienne, parlent une langue non indo-euro-
péenne, appartenant, comme le lamoul, le télougou, etc., à ce groupe de langues
dites dravidiennes, legs des populations qui étaient établies dans l'Inde avant l'arri-
vée des Aryas.
(2) Krishna est, pour ses dévots, l'incarnation de Vislmou, considéré par eux
comme le dieu suprême. — Il n'y a pas bien longtemps, à l'Académie des Inscrip-
tions (séance du 12 novembre 1909), l'éminent indianiste, M. Emile Senart, insis-
tait sur ce que cette religion populaire de Vishnou- Krishna est beaucoup plus
ancienne que le prétendent certains critiques. Et M. Senart montrait, dans une in-
scription récemment déchiffrée sur une stèle de Besnagar (dans l'ancien royaume
indien du Maloua), un certain personnage érigeant, au commencement du W^ siècle
avant notre ère, un monument en l'honneur de « Vâsoudeva (autre nom de Krishna)
dieu des dieux ». Donc, à cette époque du n'^ siècle avant Jésus-Christ, Krishna
Vâsoudeva était déjà élevé au rang de dieu suprême et identifié, comme tel, avec
Vishnou, ni plus ni moins que dans la religion actuelle du Vishnou-krishnaïsme.
La couleur vishnou-krishnaïte du Jaimini Bhnrata n'est donc nullement l'indice
d'un remaniement de basse époque.
10
146 ÉTUi»r:s roi.Ki (ihiui'ks
permet de couper sans grand doumiage le dctigl. surnuniéiaire !).
1/enfant est recueilli par un roi, — non point par celui qui a
pris les États de son père, mais par un petit roi, vassal du conqué-
rant, par le roi des Koulinda, et non par le roi des Kountala (ne
nous embrouillons pas dans tous ces rois !), — et il reçoit le nom de
Tchandraliàsa. A l'âge de quinze ans, il se signale juir ses exploits
et triomphe de tous les ennemis de son père adoptif et aussi de ceux
du suzerain de celui-ci. le roi des Kountala. A sa rentrée dans la
petite capitale des Koulinda, il est })roehuué j)ar son père adoplif
héritier du trône. 11 a déjà conquis cette haute situation, quand le
ministre Drishtal»oudcihi vient visiter la ville (h'^^ Koulinda. ville
toute nouvelle, et il reconnaît dans TchandraliAsa l'entant de la
prédiction.
L'arrangeur du récit nous montre ici le ministre houleversé par
cette découverte, qui le remplit d'appréhension au sujet du sort
futur (le son fils... Pour([uoi cette frayeur ? c'est ce (fu'on se de-
mande : le roi dont Tchandrahâsa est l'héritier présomptif n'est,
en eftet, cfu'un vassal du souverain que représente le niinistre, et un
vassal si peu redoutable qu'un peu plus tard, en l'absence de Tchan-
drahâsa, le ministre le fera jeter en prison. Tout cela est incohérent.
dominent Drishtab(»uddhi siî dél)arrassera-t-il de Tchandrahâsa ?
A partir de cet endroit, l'arrangeur se borne à copier le récit de ses
prédécesseurs, sans paraître comprendre qu'on ne donne pas h un
jirince. surtout à un prince qui vient de se couvrir de glaire à la
i;ueni\ une lettre à porter, comme au premier estafier venu, quand
liien même il s'agirait de prétendues « affaires d'État importantes >;,
et (|iie >urt»iut on 7ie se permet pas de recommander à ce prince
]»our son bien (!<ic) de ne pas rompre le sceau !... Tout est reproduit,
à ])eu ])rès tel cpiel, et nous irtrouvons ici e| le jeune homme en-
dniiiii. e| Vishâya, la \ ishâ du ((nite djaïiia. e.firi'igeant (mais sans
croire à une faiite d'orthographe) le mot risha énil par son jtère,
et le mariage du héros avec la fille de son ennemi.
Mais (;'est la fille d'un minisire et non la fille d'un roi ([U(^ Tchan-
drahâsa se trouve avoir ('pousée, et ce n'est pas ce mariage qui
pourra réaliser la prédiction en faisant de Tchandrahâsa, — con-
foirm'-nieiit à l'agencemetil du thème primitif, — l'héritier f/'///i roi
son heriii-j >('/(' (1 1. 1. 'arrangeur s'en est aperçu et il a imaginé l'expé-
dient f(ue voii i : Pr(S(|ue in;médiatenu'nt ai»rès le mariage, pendant
([Uf Tcii.i mil a liâsa esl ennire dans la maiscui du iiiini>li'e. son jie.iu-
(Ij Le petit royaume du père aduplif de Tcliandr;iliHs:i ne compte pa.s.
LA LÉGENDH PU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL iM
père forcé, le roi des Kountala, se sentant mourir, institue le jeune
homme son successeur, en le faisant son gendre. C'est le fils du
ministre qui vient l'annoncer à Tchandrahâsa et qui lui dit de courir
au palais, juste au moment où Tchandrahâsa s'en va, selon les instruc-
tions du ministre, adorer la déesse Tchandikâ. Ici, comme dans le
conte djaïna, le fils du ministre va faire l'offrande à la place de son
beau-frère, et il est tué par des assassins embusqués près du temple.
Et le ministre s'écrie : « Celui qui creuse une fosse pour un autre, y
tombe lui-même », et il se tue sur le cadavre de son fils (1).
Au sujet de la provenance du troisième conte indien, l'Histoire
du marchand Tcfiampalia, le traducteur. Albrecht Weber, dit sim-
plement : « C'est un des liatliânal.'as (contes), on pourrait dire innom-
brabl(>s, de la littérature djaïna ». Ajoutons que ce nouveau conte
djaïna n'est imllemenl. un remaniement, mais bien une variante,
très indépendante, du cont»; djaïna résumé en premier lieu (?) :
Le grand marchand Vàdhoù n'a d'yeux que pour ses trésors. Lne nuit,
il entend une voix disant : >< Il vient de descendre (sur terre), celui qui jouira
de ces richesses. » Les deux nuits suivantes, la même voix répète ces paroles.
Alors Vàdhoù fait une fête en l'honneur de la déesse de sa race et, au
septième jour de jeûne, la déesse apparaît et dit : « Hé! marchand, ce qu'a
dit la voix est vrai. Qu'y puis-je faire ? le destin est le plus fort. » Le mar-
chand demande où est « descendu » celui dont a parlé la voix. La déesse
répond que c'est dans la ville de Kâmpilyâ, dans la maison de Trivikrama,
et que c'est la femme esclave Poushpaçri qui lui donnera le jour.
(1) Il a été publié, en 1910, dans le Journal of the Royal Asiatic Society (avril,
p. 292 seq.), une histoire de Tchandrahâsa, écrite au xviie siècle par un membre de
la secte hindoue dont le dieu est Bhàgavat (« L'Adorable »), et se terminant ainsi :
« Le Jaimini [évidemment le Jaimini Bhârata qui vient d'être cité] dit de même. »
Il nous semble inutile de nous arrêter sur les très légères différences qui existent
entre cette version et celle que nous venons d'étudier. — Lin ouvrage de M. J. ïal-
boys Wheeler, The History of India from the earliesl âges (vol. I. The Vedic Period
and the Maha Bhârata. Londres, 1867, p. 522-524), donne une autre version de cette
même histoire dans laquelle le héros est recueilli et adopté, non par un petit roi,
mais par le zemindar du ministre, un agent chargé de « parcourir le pays pour recou-
vrer les rentes et redresser les injustices » ; modification (si c'est une modification et
non la forme primitive) qui écarte la plus grande partie des invraisemblances que
nous avons relevées dans le récit publié par A. Weber. Malheureusement,
M. Wheeler se contente de mettre son récit sous la rubrique Episodes du Mahâ Bhâ-
rata, ce qui, comme indic ition de source, est vraiment tr ip peu précis.
(2) Ce travail était rédigé et envoyé à la Revue, quand un savant indianiste,
M. Johannes Hertel, a publié, dans la Zeitschrift der Deutschen Morgenlaendisclien
Gesellschaft (vol. LXV, 1911), le texte sanscrit, soigneusement établi, et une tra-
duction nouvelle de VHistoire de Tchampaka. La confrontation de notre résumé
sommaire avec la traduction minutieusement exacte de M. Hertel nous permet,
croyons-nous, de laisser sans changement celte analyse. — De renseignements
concordants, que M» Hertel a tiré de trois manuscrits de l'ouvrage, il résulterait
que l'auteur hindou vivait vers le milieu du xv^ siècle de notre ère.
148 ÉTUDKS FOLKI.OHIQUES
^'àlllloù so nu't aussilôl en route, ol arrivé à Kànipilyâ, il so lie d'amitié
avec Trivilvraina. Quaiul il est pour partir, Trivikrama lui dit d'emporter
ce qui pourra lui faire plaisir. \'àdlioù demande d'emmener la femme
esclave Poushpaçri, qui est si entendue en toutes choses. Trivikrama la
donne à regret, en disant de la renvoyer bientôt. Pendant le voyage, Vâ-
dhoù jette Poushpaçri en bas de la voiture, l'éventre d'un coup de pied et
l'étrangle. Mais voilà que l'enfant est sorti vivant du sein de sa mère. Il est
recueilli par une vieille femme de la ville d'Oujj^ayinî, qui lui donne le nom
de Tchampaka et va raconter l'histoire au roi. Le roi fait élever et instruire
l'enfant, qui devient un grand marchand.
Le hasard veut que Tchampaka se rencontre, aux fêtes d'un mariage,
avec Vâdhoù. Interrogé par le marchand, il lui dit ce qu'il sait de son
histoire. Vàdhoû, comprenant qui il est, l'envoie, sous prétexte de préparer
une excellente opération commerciale, à un sien frère, qui demeure dans la
même maison que lui. Tchampaka part avec une lettre qui est en réalité
un message de mort. Arrivé à la maison de^Vâdhoù, il ne trouve que la
fille de celui-ci, Tillottamâ, et lui remet la lettre. La jeune fille l'ouvre,
hors de la présence de Tchampaka, et contrefaisant l'écriture de son père,
elle écrit une autre lettre, dans laquelle il est dit de donner Tillottamâ au
jeune homme. Le mariage est célébré iminédialement.
Le cojite s'allonge, et. Vâdhoû finit par tomber sous les coups des
assassins qu'il a soudoyés pour tuer son gendre et qui le prennent
pour celui-ci pendant la nuit.
On remarquera que, dans ce second conte djaïna, le grand mar-
chand, dont le héros, d'après la prédiction, doit devenir l'héritier,
n'a qu'une fille et point de fils. C'est donc lui seul qui barre le che-
min à l'accomplissement de la prédiction et qui doit être écarté ;
au.ssi sera-ce lui-même qui se prendra dans le piège dressé par lui
contre son gendre et qui y périra.
Dans l'Europe du moyen âge, nous avons vu un poème germa-
nico-latin, le Ihiodlieb, (pi'on croit être du xi*^ siècle, faire allusion
à notre thème de l'Assistance à la messe. Nous allons trouver, dans
un livre à date certaine, dans le Panthéon de Godefroi de Viterbe,
dédié en 1186 au pape l'rbain III (1), notre thème de la Lettre
substituée. Et, chose curieuse, ce thème est rattaché à deux person-
nages historiques, à deux empereurs d'Allemagne du xi^ siècle (2).
Godefroi rappelle rl'abord un véritable fait historique : Con-
(1) Sur Godefroi de Viterbe, voir W. Wattenbach : GeschichlsqueUcn im Miliel-
alter bis ziir Mille des XIII. Jalirunderls, 2^ l'édition (Berlin, 1866), p. 42.5-428.
('2) (i.-H. Pertz : Monnrnentu Gcrninniae liistorica... — Scrif^Juriiin tiimus XXII
(Hanovre, 1872). — Gotifredi Viterbiensis Panthéon (p. 107-307), p. 243.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTT'GAL IW
rad II, empereur d'Allemagne (1024-1039), avait établi dans ses
Etats, contre les guerres privées, de seigneur à seigneur, la Paix,
quelque chose comme une Lrêve de Dieu. Vient alors le récit :
Le comte Liipold avait violé la paix. Redoutant la colère de renipercur,
il se réfugie au fond d'une forêt et se cache avec sa femme dans une chau-
mière. Or, un soir, l'empereur, s'étant égaré à la chasse, reçoit l'hospitalité
dans cette chaumière, et, cette nuitdà même, la comtesse met au monde
un fds. Et une voix du ciel dit : « O empereur, cet enfant sera ton gendre et
ton héritier. « Ces paroles s'étant fait entendre par trois fois, l'empereur se
lève de grand matin et, ayant retrouvé deux de ses serviteurs, il leur dit :
" Allez et tuez cet enfant, et apportez-moi son cœur. » Les serviteurs, pris
de pitié, se contentent de déposer l'enfant sur un arbre (sic), et ils pré-
sentent à l'empereur le cœur d'un lièvre. Lin peu après, un duc, passant
par Là, trouve l'enfant, l'emporte chez lui et l'adopte.
Bien longtemps plus tard, l'empereur voit dans la maison du duc l'enfant,
devenu jeune homme, et, le soupçonnant d'être celui qu'il a dit de tuer, il
l'envoie porter à l'impératrice une lettre dans laquelle il ordonne de le
mettre à mort. Le jeune homme part, sans se douter de lien, et il est hébergé,
le soir, chez un prêtre qui, pendant que le jeune homme dort, ouvre la
lettre, la lit hi lui en substitue une autre, dans laquelle l'empereur enjoint
à rinq)ératrice de marier immédiatement le jeune homme à leur fille.
Le mariage se fait ; l'empereur ratifie les choses et associe au pouvoir son
gendre, qui deviendra l'empereur Henri IIL
Iste mihi socius et gêner, inquit, erit,
dit le récit versifié, car Godefroi reprend en vers son récit en
prose (1). On sait qu'historiquement Henri III (1039-1056) était le
fils de Conrad.II.
Cette même histoire se rencontre dans un autre ouvrage du
moyen âge, rédigé vers l'an 1330, proba])lement en Angleterre, les
Gesia Bomanoriun. Le compilateur et commentateur anonyme
paraît avoir emprunté à Godefroi de Viterbc le fond et parfois la
forme même du récit qu'il développe et dont il tire une moralité (2).
Toujours au moyen âge, entre l'époque du Panlheon de Godefroy
de Viterbe et celle des Gesla Romanonim, il faut placer deux nou-
velles françaises (picardes probablement) du xiii® siècle, l'une en
prose, l'autre en vers, qui donnent à peu près de même façon le
Dit de l'empereur Constant (3).
(1) Item de eodem Conrado imperatore et de pace sui temporis versibus expli-
camus.
(2) Gesta Romanorum, édition H. Oesterley (Berlin, 1871), cap. 20, p. 315.
(3) .Xoiii'elles françaises en prose du XUI'^ siècle, publiées d'après les manuscrits
..., par L. Moland et Ch. d'Héricault (Paris, 1856), p. 3 seq. — Alexandre Vesse-
150 KTUDES FOLKLORIQUES
lu soir, linipcrour de Byzance et un de ses chevaliers, parcourant la
ville, viennent à passer devant une maison où gémit une chrétienne en
couches. Ils entendent le mari sur le solier (chambre haute, grenier) prier
Dieu d'accorder à sa femme une heureuse délivrance et, bientôt après, le
conjurer de ne pas venir à son aide. L'empereur indigné somme cet étrange
personnage de lui donner l'explication de sa conduite. L'homme déclare
qu'il est astrologue. ■ J'ai lu, dit-il, dans les astres que, si l'enfant vient au
monde à une certaine heure, il .sera malheureux et mourra de mort violente ;
que, né à une autre heure, il sera au contraire favorisé de la fortune. »
Ainsi s'explique la prière contradictoire qui a surpris l'empereur. L'astro-
logue ajoute que Dieu l'a exaucé : son fils est né à une heure propice ; il
épousera la fille de l'empereur de Byzance et deviendra lui-même empereur.
Dans les deux nouvelles, Tonfanl, que l'empereur a chargé un
(le ses chevaliers de tuer et que l'on croit mort, tandis qu'il n'est
que grièvement blessé, est recueilli par l'altbé d'un couvent, qui le
fait soigner et lui donne le nom de Constant (Constant, en dialecte
picard). A la difTérence de l'histoire de l'empereur Conrad et comme
dans les contes indiens, c'est entre les mains de la fille de l'empereur
elle-même que tombe la lettre de mort, adressée par l'empereur à
son châtelain de Byzance. Arrivé dans le verger du château, Cons-
tant s'y est endormi de lassitude ; la princesse voit le beau j-'unc
homme, s'éprend de lui et lui enlève la lettre, à laquelle elle en
substitue une autre. Et, en exécution de cette soi-disant lettre de
l'empereur, le châtelain fiance immédiatement Constant avec la
princesse. Quand l'empereur arrive après la noce, il reconnaît que
contre les décrets de la Providence il n'y a rien à l'aire. A sa mort,
son gendre lui succède sur le trône.
A (judl»' date faul-il reporler les deux légtMidt's eu l'iKrnucur de
l'archange saint Micbr-l. provenant l'une de l'Eglise copie ; l'autre,
de l'Eglise coplo-éthiopienne et dont nous allons jnuler '.' c'est
ce (pi'on ne saurait dire, et, après avoir analysé ces documents. —
un manuscrit éthiopien flu xv!!»-' siècle et un manuscrit arabe, écrit
par un Copte, — l'éminent professeur de Munich, M. Ernst Kuhn,
se borne à faire observer qu'ils dérivent incontestablement, conmie
toute cette littérature copte, d'un original grec, gréco-byzantin (1).
loffky : Le Dit de Vempereur Constant (version en vers, pubUée d'après un manus-
crit de la Bibliothèque Royale de Copenliague) dans Komania, vi (1877), p. 102 seq.
— Nous reprodui.>-ons en partie le résumé de M. Vesçelofsky (ibid., p. 171).
(1) Di/zantinisrlie Zeitschrifl iv (189.'»), p. 24i.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ÉLLSABETH DE PORTUGAL 15i
Dans le récit copte, qui est le meilleur des deux (1), un homme
riche, appelé Markianos, surprend, un jour, du toit de sa maison,
la conversation des archanges Michel et Gabriel, venus à la prière
d'une pauvre femme en couches, habitant la maison voisine ; et il
les entend dire que le fils qu'elle va mettre au monde héritera un jour
de tout ce cju'il possède, lui Markianos. Il fait enfermer l'enfant
dans un sac, que l'on jette à la mer. Un berger le sauve et lui donne
un nom de circonstance, le nom de Thalassion (OiXa7':a, « mer )^).
Quand il a grandi, Markianos, ayant découvert qui il est, l'achète
au berger et l'envoie à sa femme avec la lettre fatale, à laquelle
l'archange Michel, sous la forme d'un soldat, substitue la lettre
l)ien connue. Markianos revient, juste le jour de la noce ; il apprend
la chose à un mille de sa maison, et son saisissement est si grand,
qu'il tomjje de cheval, et son épée le transperce.
Faut-il voir, dans ces légendes d'origine gréco-byzantine, un
chaînon important de la chaîne qui relie à l'Orieiit lo-^ deux légendes
occidentales de l'empereur Conrad et de l'empereur Constant ?
Nous ne le croyons pas, tout au moins en ce qui concerne le DU de
Vempereur Conslaid. Les deux légendes gréco-byzantines, qui font
jouer partout le grand rôle à l'archange saint Michel, n'ont pas
conservé le trait de la substitution de la lettre, faite par la fulure
femme du héros : elles ne pouvaient donc transmettre, médiatement
ou inunédiatement, aux rédacteurs du DU de Vempereur Conslaid
un trait qu'elles ne présentent pas.
On aura pu remarquer que tous ces récits, — légendes soi-disant
historiques de l'Europe occidentale (xii^ et xiii^ siècles) ; légendes
pieuses gréco-byzantines, — se terminent immédiatement après
l'histoire de la lettre substituée. Pas la moindre trace de combinai-
son de ce thème avec le thème de la Subslilidion de personne (l'En-
voi à la fournaise, etc.), combinaison que nous avons constatée,
dans le conte sino-indien, dès le II l^ siècle, c'est-à-dire neuf cents ans
au moins avant, l'époque où lut rédigée par Godefroi de Viter])e
celle de ces légendes qui porte la date la plus ancienne.
Si, pour compléter cette section, nous jetons un coup d'œil sur
(!) Le texte arabe du manuscrit de la Bibliothèque Ducale de Gotha, qui donne
ce récit, a été publié récemment par M. .T. Kratchkowski dans la revue de Beyrout
al-Mnchriq, t. XII (1909).
152 KTl'DES FOLKLORIQUES
les contes onuix actiuls. ;ii»partciiant à cette branche de la famille,
nous aurons à citer d'abord un bien curieux conte populaire des
Ossètcs du Caucase, que fait connaître M. Vesselofsky (1) :
Un prophète sans eiifanUs apprend, par une de ses lectures de la parole
sainte, qu'il lui naîtra une fille et que Dieu la donnera au fils d'un conssak
(esclave "ou serf d'un prince). Pour prévenir l'accomplissemen' de celte
prophétie, il prie le prince de lui céder la femme du conssak avant la nais-
sance de l'enfant ; il emmène cette femme enceinte dans les champs et,
après l'avoir évenlrée d'un coup de sabre, il la laisse morte sur place.
;< Et, par la volonté de Dieu, l'enfant sortit du sein de sa mère et rampa
jusqu'à ses mamelles, dont il se mit à sucer le lait. » Un prince, chas.sant
de ce côté, aperçoit le petit, le fait porter dans sa maison et, comme il n'a
pas d'enfants, l'adopte.
Un long temps se pa.sse. Le prophète a Tidée de consulter son livre,
et il y voit ce qu'est devenu l'enfant. Il se rend che'z le prince et le prie de
lui permettre de confier au jeune homme, comme à un messager sûr, une
lettre importante à remettre à sa femme. Ue jeune homme part, emportant
son arrêt de mort. Il arrive avant le jour à la maison du prophète : épuisé
de fatigue, il s'endort sur le seuil. Pendant son sommeil, la lettre glisse de
sa poche, et elle est ramassée par la fille du prophète, qui la lit et la remplace
par une lettre « selon son cœur ". Le mariage est conclu, et, quand les jeunes
gens se présentent au prophète, celui-ci s'écrie, stupéfait : < (.) seul grand
Dieu, rien ne se fait donc sans ta volonté ! «
Nous n'avons pas besoin de signaler, dans ce conte ossète. l'étranf;!'
ressemblance du j)assage de la « femme du coussak » avec le passage
de la « femme esclave Poushpaçri » du second conte djaïna.
Comme nos légendes écrites de l'Europe occidentale et de l'Eglise
gréco-byzantine, ce conte oral ossète n'a pas- de seconde partie.
D'autres contes oraux, des contes européens peu nombreux, ont
la seconde partie des contes djaïnas, soit de l'un, soit de l'autre.
Enfin, dans tout un groupe, européen aussi, la seconde partie est
absolument difTérente et ne se rapporte plus à VEnvoi à la fournaise
que par une idée voisine, ridée d'envoyer un ennemi en une expédi-
tion dont on a lieu de ])enser qu'il ne reviendra pas.
Sans avoir Tintcntion de traiter à fond ce suj<'t, voyons (pn.^biue.^-
uns des contes do ces deux grou]ies.
Parmi les plus intéressants, on peut citer un conte tchèque de
Bohême et un conte albanais ('2). Dans l'un et dans l'autre, à la
naissance de l'enfant prédestiné, ce sont trois femmes mystérieuses,
(1) Article déjà cité {Romatiia, VI, 1877, p. 194 seq).
(2) Alexandre Chodzko : Contes des paysans et des pâtres slai-es (Pariy, 18G4),
p. 33 seq. — Augu.'ite Dozon : Contes albanais (Paris, 188D, a° 13.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 153
sortes de parques, qui font ou, du moins, dont l'une fait la prédic-
tion entendue par le roi (ou par le pacha), et, dans le conte tchèque
c'est l'une de ces femmes qui intervient pour la substitution de
lettre, ce qui, soit dit en passant, vaut beaucoup mieux que l'inter-
vention d'un nègre (sic) dans le passage correspondant du conte
albanais.
Pour la seconde partie, la divergence entre les deux contes est
complète. Le conte albanais présente ici beaucoup d'analogie avec
le premier conte djaina. Le héros reçoit du pacha, son beau-père,
la commission d'aller le lendemain, de grand matin, chez un for-
geron, lequel a reçu l'ordre de tuer celui qui viendrait au nom du
pacha demander tel objet. Comme le héros a été mis en retard par
sa femme, son beau-frère, le fils du pacha, apprenant que la commis-
sion n'a pas été faite, se dit qu'il vaut mieux s'en charger lui-même,
et il est assommé par le forgeron d'un coup de marteau. Le conte
se termine, comme le second conte djaina, par la mort du pacha,
frappé par l'assassin qui devait tuer son gendre (1).
Quant au conte tchèque, il appartient au dernier groupe que
nous venons d'indiquer. Avant de ratifier le mariage, le roi exige
que le jeune homme lui apporte trois cheveux d'or de la tête du
Vieux qui voit et sait tout. Ce Vieux est h> Soleil, et le roi espère que
son gendre détesté ne reviendra jamais de cette expédition. Il en
revient, non seulement avec les trois cheveux d'or, mais avec de
grandes richesses que lui ont données des rois auxquels il a rapporté,
de chez le Soleil qui sait tout, la réponse à des questions que seul le
Vieux pouvait résoudre.
Le regretté Reinhold Koehler a dressé toute une liste de contes
populaires européens dans lesquels s'est faite la même combinaison
que dans le conte tchèque (le thème de la prédiction est souvent
très" altéré dans ces contes) (2). Nous y ajouterons un conte bas-
breton de la collection F. M. Luzel (3), dont le titre Les trois poils
de la barbe d'or diiDiable montre la parenté avec le conte tciièque et
avec le conte allemand bien connu. Le Diable aiu; trois cheveux d'or (4).
(I) Dans un tonte serbe {Archiv jiir slavisrltc Plal»lo-^ic, I. 1870, ]). 288) et dans
un conte grec moderne d'Épire (J.-G. von Hahn : Griechische und albanesisclie
Maerchen. Leipzig. 1864, n" 20) le dénouement est tout à fait le même que dans
le second conte djaina : le beau-père est tué, et seul tué, car il n'a pas de fils.
(2)Reinhold Kœhler : Kleinere Schriflen zur Maerchenforschung (Weimar, 1898),
I,p. 466.
(3) F. M. Luze) : Contes populaires de la Basse- Bretagne (Paris, 1887), I, p. 86 seq.
(4) Kinder und Hausmaerchen gesammelt diirch die Brûier Grimm, '"- éd. (Goet-
tingen, 1857), n" 2<j.
154 ÉTl'DES FOLKLUHlglKS
A l'endroit où se fait la suture entre la première et la seconde
partie, feu M. Luzel met en note : « Jusqu'ici notre conte appartient
à un autre type que celui des Voyages vers le Soleil, et loui ce com-
mencemenl doit être une inlerpolaiion de ma conteuse. » Or, on vient
de voir que cette prétendue « interpolation », qui relie le tliônie de la
Lettre substituée (affaibli, mais parfaitement reconnaissable dans le
conte bas-breton) au thème de VEnvoi vers le Soleil ou vers tout
autre personnage extraordinaire, se retrouve dans les nombreux
contes de la liste de Heinhold Koehler : M. L.uzcl ne s'en doutait
pas.
Alexandre W-sselofsky, — lequel fut un savant folkloriste et n<m
simplement un excellent collectionneur, — était trop l»ien informé
de la fréquence de ce qu'il appelle 1' « adjonction « du thème du
Voyage vers le Soleil au thème de la Lettre substituée pour parler ici
d' « interpolation > locale ; mais il nous paraît s'être avancé beau-
ccup (piand, a])rès avoir constaté que « cette adjonction ne se trouve
pas dans les rédactions m-jentales », il émet l'opinion que j'^djuiuî-
tion en question « se serait faite en Europe ".
Il est toujours dangereux, dans les études folkloriques, de rai-
sonner sur la supposition que tel thème ou même telle combinaison
de thèmes n^existe pas en Orient. Savez-vous si, demain, une décou-
verte inattendue, — ou plutôt qui doit toujours être attendue. —
ne viendra pas vous donner un démenti ? Dans le cas présent. <»n
peut faire remarquer que le thème de la seconde partie (le Voynge
vers un être extraordinaire, avec les questions à lui poser) est tout
indien (1). Il ne serait donc pas étonnant que, dans quelque conte
indien, pour le moment inconnu, ce thème se fut uni au thème,
tout indien également, de la j)remière partie (la Lettre substituée),
et que, de l'Inde, la combinaison toute faite ait passé en Europe.
On peut citer, à l'appui de cette hypothèse, un fait intéressant,
qui ne nous écarte pas du tout de notre sujet.
Parmi les contes (|uc le R. P. .1. l^ivière a recueillis chez les
Kabyles du Djurdjura et publiés en 188*2, il en est un qui se rattache
à la seconde branche de notre famille de contes, c'est-à-dire au
(1) Nou.s ne pouvons ici que renvoyer à deux contes populaires indiens (Niiss
M. Stokes : Indian Fairij Taies, Londres, 1880, n° 12 ; — Indian Antiquary, août
1893, p. 213 seq.) ; à un conte littéraire tamoul, probablement du xvii«^ siècle
(Dravidian Sights Entcrtainments, Madras, 1886, n° 11), et aussi à un document
bouddhique, le djâtaka n° 257 (tome II de 1^ traduction anglaise. The Jâtaka, Cam-
bridge, 1895), qui, malgré l'époque reculée de sa rédaction, suppose forcément, par
certains détails, un document encore plus ancien, que le rédacteur bouddhiste a
retravaillé, dans un but dédili« atiun.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SALNTF ELISABETH DE PORTUGAL 155
tlième de VEnvieux, et qui combine ce thème avec le thème bien
indien du Bon et du Mécfwnt (1).
De l'année 1882, date de sa puI)liiiition, à l'année 1895, ce conte
kabyle, avec sa combinaison très particulière, est demeuré isolé, et,
pendant ces treize ans, M. Vesselofsky ou tout autre pouvait dire
que la combinaison en question avait été faite, sinon chez les
Kabyles, fort incapables d'opérations aussi ingénieuses, du moins
chez les Arabes, leurs fournisseurs, leurs imporlaleurs de contes.
Mais voilà qu'en 1895 apparaît non seulement un conte oral du
Nord de l'Inde, mais aussi un vieux conte littéraire djaina du
Kaihâkoça, présentant l'un et l'autre cette même combinaison (2).
Un tel exemple doit nous rendre très réservés dans raffirmation.
Pourquoi, en effet, dans le cas sur lequel s'est prononcé M. Vesse-
lofsky, les choses se seraient-elles passées autrement que dans un
cas tout à fait analogue ? pourquoi, à la diflerence de ce qui est
maintenant étalili au sujet du conte du Kalhàkoca et du conte de
l'Inde du Nord, deux thèmes foncièrement indiens auraient-ils
attendu ])Our s'unir qu'ils aient émigré loin de leur patrie ?
Ne nous lassons pas de le répéter : dans cette Inde immense, le
trésor des contes traditionnels est, jusqu'à présent, à peine entamé.
Qui peut dire ce qu'il contient et ne contient pas (3) ?
(1) J. Rivière : Contes populaires de la Kabylie du Djurdjura (Pari?, 1882), p. 35
seq.
(2) North Indian Notes and Queries, mars 1895, n" 472. — Kathâkora (traduc-
tion Tawney, déjà-citée), p. 160 seq.
(.3) Quelques mots au sujet du thème du Bon et du Méchant et de sa combinai-
son avec notre thème de \ Envieux. Nous avons traité longuement de ce thème du
Bon et du Méchant dans les remarques du n° 7 de nos Contes populaires de Lorraine
(Paris, 1886, librairie Vieweg, actuellement Honoré Champion, I, p. 87 seq. ; II, p.
p. 353), remarques auxquelles il }• aurait à ajouter aujourd'hui divers contes indiens
publiés depuis 1886.
Le conte du Bon et du Méchant peut se décomposer en trois [)arties, dont la pre-
mière a deux formes :
— 1° «) Le Bon et le Méchant se disputent sur le point de savoir ce qui règne sur
le monde, le l>ien ou le mal. la justice ou l'injustice. Le Bon |daido la cause du bien ;
le Méchant, celle du mal. Ils conviennent de prendre pour arbitre les premiers qu'ils
rencontreront sur leur chemin : celui qui perdra son procès perdra aussi les yeux,
que l'autre lui arrachera. Les arbitres décident en faveur du Mal, et le Bon, réduit
à l'état d'aveugle, est abandonné par son compagnon.
— b] Le Bon et le Méchant voyagent ensemble. Le Bon partage ses provisions
avec le Méchant. Quand tout est épuisé, le méchant ne consent à donner au Bon
de ses provisions a lui que contre un œil, puis contre l'autre œil, et il l'abandonne.
— 2° L'aveugle entend la conversation d êtres mystérieux (animaux, génies, etc.)
et. grâce aux secrets dont il est devenu maître, il recouvre la vue, déterre un trésor
et guérit une princesse, qu il épouse.
— 3" Le Méchant, qui est devenu pauvre, arrive chez le grand personnage, son
aneien compagnon. Celui-ci le reçoit en ami et, en réponse aux questions du Mé»
156 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Dans l'Inde, ce n'ost pns seulement à des récits sérieux, tragiques
même, qu'est venu s'incorporer le thème de la Lellrc siibstHuéc;
c'est aussi à des récits plaisants.
l.'n conte kalrhâri (Bengale orienlal) nous montre un Kolrhàri.
serviteur d'un lirahmane. jouaut à son maître toute sorte de mau-
vais tours. Finalement le brahmane, excédé, l'envoie porter à un
autre brahmane, son frère, une lettre lui disant de tuer ce mauvais
sujet. Le serviteur, en route, se fait lire la lettre par un liommi-
qu'il rencontre, et le prie de la remplacer par une lettre ainsi conçue :
li Mon cher frère, aussitôt réception de cette lettre, marie mon ser-
viteur à ma nièce. Je ne pourrai assister à la noce. » Le frère s'e.xé-
cute. bien malgré lui. Ensuite, le brahmane ayant de nouveau cher-
ché à faire périr le Katchâri, celui-ci se tire encore d'afïaire par sa
malice (1).
Toujours dans l'Inde, chez un petit peuple d'origine non aryenne,
mais qui a reçu des Hindous proprement dits beaucoup de contes,
chez les Santals du Bengale (2), c'est à son beau-père que le maître
envoie la lettre, et, — comme nous l'avions soupçonné en lisant
le conte katchâri, altéré sur ce point, — l'histoire des mauvais
tours du serviteur est étroitement apparentée aux contes (indii-n,
orientaux, européens) que nous avons jadis résumés dans les remar-
ques de notre conte de Lorraine n^ 36.
chant, il révèle à celui-ci quelle a été l'origine de sa fortune. Le Méchant veut avoir
semblable chance ; mais, quand il épie la conversation des êtres mystérieux, ceux-ci,
qui ont remarqué que, précédemment, leurs secrets ont été entendus, l'aperçoivent
et le tuent.
Dans le conte kabyle et dans les contes indiens, la troisième partie est remplacée,
nous lavons dit, par notre thème de YEnvieux. Arrivé à la cour du roi dont sou
ancien ami est devenu le gendre, le Méchant cherche aussitôt à perdre le Bon en
faisant croire au roi que son gendre le méprise et détourne la tète pour ne point
sentir son haleine (conte kabyle), ou que son gendre, en réalité fils de roi, est de
basse caste, fils d'un potier ou d'un balayeur de rue (contes du Kaihdkoça et de
l'Inde du Nord). Suit l'envoi à la mort et la substitution i>rovidentielle du Méchant
au Bon.
On remarquera que, dans les contes indiens, c'est la forme a de la première partie
du Bon et du Méchant qui se combine avec noire thème de YEnvieux ; dans le conte
kabyle, c'est la forme b.
(1 ) Journal of the Buddhist Text Society of India. Volume W , V^ partie (Calcutta,
1896). Appendice III, p. 28 seq.
(2) C. H. Bompas : Folklore of the Santal Parganas (Londres, 1909), n° 86.
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 157
SECTION B
Nous avons dit que, en ce qui concerne le thème de la Prédiclion,
les trois contes bouddhiques font bande à part ; c'est la consé-
quence de remaniements considérables, sur lesquels on nous per-
mettra de nous arrêter un peu longuement : il nous paraît instructif
de signaler un travail, peut-être une série de travaux d'altération,
que les littérateurs bouddhistes d'il y a dix-sept siècles n'ont fait
probablement que parachever.
La modification fondamentale du thème primitif (bien reflété
par les contes djaïnas) a été celle-ci : on a créé, nous ne savons pour-
quoi, un lien de quasi-parenté entre le héros et son ennemi juré :
le gros personnage, en efïet, prend chez lui l'enfant prédestiné et le
traite, du moins en apparence, comme un fils, et même, dans le
conte sino-indien. il l'adopte réellement. Or, cette quasi-parenté,
introduite dans l'histoire, rendait choquante et inadmissible toute
idée de mariage entre l'adopté, même le simple adopté de fait, et la
fille du père adoptif. On a donc éliminé cette fille, et on a mis à sa
place la fille d'un ami du gros personnage (1).
Alors a surgi une difficulté, — du moins dans les contes pâli, oij il
n'y a pas adoption véritable : — comment se réalisera la prédiction
concernant l'héritage ? Sans doute le jeune homme prédestiné
héritera, par sa femme, de l'ami... de son ennemi ; mais son mariage
ne lui donnera aucun droit sur la succession de cet ennemi lui-même,
la seule visée par la prédiction, et à laquelle il ne peut prétendre en
aucune façon, n'ayant pas été réellement adopté par le grand mar-
chand. Nous avons vu comment les contes pâli ont cherché à se
tirer de cette difficulté, et quel rôle odieux ils font jouer à la jeune
femme pour cjue son mari obtienne et l'héritage du grand marchand
et la survivance de sa charge.
Le conte sino-indien. lui, ne se trouvait pas dans le même embar-
ras ; car il suppose, de la part du a maître de maison », une adoption
réelle de l'enfant ; l'héritage ira donc tout naturellement à cet
enfant. Mais cette adoption réelle, présentée comme œuvre pie,
a entraîné de nouvelles modifications dans le récit et lui a donné,
on peut le dire, une tout autre orientation. Le conte sino-indien
(1) Les contes pâli ont cherché à motiver l'introduction de cette fille dans le récit
par cette réflexion qu'elle avait déjà été, dans une existence précédente, la femme
du jeune homme et, par suite, qu'elle lui était destinée, cette fois encore. Mais c'est
là évidemment de V après coup.
15!S ÉTUDKS FOJ.KI.nlUtjLES
s'est ainsi éloigné du thème ininiilif cnooro plus que les contes pâli,
et il est devenu une sorte de Iracl édifiant à la bouddhique.
Le héros n'est pas un mortel ordinaire, comme dans les contes
djaïnas ; il n'est pas non plus un dcva, envoyé sur terre en pénitence,
comme dans le? contes pâli ; il est le Bodhisattva lui-même, le
futur Bouddha. Aussi, à la mort de son père adoptif, quelle piété
fdiale, que « tout le monde loue » ! et quelle « conduite dévote » ! et
comme « le parfum de ses vertus s'exhale dans les dix directions de
l'espace « !
La jeune fenune, elle aussi, est une bru modèle, qui, devant le
(' maître de maison » mourant, fait un petit discours des plus atten-
drissants. Ce ne serait pas elle qui, à l'instar de son double des contes
pâli, frapperait d'un violent coup de tête, dans un feint désespoir,
le cœur du beau-pèn- à l'agonie, pour l'achever. Elle « salue par deux
fois en versant des larmes, puis avjince de trois [tas et se prosterne
de nouveau », et c'est alors qu'à di>tance respectueuse ellt> dit
toute sorte de choses bien filiales.
Tout est édiilcoré, dans ce conte sino-indien, et notamment la
prédiction qui, dans les contes djaïna, vise directement l'héritage du
grand marchand et dont celui-ci est si fort irrité : il n'y a plus là
(ju'une promesse très gcncrale do Ijonheur faite aux enfants qui
naîtront un certain jour. Aussi l'arrangeur bouddhiste peut-il
montrer le maître de maison « se réjouissant silencieusement » en
entendant cette promesse qui ne le menace en rien, et s'empressant
de faire une bonne œuvre dont il profitera lui-même, en obtenant
un fils adoptif plein de « sagesse ». Même quand, plus tard, sa femme
lui ayant donné un fils, le maître de maison cherchera à se débar-
rasser du petit garçon « dont il n'a plus besoin », l'arrangeur, tou-
jours onctueux, le représentera comme un pécheur repentant qui,
après chaque tentative inutile de faire périr l'enfant, « se fait des
reproches en sanglotant », « verse sur l'enfant des larmes de compas-
sion », etc. Ce n'est qu'à la fin que ce pécheur deviendra complète-
ment endurci.
Il est visibje que, dans leur rédaction du conte sino-indien, les
Bouddhistes ont encore remanié le remaniement antérieur dont les
deux contes pâli nous ont conservé le résultat. Or le conte sino-
indien, ce dernier terme de remaniements sur remaniements, était
déjà tel quand Seng-houeï le traduisait en chinois, c'est-à-dire au
iii*^ siècle de notre ère. De combien cela recule-t-il la date, nous ne
disons pas de la composition première, de la création du conte dans
sa forme pure, mais même de son premier remaniement ?
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTrOAL 159
Chez les .-Crabes, qui ont transmis ce conte aux Turcs, le héros
n'est pas seulement le fils adoptif de celui qui le poursuit de sa
haine ; il est son fils, son véritable fils. Aussi le récit en prend-il
quelque chose de révoltant (1) :
Craignant la jalousie de son unique femme, Kébal, riche marchand de
Bagdad, veut tuer un fils qu'il a eu d'une autre. Abandonné dans le désert,
Tenfant est recueilli par un pâtre. Son père le retrouve et le jette dans la
mer, cousu dans un sac de cuir. Un pécheur le retire et l'élève. Son père
le rencontre encore et l'achète. Ment ensuite l'envoi du jeune homme à
Bagdad avec la lettre fatale, à laquelle la fdle de Kébal substitue une autre
lettre, et le mariage. — Kébal, retrouvant le jeune homme en vie, aposte
des gens dans l'escalier, avec ordre de tuer celui qui descendra, et il charge
le jeune homme d'une commission ; mais le jeune homme est retenu par
sa iemme, qui s'inquiète. Kébal va voir si ses ordres ont été exécutés, et il
est tué par ses propres sicaires.
Le rédacteur de cette histoire a essayé d'en atténuer le scandale
}>ar cette réflexion finale : « Comme sa naissance (la naissance du
héros) était un mystère pour lui, il vécut tranquillement avec son
épouse et ne sut jamais qu'elle était sa sœur ».
Un autre livre turc, une recension de VHistoire de la sultane de
Perse el des vizirs (ou Les qiiaranle vizirs), trouvée au xviii^ siècle à
la Bibliothèque du Roi (Bibliothèque nationale) par un orientaliste
anonyme (2), donne ce même conte modifié : ce n'est pas la fille de
Kébal qu'épouse le jeune homme ; c'est sa nièce (3).
(1) C'est Cardonne qui, en 1770, a publié, dans ses Mélanges de littérature orien-
tale (II, p. 69 seq.), ce conte extrait du recueil turc VAdjaib Mouaser. — Nous
reproduisons, avec quelques modifications et additions, le résumé donné par M. Vic-
tor Chauvin dans sa Bibliographie des ouvrages arabes, fascicule VIII (Liège, 1904),
p. 145.
(2) Bibliothèque universelle des romans, l'^'' volume d'octobre 1777, p. 184.
{^) M. Alexandre Vesselofsky croyait (et nous l'avons cru nous-même pour un
temps), que ce trait d'un père poursuivant de sa haine son propre fils existait déjà
dans le conte pâli de V Attakathâ résumé ci-dessus. C'est qu'au moment où écrivait
le savant russe, ce conte de V Attakathâ n'était encore connu que par un fragment
cité par un Singhalais, James d'Alwis, dans son Introduction to Kaccayana's Qram-
mar (Colombo, 1863, p. 101) et reproduit par Albrecht Weber (Monatsberichte der
Académie zu Berlin, 1869, p. 42, seq.). L'écrivain singhalais paraît avoir pris dans
le sens littéral les expressions employées par le grand marchand au sujet de Ghosaka
dans sa missive au potier : « Il }■ a un mien fils de basse naissance... » L'introduction
de l'histoire n'ayant pas été donnée par d'Alwis, Albrecht Weber et, à su suite,
Vesselofsky n'ont pu se rendre compte que (Ihosaka n'est nullement le fils, « fils
naairel » ou non, du marchand. — Comment l'est-il devenu dans les deux contes
arabes, c'est ce qu'il est impossible de savoir.
160 KTLDES FOLKLORIQUES
§ 3
LA u LETTRE DE BELLÉROPHON ». — LA « LETTRE d'uRIE ».
La sultstitiition d'iino Icttio h l'aulro, — qui sul>slilut', en défini-
livt'. une noce ii un enlerremeni, — tel est le trait vraiment earacté-
lisfique des contes que nous venons de passer en revue.
Quant à la lettre elle-même et quant à cette circonstance que le
porteur est celui-là même qu'elle doit perdre, il n'y a rien là, en
réalité, de caractéristique, rien qui ne soit allgemein menschlichf
comme disait Benfey, c'est-à-dire rien qui ne puisse se produire en
fait ou s'imaginer partout où il y a des hommes, du moins (dans le
cas présent) des hommes civilisés.
Un quémandeur indiscret vous importune pour obtenir une lettre
de recommandation auprès de telle personne. Si vous étiez bien sur
que la lettre arrivera au destinataire sans être préalablement lue,
ne seriez-vous pas tenté d'écrire à ce destinataire de se débarrasser
comme il pourra de l'insupportable personnage ? Et ce dernier
s'en irait, porteur d'une lelfre de Bellérophon ou, si l'on veut, d'une
lellre d'Urie. La seule différence, c'est que tout ce qu'il risquerait
ce serait d'être éconduit, et non de i)erdre la vie.
Dans la fable de Bellérophon figurent encore, il est vrai, d'autres
traits qui se rencontrent dans telle ou telle branche de notre famille
de contes ; mais ce sont là encore de ces traits auxquels s'appliquera
V allgemein menschlich de Benfey :
— Bellérophon, qui a repoussé l'amour coupable de la reine
Antéa, est accusé par celle-ci auprès du roi Proetus d'avoir voulu
la séduire. Idée si naturelle en sa perversité qu'elle a pu se présenter
une masse de fois, dans la vie réelle, à l'esprit d'une femme furieuse
ou, dans le monde de la fantaisie, à l'imagination d'un conteur ;
— Bellérophon, après avoir remis au roi de Lycie, beau-père de
Proetus, la lettre fatale, est envoyé par celui-ci en diverses expédi-
tions périlleuses, contre la Chimère, contre les Solymes, contre les
Amazones. Épisode qui n'a de commun avec VEnvoi vers le Soleil
que l'idée très générale d'envoyer quelqu'un en un endroit d'où
l'on espère l>ien ne pas le voir revenir ;
— Bellérophon échappe, par sa vaillance, à une troupe de Lyciens
mis en embuscade pour le tuer. Encore un trait absolument général ;
— Bellérophon obtient finalement la main de la fille du roi et
LA LÉGENDE DU PAGE DE SAINTE ELISABETH DE PORTUGAL 161
'V la moitié de tous les honneurs royaux ». C'est la conclusion banale
de toute sorte de contes.
Tous ces traits réunis peuvent donner à la fable de Bellérophon
une ressemblance générale avec certains des contes étudiés ci-dessus ;
mais. le trait caractéristique s'y cherche en vain : la substitidion de
lettre (1).
Avec la Lettre (VU rie, plus rien quant à des ressemblances, même
générales ; plus rien que la lettre de mort, donnée à un brave homme
trop confiant et qui probablement ne sait pas lire : c'est notre petit
fait de la vie ordinaire, mais poussé au tragique, car la missive
arrive intacte à destination, et, en conséquence, le pauvre Urie,
envoyé sur le front de bataille, à l'endroit le plus dangereux et
laissé sans secours, tombe sous les coups des ennemis. Dénouement
d'une triste et très vilaine histoire que la Bible raconte en détail
avec une précision toute vécue, comme on dit aujourd'hui. En
résumé, pour couvrir la faute de Bethsabée, faute qui va se révéler,
David, — le David d'avant la pénitence, — rappelle le mari, Urie
l'Héthéen, du camp dressé devant Rabba, sous prétexte de lui
demander un rapport sur la guerre ; il compte qu'Urie reprendra
la vie conjugale et que les apparences seront sauvées. Mais le rude
guerrier ne veut pas même rentrer dans sa maison, a tandis que
l'Arche de Dieu et Israël et Juda sont là-bas sous la tente » ; il se
considère comme étant toujours en campagne, et il continuera
dans Jérusalem^ à mener la vie dure que mènent son chef Joab et ses
compagnons devant Rabba. Alors, un crime entraînant un autre
crime, Urie est renvoyé au camp avec la lettre qui cause sa mort.
Quel rapport y a-t-il dans tout cela avec la Légende du Page ou
avec la fable de Bellérophon ? Rien, quant aux motifs qui déter-
minent l'envoi de la lettre ; rien, quant à ce qui résulte de cet envoi.
Rien, — nous l'avons dit et montré, — sinon un trait d'une ressem-
blance tout à fait générale. S'il y a du caractéristique dans le récit
historique de la Bible, — et il y en a beaucoup, — ce caractéristique
sépare netteuient ce récit de tous ceux desquels on voudrait le
rapprocher.
(1) Dans notre travail de la Revue biblique, auquel nous avons déjà renvoyé,
nous avons montré (2« article, p. 178 seq. = 326 seq. du présent volume) que tout un
ensemble de traits principaux est le même dans l'histoire d'Esther et dans l'histoire
de... Henry VIII d'Angleterre. Ce sont, partout et toujours, les traits caractéris-
tiques qu'il faut considérer.
M
Ib-J ÉTUDES FOLKLORlnlKS
CONCLUSION
Nous voici donc enfin au terme de ce long voyage t|ue la Légende
du Page de sainte Elisabeth de Portugal nous a fait entreprendre à
travers le monde et aussi à travers les siècles. Nous avons remonté
des courants bien divers, et toujours, — qu'il s'agisse du thème des
Bons Conseils, ou de VEnvoi d la fournaise, ou de la Lettre substituée,
ou d'autres thèmes aussi caractérisés, — c'est à l'Inde que nous ont
conduit ces courants, non pas à une Inde perdue dans les brumes
de l'inaccessible préhistoire, mais à l'Inde historique qui, vers l'Occi-
dent, par le canal des Persans, et, après la conquête de la Perse,
par l'inondation islamite ; vers l'Orient, par la diffusion du brahma
nisme et du bouddhisme en Indo-Chine ; vers le Nord, par la propa-
gande bouddhique en Chine, au Tibet, en Mongolie, a exporté dans
tout l'Ancien Continent et plus loin encore (par exemple, dans
l'Indonésie) les productions traditionnelles d'une incomparable
imagination.
FAÎ^TAISIES BIBLICO-MYTIIOLOGIQUES
D'UN CHEF D'ÉGOLE
M. EDOUARD STUCKEN ET LE FOLK-LORE
Extrait de la Hei^ne biblique publiée par l'Ecole pratique d'Etudes
bibliques des Dominicains de Jérusalem. — Janvier 1905
M. Edouard Stucken n'est pas un inconnu ; il reçoit les hommages
publics de gens qui ne sont pas les premiers venus : l'assyriologue
M. Hugo Winckler, professeur à l'Université de Berlin, le proclame
chef d'école, en lui attribuant la paternité du système d'après lequel
le ciel astronomique se refléterait, comme en un miroir, dans ce qui
nous est parvenu des traditions historiques et des mythes des an-
ciens âges ; grande découverte, aux yeux de M. Winckler, car la
«carte du ciel» deviendrait ainsi «le guide le plus sûr à travers les
sentiers embrouillés de la légende » (1).
M. Stucken est donc un personnage, et ce n'est pas perdre son
temps que de s'occuper des élucubrations de M. Stucken. Aussi
n'avons-nous pas hésité à promettre au R. P. Lagrange de les faire
connaître aux lecteurs de la Revue biblique, quand, il y a déjà
quelque temps, notre très honoré confrère, parmi les Correspon-
dants de l'Académie des Inscriptions, a bien voulu nous demander
ce qu'à notre point de vue de spécialiste nous pensions d'une
récente brochure dans laquelle M. Stucken fait du folk-lore ou
quelque chose d'approchant.
(1) Hugo Winckler, Geschickte Israels in Einzeldarstellungen, t. II (Leipzig, 1900)
p. 276, note 1, it p. 278. — Voir, dans la Rame biblique du 1" avril 1901, pp. 299-
303, le très intéressant article du R. P. Lagrange sur le voUime de M. Hugo Winck-
,er.
164 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Nous étions alors absorbé par un de ces travaux folkloriques qui
exigent d'interminables recherches ; d'autres circonstances sont
venues ensuite se mettre à la traverse, et c'est aujourd'hui seule-
ment que nous pouvons aborder l'examen de la brochure en ques-
tion .
Ne sulor iillra crepidam. Il est entendu, une fois pour toutes, que
nous laisserons au R. P. Lagrange et à ses savants collaborateurs
tout ce qui touche à l'exégèse biblique. Quant à nous, ne voulant
parler que de ce que nous avons étudié, nous ferons du folk-lore et
rien que du folk-lore (1).
C'est sous le couvert de la Vorderasiatische Gesellschafl, une
Société allemande ayant pris pour champ d'études l'Asie occiden-
tale (Asie Mineure, Assyrie, etc.) et publiant des séries de brochures
<( rigoureusement scientifiques » (slreng ivisfiehscliafllich), au dire du
programme, qu'a paru la brochure de M. Stucken, à côté de bro-
chures de professeurs d'université comme MM. F. Hommel (Mu-
nich), B. Meissner (Breslau), H. Winckler (Berlin), F. Peiser (Kœ-
nigsberg), et de savants comme !\I. Ed. Glaser. Elle est intitulée
Beitraeqe zur orienialischen Myfhologie ( « Contributions à l'étude
de la mythologie orientale » ) et forme le n» 4 de la septième année
(1902) des MiUheihingen ( « Communications )^ ), publiées à Berlin
par la Société, sous la direction de M. le professeur Winckler.
M. Stucken y reprend des idées qu'il avait déjà soutenues dans un
précédent ouvrage : Asiralmyihen der Hebneer, Babylonier iind
Aeçypier ( « Mythes astraux des Hébreux, Babyloniens et Égyp-
tiens » ), dont les quatre premiers fascicules (Leipzig, 1896-1901)
forment 430 grandes pages.
En 1896, à la fin du premier fascicule (p. 77), M. Stucken décla-
rait qu'il était comme écrasé « par la conscience d'avoir soulevé
plus de questions qu'il n'en avait résolu » {mit dem erdriickenden
Bewusslsein mehr Fragen aufgeworfen als beanlwortel zu haben).
Dans la brochure récente dont nous allons examiner la partie la
plus importante (pp. 3-38, « La Descente d'Ishtar aux Enfers et la
Genèse » ), M. Stucken paraît débarrassé du poids qui l'oppressait ;
il se sent tout à l'aise. Une de ses thèses, une thèse capitale, est
maintenant « démontrée », o merveilleusement confirmée » (wiin-
(1) Rappelons que ce mot nouveau de folk-lore, qui de l'anglais a passé au fran-
çais, s'applique à l'étude de tout ce qui touche à la vie populaire ; ici, il se rapporte
spécialement à l'étude des contes et légendes.
FANTAISIES BIBLICO-MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 165
derbar beslaeligl), « assurée » (yesicherl) (p. 3). Et M. Stucken
(p. 30) s'extasie sur « l'exactitude de sa méthode de comparaison
des mythes ».
Voyons donc, dans son application, cette « méthode » si « exacte ».
§ I
LE DOCUMENT FONDAMENTAL DE M. STUCKEN
ET SES ONZE « MOTIFS »
Dans ses Mythes astraux (p. 189), M. Stucken nous apprend qu'il
est arrivé peu à peu à reconnaître que « toutes les légendes (Sagen)
qui se rencontrent chez tous les peuples de la terre se ramènent au
mythe de la création ( Schoepfun gsmylhus ) ». Ce mythe de la créa-
tion, c'est (p. 231) « la légende primitive de la séparation des pre-
miers parents, le Ciel et la Terre ».
De toutes les légendes dérivées, indépendamment les unes des
autres, de cette légende primitive, — c'est toujours M. Stucken qui
parle. — certaine légende japonaise, fixée par écrit en l'an 712 de
notre ère dans un livre sacré nommé le Ko-ji-ld, est (p. 3 de la
brochure) « de beaucoup la plus complète ». « Elle contient tout l'en-
semble de la légende. Elle contient onze motifs, tandis que les légen-
des qui lui sont apparentées ne présentent le plus souvent, du moins
en apparence, qu'un petit nombre de ces onze motifs ».
Voici de quelle façon M. Stucken résume et décompose en « mo-
tifs » ce document qui, pour lui, est fondamental (1) :
Le dieu Izanagi et sa femme la déesse Izanami, les premiers
parents (Ureltern), donnent successivement naissance aux îles,
aux montagnes, aux fleuves, au soleil, à la lune et à d'autres divi-
nités. Quand Izanami enfante son plus jeune fils, le dieu du Feu,
celui-ci brûle le sein maternel. Alors le père coupe l'enfant en mor-
ceaux. [1^1" motif : L'Enfant coupé en morceaux.]
(1) Le Ko-ji-ki a été traduit en anglais par M. B.-H. Chamberlain et publié à
Yokohama (sans date, mais après 1882), comme supplément au volume X des
Transactions oj ihe Asialic Society oj Japan. — La même légende se trouve dans
un autre ouvrage japonais, le Nihongi, rédigé peu d'années plus tard que le Ko-ji-ki.
Le Mikongi a été en partie traduit en français par M. Léon de Rosny, sous ce titre
Le Livre canonique de l'antiquité japonaise, tome I (1887). Une traduction anglaise
de ce même ouvrage, par M. W.-G. Aston, a paru à Londres, en 1896 (supplément
aux Transactions and Proceedings of the Japan Society), et une traduction alle-
mande, par M. Karl Florenz, à Tokyo, en 1901 (Supplément aux Mitheilungen der
Deutschên. Gesellschafl fur Natur und Voelkerkunde Oslasiens).
160 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Indignée, Izanami abandonne son époux Izanagi. [2^ motif :
Séparation des premiers parents.]
Izanami descend dan? le monde inférieur pour y habiter désormais.
[3^motif : Fuite de ta première mère ( Urmiitter) dans le monde inférieur.]
Son époux Izanagi est inconsolable de sa disparition et, au bout de
quelque temps, il prend la résolution de la ramener du monde
inférieur, appelé « Yeltow Stream ». le « Cours d'eau jaune >-. [4^ mo-
tif : Yellow Stream.]
Il suit donc là Izananii. [5^ motif : Le premier père s'en va pour
ramener la première mère.]
Dans le monde inférieur, Izanagi trouve sa femme et l'invite à
revenir dans le monde supérieur. Izanami répond qu'elle y est dis-
posée, mais qu'elle doit auparavant aller chercher la permission des
divinités des Enfers. Seulement, dans l'intervalle, il ne doit pas la
recarder. — Ayant ainsi parlé, elle retourne dans le palais, et, comme
elle tarde longtemps, son mari ne peut attendre : il casse une des
dents du peigne qu'il a sur la tête, l'allume ; puis, étant entré, il
regarde. [6^ motif : Moiiv des Schauens (littéralement : Motif du
Il regarder ■» ).]
Le spectacle qui s'ofTre à ses yeux est si affreux qu'il prend la
fuite. Mais Izanami entre en fureur de ce que son mari a contrevenu
à sa défense. Elle envoie à la poursuite d' Izanagi des monstres
infernaux, auxquels il échappe en leur jetant sa coiffure : cette
coiffure, en effet, se transforme en grappes de raisin que les monstres
s'arrêtent à ramasser. [7^ motif : Les grappes de raisin.]
Ensuite il leur jette son peigne, qui donne naissance à une forêt
de bambous. [8^ motif : Motif du peigne.]
Finalement. Izanami elle-même se met à sa poursuite. « Et il
arracha du sol un rocher qu'il eût fallu mille hommes pour soulever,
et il bloqua le passage des Enfers en mettant le rocher au milieu. »
[9^ motif : Le rocher qu'il faut mille hommes pour soulever.]
Et, se tenant l'un d'un côté du rocher, l'autre de l'autre côté,
Izanami et Izanagi font cet échange de paroles ; « Eh l>ien! dit la
diiesse, j'étranglerai par jour un millier de gens de ton pays ! —
Et moi, dit le dieu, j'en ferai naître quinze cents ! >» [10^' motif :
Dispute s'il y aura plus de morts que de vivants.]
Là-dessus, Izanagi quitte le monde inférieur, et se purifie par un
bain, avant lequel il dépose successivement sept pièces d'habille-
ment : 1° sa ceinture ; 2° sa jupe fskirt) , 3^ son vêtement de dessus ;
4° son pantalon ; 5° son chapeau ; 6° son bracelet gauche ; 7"^ son
bracelet droit. [11^ motif : Le déshabillement.]
FANTAISIES BIBLICO-MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 167
Donc, — et tels sont, d'après M. Stucken, les résultats de la
dissection à laquelle il a soumis son document fondamental, — la
légende japonaise contient tous les motifs que M. Stucken vient
d'énumérer, et n'en contient pas d'aulres : onze motifs en tout, pas
un de plus, pas un de moins (p. 5 de la brochure).
Tout cela est-il bien sûr ?... En tout cas, nous nous permettrons
de vérifier.
§2
COMMENT M. STUCKEN LIT SON DOCUMENT
Un des principaux motifs que M. Stucken signale dans son
document fondamental, c'est le motif ne 1.? Fuite (n» 3). Indignée
(empoert) d'avoir vu son mari couper en morceaux le fils à qui elle
vient de donner le jour, la déesse Izanarai s'enfuit dans le monde
inférieur, dans les Enfers, et ainsi s'accomplit la « séparation des
premiers parents » (motif n^ 2). Voilà ce que M. Stucken lit dans le
Ko-ji-fti.
Or, le croira-t-on ? vérification faite, — et faite sur la traduction
anglaise dont se sert M. Stucken et qu'il a reproduite presque inté-
gralement, pour ce chapitre, dans ses Aslratmythen (p. 232-237), —
nous devons constater que V indignation d'Izanami et sa fuite ne se
trouvent nulle part, sinon dans l'imagination de M. Stucken.
Dans la légende japonaise que M. Stucken prétend avoir résumée,
la déesse n'a aucune occasion de s'indigner contre son mari. En
elïet, c'est seulement après qu'elle est morte que, pour venger sa
mort, son mari coupe en morceaux l'enfant qui en a été la cause.
La déesse ne s'enfuit pas plus qu'elle ne s'indigne : elle meurt dans
son lit, peu après la naissance de ce malheureux petit dieu du Feu,
Le livre japonais nous fait même entrer dans la chambre de la
malade et assister à certains accidents cliniques qui ont des suites
bien étranges. Comment dire ?... Luther écrivait, dans un de ses
derniers pamphlets, que les papistes étaient « pleins des pires diables
« de l'enfer, pleins, pleins, si pleins, que ce n'est que des diables
« qu'ils peuvent cracher..., et moucher. » (Voir, à la note 1, au com-
(1) Die Paepstlichen « sind voll der allerœrgsten Teufel in der Hoelle, voll, voll,
und so voll, dass sie nichts denn eitel Teufelausspeien, schmeissen und schneuzen
koennen... ». — Ce passage du pamphlet Contre le papisme de Rome fondé par le
diable, publié en 15i5, est cité, d'après l'édition des œuvres de Luther dite d'Erlan-
168 ÉTUDES FOLKLORIQUES
plet. dans l'allemand, ce texte... scatologiqiie.) — Dans \oKo-ji-ki,
ce n'est pas des diables ijue (parlons à la Diafoirus !) la pauvre
I/.anami évacue par trois voies difïérentcs durant sa dernière
maladie ; ce sont des dieux. « Les noms des divinités nées de son
« vomissement, dit le Ko-ji-ki, furent le Divin Prince de la Monta-
« gne des Métaux et la Divine Princesse de la Montagne des Mé-
« taux. Les noms des divinités nées de... » Pour le second accident
et le troisième, nous renvoyons, toujours en note, au texte de la
traduction anglaise (1).
Après le décès, vient renterrement, qui a lieu, par les soins du
veuf, « sur le mont Hiba, à la limite du pays d'Idzuno et du pays de
Hahaki ». M. Stucken qui, en 1901, reproduisait ce passage du
Ko-ji-ki dans ses Aslralmyihen (p. 232), l'escamote, en 1902, dans
sa brochure, comme il escamote la maladie d'Izanami et sa mort,
toutes choses qu'il fallait évidemment faire disparaître pour donner
place à ce motif créé de toutes pièces, la fuite du domicile conjugal.
Ce ne sont pas, d'ailleurs, les seuls escamotages que M. Stucken
exécute en présentant au public la légende japonaise ; mais, si les
premiers s'expliquent par les nécessités du Irwjuage. ceux dont il
nous reste à parler ne s'expliquent pas du tout, ce nous semble.
Ainsi nous ne voyons absolument pas pourquoi M. Stucken sup-
prime la réponse qu'Izanami fait à son mari, ({uand celui-ci, des-
cendu aux Enfers, lui propose de revenir sur la terre. « Quoi malheur,
« s'écrie-t-elle, que tii ne sois pas venu plus tôt ! J'ai mangé de la
« cuisine des Enfers. » Est-ce que M. Stucken aurait jugé ce passage
insignifiant? C'est, au contraire, un des passages les plus intéres-
sants de la légende japonaise, et nous en ferons ressortir l'importance,
quand nous rechercherons ce qu'est en réalité ce document présenté
comme fondamental.
. A ce motif de la Cuisine des Enfers, qui aurait tenu sa place mieux
que bien d'autres dans la liste dressée par M. Stucken, M. Stucken
aurait pu ajouter un certain motif des Pêches qui vient, dans le
texte, après le motif du Peigne (n» 8). C'est en lançant contre les
gen (tome 26, p. 22 'i Fcq.), par le R. P. Deniflp, O. P., Correspondant étranger de
1 A< adémie des Inscriptions, dans son livre récent Luther und Lutherthum in der
ersien Entwickelung quellenmœssig dargestzellt (Mayence, 1904), p. 787.
(1) The names of the Deities born from her vomit were the Deity Metal-Moun-
tain-Prince and the Deity Metal-Mountain-Princess. The names of the Deities born
from her faces were the Deity Clay-Viscid-Prince and the Deity Clay-Viscid-Prin-
cess. The names of the Deities that were next born from her urin were the Deity
Mitsuhanome and next the Young-Wondrous-Producing Deity {op. cit., p. 29).
FANTAISIES BIBLICO-MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 169
huit « divinités-tonnerres » et les cinq cents « guerriers des Enfer? »
trois pèches cueillies par lui, que le dieu Izanagi met en fuite cette
troupe ennemie, et c'est ainsi que la poursuite prend fin. « Et
Izanagi dit aux pêches : « De même que vous m'avez aidé, puissiez-
ff vous aider tous les gens du Japon, s'ils viennent à se trouver dans
« la peine ! », etc.
Chose bizarre : en reproduisant dans ses Aslralmythen (1901) la
traduction anglaise des chapitres du Ko-ji-ki contenant la légende
d'Izanagi el hanami, M. Stucken donnait tout au long ces deux
épisodes de la Cuisine des Enfers et des Pêches, qu'il devait exclure,
un an plus tard, de sa liste des motifs. Par contre, il supprimait,
dans cette même traduction anglaise, non pas seulement l'épisode...
sliocking des Trois Accidenls cliniques, mais celui de YEnfanl coupi;
en morceaux. Pourquoi ? c'est un mystère ; car aujourd'hui ce
dernier motif est devenu pour lui un des principaux éléments de
ses dissertations mythologico-astrologiques. et, ainsi que nous le
verrons plus loin, il « localise » cet Enfant dans la constellation du
Taureau ou, au choix, dans la constellation du Scorpion.
Tailler, rogner, ajouter sans autre règle que la fantaisie, ce n'est
pas uniquement par ces procédés que s'est constituée cette liste de
motifs. Il est aussi arrivé à M. Stucken de ne pas comprendre son
texte, et c'est pinsi qu'est né l'un de ses motifs les plus importants,
le motif n*' 4, Yellow Siream, « le Cours d'eau jaune ». — Pourquoi
M. Stucken, qui écrit en allemand, a-t-il donné à ce motif un nom
anglais, emprunté à la traduction Chamberlain ? nous l'ignorons ;
mais ce qui est certain, c'est que, en créant ce motif, M. Stucken a
pris à la lettre ce qui n'est qu'une façon de parler, un idiotisme
sino-japonais ; car il n'est question, dans la légende du Ko-ji-ki,
d'aucun cours d'eau proprement dit, jaune ou non.
Nous avons dit que M. Stucken n'a pas compris l'expression sino-
japonaise. Ici, en vérité, M. Stucken nous met dans un certain
embarras. On pourrait croire, par deux lignes de son résumé de la
légende, reproduit ci-dessus (p. 4 de sa brochure, lignes 17 et 18),
qu'il se serait rendu compte du sens de la locution Yellow Siream.
Et, d'un autre côté, dans tout le reste de l'opuscule, il procède
comme s'il n'avait rien vu du tout dans la question...
Mais il imjiorte avant tout de bien fixer la signification de ce
Yellow Siream, « le Cours d'eau jaune », conmie traduit M. B.-H.
170 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Chamberlain, ou Yellow Spring, Yellow Springs, « la Source jaune »,
« les Sources jaunes », selon les autres traducteurs, plus exacts :
difTérence qui, d'ailleurs, n'a pas grande importance.
Cette expression a été empruntée par les Japonais à la langue
rjiinoise, où elle signifie le domaine souterrain, le monde inférieur.
C.'i'^i là ce qu'ont fait remarquer tous les traducteurs de la légende
japonaise (1), et un sinologue des plus compétents, M. Edouard
Cliavannes, membre de l'Institut, professeur au Collège de France,
a bien voulu nous donner l'origine de cet idiotisme.
D'une part, la terre est symbolisée chez les Chinois par le jaune,
( L d'autre part, quand on creuse le jaune, le sol, on Inmve l'eau :
de là cette expression « les sources jaunes », appliquée au domaine
souterrain, où l'on a la jiossibilité de rencontrer de l'eau, des sources.
l'ne anecdote du Tso Tcho'an rendra sensible cette conception chi-
noise {2) : Le duc de Tch'eng, irrité contre sa mère, avait dérlaré
qu'il ne voulait plus la revoir avant d'être allé aux sources jaunes,
c'est-à-dire avant d'être mort. Plus tard, pour éluder son serment,
il fit creuser sous terre un tunrtel, où il se rencontra avec sa mère ;
il put dire qu'il n'avait revu sa mère que dans le domaine des
sources jaunes.
Cette anecdote fait bien comprendre l'origine de cette expression
« sources jaunes » ; mais il est certain que, dans la langue parlée ou
écrite, un Chinois, en employant la locution hoang-hiuen, « source
jaune », n'arrête sa pensée ni sur l'idée de « source », ni sur l'idée
de « jaune », mais sur un concept particulier, résultant tradition-
nellement de l'union de ces deux idées, le concept du monde infé-
rieur, des Enfers.
De plus, si de la Chine nous passons au .lapon, il est bon d'ajouter,
avec M. Karl Florcnz [op. cil., p. 47). qu«\ dans le Ko-ji-ki et le
ÎSihongi, les deux caractères idéographiques, importés de Chine,
(|ui, lus à la chinoise, donnent les mots chinois hoang-lsiuen, « source
jaune ». se lisent, à la japonaise, d'une façon toute différente :
i/omilsu-kuni ou ijomo-lsu-kuni, « le pays de ijomi ou yomo », c'est-à-
dire vraisemblablement « le pays de l'obscurité » (3).
(1) Voir L. de Rosiiy {op. cit., pp. 165 et 175) ; — Aston (op. cit., p. 24) ; — Karl
Florenz (op. cit., p. 47), et B.-H. Chamberlain, dans une note de la traduction
même que M. Stucken avait sous les yeux (p. 34).
(2) Legge, Chinese Classics, vol. v, p. 6.
(3) D'après un écrivain japonais, le mot yomi, dans l'expression « le pays de
yomi », pourrait être rattaché au sanscrit Yama, nom du dieu des Enfers dans
l'Inde : ce mot serait arrivé de l'Inde au Japon avec le bouddhisme. L'étymologie
est MHnis;intp : mais tlle n'est pas |)robable si, comme le fait observer .M. Florenz
FANTAISIES BIBLICO-MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 171
La vraie manière de traduire le texte japonais qui nous occupe,
c'est donc de dire, comme l'ont fait, du reste, les traducteurs : Et
Izanagi suivit sa défunte femme et « il entra dans le pays de yomi >\
ou « il entra dans le monde inférieur ».
De « cours d'eau » ou de « sources », pas la moindre mention.
Voici maintenant, littéralement reproduit, ce que dit M. Stucken
dans les deux lignes, visées plus haut, de son résumé de la légende
japonaise : « Izanagi... prend la résolution d'aller chercher sa femme
« pour la ramener du monde inférieur appelé Yellow Slream (hes-
« chliessl er, sie aus f/er « Yellow Slreamy) genannlen U nlerwelt zurùck-
« zuholen). [4® motif : Yellow Slream.] »
Il semblerait, à lire ce passage, que M. Stucken considère, lui
aussi, le Yellow Slream comme le « monde inférieur». Eh bien ! non.
Ce que, d'un bout à l'autre de son travail, il a dans l'esprit, quand il
mentionne le Yellow Slream, ce n'est pas l'idée du « domaine sou-
terrain », du « monde inférieur » ; c'est exclusivement l'idée de source,
de cours d'eau; c'est exclusivement avec cette prétendue source,
avec ce prétendu cours d'eau qu'il fait tous ses rapprochements,
comme on le verra plus loin. Et c'est ainsi que M. Stucken retrouve
son Yellow Slream dans des traits comme ceux-ci : mer Rouge
(pp. 15 et 22) ; mer Noire (p. 10) ; lacs de la Grèce (p. 12 et 14) ;
« fleuves desséchés » (p. 21) ; « pays bien arrosé » (p. 27) ; puits du
désert ou d'ailleurs (pp. 7, 32, 35, 36), — tous traits qui n'ont pas
le plus lointain rapport avec le « monde inférieur ».
Et voilà pourquoi M. Stucken n'a pas intitulé son 4*^ motif le
Motif du Monde inférieur; il lui fallait, pour ses rapprochements,
un motif dont le nom éveillât chez le lecteur l'idée de « source »,
de « cours d'eau » effectifs.
Récapitulons nos constatations :
1° Le document original japonais ne contient ni Vindignalion
de la déesse Izanami contre son mari, ni sa fuite dans le monde
inférieur. Ces deux traits, qui figurent dans le résumé de M. Stucken,
sont de l'invention de celui-ci.
Il n'est pas question davantage, dans le document original, —
bien que M. Stucken le donne constamment à entendre, — d'un
(op. cit., p. 49), le nom du dieu Yaraa a pris, dans le bouddhisme japonais, la forme
Emma.
i72 ÉTUDES FOLKLORIQUES
cours d'eau existant dans le monde inférieur, ni d'un ^ cours d'eau
jaune », ni d'un autre cours d'eau.
2° Le document original contient los traits suivants, que M. Stu-
cken a supprimés arbitrairement dans son résumé : la maladie, la
mort, l'enterrement de la déesse ; la cuisine des Enfers, dont il ne
faut pas manger, si l'on veut revenir sur terre ; les pêches, qui
mettent en fuite les monstres infernaux.
§ 3
PAR QUELLE u MÉTHODE " M. STICKEN RETROUVE PARTOUT SES MOITFS
On nous dira peut-être qu'en truquant ainsi un document qui
doit servir de fondement à toute une étude comparative. M, Stu-
cken est disqualifié, et qu'il n'y a plus lieu de s'occuper de ce que
M. Stucken peut écrire, surtout au sujet du document truqué par
lui. Mais, en définitive, ce serait épargner le châtiment de la publi-
cité à la soi-disant « méthode de comparaison des mythes », que
M. Stucken applique à tous ses documents, truqués ou non. Et la
vue de ces aberrations peut donner à réfléchir à des esprits intelli-
gents qui ne sont pas des disciples indécrochables de M. Stucken.
Nous poursuivrons donc notre examen de cette production du
Maître, à laquelle M. le Professeur Winckler a été si pressé de
donner place dans la collection de petits traités « rigoureusement
scientifiques », publiée sous sa direction.
Comme spécimen des procédés comparatifs de M. Stucken, nous
pouvons prendre sa démonstration de la «très étroite parenté » qui,
— par suite de leur dérivation respective du grand >< mythe pri-
mitif », — relierait entre eux un récit biblique, l'histoire cVyigar
et Ismaël, et la légende japonaise (1).
Mais il ne sera peut-être i)as inutile de rappeler d'abord, d'une
façon précise, les principaux traits du récit biblique {Genèse,
chap. XVI et chap. xxi. 0-"21) :
Sara, femme d'Al)raham, se voyant sans postéiité, donne à son
mari, comme seconde femme, Agar, une esclave égyptienne qu'elle
a. Mais bientôt Agar, qui se sent près de devenir mère, traite avec
(1) « ... [Es] komint aJs sehr nahe veruandi die Hagar-Legende (<3en., xvi, 5-1 '«)
in Betracht » (p. 7 de la brochure).
FANTAISIES BIBLICO-MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 173
in«'!pris sa maîtresse, et Sara se plaint à Abraham, qui lui dit : « Ta
servante est entre tes mains ; fais d'elle ce qui te plaira. » Sara
ayant châtié Agar, celle-ci s'enfuit. Tandis qu'elle est près d'un
puits, dans le désert, l'Ange du Seigneur lui dit de retourner chez
sa maîtresse : elle y donnera naissance à un fils dont les destinées
seront grandes. Agar obéit et appelle le puits « le puits du Vivant
qui me voit ». — Plus tard, Sara surprend Ismaël, fils d'Agar,
taquinant son fils à elle, Isaac (car elle aussi est devenue mère) ;
mécontente, elle demande à Abraham de chasser l'Égyptienne et
son fils. Abraham, après avoir résisté d'abord, finit par céder, sur
un ordre divin qui renouvelle les promesses faites à Agar au sujet
d'Ismaël, et Agar s'en va dans le désert de Bersabée. Là, pendant
qu'Ismaël est sur le point de mourir de soif, une intervention divine
la conduit à un puits, et le futur père, le futur chef d'un nombreux
peuple est sauvé.
En regard de ces deux chapitres de la Genèse, on peut mettre
aujourd'hui, grâce à une découverte faite il y a trois ans, un texte
bien intéressant, emprunté au Code dans lequel le roi chaldéen
Hammourabi, le fondateur de la grandeur de Babylone, fixa par
écrit, vingt ou vingt-trois siècles avant notre ère, la législation
traditionnelle qui régissait la Chaldée, le pays des ancêtres d'Abra-
ham et d'Abraham lui-même (1). Voici ce texte, que le Dictionnaire
de la Bible de IM. l'abbé Vigouroux (fascicule XXIV, 1904, vo Loi
Mosaïque] donjie, dans un grand fragment de la stèle, à la fois en
far--sirnilé et on traduction :
' Article 146. Si un homme a pris une épouse et si celle-ci [n'ayant pas
d'enfants] a donné à son mari une esclave qui lui procure des enfants; si
■ensuite cette esclave rivalise avec sa maîtresse, parce quelle a eu des enfants,
sa maîtresse ne peut la vendre : elle lui fera une marque et la comptera
parmi les esclaves.
>■ Article 147. Si elle n'a pas eu d'enl'ants, sa maîtresse peut la vendre. »
C'est, on le voit, un cas tout pareil aux démêlés entre Sara et
Agar, que vise ce point de droit chaldéen, et, comme le R. P. La-
grange l'a fait remarquer, les solutions données par cette vieille
(1) Ce Code de Hammourabi, en 282 articles, est gravé finement à la pointe sur
un bloc de diorite noire de 2 mètres 25 de hauteur avec un pourtour de 1 mètre 65
à 1 mètre 90. Ce monument législatif, le plus ancien qui existe, découvert en décem-
bre 1901, se trouve actuellement, comme on sait, au Musée du Louvre. C'est, rap-
pelons-le, le R. P. Schôil, O. P., cet infatigable déchiffreur, qui a, le premier, publié
le texte et la traduction du Code de Hammourabi.
174 ÉTUDES FOLKLORIQUES
législation échiirriil (['un jdiir aussi vil" (ju'inatloiitlu les deux
épisodes de l'histoire d'Agar. « Lorsque, dit le P. Lagrange, Sara se
plaint une première fois de sa servante (Ge/i., xvi, 6), Abraham
répond selon le droit que cela ne le regarde pas et que c'est à elle
k traiter sa servante comme elle l'entendra. Mais lorsque Sara veut
la chasser (Gen., xxi, 18), Abraham le trouve mauvais, et, en effet,
Sara excède son droit ; il cède cependant sur l'ordre spécial de
Dieu » (1).
Ce vieux Code de Hanimourabi peut nous aider à juger, dès
avant tout autre examen, si, dans l'histoire d'Agar, la Bible reflète
la (( carte du ciel » ou bien la vie réelle du temps et du pays où naquit
Abraham
Mais nous n'avons pas ici à conmienter les chapitres xvi et xxi
de la Genèse. Quand bien même nous posséderions les connaissances
nécessaires pour inter]>réter le langage si souvent figuré et mysté-
rieux de la Bible, l'objet du présent travail est strictement délimité.
Ce c|ue nous avons à examiner, c'est simplement quel rapport le
récit biblique peut bien avoir avec la légende japonaise d'Izanagi
el Izanami, donnée par M. Stucken comme reproduisant son « mythe
primitif " de l'humanité.
Un rapport très étroit ! répond M. Stucken, et il met sous nos
yeux le tableau suivant de rapprochements (nous copions ):
1" Motif : VEnjant coupé en morceaux. (Ismaël ; la jtreuve, on la trou-
Yera, Astmhnythen, II, pp. 111-117.)
2« Motif : .Séparation des premiers parents. (Agar quitte Abraham.)
3^ Motif : Vuite de la première mère dans le monde inférieur. (Agar
s'enfuit dans le désert : Gen., xvi, 7. Désert = monde inférieur.)
4^ Motif : Yelloiv Stream, le « Cours d'eau jaune ». (Agar s'enfuit près
de la source du désert, près de la source sur le chemin de Sour : Gen.,
XVI, 7.)
5® Motif : Le premier père s'en va pour ramener la première mère. (L'Ange
do lahvé va à la rencontre d'Agar pour la ramener. Il lui dit : « Retourne
chez ta maîtresse et soumets-toi à son autorité. « Gen., xvi, 9.)
6« Motif : Motiv des Schauens. Motif du <- regarder ». ( « Alors Agar
nomma lahvé, qui lui avait parlé : Tu es le Dieu qui voit. Car elle dit :
Certainement ici j'ai vu par derrière celui qui me voit. C'est pourquoi elle
(1) M.-J. Lagrange, La méthode historique, 2« édition, Paris, librairie V. Lecoffre,
1904, p. 164. — L'article du Dictionnaire de la Bible renvoie à ce livre pour ce qui
concerne le droit coulumier des Hibreux, dérivé de celui de leur pays d'origine, et
dont « Moïse n'eut qu'à trancsrire les lois déjà connues et observées par son peuple,
en y apportant les modifications exigées par la religion de ce peuple », et, selon
'énergique expression du P. Lagrange, en « excluant la pourriture » morale, que
) olérait le paganisme chaldéen.
FANTAISIES BIBLICO-MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF DÏICOLE 175
appela ce puits le Puits du Vivant (Izauagi, par opposition à Izauuiui
morte...) qui me voit. » Gen., xvi, 13, 14.)
7® Motif : (Manque).
8^ Motif : (Manque).
9^ Motif : (Manque).
10^ Motif : Dispute s'il y aura plus de morts que de vivants. (Peut-être
conservé d'une façon rudimentaire dans les paroles de l'ange à Agar : « Je
multiplierai ta postérité, et elle sera innombrable par sa multitude ».
Gen., XVI, 10.)
11^ Motif : (Manque).
Avant d'examiner ce tableau, il convient de le rectifier, d'après
les constatations faites plus haut.
Donc les motifs 2 et 3, Séparation des premiers parents et Fuite de
la première mère, introduits en contrebande par M. Stucken dans le
document original, doivent ('tre supprimés et remplacés par un
motif intitulé, si l'on veut, Mort de la première mère. — Quant au
motif no -1, Yellow Stream, ^ le Cours d'eau jaune », résultant d'une
locution sino-japonaise qu'il ne faut pas prendre à la lettre, il doit
laire place à un motif du Monde inférieur ou des Enfers.
Substituons maintenant, dans le tableau des rapprochements,
les vrais « motifs » aux faux, la Mort d' Izanami et le Monde infé-
rieur à la Fuite de la première mère et au Cours d'eau jaune, et
voyons ce qui en résultera :
Motifs 2 et 3. Agar s'enfuit de la maison d'Abrahani ; plus tard,
elle en est chassée. — La déesse Izanami meurt de suite de couches,
laissant «^on mari inconsolable.
Motif 4. Agar trouve dans le désert une source qui lui permet de
désaltérer son fils mourant de soif. — Izanami, après sa mort,
descend aux enfers.
Motif n^ 6. Agar, dans un élan de reconnaissance pour les pro-
messes divines, salue Dieu de ces paroles : « Tu es le Dieu qui voit »,
et elle nomme le puits « le puits du Vivant qui me voit )i. — Izanami
défend à son mari de la regarder, et celui-ci, ayant désobéi, voit ce
que M. Stucken, dans son résumé, appelle des choses « affreuses »...
Affreuses, en effet, car Izanami est en putréfaction et fourmille de
vers, et huit « divinités-tonnerres », qui viennent de naître (sic),
reposent sur les diverses parties de son corps.
Nous le demandons : quelle parenté, même lointaine, peut-on
découvrir dans ces rapprochements entre les textes non truqués ?
Revenons au « puits du Mvant qui me voit ». Prétendre qu'il
existe une relation de couimune origine entre Izanagi et le « Vivant »
176 ÉTUDES FOLKLORIQUES
par excellLMice, le « Dieu vivant », que rappelle le nom traditionnel
du puits, — et cela pour cette raison, (ju'Izanagi, n'étant pas mort,
comme Izanami, est vivant (vérité de M. de La l*alice), — c'est,
ce nous semble, une de ces idées qui se jugent pur leur seul énoncé.
Il faut en oire autant de l'idée de retrouver (motif n» 10), ne
serait-ce que d'une façon « rudinicntaire », dans la promesse d'une
innombrable postérité fuite à Agar, la menace de la déesse Izanami
à son mari : « J'étranglerai par jour un millier «riiommes de ton
pays ! » et la riposte d'Izanagi : « Et moi, j'en ferai naître quinze
cents ! »
Reste le motif n^ 1 (L'Enfant coupé en morceaux). — Nous n'avons
pas, en effet, à nous occuper du motif n° 5, où il s'agit de retour
après une fuite, le trait de la fuite n'existant pas dans la légende
japonaise non truquée.
M. Stucken nous dit que le motif de VEnfanl coupé en morceaux
s'incarne dans la personne d'Ismaël, et qu'il en a donné la « preuve »
dans ses Aslralmythen, aux pages 111-117. Nous nous sommes
reporté à ces pages, et, en fait de « preuves », nous y avons trouvé
des aftlrmations pures et simples : 1' « épisode d'Ismaël » serait
« un doublet » (ein Doubletle) du « sacrifice d'Isaac », lequel sacrifice,
dans une version primitive que personne n'a jamais connue, mais
que le flair de M. Stucken devine, aurait été consommé et suivi de
résurrection (!). Et M. Stucken ajoute (p. 117) : « Le souvenir de ce
« trait primitif de la mort de l'enfant et de son retour à la vie
u a laissé, dans la légende d'Ismaël, des traces évidentes (deutliche
« Spuren). » — Quelles sont ces « traces évidentes »? M. Stucken
laisse le lecteur les chercher lui-même.
Même application de res mêmes procédés à d'autres chapitres de la
Bible, et, notamment, même exploitation du motif de la Fuite de la
première mère, motif inventé par M. Stucken, ne nous lassons pas de
le répéter. C'est ainsi que M. Stucken prétend (pp. 21-83 de la bro-
chure) rattacher à son « mythe primitif » de la Séparation du Ciel et
de la Terre l'histoire de Moïse. Mais vous ne devineriez jamais ce qui,
d'après M. Stucken, représente la «première mère «dans le récit bibli-
que. Ce sont « les Israélites », et le « premier père », c'est le « Pha-
raon »! ! ! D'où suit cette belle série d'équations que nous transcri-
vons :
FANTAISIES BIBLICU-.MVTH(Jl.O<;iQUES Dl'X CHEF d'kCOLK 177
2^ Motif : Séparation des premiers parents. (Séparation des Israélites
de Pharaon.)
'A*^ .Motif : Fuite de la première mère dans le monde inférieur. (Fuite des
Israélites dans le désert.)
.')« \JoTiP : Le premier père s'en va pour ramener la première mère. (Pour-
suite, par Pharaon, des Israélites s'ent'uyant.)
Naturellement, le motif du Cours d'eau jaune (lequel, on l'a vu,
n'existe pas, en réalité, dans la légende japonaise) correspond, chez
M. Stucken. à la « Mer Rougo ».
Un autre motif, plus inattendu ici, c'est le motif du Dcshahillemenl
(no 11). On lit dans la Bible {Nombres, xx, 23) qu'Aaron, avant de
mourir, est dépouillé par Moïse de ses vêtements (sacerdotaux) et
<iue Moïse en revêt Éléazar, fils d'Aaron, en signe d'investiture de la
charge de grand-prêtre. C'est ce passage que M. Stucken rapproche
du « déshabillement » du dieu Izanagi. Sorti des Enfers, Izanagi
s'écrie : « Fi ! quelle horreur! Je suis allé dans un endroit afïreux et
« dégoûtant. Oui ! aussi vais-je procéder à la purification de mon
« auguste personne ^ perform Ihe purification of my august persan). Et
« il s'en alla dans une plaine, à l'embouchure d'une petite rivière
« près de Tachibana, dans l'île de Tsoukoushi, et il se purifia et se
« nettoya. Et le nom de la divinité qui naquit de l'auguste bâton
« qu'il jeta par terre [avant le bain] est tel nom... » Le Ko-ji-ki
donne successivement les noms de toutes les divinités nées de
r « auguste pantalon » (augusl îrowsers) et des autres pièces d'ha-
billement qu' Izanagi dépose successivement avant d'entrer dans
l'eau.
Tel est le passage du Ko-ji-ki dont M. Stucken prétend rapprocher
scientifiquement l'épisode biblique !
La « méthode de comparaison » de M. Stucken apparaît ici dans
toute sa beauté. Qu'importent à M. Stucken le fond des récits, les
ensembles ? Un détail lui suffit pour établir de prétendus rapproche-
ments entre des récits qui difïèrent complètement entre eux pour ce
qu'on pourrait appeler l'organisme général. Dans l'épisode d'Aaron,
il s'agit d'une transmission du pouvoir sacerdotal, passant d'un
grand-prêtre à son fils ; dans les aventures d' Izanagi, il s'agit d'un
bain de purification, nous allions dire de propreté, à prendre. Cela
n'empêchera pas M. Stucken d'assimiler Aaron, à qui Mo/se enlève
ses vêtements sacerdotaux pour en revêtir son successeur, à Izanagi
se déshabillant pour le bain. Il y a, de part et d'autre, des vêtement?
(en tout ou en partie) et ce détail domine tout, aux yeux de M. Stuc-
ken.
12
17î< ÉTLDLS ruJ.KI.OlUQUES
Après la Bible, la mythologie gréro-romaine. Là, M. Sturken avait
d'incontestables rapprorhenients à laire. 11 pouvait légitimement
rapprocher de sa Descente aux Enfers japonaise certaines Descentes
oujr Enfers classiques et nous-même nous essaierons de le faire
d'une façon précise, à la fin de ce travail, en recherchant ce (fu'esi,
au vrai, le document fondamental.
Mais non 1 ce n'est pas assez pour M. Stucken. Il lui faut, avant
tout, retrouver ]i\ aussi, — car M. Stucken est hanté. — sa « sépara-
tion des premiers parents, le Ciel et la Terre » et les ditTérents épi-
sode? de la légende japonaise dans laqnelh» il s'imagint» voir le relief
d«' son «1 mythe primitif ».
Ainsi. M. Stuckt-n ne se contente pas de ce que la mythologie nous
(lit d'Orphée, dese.endaid aux Enfers pitur en ramener sa femme Eu-
rydice, cfiinme Izanagi va y chercher sa femme Izanami. M. Stucken
veut qu'Eurydice soit morte de la même mort (ou à peu près) qu'Iza-
nami. Et. dans son tableau de rapprochements relatifs à Orphée et
Ennjdice (j). 12 de la lirochure), il nu>t ceci '
1^ Motif : Séparation des premiers parente. (Eurydice meurt, piquée
l)ar un serpent). Opheltès (civi:, ■ serpent ■) ) est fils d'Eurydice ; cf. Astral-
mi/lhen, p. 2*2. lùnydice meurt done par son fils. De même Izanami meurt
par son fils, le dieu du Feu (1).
11 y a bien quelques difficultés. El d'aliord. d'après le mythe grec
(jue M. Stucken rappelle lui-mcme à cette page 242 de ses Aslralmij-
Ihen à laquelle il renvoie, Opheltès est fils, non d'Eurydice, femme
d'Orphée, mais d'une Eurydice (ou Amphithéa), femme de Ly( urgue,
roi de Némée ; car il y a, dans la mythologie grecque, une douzaine
• l'Eurydice (2), dont ces deux-là sont les plus connues, comme il y a
eu. dans l'histoire de la Macédoine, au moins trois Eurydice, reines
ou princesses. Mais M. Stucken n'est pas embarrassé pour si peu,
et il adjuge, sans autre forme de procès, à Eurydice, femme d'Orphée,
le fils d'Eurydice, femme de Lycurgue.
En second lieu, dans le mythe grec, Opheltès meurt tout enfant
(1) Ici, soit dit en passant, M. Stucken revient au texte véritable du Ko-ji-ki
(la maladie et la mort d'Izanami) et oublie, pour un Instant, ses propres inventions,
lindignation et la fuite de la déesse.
(".') Exactement douze, d'après V Ausfùhiiiches Lexikon der grîeckischen und rœmi-
schen Mythologie, en cours de publication, sous la direction de M. W.-H. Roscher :
v Eurydike.
FANTAISIES BIBLICÛ-.MYTHOLOGIQUES D'L'N CHEF D'ÉCOLE 179
d'une piqûre de serpent. Un jour que sa nourrice (ou plutôt gouver-
nante) Hypsipyle le promène dans une vallée, arrivent des guerriers,
les Sept Chefs, qui demandent à Hypsipyle où ils pourront trouver
de l'eau. Elle les conduit à une source, après avoir déposé le petit
Opheltès sur une touffe d'ache. Pendant qu'elle est absente, un
serpent piqu* l'eniant, qui meurt. - L'origine des célèbres jeux
Néméens est rapportée à cet accident par les mythographes grecs.
Pour expier lu mort de l'enfant, dont les Sept Chefs étaient la cause
involontaire, c ux-ci aurai nt institué ces jeux où, en mémoire
d'Opheltès et de sa fin prématnrôr , Ipï jiiçros. même aux temps histo-
riques, présidaient en habits th- di ml i t ili-l i il.uaient aux vainqueurs
des couronnes d'ache.
Mais M. Stucken se préoccupe peu, et des mythographes grecs et
de.- jeux Néméens. Le petit Opheltès, déjà devenu, par la grâce de
M. Stucken, fils de l'Eurydice d'Orphée, deviendra de plus un «en-
fant serpent >\ qui fait périr sa mère. Et M. Stucken écrira, sans sour-
ciller : 0 Eurydice meurt donc par son fils, comme Izanami meurt
par son fils, le Dieu du Feu ».
Pour M. Stucken, l'étymologie d'Opheltès est donc certaine et
révélatrice : Opheltès tire son nom d'if.ç, « serpent » et ne peut
être que 1' « enfant-serpent » (Schlangenkind)... Fort bien ; mais si
l'étymologie n'était pas celle-là (1^ ? Car des gens qui savent le grec
estiment que ce nom d'Ophellès, que portent dans la mythologie
grecque cinq personnages différents, se rattache au verbe àfiXAs'.v,
« augmenter, faire croître, favoriser )>, d'où dérive le substantif
l'^t'/.'^.y., « accroissement, profit <>. Opheltès (ivs'/.Tr,;), c'est « celui qui
procure Toîe"/ y.i >>, « celui qui fait croître », «■ celui qui augmente »,
« celui qui favorise »... Que devient 1' « enfant-serpent » ?
Un dernier trait. 11 manquait au petit Opheltès. tel que le présente
la mythologie grecque, non seulement d'être le fils de l'Eurydice
d'Orphée, non seulement d'avoir fait mourir sa mère, mais encore
d'avoir été coupé en morceaux, comme le petit dieu du Feu japonais.
]\I. Stucken y mettra bon ordre, et, parlant lui-même, puisque les
documents mythologiques ne disent rien de cela, ou plutôt disent
implicitement le contraire, il conimencera de la façon suivante sa
liste de rapprochements :
l^f Motif : L'Enfant coupé en morceaux. (Orphée est déchiré par les
Ménades. Primitivement Opheltès était déchiré.)
(1) Voir le lexique mythologique de W.-H. Roscher. déjà cité, article Opheltès.
180 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Primilivemenl! M. Stuckon le certifie.
Le Cours d'eoii jaune, lui aussi, rlcvoit avoir sa place dans le mythe
d'Orphée el Eurydice, revu et corrige. M. Stuckcn la lui a faite en un
tour de main. Il pose comme allant de soi qu'Eurydice et la nourrice
Hypsipyle sont une seule et même personne. Or, Hypsipyle va près
d'une source ; donc, c'est Eurydice qui y va. Nous transcrivons :
4^ Motif : Yellou' Stream, « Le Cours d'eau jaune ». (La nourrice d'Ophel-
fès, Hypsipyle ( ^ Eurydice), à la source.)
Litl.-ral !
Aux Descentes aux Enfers classiques est venue se joindre, depuis le
dérhiiïrement des taltlettes de Ninive et de Babylone, une Desrente
aux Enfers assYro-babylonienne. Malheureusement, les feuillets d'ar-
gile sur lesquels a été gravé le texte cunéiforme de ce poème n'ont
pas été retrouvés au complet ; aussi est-il impossible de savoir pour-
(juoi la déesse Ishtar, la Vénus babylonienne, a voulu descendre aux
Enfers (1).
Arrivée à la porte du >' pays sans retour », Ishtar dit au portier
d'ouvrir : autrement, elle brisera la porte. Alors, le portier va annon-
cer sa venue à la reine Ereshkigal. u Ouvre-lui la {)orte. dit la déesse
des Enfers, et traite-la selon les lois antiques. >■ Et le portier ouvre
successivement sept portes, et, à chaque porte, il enlève à Ishtar un
de ses ornements ou de ses vêtements, jusqu'à ce qu'elle entre,
dépouillée de tout, dans le « pays d'où l'on ne revient pas ». Dès
qu'Ishtar voit Ereshkigal, elle veut se jeter sur elle, mais la souve-
raine des Enfers la fait mettre sous les verrous. — Grand émoi chez
les dieux du monde supérieur : maintenant qu'a disparu la déesse de
l'amour, de la fécondité, le monde va finir. Aussi le dieu suprême
crée-t-il un personnage mystérieux, Asoushounamir, qui, à son tour,
descend au.x enfers et réclame Ishtar. Enfin la déesse Ereshkigal
fait asperger celle-ci d'eau-de la vie, et Ishtar passe de nouveau les
sept portes, en reprenant, à chacune, l'ornement ou le vêtement
qu'elle y a laissé. — Ce qui vient ensuite dans le texte, d'ailleurs
(1) La Descente d' Ishtar aux Enfers a été traduite plusieurs fois, et en dernier
lieu par M. P. Jensen, dans ses Assyrisch-babylonische Mythen und Epen (Berlin,
1900), qui forme le tome vi de la Keilinschrijiliche Bibliothek. Nous suivons cette
traduction, qui passe pour la meilleure (pp. 80-91 du volume).
FANTAISIES BIBLICO-.MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 181
mutilé, est, de l'aveu de tous, extrêmement obscur, sinon inintelli-
gible.
Mettons maintenant le poème babylonien en regard de la légende
japonaise.
Dans le poème babylonien, une déesse descend aux Enfers, et,
après qu'elle y a été retenue prisonnière, sa geôlière lui permet d'en
sortir.
Dans la légende japonaise, un dieu descend aux Enfers, et il risque
de ne plus pouvoir en sortir ; mais il réussit à revenir sur terre, après
avoir échappé à une poursuite dirigée contre lui.
Il y a donc, ici et là, captivité aux Enfers ou menace de captivité ;
puis libération ou évasion. Ce n'est, sans doute, qu'une ressemblance
large, mais encore est-ce une ressemblance que M. Stucken pouvait
signaler, bien que, pour notre part, une étude attentive de la légende
japonaise et de la manière dont elle s'est formée nous ait donné la
conviction que le hasard entre pour beaucoup dans l'aiïaire. M. Stuc-
ken a préféré, à son ordinaire, s'arrêter sur des détails dont il fait
grand état et qui, dans les cas les plus favorables, ne sont que des
irompe-Vonl (pp. 6-7, 10-11 de la brochure et pp. 238-240 des Aslral-
mylhen).
Cette grande scène du dépouillement de toutes choses, dans
laquelle Ishtar doit tout déposer, bijoux, parures, vêtements, avant
d'entrer dans le domaine des morts, M. Stucken la compare à un
trait banal, au déshabillement du dieu Izanagi avant son bain de
purification. Il est vrai que M. Stucken estime que le déshabillement
d' Izanagi n'a rien de banal, attendu que le Ko-ji-kl indique succes-
sivement chacune des sept pièces d'habillement déposées ; sept
pièces, fait-il remarquer, tout comme les, sept pièces du costume
d' Ishtar.
Nous avons vérifié, et nous avons constaté que le Ko-ji-ki ne parle
pas seulement de pièces d'habillemenl déposées, et que les objets
déposés qu'il énumère sont au nombre de huit et non de sept. « Et
« Izanagi se purifia et se nettoya. Et le nom de la divinité née de
« l'auguste bâton faugusl staff) qu'il jeta par terre est tel nom. Le
« nom de la divinité née de l'auguste ceinture qu'il jeta par terre est
« tel nom. » Et ainsi de suite ju>(ju'à la divinité née du huitième
objet.
Pour avoir son nombre sept,~-M. Stucken supprime le premier
objot mentionné dans la légende japonaise, le bâton. (< Un bâton,
182 ÉTUDES FOLKLORIQUES
dit-il {AsiraImyUien, p. 239), n'est pas un objet d'habillement. » —
Qu'il en soit ou non. 1' <» auguste bâton « d'Izanagi n'en fait pas
moins partie d'une série d<^ Imii objets, et il joue absolument le même
rôle que 1' « auguste ceinture » ou 1' « auguste pantalon » : tous ces
objets, en effet, ne sont mentionnés que parce qu'ils produisent des
dieux, dont les noms sont soigneusement rapportés, comme le sont
ceux des divinités que font naître chaque acte, chaque mouvement,
pour ainsi dire, d'Izanagi et d'I/.anami.
Nous voilà, ce nou^ semble, un peu loin du poème babylonien.
Autre rapprochement fait par M. Stucken. Quand Ishtar se pré-
sente à la porte des Enfers, elle appelle le portier : « Portier ! ouvre
« ta porte ! Ouvre ta porte, que j'entre ! Si tu n'ouvres pas ta porte
c< et que je n'entre pas, je démolirai les battants, je briserai le verrou,
« je mettrai en pièces le seuil ; je ramènerai là-haut les morts, man-
« géant et en vie : plus nombreux que les vivants seront les morts. »
Dans la légende japonaise, il est aussi question de morts et de
vivants : on a lu, plus haut, ce dialogue final, des moins affectueux,
entre la déesse Izanami et son mari : « Eh bien ! dit la déesse, j'étran-
glerai par jour un millier de gens de ton pays ! — Et moi, réplique
le dieu, j'en ferai naître par jour quinze cents ! »
Quinze cents d'un côté, mille de l'autre, cela ferait jmr jour une
augmentation de cinq cents virauls, ainsi que le fait judicieusement
observer Izanagi. On se demandera si cette solution d'un petit pro-
blème d'arithmétique a forcément un lien avec la menace d'Isht'ar
dans le poème bal>ylonien : quand elle aura ranuMié sur terre les
innombrables générations descendues aux Enfers, il y aura sur terre
plus de morls que de vivants. Il nous semble que le passage du poème
babylonien et celui de la légende japonaise ne peuvent être ramenés
à une source commune, et que leur ressemblance, d'ailleurs superfi-
cielle, est toute fortuite... Mais nous conviendrons, — une fois n'est
pas coutume, — que le ra])prochement fait ici par ]\I. Stucken n'est
î)as de ceux (pii se njcltcnt de prime abord.
11 serait dillicile d'en dire autant des rapprochements qui vont
suivre.
40 Motif : Yellow Sircam, <' le Cours d'eau jaune » (= suhal ziki;.
Ici, M. Stucken parle assyrien, ce qui nous a obligé de recourir,
pour le comprensdre. aux bons offices d'un assyriologue. Et nous
ôvons appris que l'assyrien mis par M. Stucken en équation avec son
FANTAISIES BIBLICO-MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 183
Cours d'eau jaune est, un substantif signifiant «■ outre » de peau. —
Une outre, un cours d'eau pour remplir cette outre !... Si seulement,
il y avait un cours d'eau quelconque dans la légende japonaise !
mais, hélas ! il n'y en a point.
Nous avons dit que tous les hommes du métier reconnaissent que,
dans le poème d'Ishtar, ce qui suit la sortie des Enfers est extrême-
ment obscur. Que vient faire là, par exemple, certain « trésor » de
« pierres des yeux » (expression analogue à notre mot « œil de chat ») ?
Personne n'en sait rien ; personne, excepte M. Stucken.
Ces « pierres des yeux n sont des « amulettes », dit sans hésitation
M. Stucken (p. 11 de la brochure), et, à ce titre, elles doivent être
classées à la fois sous la rubrique des motifs 9 et 6. — (Motif n^ 9 :
Le rocher qu il faut mille hommes pour soulever.) Pourquoi Izanagi
a-t-il mis cette énorme pierre en travers de la sortie des Enfers ?
C'est pour barrer cette sortie aux monstres infernaux. Eh bien ! les
^^ pierres des yeux», si petites qu'elles soient, sont destinées, elles aussi,
à écarter ces monstres « et notamment la souveraine des Enfers ».
Quand ces monstres regarderont ces « pierres des yeux » (n" 6 : motif
du « regarder »), ils s'enfuiront. Et M. Stucken invoque, à l'appui de
cette interprétation, une certaine légende rabbinique, où il est ques-
tion d' « amulettes »... en parchemin.
Ici, ceux qui se rappellent le poème chaldéen se demanderont quel
besoin Ishtar peut avoir d'amulettes, « notanmient contre la souve-
raine des Enfers », puisque, ne s'étant pas échappée des Enfers, mais
en étant sortie avec l'autorisation expresse de la reine Ereshkigal,
elle n'a nullement à se préoccuper d'arrêter, pas plus au moyen
d' «amulettes» qu'au moyen de «rochers» mis en travers du chemin,
une poursuite qui n'a pas lieu... Mais est-il bien nécessaire de rai-
sonner là-dessus ? Du moment qu'avec la « méthode de comparai-
son des mythes » inaugurée par M. Stucken, l'étude des textes dans
l(!ur contexte, des documents dans leur ensemble, le souci de la
vraisemblance, le rejet de l'incohérent et de l'absurde, toutes les
règles du bon sens, en un mot, deviennent inutiles, on peut, croyons»
nous, se dispenser de discuter indéfiniment les résultats obtenus
par l'application de cette soi-disant « méthode ».
Nous passerons donc, sans plus tarder, à ces découvertes astrolo-
gico-mythiques qui ont fait de M. Stucken l'autorité de M. le pro-
fesseur Winckler et son « garant » en pareille matière (1).
(1) « Edouard Stucken, le garant de Winckler en matière astralo-mythologique... »
( Eduard Stucken, der Gewœhrsmann IVincldcrs in aslralmytkologischen Dingen... ).
184 ÉTUDES FOLKLORIQUES
§ IV
LES " MYTHES ASTT^AUX »
DANS LE DOCUMENT FONDAMENTAL DE M. STLCKEN.
Il faut aller jusqu'à la page 19 de la brochure pour voir apparaître
la « carte du ciel » et les « mythes astraux >. Et ce, à l'occasion d'un
conte kalmouck.
Ce conte kalmouck, M. Stucken ne paraît pas se douter que c'est
une variante altérée d'un thème indien très connu, qui peut se résu-
mer ainsi :
Une jeune fille se voit obligée d'épouser un personnage mystérieux
qui, pendant le jour, a toute l'apparence d'un animal (souvent d'un
serpent) et qui, pendant la nuit, dépouille son enveloppe animale, sa
peau de serpent, par exemple, et devient homme. La jeune femme,
ayant réussi à se saisir de l'enveloppe animale de son mari, la jette
au feu. Mais à peine la peau est-elle brûlée, que le mari disparaît et
retourne dans un séjour de félicité dont il avait été exilé, après avoir
été condamné à renaître sur terre sous forme de serpent ou d'autre
animal. La jeune femme, désolée, se met à sa recherche et, après de
longues pérégrinations et de dures épreuves, elle parvient à se réunir
à lui pour toujours (1).
Dans le conte kalmouck, qui fait partie du Siddhi-kûr, un recueil
de contes dont l'original est indien (2), ce thème se présente sous la
forme suivante :
Une jeune fille, qui est à la recherche d'un des buffles de son trou-
peau, arrive à un palais dans lequel elle entre, en franchissant suc-
cessivement quatre portes ; porte rouge, porte d'or, porte de nacre,
porte d'émeraudc. (Progression bien connue dans les contes populai-
■=— Ainsi s'exprime M. Karl Budde, professeur à la Faculté de Théologie protestante
de l'Université de Marbourg, dans un intéressant exposé critique des théo:ies de
M. ^^'inckler (Vas Aile Testament und die Ausgrabungcn, « L'Ancien Testament et
les Fouilles », 2^ éd., Gicssen, l'.»03, p. 2:}. Cf. pp. 1 1-12).
(1) Voir, dans le t. II de nos Contes populaires de Lorraine, les remarques
de notre n° 43, le Loup blanc, et particulièrement les pages 227 et suivantes.
(2) Le Siddhi-kiir (le < Mort doué du sidd/tin, c'esl-à-dire d'une vertu magique),
est une traduction ou plutôt une imitation d'un recueil sanscrit intitulé la Vetâla-
panichavinçati (les < Vingt-cinq contes d'un Vetâla ", démon qui entre dans le corps
des morts). — Le conte en question est le conte n" 7 de la traductinn allemande de
B. Jiilg : KalmUkisehe Mserehen. Die Mxrchen des Siddhi-kiir (Leipzig, 1866).
FANTAISIES BIBLIGO-MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 185
res et qui correspond, par exemple, à celle où d'un château de cuivre
on passe à un château d'argent, puis à un château d'or. M. Stucken,
lui, voit dans ces quatre portes le « rudiment )> des sept portes des
Enfers babyloniens.) La jeune fille pénètre enfin dans une salle
magnifique où, sur une table richement ornée, est un gros oiseau
blanc qui lui dit que, si elle veut l'épouser, il lui retrouvera son buffle,
La jeune fille refuse et se retire. Même aventure arrive, le lende-
main, à sa sœur cadette, et, le jour d'après, à sa plus jeune sœur ;
mais cette dernière accepte la proposition de l'oiseau, et elle reste
avec lui dans le palais. Quelque temps après, au cours d'une grande
fête qui a lieu près d'un temple, une bonne vieille dit à la jeune
femme que certain cavalier, objet de l'admiration de tous, n'est
autre que l'oiseau, son mari : pour qu'il conserve toujours sa forme
humaine, il faudra brûler sa « maison d'oiseau » (Vogelhaus). La
jeune femme réussit à la brûler. « Qu'as-tu fait ? dit le mari ; c'était
mon âme (sic), v Et il disparaît, pour être bientôt emporté par les
dieux et les démons, contre lesquels il est obligé de lutter. — Après
bien des traverses, la jeune femme retrouve enfin son mari, qui a
sur le dos tout un paquet de bottes. Il lui explique qu'étant devenu
le porteur d'eau des dieux et des démons, il a dû tellement marcher
qu'il a usé toutes ces bottes, A sa demande, elle rétablit la « maison
d'oiseau », y appelle l'âme de son mari, et celui-ci revient auprès
d'elle.
Rien de moins primitif que ce conte kalmouck, dans lequel le pro-
totype indien est, non seulement remanié, mais défiguré sur le point
essentiel. Dans le conte kalmouck, eu eiïet, l'enveloppe animale
qu'un être supérieur a été condamné à revêtir est devenue on ne
sait quelle cage (<( maison d'oiseau ») et, quand cette cage est brûlée,
non seulement le charme n'est pas rompu, comme dans le prototype
indien, mais celui qui habitait la « maison d'oiseau » n'aspire qu'à la
voir rétablie pour y rentrer. Évidemment l'idée mère du conte in-
dien n'a pas été saisie par l'auteur, kalmouck ou autre, de cet
arrangement.
Sur d'autres points encore, la forme véritable du conte est altérée,
notamment dans le passage ou 1' « homme à la cage » arrive, portant
sur son dos un paquet de bottes qu'il a usées au service des dieux et
des démons. Ici se voit clairement l'action que peut exercer dans les
contes V association d'idées.
Dans divers contes de cette famille, la jeune femme, quand elle se
met en route à la recherche de son mari disparu, se chausse les pieds
186 ÉTUDES FOLKLORIQUES
de souliers de fer, et il faudra qu'elle les ait usés (dans certains conte?,
qu'elle en ait usé sept paires) avant de retrouver le bien-aimé (1).
A un moment et dans nn pays qu'il est actuellement impossible de
déterminer (est-ce. dans l'Inde, lieu d'origine du livre kalniouck, ou
chez les Kalmoucks eux-mêmes, ou sur la route entre les deux ré-
gions ?), le souvenir exact de ce thème s'est obscurci, et il n'est
plus re-té (|u'iine idée flottante de souliers à user, de souliers usés. Or
il est arrivé (pie, jiour prendre corps de nouveau, cette idée a éveillé
dans la mémoire d'un ne sait quel arrangeur le souvenir d'un autre
thème, tout difl'érent pour l'ensemble, mais où il s'agit aussi de sou-
liers usés à marcher. C'est ainsi que cet élément étranger est venu
s'introduire à la place du thème original, dans le conte tel que le pré-
sente le livre kalmouck.
Ce second thème nous est donné, en une forme européanisée, par
l'Italien Astemio (Abstemius), dans la oS*^ Fabula'dn son Hecalomif-
ihium (Venise, 1495) : Un scélérat, pour pouvoir braver impunément
la justice, a mainte fois « imploré le secours du diable », et le diable
l'a toujours tiré d'alTaire. Un jour que cet homme est pris de nouveau
et jeté ilans un cachot, il appelle son protecteur. Le diable lui a}»pa-
raît, chargé d'un gros pacfuet de souliers usés (magnum calceorum
perlusorum fascem super humeros habens),— tout à fait, comme on
voit, le trait caractéristique du conte kalmouck, — et lui dit : « INlon
ami, je ne puis plus te venir en aide : j'ai fait de telles courses pour te
délivrer, que j'ai usé tous ces souliers. Il ne me reste plus d'argent
pour en acheter d'autres. Donc, il te faut périr (2). )^
Qu'on le remarque l>ieii : nous ne prétendons nullement qu'il y ait
une communauté quelconque d'origine entre les deux thèmes. Tout
au contraire. Si l'un est venu se substituer à l'autre dans le conte
kalmouck, c'a été, — la vieille expression proverbiale doit être prise
ici à la lettre, — à propos de bolles.
Et c'est dans ce conte kaltiuiuck, dans ce document de seconde
main, — lequel, d'ailleurs, cela saute aux yeux, ne présente aucun
(1) Un maître en folklore, le regretté Reinhold Kœhler, a donné diverses indica-
tions au sujet de ce thème (Kleinere Schriften, Weimar, 1898, I. pp. 61, 316, 573-574)
Aux contes mentionnés par lui, on peut ajouter un conte turc, recueilli par M. J.
Kuno? iUngarische Revue, 1888, p. 331), et un conte arménien (collection Chala-
tianz, Leipzig, 1887, p. xxiv).
(2) Pour une autre branche de ce thème, voir R. Koehler, op. cit., II, p. 40fiseq.
FANTAISIES BIBLICO-MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 187
trait de ressemblance avec la légende japonaise et, par suite, avec
le «mythe primitif» dont cette légende serait le reflet, — que M. Stuc-
ken va chercher des détails, tout aussi peu primitifs que le reste,
pour tirer de ces particularités insignifiantes l'interprétation astro-
nomique de son « mythe primitif », la « séparation des premiers
parents, le Ciel et la Terre ». Ainsi, il y prendra le détail du « buffle »,
détail si peu important que l'animal échappé pourrait être une chè-
vre ou un mouton au lieu d'un buffle, sans que le corps du récit en
subisse le moindre changement. Mais, ainsi qu'on va le voir, ce buffle
a, pour jM. Stucken, une importance capitale ; ce buffle, nous n'exa-
gérons pas, est, pour M. Stucken, une révélation.
Donc, d'après M. Stucken (p. 19 de la brochure), « il résulte avec
une rare clarté (mit seltener Deullichkeii) » du conte kalmouck des
« faits importants (wichlige Thalsachen) -, comme ceux-ci :
D'abord « le fait que le premier père est le porteur d'eau des « dieux.
« Le premier père est donc localisé (lokalisierl) dans le Verseau,
« dans la constellation de VAquarius. Donc ces figures d'Izanagi,
« d'Orphée et tant d'autres ont dans V Aquarius leur équivalent astral
« (ihr astrales Aequivaleni) v.
Ce n'est pas tout. Il y a encore, continue M. Stucken, « ce fait, que
« la première mère, qui s'en va vers les Enfers, est mise en relation
« (in Verbindung gebracht) avec un buffle, c'est-à-dire avec un tau-
« reau. D'où je conclus que la première mère était localisée dans la
« constellation du Taureau, ou dans une partie de cette constella-
« tion », dans l'étoile Aldebaran. M. Stucken arrive à cette dernière
précision au bout d'une page, non plus de kalmouck, mais de grec
(p. 20).
La première mère étant « vraisemblablement l'étoile Aldebaran »,
(I il est naturel, dit M. Stucken (p. 30), de conjecturer que le fils de la
« première mère était localisé dans le voisinage de l'Aldebaran ».
Et, en effet, comme couronnement d'une argumentation où le grec
cède en partie la place à des allusions à la « mythologie finnoise et
germanique », au Zend-Avesla, à 1' « épopée babylonienne de Sham-
hazi », M. Stucken écrit ceci (p. 31) : « Nous arrivons donc à ce résul-
« tat ,que l'Entant coupé en morceaux est la « constellation du Tau-
« reau. » Il est vrai que l'Enfant coupé en morceaux est la « constel-
lation du Scorpion », ainsi qu'il résulte d'autres considérations
astrologiques (p. 34) ; mais, dit M. Stucken (ibid.), «cette contra-
« diction s'explique « par ce fait que [dans l'astronomie antique], le
« Taureau et le Scorpion étaient des constellations complémentaires
« ( Komplementxr- Geslirve } ».
488 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Tout cela est débité avec un sérieux imperturbable.
Oui, en vérité, « la carte du ciel est la clef de la mythologie »,
comme dit M. le Professeur Winckler, et c'est une gloire pour
.M. Stucken d' « avoir fait cette dôcouvertr' » (1) !
§ V
CE ou'est, al vrai, le document fgndamentai. de m. stlcken
II nous reste à rechercher, — ceci, c'est du vrai folk-lore, — ce
que peut JMen être ce document japonais dans lequel M. Stucken
voit un reflet, le plus fidèle de tous, du « mythe primitif-, Unnylhus,
de l'humanité.
Eh bien ! disons-le dès maintenant, loin d'avoir le cachet du pri-
mitif, la légende japonaise, fixée par écrit en l'an 712 de notre ère
dans le livre sacré le Ko-ji-ki et, quelques années plus tard, dans le
Nihongi ('2), est un composé, une combinaison plus ou moins heu-
reuse de trois ou quatre thèmes difterents, quoique voisins, et devant
se classer tous sous la rubrique générale : la Descente dans le monde
inférieur.
Le premier de ces thèmes n'est pas diflicile à reconnaître : c'est
.celui dont la mythologie grecque a fait le mythe d'Orphée el Eury-
dice. Orphée descend aux Enfers, comme Izanagi, pour en ramener
sa femme. Mais ensuite le récit difïère considérablement de la légende
japonaise. Pluton, qu'Orphée implore, lui rend Eurydice, à condition
qu'il ne se retournera pas avant d'être revenu chez lui. Orphée, se
méfiant de la promesse de Pluton (c'est la version d'Apollodore,
Bihliolheca, 1, 3, 2), veut regarder si Eurydice le suit ; il se retourne,
et Eurydice lui échappe pour toujours.
Le second thème, c'est celui qui est devenu le mythe de Cérès el
Proserpine, non moins classique que celui d'Orphée. Cérès descend
aux Enfers pour y chercher sa fille Proserpine, enlevée par Pluton.
Elle la ramènera sur terre, si la jeune fille n'a rien mangé dans le
monde inférieur ; mais Proserpine y a mangé quelques grains de
grenade. Aussi est-il décidé qu'elle passera un tiers de l'année avec
Pluton, et le reste avec les autres dieux (3).
(1) Die Erkenntniss von der Himmelskarle als Schltissel der Mythologie gehort
Stucken, Astralmytken (Hugo Winckler, op. cit., II, p. 276, note 1).
(2) Ces deux livres sont la source principale pour la connaissance de la mytho-
logie du Shinto, la vieille religion du Japon, réinstallée, il y a quelques années,
comme religion nationale oiruielle, avec la nouvelle constitution.
(3) D'après la Griechische Mythologie de L. Preller (.3*' édition, revue par E. Plew,
FANTAISIES BIBLICO-MYTHOLOGIQUES D'UX CHEF D'ÉCOLE 189
\'ient ensuite un troisième thème, qui présente deux formes prin-
cipales, existant l'une et l'autre dans les îles malaises, et qu'il faut
donner un peu en détail ; car nos lecteurs pourraient difficilement
les aller chercher dans le livre hollandais très rare et dans les revues
hollandaises et allemandes très spéciales et par suite peu répandues,
où nous avons eu la bonne fortune de les trouver.
Première forme (recueillie chez lesBataks de l'île de Sumatra) (1).
Un jeune honime, Sangmaima. dont le champ est ravagé par des
sangliers, emprunte à son oncle une lance qui ne manque jamais le
but. Avec cette lance, il atteint un des sangliers ; mais le bois casse,
et le fer reste dans la plaie de l'animal, lec[uel s'enfuit vers le monde
inférieur. L'oncle réclamant sa lance et ne voulant pas entendre
parler de dédommagement, Sangmaima tresse une longue corde, par
le moyen de laquelle il descend dans le monde inférieur, où il se
donne comme apportant l'élixir de vie. On le conduit chez le roi,
dont la fille a été blessée au pied dans le monde supérieur. Sang-
maima retire de la plaie un fer de lance qu'il reconnaît pour le sien,
et il voit ainsi que la princesse ne fait qu'un avec le sanglier blessé.
On le marie avec elle ; mais il ne songe qu'à remonter sur terre.
Étant enfin parvenu à déjouer la surveillance dont il est l'objet, il
prend la fuite pendant la nuit. Le matin, sa femme el la famille de
celle-ci se mellenl à sa poursuile et arrivent à la corde par laquelle il
est descendu, juste au moment où il est en train d'y grimper. Ils
y grimpent eux-mêmes, et sa femme va l'atteindre, quand Sang-
maima coupe la corde au-dessous de lui, et tout dégringole (2).
Berlin, 1875), t. I, p. 628, la grenade, ici, serait symbolique, et le sens de cette partie
du mythe serait qu'au moment où Cérès arrivait aux Enfers, Proserpine était déjà
devenue l'épouse, la compagne légitime de Pluton. « La grenade, ajoute-t-on, est,
à cause de l'abondance de ses grains, un symbole naturel de la fécondité et du ma-
riage. » — Il nous semble que l'ouvrage allemand attache beaucoup trop d'impor-
tance au genre d'aliment pris par Proserpine aux Enfers. Le point important
n'est pas qu'aux Enfers Proserpine ait mangé une grenade, mais qu'elle y ait mangé.
C'est ainsi que, dans certains contes anglais, celui qui a mangé des aliments des
fées doit rester chez les fées (Ludwig Lenz, Die neuesten englischen Mœrchensamm-
lungen itnd ihre Quellen, Cassel, 1902, p. 82). Tout à fait, comme on voit, la < cuisine
des Enfers » de la légende japonaise.
Si nous avions à traiter ce sujet d'une manière spéciale, nous montrerions qu'on
trouve un souvenir de ce thème dans l'épopée finnoise le Kalcvala et dans deux
livres sanscrits [Taittirya Brâhmana et Kâlha U panishad ) ; mais, ici, cela nous
entraînerait beaucoup trop loin.
(1) Bataksche Vertellingen verzameld door C. M. Pleyte (Utrecht, 1894), p. 143 seq.
(2) A ceux qui s'intéressent à l'étude comparative des contes populaires, nous
signalerons un conte de la même région qui a été recueilli par M. X. Adriani chez
les To Radja de l'île Célèbes, et qui relie le conte batak à toute une famille de contes
asiatico-européens (Tijdschrift voor Indische Taal-Land-en Volkenkunde, Batavia,
lUO ÉTUDES FOLKLORIQUES
Seconde forme (recueillie chez les Touml»ulu du Minahasa, dans
l'île Célèbes, el chez les habitants des îles Kêi, taisant partie des
Moluques). Ici, nous avons affaire à ce qu'on pourrait appeler la
forme mariliine de ce conte. Ce n'est pas un fer de lance que le héros
va chercher dans un autre monde ; c'est un hameçon (prêté par son
frère) qu'il lui faut retirer de la mer.
Chez les Toumbulu (1), le héros, après avoir plongé, arrive, au
fond de la mer, dans un village où l'on est en train de sacrifier un
porc pour la guérison d'une jeune fille dans le gosier de laquelle est
demeurée une arête. Le héros voit tout de suite de quoi il s'agit ;
il promet de guérir la jeutie fille, et, quand il est seul avec elle, il
retire avec précaution s(jn hameçon, qu'il met en sûreté. Point de
mariage dans cette variante, lievenu à la place où il a plongé, le héros
ne retrouve plus son canot ; heureusement, un gros poisson, dont il
demande l'assistance, le prend sur son dos et le ramène sur terre.
Chez les habitants des îles Kêi (2), le conte est beaucoup plus sim-
ple. Le héros rencontre le poisson Kiliboban, qui lui promet de l'aider
à retrouver l'hameçon. Et, de fait, Kiliboban, rencontrant ensuite
le poisson Kerkeri qui ne cesse de tousser, lui demande la permission
d'examiner son gosier, et il y trouve l'hameçon, qu'il rapporte au
héros.
Cette forme marilime était connue des vieux .Japonais; car nous
la retrouvons dans le Ko-ji-ki et dans le yHiongi, c'esl-à-dire dans
les livres eux-mêmes où figure la légende d'Jzanagi el Izanami (3) :
tomes XL, 1897, p. 365, et xlv, 1902, p. 438) : Sept frères vont à la chasse ; le plus
jeune attrape sept cochons ; les autres rien du tout. On fume la chair des cochons,
et l'aîné reste à la maison pour la garder. A peine les autres sont-ils partis, qu'un
vieu.v bonhomme sort d'un trou et emporte la viande, sans que l'aîné des frères ait
osé lien faire contre lui. Même aventure arrive aux autres frères, jusqu'au plus
jeune. Celui-ci parvient à surprendre le vieux et à lui enfoncer dans le dos une pique
de chasse que son grand-père lui avait prêtée. Le. vieux s'enfuit, emportant la pique,
et le jeune homme ne peut la rendre à son grand-père. — Suit la descente dans le
monde inférieur, où seul le plus jeune frère ose descendre, suspendu à une corde.
Il apprend dans un village, que le chef est malade : il a une pique enfoncée dans le
dos. Le jeune homme dit qu'il peut le guérir, et on l'introduit auprès du chef. Dès
qu'il est seul avec le vieux, il le tue, reprend la pique et se hâte de regagner l'en-
droit par lequel il est descendu. — Chemin faisant, il passe auprès de sept jeunes
filles qui consentent à le suivre dans le monde supérieur. On les remonte tous ensem-
ble, et chacun des frères prend une des jeunes filles pour femme.
Nous ne pouvons ici que renvoyer aux remarques de nos Contes populaires de
Lorraine, n°' 1 et 52, où nous avons, en 1886, étudié les contes de cette famille.
11 y aurait, aujourd'hui, à faire plus d'une addition à notre travail.
(1) Zeitschrift fur Ethnologie, t. xxv (Berlin, 1893), p. 534,
(2) Jhid.
(3) C'est à M. Friedrich W.-K. Millier, professeur de chinois à l'École des langues
orientales de Berlin, qu'il faut reporter l'honneur d'avoir fait cette découverte
FANTAISIES BIBLICO-MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 191
Le dieu Hohodemi, le chasseur, a perdu dans la mer l'hameçon que
lui avait prêté son frère, le dieu Hoderi, le pêcheur. Celui-ci en exi-
geant la restitution, Hohodemi va se lamenter auprès du dieu du
Sel, qui lui donne un bateau et l'envoie chez le dieu de la Mer. Là
Hohodemi trouve bon accueil, et le dieu de la Mer le marie finale-
ment avec sa fille. Au bout de trois ans, Hohodemi se rappelle l'hame-
çon et devient triste. Le dieu de la Mer se l'ait conter par lui son
affaire ; après quoi, il convoque tous les poissons de la mer et leur
demande si l'un d'eux n'a pas l'hameçon. Les poissons répondent que
le ialii s'est plaint d'avoir (hins le gosier quelque chose qui l'empêche
de manger : il a sans doute avalé l'hameçon. Le gosier flu lahi est
inspecté, et on y trouve l'hameçon (1). Le dieu de la Mer permet
alors à Hohodemi de retourner dans son pays. Mais auparavant la
femme de Hohodemi dit à son mari qu'elle est enceinte : elle fera
ses couches non pas au fond de la mer, mais dans le pays de Hoho-
demi ; elle demande à celui-ci de lui faire bâtir une maison sur le
bord de la mer et de l'y attendre. Quand le moment de sa délivrance
est venu, elle arrive, montée sur une grosse tortue, avec sa plus jeune
sœur, et dit à Hohodemi : u Quand une étrangère est pour accoucher,
elle reprend la forme qu'elle a dans son pays natal. Je vais donc
reprendre ma forme naturelle. Ne me regarde pan ». Mais Hohodemi,
surpris de ces paroles, la regarde et la voit sous forme de monstre
marin, se tordant par terre. Effrayé, il s'enfuit. Sa iemme, très mé-
contente et honteuse d'avoir été vue, le quitte en laissant à sa sœur
le soin de l'enfant.
Tels sont les mythes et contes qu'il faut connaître, si l'on veut étu-
oier la formation de la légende japonaise, faite de pièces et de mor-
ceaux.
Le thème principal de cette légende cV Izanagi el Izanami est, nous
l'avons dit, le thème dont les Grecs ont fait le mythe cV Orphée et
Eurydice. Mais, par suite d'une de ces aZ/rac/ions qui parfois s'exercent
réciproquement entre thèmes voisins, il s'est introduit ici dans le
dans le Ko-ji-ki, I, sect. 42 (Cf. Nihongi, liv. II, ch. v) et d'avoir signalé le rappro-
chement à faire avec les deux contes des îles malaises (Zeitschrift fiir Ethnologie,
loc. cit.).
(1) Voir, dans nos Contes populaires de Lorraine (remarques du n° 3, p. 49) l'indi-
cation d'un conte serbe et d'un conte de la Haute-Bretagne où le roi des « animaux
marins » (ou le roi des poissons) convoque tous ses sujets pour qu'ils retrouvent un
trousseau de clefs jetés dans la mer.
192 i^:ti'des folkloriques
thème cVOrphce lui élément du thème que, pour altréjj^cr, nous appel-
lerons le thème de Cérès el Proserpine. Cet élément. — que M. Stuc-
ken a supprimé arhitrairement i)armi les « motifs » de la légende
japonaise, — c'est la nourriture prise dans les Enfers. « Ah ! s'écrie
la déesse Izanami en voyant son mari aux Enfers, quel malheur que
tu ne sois pas arrivé plus tôt ' J'ai mangé de la cuisine des Enfers. )i
Izanami, comme Proserpine, est forcée de rester aux Enfers, parce
qu'elle y a mangé. Et, par suite, il ne peut plus être question
de conditions imposées à l'Orphée japonais pour la ramener sur
terre.
Les Japonais ou autres auteurs de l'arrangement qui constitue la
légende japonaise l'ont senti, et ils ont remplacé toute la dernière
partie du thème d'Orphée par une comhinaison d'éléments emprun-
tés à d'autres descentes dans le monde inférieur, analogues à celles
du groupe de contes des îles malaises.
Il est à remarquer que, dans la version du Ko-ji-ki, la suture entre
les deux thèmes a été mal faite : il est resté ce qu'on pourrait appeler
un iémoin de cette dernière partie du thème d'Orphée, qui devait
être complètement coupée. « Quel malheur, dit Izanami, que tu ne
« sois pas arrivé plus tôt ! .J'ai mangé ae la cuisine des Eniers. Néan-
« moins, comme je te sais gré de ta venue, je désire retourner sur la
« terre. Je vais discuter l'affaire avec les divinités des Enfers. Ne me
« regarde pas. « Et, là-dessus, elle entre dans le « palais >.. On pour-
rait croire qu'elle va y avoir une conférence avec les divinités des
Enfers, à l'effet de régler les conditions de son retour sur la terre.
Pas du tout : quand son mari la regarde, elle est gisante, en putré-
faction, dans ce même palais.
Dans la version du Nihongi, la coupure a été mieux faite. Après
avoir dit à son mari (juc malheureusement elle a mangé de la cuisine
des Enfers, Izanami ajoute simplement qu'elle va dormir, et prie
Izanagi de ne pas la regarder.
Cette « défense de regarder », qui, au premier abord, semblerait
un demeurant du thème d'Orphée, ne présente, en réalité, dans la
légende japonaise, qu'une ressemblance superficielle avec le trait
classique. Ce n'est pas, comme dans Orphée, le souverain des Enfers
qui défend au mari de se retourner pour regarder sa femme ; c'est la
femme elle-même qui défend à son mari de la regarder. Et pour-
quoi ? parce que la déesse Izanami ne veut pas être vue par son
mari « en putréfaction et fourmillant de vers ». L'infraction à cette
défense a pour conséquence la fuite du dieu Izanagi, dégoûté,
FANTAISIES BIBLICO-.MVTIIOI.OCIQUES D'CX CFIEF D'ÉCOLE 193
épouvanté de ce qu'il a vu, et la colère de la déesse, humiliée d'avoir
été vue en pareil état.
Ce à quoi ressemble véritablement ce singulier passage de la
légende japonaise et ce qui nous indique peut-être dans quelle
direction il faut chercher la provenance de tout l'arrangement,
c'est la fin de cette autre légende, également japonaise, de Hoho-
demi, si évidemment apparentée aux contes malais. Là aussi, la
femme (la déesse que Hohodemi a épousée au fond de la mer)
défend à son mari de la regarder, et, là aussi, le mari s'enfuit épou-
vanté de ce qu'il a vu, quand, pour enfanter, sa femme a repris la
forme de monstre marin.
Dans la légende à'Izanagi et Izanarni, la femme manifeste son
irritation contre son mari, non pas en le quittant brusquement,
comme dans la légende de Hohodemi, mais en lançant des monstres
infernaux à sa poursuite et en le poursuivant finalement elle-même.
C'est là encore un trait que nous retrouvons dans nos contes malais
(première forme) où il est certainement jjien mieux à sa place.
On comprend très facilement, en effet, dans le conte batak de
Sumatra, que la femme épousée dans le monde inférieur par Sang-
maima veuille le retenir et cherche à empêcher sa fuite (1). Par
contre, on ne voit pas bien, dans la légende cVIzatiagi el Izanarni,
pourquoi Izanami, si fâchée contre son mari, veut le garder auprès
d'elle ? Est-ce par vengeance et pour lui faire partager sa triste
condition ? Est-ce par un reste d'afï'ection ? Quoi qu'il en soit, le
morceau est assez mal cousu à l'ensemble.
Indiquons enfin un thème qui, dans la légende japonaise, est
venu s'ajouter à ceux que nous venons de passer en revue. C'est le
thème des Objets jelés pour retarder une poursuite.
Ce thème a fourni à M. Stucken deux de ses motifs (n^ 7, les
Grappes de raisin, et n^ 8, le Peigne), et il se trouve que ces deux
motifs correspondent respectivement aux deux subdivisions du
thème en question, à ses deux sous-thèmes.
Dans le motif n^ 7, le dieu Izanagi, se voyant serré de près par les
« Affreuses femmes des Enfers », leur jette sa coifïure, qui aussitôt
(1) Le conte batak dit que les gens du monde inférieur font bon accueil à Sang-
maima, mais qu'ils ont l'intention de le manger plus tard. Ne serait-ce pas une addi-
tion au récit original ?
13
lil'i ÉTLDKS FOLKLUKiyUKS
se tran.->l(»iiiie «-a grappes de raisin. Elles s'urrêtonl à ramasMi r<-s
grappes et à les manger. De ce fait, la poursuite est retardée.
De même, dans un conte des sauvages du Brf-sil (S. Romero,
Contas populares do Bra:il, Lisbonne, 1885, p. 198), en s'enfuyant
de chez une ogresse, le héros, sur le conseil de la fille de celle-ci,
ordonne à certains paniers, qu'elle lui a fait faire, de se transformer
en gihier de toute sorte. L'ogresse s'arrête à manger toutes ces
bêtes.
De même encore, dans un conte zoulou (H. Callaway, Narserii
Taies, Tradilions and Hislories of the Zouloiis, Natal, 1867, p. 167
seq.), une jeune fille, retenue dans une caverne magique, qui s'ouvre
d'elle-même quand on prononce certaines paroles, parvient à s'en
échapper, et elle jette derrière elle, dans sa fuite, des graines de
sésame, pour que les ogres qui la poursuivent s'arrêtent à ramasser
ces graines. — C'est aussi, détail très curieux, des graines de sésame
que, dans un conte malais de l'île Célèbes (1), des enfants poursuivis
jettent derrière eux. et ils gagnent ainsi assez de temps pour arriver
à un gros rocher qui, à leur prière, s'entr'ouvre et les laisse passer.
(Notons cette liaison entre le thème du Rocher qui s'ouvre et celui
des Objels jelés. se trouvant à la fois dans l'Afrique méridionale et
dans les îles malaises ; signe évident, — comme le trait des graines
de sésame. — d'une transmission qui. d'un même pays, a amené
ce conte dans le Sud de l'Afrique et dans l'Extrême-Orient) (2).
Les Grecs, ces artistes qui embellissaient tout, ont donné, dans le
mythe iVAlalanlc, quelque noblesse à ce sous-thème très grossier
des Objets jelés. Dans la lutte à la course, dont sa main sera le prix,
Atalante s'arrête, pour ramasser, non quelque chose de vulgaire,
mais des objets précieux qu'elle n'a jamais vus, les pommes d'or
jetées derrière lui par le prétendant qu'elle poursuit et qui vaincra,
s'il n'est pas atteint par elle.
Le point caractéristique, dans ce premier sous-thème, c'est que '
les objets sont jetés dans une poursuite pour qu'ils soient ramassés.
Quant à la nature des objets, — que ce soient des grappes de raisin,
ou des graines de sésame, ou des pommes d'or, — cela est indiffé-
rent. Aussi, à propos des grappes de raisin jetées par Izanagi aux
(1) Etude sur la littérature des To Radja, par le D' N. Adriani, dans Tijdschrift
voor Itidisehe Tnal-Land-en Volkenfiiinde, t. XI, (Batavia, 1897), p. 37.S.
(2) Il est très singulier que, dans le conte si connu d'Ali Baba et les Quarante
Voleurs, les paroles qui font s'ouvrir une caverne sont : <■ Sésame, ouvre-toi ». Il y a
certainement lien entre le conte arabe des Mille et une \uits et les contes malais
et zoulou.
FANTAISIES BIBLICO-MYTIÎOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 195
monstres infernaux pour retarder leur poursuite, est-il vraiment
plaisant de voir M. Stucken donner, comme rapprochements à faire,
la « vigne » plantée par Dionysos (p. 12), le « nectar » bu par Tantale
(p. 15) et, « rudimentairement », 1' « 0''qiasme de la légende d'Or-
phée V (p. 13).
Le motif n" 8, le Peiqne, se rapporte certainement à la seconde
forme du thème générai des Objets jelés. Dans ce sous-thème, les
objets jetés sont, pour ainsi dire, symboliques : un peigne, une
brosse jetés deviennent une épaisse forêt ; une pierre, une mon-
tagne ; un miroir, un lac. Ainsi, pour nous borner au peigne deve-
nant une forêt, nous retrouvons ce trait dans un conte grec moderne,
dans un conte kirgliiz de la Sibérie méridionale, dans un conte
lapon, un conte samoyède, un conte arménien, un conte ossète du
Caucase (1). Nous laissons de côté les contes oîi le peigne devient,
non une forêt, mais une montagne, vraisemblablement une mon-
tagne couverte de forêts (2), et ceux où l'idée première s'altère
davantage (3). — Dans tous les contes de ce sous-thème, ceux qui
poursuivent ne s'arrêtent pas pour ramasser les objets jetés ; ils
sont arrêtés par des obstacles difficiles à franchir et parfois infran-
chissables.
Dans la légende japonaise, ce second sous-thème est altéré par
une infiltration du premier. Ce n'est pas une >< forêt de bambous »
que le peigne jeté fait subitement sortir de terre, comme le dit
M. Stucken, peu habitué aux rigoureuses analyses ; ce sont « des
pousses de bambous » (bamboo-sprouls), des pousses comestibles,
du moins pour les monstres infernaux, qui s'arrêtent « à les arracher
et à les manger >;. L'idée d'une forêt faisant obstacle à la poursuite
a disparu.
Comment les divers éléments qui composent la légende japonaise
sont-ils arrivés au Japon ? d'où et par quelles voies ? car ils ne sont
(1) M. Stucken cite les trois derniers contes (Astralmythen, p. 234-235).
(2) Ce changement en montagne a lieu dans le conte des Indiens de l'Amérique
du Nord, le premier des quatre contes que cite en tout M. Stucken.
(3) Pour tout ce sous-thème des Objets jetés, voir, dans nos Contes populaires de
Lorraine, les remarques de notre n° 12 (tome i, p. 138-139, 141, 152-154). Ce sujet
a été traité d'une façon spéciale, dans la Revue des Traditions populaires (1901,
pp. 223 seq. et 537-538), par MM. A. de Cock et Victor Chauvin. On trouvera dans
ces deux articles les indications bibliographiques des contes que nous avons men-
tionnés ici.
1% ÉTUDES FOLKLORIQUES
certainement pas autochtones. Est-ce au Japon que ces matériaux
ont été mis en œuvre, ou bien, lors de leur importation, étaient-ils
déjà tout travaillés et même déjà tout combinés pour former un
récit, auquel on n'aurait plus eu qu'à donner un vernis japonais ?
Autant de questions qui débordent notre cadre. Nous croyons que
la solution du problème se rattache à la question du grand réservoir,
rinde. d'où autrefois, en des temps parfaitement historiques, une
quantité de contes ont ruisselé dans toutes les directions, et, entre
autres, dans deux directions par lesquelles la future légende japo-
naise a pu parvenir au Japon avec d'autres contes : d'une part,
dans la direction du nord, vers le Tibet et la Chine ; d'autre part,
dans la direction de l'est, vers l' Indo-Chine et les iles malaises.
Nous ne pouvons ici qu'indiquer ce point, d'une importance capi-
tale, que nous avons déjà plusieurs fois cherché à démontrer (1)
et auquel nous nous proposons de consacrer prochainement toute
une étude.
Quoi qu'il en soit, et pour nous en tenir à ce qui se rapporte direc-
tement aux thèses de M. Stucken, le document qu'il nous présente
comme reflétant fidèlement son « mythe primitif >■ de l'humanité,
est un jiroduit composite, dans la confection duquel sont entrés
des ingrédients folk-loriques divers, parfois assez mal combinés ;
nous laissons de côté la couleur religieuse shinloïqiie, que les Japo-
nais lui ont donnée en le sauj)oudrant largement de petits dieux et
déesses, apparaissant à tout prujjos. C(^ prétendu document fonda-
mental n'es^ primitif ni en lui-même, ni par reflet.
§6
CONCLUSION
Il importe, en terminant, d'insister sur un point que nous avons
déjà touché au cours de cette étude. Le vice radical de ce que
M. Stucken appelle sa « méthode de comparaison des mythes »,
si (i exacte », à l'entendre, c'est que jamais M. Stucken ne compare
entre eux des ensembles; ce qu'il rapproche les uns des autres
(et de quelle façon arbitraire, on l'a vu), ce sont des détails, parfois
des détails insignifiants.
(1) Voir notamment notre mémoire intitulé Les Contes populaires et leur
origine. (En t«"te du volume.)
FANTAISIES BIBLICO-MYTHOLOGIQUES D'UN CHEF D'ÉCOLE 197
Rappelons un exemple de sa manière de procéder. Le dieu japo-
nais Izanagi se déshabille (naturellement !) avant de prendre un
bain pour se « nettoyer » des souillures des Enfers ; — Moise enlève
au grand-prêtre Aaron mourant ses vêtements sacerdotaux pour
en revêtir le nouveau grand-prêtre ; — la déesse babylonienne
Ishtar est obligée de déposer ses vêtements et ses joyaux avant de
pénétrer dans le séjour des morts, où l'on entre dépouillé de tout ;
ces trois traits, si complètement différents, de récits qui ne diffè-
rent pas moins entre eux pour l'ensemble, sont assimilés les uns
aux autres par M. Stucken, et cela, parce que, dans les trois, il y a
des vêtements enlevés, pour une cause ou pour une autre.
L'état d'esprit dont les écrits de I\L Stucken portent à chaque
page la marque, peut se définir d'un mot : halliicinalion. Etre
halluciné, c'est voir ce que personne ne voit, entendre ce que per-
sonne n'entend ; c'est vivre dans un monde à part, au milieu d'idées
bizarres qui ont fini ])ar prendre corps dans une imagination malade,
et auxquelles riialluciné ramène tout, sans se douter des déforma-
tions qu'il fait subir à la réalité. C'est ainsi que M. Stucken voit
partout ses « motifs », et telle est son habitude d'y rapporter toutes
choses que, sur n'importe quel point, sa vaste lecture aidant, les
faux rapjro'-hements, les assimilations e'-travagantes iui arrivent
à flots, d'une source intarissa]>le. Et. comme ses élucubrations se
maintiennent constamment dans ce qu'on pourrait appeler la
nii'Miie gamme, sinon la même note, il en résulte une unité de teneur
dans l'absurde .qui peut déconcerter le lecteur.
L'examen que nous venons de faire du prétendu « mythe primitif ^j
montre, croyons-nous, que la « méthode » de M. Stucken est en
désaccord com[)let avec le bon sens, lequel, en définitive, doit
parler en maître dans les études comparatives comme partout
ailleurs. Ce que fait M. Stucken, ce n'est pas de la science, — pas
plus de la science allemande (malgré les manifestations admira-
tives de M. le Professeur Winckler) que de la science... japonaise ; —
c'est de la haute fantaisie, quelque chose d'essentiellement anti-
scientifi({ue et que certainement aucune nation ne revendiquera
pour s'en faire honneur.
^t^^i§^<^
LE LAIT DE LA MÈRE
ET
LE COFFRE FLOTTANT
LÉGENDES, CONTES ET MYTHES COMPARÉS
A PROPOS d'une légende IIISTORlorE MLS'LMANE DE JAVA
(Extrait tle la Revue des Questions historiques. — Avril 1908 )
A récits étranges, titre singulier. Et si, pour commencer, on nous
demande ce que vient faire ici ce « lait de la mère «, qu'on veuille
bien prendre un peu patience ; car, dans les légendes, contes et
mythes, tous plus ou moins liizarres, que nous aurons à rapprocher
les uns des autres, bien important, bien caractéristique sera souvent
le rôle que joue ce que notre titre évoque, la grande et sainte fonc-
tion maternelle : nous pouvons même dire que, dans certains de
ces récits, ce thème occupe une place culminante, et même, comme
on le verra, il y prend parfois des proportions épiques.
C'est à un orientaliste aistingué, à notre ami ÏNl. Antoine Caba-
ton, que nous devons d'avoir fait connaissance avec ce sujet aussi
curieux qu'instructif. Il y a quelque temps, M. Cabaton, qui pro-
fesse, à l'École des Langues Orientales vivantes, la langue malaise,
la grande langue commerciale de l'Archipel Indien, nous commu-
niquait un document qu'il venait de découvrir dans la riche collec-
tion de manuscrits malais appartenant à la Bibliothèque de l'Univer-
sité de Leyde. Le document en question, traduction malaise d'un
original javanais non connu pour le moment, est une légende
musulmane se rapportant à l'établissement de l'islamisme dans la
partie orientale de l'île de Java, et racontant à sa manière la vie
d'un personnage parfaitement historique, l'un des hommes, la
200 ÉTUDES FOLKLORIQUES
plupart d'origine arabe, qui, au xv^ siècle, prêchèrent dans cette
contrée la religion de Mahomet. Le héros de la légende, Raden
Pakou [raden, « prince » ; pakou, « pivot », pivot de Java), est
également appelé Sunan Giri (le « Vénérable de Giri «), du nom du
pays où il construisit une mosquée et fonda uno dynastie de princes-
prêtres dont « le pouvoir était tellement étendu, dit M. Cabaton,
que les premiers Hollandais qui en entendirent parler les regar-
daient comme une sorte de papes musulmans des Javanais ».
En nous envoyant une copie de sa traduction française de ce
document dont il nous annonçait la prochaine publication (1),
M. Cabaton nous écrivait que certainement la légende de Raden
Pakou, bien que relative à un « saint » musulman, à un Wali, était
« largement imprégnée d'éléments antéislamiques «, et il nous
demandait, à nous vieux folkloriste, quelques éclaircissements sur
divers points.
M. Cabaton avait vu juste. Dans sa légende, nous avons eu la
bonne fortune de pouvoir dégager certains éléments l)ien anté-
rieurs, non pas seulement à l'introduction de l'islamisme à Java,
dont l'histoire de Raden Pakou est un épisode, mais à la fondation
de l'islamisme lui-même par Mahomet ; car il ne sera pas dilîicile,
croyons-nous, de montrer que dans la biographie légendaire du
prédicateur musulman javanais a été incorporée une antique
légende de l'Inde.
Une chose que l'on constatera aisément aussi, c'est qu'à Java
le vieux conte a été écourté. Le thème final du récit indien, n'étant
pas de nature à entrer dans le cadre général de la légende javanaise,
a été supfjrimé ; mais on verra que le souvenir en est domouré.
En effet, une sorte d'attraction a substitué à ce thème, dans l'his-
toire de Raden Pakou. un autre thème appai enlé, issu de la même
idée génératrice.
11 y aura, ce nous seml)le, intérêt à examiner de près cette sub-
stitution très suggestive : nous saisirons ainsi sur le fait ce sens
instinctif des afïinités qui, ici comme dans tant d'autres arrange-
ments de contes populaires, a guidé les conteurs.
Mais donnons d'abord la légende javanaise, telle que la présente
le manuscrit traduit par M. Cabaton, en attendant que nous résu-
(1) Cette traduction, accompagnée d'une introduction et de notes, a été publiée
avec le texte malais lui-même, au commencement de 1907 {Iteime de l'Histoire des
fieligiotts, dernière livraison de l'année 1906), .sous le titre de Raden Paku, .Sunan
de Giri (Légende musulmane javanaise). — Nos citations sont faites d'après un
tiré è part que M. Cabaton a bien voulu nous envoyer.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 201
niions ce que d'autres versions de ce même récit peuvent avoir de
particulier ; car la légende de Radcn Pakou ne se présente pas
seulement à l'état de biographie isolée : elle est entrée aussi dans
les chroniques javanaises (les Babad), et les indications bibliogra-
phiques jointes par M. Cabaton à son travail nous ont permis,
pour divers passages, des confrontations de textes nullement inutiles.
§ 1
LA LÉGENDE MUSULMANE JAVANAISE DE RADEN PAKOU
Au commencement du xv^ siècle de notre ère, existait, dans la
partie sud-est de l'île de Java, un puissant royaume, hindou de
religion et de civilisation, le royaume de Balambangau. C'est à ce
royaume que se rattache la légende de Raden Pakou, dont voici le
résumé (p. 12 seq. du tiré à part) :
Il y avait peu de temps qu'un prédicateur musulman, Sheikh Maulânâ
Ishak, venant du royaume de Pasei Malakka, s'était établi dans la mon-
tagne, au royaume de Balambangan, pour y vivre en ascète, quand la
fille du roi tomba dangereusement malade. Les astrologues ne pouvant
rien l'aire, le roi envoya dans la montagne chercher un ermite habile à
guérir. Le messager ramena Sheikh Maulânà Ishak, et l'ascète consentit
à donner un remède à la princesse, après que le roi se fut engagé à embrasser
l'Islam. La princesse recouvra la santé, et le roi la maria à celui qui l'avait
guérie.
Bientôt la princesse devint enceinte, et bientôt aussi Sheikh Maulânà
Ishak, avec la permission du roi, retourna au royaume de Pasei, laissant sa
femme à Balambangan, après l'avoir adjurée de garder fidèlement la foi
nuisulmane. Quelques mois plus tard, la princesse mit au monde un fils
d'une grande beauté, et, au même moment, une violente épidémie éclata
dans le royaume. Convoqués par le roi, les astrologues lui dirent : « Cela
provient de la naissance de votre petit-fils ; votre petit-fils porte malheur
à l'extrême (littéralement : « est extrêmement chaud (1) «). Bien avant,
d'aihcurs, ce fléau a pour cause première, que vous avez mandé le seigneur
Maulânà Ishak. Il convient donc de faire jeter votre petit- fils à la mer,
afin qu'il meure : ne laissez pas le mal s'implanter ici. »
(1) Le sens de cotte bizarre expression « chaud » est certain : il est confirmé par
un homme cjui, par suite de son long séjour dans la presqu'île de Malacca, connaît
à fond les Malais, leurs coutumes, leur langage figuré. Dans une lettre du 30 décem-
bre 1906, M. Walter W. Skeat, l'auteur de Malay Magic, Pagan Baces of the Malay
Peninsula, etc., écrivait à M. Cabaton ce qui suit : « ... Le m.ot panas (= « chaud » en
« malais) est souvent employé dans le même sens exactement que dans votre
« légende, c'est-à-dire « qui porte malheur ». Cette lettre est de date postérieure à
la communication que M.jCabaton avait bien voulu nous faire de sa traduction, dans
laquelle nous avions déjà remarqué l'étrangeté de cette expression figurée des Malais.
'202 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Le roi fit faire une caisse où l'eau ne pouvait pénétrer ; on y mit l'enfant
et on jeta la caisse à la nier.
Et voilà que, pendant la nuit, l'équipage d'une barque qui venait du
royaume de Gersik (situé sur la côte nord de Java) et qui, à cause du vent,
avait jeté l'ancre à l'embouchure du fleuve de Balambangan, aperçut une
lueur flottante descendant le courant. Peu à peu cette lueur se rapprocha et,
le jour venu, les matelots virent surnager une caisse. Us la saisirent rapide-
ment et la hissèrent siu' leur barque ; puis, le vent devenant de plus en
plus fort, ils retournèrent à Gersik, où ils présentèrent la caisse à la proprié-
taire de la barque, à leur dame Nai Gédé PtMiatih. On ouvrit la cai.sse et
l'on y trouva un petit garçon d'une éclatante beauté. La dame prit l'enfant
et l'éleva. Quand il fut devenu grand, elle l'envoya étudier à Ampel, dans
la plus célèbre école musulmane de Java.
La légende raconte ensuite, pour l'édification de ses lecteurs
mahométans, divers traits, plus ou moins merveilleux, de la vie
du jeune homme, lequel reçoit, en quittant son école, le nom signifi-
catif de Raden Pakou, « le Prince, le Seigneur Pivot » de Java.
Toutes ces anecdotes sont en dehors du dessein que nous avons en
vue ; mais ce qu'il importe do relever, ce qui est un fémoin qu'il
s'agira de faire parler pour bien établir le fait dont nous avons dit
un mot, l'incorporation d'un récit indien dans la légende musul-
mane, c'est l'épisode bizarre que voici, reproduit littéralement
(p. 19 du tiré à part) :
Quelque temps après, Nai Gédé (la bienfaitrice du héros, laquelle, suivant
les autres versions de la légende, était une riche veuve sans enfants) conçut
une grande passion pour Radcn Pakou, et celui-ci lui dit : « Si ma mère
est ainsi éprise à mon sujet, qu'elle découvre ses seins, et j'y apporterai
remède. « Elle découvrit ses mamelles, et Raden Pakou en suça le lait ;
par la vertu sainte de celui qui suça, Nai Gédé devint (comme) la propre
mère de Raden Pakou et prit grantl soin de lui.
Ainsi, pour empêcher une union abhorrée, le W ali, qui plus tard
se mariera ;i iim- autre, cré<', « par la v<Ttu de .sa .sainteté », entre sa
bienfaitrice et lui, des relations de fils à mère, relations qui ne sont
pas purement symboliques, puis(ju'il y a allaitement réel.
Une autre version de la légende présente aussi, mais à un moment
différent de la vie de Raden Pakou, ce trait de la production mer-
veilleuse du lait. Dans une chronique de .Java, intitulée Serai
Kanda, quand le capitaine de la l)arque apporte l'enfant à Nyai
Gedé Pinatih, « celle-ci l'adopte, et elle Vallaile elle-même, elle qui
n avait jamais eu (V enfant (1) ».
(1) Verhnndelingen van het Batacinnsrh Cenootschap van Kjinfirn en Wetensrhnp-
pen, volume XLIX, !'«• [tarlio (Batavia, 1896), p. 189.
LE LUT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 203
Nous examinerons plus loin cette douille rurnie d'un même
prodige.
Dans les autres versions de l'histoire de Raden Pakou, aux-
quelles M. Cabaton renvoie, et que nous avons examinées, nous
noterons quelques particularités.
Dans plusieurs de ces versions, ce n'est pas à la naissance du fils
du prédicateur musulman qu'éclate une épidémie ; c'est au départ
du prédicateur lui-même, chassé du pays pour avoir rappelé au
roi sa promesse d'euibrasser l'islamisme. Furieux de voir les ravages
exercés par le fléau, le roi dit à ses ministres que ce qui arrive est
certainement la conséquence du mariage de sa fille : donc, dès que
naîtra l'enfant qu'elle porte, il faudra le faire périr (1).
D'autres versions ne mentionnent pas la moindre épidémie. Ce
qui irrite le roi, ce sont uniquement les démarches que son gendre
fait auprès de lui pour le faire passer au mahométisme (2).
Dans le Serai Kanda, déjà cité, l'épidémie est placée à un autre
endroit du récit. C'est avanl la venue de Sayit Iskah (le nom est
est ainsi écrit) à BalamJjangan (ju'elle sévit, et elle cesse dès qu'il
arriv(> : ce qui fait que le roi donne au Wali sa fille en mariage. Ne
réussissant pas à convertir le royaume à l'islamisme, Sayit Iskah
retourne en Arabie (sic). Après son départ, le roi, — on ne voit
pas pourquoi, du moins dans le résumé que nous avons du livre, —
fait jeter à la mer, dans une caisse, l'enfant qui vient au monde.
Il semlile que, dans aucune de ces versions, excepté dans celle
que M. Cabaton a découverte, il n'est dit cjue l'enfant est accusé de
porter malheur.
Pour rencontrer cette particularité, il faut prendre un certain
manuscrit malais, qui transporte notre histoire dans l'île de Bali ou
Petite-Java, à l'est de la grande île, dont la sépare un détroit (3).
Pas de prédicateur musulman dans cette version. Il est dit simple-
(1) Th. Stamford Rafiles : The History of Java (Londres, 1817), p. 118 seq. —
P. J. Veth : Java geographisch, ethnologisch, historisch. 2e édition (Haarlem, 1896-
1903), t. I,p. 23.5-2.37.
(2) Tijdschrijt voor Neèrland's Intlie, 1" année, t. II (Batavia, 1838), p. 277-278.
— Indische Archief, 1" année, 2'' partie (Batavia, 1850), p. 217-220. — J. Hageman:
Handleiding tôt de hennis der geschiedenis, aardrijkskunde, fahelleer en tijdrekenhunde
van Java (Batavia, 1852), t. I, p. 27. — Verhandelingen van het Balaviaasch Genoot-
sckap van Kunsten en Wetenschappen, t. XLIX (Batavia, 1896), p. 184.
(3) Tijdschrift voor indische Taal-, J^and-en Volkenkundc t. XXIV (Batavia, 1877)
p. 285 seq.
204 ÉTUDES FOLKLORIQUES
ment que la fille du roi de Bali a épousé un prinee, fils du souverain
de Madjapahit (un grand empire en Java, lequel, au eommencement
du xvc siècle, était tout hindou, comme le royaume de Balam-
hangan). La princesse, ayant mis au monde un petit garçon, meurt
aussitôt. L'enfant tue aussi la femme qui le tient sur le bras. Alors
le roi de Bali dit : « Cet enfant est un oiseau de malheur {onge-
luksvoQel, traduction hollandaise) ; il ne faut pas qu'il vive pour
faire du mal aux gens. » Et il fait jeter l'enfant à la mer dans une
caisse. — D'après cette version malaise, la caisse, repêchée, est
apportée, comme dans les autres versions, à une dame sans enfants,
qui demeure aussi à Gersik et dont le nom est Njai Souta Pepatih.
Njai Souta fait venir une nourrice, mais l'enfant ne veut pas téter ;
il faut le nourrir autrement. C'est ce que Njai Souta Pepatih fait
« avec grand respect », et, dit le texte, « à partir du moment où elle
adopta l'enfant, ses biens s'augmentèrent, et elle grandit en richesse
et considération. » Plus loin, le manuscrit malais dit que l'enfant
devint dans la suite un \Vali allah, et fut apjjclé Pangeran Giri.
Et c'est tout.
Notons, avant d'aller plus loin, un certain n(unhre des traits
de la légende de Raden Pakou, telle (jue la donne le manuscrit
traduit par M. Caltaton :
1° Le héros, un prince, est accusé, à sa naissance, de causer des
malheurs publics.
2^ Comme conséquence, il est mis aussitôt dans une caisse, que
l'on jette à l'eau.
3° Une lueur mystérieuse ('nvclti]i|»c Ir niffic Uni huit, et le fait
remarquer do ceux (jui le retinuit de l'eau.
40 Un prodige fait que, pour le prince, du lait se produit sou-
dainement dans les seins d'une friiiinc.
Ces quatre traits, nous allons les retrouver, réunis aussi, dans une
légende de l'Inde, dont une version a été fixée par écrit, tout au
commencement du v^ siècle dv notre ère, ]iar consé((ueiit huit cent?
ans avant l'arrivée (vers le xiii^' siècle) des premiers jirédicateurs
musulmans dans l'Archipel Indien, et deux cents ans avant l'Hégire,
la grande date initiale de l'Islamisme (622).
Nous aurons à rapprocher de cette légendi; indienne un conte
populaire, également indien, d'un type général bien connu, et se
retrouvant en LurojM-.
LE LAIT DE LA .MÈHE l'/l' LE COFFIŒ l'l.()l"rANT 205
§ 2
LA LÉGENDE JAVANAISE ET l'iNDE
A. — Groupe de légendes relatives à la ville indienne de Vaïsâli
Dans la [trcmière moilié du v^ siècle de notre ère, un Chinois,
le religieux bouddhiste Fa-hien, écrivait la relation d'un long
voyage fait par lui, de l'an 399 à l'an 414, dans ce qu'il appelle les
« royaumes bouddhiques » et notamment dans l'Inde, pour y cher-
cher les livres canoniques de sa religion. Au cours de son récit, il
parle notamment. d'une ville de l'Inde, aujourd'hui disparue, la
ville de Vaïsâli, sur le Gange (1), et, — à propos d'une tour commé-
morative voisine, un sloùpa nommé « le Stoûpa des arcs et des
armes déposés », — il raconle la légende suivante, que nous donnons
à peu près in extenso (2) :
Sur les bords du fleuve Heng (le Gange), il arriva qu'une des femmes
inférieures d'un roi (de VaïsâH) accoucha d'une boule de chair. La première
épouse du roi, qui était jalouse de Fautre, dit : « Ce que tu as mis au monde
est un signe de mauvais augure. » On fit mettre la boule de chair dans un
coffre de bois, qui fut jeté dans le fleuve Heng : le coffre suivit le fil de l'eau.
Or, il y eut un roi (d'un autre paN's) qui, jetant ses regards de ce côté, vit le
coffre à la surface de l'eau ; il l'ouvrit et y trouva mille petits enfants, tous
petits garçons, très bien conformés. Le roi les recueillit et les éleva. Par la
suite, étant devenus grands, ils furent forts et valeureux ; et tout ce qu'ils
voulaient attaquer, ne pouvant leur résister, était forcé de se soumettre. —
Ils en vinrent à attaquer le royaume du roi de Vaïsâli, leur père (que natu-
rellement ils ne connaissaient pas pour tel) ; celui-ci en fut consterné.
Sa femme inférieure lui ayant demandé quel était le sujet de sa tristesse,
il répondit : « Le roi de tel pays a mille fils très vaillants et sans pairs : ils
veulent venir attaquer mon royaume ; voilà ce qui cause mon affliction. »
La jeune femme reprit : " Ne vous désolez pas ; mais faites construire une
haute toiu' à l'urieiit de la ville. Quand les ennemis viendront, vous me
(1) On s'accorde pour placer Vaïsâli là où se trouve le village actuel de Besahr,
avec un vieux fort en ruines qui porte le nom significatif de Râja-Bisal-ka-gahr, « le
Fort du râdja Visala ». Besahr est situé à 23 milles N.-N.-E. de Degwàra.
(2) Foe houe ki, ou Relation des Royaumes bouddhiques. Voyage dans la Tarlarie,
dans r Afghanistan et dans l'Inde, exécuté, à la fin du IV^ siècle, par Chy Fa Hian.
Traduit du chinois et commenté par M. Abel Rémusat. Ouvrage posthume revu,
complété et augmenté d'éclaircissements nouveaux par MM. Klaproth et Lan-
dresse (Paris, imprimerie Royale, 1836), p. 242-243. — S. Beat : Travels oj Fah-hian
and Sung-yun, Buddhist Pilgrims, jrom China to India (400 A. D. and 518 A. D.)
(Londres, 1869), p. 97 seq. — James Legge : A Record of Buddhislic Kingdoms,
being an Account by the Chinese Monk Fâ-hien of his Travels in India and Ceylon
(A.D. 399-414; in search of the Buddhist Books of Discipline (Oxford, 1886), p. 73-74
'20Q ÉTUDES FOLKLORIQUES
placerez sur celte tour, et je les arrêterai. <> Le roi fit ce qu'elle disait, et,
quand les mille guerriers, furent arrivés, la jeune femme, du haut de la
tour, leur- adressa la parole : c \o\is êtes mes enfants, leur dit-elle. Pourquoi
venez-vous ainsi vous révolter et nous faire la guerre ? — Qui êtes-vous ?
répondirent-ils, vous qui dites que vous êtes notre mère ? » Alors la jeune
femme dit : <> Si vous ne me croyez pas, tendez tous la bouche vers moi. »
Puis, pressant de ses deux mains ses mamelles, elle en fit jaillir mille jets
de lait, cinq cents de chacune, (jui allèrent tomber dans les bouches de ses
mille fils. Les ennemis, reconnaissant alors que c'était leur mère, déposèrent
leurs arcs et leurs armes. Dans les siècles postérieurs on élfva en cet endroit
une tour comniémorative.
Mettez en regard l'iiiie de raiitrc cette légende indienne et la
légende javanaise Iradiiilc jnir M. Cabaton : il est <H'ident que les
mêmes thèmes, — du moiii.-^, les trois plus importants des quatre
thèmes ([ue nous avons indiqués ci-dessus, — entrent dans la com-
position de ces deux légendes. Mais, certainement, la légende de
l'Inde, cette vieille b'-gcnde notée par Fa-hien tout au commence-
ment du v^ siècl(>, offre un ensemble qui fait défaut dans la légende
javanaise ; car le thème du Lail de la mère, de ce lait se produisant
soudainement dans des mamelles desséchées, et jaillissant vers les
bouches des mille fils, est bien, avec son exagération épique, le
point vers leijuel tout converge dans le récit.
Dans la légende javanaise, au contraire, ce thème se rétrécit aux
proportions d'un simple épisode intercalaire, sans lien étroit avec
le reste du récit. Lors de sa transplantation, de la terre de l'Inde
dans la terre de Java, l'arbre a perdu sa maîtresse branche : on a
voulu la remplacer ; mais, bien que reconnaissable pour être de la
même famille (nous reviendrons là-dessus), le rameau postiche ne
tient pas.
Des traits que nous avons relevés dans la légende javanaise, un
seul fait défaut dans la légende indienne : la lueur floltanle. Ce trait,
nous allons le rencontrer dans une variante, également indienne,
de cette même légende des Mille fils, variante qu'un second pèlerin
bouddhiste chinois, Hiouen-Thsang, a rapportée de l'Inde au
vii^ siècle et qui concerne également la ville de Vaïsâli. Identique
pour le fond à la version recueillie par Fa-hien, deux siècles aupara-
vant, cette variante, telle qu'elle est présentée à Hiouen-Thsang,
porte l'empreinte de remaniements : elle a été munie d'une intro-
duction et fortement enjolivée (1).
(1) Mémoires sur les contrées occidentales, traduits du sanscrit en chinois, en
'an 648, par Hiouen-Thsang, et du chinois en français par M. Stanislas Julien, t. I,
LE LAIT DE LA .MÈRE ET LE COFFlîE FLOTTANT 207
Là, colle qui sero la mère des nulle fils est née d'une biche qui a
bu de l'eau d'une fontaine où venait de se baigner un saint person-
nage, un rishi ; elle est d'une beauté incomparable, mais elle a des
pieds de biche ; ce qui n'empêche point que des fleurs, des fleurs de
lotus, naissent sous ses pas. C'est en suivant la trace de ces fleurs
qu'un roi de Vaïsâli trouve la jeune fille ; il la fait monter sur son
char et l'amène dans son palais pour l'épouser. Un devin tire son
horoscope et lui prédit qu'elle mettra au monde mille fils.
A cette nouvelle, les autres femmes méditèrent sa perte. Quand elle l'ut
arrivée à son terme, elle donna naissance à une fleur de lotus (1) : cette
fleur avait mille pétales, et sur chaque pétale reposait un fils. Les autres
femmes la poursuivirent de leurs calomnies ; elles crièrent d'une voix
unanime que c'était un présage de malheur et jetèrent dans le Gange la
fleur de lotus, qui vogua au gré des flots. — Le roi de Ou-chi-yen (Oud-
jiyana), qui se promenait dans le sens du courant, vit un cofjf-re enveloppé
d'un nua^e jaune que les flots apportaient vers lui. Il le prit, et l'aj'ant
ouvert, il vit qu'il contenait mille fils (sic). Il leur donna des nourrices et
les éleva.
Le « nuage jaune », qui enveloppe le coffre flottant et attire
l'attention du roi, rappelle tout à fait la « lueur flottante » qu'aper-
çoivent les marins de la légende javanaise.
On a remarqué sans doute que, dans ce passage, les conteurs
indiens ont oublié la merveilleuse fleur de lotus, enjolivement
certain du récit primitif, et sont revenus, sans plus de façons, au
« coffre » de la version recueillie par Fa-hien deux siècles auparavant.
La dernière -partie de la légende (les mille jets de lait) est, dans
Hiouen-Thsang, absolument la même que dans Fa-hien.
Une troisième forme de la légende indienne, se rapportant encore
à la ville de Vaïsâli, dont elle raconte la fondation, est moins com-
plète ; mais elle a des traits particuliers intéressants, qui font lien
avec le conte populaire indien dont nous aurons à parler.
Cette troisième légende se rencontre dans un livre bouddhique
du xiii^ siècle, le Pûjâwaliya, écrit à Ceylan dans la langue du pays,
(Paris, 1857), p. 392 seq. — Si-yu-ki. Buddhist Records of the Western Woiid, trans-
latedfrom tfte Chinese of Hiuen Tsiang (A. D. 629) by Samuel Beal (Londres, 1884).
— Le Magasin Pittoresque a publié, en 1858 (p. 154, 162, 170), la légende de Hiouen-
Thsang, délayée en façon de roman prolixe et douceâtre, avec suppressions, addi-
tions, remaniements, qui ôtent toute valeur scientifique au vieux conte ainsi défi-
guré.
(1) Tout est, dans cette version, à la fleur de lotus.
:2Û8 ÉTUDF.S FOl.KLUHIQUES
le singhalais, par un certain Mayurapâda, qui vivait ilans l'Ile sous
le règne de PrâkramaBaliu III (1267-1301 de notre ère) (1) :
Une reine de Bonarès, aux temps anciens, ayant accouché d'un morceau
de chair, on le mil dans un vase que l'on scella et qu'on jeta dans le fleuve
(le Gange) ; mais les dei'cis (les dieux) firent Hotter le vase, et un ascète,
l'ayant aperçu, le prit et le porta dans son ermitage. Quand il vit ce que le
vase contenait, il le mit soigneusement de côté. Quehjue temps après,
y ayant regardé, il vit que le morceau de chair s'était divisé en deux.
Ensuite des nuiimenis de forme humaine apparurent, et finalement il se
trouva là un beau petit prince et une belle petite princesse, (pu suçaient
leurs doigts et en tiraient du lait. — Comme il était difficile à l'a-scète de
les élever, il les confia à un villageois. Quand ils furent un peu grands, les
autres enfants du village prirent l'habitude de les injurier et de dire qu'ils
n'avaient ni père ni mère, ni rien que l'ascète, de sorte que les villageois
les firent partir. Dans la suite, le prince et la princesse bâtirent une ville
qui deviut la grande ville de Vaisàli (appelée ici Visâlâ).
Retenons ces deux traits, que nous retrouverons au cours de cette
étude : d'altord, les enfants suçaid. leurs doigts et en tirant du lait ;
puis, l'injure qui leur e^t adressée, et qui a jmur consécjuence leur
départ du pays.
B. — Conles populaires se rallachanl à ce même groupe
dans rinde el ailleurs
Sur la côte occidentale de l'Inde, dans l'île de Salsette, tout près
de Bombay, cette autre île à laquelle la relie une chaussée, on a
recueilli un conte très composite, dont la dernière partie présente
une forme toute particulière d'un conte bien connu, le conte dont
Galland a inséré, dans ses Mille el une Nuils, sous le titre Les Deux
Sœurs jalouses de leur Cadelle, une variante arabe qui lui avait été
racontée par un Maronite d'AIep, nommé Hanna, venu h Paris en
1709 (2).
Voici cette dernière partie du conte indien (3) :
Une jeune fille, la plus jeune de sept sœurs, est devenue la femme d'un
prince, et ses sœurs ont été placées auprès d'elle comme servantes, ce qui a
excité au plus haut point leur jalousie. Pendant que la princesse est enceinte,
(1) R. Spence Hardy : A Manual oj Buddhism in ils modem dei'elopments, trans-
lated from Singalese Manuscripts (Londres, 1853), p. 235 note, et p. 518.
(2) C'est à la date du 25 mai 1709 que Galland consigne, dans son yo«r/ia/ manus-
crit, conservé à la Bibliothèque nationale, les notes détaillées prises par lui sur ce
conte. — Ces notes ont été publiées par M. H. Zotenberg, dans son travail Notices
sur quelques manuscrits des Mille et une i\uits et la traduction de Galland (t. XXVI II
des Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, 1897), p. 227 seq.
(3) Indian Antiquary, année 1891, livraison d'avril : Folklore in Salsette, n° 8.
LE LAIT HE LA MÈHE ET LE COFFFŒ FLOTTANT 209
le prince part on voyage. « S"il me iiaii un lils, dit-il, il tombera une pluie
d'or sur mon vaisseau ; si c'est une lille, une pluie d'arâ^ent. ■> — Le moment
venu, une pluie d'or tombe sur le vaisseau du prince ; mais les six sœurs
substituent une pierre au petit garçon, qu'elles enterrent vivant sous un
arbre, un sâyâ. Quand le prince revient, elles lui disent que sa femme a
accouché d'une pierre.
La même histoire se reproduit à la naissance d'un second petit garçon
(auquel on substitue un balai), puis d'une petite fille (même substitution) :
l'un est enterré vivant sous un arbre ansâ, et l'autre, dans l'église (];.
A la suite de ces manœuvres des six sœurs, la princesse est jetée dans un
cachot, et le prince prend les six sonirs pour femmes.
La main du Tout-Puissant sauve les enfants, continue le conte ; ils vivent
d'aumônes et s'en \onl répétant : « Frère Sâyâ, de dessous l'arbre sàyâ,
(' frère Ankà, de dessous l'arbre ank^, sœur Deukù, de l'église, le roi de ce
« pays est fou ; il n épousé sept femmes ; il est notre père. >
Un jour, les trois enfants arrivent au palais ; le prince les entend, leur
fait répéter plusieurs fois ce qu'ils disent ; puis il dit à l'une des six sœurs
de leur donner une aumône. Les six sœurs ont reconnu ce que sont les
enfants, mais elles n'en font rien paraître, et l'une d'elles leur offre une
aumône ; inais les enfants refusent. Chacune offre à son tour, et toujours
même refus. Le prince, très étonné, demande aux enfants des explications.
Ils répondent : « Faites venir votre septième femme, qui est dans le cachot.
Mettez sept rideaux entre elle et nous, et regardez bien ce qui adviendra,
et vous arriverez à tout savoir. >>
On fait ce que les enfants ont demandé : aussitôt trois jets de lait jaillis-
sent des seins de la princesse, et, traversant les sept rideaux, entrent chacun
dans la bouche d'un des enfants.
Sur les menaces du prince, les six sœurs finissent par tout révéler, et elles
sont durement châtiées.
On le voit :' dans ce conte populaire de Salsette, plus encore
peut-être que dans les deux premières légendes, c'est bien vers le
thème du Lail de la mère que tend toute l'action du petit drame, —
ici drame de Camille, tandis que, dans les légendes, nous avons
affaire à quelque chose dans le genre héroïque, voire même patrio-
tique.
A-t-on remarqué combien, dans la structure du conte, tout est
bien agencé ? Un grand ressort, un ressort unique met tout en jeu,
la jalousie de certaines femmes, jalousie qui poursuit l'héroïne
d'accusations calomnieuses : car, ici, à la différence des légendes,
les naissances anormales n'existent que dans les faux rapports des
six sœurs. Et cette jalousie paraît d'abord victorieuse, puisqu'elle
(1) Ce conte a été raconté par un chrétien indigène ; mais, bien qu'on y ait intro-
duit, ici une église, et dans un autre passage l'assistance à la messe, le récit n'en
a pas moins conservé son caractère indien : nous allons voir que le prince épouse
six femmes à la fois, et, dans la première partie, dont nous aurons à parler plus
lOin, figure un ascète mendiant marié.
H
21U ÉTUDES i'(U.KL(iKigri;s
réussit ù suppiiiiuT les cnfauLs de la princt'ssc (alniniiii'r, à attirer
sur celle-ci la colère de son mari et à faire prendre aux caloinnia-
trices la place de leur victime auprès du prince. - Ainsi engagée,
l'action s'oriente visiblement vers le dénouement : les accusations
calomnieuses portées contre la princesse appellent une justification
su[)r('ine.
Dans les légendes, nous ne n'ncontrons pas cette cohésion absolue :
l'intérêt qui; la princesse peut exciter au début passe finalement
à la ville de \'aïs?di, menacée par les ennemis. Aussi, dans les légen-
des, l'important n'est pas que la princesse soit reconnue de tous,
jtar un triomphe de la vérité, comuu^ la mère des enfants, mais
c'est qnr les enfants, en particulier, la reconnaissent comme leur
mère, et cela, ])our qu'en ronsidrralion cVelle ils éparqneid la ville.
Sans doute, le théine de la jalousie n'est pas complètement absent
des légendes ; sans doute, nous lisons, dans la légende recueillie par
Fa-hi(>n. (fue « la première épouse du roi était jalous<i » de l'héroïne,
et. dans la légende recueillie par niouen-Thsang, (ju'en apprenant
la prédiction relative à la naissance de mille fils, les autres femmes
« méditèrent la perte « de leur rivale et, qu'elles « la poursuivirent
de leurs calomnies » ; sans doute enroïc, dans l'une <'t dans l'autre
légende, les ennemies de l'héroïne disent (jue ce qu'elle a mis au
nuinde ert v vm signe de mauvais augure » ou « un présage de mal-
heur " : mais ni l'un ni l'autre des deux récits n'insiste sur tout cela.
la lioulr de chair ou le lotus à mille feuilles une fois jeté dans le
(lanjic. riiicidiMil est clos : pas un mot sur ce qui a j)U en résulter
|iour la l'cniinc objet, de la « jalousie » ; pour la femme « calomniée )> ;
jias un mot, notamment, sur ce que devient la faveur dont elle
jouissait auprès rlu roi.
Dans les deux légendes, le thème de la jalousie â l'égard de la pré-
férée s'est donc étiolé, atrophié. Dans la légende de Fa-hien, il pour-
rait même faire complètement défaut sans laisser la moindre lacune.
En efîet, que la première épouse du roi ait ou non j)arlé, par jalousie,
r'.e « signe de mauvais augure » à l'occasion de l'enfantement anor-
n:al de sa rivale, on ne s'en débarrassera ni plus ni moins du produit
rr.onstrueuxdecet enfantem<'nt,enl(\ietantdans le Gange ou ailleurs.
Dans la lécrende de Hiouen-Thsang, les choses sont plus compli-
quées on. jiour mieux diic plus embrouillées. La lleur de lotus que
la jeune femme nnA au monde, rattache certainement cette forme
(le la légende à celle qu'a notée Fa-hien ; enfantement anormal ici
et là. Mais, dans I liouen-Tlisang, il n'y a pas seulement cette singu-
lière fleur de lotus : sur les mille pétales de la fleur reposent autant
LE LAIT DE LA MI>HE ET LE COFFRE FLOTTANT 211
de « fils ), les niilli' (ils do la prédicUon, visil)les à qui vont les voir,
et nous voici reportés au thème du conte populaire de Salsette, où ce
que la princesse calomniée a mis au monde, ce ne sont nullement des
monstres, mais des enfants, de vrais enfants.
— Les rivales de la mère ont-elles vu les mille enfants, « repo-
sant sur les mille pétales » de la fleur ? Évidemment oui, si elles
n'étaier\t pas aveugles. Ont-elles menti au roi, en lui faisant ce
faux rapport, que sa favorite avait accouché d'une simple fleur
de lotus ? C'est possible ; mais tout ce que la légende dit se borne
littéralement h ceci : « Les autres femmes la poursuivirent de leurs
calomnies. Elles crièrent d'une voix unanime « que c'était un pré-
« sage de malheur et jetèrent dans le Gange la fleur de lotus, qui
« vogua au gré des flots. » — Revoici le signe de « mauvais augure »
de la légende de Fa-hien; mais de quel « signe de mauvais augure »,
de quel « présage de malheur » s'agit-il au juste ici ? Car enfin,
la présence des mille enfants, confirmant la prédiction, ne peut
guère être interprétée comme un « présage de malheur... » L'ar-
rangeur de la légende ne s'est pas donné la peine de débrouiller cet
échevcau.
Il y a, d'ailleurs, ici, embrouillement sur embrouillement : ce qui
est jeté dans le Gange par les rivales de la mère, c'est la « fleur de
lotus )) ; ce qui est repêché du Gange par le roi d'Oudjiyana, c'est
un « coffre », contenant « mille fils... >\ le cofïre de la légende plus
ancienne, de la légende de Fa-hien.
Mais nous ,ne voulons pas trop critiquer ce maladroit arrange-
ment, car il nous a conservé un détail précieux qui manque dans
Fa-hien, le nuage jaune enveloppanl le eoffre, et ainsi il rattache par
un lien de plus à la famille des légendes indiennes de Vaïsâli la
légende javanaise et S9 lueur flollanle.
Revenons au conte de Salsette, si évidemment issu d'un même
prototype que les deux légendes.
Dans ce conte, on n'aura pas été sans constater l'absence de l'épi-
sode du coffre. Si cet épisode manque dans cette variante d'un conte
très répandu, il se rencontre dans bon nombre d'autres variantes,
recueillies dans l'Inde, chez les Arabes d'Egypte et aussi en Eu-
rope (1). Nous en citerons seulement quelques-unes.
(1) Cette famille de contes a été étudiée dans les ouvrages suivants :
Awarische Texte, herausgegeben von A. Schiefner (Saint-Pétersbourg, 1873)
212 ÉTUDES FOLKLORIQIES
D'abord, un coûte indien provenant, de la presqu'île de Guudjérate
(Inde Occidentale, au nord-ouest de Bombay) et qui a été publié
par une jeune dame, parsi de religion (1) :
Un râclja, qui aime à se déguiser, entend un jour, dans sa ville, la conver-
sation de trois jeunes filles, dont chacune se vante de ce qu'elle sait faire.
La troisième dit : « Je suis destinée à donner naissance au Soleil et à la
Lune. ') Le ràdja épouse cette jeune fille, au grand mécontentement des
trois femmes qu'il avait déjà. — Obligé de partir pour la guerre, pendant
que sa nouvelle râni est enceinte, le ràdja lui laisse un gros tambour, qu'elle
devra battre, dès qu'elle sentira les douleurs, et il accourra, quel que soit
l'endroit où il se trouve. Les trois autres rânîs se font raconter par la jeune
femme les vertus du tambour, et le crèvent. Le moment arrivé, la favorite
met au monde un petit garçon et une petite fille. Les trois rânîs les mettent
dans une boîte, qu'elles jettent à la mer, et leur substituent un morceau
de bois et un balai. A son retour, le roi est furieux contre la jeune femme et
la fait jeter en prison. — Cependant, la boîte a été recueillie par un pauvre
homme, fervent adorateur du Soleil. Pour apaiser les enfants qui crient,
// leur met le doigt dans la bouche, et i'oit ai'ec joie qu'ils se trompent ainsi
nourris. Ayant découvert par sa science occulte de qui ils sont fils, il appelle
le petit garçon Sùrya (Soleil) et la petite fille Chandrà (Lune). Avant de
mourir, il donne aux enfants, grands alors, des objets merveilleux, grâce
auxquels le jeune homme conquiert la main d'une première pari (sorte de
génie), puis d'une autre. C'est celle-ci qui révèle au roi les machinations des
trois rânîs jalouses et le reste.
La boîte flottante des légendes de \'aïsâli reparaît donc dans ce
conte indien, et nous y trouvons, de plus, un nouveau trait d'union
avec ces légendes, spécialement avec la seconde, celle qui a été notée
par Hiouen-Thsang. Ce trait d'union, c'est la prédiction que la jeune
fille fait au sujet d'elle-même, détail qui se rencontre, analogue
sinon identique, dans l'introduction de la plupart des contes de cette
famille.
Ainsi, dans un conte indien du Bengale (2), une fille de jardinier a
coutume de dire : « Quand je me marierai, j'aurai un fils avec une
remarques de R. Kœhler sur le conte n° 12 (p. xxi seq.), reproduites dans Kleinere
Schritfen zur Mœrchenforschung von Reinhold Kœhler (Weimar, 1898), p. 565 seq.
Emmanuel Cosquin : Contes populaires de Lorraine comparés avec les contes des
autres provinces de France et des pays étrangers (Paris, 1886) : remarques sur le conte
n" i: (tome I, p. 190 seq., et tome II, p. 356).
Victor Chauvin : Bibliographie des ouvrages arabes. Fascicule VII (Liège, 1903),
p. 95 seq., n° 375.
(1) Voir dans VIndian Antiquary, de novembre 1893, p. 315 seq., le n° 19 du
Folklore in Western India, by Putlibai D. H. Wadia. — C'est dans la Zeitschrift
des Vereins jiïr Volkskunde (vol. V, 1895, p. 390) que nous avons trouvé l'indication
précise de la région de l'Inde d'où proviennent les contes de M"' Putlibai D. H. Wa-
dia, aujourd'hui M"*" P. J. Kabrajé.
(2) Miss M. Stokes : Indian Fairy Taies (Londres, 1880), n» 20.
LE LAIT DE LA MÈBE ET LE COFFRE FLOTTANT 2Vi
lune au front et une étoile au menton ». — Dans le conte avar de la
région du Caucase, commenté par R. Kœhler (1;, la plus jeune de
trois sœurs dit que, si le roi l'épousait, elle lui donnerait un fils aux
dents de perle et une fille aux cheveux d'or. — Dans un conte de la
Basse-Bretagne (2), la plus jeune des trois filles d'un boulanger dit
qu'elle voudrait bien épouser le fils du roi. « Et, ajoute-t-elle, je lui
donnerais trois enfants : deux garçons avec une étoile d'or au front,
et une fille avec une étoile d'argent. » Etc., etc.
La légende de Hiouen-Thsang a aussi, on se le rappelle, une pré-
diction au sujet des enfants qui naîtront au roi de la fille aux pieds
de biche ; mais ce n'est pas celle-ci qui fait cette prédiction : c'est
un devin, lequel, après avoir tiré l'horoscope de la jeune fille, prédit
qu'elle mettra au monde mille fils ; ce qui excite contre ell' la h-'une
des autres femmes du roi.
Il est remarquable que, dans un conte indien or;il du Dekkan (3),
de la famille de contes que nous sommes en train d'examiner som-
mairement, la prédiction n'est pas mise dans la bouche de celle qui
doit avoir « cent fils et une fille : )■ c'est le vizir qui la fait (comme le
devin de la légende), et cela en interprétant au râdja un certain signe.
Nous citerons encore, au sujet de la boite flottante, quelques
contes de cette même famille, qui présentent des particularités inté-
ressantes à divers points de vue.
Dans un conte arabe du Caire (4). les deux enfants de la favorite,
auxquels l'autre femme du roi a fait substituer deux petits chiens,
sont mis par la sage-femme dans une caisse, qu'elle jette à la mer.
La caisse, poussée au rivage, est trouvée par un pêcheur, qui la
porte à sa femme. Celle-ci tire le petit garçon et la petite fille d^^ la
caisse et prie Dieu : < Fais descendre du lait dans mes seins pour ces
petits-là ». Par la puissance du Tout-Puissant (ce sont les expressions
du contf ). le lait descend dans ses seins. Comme le pécheur et sa
femme n'ont point d'enfants, ils adoptent le petit sarcon et la petite
fille.
L>ans un autre conte arabe d'Étrypte '5 . les deux enfants sont
également mis dans une << caisse enduite de goudron >. et les vagues
portant aussi la caisse sur le rivasre où un homme est en train de
(1) Awarische Texte : voir une de? note? supra.
(2) Mélusine. 1877, coL 206.
(3) Miss M. Frère : Old Deccan Days, 2^ édition (Londres, ISvOi, n° 4.
<i) Spitta-Fey : Contes arabes modernes (Leyde, 188.3). n° 11.
''•) Artin Pacha : Contes populaires inédits de la Vallée du V' 'PHpi-, 1895'
1" 22.
214 ÉTUDES FOLKLORIQUES
faire sa prière. Le brave homme prend la caisse et, l'ayant ouverte,
il y trouve les deux petite >jiii sucenl leurs doigls. Il demande à Dieu
de pouvoir le.- élever et, rhaque jour, apparaît une fjazcUe qui vient
allaiter tes enfants.
Un conte arabe de Mardin; en Mésopotamie (1), a aussi la boîte
jetée à la mer et retirée par un pêcheur sans enfants. Devenu grand,
le petit garçon entend une fois ses camarades lui dire, dans une que-
relle, qu'il nesl pas le fils du pécheur. II court interroger celui-ci et,
apprenant qu'il a été trouvé sur la mer. il se met en route à la recher-
che de sa famille.
Ce dernier épisode se retrouve dans un conte sicilien (2), où les
deux enfants ont été recueillis par un vieux pêcheur. Ici, ce sont les
fils du père adoptif qui, se disputant avec les adoptés, les appellent
bâtards. — Il en est de même dans divers contes européens (toscan,
italien du Tyrol. souabe. lorrain) (3).
L'insulte lancée aux enfants mystérieux par d'autres enfants et
qui leur fait quitter le pays, le doigt sucé d'oîj sort du lait, ce sont
là deux traits que nous avons déjà rencontrés dans une des légendes
indiennes, celle qu'a conservée un livre d»; l'île de Ceylan.
Les quelques rapprochements que nous venons de faiie au sujet
du trait de l'insulte nous paraissent sufïire. Quant ;>u trait, des doigts
sucés, nous en réservons Texamen pour le moment où nous aurons
à étudier de près les formes plus ou moins apparentées au thème pro-
prement dit (lu Lail de la mère, et notamment celle qui s'est intro-
duite dans la légende javanaise publiée par M. Ca bâton.
Auparavant, il convient d'en finir avec le coffre abaiidDun»' à la
merci des flot';.
(1) Publié par feu Albert Socin, dans la Zeitschrijt der Deutschen Morgenlwndis-
chen Gesellschaft, année 1882, p. 259 seq.
(2) Laura Gonzenbach : .Sicilianische Mivrchcn (Leipzig, 1870), n" 5.
(3) Alessandro de Gubernalis : yovelline di Sanlo-Slefano di Calcinaja (Home,
1894), n° 16. — Schneller : Ma-rclien und Sagen aus Wsclschiirol (Innsbruck, 1867),
n" 26. — E. Meier : Deutsche Volksmwrchen aus Sclmabcn (Stuttgart, 1852), n" 72.
— Emmanuel Cosquin, op. cit. I, p. 192.
LE LAIT DE LA MERE ET LE COFFRE FLOTTANT '215
§ 3
LE COFFRE FLOTTANT
A. — La légende assyro-bohulonienne de Sarqon
En abordant cette section de notre travail, nous tenons à expri-
mer toute notre reconnaissance à M. François Thureou-Dangin, qui
a eu l'amitié de mettre à notre disposition sa science si Srûre et si
précise des choses assyro-babyloniennes.
Nous tâcherons d'en tirer profit.
Parmi les tablettes d'argile, couvertes de caractères cunéitormes,
que feu A. H. Layard et d'autres explorateurs anglais ont déterrées,
de 1849 à 1854, à Koyoundjik, sur l'emplacement de l'antique Ninive
— tablettes qui. jadis, composaient la bibliothèque du palais du roi
d'Assyrie Assourbanipal (668-626 avant notre ère). — il en est une
qui présente pour nous un intérêt particulier. Cette tablette, dont
le texte assyrien a été publié pour la première fois en 1870 (1), et qui
a été traduite d'abord par George Smith en 1876 (2), fait parler un
vieux souverain de la Chaldée, Sargon l'Ancien, l'un des plus célè-
bres rois prébabyloniens, dont on peut placer le règne aux environs
de l'an 3000 avant notre ère (3).
(!) Dans le volume III des Cuneiform Inscriptions of Western Asia.
(2) George Smith : Chaldaean Account of Genesis (Londres, 1876), p. 299-300.
(3) Cette date est un minimum. On sait, — et le Dictionnaire de la Bible de
M. l'abbé Vigouroux constate ce fait par la plume de M. l'abbé E. Mangenot, — on
sait que < la haute antiquité de l'histoire chaldéenne nous est révélée par des monu-
ments récemment mis iu jour. « M. l'abbé Mangenot rappelle notamment l'inscription
gravée sur un cylindre, dans laquelle Nabonide, roi de Babylone, rapporte qu'en
faisant réparer le temple du Soleil, à Sippara, il trouva, à trente-deux pieds au-des-
sous du ; ol, la pierre de fondation avec la dédicace du premier constructeur, Naram-
Sin, lequel, ajoute-t-il, régn-ait 3.200 ans avant lui, Nabonide. « Comme Nabonide
régnait aux environs de l'an 550 avant Jésus-Christ, dit M. Mangenot, son calcul
reporte le régne de Naram-Sin vers l'an 3800. » Or, Naram-Sin, qu'il soit ou non
fils de Sargon l'Ancien, ainsi que M. Mangenot le croit, est certainement son succes-
seur comme <• roi d'Akkad », ou l'un de ses successeurs. (Voir Les Inscriptions
de S limer et d'Akkad. Transcription et traduction, pSLT François Thureau-Dangin,
Paris, 1905, p. 233-243). Sargon l'Ancien serait donc antérieur à l'an 3800 ou,
pour être précis, à l'an 3750. — Mais cette date, admise, comme on voit, par des
prêtres, des exégètes catholiques d'une rigoureuse orthodoxie, bien qu'elle soit en
216 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Dans les douze premières lignes de la tablette, — les seules que
nous avons à étudier ici, — Sargon raconte les aventures extraor-
dinaires de son enfance. M. François Thureau-Dangin a bien voulu
nous donner de cette autoltiograpliie, — vraie ou supposée, nous le
recbercherons plus tard, — une traduction nouvelle, faite sur la der-
nière édition du texte (King : Cuneifonn Texls, XIII, p. 42-13). Les
passages soulignés sont ceux où la traduction est incertaine.
Voici ce curieux récit :
1. Je suis Sargon, le roi puissant, le roi d'A-ga-dé (ou Akkad) ;
2. Ma mère est une prétresse de haut rans (1) ; je ne connais pas mon
père ; le frère de mon père habite les montagnes.
3. Ma ville est Azoupiranou, qui au bord de l'Euphrate est située.
4. (Ma) mère la prêtresse me conçut ; dans le secret elle me mit au monde.
5. Elle me plaça dans une coutTe de roseaux ; avec du bitume elle boucha
ma porte.
6. Elle m'abandonna au Heuve qui n'était pas... [Ici un mol de significa-
tion incertaine.]
7. Le fleuve me porta ; à Akki, le « verseur d'eau (2) « il m'amena.
8. Akki, le « verseur d'eau », me retira... [Ici le texte est mutilé.]
9. Akki, le « verseur d'eau », m'éleva comme son enfant.
10. Akki, le « verseur d'eau >■, fit de moi un jardinier (3).
11. Étant jardinier, la déesse Ishtar m'aima.
12. Pendant (?) années, j'exerçai la royauté, etc., etc.
Une autre tablolte, destinée pr(d>al»lcinent à rrnseigrieiiicut . une
sorte de morceau choisi >>, contient seulement un extrait de ce texte.
Elle offre, à la ligne 2, cette variante : « Je n'ai pas de père ». au lieu
désaccord avec les .^^ystOmes de chronologie (nullement imposés à la foi des fidèles)
qu'on a jadis prétendu tirer de la Bible, a été contestée, et cela par des spécialistes
comme MM. Hugo Winckler, Lehmann et d'autres, qui ne sont pas catholiques.
Ces savants ont proposé de retrancher des 3.200 ans de Nabonide un millier d'an-
nées, parce que, disent-ils, on n'a pas assez de faits connus pour occuper cette
période. C'est le R. P. Lagrange, correspondant de l'Institut, directeur de V Ecole
biblique des Dominicains de Jérusalem, qui nous l'apprend dans son <• étudo bibli-
que » La Mctiiode historique (Paris, 2'^ éd., l'J04, p. l^'J). Kt il ajoute : <• Voilà certes
un scrupule excessif ; car une découverte heureuse peut combler cette lacune. » —
Quoi qu'il en soit, M. François Thureau-Dangin. consulté par nous, est d'avis qu'on
peut placer Sargon l'Ancien aux environs de Tan 3000 : « d'après Nabonide, il
serait antérieur à JÎ750 ; mais cette date est sûrement trop élevée ».
(1) Ou bien une dame de haut rang », une < i)rincesse ■•. C'est ainsi ([u'on tra-
duit généralf-mint.
(2) Ce terme désigne généralement un ■ libateur », celui (|ui fait des libations
sur les tombes. (On y a vu une classe de prêtres.) Dans notre texte, le sens précis
de ce terme est incertain ; mais il semble difficile qu'il désigne ici l'homme qui puise
de l'eau dans le fleuve pour l'arrosage.
(3) Mot à mot : • M'étaldit en son métier de jardinier ; » ce qui donnerait quelque
vraisemblance à la seconde hypothèse indiquée dans la note précédente. — Ou bien
faut-il traduire : ■ .M'établit comme son jardinier » ?
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 217
de « je ne connais pas mon père n. Le sens est : « je n'ai pas (légale-
ment) de père (l). »
Le Sargon des tablettes est donc, d'après ce qu'il raconte, ce ([u'on
appellerait aujourd'hui un fils nalurel, et c'est pour cela que, voulant
cacher la faute qu'elle a commise, sa mère, la prêtresse ou la prin-
cesse, après l'avoir mis au monde « dans le secret », l'a placé dans la
corbeille de roseaux bitumés et abandonné au fleuve.
Comment Sargon était-il en état de donner tous ces détails sur
sa naissance, sa ville d'Azipouranou, etc. ? c'est ce qu'on pourra se
demander ; mais il est tout à fait inutile de se poser ici des questions:
nous possédons aujourd'hui un document authentique qui nous per-
met de nous prononcer au sujet de la valeur historique du récit d'^s
tablettes.
En examinant dans le précieux volume, déjà mentionné, dr
M. François Thureau-Dangin : Les inscripiions de Siimer et d'Akkad.
Transcription et traduction, les inscriptions de Sargon l'Ancien, dé-
couvertes en 1888 à Nifîer, l'antique Nippour, en Chaldée, nous
sonmies tombé sur une inscription de ce roi, gravée sur une « pierre
de seuil », c'est-à-dire sur un bloc de pierre destiné à recevoir les
pivots d'une porte. Voici cette inscription, que M. François Thureau-
Dangin a traduite littéralement, avec les inversions de l'original :
Sargâni-sar-ali (2), fils de Dâti-bèl, le fort, roi d'Alckad et du domaine
de Bel, constructeur de Te-kur, le temple de Bel, à Nippour. Quiconque
cette inscription altérera, que Bel et Samas ses bases arrachent et sa race
supprijnent !
« .Je n'ai pas de père », « je ne connais pas mon père, » dit le Sargon
des tablettes. — « J'ai pour père Dâti-bél », dit le vrai Sargon. Cette
simple confrontation de documents suffit pour établir le caractère
légendaire du récit des tablettes. Si George Smith avait connu
l'inscription de Nippour, il n'aurait certainement pas écrit ceci (loc.
cit.) : « Ce Sargon était probablement d'origine inconnue : pour éta-
(1) Dans la variante, il n'\- a contradiction ni avec le texte principal (c'est évi-
dent) ni avec le contexte : nous voulons dire avec la phrase où il est question du
« frère du père », phrase qui se retrouve dans l'extrait. — Bien que toute comparaison
cloche plus ou moins, supposons une ville occupée par une armée étrang re et,
à la suite de cette occupation, un enfant qui naît... sans père ; cet enfant pourra
dire plus tard : « Je n'ai pas de père ; les frères (c'est-à-dire les compatriotes) de
mon père habitent tel pays. » (Il semble que l'expression des deux tablettes « le
frère de mon père » peut et doit être prise dans le sens général '' les frères de mon
père. »)
(2) C'est le nom exact de Sargon l'Ancien.
218 ÉTUDES FOLKLORIQUES
« blir ses droits au trône, il puMia l'histoire contenue dans la ta-
" blette, qui le rattache (?) à la ligne des anciens rois. »
Maintenant, qu'était ce Dâti-bêl, père du vrai Sargon ? Un roi-
telet peut-être, dont le fils fut un fondateur d'empire, d'un empire
ayant Agadé pour centre et s'étendant des montagnes d'Elam à la
Méditerranée ; mais là n'est pas la question. Le vrai Sargon avait
un père et le nommait dans une inscription officielle. Le Sargon des
tablettes se déclare sans père. Toute l'histoire qu'il raconte, et qui
fait de lui un enfant trouvé, est donc un pur roman.
On ne saura sans doute jamais quand ce roman a été pour la pre-
mière fois gravé par un scribe sur une tablette. Nous disons : pour
la première fois, car la bibliothèque d'Assourbanipal se composait
en grande partie de copies d'écrits bien antérieurs au vii^ siècle et
parfois très anciens.
B. — La légende indienne de Karna
Le roman de Sargon est-il apparenté avec nos légendes indiennes
de Vaïsâli ? Nous avouons que nous ne saurions le dire.
Si nous avons cru pouvoir affirmer sans hésitation que les lé-
gendes indiennes et la légende javanaise ont une origine commune
et dérivent d'un même prototype, c'est qu'il se rencontre, d'un côté
et de l'autre, non pas seulement le trait de l'enfant mis dans une
caisse et emporté par les flots vers un futur père adoptif (ou une
future mère adoptive), mais encore ces traits tout à fait caractéris-
tiques : l'enfant accusé de porter malheur, la lueur enveloppant le
coffre flottant, le prodige du lait qui se forme soudainement dans les
mamelles d'une femme pour révéler (ou pour créer) des relations de
fils à mère.
Entre le roman de Sargon et les légendes indiennes, il n'y a de
commun que le trait qui. à nos yeux, n'emportait pas à lui seul la
conviction, quand il s'agissait de décider la question de parenté entif
les légendes indiennes et la légende javanaise.
Ce qui, dans l'Inde, nous parait se rapprocher davantage de la
légende de Sargon, c'est la légende de Karna. Là un trait bien par-
ticulier vient spécialiser le thème général de l'enfant livré au fleuve.
Ce trait, c'est, comme dans la légende assyro-babylonienne, Villéqi-
limilé de l'enfant.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 219
L'histoire de la naissance de Karna se rencontre, plus ou moins
longuement racontée, dans une demi-douzaine d'endroits de l'im-
mense poème hindou le Mahâbhâraia (1). Nous la connaissions par
une citation des Légendes indiennes (Indische Sagen) de Holtzmann,
mais, nous défiant des documents de seconde main, nous avons
prié un maître en indianisme, notre excellent ami M. A. Bartli,
membre de l'Institut, de nous éclairer sur le degré de confiance
qu'il convient d'accorder à la narration de Holtzmann. Grâce aux
indications de M. Barth, nous avons pu nous reporter à l'original,
du moins à une traduction sincère et complète, et constater que,
dans sa légende de Karna, Holtzmann, par un procédé peu scien-
tifique, avait fusionné deux des récits du Mahàhhârala.
Dans toutes les versions de cette histoire, données par le poème
indien, la princesse Prithâ (appelée aussi Kounti) est mise par un
roi, son père adoptif, au service du ierrible ascète Dourvasha, et elle
a pour lui les attentions les plus filiales. En récompense, le rishi lui
donne un manlra, une formule toute-puissante, qu'il lui suffira de
réciter pour faire venir auprès d'elle celui des dieux qu'il lui plaira
d'appeler (et pour en avoir des enfants, ajoutent les deux premiè-
mières versions : i, p. 201 et p. 329). La princesse veut éprouver la
vertu du manlia et elle appelle le dieu Arka (ou Sourya), le dieu
Soleil. A la suite de cette visite, elle a un fils et, par crainte de sa
famille, elle se débarrasse de l'enfant en le jetant dans l'eau ou, selon
les versions complètes, en le mettant dans un panier d'osier, enduit
de cire, qui flotte sur la rivière Acva et qui finit par arriver sur le
Gange, près de la ville de Tchampa. Là, le panier est retiré de l'eau
par un homme de la caste des Conducteurs de chars (de guerre),
nommé Adliiratha ; et la femme de celui-ci, Râdhâ, qui n'a pas d'en-
fants, adopte le petit Karna.
La plupart des versions de la légende présentent les choses de
manière à atténuer la faute de Prithâ. Le manfra, modifié, n'a plus
sa dernière partie, et il faut tout un débat, appuyé de menaces,
pour amener Prithâ à céder au dieu Soleil.
G. — Mtjlhes et légendes de Fantiquité classique
Nous aborderons méiintenant les mythes et légejides de l'antiquité
classique, Romains el Bémus, Danaé cl Pei'sce, Séniirainis, Ci/rus^
(1) The Mahâbhârata translated into English prose by Protap Chandra Roy (Cal-
cutta, 1884-1887). — Chants I, p. 201 et 329 ; — III, p. 895-909 ; — - V. p. 424 ; —
XI,p. 59 ; — XILp. 3 ; — XV,p. 67.
220 ÉTUDES FOLKLORIQUES
qui oiïrent des points d« resseniltlanco avec les légendes de Sargnn
et de Karna, et aussi, — car il ne faut pas perdre de vue notre sujet
principal. — avec les légendes indiennes de Vaïsâli et la légend*-
javafiaise.
^lais, avant d'étudier un peu ces mythes et légendes, il conviendra
pour plus de clarté, d'indiquer dans un bref aperçu comment, à notr .
avis, ces récits doivent être groupés, et comment ce classement sou"
la rubrique spéciale du Coffre fhllanl doit tenir compte aussi d^^
thème du Lail de la mère, de V Allailetnenl merveilleux, dont nouu
ne pourrions faire abstraction sans scinder indûment nos documents^;
La légende romaine de Bomiilus et Remua viendra la première :
elle se rapproche, par la boîte Pottante qui y figure, de la plupart des
récits précédemment étudiés (légende de Sargon, légende de Karnn.
légende javanaise, légendes indiennes de \'aisâli, conte indien du
Goudjérate, etc.) ; elle a aussi, comme Sargon et Karna, le trait de
l'illégitimité des entants, mais avec une différence importante : ce
n'est pas la mère qui cherche à se débarrasser des jumeaux, c'est un
ennemi qui veut les faire périr. Ici reparaît donc ce trait de Vhostililé
de certains personnages contre les enfants ou la mère, trait que nous
connaissons par la légende javanaise, les légendes indiennes, b-s
contes indiens de Salsette et du Goudjérate. — Constatons égale-
ment que la légende romaine a, comme ce dernier groupe, mais sous
une forme particulière, le trait de V allaitemenl merveilleux (allaite-
ment des jumeaux par un animal mystérieux).
Quant au mythe de Danaé, nous y rencontrons l'illégitimité de
Tenfant, le cofTre flottant, et aussi l'ennemi qui met l'enfant dans ce
coffre ; mais rien, dans ce mythe, ne rappelle l'allaitement merveil-
leux, et cela pour cette raison que l'enfant a près de lui, dans le coffre
flottant, pour l'allaiter, sa propre mère. (Après Danaé, nous donne-
rons, comme curiosité, un conte asiatico-européen dans lequel l'en-
fant illégitime, qui est jeté à l'eau dans un tonneau, y est enferme'-,
non seulement avec la mère, mais aussi avec le père).
La légende syrienne de Sémiramis n'a pas le trait du coffre flot-
tant ; mais on y retrouve l'illégitimité de l'enfant, et, -- ce qui met
en relation plus étroite cette légende et les légendes de Sargon et de
Karna, -- c'est la mère elle-même ([ui cherche à faire disparaître la
preuve vivante de sa faute. Enfin, la petite fdle. exposée, est nourrie
par des animaux secourables (des oiseaux).
Dans la légende perse de Cijrus, ni naissance illégitime, ni cofTre
flottant. Exposition de l'enfant par un ennemi, allaitement mer-
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 221
veilleux par un animal, ces deux traits seuls subsistent pour établir
un certain lien, non plus avec le groupe de Sargon, Karna, Danaé,
mais avec Romulus et avec Sémiramis, comme aussi, jusqu'à un cer-
tain point, avec les légendes indiennes et la légende javanaise.
Dans cette sccfion des Mi/lhes el légendes de ranluiailé elassi'jue,
nous n'aurons peut-être pas toujours le courage de sacrifier certaines
remarques, qui se rapportent moins directement à notre sujet prin-
cipal. Il est si intéressant, du moins à notre sontirnent. de voir des
rapprochements nouveaux rajeunir ces vieux tlièmes qui nous sont
familiers dès le collège !
A. — La légende romaine de Romulus el Ré)nus el le midhe
grec de Danaé
Il suffit de parcourir les premières pages de la Vie de Romulus,
dans Plutarque, pour constater que, dans l'antiquité, la légende de
Romulus el Rémus se présentait sous des formes diverses. Nous pren-
drons tout simplement, ici, la forme classique, celle qu'au temps
d'Auguste le Grec Denys d'Halicarnasse, dans son Hisloire ancienne
de Rome (chap. 79), déclarait emprunter au plus ancien historien
romain, Ouintus Fabius Pictor, contemporain d'Annibal, et que
Fabius tenait, au moins en partie, d'un écrivain grec ; car, au dire
de Plutarque, il « suit en plusieurs choses » Dioclès de Péparèthe,
« le premier, selon ce même Plutarque, qui ait écrit la fondation de
Rome ».
Dans cette légende, comme dans la légende assyro-babylonienne
et dans la légende indienne, il y a naissance illégilime, et, comme
dans la légende indienne, la paternité des enfants de Rhéa Silvia est
attribuée à un dieu (ici, au dieu Mars). De plus, si décidément la
mère de Sargon est une prélresse, une prélresse de haul rang, — ainsi
que M. François Thureau-Dangin croit devoir traduire en cet endroit
le texte assyrien, — la ressemblance de la légende latine avec la
légende assyro-babylonienne s'accentue ; car la mère de Romulus
et Rémus est une veslale.
La différence, c'est que, dans la légende de Sargon, comme dans
la légende de Karna, la princesse cherche elle-même le moyen de
faire disparaître ce que nous appelions plus haut la preuve vivante
de sa faute, tandis que, dans la légende romaine, c'est le roi usurpa-
-2-2-1 ETITiES FOLKI.ORFQIES
It'ur Aii.uliiis. onrlc de la vestale, qui veut sujjprimor Ifs jumeaux,
petits-fils tlu lui détrôné, afin de rendre impossible pour l'avenir
toute coiiipétition au pouvoir suprême.
Dans la mythologie grecque, Persée est, lui aussi, fils illégitime,
et le père de sa mère Danaé, Acrisius. n»! d'Argos, joue à peu près le
même rôle que TAmulius de la légend»; romaine : il enferme sa fille
dans une tour d'airain, comme Amulius cloître sa nièce dans la mai-
son des Vestales, et il agit ainsi par crainte do l'enfant qui pourrait
naître de Danaé : un oracle, en eiïet, l'a menacé de périr do la main
de son petit-fils. — Notons que, dans la fable grecque, ce n'est pas
l'enfant seul qui est jeté à l'eau ; c'est à la fois la mère el Venjanl ([ui.
par ordre d'Acrisius, sont enfermés dans un coffre, et tous les deux
sont ainsi poussés par les flots sur une plage de l'île de Seriplios (1).
Enfin, dans une singulière variante, on jette à l'eau, avec la mère
et l'enfant, et dans le même colTre, celui qui est reconnu pour être
le père. Voici un bref résumé de cette variante :
Un jeune homme pauvre, laid, simple d'esprit et la paresse incarnée,
(1) Une légende soi-disant historique, se rattachant au thème de Danaé, a été
recueillie dans les steppes de la Sibérie méridionale, chez les Kirghis, populatitms
depuis longtemps musulmanes (principalement quant aux pratiques extérieures),
mais dont les contes oraux, méprisés des Moullas (ceux qui savent écrire), ont cer-
tainement conservé beaucoup du vieux fond, antérieur à l'islamisme. Dans cette
légende (W. Radloff : Probcn der Volkslitteralur Siidsibiricns, t. III. Saint-Péters-
bourg, 1870, p. 82 scq.), la femme d'un certain prince (khan met au monde une
petite fille si Ijelle qu'en la voyant la mère s'évanouit. Le khan dit de ne montrer
la petite à personne, et, pour la dérober à tous les regards, il la fait élever par une
vieille femme, sous terre, dans une maison de fer. Quand l'enfant est devenue une
grande jeune fille, elle apprend, en questionnant la vieille, l'existence d'un autre
monde que son séjour obscur, et elle obtient que la vieille lui montre un peu <• le
monde de la clarté. » A peine est-elle sortie de ses ténèbres qu'elle tombe sans
connaissance, et, « par la volonté de Dieu, » elle devient enceinte. Quand le prince
est informé de ce qui s'est passé, il ordonne de tuer sa fille ou, au moins, de la faire
disparaître. La mère la met dans un cofi're d'or avec quelque nourriture et jette
le colTre à la mer. Le cofi're est retiré de l'eau par deux jeunes gens, et la fille du khan
donne naissance à un fils encore plus beau qu'elle-même. Ce fils devient, par la
suite, souverain du pays kirghis, et un si bon souverain que d'autres peuples lui
demandent ses fils pour rois.
Chose curieuse, ce conte, recueilli en pleine Asie, se rapproche davantage, sur
certains points, de la fable grecque que les contes européens de même famille dont
nous avons pris note, un conte allemand et un conte suédois (Grimm : Kinder- und
Hausmaerchen, t. III, p. 103 ; — H. Cavallius et G. Stephens : Schwedische Volks-
sagen und Micrchen, Vienne, 1848, p. 95). Dans le conte allemand, probablement
de la Hesse, un roi, pour mettre sa fille en sûreté contre les souris qui la poursuivent
(dans le conte suédois, pour la protéger contre ses prétendants, qui deviennent une
armée), l'enferme avec une servante dans une tour qu'il a fait bâtir au milieu d'un
grand fleuve. Un jour, une fontaine merveilleuse jaillit dans la tour ; les deux
jeunes filles boivent de cette eau et.chacune devient mère d'un petit garçon. Elles
mettent les enfiinls dans un coffre, écrivent dessus les deux noms qu'elles leur ont
donnés, et laissent aller le coffre au cours du fleuve.
LE LAIT DE LA .MÈKE ET \.K COEEIU:: ELOTTA.NT '2i'à
est forcé un jour d';iller à la pèche. Il prend un poisson mystérieux, lequel,
pour prix de sa délivrance, lui fait un don : tout ce t^ue le jeune homme
souhaitera, en le demandant au nom du poisson, arrivera. Le jeune homme
souhaite d'abord diverses choses pour n'avoir pas à travailler ; enfin,
comme la fille du roi s'est moquée de lui en le voyant passer, il lui souhaite,
par vengeance, d'avoir un enfant. Voilà la pauvre princesse bien désolée ;
le roi, furieux. Quand l'enfant (un pf.tit garçon) a un peu grandi, on lui
met dans la main ime pomme, et celui à qui il donnera la pomme sera le
père inconnu. On assemble tous les hommes du pays, et l'enfant ne donne
la pomme à personne ; mais, quand on a été chercher le paresseux, qui
n'était pas venu, il la lui donne aussitôt. Alors le roi fait mettre dans un
tonneau sa fille, l'enfant et le paresseux, et le tonneau est jeté à la mer.
Finalement, grâce aux souhaits que la prince.sse suggère au jeune homme,
celui-ci devient beau et intelligent ; le tonneau s'arrête sur la plage d'une
île et s'ouvre pour qu'on puisse débarquer ; un magiiifuiue palais surgit
sur le rivage. Le roi, averti de cette merveille, vient la voir ; sa fille se fait
reconnaître et tout est pour le mieux (1).
Revenons à Romulus et Rénms. Tout le monde sait que, dans la
légende romaine, une histoire d'allaitement merveilleux s'enchaîne
à l'histoire de la boîte flottante, et l'on a pu remarc{uer ci-dessus
(§2, B. in fine) que ce même enchaînement se retrouve dans plu-
sieurs des contes que nous avons eu à citer. Mais, dans la légende
romaine, le caractère spécial du prodige (l'allaitement des jumeaux
par la louve) a obligé les narrateurs à modifier légèrement, dans l'in-
térêt de la vraiscmlilarce, le thème du Coffre fîollant.
(1) N'ayant pas à étudier ici ce type de conte, nous nous bornerons à quelques
indications. Deux variantes ont été fixées par tcrit en Italie; l'une vers le milieu du
xvi*^ siècle, par Straparola (Valentin Schmidt, Die Mœrchen des Straparola, Berlin,
1817, n° 15) ; l'autre, dans la première moitié du xvii'^ siècle, par Basile (Pentame-
rone, traduction allemande de F. Liebrecht, Breslau, 1846. Première journée, n" 3).
— A la fin de ce même xvii'" siècle, M™« d'Aulnoy en donnait un arrangement dans
son roman Le Gentilhomme Bourgeois, sous le titre le Dauphin.
A notre époque, J. G. von Hahn et Glinski ont recueilli ce conte : le premier,
chez les Grecs de l'Épire {Criechische und Albanesische Mscrchen. Leipzig, 1864,
n° 8) ; le second, chez les Lithuaniens (A Chodzko : Contes des Paysans et des Pâtres
slaves. Paris, 1864, p. 331), et M. W. Radloiï en a trouvé, dans la Sibérie méridionale,
deux versions se complétant l'une l'autre : chez les Baraba, entre le fleuve Ob
et la rivière Irtych, et, au nord-est de la Steppe barabine, chez d'autres Tatares,
habitant les districts de TiJmen et de Jaloutrovvsk (op. cit., t. IV, p. 7 et p. 405).
L'épisode de l'enfant donnant une pomme (ou un autre objet) à son père inconnu,
est entré en combinaison avec un autre thème général que le thème de Danaé, dans
un conte tibétain du grand recueil bouddhique le Kandjour, adaptation d'écrits
indiens [Mélanges asiatiques, de l'Académie de Saint-Pétersbourg, t. VI, p. 170) ;
— avec un autre thème encore dans un conte norvégien de la collection Asbjœrnsen
traduction Basent : Taies of the Fjeld. Londres, 1874, p. 290-291).
2:24 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Considérons les choses d'un peu près. Voici la l»oîLo mise par un
serviteur du roi usurpateur sur le Tibre débordé ; la voici portée par
le courant sur la rive où la louve trouvera les petits Romulus et
Rénius. Il est évident que, si cette boîte est une boîte fermée, un
coffre, comme le /.icvj; du mythe de Danaé, jamais la louve ne
pourra soocmiir les enfants. Les narrateurs l'ont compris, et ils font
mettre les jumeaux dans une boîte sans couvercle, dans une sorte
d'auge {zv.i^r, dit Denys d'Halicarnasse ; alveiis, dit Tite-Live).
Denys d'Halicarnasse nous montre même ce berceau flottant allant
se heurter contre un rocher, près duquel il se renverse, laissant là
les enfants dans la vase, oîi ils se roulent en vagissant, jusqu'à ce
qu'arrive la louve ; et la louve ne se contente pas de les allaiter ; elle
fait leur toilette avec sa langue pour les débarrasser de la vase dont
ils sont couverts.
Dans ce récit, le rocher est, comme on voit, substitué au fameux
figuier, au Ficus ruminalîs, sous lequel Plutarque et Tite-Live font
s'arrêter bien tranquillement l'auge avec les enfants.
Denys d'Halicarnasse, qui donne tant de détails sur le rôle de
la louve, ne mentionne même pas l'oiseau de Mars, le pivert (spj:/.;-
Aâ-rr.ç), qui, d'après les vieux auteurs consultés par Plutarque,
« aida à nourrir et garder r les jumeaux (1).
Cette louve, ce| pivert rattachent par un certain lien la légende
de Botnulus el Béinus à la légende de Sémiramis et à celle de Cyrus.
B. — La légende syrienne de Sémiramis el la légende perse
de Cyrus
C'est Diodore de Sicile, contemporain de Jules César, qui, dans
sa Biiiliolhèque hisloiirjue (livre II, chapitre iv), rapporte la légende
de Sémiramis enfant, et l'on a tout lieu de croire qu'il a emprunte
cette légende à un autre historien grec, celui de la première moitié
du quatrième siècle avant notre ère, à Ctésias (2).
Diodore a plus d'une fois puisé dans Ctésias pour donner l'histoire
(1) Plutarque : Vie de Romulus et surtout traité De la Fortune des Romains
(ch. vin).
(2) Voici, d'après ce même Diodore, la biographie sommaire de Ctésias (liv. 11,
ch. xxxn) : « Ctésias de Cnide vivait vers le temps de l'expédition entreprise par
Cyrus (le Jeune) contre son frère Artaxerxès (Mnémon) ; il fut fait prisonnier, et,
comme il était médecin distingué, il fut reçu à la cour du roi de Perse, où il vécut
dix-sept ans, comblé d'honneurs. Ctésias consulta scrupuleusement, ainsi qu'il
nous l'apprend lui-même, les Livres royaux (^ïiiAixi; ôiyOÉf-a:), dans lesquels les
Perses, confomiùnienl à une certaine loi, ont consigné leur histoire ; il composa
avec ces matériaux l'ouvrage qu'il apporta avec lui en Grèce. »
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 2225
fie la Perse et de la Médie. Quant à la légende de Sémiramis enfant,
on ne peut douter qu'il l'ait prise également dans Ctésias, lequel
avait consacré les six premiers livres (sur vingt-trois) de son ouvrage
à l'histoire des Assyriens. Les citations que plusieurs auteurs grecs
ont faites de cette légende d'après Ctésias, qu'ils nomment formelle-
ment, supposent tout un récit semblable à celui que Diodore a inséré
dans son livre (1).
De qui Ctésias tenait-il sa légende, dont la scène est placée à Asca-
lon, en Palestine ? Des « gens les plus instruits du pays » {ol \o^(:il)-x-o'.
Tôjv ivyojpûov), dit-il. Mais, dans le récit de Ctésias, le mythe oriental
primitif, qui se rattache à un temple célèbre, nous paraît avoir été
singulièrement hellénisé.
Soixante ou soixante-dix ans avant Ctésias, Hérodote avait déjà
mentionné (I, 105) ce temple d'xAscalon, consacré à la déesse sémiti-
que Atargatis ou Derkéto (2), dans laquelle il voyait sans hésitation
une Vénus, la « Vénus Céleste », 1' « Aphrodite Uranie » (rô; Ojoavîr,^
'A;cc5î-r,ç -0 tccv). Ctésias, — lui ou ses autorités, — dédouble la
déesse, et il met en conflit Aphrodite et Derkéto.
La légende en question a pour objet d'expliquer comment la Der-
kéto d'Ascalon a un visage de femme et un corps de poisson. Elle
nous montre Aphrodite, irritée contre cette déesse (-pouxid/aaav ri^
rpcetîsi/îvfj Ocâ), lui inspirant un violent amour pour un beau jeune
homme qui venait avec d'autres lui offrir un sacrifice. Derkéto cède
à sa passion pour ce Syrien et donne naissance à une fille ; puis,
honteuse de sa- faiblesse, elle fait disparaître le jeune homme et ex-
pose l'enfant dans un lieu désert et rocailleux ; enfin,' désespérée,
elle se jette dans un lac, voisin d'Ascalon, et elle est transformée en
poisson. — Quant à la petite fille, elle est nourrie par des colombes
qui lui apportent dans leur bec, d'abord des gouttes de lait, puis des
parcelles de fromage. Finalement, les bergers du voisinage se deman-
dent comment il se fait que leurs fromages soient tout becquetés.
Ils font des recherches et trouvent l'enfant qui, par la suite, devien-
dra la grande reine Sémiramis (3).
(1) Voir, dans la Bibliotheca Scriptorum grœcorum, de Didot (voL XIX, 1844,
p. 17), les passages d'Eratosthène, de Strabon et d'Athénagore.
(2) Strabon (XVI, 4, 27) fait remarquer que, dans Ctésias, la déesse Atargatis est
appelée Derkéto. Les deux noms, au fond, sont identiques : [A]-tar-ga-tis = Der-
ké-to.
On peut voir, sur cette Atargatis et sur les divinités analogues, le chapitre inti-
tulé : Les Déesses : Achera et Astarté, dans l'ouvrage du R. P. Lagrange, correspon-
dant de i'Intitut : Etudes sur les religions sémitiques (couronné récemment par l'Aca-
démie des Inscriptions).
(3) Peut-être nous sera-t-il permis de mettre ici, en hors-d'œuvre, quelques re-
226 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Nais!?ance illégitime de l'héroïne ; honte et désespoir de lu mère,
qui veut se débarrasser de l'enfant, ces deux traits figuraient déjà
dans la légende de Sargon ; mais ce n'est pas à un fleuve que Derkéto
livre la future Sémiramis ; elle l'expose dans un désert (1).
C'est aussi dans un désert, un désert montagneux, qu'est exposé
le petit Cyrus, d'après une légende qu'Hérodote raconte, et une
chienne vient allaiter l'enfant (I, 122) ; mais Cyrus n'est pas un fils
illégitime, et, si son grand-père maternel Astyage veut le faire
périr, c'est qu'un songe, interprété par les mages, l'a menacé de
voir, un jour, le fils de sa fille Mandane régner à sa place.
marques sur la colère d'Aphrodite contre Derkéto. Les traducteurs motivent cette
colère par on ne sait quelle <> offense » dont Derkéto se serait rendue coupable envers
Aphrodite ; c'est là ajouter au texte, qui ne donne aucune raison de 1' i irrita-
tion » d'Aphrodite.
Nous ne pouvons nous empêcher de penser ici à un autre remaniement d'un
conte oriental (certainement indien, celui-là), devenu la fable de Psyché (Voir notre
brève étude sur cette fable dans les remarques des n°« 63 et 65 de nos Contes popu-
laires de Lorraine). Là aussi, Vénus est irritée contre Psyché, et cela à cause des
honneurs divins que les peuples rendent à la beauté de la jeune princesse, et, — ce
qui rappelle tout à fait la légende de Derkéto, — elle dit à son fils Cupidon d'in-
spirer à Psyché un violent amour po '.r un homme méprisable, qui la rendra mal-
heureuse.
Dans la fable d'Andromède et Persée, ce sont les Néréides qui sont irritées contre
la reine Cassiopée, parce que celle-ci a osé se vanter de l'emporter sur elles en beauté
(ou, selon la version donnée par Hygin, fabula LXIV, parce que Cassiopée s'est
vantée d'avoir une fille, Andromède, plus belle que les Néréides). Et les Néréides
vont se plaindre à Neptune, etc..
Il nous semble que, dans ces trois remaniements de contes orientaux, les arran-
geurs doivent avoir usé, pour l'introduction du récit, de ce qu'on pourrait appeler
un même cliché : si l'on possédait la forme complète de la légende gréco-syrienne
de Derkéto, il est vraisemblable qu'on y verrait Aphrodite irritée contre une rivale
en beauté.
(1) Ctésias dit que le nom de Sémiramis signifie « colombe » en langue syrienne,
ce qui serait une allusion aux colombes nourrices. En réalité, le nom est assyrien,
et le sens en est, croyons-nous, inconnu. Ce nom, sous la forme Sammouramat, a été
porté par la femme (ou la mère) du roi d'Assyrie Adad-nirari III, ou Ramman-
nirari (811-783). Au dos d'une statue du dieu Nébo, qui a été trouvée sur l'empla-
cement d'un temple de la ville de Calah, se lit l'inscription suivante : « Pour la vie
d'Adad-nirari, son seigneur [de Calah] et pour la vie de Sammouramat, la dame du
palais et sa maîtresse i» (R. W, Rogers : History of Babylonia and Assyria, 2* éd.
Londres, 1901, t. II, p. 99. — Comme M. Rogers, M. Hugo Winckler croit que
cette expression » la dame du palais » signifie la femme, la « première femme » du
roi et non sa mère (Geschichte Babylons und Assyriens. Leipzig, 1892).
La colombe étant l'oiseau sacré d'Atargatis-Derkéto, ainsi que le montrent, par
exemple, les monnaies d'Ascalon (F. Vigouroux : Dictionnaire de la Bible, article
Ascalon, col. 1064, fig. 287. Cf. article Aiargatis, col. 1201), il n'est pas étonnant
qu'on ait donné à des colombes un rùle important dans la légende de Sémiramis.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 227
Au dire d'Hérodote, l'histoire de la chienne aurait été inventée
par les parents de Cyrus. Apprenant du jeune homme comment
il avait été recueilli par un pâtre et nourri par la femme de celui-ci,
nommé Spako, Mandane et son mari Gambyse furent frappés de
ce nom [spaka, dit Hérodote, — très exactement, à ce qu'il pa-
raît, — signifie « chienne » en médo-perse), et « pour qu'il y eût aux
« yeux des Perses quelque chose de plus divin dans l'événement qui
« leur avait conservé leur fils, ils firent courir le bruit que Cyrus
« exposé avait été nourri par une chienne. C'est de là que vient cette
« histoire (1) ».
Chez les Romains, certains auteurs, voulant donner quelque vrai-
semblance à la légende de Romulus et Rémus, l'interprétaient par
un procédé analogue à celui qu'Hérodote a appliqué à la légende de
Cyrus. La mère adoptive, la nourrice des jumeaux, Acca Larentia,
aurait été une de ces femmes auxquelles leur conduite déréglée fai-
sait donner le nom de lapa, « louve n : de là, l'origine de la légende de
la louve, allaitant les enfants.
Tout cela, en bon français, c'est mettre la charrue devant les
bœufs ; ces récits, qui prosaïcisent les deux légendes, sont d'après
coup. Il est certain que la forme originale est bien celle dans laquelle
une chienne ou une louve allaite les enfants prédestinés, comme les
colombes nourrissent Sémiramis, sans parler du pivert, qui collabore
avec la louve.
Une remarque qui ne nous paraît pas sans intérêt, c'est c|ue, dans
certains contes populaires, appartenant à la famille des contes
indiens de Salsette et du Goudjérate, résumés plus haut, on trouve
non seulement le pendant de la louve ou de la chienne nourrices,
mais aussi le pendant des colombes becquetant les fromages pour
nourrir la petite Sémiramis, trait bien moins connu ; ce trait, dans
ces contes, se présente, on le constatera, avec beaucoup d'individua-
lité dans la ressemblance.
Nous avons déjà vu (§ 2, B, in fine), dans un conte arabe d'Egypte,
les prières d'un brave homme faisant apparaître une gazelle, qui
vient allaiter les deux petits enfants, retirés de la caisse. — Dans un
conte de la région du Caucase, recueilli dans le Daghestan septen-
(1) Dans un intéressant mémoire sur la Légende de Cyrus (Die Kyros Sage, dans
les Comptes rendus des séances de l'Académie de Vienne, t. C, 1882, p. 505),
M. Adolphe Bauer, professeur à l'Université de Graz, fait remarquer que la religion
des Perses, la religion de Zoroastre, fait du chien un animal sacré.
228 KTIDES FOLKLORIQUES
trional, en pays avar (1), les enfants ayant été jetés dans une gorge
sauvage, une biche au pelage d'or vient d'elle-même les allaiter.
Romulus et Rémus rediuivi sont ici allaités par un animal merveil-
leux dans la gorge sauvage, le « lieu désert et rocailleux >> de la légende
de Sémiramis. Par contre, un épisode analogue à celui des fromages
becquetés de la légende de Sémiramis va avoir pour scène le bord
d'un fleuve, comme l'épisode de la louve et du pivert dans la légende
de Romulus.
Dans un conte turc osmanli (2), la sorcière qui a substitué deux
petits chiens aux deux enfants que la femme du Padischah vient de
mettre au monde, dépose les enfants sur le bord d'un fleuve. Une
chèvre vient les allaiter. Or, cette chèvre appartient à un vieillard
et à sa femme, et celle-ci s'aperçoil que la chèvre ne donne plufs de
lait. Elle la suit, et c'est ainsi qu'elle découvre les petits enfants. —
Dans un conte grec moderne de l'île de Syra (3), les trois enfants
sont déposés dans un buisson de joncs. Un chevrier remarque une de
ses chèvres qui, tous les jours, s'écarte du troupeau et revient la
mamelle vide. Il va voir ce qu'elle fait et trouve les trois enfants, que
la chèvre est en train d'allaiter.
Évidemment, lidée mère de cet épisode du conte turc et du conte
grec moderne est la même que celle de l'épisode de la légende de Sé-
miramis, où les bergers sont surpris do voir chaque jour leurs fro-
mages becquetés, et s'en vont faire une enquête.
Un peu de gaieté pour terminer cette section de notre travail.
Naturellement, dans son livre extravagant Zoological Mylho-
logij (1872). le mythomane M. Angelo de Gubernatis voit dans la
légende de Sémiramis, comme dans celle de Romulus et Rémus, un
mythe solaire.
« Dans la nuit humide (in ihc walery nighl) et dans l'iiiver humide,
« le héros solaire enfant (the solar child-hero), abandonné à lui-
« même, est nourri par des oiseaux » (t. lU p. 176-177).
Et de quoi les oiseaux nourrissent-ils la petite Sémiramis, ce
soleil enfant ? « De lait caillé et de fromage ». Et qu'est-ce que le lait
caillé et le fromage ? « La lumière de la lune >- (Ihe moonlighi).
Heureux petits héros solaires ! Plus heureux que les petits enfants
de chez nous, ils ont eu la lune, et sans la demander !
(1) Schiefner : op. cit., n° XII, p. 95.
(2) I. Kunos : Tiirkisrhr Volhsmœrchen aus Siambul (Loiden, 1905), n° 9.
(3) J. G. von Hatin : Griechische und albanesische Mœrdien (Leipzig. 1864), n" 69.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 229
D. — Un épisode du Sri Rôma malais el un conle indien
du Pendjab
Au nombre des livres qui, de l'Inde, ont pénétré, plus ou moins
adaptés ou déformés, dans les îles de l'archipel Indien, se trouve le
célèbre poème de Valmîki, le Râmâijana. En 1900, un savant hol-
landais, aujourd'hui associé étranger de l'Académie des Inscriptions
M. H. Kern, publiait le texte kawi (vieux-javanais) d'une traduction
de ce poème, traduction qui, paraît-il, suit assez fidèlement l'original.
Bien auparavant, en 1812, W. Marsden avait donné, avec tradur-
tion anglaise, des extraits d'un Sri Râma malais, qui, à en juger par
ces fragments, est bien loin d'avoir la fidélité, si relative qu'elle
puisse être, de la version javanaise : en effet, les personnages du
Râmâyana jouent parfois, dans ce Sri Râma, un rôle tout difïérent
de celui qui leur est attribué dans le poème indien, et figurent dans
des aventures qui ne se rencontrent pas dans ce poème.
Parmi ces aventures, M. Cabaton nous a signalé la suivante (1) :
La jeune reine Mandu Derrei, femme de Mahàràdja Râvana, donne
naissance à une petite fille admirablement belle et dont le teint est comme
l'or le plus pur. Les astrologues sont convoqués par le roi pour tirer l'horos-
cope de l'enfant et voir si elle est destinée à être heureuse ou malheureuse.
Après avoir consulté leurs livres, les astrologues hochent la tète. L,e roi
leur dit de s'expliquer, et ils finissent par répondre que le destin de la
petite princesse sera très heureux, et que celui qui l'obtiendra en mariage
deviendra bientôt le souverain de tous les royaumes de la terre. <<■ S'il en
est ainsi, — dit Mahârâdja Râvana, furieux à la pensée qu'il pourra être
détrôné par son futur gendre ou devenir le vassal de celui-ci, — pourquoi
laisserait-on vivre cette maudite petite créature ? Il vaut mieux lui briser
la tète contre une pierre. » Mais la reine demande en grâce qu'on ne fasse
pas périr l'enfant d'une manière si barbare, et, à sa prière, Râvana fait
fabriquer un coffre ou cercueil en fer, dans lequel on met la petite princesse,
et le coffre est jeté à la mer : il aurait dû, vu son poids, aller au fond, mais
les dieux le font flotter sur les vagues.
Or, il existait alors un certain râdja nommé Mahârishî Kala, lequel avait
coutume de faire, chaque jour, dès le grand matin, une pénitence consis-
tant à se plonger dans la mer jusqu'à la ceinture en adorant le soleil levant.
Et, quand le soleil était arrivé à midi, le râdja regagnait le rivage et retour-
nait à son palais. Ln matin qu"il fait ainsi ses dévotions dans la mer, le
coffre de fer est poussé jusqu'auprès de lui par les vagues. Sa pénitence
achevée, Kala fait retirer le cofïre de l'eau et le fait porter au palais ; puis,
après avoir appelé la reine, il le fait ouvrir, et aussitôt il en sort une vive
(1) W. Marsdpn : A Grnmmar of ihe Malaijan Language (Londrcp, 1812), jk idi
seq.
230 ÉTUDES FOLKLORIQUES
lumière qui éclaire tout le palais. On voit alors dans le coffre une petite
fille « dont le teint était comme de l'or poli et dont la figure resplendissait
comme la pleine lune ». Le roi recueille l'enfant et lui donne le nom de
Poutrî Sîta Dévî.
Le Bâmâyana de Valmîki n'a rien absolument de cette histoire :
Râvana et sa lemme Mandodarî (la Mandii Derrei du livre malais)
sont, dans le poème hindou, non un roi et une reine, mais des râkslia-
sas, des mauvais génies, et Sîta n'est nullement leur fille : elle est
née d'un sillon tracé par la charrue d'un roi.
Toutefois il est, à notre avis, très probable que les Malais ont
pris leur histoire dans quelque récit venant directement ou indirec-
tement de l'Inde. Le roi Kala, recueillant le colTre flottant, au mo-
ment où il fait dans la mer ses dévotions au dieu Soleil, rappelle tout-
à fait le « fervent adorateur du Soleil » qui, dans le conte indien de la
presqu'île de Goudjérate, est sur la plage, quand les vagues lui
apportent le caisse avec les deux enfants. — De plus, dans le Sri
Bânia, le cofïre de fer est soutenu sur les flots par « les divinités »,
tout à fait comme, dans la troisième légende relative à la ville de
Vaïsâli, les devas (les dieux) font flotter le« vase scellé » dans lequel
a été mis le morceau de chair qui se divisera, un jour, en deux enfants.
On a pu remarquer que le récit du livre malais doit être rangé
parmi les récits de ce genre, entre le mythe de Danaé et la légende
de Cyrus. Seulement, dans le Sri Râma. ce n'est pas le futur fils,
mais le fuhir mari de sa fdle qu'une prédiction fait redouter au râd ja,
et voilà pourquoi il veut, en su])primant la petite princesse, avoir
la certitude qu'elle ne se mariera jamais.
Venons maintenant à un conte indien, qui a été recueilli, en 1881,
à Hazro, village du Pendjab, dans le district de Râwâl Pindi, situé
entre l' Indus à l'ouest et les montagnes du pays de Cachemire à
l'est (1).
Dans ce conte, composé de pièces et de morceaux, un râdja fait
mettre, comme le Râvana du Sri Uâma, sa fille dans une caisse, que
l'on jette à la rivière ; mais ici, l'enfant a huit ou neuf ans, et sa mère
l'a cachée depuis sa naissance, pour la soustraire à l'exécution de
(1) Ch. Swynnerton : Romantic Taies from the Panjâb (Westminster, 1903).
p. 338.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 231
l'ordre qu'a (loiinc le lâdju, de tuer loutes les petites filles qui vien-
draient à naître dans son royaume.
Pourquoi cet ordre ? le conte n'en dit rien, et nous soupçonnons,
dans cette variante du thème du Coffre poUanl, une infiltration d'un
autre thème. Dans un certain groupe de contes, en eiïet, un roi fait
périr toutes les filles qui lui naissent, à lui, et la raison en est donnée
dans un conte de ce type, provenant, lui aussi, d'un district du
Pendjab, district qui n'est pas très éloigné de celui de Râwâl
Pindi (1) : K C'est, dit ce conte, que l'expérience a enseigné au roi que,
s'il laisse grandir ses filles, elles mettront le trouble dans sa maison k.
Dant tout ce groupe de contes, un fils du roi ayant, malgré son père,
sauvé la vie d'une petite sœur qui vient au monde et l'ayant em-
portée avec lui dans un autre pays, la sœur, devenue grande, trahit
son frère et le livre à un ennemi qu'elle veut épouser (2).
Il nous semble qu'il reste des traces de ce thème dans le conte du
Pendjab. Sans parler de l'introduction (les filles mises à mort), le
roi qui tire du coffre la petite fille et qui l'épouse n'en est guère
mieux récompensé que le frère ne l'est d'avoir arraché sa sœur à la
mort : il découvre que sa femme est une sorcière, etc.
Ce conte du Pendjab est, nous l'avons dit, composé de divers
thèmes qui ont été modifiés d'une façon plus ou moins heureuse
pour pouvoir être combinés ensemble ; mais, malgré les remanie-
ments, le thème dit de la Trahison de la sœur (Schwesleruerralh) nous
parait encore reconnaissablc.
E. — La légende de Judas
Il y a quelque temps, à Bruxelles, notre savant ami, le R. P. J. Van
den Gheyn, S. J., conservateur des manuscrits de la Bibliothèque
royale de Belgique, ancien Bollandiste, nous montrait une série de
(1) Le district du Bannou, pays arrosé par un afïluent de l'Indus, leKurm, habité
par une population en majeure partie de même race et de même langue que celle
de l'Afghanistan. — Le conte en question se trouve dans Bannu, or Our Afghan
Frontier, par S. S. Thorburn (Londres, 1876), p. 180.
(2) Ce conte se retrouve, avec l'introduction qui nous intéresse, dans deux contes
mehri de l'Arabie du Sud (Alfred Jahn : Die Mehri-Sprache in Sûdarabien. Vienne
1902, p. li scq. et 122 seq.), dans un conte de l'île de Socotora, non loin de l'Arabie
du Sud (D. H. MuUer : Die Mehri-und Soqotri-S proche. IL Soqotri Texte. Vienne
1905, p. 57) et dans un conte marocain de Mogador (A. Socin : Zum arabischen Dia-
lektvon Marokko. Leipzig, 1898, p. 189). — Il est à noter qu'aucun des contes euro-
péens de ce type que nous connaissons n'a l'introduction caractéristique, laquelle
n'existe pas non plus dans un conte de l'Inde septentrionale, incomplet du reste.
[North Indian Sotes and Queries, 1894, p. 139, n» 314.)
232 ÉTUDES FOLKLORIQUES
photographies prises sur les curieuses miniatures, en style flamand,
d'un manuscrit du xv^ siècle, appartenant au prince Czartoriski,
de Cracovie (1). Une de ces miniatures nous frappa tout d'abord :
deux femmes en costume du moyen âge viennent de déposer dans
une petite caisse un enfant nouvcau-né, et, avant de fermer la
caisse, l'une de ces femmes, à genoux, le hennin sur la tête, jette un
dernier regard sur l'enfant.
Nous ne connaissions pas alors, il faut liinii if (]ii<', la Légende de
Judas, dont cette miniature est une illustralion, et le U. P. Van den
Gheyn nous donna là-dessus des indications qui nous ont permis
d'étudier un peu la question.
La Légende de Judas a été insérée au xiii^' siècU-, dans la Legenda
aurea, par Jacques de ^'oragine, c|ui la qualifie d'apocrijpha (2). Il
en existe, dans un manuscrit grec d'un des couvents du Mont Athos,
une version plus ancienne, dont le texte a été édité, en 1898, par
M. V. Istrin,dans VArchiv fia slai'isehe Philologie (t. XX, p.Bllseq.) ;
un autre texte (en grec plus moderne), provenant aussi du Mont
Athos, avait déjà été ])uljlié en 1889, à Athènes.
Nous suivrons le premier de ces deux textes :
La femme d'un Juif, noninié Robel [Rubcn, dans la Les.enda aurea),
habitant le pays d'Iskana, en Palestine, ^a, une certaine nuit, un songe
effrayant (-foêEoôv) : elle rêve que, si elle a unfds, cet enfant sera la c destruc-
tion des Juifs » (/a-â),-j(j'.: twv 'Iou5aio)v). Son mari lui dit qu'il ne faut pas croire
aux songes ; mais, quand elle a, en effet, un lils, elle décide de le faire périr
« pour qu'il ne soit pas la perte de la race juive » (ïva (at, àiro/Écrv) -to sOvo; tûv
■Jo'j5a{o)v). Elle le met donc, à l'insu de son mari, dans une corbeille (Oigr.v)
qu'elle jette dans la mer et qui est poussée sur le rivage d'une petite île,
où des pâtres recueillent et nourrissent l'enfant. (Dans le second texte,
c'est d'accord avec son mari-tjue la mère met l'enfant dans une petite
caisse (xigwTiov) goudronnée, et la caisse est jetée dans la mer de Galilée (sî;
TTiV bi'/.OL'jija.'/ TT,; laXi/ai'a;).
Élevé par les pâtres, le petit Judas est adopté par son propre père, qui
ne le connaît i)as. Plus tard, il tue un sien frère, né après lui, et s'enfuit à
Jérusalem, où il obtient une charge i'uportante à la cour du roi Hérode.
Certaines circonstances obligent, dans la suite, lîobel à (piitter son pays
et à venir s'établir, lui aussi, à Jérusalem ; il y achète une nudson avec un
beau jardin, tout près du palais d' Hérode. Un jour, Ilérode ayant, de sa
fenêtre, admiré les fruits du jardin, Judas veut aller lui chercher de ces
(1) Ce manuscrit a été exécuté, en 1478, pour Guillaume de Terny, prévôt de
Lille ; il renferme deux traités en vieux français. Le R. P. Van den Gheyn se pro-
pose de publier, au sujet de ce manuscrit, une de ces monographies dans lesquelles
il excelle.
(2) Jacobi a Voragine : Let^cnda aurea. Édition Th. Graesse (Dresde et Leip-
zig, 1846),ch. xi.v.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 232
fruits. Surpris par Robe!, il le tue sans savoir qui il est. Ensuite Hérode dit
à la veuve que, si elle veut conserver sa fortune, il faut qu'elle épouse le
jeune homme. Et Judas, déjà parricide inconscient, épouse ainsi, sans le
savoir, et sans qu'elle le sache, sa propre mère. Une fois, celle-ci, étant
triste, raconte sa vie à Judas. Tout se révèle, et Judas, pour obtenir le
pardon de ses crimes, s'éloigne de Jérusalem et se fait disciple de Jésus.
Cette Légende de Judas, c'est bien — pour l'idée générale, sinon
pour la grande allure tragique, — la vieille fable grecque d'Œdipe...
Mais nous n'avons pas à examiner ici la fable d'Œdipe.
Bornons-nous à une simple remarque. Le songe de la mère de
Judas ne présente aucune ressemblance avec la prédiction faite par
l'oracle au père d'Œdipe. Le songe, en effet, présage des malheurs
publics, malheurs devant avoir leur origine dans cette trahison
future qui, en livrant le Christ aux chefs des Juifs, causera le crime
dont le châtiment sera, pour la race juive, d'être eiïacée du nombre
des nations. Au contraire, les événements épouvantal)les annoncés
par l'oracle au père d'Œdipe concernent non un peuple, mais une
famille.
Si l'on veut chercher une fable antique à mettre en parallèle avec
l'introduction de la Légende de Judas, il faut prendre une autre
fable, celle de la naissance de Paris. Pendant c|ue la reine Hécube
est enceinte de lui, elle rêve qu'elle met au monde un tison enflammé,
qui embrase et consume toute la ville de Troie. L'interprétation que
donne de ce songe un devin appelé par le roi Priam, est que l'enfant
sera la « perte de sa patrie » (t^ii -zrp'OD; i-wXE.av). Alors Priam
ordonne d'expOser l'enfant dès qu'il sera né. C'est ce qui est fait, et
celui qui sera Paris, le ravisseur d'Hélène et la cause de la guerre si
funeste à Troie, porté et abandonné dans une gorge du mont Ida,
y est nourri provisoirement, pendant cinq jours, par une ourse, qui
remplit ici le rôle de la louve et du pivert de Romulus et Rémus, de
la chienne de Cyrus, des colombes de Sémiramis (1).
Nous voici revenus, après un long circuit, à la légende javanaise
traduite par M. Cabaton. Le petit prince javanais, à sa naissance,
est accusé (injustement, mais là n'est pas la question) d'être un
porte-malheur, une cause de calamités publiques, tout comme le
Paris de la fable et le Judas de la légende sont accusés (à juste titre
ici), dès avant leur naissance, de devoir être, un jour, la perte, la
destruction de leur pays, de leur race.
(1) ApoUodorl Bibliotheca (.3, 12, 5, 2).
234 ÉTUDES FOLKLORIQUES
§4
LE CHAPITRE SECOND DE l'eXODE A-T-IL RIEN A FAIRE ICI ?
Dans sa traduction de Fa-hien, M. Legge dit ceci {op. cit., p. 74,
note) : « La première partie du récit de Fa-hien (reproduit plus haut,
« ^ 2, A) aura fait penser plusieurs de mes lecteurs à l'exposition de
Moïse enfant, telle que la rapporte VExode ».
Prenons donc VExode et sachons lire.
Dans la légende indienne rapportée par Fa-hien (et aussi dans la
légende javanaise et dans bon nombre des contes et légendes que
nous avons cités), l'enfant, — ou ce qui se révélera plus tard pour
être non pas un enfant unique ou des jumeaux, mais mille enfants,
— est mis dans une caisse par des ennemis et jeté dans un fleuve ou
dans la mer, parce qu'on veut se débarrasser de lui, te faire périr. Et
c'est par l'effet d'un prodige, ou du moins par un hasard extraor-
dinaire, que la caisse est recueillie, parfois par un grand personnage,
et qu'on y trouve encore vivants l'enfant, ou les mille enfants.
Dans VExode, si Moïse enfant est mis dans un petit coffre de papy-
rus goudronné (nous sommes en Egypte, où l'on fabrique jusqu'à
des barques de papyrus), ce n'est nullement par des ennemis, mais
par sa mère, qui veut à la fois le soustraire à la mort dont le menace
un édit barbare et assurer son avenir. Aussi la nière ne jette-t-elle
pas le petit coffre dans le Nil ; elle ne l'abandonne pas à la merci du
fleuve ; elle l'expose au milieu des roseaux, des papyrus qui bordent
la rive et qui empêcheront le coffre d'être emporté par le courant.
De plus, elle dit à sa fille de se tenir à quelque distance pour surveiller
les événements. Et la mère a eu soin de choisir, pour y exposer son
enfant, un endroit près duquel elle sait que la fille du Pharaon a
coutume de venir se baigner. Bien informée des habitudes de la
princesse, elle ne connaît pas seulement l'endroit, mais certainement
aussi l'heure à laquelle elle peut utilement mettre son dessein à exé-
cution. Ce n'est donc nullement par l'effet du haisard que la fille du
Pharaon aperçoit le petit coffre au milieu des papyrus (in papijrione)
et qu'elle a l'idée de se le faire apporter par une des jeunes filles, ses
suivantes, qui sont avec elle << sur la lèvre (le bord) du fleuve » (expres-
sion tout égyptienne), pas plus que ce n'est fortuitement que la
sœur du petit enfant hébreu se trouve là, à point nommé, pour oiïrir
à la princesse, comme nourrice du petit protégé, sa propre mère, que
LE LAIT DE LA :\IÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 235
personne ne connaît et qui est acceptée, avec promesse de bons
gages (ego dabo libi mercedem luam).
I^a grande sœur, assurément, est digne de la mère, et sa prompte
intervention,. au moment voulu, fait honneur à l'intelligence, à l'ha-
bileté hébraïques... Mais, parce qu'il y a, comme de juste, une nour-
rice en cette affaire d'enfant recueilli et que, par suite d'adroites
manœuvres, c'est la mère elle-même qui devient la nourrice, ira-t-on
rattacher cette histoire vécue aux prodiges bizarres du thème du LaU
de la mère ? Nous aimons à croire que personne ne l'osera.
Concluons. Malgré la concision du récit de V Exode, on voit parfai-
tement que, dan« ce qui pourrait, de prime abord, sembler une suite
de circonstances extraordinaires, il y a un plan jjien conçu et bien
exécuté, avec mise en scène bien réussie (qu'on nous passe l'expres-
sion).
Bref, dans le récit de V Exode, rien absolument de merveilleux, ni
même de vraiment singulier ; c'est tout le contrepied des légendes
indiennes de Vaisâli, de la légende javanaise, etc.
Si maintenant on rapproche de la légende de Sargon ce même cha-
pitre second de VExode, le contraste n'est pas moins complet.
Dans la légende de Sargon (comme dans celle de Romulus, comme
dans celle de Danaé, comme dans celle de Sémiramis), la mère est
une grande dame et la naissance de l'enfant est illégitime. — Dans
VExode, la mère est une femme d'humble condition, et elle est une
très honnête femme, bien et dûment mariée.
Dans la légende de Sargon, la mère veut avant tout cacher sa
faute ; elle veut avant tout faire disparaître l'enfant. Et ce n'est
point l'amour maternel, c'est à peine un reste de pitié qui fait qu'elle
met le nouveau-né dans cette corbeille bitumée que le fleuve empor-
tera vers l'inconnu. Vers r inconnu, nous insistons sur ce point ;
car, dans cette légende de Sargon, la mère peut tout au plus avoir un
espoir vague que l'enfant sera sauvé. — Dans VExode, au contraire,
ce à quoi la mère songe avant tout, c'est à sauver son enfant et à le
rendre heureux ; aussi, comme nous l'avons montré, tout a été prévu,
calculé par l'amour maternel, qui a laissé le moins possible au hasard;
tout a été intelligennnent disposé de façon que l'enfant soit recueilli
et recueilli non point par le premier venu, mais par une personne
déterminée, la fille du Pharaon (1).
(1) Dans la légende de Sémiramis, il n'y a pas même la corbeille : la mère, folle
236 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Quand George Smith fit connaître au inonde savant In légende
de Saison, il croyait trouver dans cette légende l'idée inspiratrice
de tout le plan imaginé par la mère de Moise. Nous citons : «c Ce qui
<> est raconté ici (dans la légende de Sargon) doit se rapporter à
0 l'an 16(X^ avant Jésus-Christ, à une date un peu antérieure à celle
fi qu'on donne généralement comme celle de Moïse (IV Comme nous
« savons que la renommée de Sargon arriva jusqu'en Egypte (?), il
« est très vraisemblable que son récit a quelque relation avec les évé-
« nements rapportés dans le second chapitre de VE^ode : on esl ftorlc
ft à imiler les fails mémorables donl on a entendu parler (2) .»
Nous nous demandons en quoi la connaissance préalable de la
légende de Sargon était nécessaire à la mère de Moïse pour dresser
son petit plan de campagne. L'idée qui la guidait était celle-ci : bien
déterminer un endroit où. à tel jour, à telle heure, la princesse a
l'habitude de se trouver et y exposer l'enfant de telle façon que la
princesse doive forcément le remarquer. Si la mère a mis son enfant .
non dans un berceau sous un buisson d'un parc, mais dans un petit
cofTre goudronné au milieu des papyrus du Nil. c'est qu'elle avait
conclu, de toutes ses investigations, que le plan qui présentait le plus
de chances de succès c'était d'exposer le petit Moïse près de l'endroit
où la princesse avait l'habitude de se baigner.
Dans cette Egypte où l'on fabriquait, connne nous l'avons déjà
dit. jusqu'à des barques de papyrus {3\ il serait bien étonnant que
les enfants, tout au moins les enfants de riches familles, n'eussent
pas eu de petites nacelles de papyrus qu'ils pouvaient faire voguer
de honte et au moment de ?e donner la mort, se débarrasse comme elle peut de l'en-
fant en l'exposant dans un endroit où. selon toute vraisemblance, il doit périr.
C'est, pour Tidée générale du récit, un Faii dn-ers de nos journaux. Quant aux dé-
tails caractéristiques qui suivent, fromages becquetés et le reste, ils n'ont, est-il
besoin de le dire ? pas le plus lointain rapport avec le second chapitre de l'Exode.
(1) En reproduisant ce pas>;age dans son ouvrage La Bible et les découicrtes
modernes en Palestine, en Egypte et en Assyrie. B^ édition (Paris, 1896), tome II,
p. 282, M. l'abbé Vigouroux met en note cette observation : < Le roi Sargon est plus
ancien ». — Nous avons vu ci-dessus qu'on peut le placer vers l'an 30C0 avant notre
ère.
(2) Op. cit.. p. 299-300.
(3) M. Maspero a décrit dans le Journal asiatique, février 1S80, p. 136, la con-
struction d'une de ces barques, d'après des peintures funéraires. "Tout se trouve
dans ces peintures, — expliquées en grande partie par de brèves inscriptions, —
depuis les plants de papyrus coupés dans le fleuve jusqu'au calfatage de la barqup
au moyen d'étoupe goudronnée, bien tassée.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLuTTAXT 237
sur de3 pièces d'eau ou même sur certaines branches du Nil moins
rapides, avec ou sans une poupée comme équipage. Si la mère de
Moïse s'est inspirée de quelque chose pour mettre son enfant dans
le petit coffre de papyrus, ce serait bien plutôt, ce nous semble, de
ce que, très probablement, elle pouvait voir tous les jours, que
d'une légende étrangère qui aurait pénétré en Egypte... si toutefois
elle y a jamais pénétré.
L'égyptologue G. Ebers qui, pas plus que George Smith, ne met-
tait en doute l'historicité du récit de V Exode, a donné plusieurs rai-
sons qui lui faisaient croire que le Pharaon était dan? sa résidence de
Tanis, dans la Terre de Gessen, quand l'enfant fut exposé (!}.*« Con-
« formément aux habitudes de la cour, sa tamille était avec lui,
« ajoute El)ers. La princesse va se baigner avec ses suivantes dans
<( la branche tanitique du Xil, dont les eaux au cours lent et faciles
« à surveiller de loin ne menaçaient point d'emporter la petite
<( nacelle du milieu des roseaux. A l'époque où les papyrus, qu'on ne
« trouve plus que sur le Nil blanc, croissaient oans les canaux du
« Delta, ils devaient être plus épais qu'aujounriiui et former un
« endroit très convenable pour le bain royal, en le couvrant d'une
« ombre épaisse. La sœur de l'enfant devait connaître ce lieu... ■•;
Arrêtons-nous sur ces considérations générales. Il est inutile de
suivre Ebers dans des précisions auxquelles, selon la juste remarque
de M. l'abbé \'igûuroux, on peut diflicilement arriver pour des temps
si reculés ("2).
Le second chapitre de VExode est maintenant, croyons-nous, bien
séparé, bien mis à part de toutes ces légendes assyro-babyloniennes,
syriennes, indiennes, javanaises, etc. Cela suffit.
§ ^
LE THÈME PROPREMENT DU LAIT DE LA MÈRE '
ET SES FORMES DIVERSES
Il nous reste à examiner, en les classant, les diverses formes plu:
ou moins extraordinaires, plus ou moins merveilleuses, sous les-
quelles se présente le thème proprement dit du Lait de la mère.
(1) G. Ebers : Durch Gosen zum Sinai. 2^ éd. (Leipzig, 1881), p. 81.
(2) Op. cit., II, p. 285.
238 ÉTUDES FOLKLORIQUES
A. — Prodige du lail révélant des relations d'enfant à mère
1. Dans une première forme (que nous n'avons pas eu jusqu'ici
l'occasion de citer), c'est l'enfant qui est révélé à sa mère.
Nous rencontrons cette forme dans un conte populaire indien,
qui a été recueilli dans le district de Mirzâpour (Provinces Nord-
Ouest) (1). La plus jeune des deux femmes d'un râdja met au monde
un beau petit garçon. L'autre râni, jalouse, substitue deux pierres
à l'enfant et fait porter celui-ci dans la jungle. Puis elle dit au râdja
que sa rivale est accouchée de pierres. Le râdja entre en fureur et
chasse la jeune femme. Pendant qu'elle erre dans la jungle, elle
trouve un enfant gisant sous un arbre. A peine l'a-t-elle vu, que le
lait monte dans ses seins, et elle allaite son enfant.
2. L^ne seconde forme est celle du conte indien de l'île de Salsette,
donné plus haut (§ 2, B). Le lait se forme soudainement dans les
mamelles desséchées de la reine persécutée et jaillit jusque dans les
bouches de trois enfants déjà grands, pour révéler à tout le pays
qu'ils sont ses fils et filles.
3. Dans une troisième forme, c'est jusque dans les bouches de
mille guerriers que le lait jaillit, pour révéler à ces envahisseurs
qu'ils sont en présence de leur mère. C'est la forme qui se rencontre
dans les deux premières légendes de Vaïsâli [supra, § 2, A).
B. — Prodige du lait créant des relations d'enfant à mère
1. Le lait se forme soudainement dans les mamelles d'une femme
qui n'a jamais enfanté, et cela pour ([u'ellc puisse allaiter des enfants
recueillis.
C'est le trait du conte arabe du Caire {supra, § 2, B, in fine), où
la femme du pêcheur sans enfants prie Dieu de « faire descendre du
lait dans ses seins pour ces petits-là ». - C'est aussi le trait de la
chronique javanaise le Sérat Kanda [supra, § 1), oîi la dame qui a
recueilli Raden Pakou, « l'allaite elle même, elle qui n'avait ja-
mais eu d'enfants. »
2. Dans la forme précédente, le prodige est ce qu'on pourrait
appeler simplement utilitaire. Dans une seconde forme, il permet-
tra un allaitement, réel sans doute, mais n'ayant toute son impor-
tance qu'au point de vue symbolique : c'est la forme que donne la
(1) ^orth Indian Sotes and Queries, mai 1893, p. 31, n° 63.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 239
légende de Raden Pakou, dans le manuscrit traduit par M. Gabaton
{supra, § 1).
Reprenons, pour les examiner attentivement, les deux variantes
de la légende javanaise.
Quand il s'est agi d'incorporer, dans la biographie de Raden Pakou
un récit dérivé du même prototype que les légendes indiennes de
Vaïsâli, il s'est trouvé impossible de conserver tel quel le thème où
le lait de la mère, jaillissant par prodige, la fait reconnaître de ses
fils. En effet, aussitôt après que le petit prince javanais, accusé de
porter malheur (comme dans les légendes indiennes), a été mis dans
une caisse et jeté à l'eau (toujours comme dans ces légendes), les
conteurs javanais suppriment la mère, dont ils ne parlent plus, ou
même qu'ils font mourir, probablement de chagrin (1). Que faire
donc, dans ces conditions, du thème du Lait de la mère ?
Nous ne disons pas que les conteurs se sont posé délibérément
cette question, mais, ce qui est évident, c'est qu'ici une sorte d'a/-
iraclion a fait entrer dans le récit, à la plac3 du thème du Lait de la
mère, d'autres thèmes qui en rappellent le souvenir.
Dans le Serai Kanda, le lait se formera par prodige dans les ma-
melles de la mère adoptive (par suite de sa prière, selon la forme plus
complète, conservée dans le conte arabe du Caire), pour lui permettre
de remplir à l'égard de l'adopté la granoe fonction maternelle.
Dans la légende traduite par M. Cabaton, le lait se formera aussi
d'une manière extraordinaire, et l'adopté le sucera aussi ; seulement
le prodige n'aura pas lieu par suite de la prière de la mère adoptive,
mais « par la vertu sainte .-; de l'adopté, lequel créera, par cet allaite-
ment à la fois réel et symbolique, des relations de fils à mère, ex-
cluant toute idée de mariage entre eux.
Il y a certainement là, dans la substitution de ce thème au thème
des légendes indiennes, une affinité senlie. Cette affinité, nous l'avons
déjà indiquée : dans les légendes indiennes, le prodige du lait révèle
une filiation ; dans Raden Pakou, il la crée.
Ainsi, dans chacune des deux légendes javanaises, un trait mer-
(1) '... Ceux qui avaient jeté la caisse à la mer s'en retournèrent, mais la mère
de l'enfant resta à l'endroit où la caisse venait d'être jetée. Plus tard, la princesse
mourut et on l'enterra sur le rivage, en ce lieu même. » (Légende traduite par
M. Cabaton, p. 15 du tiré à part. )
■240 ÉTUDES rOI.KLORIQl'ES
veilleiij-, un trait, de conte, est venu remplacer le trait merveilleux
(avec lequel il n'est pas sans analogie) du récit prototype, bien con-
servé dans les légendes indiennes de Vaïsâli.
Un Irait de conle, avons-nous dit : le trait merveilleux du Serai
Kanda existe, on l'a vu, dans un conte arabe d'Egypte ; le trait mer-
veilleux de l'autre légende, nous allons le rencontrer dans tout un
groupe de contes.
Là, c'est par un être puissant et malfaisant de nature, que le
héros se fait allaiter, — allaiter réellement, — en lui suçant les
mamelles par surprise, et son intention, en créant par cet acte des
relations de fils à mère, c'est de se rendre favorable une ennemie-née
et de s'assurer une efficace protection.
Ainsi, dans un conte arabe du Caire, un jeune homme, Mohammed
l'Avisé, envoyé en oxpéditicm périlleuse, voit, dans le désert, une
ogresse qui, les mamelles rejetées sur ses épaules, est assise, en train
de moudre avec un moulin à bras. Mohammed s'approche par der-
rière, boit à la mamelle droite de l'ogresse, puis à sa mamelle gauche;
après quoi, se présentant devant l'ogresse, il lui dit : « La paix soit
sur toi, Mère ogresse ! » L'ogresse lui répond : « Tu as bu à mon sein
droit ; tu es donc comme mon fils Abderrahym ». Et elle lui donne
des conseils et lui vient en aide pour son expédition. — Dans un
conte berbère (de Kabylie), l'ogresse dit au jeune homme : « Si tu
n'avais pas tété mon lait, je t'aurais dévoré. » Et elle lui dit, dans
un autre conte berbère (du Mzab) : « Te voilà maintenant de la
famille des ogres. Fais, pour réussir dans ton entreprise, telle ou
telle chose (1). »
Dans ces trois contes et dans les autres contes de ce type, ce n'est
certainement pas pour la forme que le héros suce les mamelles de
la Mère ogresse : il en tire vraiment du lait, du lait qui s'est formé,
pour la circonstance, dans les mamelles de la vieille. Si un certain
conte avar, de la région du Caucase, dit seulement que le jeune
homme « met dans sa bouche » la mamelle de l'ogresse, il y a là sans
nul doute un affaiblissement du thème primitif, tendant à atténuer
dans le récit cet invraisemblable auquel les autres contes de ce groupe,
plus conformes à la poétique du genre, ne prennent même pas garde.
Cet invraisemblable éclatera davantage encore dans toute une
série de contes, se rattachant aussi au thème du Lail de la mère et
que nous examinerons plus loin (§ 5, G).
(1) Ces trois contes appartiennent aux collections Spitta, n° 2 ; J. Rivière ;
René Basset. Voir la liste ci-dessous.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT Hi
En 1873, alors que le regretté Reinhold Kœhler commentait le
conte avar dont nous venons de dire un mot (1), il ne connaissait
rien qu'il pût rapprocher de cet épisode des Mamelles sucées. Et, en
efïet, tous les rapprochements que nous aurons à faire sont tirés
de recueils de contes édités après 1873 (tous, à l'exception d'un petit
conte kabyle, perdu dans une grammaire qui a paru en 1858).
Cet épisode se retrouve, à notre connaissance, en dehors du conte
avar, dans deux contes arméniens, dans trois contes turcs osmanlis,
dans un conte albanais, dans un conte arabe de l'île de Socotora,
dans deux contes arabes du Caire, dans un autre conte arabe
d'Egypte, dans un conte tunisien, dans plusieurs contes berbères
(la plupart kabyles), dans un conte marocain de Mogador (2).
Donc, en partant de la région au nord du Caucase (conte avar)
et descendant vers le sud par l'Arménie, nous suivons cet épisode,
d'un côté jusqu'à la péninsule des Balkans (contes turcs, conte alba-
nais) ; d'autre part, jusqu'à la corne nord-orientale de l'Afrique,
dont l'île de Socotora est comme le prolongement, et enfin tout le
long de la côte barbaresque, depuis l'Egypte jusqu'au Maroc.
Plusieurs des contes indiqués ont en commun le détail caractéris-
tique des mamelles que l'ogresse a rejetées sur ses épaules avant de
se mettre à moudre du grain, ou à pétrir de la pâte, ce qui permet au
héros de sucer le lait sans être vu (il en est ainsi dans un des contes
arméniens, dtms deux contes turcs, dans le conte albanais, dans le
conte arabe de l'île de Socotora, dans les deux contes arabes du
Caire) (3).
Notre savant confrère, M. René Basset, Correspondant de l'Aca-
démie des Inscriptions, Directeur de l'École supérieure des Lettres
(t) Nous avons déjà renvoyé au commentaire de R. Kœhler sur les Awarische
Texte.
(2) Armenische Bibliothek. — Mserchen und Sagen, von G. Chalatianz (Leipzig,
1887), n" 6. — F. Macler : Contes arméniens (Paris, 1905), n° 4. — I. Kunos : Turkische
Volksmserchen aus Stambul (Leiden, 1905), n"» 9, 31. Cf. n° 40. — Holger Pedersen :
Zur albanesischen Volkskunde (Copenhague, 1898), p. 15. — D. H. Muller : Mekri
und Soqotri-Sprache, t. II Vienne, 1905), p. 91. — G. Spitta-Bey : Contes arabes
modernes (Leyde, 1883), n<" 2 et 11. — Artin Pacha : Contes populaires inédits de la
Vallée du Nil (Paris 1895), p. 276. — H. Stumme : Tunisische Mœrchen (Leipzig,
1893), n° 4. — René Basset : Nouveaux contes berbères (Paris, 1893), n^ 109. —
A. Hanoteau : Essai de grammaire kabyle (Alger, 1858), p. 274 seq. — Le R. P. J. Ri-
vière : Recueil de contes populaires de la Kabylie du Djurdjura (Paris, 1882), p. 239.
— A. Socin : Zum arabiscken Dialekt von Marokko (Leipzig, 1893), p. 189.
(3) F. Macler, n° 4. — Kunos, n*"» 9 et 40. — H. Pedersen, p. 15. — D. H. Muller,
p. 91. — Spitta-Bey, n°» 2 et 11.
ItJ
242 ÉTUDES FOLKLORIQUES
à Alger, mentionne, à l'occasion de l'épisode cité plus haut d'un tles
contes berbères recueillis par lui, un certain rite d'adoption, qui a été
pratiqué chez les Berbères aux temps passés (1), et. à ce sujet, il
renvoie à un ouvrage arabe du commenet'ment du xviii^ siècle. Nous
nous sommes reporté à la traduction qui a été faite de ce Voyage de
Moula-Ahmed depuis la Zaouïa en-Nas'ria jusqu'à Tripoli du 21 juil-
lel 1709 au 17 octobre 1710 (2), et nous y avons lu qu'en 688, dans
l'Afrique du Nord, la reine des Berbères, El-Kâhina, qui commandait
dans le Djébel-Aourès, ayant battu une expédition arabe envoyée
par le khalife, fit mettre en liberté tous les prisonniers, moins un
certain Khâled-ebn-Jezîd. Elle dit à celui-ci : « Je veux t'allaiter
comme j'ai allaité mes enfants. — Comment cela se pourrait-il ?
répondit l'Arabe ; car tu n'as plus de lait, et moi je ne suis plus d'âge
à sucer le sein d'une femme. — Chez nous autres Berbères, répli-
qua-t-elle, on connaît des moyens de faire revenir le lait quand il
a cessé de couler. » Elle fit alors apporter de la farine d'orge, la fît
cuire dans de l'huile et plaça le tout sur son sein ; elle ordonna à ses
fils et à Khaleb de venir téter, ce qu'ils firent. Après quoi, elle leur
dit : « Maintenant, vous voilà frères. >
M. Basset signale quelque chose de bien plus bizarre encore chez
certaines tribus abyssines. D'après l'explorateur M. Borelli (3),
celui qui réclame la protection d'un personnage influent, — d'un
homme, notez-le bien, et non d'une femme, — ne mSnque pas de
solliciter le loul-lidj. ly'aspirant protégé « prend entre ses lèvres les
seins de son protecteur et devient son enfant d'adoption ». M. Bo-
relli, parlant sans doute d'après son expérience personnelle de ce
rite qui n'a pas pour conséquence un « engagement banal », ajoute
ces quelques mots qui en disent long : « C'est une source d'ennuis
incessants (4) ».
En 1897, lorsqu'il écrivait les remarques dans lesquelles nous
(1) Op. cit., p. 339-341.
(2) Voyages dans le sud de V Algérie et des Etats barharesques de VOuest et de l'Est,
par El-Aïachi et Moula-Ahmed, traduits sur deux manuscrits arabes de la Biblio-
thèque d'Alger, par Adrien Berbrugger (Paris, 1846), p. 235.
(3) Jules Borelli : Ethiopie méridionale. Journal de mon voyage aux pays Amhara,
Oromo et Sidama. Septembre 1885 à novembre 1888 (Paris, 1890), p. 124-125.
(4) Toujours en Abyssinie, « lorsqu'un homme désire se faire adopter comme le
fils d'une personne de rang supérieur, il lui prend la main, et, lui suçant un des
doigts, se déclare son fils adoptif ; son nouveau père est alors forcé de l'assister
dans la mesure de ses moyens ». (Parkyns : Three Years in Abyssinia, p. 198). —
(Cité d'après M. Maspero : .\otes au jour le jour, dans le tome XIV (1891-1892) des
Proceedings of the Society of Biblical Archteology.)
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 243
avons tant à prendre, M. Basset n'avait trouvé le trait des mamelles
sucées que dans les contes berbères indiqués plus haut (auxquels sa
connaissance des langues africaines lui avait permis d'ajouter deux
contes de la Grande Kabylie, non encore traduits) et dans les contes
arabes d'Egypte : il inclinait à voir dans ce trait une « allusion » à
r « ancienne forme d'adoption employée par les Berbères ", selon
l'histoire de la reine El-Kâhina. Toutefois, il ajoutait un peu plus
loin : « Il est probable cependant que l'idée d'exprimer d'une façon
« concrète et par l'acte qui les rappelle le mieux, les relations de
« mère à enfant, a dû exister naturellement chez diverses popula-
« tions sans qu'il y ait à recourir à l'hypothèse d'un emprunt >\
On peut parfaitement, en efTet, admettre que cette idée ait germé
spontanément dans plusieurs cerveaux humains et qu'elle ait pro-
duit, sans concert préalable, un même rite chez divers peuples.
En fait, ce rite a été constaté, de nos jours, dans l' Indo-Chine,
chez les Rodé ou Radèh, petit peuple, probablement de race malayo-
polynésienne, que l'on ne peut guère supposer avoir été, à un mo-
ment quelconque de son existence, en communauté d'usages avec
les Berbères. « Lorsqu'un Rodé, qui n'a pas de famille, veut se faire
adopter dans une maison, il va trouver le propriétaire et lui expose
son intention. Si celui-ci accepte, une de ses femmes ou de ses filles,
mais le plus souvent une vieille plus ou moins sèche, se présente et
offre le sein à l'étranger ; celui-ci le prend, fait le simulacre de téter
un court instant, et l'adoption est consommée (1) ».
Mais, dans l'étude que nous avons entreprise, la question n'est pas
de savoir si le rite d'adoption par allaitement simulé peut avoir été
inventé à la fois dans divers pays. Il s'agit ici non d'un rite, mais
d'un irail de conte ; il s'agit d'un allaitement donné non comme fictif,
mais comme réel, et d'un allaitement merveilleux, car le héros, dans
notre groupe de contes, est présenté comme tirant du lait de ma-
melles qui, physiologiquement, devraient être desséchées. Et de
(1) Moura : Royaume de Cambodge, I, p. 427 (Communication de M. Cabaton). —
En pays caucasien, dans la Mingrélie, ce rite existe, mais n'est plus un rite d'adop-
tion, créant des relations de fils à mère. (Mourier : Etat religieux de la Mingrélie,
dans la Revue de l'Histoire des Religions, t. XVI, p. 90. — Cité d'après M. Maspero,
loc. cit.] Chez les Mingréliens, des jeunes filles mêmes, dit M. Mourier, « recherchant
cette parenté fictive, acceptent volontiers des jeunes gens comme nourrissons.
Je me hâte d'ajouter qu'en offrant leur sein, elles le couvrent chastement d'un
voile. La jeune nourrice improvisée devient une sœur sacrée, qui a droit à jamais
à toute la protection et à tous les égards du jeune homme qu'elle a accepté ou
qu'elle a choisi ». — Une soeur au lieu d'une mère : le sens de l'allaitement figuratif
est perdu.
244 ÉTUDES FOLKLORIQUES
qui suce-t-il le lait ? D'une ogresse, d'une ogresse qui, signe dis-
tinctif, a rejeté ses mamelles sur ses épaules, pour pouvoir moudre
du grain plus à l'aise. Et dans quelles circonstances le héros boit-il
le lait de cette ogresse ? Au cours d'une expédition où il doit affronter
les plus grands dangers et où, grâce à la filiation créée par l'allai-
tement, il est aiaé par une ennemie, devenue sa mère.
Tous ces traits caractéristiques accompagnent, — qu'on le remar-
que bien, — dans la plupart des contes mentionnés ici, le trait du
lait sucé par le héros.
Assurément cet ensemble de traits de contes ne peut s'être formé
à la fois dans deux, dans dix pays différents, quand bien même cha-
cun de ces pays aurait pratiqué à un moment donné le rite de l'allai-
tement simulé.
Donc, c'est dans un pays unique que s'est formé cet ensemble,
pour passer ensuite par voie d'emprunt dans les autres pays où on
le rencontre.
Ce pays, est-il possible de le déterminer ?
Peut-être nos recherches, longuement poursuivies, sur les divers
courants qui ont emporté les contes indiens à travers le monde, —
recherches qui, si Dieu nous prête vie et santé, feront un jour l'objet
d'une publication spéciale et développée, — nous permettront-elles
de donner dès maintenant une réponse à cette interrogation et
d'orienter nos lecteurs vers la solution du problème (1).
Plaçons-nous au point extrême où nous avons rencontré, à l'Occi-
dent, le trait des mamelles sucées, c'est-à-dire au Maroc. Serait-ce
au Maroc que ce trait serait entré dans un ensemble, lequel ensem-
ble aurait passé du Maroc dans les autres pays que nous avons énu-
mérés, l'Egypte, la Turquie, les contrées au sud et au nord du Cau-
case, etc. ? Mais faire voyager ainsi, d'Occident en Orient, notre
thème et le conte qui l'encadre, ce serait certainement lui faire
rebrousser un courant bien marqué, le courant d'Orient en Occident
qui, longeant la côte septentrionale de l'Afrique, a charrié dans
l'Egypte et aans les pays barbaresques, en même temps que l'isla-
misme, les productions intellectuelles des Arabes, et notamment
leurs contes. Dès 1885, M. René Basset écrivait, à ce sujet,
dans ses Notes de lexicographie berbère (p. 99), ces quelques
(1) Nous avons déjà, il y a plus d'une douzaine d'années, indiqué plusieurs des
courants en question, et notamment relui dont nous allons parler. Voir le
mémoire Intitulé : Les Contes populaires et leur origine, en tête du volume.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 245
lignes, qui disent tout : « Les Arabes ont été sans doute (par
rapport aux Kabyles et autres Berbères) les transmetteurs de ce
« genre de récits (les contes), empruntés par eux à V Inde par Vinler-
« médiaire de la Perse ».
Au lieu de se placer au Maroc, qu'on se place, si l'on veut, aux deux
autres points extrêmes : ou bien dans l'île de Socotora et sur la côte
méridionale de l'Arabie, d'oîi les Imbitants de cette île ont reçu leurs
contes, ou bien dans la péninsule des Balkans, chez les Albanais et
les Turcs ; la même observation est à faire : on ne se trouve pas à un
point de départ, mais à un point d'arrivée. Toujours, il y a un courant
à remonter, et cela vers la Perse, c'est-à-dire vers l'Inde.
Nous devons constater que ce thème des Mamelles sucées paraît
n'avoir pénétré en Europe que sous une forme affaiblie et décolorée.
Déjà, chez les Turcs, — qui ne sont pas à compter parmi les Euro-
péens, pas plus que les Albanais, — cette forme affaiblie se rencontre
à côté de la forme bien conservée : ainsi, dans le numéro 4 de la col-
lection Kûnos, le héros, arrivant auprès de la mère des devs (mau-
vais génies, ogres), « haute comme une montagne >:, lui crie : « Bon-
jour, petite mère ! » et l'entoure de ses bras. « Si tu ne m'avais pas
appelé petite mère, dit l'ogresse, je t'aurais tout de suite avalé »
(même épisode, n" 35).
Chez les Hongrois, semblable affaiblissement (1) : « Bonjour, chère
mère », dit le prince à une vieille femme. — « Dieu te récompense,
cher fils », répond la vieille. « Tu as du bonheur de m'avoir appelée
ainsi ; sans quoi, tu serais mort d'une mort horrible. »
Chez les Grecs d'Épire (2), l'affaiblissement est encore plus grand :
ce n'est pas du nom de « mère », c'est du nom de « tante » que le
prince salue une tamia (ogresse).
Si les investigations dans le domaine des contes populaires étaient
plus avancées en ce qui regarde cette Inde immense où elles sont,
en réalité, à peine commencées, on pourrait s'étonner que ce pays, oij
nous avons trouvé des formes tellement primitives du thème du
Lait de la Mère, ne nous ait fourni, jusquà présent, que des formes
affaiblies du thème des Mamelles sucées. Ainsi, dans un conte du dis-
(1) Elisabeth Sklarek : Ungarische Mœrchen (Leipzig, 1901), n° 5. — De même,
n» 3.
(2) J. G. von Hahn, op. cit., t. II. p. 234.
246 ÉTUDES FOLKLORIQUES
trict de Bidjnour (Provinces Nord-Ouest) (1), un prince, qui veut
adresser ui>e demande à une râkshasi (ogresse), la salue du nom de
mère », et elle lui répond : « Mon fils, va à telle place ». — Dans un
conte du Bengale (2), le héros dit à la râkshasi : « 0 chère tante, ton
neveu est ici. — Puisque tu m'as appelée tante », répondit la râkshasi,
« je ne te mangerai pas. »
Certainement, ce n'est pas une forme affaiblie du thème des
Mamelles sucées que les conteurs javanais ont substituée, dans la
légende de Raden Pakou, au thème proprement dit du Lait de la
mère ; c'est bien le thème de l'adoption par allaitement, et par allai-
tement non pas simulé, mais réel. Hien absolument ne peut faire
supposer que le narrateur ait eu l'idée de présenter Raden Pakou
comme mettant en action un rile qui aurait existé à Java de son
temps. Il est même plus que probable, — à lire attentivement le
texte, — que le narrateur ne connaissait, ni de visu, ni par ouï-dire,
aucun rite de ce genre. L'acte de Raden Pakou est donné comme
quelque chose à'insolile, comme une inspiration du « saint » musul-
man, ayant pour conséquence un prodige ; car, « par sa vertu sainte >'■
Raden Pakou suce réellement le lait de sa mère adoptive.
A notre avis, c'est d'un conte, — probablement d'un conte ana-
logue aux contes formant le groupe qui vient d'être examiné, — que
le trait de l'allaitement merveilleux, créant un lien de filialion, est
venu, dans la légende javanaise, se substituer au trait du jaillisse-
ment merveilleux du lait, révélanl un lien de filialion déjà existant.
Ce qui, pour le coup, est certain, c'est que le texte du récit java-
nais a gardé le souvenir du but primitif de l'acte duquel résulte
l'adoption : assurer à l'adopté la protection de l'adoptante. En effet,
— laissant sous-entendue l'idée que, par cette adoption, Raden Pa-
kou crée un empêchement radical à tout projet d'union entre lui et
la dame de Gersik, — ce texte conclut ainsi : « Par la vertu sainte de
celui qui suça, Nai Gédé devint la propre mère de Raden Pakou et
eul grand soin de lui ».
Ces derniers mots : « et eut grand soin de lui » sont comme un
demeurant du thème pur des Mamelles sucées.
(1) Aorth Indian Notes and Queries, livraison de janvier 1896, p. 172, n° 475.
(2) Lai Behari Day : Folk-tales of Bengal (Londres, 1883), p. 249.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 247
C. — Prodige du lait créanl (on révélant) des relations
de frère à frère
Dans une branche, très intéressante à examiner, de cette famille
de contes, nous retrouvons le Lait de la mère, de la vraie mère, non
point le lait qui, sucé par surprise, fait de l'ogresse (ou de la dame
javanaise) une mère adoptive.
Ici, le prodige sera tout particulier. Le lait de la mère accompa-
gnera (dans le sens littéral du mot) le fils, même bien loin, pour le
protéger, pour créer, au profit de ce fils, des relations de frère à frère,
qui désarmeront des ennemis, ou bien pour lui révéler qu'il se trouve
en présence de frères par le sang.
Créer, révéler, ce sera, encore ici, ces deux idées qui diviseront
notre sujet.
Voyons d'abord les contes dans lesquels le lait de la mère crée,
entre le fils et un ennemi, des relations de frère à frère.
Chez les Mongols se rencontre un conte bien curieux, non point
un conte oral, mais un conte faisant partie d'un livre intitulé : Les
Récits du Siddhi-kiir (c'est-à-dire « du Mort doué du siddhi », d'une
«puissance surnaturelle ») (1).
Le titre de ce livre mongol est, au fond, le même que le titre
du recueil sanscrit de contes la Vétâla-pantchavinçaii (les « Vingt-cinq
[récits] d'un V étala, « sorte de vampire), et, de part et d'autre, les
contes sont disposés dans le même cadre macabre ; mais, chose sin-
gulière, ces contes, dans les deux recueils, ne sont pas les mêmes,
pour la plupart. Nous avons fait le travail de confrontation et
constaté que, sur les vingt-deux contes du Siddhi-kiir, il n'y en a
que deux qu'on puisse rapprocher de contes du recueil indien. (Le
conte mongol n» 1 correspond au n^ 5 de la V étala- pantchavinçati, et
le no 10, au second récit intercalaire du n° 3 (2).
(1) Le mol siddhi est .sanscrit.
(2) Les vingt-deux contes mongols ont été traduits en allemand par feu B. Jiilg :
les treize premiers sur un manuscrit en dialecte kalmouck (Kalmiikische Mserchen.
Die Mœrchen des Siddhi-kiir. Leipzig, 1866) ; les neuf derniers, sur un manuscrit
en mongol proprement dit (Mongolische Mœrchen. Die neun Nachtrags-Erzsehlun,'
gen des Siddhi-kiir. Innsbruck, 1868). — Quant à la V etàla- pantchavinçati , elle a été
traduite en anglais par M. C.-H. Tawney sur le te.xte sanscrit de ce livre, reproduit
au xi« siècle de notre ère, par Somadeva de Cachemire, dans sa grande collection
248 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Il ne faudrait pas croire, pour cela, que les contes du Siddhi-kiir
(moins ces contes 1 et 10) auraient été inventés par les Mongols ;
ils sont certainement de source indienne, et ils ont été apportés
par des écrits bouddhiques en Mongolie, comme des écrits bouddhi-
ques ont apporté aussi un grand nombre de contes indiens en
Chine (1). Le bouddhisme, en efïet. s'il n'a pas été, — comme le
croyait à tort le grand orientaliste Benfey, — Vinvenleur (au moins
pour une bonne partie) des contes de l'Inde, a été sans aucun doute
leur propagateur dans les pays où s'est répandue cette religion. La
publication récente (et qui se poursuivra) de contes que les Chinois
ont traduits d'originaux indiens, aujourd'hui disparus, donne la
plus grande vraisemblance à la supposition que les contes disposés
dans le cadre du Siddhi-kiir mongol proviennent, directement ou
indirectement, de livres indiens qui n'existent plus ou qu'on n'a pas
encore retrouvés (2).
Quant au conte que nous allons examiner, on peut, sans hésiter,
lui reconnaître une provenance indienne ; car le point de vue géogra-
phique auquel se place le narrateur est absolument indien. La scène
de son récit, en efïet, est ainsi indiquée : « Dans la Chine Noire, à l'est
de l'Inde... « Il est bien certain que jamais un Mongol ou un Tibétain,
voulant indiquer la situation géographique d'une région de la Chine
(ou de l'Indo-Chine), n'aura l'idée de se placer dans l'Inde pour
déterminer cette situation. Le traducteur ou adaptateur a évidem-
ment conservé ici les expressions d'un texte rédigé d'abord dans
l'Inde.
\'oici le résumé de la première partie de ce conte mongol, le vingt-
deuxième du Siddhi-kiir :
Dans la « Chine Noire », à l'est de l'Inde, vivait un roi qui, depuis son
avènement au trône, ne s'était jamais montré à ses sujets. Chaque jour,
VOcéan des fleuves de contes (Kathà Sarit Sàgara translated froni the original
sanscrit. Calcutta, 1880, tome II, p. 232-362).,
(1) Nous laissons absolument de côté une question se rapportant aux livres
mongols en général et non au seul Siddhi-kiir : des traductions tibétaines n'ont-
elles pas été les intermédiaires entre les originaux indiens et leurs versions ou adap-
tations mongoles ?
(2) Il nous est impossible, ici, de faire autre chose que toucher la question des
contes indiens, traduits en chinois et insérés dans des livres chinois datés, dont
plusieurs remontent au m®, au iv<=, au \^ siècle de notre ère. L'éminent sinologue
M. Edouard Chavannes, membre de l'Institut, qui a déjà présenté au XIV* Congrès
international des Orientalistes, tenu à Alger en 1905, une trentaine de Fables et
contes de l'Inde, extraits du Tripitaka chinois, se propose, croyons-nous, d'en publier
un bien plus grand nombre.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 249
il faisait venir un jeune homme de son peuple, et, après s'être fait peigner
par lui, il le tuait. Au bout d'un long temps, vint le tour du fils d'une vieille
femme. Celle-ci « pétrit de la farine avec le lait de son sein » et en fit de petites
boules de pain, qu'elle donna à son fils en lui disant de ne pas cesser d'en
grignoter, tout le temps qu'il serait à peigner le roi. — Le jeune homme,
arrivé auprès du roi, voit que celui-ci a des oreilles d'âne. 11 se met à le
peigner, tout en grignotant ses petits pains. Le roi, qui le remarque, lui dit
de lui donner de ces pains, et il en trouve l'odeur et le goût excellents. II
demande au jeune homme comment ils ont été faits. Le jeune homme
répond : « Ma mère les a pétris avec le lait de son sein. « Alors le roi se
dit : « Tuer ce garçon est impossible : nous avons bu (sic) du lait d'une
même mère ; il serait contre nature de tuer sa propre famille. » Et le roi
épargne le jeune homme, en lui ordonnant de ne rien dire à personne de ce
qu'il a vu (1).
M, René Basset (loc. cil.) a découvert un pendant à ce récit dans
un petit volume qu'on ne devait guère s'attendre à voir citer ici, Les
Cosaques d'autrefois, de Prosper Mérimée.
Dans ce livre, publié en 1865, Mérimée relate, d'après l'écrivain
russe N. Kostomarov, des épisodes de l'insurrection des Cosaques
de l'Ukraine contre la Pologne (1646), insurrection à laquelle prirent
part des Tatars. Il parle notamment (p. 57) de légendes populaires
racontant les exploits et les crimes d'un khan de Polovetz, Cholou-
divoï Bouniak, « espèce de vampire mort depuis longtemps, mais
ranimé par une puissance surnaturelle ».
Sous sa pelisse, disait-on, il cachait un cadavre en décomposition. Une
fois par mois, il prenait un bain, et le cosaque qui le servait voyait avec
horreur à quel monstre il avait affaire. Bouniak ne manquait jamais de
tuer un témoin qui aurait pu être indiscret. Cela dura quelque temps
jusqu'à ce qu'il eut pour baigneur le fils d'une fameuse sorcière, qui devinait
(1) Nous ne pouvons qu'indiquer ici la suite des incidents de ce Midas indo-
mongol : le jeune homme tombant malade, parce que le secret du roi l'obsède ;
un médecin perspicace lui disant qu'il ne guérira que s'il dit à quelqu'un « ce qu'il
a sur le cœur » ; la mère conseillant à son fils d'aller dans un désert et de murmurer
son secret dans la fente d'un arbre ou d'un rocher ; le jeune homme disant tout
bas dans un creux d'arbre : < Notre roi a des oreilles d'âne ! » le secret entendu par
un écureuil qui loge dans ce creux d'arbre, puis divulgué par cet écureuil et porté
au roi par le vent ; le roi mandant près de lui le jeune homme et se faisant tout
raconter ; finalement, le jeune homme engageant le roi à se faire faire un bonnet
qui se rabatte sur les oreilles ; le bonnet devenant aussitôt à la mode, et le roi,
charmé de pouvoir ainsi se montrer en public, prenant le jeune homme pour minis-
tre.
Sur la forme grecque de ce conte, nous ne ferons qu'une seule réflexion. Il est
évident que cette forme n'aurait pu admettre comme élément le thème des pains
pétris avec le lait de la mère. Le Midas de la fable, en effet, ne recourt point, pour
empêcher de s'ébruiter le secret des oreilles d'âne, à l'expédient des barbiers impro-
visés, qu'il tue successivement (et dont l'un sera sauvé par le lait de sa mère) ; il a
un barbier attitré, de la discrétion duquel il se croit sûr.
250 ÉTUDES FOLKLORIQUES
les vampires à la mine. Elle donna à son fils un gâteau fait avec son lait,
et lui dit d'en faire manger au capitaine (sic), dès qu'il serait au bain.
A peine le vampire en eut-il goûté, qu'il s'écria : « Tu viens d'échapper à la
mort ; nous sommes frères à présent que nous avons goûté le lait d'une
même mère. Quant à moi, je suis perdu ! » En effet, il mourut dans le pre-
mier combat, et cette fois pour ne plus revenir.
Tel est le résumé que Mérimée donne de ces « légendes populaires »,
sur la provenance desquelles (cosaque ou polonaise) il s'est dispensé
de fournir le moindre renseignement.
M. René Basset signale encore un conte européen qui, tout altéré
qu'il soit, présente, comme le conte indo-mongol et comme la légende
probablement cosaque de Mérimée, le trait de la pâte pétrie avec le
lait de la mère.
Dans ce conte, recueilli en Roumanie (1), un jeune homme part
à la recherche de sa sœur, qui a été enlevée par un dragon. Sa mère
lui donne trois pains qu'elle a pétris avec son propre lait. — A l'en-
trée d'une grande forêt, le jeune homme rencontre une toute vieille
femme, la « sorcière de la forêt », qui attire les gens dans les fourrés
pour les conduire à leur perte. Le jeune homme, sans savoir qui elle
est, lui donne par bonté un des trois pains, et, quand elle y a goûté
trois fois, son cœur s'attendrit, et elle devient pour le jeune homme
une bonne conseillère.
Evidemment, la « sorcière de la forêt » tient la place de l'ogresse
des contes arméniens, turcs et autres ; mais, ce qui la rend favorable
au héros, ce n'est pas que le héros ait sucé son lait, et qu'elle soit
devenue ainsi comme sa mère ; c'est qu'elle-même, en goûtant dans
le gâteau le lait de la mère du héros, est devenue comme la sœur de
ce dernier.
La substitution de ce second thème au premier n'est pas heu-
reuse ; mais elle témoigne qu'à une certaine époque on a senli la
parenté qui existe entre ce thème du gâteau pétri avec le lait de la
mère et le thème des mamelles sucées ; nous disons à une certaine
époque, car, à l'époque actuelle, — du moins chez le Roumain ou la
Roumaine qui a raconté ce conte, — même le sens du thème sub-
stitué, du thème du gâteau, n'est plus saisi : quand la sorcière goûte
de ce gâteau, son cœur s'attendrit, mais on ne sait plus pourquoi.
Pour ne pas se borner à sentir, pour comprendre la parenté des
deux thèmes, une analyse rigoureuse est nécessaire.
(1) Mite Kremnitz : Rumxnische Mxrchen (Leipzig, 1882), n° 14.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 251
Dans le thème des Mamelles sucées, il n'est point parlé, en géné-
ral, de fils, de vrai fils, qu'aurait déjà l'ogresse, ou, s'il en est parlé
(comme dans le conte avar), c'est pour dire que l'ogresse protège
contre eux son fils adoptif, en le cachant quand ils rentrent à la mai-
son. Un des deux contes arméniens indiqués plus haut (celui du
recueil F. Macler) a poussé plus loin ce qu'on pourrait appeler les
conséquences familiales de l'allaitement par l'ogresse. La femme dont
le héros a sucé les mamelles est la mère de quarante devs (mauvais
génies, ogres). Quand ceux-ci rentrent à la maison et qu'ils disent ;
« Mère, il y a odeur d'homme ici », elle leur répond : « Mes enfants,
il vous est arrivé un jeune frère. » Et les frères-devs embrassent le
frère-homme, et ils se mettent à sa disposition pour l'aider dans son
entreprise.
On le voit : dans ce conte arménien, le lait des mamelles sucées
crée des liens de parenté, non seulement entre l'ogresse et le héros,
mais aussi entre le héros et les fils de l'ogresse, entre le héros et ses
ennemis, devenus ses frères, parce que lui et eux ont sucé un même
lait. Or, dans le thème du Gâteau, c'est un semblable lien fraternel
qui se crée, également entre le héros et son ennemi, et, là encore,
par le lait d'une mère. Seulement, dans le thème des Mamelles
sucées, c'est le lait de la mère de ses ennemis qu'a goûté le héros ;
dans le thème du Gâteau, c'est le lait de la mère du héros que goûte
son ennemi.
Mais, dans les deux cas, — et voilà ce qui explique comment a
pu se faire la substitution d'un thème à l'autre dans le conte rou-
main, — ce sont bien les liens de fraternité, créés par le lait, soit d' une-
mère, soit de l'autre, qui procurent au héros protection et salut.
Nous en étions là de notre travail, quand nous nous sommes de-
mandé si, dans cet immense répertoire de contes recueillis chez les
Slaves, — Russes et Petits-Russiens, Polonais, Tchèques, Serbes,
Croates, etc., — il ne se trouvait pas, pour le thème du Gâteau, d'au-
tres spécimens que la légende de l'Ukraine rapportée par Mérimée.
Nous avons donc fait appel à l'une des premières autorités vivantes
en matière de folk-lore slave, et, avec son obligeance, de nous bien
connue, M. G. Polivka, professeur de philologie slave à l'Univer-
sité tchèque de Prague, nous a fourni les précieux renseignements
que nous allons résumer.
252 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Notons d'abord que M. Polivka ne connaît, chez les Slaves, — du
moins, quant à présent, — aucun spécimen de ce thème des Mamelles
sucées que nous avons suivi du Caucase à la péninsule des Balkans,
à la corne nord-orientale de l'Afrique et à l'extrémité occidentale
de la côte barbaresque.
Quant au thème du Gâleau, nous voyons que la légende donnée
par Mérimée n'est qu'une variante d'un conte qui se rencontre dans
d'autres pays slaves, variante historicisée, ou plutôt mise dans un
cadre historique.
D'après ce que M. Polivka nous apprend, feu Michel Dragomanov
a traité ce sujet, en 1887, dans un article qui a été reproduit dans
le recueil de ses études sur les Traditions populaires des Petiis-Rus-
siens, publiée en 1900, à Lemberg. Il cite notamment (p. 139) une
légende recueillie dans l'ancienne province polonaise de Volhynie,
la légende du chevalier Bounyaka (1). Ce Bounyaka est un ogre : il
se fait amener les plus beaux petits garçons et les dévore. Enfin,
vient le tour d'un enfant dont le père est mort depuis peu. La pauvre
mère a une inspiration : elle prie les gens qui venaient prendre l'en-
fant pour le conduire chez Bounyaka, d'attendre un instant. Pendant
ce temps, elle fait cuire des gâteaux qu'elle a pétris avec le lait de
son sein, et les donne au petit garçon en lui disant d'amener Bou-
nyaka à manger au moins un de ces gâteaux ; car, alors, il regardera
l'enfant comme son frère et ne le mangera pas. Tout se passe, en effet,
selon les prévisions de la mère.
M. Polivka nous signale une variante de ce conte, qui a été recueil-
lie en Serbie (Nikolitch : Contes populaires serbes. Belgrade, 1899,
p. 151). Là, c'est un dragon qui, chaque matin, se fait apporter par
les habitants du pays de Matchva un enfant de quatre à cinq ans.
Même histoire de gâteau.
Naturellement, Dragomanov rapporte aussi la légende empruntée
par Mérimée à l'ouvrage de Kostomarov, légende dont le fond est
le même que les récits volhynien et serbe, avec infiltration du thème
indo-mongol du Siddhi-hiir (ce n'est pas, en eiïet, pour le manger
que le Bouniak de Mérimée tue, chaque mois, le cosaque qui l'a servi
au bain ; c'est pour l'empêcher de parler de ce qu'il a vu, de son
corps en décomposition). — Ce mémo Dragomanov dit (p. 141) que
cette légende avait été, dès la fin du xviii^ siècle, consignée par
Engel dans son Histoire de r Ukraine et des Cosaques ukrainiens (Halle,
(1) Ce Bounyaka (Bouniak, dans Mérimée) porte le surnom de Soloudivyi (trans-
crit Choloudivoi par Mérimée), surnom qui a été traduit en allemand par rseudig,
c'est-à-dire atteint d'un^'maladie de peau rongeante.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 253
1796), d'après des sources polonaises et notamment d'après Annales
revoluiionum Hegni Polonise et rerum nolabilium civilalis Leoburgicœ
ah an. 1614-1700, a Joh. Thoma Josefowicz, canonico Leopol. et cœt.
La légende de Bunyaka a été traitée aussi par Iv. Zdanov dans
son ouvrage L'Epopée héroïque russe (Saint-Pétersbourg, 1895),
p. 448 seq
Dans certains contes croates et serbes, c'est bien le thème des
Oreilles du roi qui se présente, combiné avec le thème du Gâteau,
comme dans la variante indo-mongole du Siddlii-kiir (1).
Il n'est pas sans intérêt de constater, dans un des contes croates
(publié en 1852 dans la revue Neven), une modification faite par
un narrateur que choquait évidemment, dans son respect pour la
vraisemblance, le trait du lait se formant, séance tenante, dans le
sein de la mère, quand elle veut pétrir des gâteaux. Dans ce conte
croate, les gâteaux sont pétris avec les larmes de la mère, et le Ban
(Midas est ici un Ban de Croatie) est si touché de cet amour maternel,
qu'il épargne le jeune garçon, en lui faisant promettre de ne rien
dire à personne de sa difïormité.
Une observation plus importante à faire (du moins à notre point
de vue), c'est que, dans divers contes de cette ancienne partie de la
Lithuanie qu'on appelle la Russie blanche, le lait avec lequel les
gâteaux ont été pétris révèle à des frères, jusqu'alors inconnus les
uns aux autres, le lien qui les unit. Et, chose curieuse, ces contes
appartiennent tous au thème général dit des Sœurs jalouses, dont
nous avons cité ci-dessus plusieurs variantes, et ils reproduisent la
combinaison que présente la version indienne de Salsette (§ 2, B).
Nous rappellerons que, dans la première partie du conte indien,
les sœurs jalouses font disparaître, dès leur naissance, les trois enfants
de la jeune reine, et que, dans la seconde partie, le lait de cette
(1) M. Polivka renvoie aux Publications de l'Académie de Cracovie (partie phi-
lologique) de 1899, dans lesquelles M. St. Ciszewski a étudié le conte de Midas et
fait connaître les contes en question.
Nous nous bornons à mentionner ici un conte qu'un voyageur russe, M. Grigorij
N. Potanin, a entendu raconter au Tibet par un Mongol. Ce conte dont M. Polivka
a bien voulu nous envoyer l'analyse, et qui a été publié par la revue Zivaja .Starina
(I, liv. 3, p. 238 seq.), est évidemment dérivé du conte du Siddhi-kilr mongol. Les
seules différences, c'est que « l'Empereur Landarma » a des cornes de bœuf, au lieu
d'oreilles d'àne, et que le secret est entendu, non par un écureuil, mais par une souris
des champs.
-254 ÉTUDES FOLKLORIQUES
reine, jaillissant en triple jet vers les bouches de ses enfants, fait
reconnaître à tout le peuple qu'elle est leur mère. — Dans les contes
de la Russie blanche, le plus jeune fils, qui n'a pas été supprimé,
comme ses onze frères, se met à la recherche de ceux-ci. Avant de
partir, il dit à sa mère de pétrir avec son lait trois prospirij {'Kpà'S^zpi)
c'est-à-dire trois pains seml)lables aux pains servant au saint Sacri-
fice dans le rite grec, et les onze frères, quand ils mangent les pros-
pirij, reconnaissent le lait de leur mère (1). Dans une autre variante
du même conte, toujours de la Russie blanche, les enfants enlevés à
leur mère et jetés à l'eau (à la mer) dans des tonneaux, ont les
lèvres noires, parce qu'ils n'ont pas sucé le lait maternel, et leurs
lèvres deviennent blanches, quand leur plus jeune frère leur a
apporté des gâteaux faits avec le lait de leur mère (2).
Le résumé de ces contes de la Russie blanche, que M. Polivka nous
a si aimablement envoyé, est suffisant pour nous montrer que ces
contes sont identiques, pour le fond, à un conte finnois qui est sous
nos yeux et dont, malgré ses altérations, l'analyse un peu étendue
fera mieux connaître ce groupe de contes et sa manière de présenter
le thème des Sœurs jalouses. Voici ce conte finnois, provenant de la
Karélie russe, province de la Finlande, peu éloignée de Saint-Péters-
bourg (3) :
La plus jeune de trois sœurs, qui a épousé le fils du roi, met au monde,
en trois fois, neuf fils, ainsi qu'elle l'avait dit avant d'être mariée. Chaque
fois une sorcière substitue des pies ou des corneilles aux enfants, qu'elle
met dans la prairie sous une pierre blanche ; mais la dernière fois, la prin-
cesse réussit à cacher « dans son bonnet » deux des trois petits. — Cette
dernière fois, le fils du roi la fait mettre dans un tonneau de fer, qu'on jette
à la mer. La princesse y élève les deux enfants qu'elle a cachés. Quand ils
ont grandi, ils prient Dieu de briser le tonneau, qui a touché terre, et ils en
sortent avec leur mère. Grâce aux dons d'un brochet merveilleux, ils se
souhaitent un beau château dans l'île où ils ont abordé. Le fils du roi,
étant venu admirer le château, rencontre ses deux enfants, qui lui racon-
tent leur histoire : il voit avec joie qui ils sont et reconnaît sa femme ('*).
(1) JRomanov Belorusskij Sbornik, Wl, n° 18, et aussi n"" 20, 21, 22.
(2) Ibid.,n° 17.
(3) Emmy Schreck : Finniscke Maerchen (Weimar, 1887), n° 11. — Ce Hvre est
une traduction de contes Tinnois recueillis par Eero Salmelainen, qui les a publiés
de 1852 à 1866.
(4) Il nous semble que, dans ce passage du conte finnois, il y a une infiltration
d'un thème indiqué ci-dessus, après le mythe de Danaé (§3, C, a). Dans ce thème,
le héros, une princesse et son enjani sont jetés à la mer dans un tonneau ; le héros
ordonne au tonneau de s'oiurtr sur une plage, et il se souhaite un beau château, où
le roi, père de la princesse, reconnaît sa fille. Et, toutes ces merveilles, il les produit
en invoquant l'aide d'un poisson mystérieux, lequel, dans un conte lithuanien, est
un brochet.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 255
Plus tard, les enfants, ayant entendu parler des sept frères qu'ils ont eus,
veulent aller à leur recherche. La mère, après avoir résisté longtemps,
leur permet de partir ; elle tire du lait de ses mamelles et s'en sert pour
préparer des petits pains, qu'elle donne à ses deux fils comme provisions
de route. — Enfin les jeunes garçons arrivent à la maison où leurs sept
frères viennent, chaque soir, sous forme de cygnes, et ils y entrent pour les
attendre. Les sept frères, étant entrés à leur tour, après avoir déposé leur
enveloppe de plumes, s'écrient aussitôt qu'il y a dans la chambre une
K odeur de mère ». Les deux garçons réussissent à se saisir des sept enve-
loppes de plumes et à les brûler ; puis ils se font reconnaître de leurs frè-
res (1). Après quoi, ils leur donnent les pains en leur disant avec quel lait
ces pains ont été pétris. « Il y a bien longtemps, disent les sept frères, que
nous avons bu du lait de notre mère : nous devions périr, alors que nous
l'avions à peine goûté. » Et ils partent tous ensemble pour le pays natal.
La seconde partie de ce conte finnois est altérée et n'indique pas,
comme les contes de la Russie blanche, que c'est grâce aux pains,
donnés dans cette intention par la mère, que les frères se recon-
naissent entre eux : ces pains sont devenus de simples « provisions
de route ;^ (2)
Arrivé au terme de nos recherches sur le t/ième proprement dit
du Lait de la mère, nous avons à constater, non sans étonnement,
que les dernières variantes qui se sont offertes à nous rappellent
incontestablement non seulement le conte indien de Salsette, mais
plus encore, quant au dénouement, les légendes indiennes deVaïsâli,
que nous avons examinées au début de nos investigations (§2, A).
Un simple rapprochement suffira pour qu'on puisse s'assurer de
ce fait.
— D'un côté, dans les légendes indiennes, les fils d'une reine sont
mis dans une caisse et jetés dans le Gange ; puis, devenus hommes,
ils reconnaissent au jaillissement du lait de la reine, qu'ils sont en
présence de leur mère.
— D'un autre côté, dans les contes de la Russie blanche, des enfants
nouveau-nés sont mis dans des tonneaux et jetés à la mer ; puis,
(1) Encore une infiltration, une double infiltration : 1° du thème des frères
changés en oiseaux, à la recherche desquels se met leur sœur, leur future libératrice
(Grimm, n° 49, Les six Cygnes) ; 2° du thème de l'enveloppe animale brûlée (Re-
marques sur le n° 63 de nos Contes populaires de Lorraine, t. II, p. 228-229).
(2) Un autre conte finnois (E. Schreck, op. cit., n° 13), où c'est une sœur qui part
à la recherche de ses neuf frères, di-sparus à sa naissance, présente ce trait du pain
pétri ai'ec des larmes, que nous avons rencontré dans un conte croate ; mais, dans
le conte finnois, si c'est la mère qui pétrit ce pain, les larmes sont les larmes de sa
fille, les larmes de la sœur. Le pain roule devant celle-ci et la guide vers le pays où
elle trouvera ses neuf frères.
256 ÉTUDES FOLKLORIQUES
ayant grandi, ils reconnaissent, au lait maternel avec lequel des
pains ont été pétris, qu'ils sont en présence de leur frère.
Est-ce que ce parallélisme n'est pas frappant ? et ne nous fait-il
pas entrevoir, entre des groupes de contes qui, au premier abord,
peuvent paraître étrangers les uns aux autres, de ces relations de
famille analogues à celles que l'on découvre entre les races et les
familles zoologiques ? Nous ne pouvons ici qu'indiquer cet ordre
d'idées.
D. — Prodige de l allailemenl par les doigls télés
Dans les contes qui vont suivre, il n'y a pas à chercher des sym-
boles, comme dans le rite abyssin d'adoption par doigt tété, que
nous avons mentionné plus haut (§ 5, B). Bien qu'on soit en plein
dans le bizarre, le bizarre prend une tournure prosaïque et ne vise
qu'à résoudre pratiquement ce problème du monde des contes :
Comment seront allaités des enfants qui n'ont ni mère, ni nourrice ?
1. Dans la troisième légende indienne, celle qui est rapportée
dans un livre écrit à Ceylan {supra, § 2, A), la solution est celle-ci :
les enfants s'allaiteront tout seuls. Quand l'ascète trouve le petit
prince et la petite princesse^ enfin dégagés du petit morceau de
chair informe, ils sont en train de sucer leurs doigts et d'en tirer du
lait. — Les enfants du conte arabe d'Egypte de la collection Artin-
Pacha (§ 2, B) sont également en train de sucer leurs doigts, quand
l'homme pieux, leur sauveur, ouvre la caisse où ils ont été mis ;
mais il est probable qu'ils n'en tirent pas grand'chose ; du moins, le
conte n'en dit rien, et, à la prière du brave homme, Dieu envoie une
gazelle pour les allaiter.
2. Dans le conte indien de la presqu'île de Goudjérate (§ 2, A),
même procédé d'allaitement ; mais les enfants ne se l'appliquent pas
eux-mêmes ; il leur est appHqué par leur père adoptif : au lieu de
téter leurs doigts, les enfants tettent les doigts du fervent adorateur
du Soleil, qui les leur a mis dans la bouche pour les apaiser, et ils sont
ainsi allaités.
3. Dans la première partie du conte indien de Salsette dont la
dernière partie a déjà été étudiée, ce n'est pas un père adoptif qui
donne te pouce à la petite fille (la future reine dont les trois jets de
lait iront droit dans les bouches de ses trois enfants) ; c'est l'ascète
mendiant, son père.... qui est en même temps sa mère, ainsi qu'il
appert de l'introduction du conte.
Le baroque atteint, dans cette introduction, des limites qu'il n'est
LE LAIT DE LA .MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 257
guère possible de dépasser, et, chose intéressante à constater, ce
baroque n'est pas resté confiné dans l'Inde ; il a émigré et nous
l'avons rencontré, à notre grande surprise, dans l'Archipel Grec.
Voici cette introduction du conte indien : Un jour qu'un ascète
mendiant, marié et père de six filles, est à faire sa quête, une femme
lui verse dans la main un peu de riz bouillant, qui lui fait lever une
grosse ampoule sur le pouce. Rentré dans sa maison, le mendiant
dit à sa femme de prendre une épingle et de lui ouvrir l'ampoule.
Mais à peine a-t-elle commencé, qu'elle entend une petite voix
crier : « Père, si tu es pour ouvrir, fais bien attention! « La même
scène se répète plusieurs fois. On ouvre avec précaution, et voilà
que de l'ampoule sort une petite fille, qui se met à marcher.
Maintenant, écoutons une vieille religieuse grecque raconter, dans
l'île de Lcsbos, un conte qu'elle avait entendu, aux jours de son
enfance, à Kassaba, dans l'Asie mineure (1) : Un homme et une
femme n'ont point d'enfants. Un jour, la femme achète une pomme
dans la rue. Son mari trouve la pomme et la mange. Et voilà qu'un
de ses gros orteils enfle, comme s'il avait une ampoule. Pendant que
l'homme s'en va chez le médecin, il vient à marcher sur des ronces :
l'ampoule crève, et, sans que l'homme s'en aperçoive, il en sort
une petite fille. Un aigle emporte l'enfant sur un cyprès, où elle
reste jusqu'à l'âge de douze ans (2), etc.
Dans ce conte grec, l'homme n'a pas à se préoccuper de la façon
dont il nourrira son enfant, puisqu'il ne sait pas même que cet enfant
existe. Dans le conte indien, c'est différent : l'enfant est là, mar-
chant, parlant. Gomment le nourrira-t-on ? Les conteurs de Salsette
n'en disent rien ; ils nous montrent simplement le père se désolant
de son augmentation de farnillle. Mais plus loin, ils donnent un petit
détail qui fait voir que, dans l'état primitif du conte, l'ascète men-
diant recourait, à l'égard de sa petite fille, au procédé d'allaitement
de l'autre Hindou, l'adorateur du Soleil. Ils nous disent que la petite
fille « avait l'habitude de téter le pouce de son père avant de s'endor-
mir ; et, quand le pouce était retiré de sa bouche, elle se réveillait )\
Le père, ayant mené ses sept filles dans la forêt pour les perdre
(comme le bûcheron de notre Petit Poucet) et leur ayant dit de dor-
(1) Folktales from the Mgean, n° 9, dans Folk-Lore, livraison de septembre 1900.
(2) Notons, en passant, que le trait de l'aigle n'est pas moins indien que le trait
de l'ampoule : dans un conte indien du Dekkan, une toute petite fille est enlevée
par un couple d'aigles qui lui font, sur un grand arbre, une petite maison, où elle
reste, elle aussi, jusqu'à douze ans (miss M. Frère : Old Deccan Days, 2» édit. Lon-
dres, 1870, n" 6).
il
258 KTUDES FOLKLORIQUES
niir. se voit oblip;é, pour ne pas réveiller la petite, (piand il s'c: (|uivi',
de se couper le pouce et de le lui laisser dans la boucher
Tout ce passage est altéré ; mais l'ancien thème, le tlièmr dr l'al-
laitement par le doigt, est reconnaissalile sous les altérations.
4. Cet allaitement par le doigt, nous allons le retrouver dans une
des œuvres principales de la littérature de l'Inde, le Mahâhhârnla,
et, — ce qui n'est pas insignifiant, — ce trait étrang»^ accompagne,
dans le récit, le trait non moins étrange de l'homme à la fois père et
mère. Seulement, dans le Mahâhhârnla, ecs deux traits ne se réu-
nissent pas sur une même personne. Il y a, séparéinenl, d'une part,
naissance baroque (comme dans le conte indien de Salsette et dan-;
le conte grec moderne), et, d'autre part (comme flans le conte indien
du Goudjérate), allaitement par un doigt qui n'est ])as celui du père.
Donc, le Mahâbhârala raconte l'histoire suivante (1) ;
Un roi très pieux, ne pouvant obtenir des (li.iix un tils, se relire dans la
forêt pour vivre en ascète. Un .soir, après toute une journée de jeûne rigou-
reux, il entre, mourant de soif, dans l'ermitage de Bhrigou, un ascète -que
ses austérités ont fait presque un dieu ; il demande à boire ; mais la voix
qui sort de sa gorge desséchée est trop faible pour qu'elle parvienne aux
oreilles de Bhrigou cl des aidres ermites ses conq)agnons, endormis. Voyant
une cruche remplie d'eau, le roi la prend et en boit tout le contenu. — ■
Quand Bhrigou se réveille et qu'il trouve la cruche vide, il fait une enquête,
et le roi lui dit ce qui s'est passé. Alors l'ascète lui apprend que eette eau,
dans laquelle lui, Bhi-igou, avait <> infusé le mérite de ses actes religieux »,
de ses ■■ sévères austérités », était destinée à faire naître un lils au roi :
celui-ci a eu tort de boire cette eau (qui probablement, bien que le poème
n'en dise rien, devait être bue par la reine) ; mais il n'y a pas moyen de
revenir sur ce qui est fait. Puisque le roi a bu Teau. c'est lui qui donnera
le jour à un fils qui sera " égal au dieu Indra ». En effet, au bout de cent ans,
un fils naît en perçant le côté gauche du roi, sans que celui-ci ressente la
moindre douleur. — Alors le dieu Indra vient visiter le roi. Et les dieux
demandent à Indra : « Qui est-ce qui allaitera l'enfant ? » Et Indra met son
doigt dans la bouche de l'enfant, en disant : Mândkâtâ (« Il me tétera »),
de sorte que l'enfant reçoit des dieux, d'accord avec Indra, le nom de
Mândhâtâ. Quand il a tété le doigt, l'enfant devient puissamment fort, etc.
F. ~ Piodifje (le l' allailemenl par un animal mystérieux
Dans les récits, presque tous déjà cités, que nous reprenons ici
pour former un groupe, il s'agit, comme dans la précédente sec-
(1) Voir la traduction anglaise déjà citée, de Protap Chandra Roy (vol. III,
Calcutta, 1884 ; chap. cx.wi, p. 382-385). — C'est M. A. Barth qui nous a signale
ce chapitre de riniinense poème liindou, comme il nous avait déjà aidé à trouver,
dans ce même Ma/idbhâraia, les nombreux endroits où ii est question de la légende
de Karna {supm, § 3. B).
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFIŒ FLOTTANT lioO
tion, (11' savoii' cniiiiin'iiL It'S enfants exposés sei'onl allaités, et. ici
encore, intervient un prodige.
Pour que les enfants soient allaités, un dieu leur enverra son ani-
mal sacré : Mars, sa louve, aux petits Romulus et Rémus (§ 3, C, aj ;
Ahourâ-Mazda, le grand dieu des Perses, sa chienne, au petit Cyrus
(vj 3. C, /)).... Mais quel dieu a liiiMi ])u envoyer son nurse à l'enfant
(|ui sera ]»lus lard If licau l'âi'is ( i; 3, K) ".'
l{a]>j)elons encore les colombes de Vénus (ou de Derkéto : c'est
tout un), nourrissant la petite Sémiramis (§ 3, C, b), et le juverl de
i\Iars, aidant la louve à nourrir Romulus et Rémus (§ 3, C, a).
Une traduction monothéiste de ces mythes antiques, c'est l'épi-
sode du conte arabe du Caire (§ 2, B, in fine), où Dieu, à qui un
brave homme a demandé le moyen d'élever les deux enfants appor-
tés par le coffre flottant, envoie une gazelle pour les allaiter. — Ail-
leurs, dans un conte sicilien (1), c'est une fée qui envoie une biche.
La l)iche au pelage d'or du conte avar du Caucase (§ 3, C, 6) arrive
toute seule, comme aussi la chèvre du conte turc et du conte grec
moderne de l'île de Syra (ibid.).
§ 6
APPENDICE. — LES MILLE FILS
C'est encore le Mahâbhârala, — renforcé, cette fois, de l'autre
grand poème hindou, le Râmâyana, — . qui nous fournit un trait à
rapprocher de cette « l)oùle de chair )>, mise au monde par une prin-
cesse, dans la première légende de Vaïsâli, et qui contient mille
fils (2).
Dans le Mahâbhârala (3), le roi Sagara s'en va sur une montagne
avec ses deux femmes et se met à pratiquer de dures austérités pour
avoir un fils. Le dieu Siva lui apparaît et lui annonce que l'une de
ses deux femmes donnera naissance à soixante mille fils très vaillants
mais qui périront tous ensemble ; l'autre n'aura qu'un fils, un vail-
lant fils aussi, qui perpétuera la race. Le temps venu, l'une des deux
(1) G. Pitre : Fiabe, novelle e racconti (Palerme, 1875), n° 36.
(2) Nous devons encore à M. Barth de connaître ces deux curieux récits.
(3) Op. cit., voL III, ch. cvi, p. 329 seq.
260 ÉTUDES FOLKLORIQUES
femmes du roi met au monde un fils, beau comme un dieu ; l'autre
femme une courge. Le roi est au moment de jeter la courge, quand
une voix d'en haut lui dit de ne point abandonner ses fils : il faudra
prendre les soixante mille semences de la courge et les mettre cha-
cune dans un vase rempli de beurre clarifié. Le roi le fait et finale-
ment soixante mille garçons se forment et grandissent.
Le récit du Râmâyana (1) est le même pour le fond, avec quelques
diiïérences de détail, qui n'ont pas d'importance quant au but
spécial de notre travail. Ainsi, le dieu Siva est remplacé par le quasi-
dieu l'ascète Bhrigou. que l'on connaît déjà (2).
Disons, en passant, que la courge, ou quelque chose d'analogue
qu'une femme met au monde, se rencontre aussi en dehors de l'Inde,
non pas, croyons-nous, par un pur hasard.
Dans rindo-Chine, chez les peuplades tjames de l'Annam, il s'agit
d'une noix de coco, enveloppe d'un enfant mystérieux, doué d'un
pouvoir magique (3) ; — chez le* Javanais, l'enveloppe est une
calebasse (4) ; — chez les Valaques de Roumanie, c'est une citrouille,
d'où soit, la nuit, un beau jeune homme (5).
Ces trois contes appartiennent à la famille de contes, indiens et
autres, étudiés dans les remarques du numéro 43 de nos Contes popu-
laires de Lorraine. S'ils se rattachent par un certain lien aux récits
du Mahàhhârala et du Râmâyana, ils ne ressemblent presque plus
aux légendes indiennes de Vaïsâli et n'ont plus le moindre rapport
avec la légende javanaise.
(1) Le Râmâyana de Valmiki, traduit en français par Alfred Roussel, de l'Ora-
toire (Paris, 1903), p. 106 seq.
(2) Nous apprenons, au dernier moment, qu'une autre légende du Mahâbhârata
chapitre cxv du l^' livre) a, au lieu de la courge, la boule de chair des légendes de
Vaïsâli : cette boule de chair se divise en cent morceaux qui, mis chacun dans un
vase rempli d'huile, deviennent, au bout de deux ans, cent enfants. — Corrigeant
les épreuves de cet article loin des grandes bibliothèques, nous ne pouvons donner
celle légende avec précision.
(3) Contes tjames, recueillis par A. Landes (dans le recueil périodique Cochinchine
française. Excursions et Reconnaissances, t. XIll, 1887, p. 53 seq.)
(4) Contes joi'anais, par G. A. J. Ilazeu (dans Hommage au Congrès des Orienta-
listes de Hanoi de la part du Bataviaasch Genootsckap van Kunsten en Wetenschappen
(Batavia, 1902), p. 22 seq.
(5) Arthur et Alfred Schott : Walachische Mserchen (Stuttgart, 1845), n<> 23.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 261
§ 7
CONCLUSIONS RELATIVES A l'oRIGINE DE LA LÉGENDE JAVANAISE
DE RADEN PAKOU
Il existe, — nous croyons l'avoir démontré, — un lien de parenté
unissant la légende javanaise de Raden Pakou avec les légendes
indiennes de Vaïsâli et le conte indien de Salsette, plus étroitement
qu'avec les autres documents cités.
Mais quel lien de parenté ? La légende javanaise serait-elle la
fille de ces légendes et contes ? Nous ne le croyons pas. Il nous sem-
ble résulter de l'étude qui précède que la légende javanaise, les
légendes de Vaïsâli, le conte de Salsette, sont tous issus d'un même
prototyjte, lequel doit avoir existé dans l'Inde à une époque impos-
sible à préciser, mais certainement antérieure au commencement
du v^ siècle de notre ère, date à laquelle le pèlerin bouddhiste Fa-hien
fixait par écrit, dans l'Inde même, une forme dérivée de ce proto-
type.
C'est en pays bouddhiste, — bouddhiste alors, — que cette forme
a été notée pour la première fois. Faut-il en conclure que le proto-
type aurait été bouddhique ? Nullement. Ni la légende recueillie
à Vaïsâli par Fa-hien, au début du v® siècle, ni la variante recueillie
dans la même ville par Hiouen-Thsang, au vii*^ siècle, ni la troisième
légende, rédigée en singhalais au xui^ siècle, n'offrent, dans le corps
du récit, rien qui soit spécialement bouddhique. Sans doute, dans
Fa-hien, après que les mille fils ont, aux mille jets de lait, reconnu
leur mère, il est dit que les deux rois, auparavant ennemis, «obtinrent
l'un et l'autre, en considération de cet événement, la dignité de Py
khi foë », en sanscrit Pralyêka Bouddha ; ce qui est un degré dans la
hiérarchie des saints bouddhistes. Mais qui ne voit que cette queue
bouddhique a été ajoutée au corps du récit, dont elle est séparable
à volonté ?
En réalité, les légendes de Vaïsâli sont un vieux conte indien qui
a été, comme tant d'autres, annexé au répertoire des légendes boud-
dhiques. Il serait beaucoup trop long de traiter ici la question indi-
quée plus haut (§ 5, C) : quelle a été la part du bouddhisme, non
pas dans la propagation des contes (oîi incontestablement il a joué
un rôle important, au nord et à l'est de l'Inde), mais dans la forma-
tion, la création de ces contes. Nous espérons pouvoir apporter
26-2 ÉTUDES FOLKLORIQUES
un jour quelques arguiiiciils de jilus ;'i l'appui de celte flièse Irès
nette : dans leur littérature de fables et de contes, les bouddliiste.s
ont fait œuvre, non de création. n\ais (Vadaplalion, et parfois il leur
est arrivé de détériorer les matériaux qu'ils empruntaient à leurs
prédécessçui's.
A Java, dans la biographie légendaire de Haden Pakou, person-
nage historique et relativement moderne, c'est aussi uncadaptation
(]ui a islainilisé en partie une variante d'un vieux conte indien, en la
faisant entrer' dans un récit dont le héros, ainsi que son père, sont
musulmans et prédicateurs de l'Islam.
Mais le conte qui a été ainsi arrangé à la musulmane, où les arran-
geurs l'ont-ils pris ? Est-ce dans le répertoire des contes déjà exis-
tant à Java lors de l'arrivée des marchands musulmans, les conqué-
rants de l'avenir ? ou bien ceux-ci l'avaient-ils apporté avec leurs
marchandises ?
Il convient ici de jeter un rapide coup d'œil sur la littérature java-
naise et ses sources.
C'est de l'Inde, — à la fois de l'Inde proprement dite, et de l' Indo-
Chine, cette région toute pénétrée (h; l'innuence indienne, — que
l'ile de Java a re(;u sa civilisation, dans les luemiers siècles d(! noi ic
ère, tant par la Noic dn lir-ilimani-nir ([uc ]iar ccllr du JHiuddlii^ii'f.
En l'an 114 de notre ère, un voya^nnr, jiotre Fa-liicn, retnurn.inl
par mer de l'Inde en Chine, el déttuirné de sa route jtar une tfin|»<''l<'.
séjourne quatre jnois à Jaxa et y conslutr l;i pn'scnce de noniltrcux
sectateurs du brahmanisme (quant aux bomblhistes, « cela ne valait
pas la peine d'en parler ») (1).
Dans la partie ouest de Java, on a trouvé des inscriptions en sans-
crit qui, à en juger par la forme des caractères, doivent remonter
à la mênui éi)0<iue à ]>eu près que le voyage de Ea-hien. — Quant aux
inscriptions datées, la plus ancienne (732 rb' nohc ère). i)rovenant
de Tjangal dans le Kcdou, contrée au centre de Java, Jious apprend
que le prince du pays portait le nom sanscrit de Sandjaja et profes-
sait ce culte de Siva qui est aujourd'hui la religion dominante dan.;
l'Inde. Une inscription de Kalasan (toujours à Java), datant d*^
l'an 778 de notre ère, est bouddhique.
(1) Op. cit.. trnfi. .1. Legpre, p. 113.
LE LAIT DE LA MÈRE ET LE COFFRE FLOTTANT 263
En résumé, l'étude des inscriptions sur pierre et sur cuivre, et aussi
de ce qui subsiste des anciens monuments de l'architecture et de
la sculpture, permet de dire que les religions de l'Inde ont régné
à Java, du huitième siècle à la fin du quinzième, jusqu'à ce que l'isla-
misme eût pris le dessus. — Dans l'île de Bali, cette « Petite-Java, »
dont nous avons rapporté plus haut une légende (§ 1, in fine), le
brahmanisme s'est maintenu jusqu'à l'heure actuelle (1).
En dehors des monuments, la littérature ancienne de Java témoi-
gne de l'influence de l'Inde : elle est tout imprégnée d'éléments
indiens. Ainsi, — nous pouvons ici donner notre appréciation per-
sonnelle, d'après une analyse détaillée de l'ouvrage, — le grand
roman versifié VAngling Darma met en œuvre tant de thèmes de
contes indiens, qu'un savant hollandais de Batavia, le regretté
J. Brandes, bien qu'il ne fût pas en état de discerner exactement
chacun de ces thèmes, conclut formellement à la dérivation d'un
prototype indien, que l'on découvrira peut-être un jour dans quehfue
manuscrit sanscrit ignoré (2).
Il est à noter que ce roman javanais est resté l)ien hindou, forme
et fond, jusqu'à l'heure présente et sans aucun remaniement musul-
man, tandis que, dans ce même Archipel Indien, un roman malais,
V Indradjaja, qui dérive du même prototype que VAngling Darnia,
a pris une couleur tout à fait musulmane et a été farci à tel point
d'islamisme doctrinal, que tel conte indien l)ien connu y a été trans-
formé en prol)lème de mystique, à l'usage des lecteurs musul-
mans (3).
\'oilà un des cas les plus remarquables où l'islamisme a imprimé
sa marque sur les productions littéraires de l'Indonésie (comme on
appelle aujourd'liui l'Archipel Indien) ; où il a, en d'autres termes,
démarqué, en les frappant de son estampille, les productions jadis
importées de l'Inde dans cet archipel. C'est là, croyons-nous, ce qu'il
a fait également pour la légende de Raden Pakou. Les musulmans
javanais qui ont rédigé cette légende ont trouvé, dans le trésor des
contes indiens (jui, depuis des siècles, s'accumulait à Java, les élé-
(1) Voir, dans la récente Lnciidopa:die i'an Nederlandsch Indié (Leyde, sans date)
les articles Java (Geschiedenisd, Hindoeisrne, Çiva'isme, etc.
(2) Tijdscrijt van het Bataviaasch Genootsckap van Kunsten en Wetenschappen,
t. XLI (Batavia, 1899), p. 448.
(.3) Nous avons pu nous procurer, pour un travail uHérieur, la traduction d'un?
partie importante du roman malais.
264 ÉTUDES FOLKLORIQUES
ments qu'ils ont incorporés à la légende de leur célèbre prédicateur
de l'Islam.
Il est vrai qu'une autre hypothèse n'est pas impossible : les
« Arabes « auraient apporté, soit directement, soit indirectement,
de l'Inde en Indonésie, les éléments de la légende de Raden Pakou :
— Indireclemenl, si, selon l'opinion accréditée jusqu'à ces derniers
temps, ces « Arabes >^ sont venus de l'Arabie proprement dite, dans
laquelle se sont acclimatés tant de contes indiens (1) ; — Direde-
menl, si ces « Arabes, » c'est-à-dire les musulmans, sont venus des
contrées islamitisées de l'Inde, par exemple de l'empire des Grands
Mogols (Inde septentrionale).
Autrefois, il était généralement admis que l'islamisme, et, avec
cette religion, l'élément aral)e des langues indonésiennes (javanais,
malais, etc.), ainsi que la partie arabe de la littérature de ces langues,
avaient été importés directement de l'Arabie. Or les recherches, le.;
travaux de ces derniers quinze ou vingt ans tendent à établir que
l'islamisme, avec sa langue, sa littérature et sa mystique, a été im-
porté de l'Hindoustan dans l'Archipel indien. Un savant hollandais,
M. Ph. S. Van Ronkel, croyait même pouvoir aiïirmer, en 1902,
que c'était chose « démontrée » (2).
Entre les deux hypothèses, nous laisserons d'autres se prononcer"
Nous croyons néanmoins plus probal)le que le conte démarqué, isla-
mitisé, ait été un conte du vieux fond indo-javanais.
Nous voici à la fin de crlte étude. Si nous avons élucidé cer-
tains points, — du moins, nous l'espérons, — nous avons été.
obligé d'en laisser d'autres à l'état de problèmes, dont nous avons
pu seulement poser les termes. Mais dans les sciences humaines,
ne faut-il pas considérer comme un gain, comme un gage de pro-
grès, la position nette et précise d'un problème ?
Ce que nous désirerions avoir fait un peu partager à nos lecteurs,
c'est le grave plaisir que M. Cabaton nous a procuré ; c'est l'intérêt
que nous avons pris personnellement à suivre, à travers tant de
pays et d'époques divers, les « éléments anté-islamitcs > de la légende
musulmane de Raden-Pakou.
(1) Nous avons eu, dans ce travail, l'occasion de citer quelques-uns des nom-
breux contes, provenant de la côte sud de l'Arabie, qui ont été publiés, dans ces
derniers temps, par MM. Alfred Jahn et D. H. Muller.
(2) Ph. S. Van Ronkel : Vêlement hindoùstâni dans la langue malaise (dans la
brochure Hommage au Congrès des Orientaliste^ de Hanoi, citée plus haut, § 6).
LE PliOLOGI-dilDRE DES MILLE ET 111 ^IJITS
LES LÉGENDES PERSES
ET LE LIVRE D'ESTHER
(Extrait de la Revue biblique publiée par l'École pratique
d'Etudes bibliques des Dominicains de Jérusalem.
Janvier et Avril 1909.)
PREMIER ARTICLE
En relisant récemment le récit dans lequel sont encadrés les
contes des Mille et une Nuits, et en prenant connaissance des études
diverses auxquelles ce prologue-cadre a donné lieu, nous nous
sommes trouvé en présence d'une thèse (jui nous paraît de nature
à attirer particulièrement l'attention des lecteurs de cette Revue.
Cette thèse, en effet, prétend rattacher à la fois, et l'encadrement des
Mille et une Nuits, et un écrit biblique, le Livre d'Esther, à une anti-
que légende, à une légende de la Perse : les chroniqueurs persano-
arabes fourniraient, nous assure-t-on, la justification de ce qui
est ainsi affirmé, et, d'ailleurs, la simple confrontation du livre juif
avec le récit arabe, établirait la parenté des deux ouvrages. Esther
serait donc, comme on l'a dit, la « sœur de Shéhérazade » ou, plus
exactement, son double.
Le premier, croyons-nous, qui a formulé la thèse en question, est
un savant de premier ordre en sa spécialité. M. De Goeje, l'illustre
arabisant de Leyde, l'un des huit Associés étrangers de notre Aca-
démie des Inscriptions. Exposées d'abord en 1886 dans la revue
hollandaise De Gids, '< Le Guide v, puis reproduite? à peu près in
266 ÉTUDES FOLKLORIQUES
extenso en 1888, daiib VEncyclopxdia Brilaimira (1), les idées de
M. De Goeje ont été accueillies, sans la moindre discussion, non seu-
lement par feu Kuenen, l'exégète radical hollandais, mais par feu
Auguste Millier, arabisant distingué, et par d'autres savants : il n'y
a pas plus de deux ans, en décembre 1906. un professeur à l'Univer-
sité de ^lunicli, M. Karl DyrofT, les présentait, dans une conférence,
comme le résultat des plus nouvelles recherches sur les Mille et une
Nuils (2).
En 1906 également, un assyriologue bien connu, M. Paul llaupt,
reprenait cette identification de Shéhérazade et d'Esther : seule-
ment il l'appuyait sur un document non utilisé par M. De Goeje.
mais toujours de provenance perse (3).
La thèse de M. De Goeje a donc fait fortune. Mais, avant d'en
discuter les divers arguments et notamment de vérifier les dires des
chroniqueurs persano-arabes, un préliminaire nous paraît s'imposer :
l'examen sérieux de ce qui. au sujet du prologue-cadre des Mille el
une IVuils et de son origine première, n'était encore, il y a près d'un
siècle, qu'une conjecture de Guillaume Schlegel. Si vraiment, en dési-
gnant comme pays d'origine de cet « encadrement », non point la
Perse, mais l'Inde, le coup d'œil de Guillaume Schlegel a été divina-
teur ; si toutes les découvertes récentes sont venues mettre hors de
doute cette origine indienne, la question prendra un autre aspect.
C'était, nous disait-on, une commune dérivation perse qui reliait
le Livre d'Eslher aux Mille el une Nuils. L'élément perse éliminé,
il faut, de toute nécessité, chercher ailleurs, si l'on veut expliquer
le lien qu'on afïiinie... Mais, en fait, ce lien existe-t-il ? et peut-on
relever, dans le prologue-cadre des Mille et une IKuils et dans le
Livre iVEslhev, de ces traits communs, vraiment caractéristiques.
(1) De Arabische nachtiertcllingen, door l'ruf. M. J. de Goeje (De Gids, septem-
bre 1886). — The Thousand and One .\ighls, article signé M. .1. de G. (dans The
Encyclopœdia Britannica, i)*^ édition, vul. 23. 1888).
(2) Ak. Kuenen : Historich-hritisch Onderzoek naar het entsiacn en de verzamcliu-^
van de boeken des Otiden Verhonds (Leiden, 2*^ éd., t. I, 1887, p. 551). — -^ug. MUliei :
Die Mwrchen der Tausend und einen .\acht (dans Deutsche Rundschau, vol. 52.
juillet-septembre 1887) et Zu den Marchen der Tausend und einen .\a<ht (dans Bez-
zenberger's Beitrccge zur Kunde der indo germon ischen Sprachen, vol. 13, 1887). —
Karl Dyroff : Die Mœrchen der Tausend und einen Macht im Litchte der neuesten
Forschung (conférence résumée dans V Allgemeine Zeitung, 1906. Beilage Nr. 291,
p. 519).
(3) Paul Haupt : Purim (Leipzig et Baltimore, 1906).
LE PROLOGUE'CAnRE DES MILLE ET UNE NUITS -267
qui constitueni, une ressemblance de famille ? C'est là cr- que nous
aurons à voir.
Dans l'étude du prologue-cadre des Mille et une Niiils, — étude
spéciale en apparence, mais en réalité d'une portée générale, — à
laquelle nous allons consacrer tout ce premier article, nous serons
long ; mais le terrain dont nous aurons pris possession peu à peu,
sera, croyons-nous, de cerix dont on ne peut être délogé et qui com-
mandent les positions du camp adverse.
SECTION PRÉLIMINAIRE
l'origine indienne du prologue-cadre des mille et une nuits
Le cadre dans lequel sont disposés les contes des Mille et une Nuits,
se rattache, comme on sait, à un grand prologue. Rappelons, d'une
façon précise, les principaux traits de ce prologue, qui respire un
mépris tout oriental pour la femme (1) .
Le roi Shahzeman, souverain de « Samarcande eu Perse », invité par
son frère Shahriar, roi de l'Inde et de la Chine, à venir le voir, est déjà en
route, quand il s'aperçoit qu'il a oublié d'emporter un présent qu'il destine
à son frère, un joyau précieux. Il rebrousse chemin et, quand il rentre dans
sa chambre, il y trouve sa femme en compagnie d'un esclave noir. Furieux,
il tue les coupables, puis il va rejoindre son escorte ; mais le chagrin le
ronge ; son teint devient jaune et son corps maigrit à vue d'o-il.
Arrivé cIk'Z son frère, bhalizeman reste constanmient ab.sorbé dans la
niènie tristes.se. L'ii jour qu'il est dans ses appartements, pendant que Shah-
riar fart une partie de chasse, il voit, de ses fenêtres donnant sur les jardins
du palais, la conduite infâme de la reine et de ses suivantes avec des esclaves
noirs. Alors la pensée lui vient que son frère est encore plus malheureux
que lui, et il reprend sa bonne humeur et sa bonne mine.
Très siirpris de ce changement, Shahriar interroge Shahzeman et finit
par obtenir de lui le récit de ce qui s'est passé ; il voit ensuite, de ses propres
.yeux, Tindignité de la reine. Alors, tout hors de lui, il demande à son frère
de se mettre aussitôt en route avec lui pour voir s'ils trouveront quelque
part un compagnon d'infortune : autrement mieux vaut la mort.
Les deux princes partent donc à la dérobée, et, chevauchant nuit et jour,
ils arrivent sur le rivage de la mer, où ils se reposent dans une prairie, au
pied d'un grand arbre. Tout à coup s'élève de la mer une colonne noire
(1) Nous donnons ce résumé d'après les deux meilleures traductions des Mille et
une Nuits, la traduction anglaise de E. W. Lane (1839-1842) et la traduction alle-
-mande de M. flenning (189.5).
268 ÉTUDES FOLKLORIQUES
gigantesque, qui s'avance vers la prairie. Saisis de terreur, Shahriar et
Shahzeman grimpent sur l'arbre et voient arriver un ifrit (mauvais goniei,
portant sur sa tète un coffre, qu'il dépose au pied de l'arbre et dont il tire
une femme, rayonnante de beauté. Il met sa tête sur les genoux de cette
femme et s'endort. En levant les yeux, la femme aperçoit les deuv princes
sur l'arbre. Elle les force a en descendre en les menaçant de réveiller Vifrît,
dont elle a posé doucement la tête sur l'herbe. Puis elle leur fait des propo-
sitions éhontées qui, sur leur refus, deviennent des ordres, toujours avec
menace de réveiller Vifrît. L.es deux princes cèdent, et la femme se fait
donner par eux leurs deux bagues, qu'elle enfile à la suite de quatre-vingt-
dix-huit autres bagues, déjà reçues par elle d'autres passants dans de
semblables circonstances. Puis elle dit aux deux princes : « \'oyez, cet ifrit
m'a enlevée pendant ma nuit de noces ; il m'a enfermée dans une boîte :
il a mis la boîte dans un coiïre à sept serrures et m'a déposée au fond de la
mer. Il ne savait pas que tout ce que nous voulons, nous autres femmes,
nous arrivons à l'obtenir. »
Alors les deux princes retournent dans la capitale de Shahriar, où celui-ci
fait couper la tète à la reine, à ses suivantes et à ses esclaves. Et il décide
que, chaque soir, il prendra une nouvelle femme, qu'il fera décapiter le
lendemain. Cela dure trois ans, et alors se produisent les événements qui
forment le cadre proprement dit des Mille et une Nuits.
Un jour, le vizir de Shahriar rentre désolé dans sa maison : il a cherché
en vain dans la ville, dont les habitants ont en partie émigré, une jeune
fille nubile à amener au roi, et il craint la colère de son maître. Or le vizir
a deux filles, Shéhérazade et Dinarzade. L'aînée, très intelligente et très
instruite, voyant le chagrin de son père, lui en demande la cause. Quand il
a tout raconté, Shéhérazade lui dit de la marier au roi. Le vizir s'y refuse
d'abord ; mais il est obligé de céder aux instances de sa fille, et il l'amène à
Shahriar. Alors elle implore du roi la faveur de dire adieu à sa jeune sœur.
On va chercher Dinarzade, qui obtient de rester au palais et qui a reçu
d'avance ses instructions : demander pendant la nuit à Shéhérazade de
raconter une histoire, <- et, s'il plaît à Dieu, ce sera le salut «. En elTet, par
le moyen d'histoires, dont le roi est charmé et que la conteuse sait toujours
interrompre à un endroit intéressant, l'exécution de Shéhérazade est.
chaque matin, remise au lendemain. Au bout de mille et une nuits, le roi
reconnaît son injustice et Shéhérazade devient reine.
Peut-être n'a-t-on pas remarqué que ce prologue-cadre des Mille
el une A'////.s est. comme tant d'autres contes du grand répertoire
asiatico-européen, fait de ftièces et de morceaux, plus ou moins
adroitement cousus les uns aux autres.
Ce prologue-cadre, en effet, se compose de trois parties parfaite-
m.ent séparables et dont, en fait, chacune existe séparément à l'état
de récit indépendant, formant un conte à lui sue!.
La première partie, c'est l'histoire d'un mari, désespéré de la trahi-
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 269
son de sa femme et qui recouvre joie et santé en constatant qu'un
haut personnage est aussi malheureux que lui.
La seconde, c'est l'histoire d'un être surhumain, dont la femme
(ou la captive) déjoue audacieusement la jalouse surveillance.
La troisième, c'est l'ingénieux artifice par lequel une intarissable
conteuse échappe à un danger qui menaco, soit elle-même, soit son
père, soit les deux à la fois.
Nous ne savons si la thèse de M. De Goeje considère ces trois par-
ties comme dérivant d'autant d' « antiques légendes perses » : ^L Do
Goeje et ceux qui le suivent paraissent prendre en bloc le prologue-
cadre des Mille et une Nuits et ne se poser nullement la question de
savoir si l'on ne peut pas ou plutôt si l'on ne doit pas y distinguer
des éléments divers.
Quoi qu'il en soit, nous examinerons successivement ces trois par-
ties et nous espérons rendre évidente, pour les trois, leur origine
indienne, montrer notamment que ce sont des rameaux se ratta-
chant respectivement à trois souches, à trois thèmes généraux bien
indiens.
Les groupements de ce genre, tellement significatifs par rapport
aux questions d'origine, Guillaume Schlegel en avait senti l'impor-
tance ; il avait même indiqué ici un de ces groupements, relative-
ment à la troisième partie, celle dans laquelle s'encadrent les contes
du recueil. Dès avant 1833, il écrivait ceci (1) : « Je pense que [dans
« les Mille et une Nuits], V encadrement et le fond de la plupart des
« contes de fées proprement dits, ainsi que plusieurs contes plaisants
« et à intrigue, sont cV invention indienne, parce que tout cela ressem-
« ble prodigieusement à des compositions sanscrites que nous connais-
« sons. »
Guillaume Schlegel mentionnait, — comme présentant ce même
procédé d'encadrement, sous des formes plus ou. moins analogues
pour l'idée générale, — trois recueils indiens de contes : l'Histoire
du Trône enchanté, avec ses trente-deux statues magiques, dont
chacune récite un conte [Sinhâsana-dvâtrinçati, « Les Trente-deux
[Récits] du Trône »), l'Histoire du Vélâla (sorte de vampire), racon-
tant vingt-cinq contes (Vetâla-pantchavinqali), les « Soixante-dix
[Récits] du Perroquet » (Çouka-saptati).
Aujourd'hui, nous sommes en état de donner, sur le point touché
(1) Les Mille et une .Xuits, dans Essais littéraires et historiques, par A. W. de
Schlegel (Bonn, 1842), p. 539. — Ce travail a été rédigé en français par Schlegel, et
le passage cité fait partie d'une lettre publique adressée le 20 janvier 1833 à Syl-
vestre de Sacv.
l'TO irri'DES l'ULKLOlUQUES
par Guillàiinic Schlcgel couinu' sur les autres, mieux (juc tirs rappn»-
chenients généraux : les découvertes de ces derniers temps mettent
à notre disposition un bon nombre de documents indiens qui nous
permettent d'éclairer d'une lumière souvent inattendue, non pas
seulement les ensembles, mais les détails.
Bien préciser les resseml)]aii(<s du prologue-cadre des Mille cl une
Nuits avec tous ces contes indiens, c'est assurément faire un pas,
un grand pas, vers la solution — négative — de la question (|ui a été
posée par les promoteurs de la thèse de la légende perse et résolue
par eux allirmativement (1).
;', 1 de la Section préliminaire
La première partie du p.'ologue-cadre de^ Mille ei une I\'iiiis. — Une importanle
variante aral)e. — le vieux document indien découvert par M. Edouard Cha-
vannes. — Autres récits indiens. — Vue première constatation relative à la
thèîe ce M. De Goeje.
Il existe, dans la littérature aralie, un recueil de conte-'-, appa-
renté, pour l'encadrement, aux Mille el une Nuits : il est intitulé les
Cents Nuits et il a été traduit ou imité par le rédacteur d'un livre
l)erbèrc en dialecte du Souss marocain, le Kilâh ech-Chellia. Le
prologue de cette version l)erl)èrc que le savant Directeur de
l'École des Lettres d'Alger, M. René Basset, Correspondant de
l'Institut, a fait connaître, il y a quelques années, et dont il a
donné la traduction française, mérite d'être examiné de près.
En voici le résumé (2) :
Il y avail un roi du nom d'Abd el-i\Ielik, qui gouvernait le monde entier.
In jour qu'il (ioiiiiait une f'^te, il dit à ses amis : « V a-t-il quelqu'un qui
soit plus beau cjuc moi ? — - Non, » lui est-il répondu. Alors entre un mar-
chand venu de l'Inde . 11 y a, dit-il, dans mon pays, un jeune homme très
(1) On retrouvera une grande partie des éléments de notre travail sur le pro-
logue proprement dit, dans un remarquable Mémoire de M. Pio Rajna : Per le ori-
gini délia novella procmiale délie « Mille e una .\otte » (Giornale délia Società Asiaticd
Italiana, vol. XII, 1899, pp. 171 seq.). Mais la découverte capitale qu'a faite
récemment M. Edouard Chavannes et qui éclaire toute la question, nous a imposé
une disposition toute nouvelle de nos matériaiix.
— Quant au cadre proprement dit, nous avons eu la bonne fortune de pouvoir
ajouter à un document de premier ordre, traduit par un indianiste distingué, M. P.-
E. Pavolini, d'autres documents qui ont aussi une véritable importance.
— Il est inutile de dire que, pour l'étude des Mille et une Nuits, un instrument
de travail indispensable est la Bibliographie des auteurs arabes, de M. Victor Chau-
vin (fascicule IV-VII, Li.ge, 1900-1903).
(2) Jiepue des Traditions populaires, t. Yl (iS9l), p. !ib2fioq.
LE PROLOGUE-CADHE DES MILLE ET UNE NUITS 271
beau, qui halnte oliez son père. — Amène-le moi, dit le roi, pour que je
puisse le voir, »
Le marchand rei)art pour l'Inde et arrive che? le père du jeune homme,
nu moment où on va célébrer les noces de celui-ci. Quand les sept jours de
fête sont passés, le marchand se met en route avec le jeune homme. Le soir,
pendant la halte, le jeune homme s'aperçoit qu'il a oublié son amulette,
et il retourne la chercher. Quand il rentre chez lui, il surprend un esclave
noir a.ssis auprès de sa femme parée. 11 les tue tous les deux et, après avoir
pris son amulette, il va rejoindre son compagnon. Pendant dix jours il reste
sans manger, et il devient méconnaissable. Quand le roi le voit, il s'étonne ;
mais le marchand lui dit que c'est le voyage, le froid et le soleil qui ont
produit cet efïet. « Mène-le à mon jardin, •.lit le roi, et qu'il s'y repose jus-
qu'à ce qu'il ait recouvré la santé. »
Le jeune homme reste six mois entiers dans un pavillon du jardin. Quand
vient la saison des fleurs, les femmes du roi sortent pour un divertissement
que leur donne le roi, et le jeune homme voit ce qui se passe entre l'une
d'elles (sans doute la reine) et un esclave. Il se dit alors : « Je me repens
d'avoir tué ma femme. •> Le calme rentre dans son âme, et il redevient
beau comme auparavant.
Quand le marchand le présente de nouveau au roi, celui-ci, très étonné
du changement, demande des explications. Le jeune homme lui raconte
toute l'histoire et il ajoute ; « Je me suis dit : Vois ce qui arrive au roi !
à plus forte raison cela peut -il m'arriver à moi qui suis un jeune homme
d'hier : pourquoi irais-je me chagriner ? »
Le roi, s'étant convaincu par lui-même de la vérité de ce qui hù a été dit,
tue toutes ses femmes et jure de tuer toutes celles qu'il épousera.
Suit un cadre analogue au cadre proprement dit des Mille et une Nuits.
On a remarqué l'importance qu'a, dans cette variante berbéro-
arabe, le changement physique, Venlaidissemenl du personnage (le
« jeune homme » de l'Inde) qui a été mis à la place du frère du roi
ou plutôt, croyons-nous, dont le frère du roi a pris la place dan.s le
prologue des Mille el une Nuils. Ce trait, dont ce prologue a conservé
trace (Shahzeman devient « jaune « et maigre), nous allons le retrou-
ver, bien saillant, — et avec lui, du reste, tous les traits caractéris-
tiques de la variante berbéro-arabe, — dans un vieux conte de l'Inde
certainement antérieur à la moitié du troisième siècle de notre ère
et probablement bien plus ancien..
Ce conte, avec d'autres contes très intéressants pour le folkloriste,
a été découvert par un sinologue éminent, M. Edouard Chavanries,
membre de l'Institut, dans la traduction chinoise d'écrits indi&ns
qui composaient le grand recueil canonique bouddhique le Tripitaka
(en sanscrit, « Les Trois Corbeilles »), à l'époque lointaine où ce re-
cueil est arrivé de l'Inde on Chine.
Le conte, que nous allons résumer, a été traduit du sanscrit en
chinois, l'an 251 de notre ère. L'original indien, aujourd'hui disparu^
272 ÉTUDES FOLKLORIQUES
remontait donc à une époque antérieure, peut-être de beaucoup (1).
Nous donnerons ce conte tel quel, avec son préambule bizarre :
11 y avait autrefois un jeune lionime de noble caste qui était fort beau ;
il fit en or l'image d'une fille et dit à son père et à sa mère : <> S'il existe
une fille telle que celle-ci, je l'épouserai. » En ce temps, dans un autre
royaume, il y avait une jeune fille qui, elle aussi, était fort belle ; elle aussi
fit en or l'image d'un homme et dit à son père et à sa mère: «S'il existe un
honuiie tel que celui-ci, je l'épouserai. » Les parents du jeune homme et
ceux de la jeune lille ayant appris ce qui en était, fiancèrent de loin les
jeunes gens, et ceux-ci devinrent mari et femme (2).
Dans ce même temps, un certain roi, s'étant regardé dans un miroir, dit
à ses ministres : o Y a-t-il au monde un homme aussi beau que moi ? » Les
ministres lui répondent : « Nous, vos sujets, avons entendu dire que, dans
tel royaume, il y a un jeune honime d'une beauté sans pareille. » Le roi
envoie alors un messager pour l'aller cherclier.
Quand le messager arrive, il dit au jeune homme (au nouveau marié) :
< Le roi désire vous voir, parce que vous êtes un sage (sic). >) Le jeune
homme, s'étant mis en route sur son char, se dit presque aussitôt qu'appelé
près du roi à cause de son intelligence, il aurait dû prendre ses livres avec
lui, et il retourne à la maison pour les aller chercher. Alors il voit sa femme
se livrant à la débauche avec un étranger. — 11 se remet en route ; mais
l'émotion, la colère ont été si violentes, que sa belle figure s'altère et qu'il
devient de plus en plus laid. Le ministre du roi (le messager), le voyant
devenir tel, pense que le voyage l'a éprouvé, et, à leur arrivée chez le roi,
il installe le jeune homme commodément (sic) dans l'écurie.
Or, pendant la nuit, le jeune homme voit l'épouse principale du roi,
venant dans l'écurie à un rendez-vous doiuié à un palefrenier. Il se dit
alors : « Si l'épouse du roi agit linsi, à condîien plus forte raison ma femme ! »
Ses soucis se dissipent, et il redevient beau comme auparavant.
Quand le roi lui donne audience et lui demande j)Ourquoi il est resté
trois jours hors du palais, le jeune homme lui raconte toute l'histoire.
" Si m.a femme elle-même est telle, dit le roi, à combien plus forte raison
les femmes ordinaires ! « Après quoi les deux hommes s'en vont dans la
montagne ; ils se coupent la barbe et les cheveux, et se font çramanas
(ascètes).
(1) Ce conte, provenant de la partie du Tripitaka qui a été traduite en chinois,
en 251, sous le titre de Kieou tsa pi yu king, porte le n° XIX parmi les trente Fables
et Contes de l'Inde, extraits du Tripitaka chinois, que M. Edouard Chavannes a pré-
sentés au XIV« Congrès international des Orientalistes, tenu à Alger en 1905. —
Les récits en question, dont la traduction chinoise est toujours datée, « nous per-
« mettent, dit M. Chavannes, d'afTlrmer que tel conte existait en Inde antérieure-
« ment à tel siècle ; ils nous fournissent ainsi, dans le temps et dans l'espace, des
« points de repère inébranlables qui aideront à constituer la science historique de
« la migration des tables ».
(2) Il y a, dans cette singulière introduction, des sous-entendus. Les deux statues
ont été fabriquées pour représenter les types idéaux de femme et de mari que le
jeune homme et la jeune fille voudraient rencontrer, et il se trouve que le type de
femme conçu par le jeune homme est réalisé dans la jeune fille, et réciproquement..
Quand les parents le savent, ils marient les jeunes gens.
LE PHULOGUE-CAURE DES MILLE ET VSE NUITS :>7;i
Répétons-le : C'est à l'an 251 de notre ère que remonte le texte
chinois de ce conte, traduction d'un texte indien. A cette époque, les
Arabes, les futurs éditeurs du conte, au fond tout pareil, des Cent
Nuils, n'étaient encore qu'un agglomérat de peuplades n'ayant pour
littérature que des chants de guerre ou d'amour et d'autres poésies
à la bédouine.
Or, en comparant entre eux le conte sino-indien et le conte arabe
des Cenl Nuits, on constatera que le premier, si ancien pourtant, a,
en certains endroits, la physionomie la moins primitive et se montre
manifestement retravaillé. Témoin le passage où, au lieu de dire tout
simplement au jeune homme que le roi le fait venir pour voir comme
il est beau, le messager lui dit que le roi l'appelle auprès de lui,
« parce que le jeune homme est un sage ». Ce passage, ainsi que le
passage suivant où le jeune homme s'aperçoit qu'il a oublié, non pas
une « amulette » ou un « joyau », mais les livres (« les éléments essen-
tiels de ses livres », dit le texte), porte bien évidemment la signature
de quelque pédant, bouddhiste ou autre, qui, il y a dix-sept siècles
ou plus, a sottement remanié ce à quoi il ne fallait pas toucher.
Sur ces deux points, le vieux conte sino-indien ne donne certaine-
ment pas la teneur du conte indien primitif ; c'est un mauvais arran-
gement d'un original dont un exemplaire plus intact a été exporté
de l'Inde, à une époque inconnue, non plus vers le Nord, mais vers
l'Occident, et est arrivé finalement, — par les intermédiaires ordi-
naires, avec lesquels nous ferons ci-dessous plus ample connaissance,
la Perse d'abord, puis les peuples arabes, — chez les Berbères du
Maroc.
Le récit berbéro-arabe reflète donc une forme indienne du conte
antérieur à l'an 251 (1).
(1) On s'est peut-être demandé pourquoi, dans le conte sino-indien, cette baro-
que histoire de statues a été mise en tête du récit. Il nous semble que le conteur
a voulu renforcer une thèse, la thèse de la foncière méchanceté féminine, en aggra-
vant le plus possible la faute de la jeune femme : non seulement, en effet, celle-ci est
infidèle, à peine mariée, comme dans les Cent iVwns, mais elle trahit un mari qui
pourtant réalise l'idéal figuré par elle-même dans la statue d'or, le mari de ses rêves.
— Notons que le trait des statues se rencontre encore dans d'autres vieux récits
indiens, dans des djâtakas, où il est parfaitement expliqué. — On sait que les djâ-
takas sont des récits des naissances ou plutôt renaissances du Bouddha à travers
les âges, et de ses aventures, tantôt sous forme humaine, tantôt sous forme surhu-
maine, tantôt sous forme animale. Le recueil des 550 djâtakas du bouddhisme
du Sud (Ceylan, etc.), écrits en langue pâli, a été traduit en anglais {The Jâtakas,
or Stories of the Buddhà's former births, translated jrom the pâli... Cambridge, 1895-
1907, Six volumes). — Nous toucherons, au § 2 de cette section préliminaire, la
question de l'ancienneté des djâtakas ; mais, avant de citer un de ces vieux docu-
ments, il nous faut donner d'une façon précise le sens du mot Bodhisattva, qui
48
274 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Dans l'Inde encore, nous rencontrons une variante de ce même
thème, laquelle a ce caractère particulier que le merveilleux s'y est
introduit.
Cette forme curieuse nous est donnée par le recueil indien la
Couka-saptali (« Les Soixante-dix [Récits] du Perroquet ») : dans
le texte sanscrit achiel, elle est moins nette que dans une autre recen-
sion, qui nous a été conservée par une traduction persane, le Touli-
Nameh (« Livre du Perroquet ») et par une version turque de cette
traduction. En voici les traits essentiels, dégagés d'une combinaison
de notre thème avec deux autres (1) :
Un roi a un favori, nommé Pushpahâsa (u Celui qui rit des fleurs »),
qui a le don de laisser tomber des fleurs de ses lèvres, toutes les fois qu'il
rit, comme d'autres personnages merveilleux pleurent des perles. Un jour,
Pushpahâsa est mandé au palais pour donner le spectaclp de son rire à de
nobles étrangers ; mais le malheureux vient de découvrir que sa femme le
trompe, et il ne peut rire. On le met en prison. En regardant par la fenêtre
de son cachot, il voit une fois la reine descendre au moyen d'une corde
vers un conducteur d'éléphant, son amant. Alors Pushpahâsa se met à rire
follement, et le cachot se remplit de fleurs. On va le dire au roi, qui fait
venir Pushpahâsa, et c'est ainsi que se découvre l'infidélité de la reine.
Le don de rire des fleurs disparaît et reparaît ici, exactement dans
les mêmes circonstances que la beauté du jeune homme des contes
précédents. Il existe donc un lien étroit entre cette seconde forme et
la première.
revient constamment dans le livre. Le nom de Bouddha signifie 1' « Illuminé » ; le
Bodhisattva est, selon l'expression de M. Emile Senart (Journal Asiatique, mai-
juin 1901), le « candidat à l'illumination parfaite » ; le « Bouddha de l'avenir », dit
M. A. Barth [The Religions of India, Londres, 1891, p. 121).
Donc, d'après le djâtaka n° 328, le Bodhisattva renaît dans une famille de brah-
manes. Quand il est en âge, ses parents voudraient le marier ; il voudrait, lui, être
ascète. Pour mettre fin aux importunités dont il est l'objet, il fait faire en or une
statue de femme et dit : « Si vous pouvez me trouver une fille comme celle-ci, je
l'épouserai ». Les parents font mettre la statue dans une voiture et la font pro-
mener « à travers les plaines de l'Inde ». Un jour, dans la traversée d'un certain
village, les habitants, en voyant la statue, la prennent pour la fille d'un certain
brahmane et s'étonnent de ce qu'elle soit dans la voiture. Aussitôt, les envoyés
demandent au brahmane la main de sa fille pour le fils de leur maître. — Le djâtaka
n° 531 traite le même sujet, mais avec beaucoup plus de développements.
(1) Richard Schmidt : Die Çukasaptali. Textus simplicior (Kiel, 1894). Cin-
quième Nuit à neuvième Nuit. — G. Rosen : Tuti-.\ameh (Leipzig, 1858), t. II,
p. 71-82). — W. Pertsch : Ueber Nachschabi's Papagaienbuch, dans la Zeilschriff
der Deutschen Morgenlaendischen Gesellschafl de 1867 (vol. XXI), pp. 529-530.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 275
Toujours dans l'Inde, il s'est créé une troisième forme, assez sin-
gulière, de notre thème, et un certain Hêmatchandra, moine de la
secte des Djaïnas, lui a donné place dans un de ses livres, au xii^ siè-
cle de notre ère (i) :
Certain brave homme, Dêvadatta, se croit en état de montrer par des
preuves évidentes à son fils que la femme de celui-ci, Dourgilâ, le trahit ;
mais Dourgilâ est une rouée qui réussit non seulement à enlever toute
autorité au témoignage de son beau-père auprès de son mari, mais même
à l'aire passer aux yeux du public le pauvre Dêvadatta pour un calomnia-
teur. Dêvadatta en est si affecté, qu'il en perd complètement le sommeil.
(( Un homme qui ne dort pas, se dit le roi, voilà le surveillant qu'il me faut
pour mon harem ! » I^t il nomme le bonhomme gardien du harem.
Dès la première nuit, le nouveau gardien, qui feint de dormir, constate
qu'une des reines se glisse vers la fenêtre et se fait descendre par un élé-
phant, qui la prend avec sa trompe et la dépose auprès de son cornac.
Alors Dêvadatta se dit que si les reines se conduisent ainsi, on est bien bon
de se faire de la bile au sujet de la conduite des autres femmes. Et il recouvre
le sommeil, si bien qu'il dort pendant toute une semaine. Quand il se
réveille, le roi l'interroge, et la vérité se fait jour. Mais le roi ne prend pas
si philosophiquement les choses et, après avoir d'abord voulu faire périr
la reine et le cornac, il les bannit tous les deux.
Le trait du sommeil perdu, puis recouvré, est motivé ici par des
circonstances tout à fait analogues à celles dans lesquelles nous
avons vu se perdre et se recouvrer, tantôt la beauté du héros (pre-
mière forme), tantôt le don merveilleux qu'il possède (seconde
forme). Les trois formes indiennes sont donc bien trois variétés d'un
même type.
Il est à noter que, comme les deux premières, la troisième a émi-
gré du pays d'origine : elle a passé dans la littérature arabe, puis
dans la littérature turque, avec tout l'enchaînement de ses incidents,
y compris ceux que nous avons laissés de côté pour abréger. Mais
certains traits se sont affaiblis en route, et le trait excellent du som-
meil perdu, puis recouvré, s'est effacé, au grand détriment du ré-
cit (2).
(1) AusgewseJilte Erzsehlungen ans Hêmacandras Parisiêtaparvan. Deutsch... von
Johannes Hertel (Leipzig, 1908), pp. 103 seq. — Le djainisme, dont la fondation
est contemporaine de celle du bouddhisme, n'a pas disparu de l'Inde, comme ce
dernier ; il s'y est maintenu et y compte partout, notamment dans le Nord-Ouest,
de nombreuses et florissantes communautés [Op. cit., introduction de M. .J. Hertel,
pp. 10-11.
(2) Extrait du Megmoua Hikaïat, n° 149, dans Cardonne : Mélanges de Littéra-
276 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Notons brièvement, pour cette première partie du prologue-cadre
des Mille el une A'f/j/s, les faits acquis :
10 L'Inde nous fournit un thème de conte, très ancien, présentant
trois variantes, dont l'une (la première) n'est autre que la première
partie de notre prologue-cadre ;
2° Ces trois variantes ont émigré : l'une vers le Nord (littérature
chinoise) et vers l'Occident (littérature arabe et littérature berbère,
et aussi littérature italienne et tradition orale hongroise, comme on
le verra plus loin) ; — la seconde, vers l'Occident (littérature per-
sane et littérature turque) ; la troisième vers l'Occident aussi (lit-
térature arabe et littérature turque).
Dans la migration vers l'Occident, la Perse a très vraisemblable-
ment joué son rôle habituel, si important, d' inlermédiaire ; car la
Perse a été la voie ordinaire par laquelle les contes indiens, écrits
ou oraux, ont passé pour pénétrer dans les régions occidentales
(depuis l'islamisme, dans l'immense monde arabe). Mais ce que l'on
cherchera vainement dans les contes que nous venons d'examiner,
c'est la moindre trace de Jces « légendes perses » autochtones que
suppose la thèse de M. De Goeje.
S 2 de la Section préliminaire
La seconde partie du prologue de- Mille et taie .\iiiis. — Deux djàlaka.^. — Autre <
contes inciens. — Seconde constatation quant à la thè«e de M. De Goeje.
Avant d'aborder la seconde partie du prologue des Mille el une
Nuits, il ne sera pas inutile de se demander pourquoi cette seconde
partie est venue s'ajouter à la première, seule existante dans le pro-
logue des Cent Nuits berbéro-arabes.
11 est, pour nous, certain que cette addition est la conséquence
d'une modification qui. dans les Mille el une Nuits, est venue altérer,
plus gravement qu'il ne semblerait au premier coup d'oeil, le conte
primitif, bien reflété ici par les Cent Nuits et par le conte sino-indien.
Nous devons constater, en efTet, que dans les Mille el une Nuits, la
substitution d'un roi, — un second roi, Shahzeman, frère du roi
Shahriar, — à un simple particulier supprime dans la marche du
ture orientale (Paris, l/'O), t. I, p. 39. — Medjmoua Hikâyat signifie en arabe
« Recueil d'histoires » ; c'est le titre d'un recueil de contes turcs, ou arabes traduits
en turc.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 277
récit une progression nécessaire ; car un roi ne peut dire, comme le
jeune homme des Ceni Nuits : « Si pareille chose arrive à un roi,
« à plus ferle raison cela peut-il m'arriver à moi, qui suis un jeune
« homme d'hier. » Et quand le rédacteur des Mille el une Nuits met
dans la bouche de son Shahzeman ces paroles : « Mon malheur est
« moindre que celui de mon frère... Cela est pire que ce qui m'est
« arrivé «, on peut se demander ce qui motive cette appréciation.
Le rédacteur des Mille et une Nuits l'a senti, — lui ou un précé-
dent arrangeur dont il aurait fait sien le travail ; — aussi a-t-il
rattaché au conte qui forme à lui seul le prologue des Cent Nuits un
second conte, dans lequel les deux rois se trouveront en présence
d'un être surhumain, à qui arrive pareille ou pire aventure (fu'à
eux-mêmes. La progression se trouve ainsi rétablie.
Nous allons monter que ce second conte n'est pas moins indien
que le premier.
Faisons remarquer, en commençant, que la seconde partie du
prologue des Mille et une Nuits se rencontre, formant un conte séparé
dlans un autre ouvrage écrit en arabe, V Histoire de Sindbâd, ouvrage
qui a été inséré en bloc dans certaines recensions des Mille et une
Nuits, pour aider à remplir cet immense cadre de mille et une nuits
de l'écits (1).
Dans ce conte (2), l'aventure de Shahriar et de Shahzeman avec
la captive de Vifrît arrive à un prince qui, un jour, est allé se pro-
mener seul. Quand le prince rentre au palais, le roi, apprenant qu'il
n'a plus son anneau, ordonne de le mettre à mort ; mais les vizirs
réussissent à faire prendre à leur maître le temps de la réflexion, et
tout s'éclaircit.
L'Histoire de Sindbâd, livre à cadre, a été empruntée par les
Arabes aux Pereans, et ceux-ci avaient eux-mêmes reçu de l'Inde
leur Sindibâd-N ameh (« Livre de Sindibâd »). C'est là ce qu'on peut
démontrer pour le cadre et pour nombre des récits encadrés, notam-
ment pour celui que nous venons de résumer (3).
Entrons dans l'Inde.
(1) Traduction Henning, partie X, pp. 142-236.
(2) Ibid., p. 222.
(3) Nous reviendrons plus loin (Section préliminaire, § 4, n° 5\ sur le? preuves
de l'origine indienne du cadre du Sifidibâd- X ameh.
278 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Au xi^ siècle de noire ère, le Cachemirien Somadeva mettait en
sanscrit versifié un célèbre recueil indien de contes,. aujourd'hui
disparu, la Brihalkathâ (c'est-à-dire la « Grande Histoire ^'. le « Grand
Récit »), rédige en langue vulgaire (prâkril) par un certain Gounâ-
dhya, à une époque qu'il n'est guère possible de fixer.
Ce livre de Somadeva, le Kalhà Sarit Sâgara, 1' « Océan des fleuves
de contes >', contient le récit suivant (1) :
Trois hommes, dont chacun vient de découvrir qu'il est odieusement
trompé par sa femme, se sont rencontrés en voyage et s'en vont ensemble
dans la forêt pour y mener loin du monde la vie d'ascètes. Un soir, après
avoir pris quelque nourriture, ils montent sur un arbre pour y passer la
nuit. Ils voient arriver d'abord un voyageur qui s'établit sous l'arbre,
puis un personnage mystérieux, qui surgit d'un étang et tire de sa bouche
un lit et une femme. Il s'étend sur le lit près de la femme et s'endort. Aussitôt
la femme va trouver le voyageur. Sur une question de lui, elle lui dit :
« Celui-ci est un dieu-serpent, et je suis sa femme, fille de la même race (2).
Ne crains rien ; j'ai eu parmi les voyageurs quatre-vingt-dix-neuf amants,
et tu feras le centième. « Mais, tandis qu'elle parle ainsi, le dieu-serpent
se réveille et voit ce qui se passe. Aussitôt il fait jaillir de sa bouche un jet
de feu qui réduit en cendres les coupables.
Et, à ce spectacle, les trois amis se confirment dans leur résolution de
se faire ascètes.
C'est bien le récit des Mille et une Auiis, moralisé ou, si l'on veut,
dans lequel la morale se venge finalement ; seulement, les person-
nages qui sont sur l'arbre et qui. notons-le, sont des maris trompés,
comme Shahriar et Shahzeman, ne font qu'assister en simples spec-
tateurs à l'aventure, tandis que les deux princes des Mille et une
Nuits sont contraints d'y jouer un rôle.
Un autre conte du même recueil indien va nous offrir ce trait de
l'intervention forcée (3) :
Deux jeunes gens — deux frères, couîme les deux rois des Mille et une
Nuits, mais non mariés — se mettent en route ensemble pour un pays
étranger, où ils vont étudier les livres sacrés. Un soir, ils s'arrêtent auprès
d'un lac, et, de peur des bêtes fauves, ils montent sur un arbre. Alors ils
voient sortir du lac un grand nombre de serviteurs qui apportent un lit tout
d'or et font les préparatifs d'un délicieux repas. Puis sort du lac un person-
(1) Kathà Sarit Sâgara, translated from the original sanskrit by C. H. Tawney
(Calcutta, 1881), vol. II, pp. 98-99.
(2) Dans la mythologie hindoue, « les serpents sont repré.sentés, particulièrement
sous le nom de Aàgas. comme plus ou moins revêtus de la forme humaine *t doués
de science, de force et de beauté. Ils résident, en grande partie, dans les profondeur^
de l'Océan et au fond de lacs et de grands fleuves, et encore plus souvent dans le
monde souterrain de Pàtàla, où leur capitale Bhogavati étale les plus éblouissantes
richesses ». (A. Barth : The Religions of Irtdia. Londres, 1891, pp. 265-266).
(3) Op. cit., II. pp. ■9seq.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 279
nage merveilleuscnient beau, un génie des eaux, qui tire successivement
de sa bouche une femme à l'air modeste et une autre d'une orgueilleuse
beauté. De ces deux femmes, la seconde est la préférée de leur commun
mari, à qui la dédaignée masse les pieds, pendant qu'il repose auprès de
sa rivale.
I-es deux jeunes gens ont l'imprudence de descendre de l'arbre pour deman-
der à la femme qu'ils voient faire ce massage, ce que sont ces « êtres immortels '>.
Alors la favorite, qui ne dort pas, prise d'une soudaine passion pour l'un
des deux frères, lui fait des propositions que le jeune homme repousse
avec indignation. Pour le rassurer, elle lui montre les cent bagues que nous
avons connues par les Mille et une .Vuifs; mais le jeune homme ne se laisse
pas séduire. Furieuse, la femme réveille son mari et accuse le jeune homme
d'avoir voulu lui faire violence. Le mari tire son sabre ; mais l'autre femme
se jette à ses pieds et lui raconte ce qui s'est passé, ce jour-là et précédem-
ment : les cent bagues confirmeront la vérité de ce qu'elle se décide enfin
à révéler pour sauver un innocent. Quant à sa véracité, à elle, elle va en
donner une preuve. Et au.ssitôt, jetant sur l'arbre un coup d'œil irrité, elle
le réduit en cendres ; puis, d'un regard apaisé, elle le fait revivre, plus beau
et verdoyant que jamais (1).
Le génie des eaux'rend alors justice à sa vertueuse femme ; quant à
l'autre, il la chasse, après lui avoir coupé le nez et enlevé les cent bagues (2).
Évidemment ce second conte du recueil de Somadeva porte,
comme le premier, et bien davantage encore, la trace de remanie-
ments : dans les deux cas, des littérateurs hindous, à des époques
inconnues, ont voulu adapter à un dessein moralisant un vieux conte
qui, à l'origine, devait être à peu près celui dont a été formée la
(1) Ceci est un exemple de la puissance souveraine que les idées hindoues prêtent
à l'afTirmation véridique solennelle : « Si je dis vrai, que telle chose arrive ! »
{2) Les deux contes mis en sanscrit au xi"^ siècle par Somadeva existaient-ils
déjà dans le recueil primitif en langue vulgaire (pràkrit), dans cette Brihatkathâ de
Gounàdhya, qu'ont connue au vi»^ et au vu*' siècle de notre ère, les écrivains indiens
Soubandhou, Bâna, Dandin, et qui passait pour un chef-d'œuvre ? Ou bien Soma-
deva, avec la liberté des arrangeurs orientaux, les aurait-il ajoutés au recueil origi-
nel, après les avoir pris dans la tradition indienne, orale ou écrite ? Tout ce qu'on
peut affirmer, c'est que le conte que nous avons donné en second lieu se trouve,
nous dit notre excellent ami, M. A. Barth, membre de l'Institut, dans un autrt
arrangement, non encore traduit en une langue européenne, de cette même Brihat-
kathâ, arrangement fait aussi au xi'^ siècle, un peu avant celui de Somadeva, par un
autre Cachemirien, nommé Kshemendra, sous le titre de Brihatkathâmanjari, c'est-
à-dire la « Poignée ", le Bouquet «, 1' « Eclogue de la Grande Histoire » (Livre XVL
correspondant au Livre X de Somadeva). L'autre conte, qui est un doublet, a été
probablement supprimé systématiquement par Kshemendra, qui a beaucoup
écourté son livre XVI. — Ni l'un ni l'autre des deux contes ne figure dans une
recension, non point prâkrite, mais sanscrite, de la Brihatkathâ, récemment décou-
verte dans le Népal : nous tenons ce renseignement d'une bienveillante commu-
nication de M. Félix Lacote, qui prépare actuellement la publication de cette recen-
sion.
La seule conclusion à poser, pour le moment, c'est donc qu'une forme de notre
thème existait certainement dans la Brihatkathâ en langue prâkrite qui avait cours,
au xi« siècle, dans le^pays de Cachemire.
280 ÉTUDES FOLKLORIQUES
seconde partie du prologue des Mille eî une Nuits et qui, selon toute
probabilité, est arrivé chez les Arabes par la voie habituelle, c'est-
à-dire par l'intermédiaire des Persans.
La littérature persane a conservé une variante de ce conte pri-
mitif dans son livre déjà cité, le Touti-Naineh (le « Livre du Perro-
quet »), adaptation du recueil indien la Çouka-saplati (les « Soixante-
dix [Récits] du Perroquet ») (1) :
En traversant un désert, un homme voit arriver un éléphant avec une
litière sur le dos. Effrayé, il grimpe sur un arbre. L'éléphant marche vers
l'arbre, dépose la litière de.ssous et s'en va brouter. L'homme, apercevant
dans la litière une belle femme, descend de l'arbre, et la femme peut faire
un nœud de plus à une cordelette déjà nouée cent fois. E^Ue explique à
l'homme que son mari est un magicien, qui s'est changé en éléphant et qui
va de place eu place, toujours avec sa litière sur le dos. Et voilà comme lui
réussit sa jalouse surveillance !
Ici, un magicien tient la place du « dieu-serpent » ou du « génie
des eaux ». Cet affaiblissetnenl du personnage surhumain primitif
avait déjà, très probablement, eu lieu, dans l'Inde même, avant
l'exportation de cette variante vers la Perse : nous pouvons, en
effet, citer un passage'd'un conte oral de l'Inde du Nord (du Kamâon,
région de l'Himalaya), dans lequel un fakir fait sortir de ses cheveux
nattés une petite boîte et en tire deux femmes d'une grande beauté.
(Le reste de ce conte très altéré ne se rapporte pas à notre sujet) (2).
Le magicien de la version persane correspond bien au fakir (magi-
cien, lui aussi) des Kamâoniens.
Une forme très particulière de ce même thème se rencontre dans
un document indien, dont l'âge ne peut être précisé, mais qui cer-
tainement est très ancien, dans un des 550 récits des aventures du
Bouddha en ses innombrables existences successives, récits dont la
réunion compose le livre canonique des Djâlakas (3). Le conte dont
(1) Touti Nameh. Eine Sammlung Persischer Mœrchen von Aechschebi. Deutsche
Uebersetzung von C. J. L. Iken (Stuttgart, 1822), p. 31. — W. Pertsch : Ueber Nach-
schabis Papagaienbuch, dans la Zeitschrift der Deutschen Morgenlsendischen Gesell-
schaft de 1867 (vol. XXI), p. 518.
(2) Minaef : Indiiskia Skaski y Lcgendy (Sainl-Pétcr-sbourg, 1877), n" .34. La tra-
duction de ce conte et des autres contes du recueil, tous publiés en russe, nous
a été dictée jadis par le savant et regretté P. Martinov, S. J,
(3) Voir sur les Djâtakas, plus haut, une des notes du § 1. — Un monument de
l'Inde, que l'on date sans hésitation des environs de l'an 200 avant l'ère chrétienne,
le stoupa (monument commémoratif) de Barhout, au sud d'Allahaba', est décoré
de bas-reliefs, dont les sujets sont pris dans les Djâtnkas, et les sculpteurs ont plus
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 281
nous allons donner le résumé (1), se racontait très probablement
dans l'Inde longtemps avant que les Bouddhistes l'aient remanié et
marqué, avec tant d'autres vieux contes indiens, d'un signe reli-
gieux tout extérieur ;
Le Bodhisattva (2) mène une vie d'ascète dans l'Himalaya. A peu de
distance de sa hutte vit un asoura (être malfaisant, sorte d'ogre) qui, de
temps en temps, vient visiter le « Grand Etre » et écouter la Loi ; après
quoi il retourne se mettre en embuscade dans la forêt pour capturer des
hommes et les manger. C'est ainsi qu'une noble et belle dame est enlevée
par cet asoura, qui l'emporte dans sa caverne et en fait sa femme. Il la
nourrit et la pare de son mieux et, pour la bien garder, il la met dans une
boîte, qu'il avale.
Un jour qu'il veut se baigner, il tire la dame de sa boîte et lui dit de res-
pirer un peu le grand air pendant qu'il prendra .son bain. Peu après, im
vidhyâdhara (sorte de sylphe), nommé < fils de Vâyou », passe par là, volant
à travers les airs, une épée à son côté. La dame l'aperçoit et lui fait signe
de descendre. Quand il a mis pied à terre, elle le fait entrer dans la boîte,
puis elle y entre elle-même, en le couvrant de ses vêtements. L'asoura,
de retour, ferme la boîte sans défiance, l'avale et s'en va saluer son ami
l'ascète, lequel, avec sa perspicacité surhumaine, dit en le voyant : « D'où
venez-vous, amis ? Salut à tous les trois ! » L'asoura s'étonne de cette
salutation. Alors le Bodhisattva lui expHque les choses, et l'asoura, effrayé
à la pensée que le sylphe, avec son épée, pourra bien lui fendre le ventre
pour s'échapper, rejette la boîte, l'ouvre, et le sylphe s'envole.
Et l'asoura fait cette réflexion finale : >■■ J'ai eu beau la garder dans mon
estomac, je n'ai pu m'assurer d'elle. Qui fera ce que je n'ai pu faire ? »
Il la laisse donc aller et s'en retourne dans sa forêt.
Dans ce vieux conte indien, l'être surhumain ne porte pas sur
sa tête, comme Vijrîl des Mille el une Nuits, la boîte dans laquelle
il a enfermé sa captive ; il avale cette boîte pour la mieux garder.
Ce trait étrange nous paraît être le trait originel, qui s'est affaibli
dans le conte arabe.
Le même trait de la femme avalée s'était déjà rencontré dans les
deux contes indiens de Somadeva, sous une forme plus primitive
encore peut-être ; car ces deux contes donnent, sans aucune expli-
cation et comme toute naturelle, l'histoire du dieu-serpent ou du
d'une fois eu le soin de graver sur ces bas-reliefs l'indication du djâtaka auquel est
emprunté le sujet représenté : Vda-djâtaka, liiddla-djâtaka, etc. — Mais, si de ce fait
on doit conclure que ces djâtakas particuliers existaient déjà deux ou trois siècles
avant notre ère, on ne peut naturellement poser une affirmation aussi précise à l'é-
gard de la masse des autres djâtakas et notamment à l'égard de celui que nous allons
résumer. Toutefois, il y a là pour eux tous, ce nous semble, une forte présomption
d'antiquité.
(1) Djâtaka n° 436 (volume III de la traduction anglaise citée § 1).
(2) Sur le sens de ce mot, voir § 1.
282 ÉTUDES FOLKLORIQUES
génie des eaux « tirant la femme de sa bouche ». Dans le djâtaka,
la chose a pris une précision plus grande, nous dirons presque une
certaine vraisemblance : avant df l'avaler, Vasoura met la dame
dans ce qu'en pharmacie on appellerait une capsule. Du reste, dans
ce même djâtaka, pour que l'asoura pût avaler, sans le soupçonner,
le sylphe avec la dame, il fallait bien cette capsule enfermant les
deux.
Notre djâtaka, sous une forme altérée, mais qui ne le rend pas
méconnaissable, a pénétré dans l'Asie centrale, chez les Tarandji,
petit peuple tatar, musulman de religion, qui, au cours du xviii^ siè-
c'e, est venu de la Petite Boukharie (Kashgar, Yarkand, etc.) s'éta-
blir dans la vallée de l'Ili (rivière se jetant dans le lac Baïkal), vallée
qui, actuellement est au pouvoir, partie des Chinois, partie des
Russes (1).
Le fils d'un vizir a enfermé sa jeune femme dans une maison qu'il a fait
bâtir « entre sept rivières ». Une vieille trouve moyen d'y introduire un
jeune homme, caché dans une caisse où elle dit qu'elle a mis ses " vêtements
mortuaires «. Le fils du vizir laisse passer la caisse sans faire do difficnUé?.
Un jour qu'il est à la chasse, il voit un kalender endormi (2), son sac
auprès de lui. Et voilà que sort du lac une femme très belle, puis un jeune
homme, et .quelque temps après, l'un et l'autre rentrent dans le sac. Alors le
fils du vizir se dit que les ruses des femmes sont infinies, et la lumière se
fait pour lui au sujet de la caisse aux vêtements mortuaires. Il invite le
kalender à venir avec lui dans sa maison entre les sept rivières, où il fait
servir trois assiettes. Tune pour lui-même, une autre pour le kalender ;
« la troisième, ajoute-t-d, pour l'homme qui est dans le sac ». Le kalender
se récrie : il n'y a que sa femme dans le sac ! Mais il lui faut bien se rendre
à l'évidencp. Puis le fils du vizir force la vieille à lui apporter la caisse.
La caisse est ouverte, et l'on y trouve un jeune homme.
Alors le fils du vizir fait au kalender des réflexions sur l'infidehté foncière
des femmes et termine en lui disant : « Retirons-nous du monde et voya-
geons. > Et ils s'en vont de compagnie.
Dans ce conte oral, apporté dans l'Asie centrale par l'islamisme,
Vasoura est devenu un kalender (comparer le jakir des Kamâoniens),
comme le « dieu-serpent » ou le << génie des eaux » est devenu, dans
le conte du Touti-Nameh persan, un magicien.
(1) W. RadlofT : Proben der Volkslitlcratur der nôrdlichen turkisclien Steemme. VI.
Theil (Saint-Pétersbourg, 1886), pp. 187 seq.
(2) Les kalenders sont une sorte de religieux mendiants musulmans, qui vaga-
bondent de-ci de-là, <■ recherchant la joie et le plaisir ». (Voir la note de Galland
surldi WW^ àe% Mille et une yuits.)
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 283
Tout merveilleux ayant disparu, le sac du kalender, remplaçant la
boîte de l'asoura, donne lieu à des invraisemblances vraiment par
trop grandes.
Il est très curieux de constater qu'un certain chant épique de la
Russie du Nord, une bylîne, rappelle à la fois, dans un de ses épi-
sodes, le djâtaka de VAsoura et les contes du Dieu-serpent, de
VIfrît, etc. (1).
Le héros, Ilya de Murom, averti par son cheval de l'approche du géant
Svyatogor, grimpe sur un chêne, d'où il voit arriver Svyatogor chevau-
chant, un colîre de cristal sur les épaules. Le géant tire du cofl're une femme
d'une merveilleuse beauté, qui lui prépare un somptueux repas ; puis il
s'endort dans une tente sous le chêne. La femme, apercevant Ilya sur
l'arbre, lui dit de descendre. Suit l'histoire bien connue.
Après quoi, la femme, désireuse sans doute d'avoir toujours Ilya auprès
d'elle, le met dans une des vastes poches de son mari le géant. Quand
Svyatogor est réveillé, il replace la femme dans le cofl're, qu'il charge sur
ses épaules, et remonte à cheval. Mais le cheval bronche, et, comme Svya-
togor le frappe de sa cravache, il dit : « Les autres fois je portais le héros
et la femme du héros ; maintenant je porte la femme du héros et deux héros :
rien d'étonnant que je bronche. »
Svyatogor fouille dans ses poches et en tire Ilya. Explication ; exécution
de la femme coupable ; pacte de fraternité conclu entre les deux héros.
On se souvient du : « Salut à tous les trois ! » du Bodhisattva. Les
paroles du cheval, quand il proteste contre le coup de cravache, inter-
terviennent tout à fait de même façon dans des circonstances à peu
près semblables.
Ainsi, cette forme indienne si spéciale que présente le djâtaka
a émigré, comme l'autre forme (celle du dieu-serpent). Nous avions
déjà vu émigrer aussi les trois variantes indiennes étudiées à propos
de la première partie du prologue qui nous occupe.
Dans le premier conte indien de Somadeva résumé plus haut, trois
(1) Voir W. R. S. Ralston : The Songs of the Russian People (Londres, 1872),
pp. 59 seq. — Cette byline fait partie de la collection de M. Rybnikofî, qui a recueilli
236 bylînes tplus de 50.000 vers), à partir de l'année 1859, où il entendit chanter
les premières dans le gouvernement d'OIonetz, près du lac Onega. Ce recueil (quatre
volumes) a été publié à Moscou, de 1861 à 1867.
284 ÉTUDES FOLKLORIQUES
spectateurs assistent, du haut d'un arbre, à l'aventure de la femme
du « dieu-serpent », et tous les trois ont eu la même infortune conju-
gale que Shahriar et Shahzeman. Mais, s'ils voyagent ensemble,
c'est le hasard qui les a réunis, et ils ne se sont pas mis en route de
compagnie « pour voir s'ils trouveront quelqu'un à qui même chosie
soit arrivée qu'à eux-m''mep '>.
Dans un djâtaka, nous allons rencontrer un semblable voyage...
d'instruction ; ce qui relie encore davantage à l'Inde la seconde
partie du prologue des Mille el une Nuils.
Le conte que nous avons à citer fait partie du djâtaka n^ 536.
assemblage d'histoires tendant à motiver des bordées d'invectives
frénétiques contre « la femme )i, cause de tout le mal aux yeux du
monachisme bouddhique. Notre histoire est la sixième (1) :
Le roi Kandari, de Bénarès, découvre que la renie Kinnarâ le trahit el,
qui plus est, avec un misérable et dégoûtant estropié. Il dit à Panlchâlal-
chanda, son pourohita (sorte de chapelain), « homme plein de sagesse »,
de faire couper la tête à la coupable ; mais Pantchàlatchanda lui conseille
de ne pas se fâcher si fort : toutes les femmes sont vicieuses et trompeuses.
« Si vous voulez vous en convaincre, je vons le montrerai. Déguisons- nous
et parcourons le pays. »
A peine ont-ils fait une lieue, qu'ils rencontrent un cortège nuptial,
conduisant à son mari une jeune fiancée. Le pourohita dit au roi qu'il ne
tient qu'a celui-ci de faire que la jeune fille « se conduise mal avec lui ».
En effet, le pourohita tend un piège à la malheureuse (il obtient du beau-
père, chef de l'escorte, que la fiancée entre, pour a.ssister, prétend-il, une
femme en couches, dans une tente où est caché le roi), et elle succombe.
Après avoir traversé toute l'Inde et s'être convaincus de toute façon de la
(> perversité naturelle » des femmes, les deux vertueux personnages rentrent
à Bénarès, et le roi chasse sa femme, au lieu de la tuer.
Un détail de ce djâtaka semblerait presque un souvenir des fa-
meuses « cent bagues ». Quand la jeune fiancée sort de la tente, le
roi lui fait présent de sa bague à sceller. Mais le pourohita ne veut
pas la lui laisser : il va trouver le chef de l'escorte et réclame la
bague comme ayant été dérobée à la prétendue femme en couches.
« En la remettant au pourohita. dit le djâtaka, la jeune fille lui griffa
la main en lui disant : « Tiens ! la voilà, canaille ! »
C'est le vrai mot de la fin (2).
(1) Vot V de la traduction anglaise, pp. 23'i-23fi.
(2) Notons que le pourohita, ce singulier professeur de morale, n'est autre que
le Pouddha lui-mcnie. — Les indianistes nous disent qu'il ne faut pas mettre en
cause ici la morale bouddhique, et que, dans leur campagne contre les femmes, les
rédacteurs des divers contes composant ce djâtaka n° 536 font flèche de tout bois,
même de vieux contes très scabreux. Sans vouloir rien contester, nous nous borne-
rons à constater l'absence complète de suceptibilité morale, de sens du quod decet.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 285
Le répertoire des contes asiatico-européens présente un autre type
de ce qu'on pourrait appeler le voyage d'expérience, une sorte de
parodie du voyage des Mille el une Nuils. De même que Shahriar
part avec son frère à la recherche d'un compagnon d'infortune, de
ipême un nouveau marié s'en va de chez lui en déclarant qu'il ne
reviendra que s'il trouve quelque part des gens aussi bêtes que sa
femme et ses beaux-parents ; il en trouve presque aussitôt et re-
tourne à la maison.
Ce thème est développé dans bon nombre de contes, d'un bout à
l'autre de l'Europe (1), et aussi, — ce qui est important, — dans un
conte qui a été apporté par les musulmans dans l'Asie centrale chez
les Tarandji, ce petit peuple tatar dont nous avons résumé ci-dessus
un autre conte de même famille qu'un des djâtakas cités (2). Et l'on
peut établir que les musulmans ont été, dans certaines parties de
l'Asie centrale et dans la Sibérie, comme dans l'Arabie ou dans les
pays barbaresques, les propagateurs d'une quantité de contes ori-
ginaires de l'Inde.
Arrivé à cet endroit de notre travail, nous ne pouvons que renou-
chez le moine bouddhique qui, en insérant dans son djâtaka un conte ramassé n'im-
porte où, n'a pas compris quelle impropriety c'était d'y faire figurer le Bouddha
sous les traits d'un personnage absolument scandaleux. — Certainement, les pré-
dicateurs du moyen âge adaptaient parfois à leurs sermons, en vue d'en tirer une
moralisatio, des histoires assez peu édifiantes en elles-mêmes. Peut-être, au besoin,
auraient-ils raconté un fabliau de ce genre, en lui donnant une interprétation
mystique à la façon des Gesta Romanoruin ; mais jamais il ne leur .serait venu à
l'esprit d'y faire jouer à un saint (et le Bouddha, constamment appelé, dans les
djâtakas, le « Béni », le « Grand Etre », est plus qu'un saint) le rôle de con.seiller
d'immoralité et de corrupteur de filles.
Notons, à propos de moralisationes, qu'en dehors de l'Inde, on a fait de l'histoire
des cent bagues une moralité. Dans un conte en langue syriaque moderne (dialecte
fellichi), qui a été recueilli en Mésopotamie près de Mossoul, chez des chrétiens,
le roi Salomon rencontre une très belle jeune fille et, séduit par ses charmes, il la
fait monter derrière lui sur son cheval pour l'emmener dans son palais ; mais, bien-
tôt, se retournant, il la trouve moins belle que d'abord ; puis il voit qu'elle est
hideuse. Alors, il la renvoie en lui redemandant sa bague, qu'il lui a donnée ; mais
il ne peut reconnaître cette bague au milieu d'une poignée d'autres bagues sembla-
bles. Et la jeune fille lui dit : « Je suis le Monde. Autant de Salomons que tu vois
ici de bagues sont déjà venus vers moi et repartis ». (Skizze des Fellichi-Diahkis von
Mosul, von E. Sachau, dans Ahhandlungen der Académie zu Berlin (Philos, u. his-
tor.), année 1892, p. 68).
(1) Voir Reinhold Koehler : Kleinere Schriften zur Mœrchenforscliung (Weimar,
1898), t. 1, pp. 81, 217-218, 266.
(2) W. Radloff., o/). ci'r., p. 257.
'2S6 ÉTUDES FOLKLORIQUES
vêler, au sujet de la seconde partie du prologue des Mille el une
Nuils, la triple constatation que nous avons faite au sujet de la pre-
mière partie : existence d'un thème indien avec variantes, dont l'une
est, avec tel détail plus primitif, notre seconde partie ; — émigra-
tion de ces variantes vers le monde musulman et même vers l'Eu-
rope (byline russe) ; — absence de la moindre trace d'une « légende
perse ■-.
S 3 de la Section préliminaire
Les deux prenitMes parties du prologue de^ Mille et une .\iiits en Europe.
Nous sommes revenu brièvement, il y a un instant, sur ce chant
épique russe qui rappelle d'une manière si int^^ressante le djâlaka
de VAsoiira.
11 est instructif de noter que, bien avant toute traduction des
Mille el une Nuils en langue européenne (la traduction de Galland,
la première de toutes, a paru de 1704 à 1717), le prologue du recueil
arabe (moins le cadre proprement dit) avait pénétré en Europe, où
il avait été fixé par écrit. Du reste, le prologue des Cenl Nuils y avait
pénétré aussi.
Au xvi^ siècle (1516), l'Arioste donnait, dans la première partie
de son trop fameux conte de Joconde, un récit analogue à celui des
Cent Nuils ; — au xiv^ ou xv^ siècle, le Lucquois Giovanni Sercambi
(né en 1347, mort en 1424) avait inséré, dans un ouvrage resté ma-
nuscrit jusqu'à ces derniers temps, un conte apparenté aux Mille et
une Nuils (1).
Dans l'Arioste (28^ chant de VOrlando Furioso), comme dans les
Cent Nuits, comme dans le vieux conte indien traduit en chinois au
iii^ siècle, un roi, — qui est ici le très historique Astolphe, roi des
Lombards, — est fier de sa beauté plus que de toute sa puissance ;
il demande, un jour, à un certain caua//ere romain, Fauste Latini,s'il
a jamais vu un homme aussi beau que lui. Fauste lui répond que,
dans le monde entier, le roi n'aurait pas son pareil, s'il n'y avait
à Rome un jeune homme, frère du tavaliere lui-même et nommé
Joconde. Le roi dit à Fauste de le lui amener. — De même que le
(1) Nous avons trouvé, pour cotte partie de notre travail, de précieux renseigne-
ments dans le livre de M. Pic Rajna : Le Fonti delV Orlando Furioso. 2''a éd. (Flo-
re nce, 1900), pp. 436 seq.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 287
jeune homme des Cents Nuits retourne chez lui pour aller chercher
son amulette oubliée, Joconde, à peine en route pour Pavie, la capi-
tale du royaume lombard, rebrousse chemin pour prendre un petit
reliquaire que lui a donné sa ferçime. — Comme dans les Cent Nuits,
comme dans le conte sino-indien, la beauté de Joconde disparaît
sous l'impression de son chagrin marital, et elle reparaît quand il a
vu que le roi Astolphe est plus malheureux que lui.
Dans Scrcambi (1\ le nom du roi, Manfred, roi des Deux-Siciles,
a été, comme l' Astolphe de l'Arioste, emprunté à l'histoire d'Italie ;
mais, ce qui est singulier, c'est qu'un Astolphe, nullement roi, mais
simple cavalière, joue dans Sercambi le rôle de Joconde. Les récits
des deux écrivains italiens sont, d'ailleurs, parfaitement distincts
l'un de l'autre, et ce qui les sépare bien nettement, c'est que le trait
si caractéristique, si primitif, du jeune homme le plus beau du
monde, dont la beauté disparaît et reparaît, ne se rencontre pas
chez Sercambi où le cavalière Astolphe tombe simplement dans une
mélancolie profonde (2).
Ce qui est particulier à Sercambi, c'est ceci : après que le roi Man-
fred a connu, en interrogeant Astolphe sur la disparition de sa mélan-
colie et en se mettant ensuite lui-même aux aguets, la trahison de
la reine, il propose à Astolphe d'aller courir le monde avec lui jus-
qu'à ce qu'ils voient bien clairement qu'il faut retourner à la mai-
son. Ici, la ressemblance avec la seconde partie du prologue des
Mille et une Nuits va devenir évidente :
Un jour, près de Lucques, les deux conipagnons se reposent dans un
endroit où il y a de l'eau (car on est en été) ; ils voient venir un homme —
un bourgeois de Sienne en voyage — chargé d'une grande et pesante caisse ;
ils se cachent dans un bosquet. L'homme ouvre la caisse, et il en sort une
belle jeune femme. Ils mangent et boivent ensemble ; puis l'homme s'étend
sur l'herbe, la tète sur les genoux de la femme, et s'endort. — Suit l'histoire
connue, où finalement le roi donne à la femme une riche bague, qui rappelle
les cent bagues enfilées des contes orientaux.
(1) Novelle inédite di Giovanni Sercambi (Turin, 1889), n° 84. — Pio Rajna :
Le Fonti..., pp. 443 .seq.
(2) Nous ne comprenons pas comment Benfey, ce Maître, a pu dire, dans son
Introduction au Pantchatantra (Leipzig, 1849, p. 460), que le conte de Joconde est
une « imitation (Nachakmung) du cadre des Mille et une Nuits ». Avant lui, il est
vrai, l'arabisant Michèle Amari, dans la Préface à sa traduction du Solwan el Mota\
d'Ibn Zafer (Florence, 1851, p. lxii), trouvait, au sujet de cette « aventure », que
le mot « imitée » n'était pas assez fort et qu'il fallait dire « copiée » (copiata). Ici
encore, c'est Guillaume Schlegel qui a vu clair quand, dans son Essai cité plus haut,
il dit (p. 529) que l'Arioste « devait probablement ce conte satirique contre la vertu
des femmes... à quelque ancien auteur de fabliaux », transmetteur inconscient des
fictions orientales.
D'un autre coté, nous croyons qu'aujourd'hui, Guillaume Schlegel ne prendrait
:iS8 ÉTUDES FOLKLORIQUES
On voit qu'ici le récit primitif, l'histoire de Vifrîl ou quelque his-
toire analogue, a été complètement prosaïcisé, et, par là même, il a
perdu cette vraisemblance relative que lui donnait, en Orient, l'em-
ploi du merveilleux.
Un conte oral, recueilli en Hongrie, est peut-être plus intéressant
encore que les deux contes italiens ; car il contient, réunies, l'intro-
duction de l'Arioste et la seconde partie de Sercambi, ofïrant ainsi
une combinaison, — que certainement les Hongrois ont reçue toute
faite, — du thème des Cent Nuits avec le thème des Mille et une
Nuits {l):
Un bon. me est si beau, qu'on promène son portrait dans tout le pays,
et quiconque a vu ce portrait, en achète un pareil et le met dans un cadre,
<< comme si c'était l'image de la Sainte Vierge x. La reine, ayant vu un de ces
portraits, dit au roi qu'une telle beauté n'est pas possible ; alors le roi dépê-
che deux huissiers vers l'homme pour qu'ils le ramènent.
L'homme, très satisfait, se met en route avec les huissiers ; mais tout à
coup il s'aperçoit qu'il a oublié son livre de prières, « sans lequel il ne voulait
pas l'aire un pas en avant ; car il croyait que sa beauté lui avait été donnée
par le Ciel, à condition qu'il récitât chaque jour les prières contenues dans
ce livre >.
Ce qu'il voit en rentrant chez lui, le fait devenir du coup < jaune comme
cire >• ; aussi le roi le trouve-t-il très différent du portrait. L'homme demande
alors à rester seul pendant trois jours dans une chambre isolée : au bout
des trois jours, il .sera redevenu beau. — Le roi lui fait donner une chambre
ayant vue sur le jardin, et l'homme s'y tient, dans l'embrasure de la fenêtre,
lisant et relisant sans cesse les prières de son livre. C'est de cette fenêtre
que, le dernier des trois jours, il voit la reine allant trouver un nègre affreux
à qui elle a donné rendez-vous dans un pavillon du jardin. Aussitôt l'homme
se sent guéri de sa peine, et son teint redevient rose.
iMais ce qui a consolé l'un, navre l'autre, et le roi propose à l'homme de
vo} ager avec lui par le monde entier pour que lui, le roi, y retrouve le calme.
Au cours de ce voyage, où ils ne rencontrent que trop de motifs de conso-
lation, le roi et son compagnon voient, un jour, dans un champ, quatre
bœufs attelés à une charrue ; mais ce n'est pas l'homme qui laboure, c'est
la femme, pendant que son mari sue et souffle auprès d'elle, chargé d'une
lourde caisse. Et, dans cette caisse, que le roi se fait ouvrir, malgré les
protestations de la femme, est un gros gaillard, que le pauvre mari est
obligé de porter.
pas la peine de discuter une autre opinion toute contraire à celle de Benfey et
d'Amari, l'opinion exprimée, en 1806, par Caussin de Perceval dans la Préface de
sa « Continuation des Mille et une Auiis » et qui incline à « soupçonner » l'auteur
arabe d'avoir emprunté son prologue-cadre... à l'Arioste ! ! !
(1) Revue des Traditions populaires, t. IV (1889), pp. 44 sq.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 280
Inutile de faire remarquer que, dans l'épisode final (l'épisode de
la caisse), — bien plus altéré encore que chez Sercambi, — l'idée pre-
mière a été tout à fait dénaturée, et que cette partie du conte est
devenue absurde.
Quelle était sa forme originelle *? Nous ne pouvons nous empêcher,
en l'examinant, de penser à l'épisode de plusieurs des contes précé-
demment cités, — très intelligible, cet épisode, dans son étrangeté,
— oii le mari porte aussi l'amant de sa femme, mais sans le savoir et
en ne croyant porter que la dame : tel, Vasoura du djâtaka, avec sa
caisse dans laquelle la captive a donné place au sylphe ; tel, le géant
de la bylîne russe, ayant la caisse de cristal avec la femme sur les
épaules et Ilya de Murom dans sa poche ; tel, le kalender du conte
tatar de l'Asie centrale et son sac, dans lequel il croit n'avoir en-
fermé que sa femme.
Si l'épisode final du conte hongrois n'a plus de sens, en revanche,
l'introduction est bien ingénieuse. On dirait que là le conte sino-in-
dien, — ce vieil arrangement, probablement bouddhique, d'un conte
primitif de l'Inde non encore retrouvé, — a été retouché par un
conteur intelligent.
Dans cette hypothèse, le portrait du bel homme promené partout
et montré comme curiosité, ce serait une modification très heureuse
du trait des deux statues d'or, insuffisamment expliqué dans le
conte sino-indien, et aussi du trait, beaucoup meilleur, de la statue
qui, dans le djâtaka, est promenée aussi dans tout le pays.
L'histoire du « livre de prières », à la lecture duquel le bel homme
croit attachée la conservation de sa beauté, ce serait une transfor-
mation, fort bien réussie, de ce passage niais du conte bouddhique
dans lequel le jeune homme, croyant, sur la foi du messager, qu'il
est appelé par le roi, « parce qu'il est un sage », retourne chez lui,
« pour y prendre les éléments essentiels de ses livres ».
Si cette conjecture est exacte, il serait arrivé, de l'Inde, en Occi-
dent, et une bonne forme du thème primitif indien non encore gâté
par les Bouddhistes ou autres (conte berbère-arabe, conte italien de
l'Arioste), et une mauvaise forme de ce même thème, dans laquelle
les altérations bouddhiques se reconnaissent sous d'habiles retouches
(conte hongrois).
Assurément, ce n'est pas chez les paysans hongrois que les
retouches ont été faites ; elles ont été faites en Orient : la Hongrie
est toute voisine des pays musulmans, et elle a été occupée plus
d'un siècle par les Turcs. Le nègre, qui figure dans le conte hongrois
19
â90 ÉTUDES FOLKLORIQUES
et qui correspond à Vesclave noir classique des contes Brabes, est
une marque d'origine.
^ 4 de la Section préliminaire
Le cadre proprement dit des Mille et une Nuits. — La grande fabrique indienne
de cadres. — Troisième constatation quant à la the?e de M. De Goeje.
Au x^ siècle de notre ère, deux écrivains arabes ont parlé des
Mille el une Nuits, qu'ils disent, l'un et l'autre, avoir été traduites
du persan, — entendons-nous bien : non point d'antiques légendes
de la Perse, mais d'un recueil de contes faits pour amuser.
Rien, certes, de moins surprenant, pour quiconque a étudié ces
questions, que cette origine immédiate attribuée aux Mille et une
Nuits, et nous aurons la filiation historique complète, si nous ajou-
tons que le recueil persan lui-même était certainement issu d'un
ouvrage indien, tout comme tel autre recueil persan, traduit lui
aussi en arabe et dont la provenance indienne est établie d'une
manière indiscutable.
Rappelons ce fait célèbre.
Sous le règne d'un roi de Perse de la dynastie des Sassanides,
Khosrou Anoushirvan (Chosroes le Grand), c'est-à-dire entre l'an 531
et l'an 579 de notre ère, le fameux recueil indien de fables et de
contes, le Pantchatantra, est rapporté de l'Inde en Perse par Bar-
zoûyeh, le médecin du roi, et traduit dans la langue de la cour, le
pehlvi, sous le titre de Kalilag et Damnag. — Sous le règne du
khalife Al-Mansour (754-775), Abdallah ibn Almokaffa, mort en
760. traduit la version pehlvie en arabe, sous le titre de Kalîlah
et Dimnah (1).
Il s'est passé sans aucun doute quelque chose d'analogue quant
au prototype persan des Mille et une Nuits.
Nous allons examiner ce que les deux auteurs arabes nous appren-
nent au sujet du cadre du recueil persan, aujourd'hui disparu (2).
(1) Voir là-dessus l'Introduction de Benfey au Pantsckatantra (Leipzig, 1859),
§ 3, p. 6, et § 13, et aussi Max Miller : Chips front a German Workshop, vol. IV
(Londres, 1875), pp. 158 seq., et p. 171.
(2) C'est l'orientaliste autrichien J. de Hammer-Purgstall qui passe pour avoir
découvert ces deux témoignages et qui les a fait connaître dans les écrits suivants :
Sur l'Origine des Mille et une iVuils (Journal Asiatique, année 1827, I, p. 253 seq.) ;
— Note sur Vorigine persane des Mille et une Nuits (Journal Asiatique, 1839, II
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 291
Voici d'ab«rd ce qu'écrivait, en 943, Maçoudi, dans le 68^ cha-
pitre de sa célèbre compilation historique intitulée, à l'orientale,
Les Prairies d'or et les Mines de pierres précieuses, à propos de livres
de fictions, traduits en arabe « du persan, de l'indien [d'après
d'autres manuscrits, du pehlvi] et du grec » (1).
A cette catégorie d'ouvrages appartient le livre intitulé en persan Hézâr
Ffzâneh, « Les Mille Contes » ; ce livre est connu dans le public (arabe)
sous le nom de Mille et une Nuits [d'après d'autres manuscrits, Mille
Nuits]. C'est l'histoire d'un roi et de son vizir, de la lille du vizir et d'une
esclave, lesquelles sont nommées Shîrzâd et Dînàrzàd.
Cinquante ans environ plus tard, en 987, Mohammed ibn Ishâk
en-Nadim, l'auteur de la grande bibliographie arabe, le Kitâb
el-Fihrist, « Le Livre du Catalogue », écrivait ceci (8^ Traité) (2) :
Les premiers qui mirent par écrit des contes pour en faire des livres
et qui firent raconter certaines de ces histoires par des animaux sans raison,
furent les anciens Perses. Les rois Arsacides de la troisième dynastie [de
255 avant l'ère chrétienne à 226 après] y en ajoutèrent d'autres et, aux
jours des Sassanides [quatrième et dernière dynastie, de 226 à 652], on
développa encore cette littérature. Les Arabes la traduisirent en arabe,
et les littérateurs et beaux esprits la polirent et embeUirent et aussi l'imi-
tèrent.
Le premier livre de ce genre portait en persan le titre de Hézâr Ef-âneh,
(' Les Mille Contes o. Le sujet en est celui-ci : Un de leurs rois (des Perses)
avait coutume, quand il avait épousé une femme et passé une nuit avec
elle, de la l'aire exécuter le lendemain matin. Il se trouva qu'il épousa une
fille de roi, nommée Shahrâzàd, intelligente et instruite, qui, pendant
qu'elle reposait près de lui, se mit à lui raconter des contes. Et elle eut soin,
à la fm de la nuit, d'arrêter son histoire à un point intéressant, ce qui pou-
vait porter le roi à la laisser en vie et à lui demander, la nuit suivante, la
fm de l'histoire. Mille nuits se passèrent ainsi, jusqu'à ce que la reine eut
de son mari un enfant ; elle dit alors au roi quel stratagème elle avait em-
ployé. Le roi admira son esprit et la prit si fort en affection qu'il lui accorda
la vie. Ce roi avait une kahramâné (duègne, nourrice ; d'autres traduisent :
intendante), nommé Dînâzâd qui vint en aide à la reine dans l'exécution
de son stratagème.
Nous ne nous arrêterons pas sur cette affirmation toute gratuite
du Fihrist, que les Perses auraient été les premiers à faire des re-
cueils de contes ; nous avons à envisager ici une question autrement
sérieuse et qui, croyons-nous, n'a jamais été même posée.
p. 171 seq.). Mais le premier de ces textes avait déjà été publié (peu exactement )
par Langlès dès 1814 (Voir Guillaume Schlegel, op. cit., p. 530-531).
(1) Nous citons d'après la traduction de feu M. Barbier de Meynard (t. IV, 18 65,
pp. 89-90) et d'après la traduction de M. Henning (à la fm de la traduction alle-
mande des Mille et une Nuits, déjà citée : XXIV<^ partie, p. 208).
(2) Nous citons d'après M. Henning, op. cit., p. 212-214.
292 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Si l'on rapproche du texte de Maçoudi le texte de Mohammed ibn
Ishâk, il semblerait qu'il y ait contradiction entre ce que les deux
écrivains arabes rapportent au sujet du cadre du livre persan des
Mille Contes.
D'après Maçoudi, les personnages du cadre des Mille Contes
sont : un roi et son vizir, la fille du vizir, nommée Shîrzâd, et une
femme esclave, nommée Dînârzâd.
D'après Mohammed ibn Ishâk, ces personnages sont ; un roi,
une « fille de roi », nommée Shahrâzâd, et l'intendante du palais,
nommée Dînâzâd. Point de vizir, ni de fille de vizir.
Nous croyons que cette contradiction apparente s'explique
facilement, si l'on admet deux recensions du livre persan : Maçoudi
aurait eu l'une sous les yeux, et Mohammed ibn Ishâk, l'autre.
Ce qui confirme cette hypothèse, c'est que le cadre des Mille et une
Nuits correspond bien, quant aux personnages, au cadre persan
qu'indique Maçoudi (sauf la substitution d'une sœur de Shîrzâd
à la femme esclave), tandis que le cadre du Kitâb ech-ChelKa
berbère, reproduction de celui du recueil arabe les Cent Nuits,
correspond (sauf la même substitution que dans les Mille et une
Nuits) au cadre persan décrit par Mohammed ibn Ishâk.
Nous avons résumé plus haut (§ 1) le prologue du recueil berbéro-
arabe ; voici son cadre, que nous reproduisons tel quel (1) :
Un jour, le prince (qui tuait toutes les femmes qu'il épousait) se prépara
à épouser la fille d'un roi et la demanda à son père. Celui-ci lui dit : « Elle
est à toi, mais à une condition. — Laquelle ? — C'est qu'elle sera accompa-
gnée de sa jeune sœur. — J'accepte la condition que tu indiques », répondit
le roi, et il s'occupa de célébrer son mariage. Puis il fit partir sa femme
et la sœur de celle-ci : le nom de la sœur était Dzou'liézal ; l'autre était
appelée Zàd'Chehar [Cheharzâd]. Lorsqu'elles furent en route, la première
dit à l'autre : « Ma sa^ur ! — Plaît-il ? » dit Zàd'Chehar. — « Raconte au
roi une histoire. « Elle commença ainsi : Etc.
Il est visible que ce passage du livre berbère est écourté et peu
clair ; mais ce qui ne peut laisser de doute, c'est que ce cadre du
Kitâb ech-Cfielh'a correspond au cadre persan visé par le Fihiist :
une fille de roi, pas de vizir ni de fille de vizir. Et cela suffit pour
rendre tout au moins vraisemblable notre hypothèse des deux
recensions du recueil persan des Mille Contes.
Le cadre proprement dit des Mille et une Nuils (première recen-
(1) Loc. cit., p. 454.
LE PROLOGUE-CADRE DES- MILLE ET UNE NUITS 293
sion persane) et aussi celui des Cent Nuits (seconde recension) font
partie, nous allons le montrer, de ce qu'on pourrait appeler un assor-
timent de cadres du même genre, qui présentent un même dessin
général, avec le même motif, se diversifiant dans les différents
modèles, — cadres qui tous proviennent évidemment de la même
fabrique.
On verra que cette fabrique est indienne.
Disons d'abord quel est, dans tous ces cadres, le motif caracté-
ristique constant. C'est ceci : chercher à retarder le plus possible,
dans l'espoir de l'empêcher finalement, la réalisation d'un événe-
ment redouté, et la retarder par le moyen d'histoires racontées.
Un premier modèle, assez simple, c'est celui que présente un
conte indien, qui a été tiré d'écrits djaïnas (1) par un indianiste
allemand, M. Hermann Jacobi, professeur à l'Université de Bonn,
et qu'un indianiste italien, M. P. E. Pavolini, professeur à VIstituto
di Siiidi Siiperiori, de Florence, a traduit en appelant l'attention
sur la ressemblance de ce conte avec le cadre des Mille et une
Nuits (2) :
Un roi, à qui une certaine jeune fille d'humble condition, très intelli-
gente, a, un jour, adressé des paroles mordantes, qu'il a prises en bonne
part, charmé de son esprit et de sa beauté, l'épouse. Il a déjà plusieurs
femmes, et il les appelle auprès de lui, chacune à son tour.
Le jour auquel a été fixé le tour de la nouvelle femme, celle-ci se rend
chez le roi, suivie d'une servante, à qui elle a dit d'avance : « Quand le roi
reposera, tu me demanderas un conte, de façon qu'il t'entende. » La servante
se conforme à ces instructions ; elle demande un conte, mais la reine lui
répond qu'il faut attendre que le roi soit endormi. Le roi, curieux de sa\oir
ce qu'elle va raconter, feint de dormir. Alors la reine commence à dire,
non pas précisément un conte, mais une sorte d'énigme, que la servante
ne peut comprendre et dont l'explication est remise au lendemain. — Le
roi, dont la curiosité est excitée, rappelle le lendemain la nouvelle reine, et
la même scène se reproduit. « Et ainsi, dit le récit hindou, elle sut, avec ses
(1) Voir supra (§ 2) une note sur la secte indienne des Djaïnas.
(2) Le texte du conte a été publié par M. Hermann Jacobi dans ses Ausgewœhlte
Erzœhlungen in Mâhârâshtri (« Choix de Récits en langue mâhàrâstrî »). Leipzig,
1886. Récit n° VII. — La traduction de M. Pavolini se trouve dans le Giornale délia
Società Asiatica Italiana, vol. XII (1899), pp. 160 seq.
294 ÉTUDES FOLKLORIQUES
merveilleux contes, captiver le roi, six mois durant. Pendant ce temps, le
roi s'était fortement épris d'elle. »
Et il ne veut plus voir qu'elle, négligeant toutes ses autres femmes.
Nous avons bien là, avec certaines particularités, le molif cons-
tant'de notre assortiment de cadres. En effet, si ce que redoute la
reine du conte indien n'a pas le tragique des Mille el une Nuits,
la perspective d'avoir à rentrer dans le rang, qu'on nous passe
l'expression, n'en est pas moins très désagréable, et c'est cet événe-
ment que la reine parvient, au moyen de ses contes et de ses énigmes,
à retarder d'abord et finalement à empêcher.
On aura remarqué que, dans l'exécution de son dessein, la jeune
femme est secondée par sa servante, qu'elle a stylée, trait qui se
reproduit, on l'a vu, dans la première recension des Mille Contes
persans et (un peu modifié) dans les Mille et une Nuits où la femme
esclave est remplacée par la sœur de l'héroïne.
Le trait de Vesclave, que nous retrouverons dans un conte lao-
tien (plus bas, 2), est certainement le trait original. Amener avec
soi au palais une esclave, des services de laquelle on peut avoir
besoin et qui, du reste, en Orient, ne compte pas, cela ne peut
soulever aucune difficulté ; mais faire venir sa sœur, qui s'installera
chez le roi, c'est autre chose.
Avant d'aller plus loin, il convient d'examiner si nous pouvons,
au sujet de ce conte indien, arriver à connaître, approximativement,
sinon l'époque de sa composition première, du moins l'époque de sa
rédaction actuelle.
L'ouvrage dont cette historiette (kalhânaka) a été extraite par
M. Jacobi, est un commentaire sur un des écrits canoniques des
Djaïnas, V Ullarâdhyayana Sûtra (c'est-à-dire « Le Livre addition-
nel », (f Le Livre supplémentaire »), rédigé en langue vulgaire, en
prâkrii, comme toute la littérature canonique djaïna. Ce commen-
taire a pour auteur un certain Devendra Gani, qui vivait au com-
mencement du xii^ siècle de notre ère, et il est en langue classique,
en langue sanscrite, à Vexception des historieîies, lesquelles sonl en
prâkrii.
Vers la fin de l'historiette qui nous occupe ou plutôt d'une
seconde partie s'y rattachant (1), Devendra interrompt le cours de
la narration pour présenter une remarque philologique sur la cor-
(1) H. Jacobi {op. cit.), p. 55, ligne 9.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE N'UITS 295
respondance d'un mot de ce texte prâkrit avec un mot sanscrit
de même sens, et il ajoute : « Ces récits [les historiettes insérées
« dans le commentaire] sont écrits (ici) tels qu'ils onl été vus (ren-
« contrés) dans les (ou dans des) anciens livres. »
Le commentateur du xii^ siècle ne se donne donc nullement
comme l'auteur, ni même comme le rédacteur du conte qui nous
fournit cette intéressante forme de cadre : ce conte, il l'a trouvé
dans les « anciens livres «, et il l'a inséré tel quel, avec sa rédaction
en prâkrit, dans le commentaire rédigé par lui-même en sanscrit.
Quels peuvent avoir été ces « anciens livres », dans lesquels
Devendra a puisé ses récits ? Un des indianistes les mieux informés
en tout ce qui touche les Djaïnas, M. Ernst Leumann, professeur
à l'Université de Strasbourg, croit probable que c'ait été quelqu'un
des recueils prâkrits de contes qui ont existé dans l'Inde au com-
mencement du moyen âge et qui ont disparu depuis. Mais l'expres-
sion de Devendra est si vague qu'il peut encore avoir puisé à d'autres
sources.
Quant à l'âge de notre historiette, le dire de Devendra ne nous
avance pas beaucoup ; car ses « anciens livres », de combien étaient-
ils plus anciens que lui ?
Mais M. Leumann a fait, relativement à cette chronologie, une
découverte bien autrement importante. Notre historiette se retrouve
dans ce qu'il appelle la « tradition » d'un livre canonique djaïna
(autre que celui qui a été commenté par Devendra), VAvaçyaIca
Sûtra (« Le Liyre obligatoire », c'est-à-dire traitant des observances
obligatoires des religieux djaïnas), et l'on peut ainsi remonter
jusqu'au v^ siècle de notre ère et peut-être plus loin.
Résumons les très instructives communications que M. Leumann
a eu la bonté de nous faire à ce sujet (1).
La doctrine djaïna, primitivement transmise de vive voix, a été
fixée par écrit, d'abord brièvement dans des espèces de sommaires
prâkrits, mis en vers pour être plus facilement retenus et appelés
Niryukti. Ensuite, dans le haut moyen âge, quand on commença
à écrire cette doctrine dans toute sa teneur, en prose prâkrite,
vinrent, vers le vii^ siècle, les commentaires, les Cûrni (pranoncer
Tchoûrni). toujours en prâkrit, auxquels se substituèrent plus tard
les Tilxâ, rédigés en sanscrit, moins les historiettes qui sont conser-
vées dans la langue originelle, et, plus tard encore, les Vrilti.
(1) Au Congrès des Orientalistes, tenu à Stockholm en 1889, M. Leumann avait
annoncé sa découverte du « cadre des Mille et une Nuits » dans des écrits djaïnas
(Trubner s Record, 1889, p. 151).
296 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Or, quand quelque chose, une historiette, par exemple, se ren-
contre dans tous les commentaires (Cûrni, Tikâ, Vrilli) d'un livre
canonique, on peut dire qu'elle appartient à la « tradition « de ce
livre et qu'elle date au moins du vu® siècle, les Cûrni ayant été
rédigées à cette époque environ. Et c'est une date minima, car la
tradition écrite a toujours été précédée d'une tradition orale,
analogue pour le contenu, qui peut être beaucoup plus ancienne.
Il existe, du reste, à ce sujet, une probabilité et même une certitude,
quand le vieux sommaire versifié de la doctrine, la Niryukli, ren-
ferme une allusion à la chose, à l'historiette en question.
Eh bien, nous en avons déjà dit un mot, l'historiette djaïna qui
met en scène un prototype de Shéhérazade, M. Leumann l'a retrou-
vée, — correspondant assez exactement à la reproduction de Deven-
dra, — dans toute la « tradition » {Cûrni, etc.) qui se rattache au
livre canonique djaïna VAvaçyaka, et, de plus, il a constaté, dans
une strophe de la Niryukti de ce livre (XIII, 12), une allusion à cette
même historiette.
M. Leumann en conclut très logiquement qu'ainsi est assuré le fait
(te l'existence de cette historiette dans la « tradition » de VAva-
çyaka, à une époque assez reculée, « disons au vi^, au v® ou au
IV® siècle ».
Nous ajouterons, de notre côté, qu'avant d'entrer dans la tradi-
tion orale de VAvaçyaka, notre historiette existait certainement
(nous en avons des indices qu'il serait trop long d'énumérer ici)
dans l'immense répertoire oral des contes de l'Inde. Ce qui nous
reporte, pour l'époque de son invention, à une date bien autrement
ancienne que le iv® siècle.
De la grande fabrique indienne vient encore le très curieux cadre
d'un recueil de contes que les Siamois ont traduit du sanscrit ou du
pâli, le Nonihouk Pakaranam.
Voici ce cadre, qui autrefois a été seulement indiqué par feu
Adolf Bastian (1), et que M. E. Lorgeou, professeur de siamois à
l'École des Langues Orientales vivantes, a pris obligeamment la
peine de nous faire connaître d'une façon précise (2) :
(1) Dans la Te\ueMemande Orient iind Occident, t. III, livraison I (1867), p. 171,
176, et dans Ad. Bastfan : Geographische und ethnographische Bilder (Jena, 1873),
p. 270.
(2) Le titre du recueil siamois est tout indien. Nonthouk Pakaranam, « Les Fables
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 297
Le roi de Pàtalibout (Pâtalipoutra, dans l'Inde), nommé Aiçvarya-
bhàràja ( « Roi Splendeur de la Souveraineté » ), se met, un jour, dans une
furieuse colère contre les seigneurs de sa cour qui ont détourné les yeux de
sa personne, pendant qu'il leur donnait audience ; il ordonne au « Grand
Ministre de la Justice » de les faire saisir et de les mettre tous à mort. Le
ministre ose plaider en faveur des coupables ; il représente au roi que, s'ils
ont un moment détourné les yeux, c'était pour un motif de curiosité excu-
sable ; ils n'ont pu s'empêcher de regarder un Brahmane qui se mariait ce
jour même, mais sous une conjonction d'astres si complètement favorable
que la femme qu'il a prise ne pouvait être comparée qu'à une déesse. Le
roi consent à faire grâce : « Mais quoi ! dit-il, voici un simple brahmane
qui épouse une déesse, et moi, qui suis le souverain, je ne puis trouver,
parmi les seize mille femmes de mon harem, une seule qui possède les
qualités requises pour être reine ! » Pour s'assurer les mêmes chances
que le Brahmane, il veut qu'on lui amène chaque jour, pendant une année,
une nouvelle épouse, et c'est le Grand Ministre de la Justice qui se chargera
du soin d'y pourvoir : s'il y manque un jour, il sera mis à mort avec toute
sa famille.
Le ministre exécute fidèlement l'ordre du roi ; mais un jour arrive où il
lui est impossible de trouver aucune jeune fille dans les conditions exigées :
d'une beauté sans défaut, noble et n'ayant pas plus de dix ans. 11 rentre
chez lui désespéré. Sa femme remarque sa tristesse, l'interroge et ne peut
obtenir de réponse. Elle s'adresse alors à sa fille Nang Tantraï (1). « Va, lui
dit-elle, trouver ton père, et tâche de savoir ce qu'il a. » Le ministre finit
par révéler à l'enfant la situation terrible dans laquelle il se trouve (2).
Elle lui propose alors de la présenter elle-même au roi. « Soit, lui dit-il, je
serai hors d'affaire pour aujourd'hui, mais demain, mais les jours suivants !...
— Laissez-moi faire, répond Nang Tantraï ; je saurai mettre un terme
aux exigences du roi. » Le père objecte l'âge de l'enfant (elle n'a pas dix ans),
et son inexpérience. Afin de le convaincre, elle lui raconte une histoire
où l'on voit deux filles de son âge tirer d'embarras par leur adresse, l'une
sa mère avec elle-même, l'autre son père.
Nang Tantraï est donc conduite au palais avec la solennité et la pompe
ordinaires. Lorsque le roi est entré dans sa chambre à coucher, Nang
Tantraï, qui attend au milieu des miatrones, des dames de la cour et des
servantes, leur propose de raconter des histoires pour éviter l'ennui et se
de Nonthouk », équivaut au sanscrit Nandaka Prakarana, au pâli yandakapparana.
(j\'ontoukh = Nandaka est le nom du personnage principal du plus long des récits
du recueil, de ce » sage bœuf » qui joue un rôle dans le Pantchatantra indien). —
Tous les récits du recueil siamois, nous écrit M. E. Lorgeou, sont traduits plus ou
moins fidèlement du sanscrit ou du pâli : on le reconnaît non seulement à la nature
des fables ou contes eux-mêmes, mais encore aux noms propres, qui sont tous em-
pruntés à la langue sanscrite ; on le reconnaît aussi à un nombre extraordinaire
d'expressions sanscrites conservées par le traducteur, enfin à des commencements
de phrases en pâli cités avant le texte siamois, conformément à l'usage générale-
ment suivi dans les traductions des livres bouddhiques.
(1) Nang (néang en cambodgien) : « Madame, Mademoiselle ».
(2) C'est évidemment par erreur que le rédacteur siamois dit plus haut que, si
le ministre n'exécute pas l'ordre donné, il sera mis à mort avec toute sa famille. Le
ministre, dans la suite du récit, ne paraît inquiet que pour sa propre vie.
298 ÉTUDES FOLKLORIQUES
tenir éveillées. Toutes se récusent, et elle est in\itée à conter elle-mên«e.
Elle commence : le roi, charmé, l'écoute sans dire un mot ; mais, le lende-
main matin, il déclare qu'il ne veut pas qu'on lui amène d'autre fille que
Nang Tantraï, qui poursuivra indéfiniment la série de ses contes.
Dans ce conte indo-siamois, apparaît un clément tragique : non
pas, comme dans les Mille el une yuils, l'exécution successive de
toutes les femmes que prend le roi (elles ne sont que congédiées),
mais la menace, suspendue sur la tête du vizir, d'être mis à mort s'il
ne fournit pas au roi le contingent voulu de jeunes filles. C'est cette
menace que la fille du vizir réussit à conjurer par son talent de
conteuse, en même temps qu'elle s'assure d'une manière perma-
nente la dignité de reine.
Ici, croyons-nous, est venu se combiner avec ce qui est essentielle-
ment notre thème, un autre thème indien, le thème de la fille avisée
qui. voyant son père dans l'embarras, lui donne des conseils et le
tire d'affaire (1).
Poussons encore plus loin vers l'Extrême-Orient. Nous allons
retrouver le conte indo-siamois dans l'île de Java ; mais ce caillou
roulé, il faut l'en.ploi de la méthode comparative pour en recon-
naître la structure originelle.
A Java comme au Siam, le conte en question sert de cadre à un
recueil de contes. Ce recueil javanais est intitulé Tantri Kamandaka,
c'est-à-dire « Le Livre de Kamandaki )\ — Kamandaka se rattache
au nom propre sanscrit Kamandaki, qui est le nom de l'auteur d'un
Niliçâslra ou Traité de la politique, en vers sanscrits, ouvrage
encore existant et maintenant publié. Ce traité enseigne ex professa
ce que les deux célèbres recueils indiens de contes et fables, le
Panlchalanlra et VHilopadeça (qui sont aussi des nitiçâslras), ensei-
gnent plutôt par l'exemple. — Tanlri est le sanscrit lanlra. « trame »,
métaphoriquement « livre «, comme dans Panlchalanlra, les « Cinq
Livres ». Et, paraît-il, lanlra a pris de bonne heure, en sanscrit, le
sens de Traité sur la politique (2).
(1) Dans les livres indiens ou provenant de l'Inde que nous connaissons, c'est
plutôt la bru d'un ministre qui joue ce rôle. Voir, dans la Revue biblique (jan-
vier 1899) notre article Le Livre de Tobie et V Histoire du Sage Ahikar, pp. 64, 65. —
Dans certains livres également indiens, c'est une jeune femme qui soufile au minis-
tre, son mari, la réponse à diverses questions embarrassantes (W. R. S. Ralston :
Tibetan Taies derived jrom Indian Sources. Londres, 1906, pp. 162-165).
(2) Nous résumons ici les explications que M. A. Barth a eu l'amitié de nous
donner sur ce Tantri Kamandaka.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 299
La seconde partie du recueil javanais porte le titre de Nandaka-
prâkarana, c'est-à-dire le titre général du recueil siamois, et pré-
sente le cadre du Panlchatantra.
Voilà déjà des marques de l'origine indienne du livre javanais ;
il y en a d'autres encore. Ainsi, chaque récit se termine par un vers
sanscrit, conservé dans la langue originelle, et l'on retrouve parfois
de ces vers, soit dans le Panlchatantra, soit dans les Indische Sprùche
{ « Maximes indiennes » ), publiés en 1863-1865 par Bœhtlingck.
Nous avons prié un savant hollandais des plus compétents,
M. H. H. Juynboll, l'obligeance même, de bien vouloir compléter
à notre profit les renseignements sommaires déjà donnés par lui,
dans diverses publications, sur le cadre général du recueil javanais (1)
et nous sommes arrivés aux résultats suivants :
Dans le recueil javanais, le roi s'appelle Aiçvaryapâla, nom sans-
crit qui signifie « Protecteur de la Souveraineté » et qui fait très
bien pendant au nom, également sanscrit, du roi du recueil siamois :
Aiçvaryabhâ-râja, « Roi splendeur de la Souveraineté ». L'un et
l'autre régnent dans l'Inde, à Pâtalipoutra.
Dans le javanais, le roi menait d'abord une vie très innocente,
comme tous ses sujets. C'est seulement après avoir vu un brahmane
se marier qu'il en vient à se livrer tout entier aux jouissances sen-
suelles et à conclure chaque soir un nouveau mariage. Cela dure
jusqu'à ce que le patih (ministre) ne trouve plus de jeunes filles dans
le royaume. Sa fille à lui, dyah Tantri (la nang Tantraï du siamois),
le voyant sombre et préoccupé, s'offre à lui pour épouser le roi,
et elle sait si bien captiver celui-ci par ses jolis contes, qu'il ne pense
plus à changer de femme.
Certainement, le javanais, avec tout ce qu'il cite de pur sanscrit,
ne vient pas du siamois ; mais ce que nous pouvons affirmer sans
hésitation, c'est que l'un et l'autre viennent, peut-être par des recen-
sions différentes, d'un même original indien. Seulement le siamois
a parfaitement conservé le conte primitif : tout, dans le récit, y est
bien motivé ; on s'explique l'excentricité du roi et l'effet que produit
sur lui ce mariage du brahmane, lequel mariage, dans les conjonc-
lures où il a lieu, n'est pas un mariage ordinaire. Dans le javanais,
au contraire, où le mariage du brahmane paraît n'avoir rien d'ex-
il) Bijdragen tôt de Taal-, Land- en Volkenkunde van iVederlandsch-Indié, 7^
Volgr., II (1904), pp. 290 seq. — Encyclopeedie van Xederlandsch-Indië (Leiden,
s. d.), \° Tantri. — H. H. Juynboll : Supplément op den Catalogus van de Javaansche
en Madoeresche Handschriften der Leidsche Universiteits-Bibliotheek. Deel I (Leiden,
1907), p. 240.
300 ÉTUDES FOLKLORIQUES
traordinaire, on ne s'explique pas que ce mariage quelconque fasse
une si grande impression sur le roi, qu'il lui donne l'idée de se livrer
tout entier aux jouissances sensuelles. 11 y a certainement là une
altération grave du conte primitif.
Une autre recension du Tanlri Kamadaka, écrite en kawi (vieux
javanais) et provenant de l'île de Bali ou Petite-Java ( à l'est de la
grande île, dont la sépare un détroit) (1), est altérée encore davan-
tage. Plus la moindre mention du brahmane. C'est parce qu'il
prend en dégoût sa vie réglée que le roi de Patali Naganton (2)
veut épuiser les jouissances terrestres.
La suite du conte est la même que dans l'autre recension : le
paiih, menacé de disgrâce parce qu'il ne peut plus trouver pour son
maître que des laiderons, bossues, boiteuses, etc., est également
sauvé par sa fdle dyah Tanlri. — Dans ce conte, et probablement
aussi dans l'autre, c'est dyah Tantri qui offre elle-même au roi de
lui raconter « une petite histoire ».
Si nous retournons dans l' Indo-Chine, nous trouverons, au Laos,
un conte, — toujours un conte-cadre, — dont un orientaliste
distingué, M. Louis Finot, ancien Directeur de l'École française
d'Extrême-Orient, a bien voulu nous communiquer la traduction
et qui doit être classé dans ce groupe siamois-javanais, à côté des
exemplaires altérés (3).
Comme dans le siamois, un roi qui, accompagné de ses grands et
de ses conseillers, fait le tour de ses États, voit passer un cortège
nuptial, et il est frappé de la beauté de la jeune mariée. C'est à la
suite de cette rencontre que, — sans donner d'explications, comme
dans le siamois, pour motiver sa volonté, — il ordonne à ses conseil-
lers et à toute sa cour de lui amener chaque soir une jeune fille de
bonne famille.
(1) Tijdschrift voor Indische Taal-, Land-en Volkenkunde, t. VIII (1858), pp. 150
seq.
(2) Patali yaganton est évidemment une corruption du sanscrit Patali nagara.
Aagara signifie « ville ».
(S) Le conte laotien en question encadre une version d'une partie du Pantchatan-
tra indien et a pour titre ^'ang Mulla-Tantaï. La traduction de ce livre, que M. Finot
s'est chargé de publier dans le Journal Asiatique de 1909, a été faite, sur un
manuscrit venant d'un bonze, par le docteur Brengues, médecin-major des colo-
nies, mort en 1906.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 301
La conteuse, la nang Tanlraï siamoise, la clyah Tanlri javanaise,
s'appelle ici nang Mulla Tanlaï. — Notons qu'elle a sa servante
près d'elle dans la chambre du roi, comme l'héroïne du conte
djaïna ; et c'est à cette servante qu'elle offre de raconter des fables
et des contes, sous prétexte de se tenir toutes les deux éveillées,
pendant que le roi dort.
M. Finot fait, au sujet de ce nom de Nang Miilla Tanlaï, un rap-
prochement vraiment révélateur.
Laissons de côté Nang qui, en laotien, signifie « Madame, Made-
moiselle », comme en siamois ; mais Mulla Tanlaï n'est autre
(légèrement altéré) que le sanscrit Mûla Tanlra, c'est-à-dire « le
Tanlra [le Livre] original, principal ».
S'il en est ainsi* — et l'interprétation de M. Finot paraît ne sou-
lever aucune objection, — au Laos, comme au Siam et à .Java,
le titre de l'ouvrage est devenu nom propre de l'héroïne. On a pris
le Pirée pour un homme, ou plutôt pour une femme.
Vient ici se placer, dans la série, le cadre des Mille el une Nuils.
Dans ce cadre (et aussi dans celui de la recension n» 1 du recueil
persan disparu Les Mille Contes), le thème de la Fille avisée, est
combiné, comme dans le groupe que nous venons d'examiner,
avec le thèni'e simple. Car il n'est pas exact de dire que Shéhéra-
zade se fait épouser par le roi dans le but principal de sauver de la
férocité de celui-ci les jeunes filles exposées à en être les victimes :
le motif déterminant au début, le premier mobile a été pour elle de
sauver son père. Si le rédacteur des Mille et une Nuils ne le dit pas
expressément, c'est qu'il a mal compris l'idée primitive : du reste,
il met dans la bouche de Shéhérazade des paroles qui n'ont pas de
sens : « Au nom de Dieu, — fait-il dire à Shéhérazade, — marie-
« moi avec le roi : ou bien je resterai en vie, ou bien je serai une
« rançon pour les filles des musulmans et la cause de leur délivrance
« de ses mains (du roi). »... Feu E. W. Lane nous apprend (1) qu'en
marge de ce passage le docte musulman Sheykh Mohammed 'Eyâd
avait écrit, sur son manuscrit, cette remarque naïve : « Il semble-
« rait qu'elle (Shéhérazade) avait trouvé un stratagème pour
(1) The Thousand and One Nighls. A new Translation by Edw. Will. Lane (Lon-
dres, 1841), vol. I,p. 39.
302 ÉTUDES FOLKLORIQUES
« empêcher le roi de se marier de nouveau, s'il décidait de la tuer ;
« autrement, le simple fail qu'elle aiirail élé luée n'aurait pas élé un
« moyen de sauver les autres jeunes filles. » Cette dernière réflexion
est parfaitement juste. Évidemment ce que Shéhérazade veut sau-
ver, c'est son père, elle-même, et les « filles des musulmans » par
surcroît.
Sauver chacun de la mort; car nous ne sommes plus chez un roi
qui se contente de renvoyer chaque matin la femme épousée de la
veille, — de la renvoyer « chez ses parents », afin de « ne pas trop
augmenter le nombre des femmes dans le palais », dit une des
recensions indo-javanaises. — Comme moyen d'éviter l'encombre-
ment, Shahriar emploie le cimeterre.
Il est vrai que Shahriar, — et aussi son double des Cent Nuits, —
n'est pas du tout dans le cas du roi indo-siamois : ce dernier n'a
d'autre grief contre les femmes que de ne pas lui avoir donné la
« déesse » souhaitée ; Shahriar, lui, veut se venger sur chaque nou-
velle épouse de l'affront que lui a infligé la première et, en même
temps, il veut couper court à tout recommencement de l'aventure.
De là l'emploi de procédés qu'on a qualifiés de « musulmans ».
Musulmans, oui ; mais peut-être pas exclusivement musulmans :
le roi du cadre des Mille Contes persans, le roi de Perse dont parle
Mohammed ibn Ishâk, le bibliographe du Fihrist [suprà, § 4), tue
chaque matin sa nouvelle femme, tout comme Shahriar, et le livre a
été rédigé avant l'invasion des Arabes en Perse.
Malheureusement Mohammed ibn Ishâk ne nous dit pas ce qui a
rendu ce roi de Perse si féroce. Un livre de l' Indo-Chine, — encore
un livre du Laos, — n'en dit pas davantage au sujet d'un person-
nage similaire. Voici le cadre de ce livre, dont les noms propres
montrent bien l'origine indienne (1).
Un roi change de femme chaque nuit, et chaque malin, il tue sa femme
Il en a déjà tué un grand nombre, lorsque est appelée auprès de lui une
princesse très intelligente. Elle prend bien garde de s'endormir et, au cours
de la première veille (avant minuit), elle dit au roi : « Les rois ont d'ordi-
naire des ministres qui ne sont pas si méchants que le ministre du roi
Vesammatita (2). Écoutez, ô roi. Ce prince avait une reine qu'on avait
surnommée Panhcha Kalyâney, parce qu'elle était très jolie (3)... » Cela
(1) Adhémard Leclère, Contes laotiens et contes cambodgiens (Paris, 1903), pp. 159
seq.
(2) Vessammatita, nous dit M. A. Barth, paraît bien être le pâli vesammatita —
sanscrit vaishamyâtita, « qui a surmunté (toutes) les dilTicultés ».
(3) Panhcha Kalyâney peut être indiffÎTeminent le sanscrit pantchakalyâni ou
le pâli pantchakalyâni. C'est un adjectif féminin devenu un nom propre : « qui pos-
sède cinq (ou les cinq) qualités, vertus, marques heureuses ».
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 303
dit, la princesse se tait. « Néang (Madame), pourquoi vous taisez-vous ? dit le
roi. Continuez donc de me parler de néang Panhcha Kalyàney. »
La princesse raconte cette histoire, puis, à la demande du roi, encore
une autre. Quand elle cessa de parler, le jour commençait à poindre. Le roi
était enchanté d'elle : il la trouvait intelligente, si charmante, si belle et si
bonne conteuse, qu'il ne la tua point et la choisit pour être sa première et
grande reine.
Le traducteur, M. Adhémard Leclère, estime qu' « on doit admet-
tre » que l'auteur du livre laotien s'est « inspiré » des Mille et une
Nuits {pour son cadre, bien entendu, aucun des contes encadrés ne
se trouvant dans le livre arabe). — « Doit-on » forcément 1' « admet-
tre » ? Il nous semble que non. Si simple qu'il soit, le cadre du
livre laotien se dessine avec assez de netteté pour marquer sa ressem-
blance avec le cadre des Cent Nuits, bien plus qu'avec celui des
Mille et une Nuits. L'héroïne n'est pas la fille d'un ministre, mais
une « princesse », tout à fait comme dans les Cent Nuits, et comme
dans le cadre du livre persan des Mille Contes (recension mentionnée
dans le Fihrist). Les Mille et une Nuits doivent donc être mises
hors de cause.
Maintenant, comment le trait des femmes tuées (et non simple-
ment répudiées) chaque matin figure-t-il dans le conte laotien
dont l'origine est indienne ? C'est ce que nous ne nous chargeons
pas d'expliquer. Nous nous bornerons à constater, d'après les récits,
traduits par M. Adhémard Leclère, que, dans l' Indo-Chine, on ne
suit pas toujours les coutumes de l'Inde d'après lesc|uelles, paraît-il,
la vie d'une femme est aussi sacrée que celle d'un enfant, d'un
brahmane... ou d'une vache : un conte cambodgien (p. 215) nous
montre, en effet, un roi condamnant à avoir la tête coupée deux
femmes bavardes, dont les indiscrétions ont mis leur commun mari
en danger de mort.
On nous dira : il y a là une exagération de conte. Mais, même
chez les Musulmans, le trait du roi qui tue une femme chaque matin
n'est pas un trait de la vie ordinaire, mais bien un trait de conte,
que les Arabes paraissent avoir reçu d'un livre persan non encore
islamitisé.
Un quatrième modèle de cadre, portant la marque de la même
fabrique, c'est celui que nous présente un recueil persan de neuf
contes, qui, dans un manuscrit de la Bibliothèque Bodléienn§
304 ÉTUDES FOLKLORIQUES
(Oxford), est intitulé L'Histoire des Neuf Belvédères, et dont une
traduction française, d'après un manuscrit de la Bibliotiièque alors
Impériale, a été publié en 1807 par le baron Lescallier (1). Ici ni la
vie de la conteuse n'est menacée, ni même sa condition de première
reine ; ce qu'elle cherche à sauver par ses contes, c'est la vie de son
père, contre lequel le roi a de grands griefs :
Chirzâd, empereur de Chine, s'étant un jour établi dans un de ses neuf
belvédères, dit à sa femme Goulchàd, fille d'un vizir qui, pour un temps,
a usurpé le trône : « Vous savez que votre père a fait périr ma mère ; d'après
la loi du talion il a mérité la mort, et je ne puis me dispenser de lui faire
subir cette juste loi. » La reine, alors, raconte un premier conte et retarde
l'exécution. Et ainsi de suite, dans les huit autres belvédères.
Dans un autre conte persan (des Mille el un Jours) (2), c'est aussi
la vie de son père, et non la sienne propre, que sauve une jeune fille,
Moradbak. en allant, à la place du bonhomme, tout à fait impropre à
cette tâche imposée, raconter à un roi soufTrant d'insomnie, des
contes pour abréger les longues nuits.
Cinquième modèle : pour sauver la vie d'un autre (qui n'est pas
un père, ni un parent), d'un innocent, condamné avec précipitation
par un roi, plusieurs personnes, — et non simplement une, comme
dans les précédents cadres, — retardent, en racontant des histoires
(ici des histoires appropriées à la circonstance), l'exécution de
l'injuste sentence et parviennent enfin à la faire réformer.
Tel estj à l'est de l'Inde, le cadre d'un livre et d'un conte laotiens
et d'un conte cambodgien (3) ; à l'ouest, le cadre des livres arabe
(Livre de Sindbâd), syriaque fSindbân), etc., d'où dérive le fameux
Livre des Sept Sages de notre moyen âge européen (4).
(1) Hermann Ethé : Catalogue of tke Persian Maniiscripts in the Bodleyan Library,
p. 439. — Neh Manzer ou les Aeuf Loges. Conte traduit du persan par M. Lescallier
(Gênes, 180:).
(2) V. Chauvin : Bibliographie des auteurs arabes. Fascicule VI (1902), p. 85. —
Benfey : Kleinere Sckriften zur Mœrchenforschung (Berlin, 1894), p. 196.
(3) Adhcmard Leclère, op. cit., pp. 108-12:, 143-155 et 128-131.
Cl) Nous savions que le grand ouvrage bibliographique arabe du x» siècle, le
Fihrist (déjà cité), attribuait au Licrede Sindbâd une origine indienne. Un savant
arabisant a bien voulu nous renseigner là-dessus d'une manière précise. — Au
tome I, p. 305, de l'édition Fltigel, le Fihrist (en 987) parle des ■< livres de l'Inde »
sur les anecdotes, les plaisanteries et les récits, qui se trouvent dans la littérature
arabe, et, parmi ces livres indiens, il mentionne, avec le Kalilah et Dimnah et autres
I.I-; l'IKtl.uGL'K-CADHE lUlS AIII.I.K KT IXE M'ITS ^Un
'iVI (■.>(. l'iiliu, dans l'Inde niêni»' : 1" d.m- lis ]iru\inc('S' du Xonl
(district de Mirzâpour), le cadre d'un conte oral, aut{uel cadre res-
senihle tout à fait celui du conte caniljodgien (ajoutons que la
troisième des histoires encadrées dans le conte cambodgien n'est
autre que la seconde du conte indien) ; — 2° dans les provinifs
du Suil. un ronte en langue tamoule de même type que celui du
\(trd. mais plus cnniidef. encadrant notaiiimenl, les lii-luiii- ipii.
dans le conte cambodgien, figurrnt en pi-emière uL en lnn>ième
place (1) ; — 3" au Bengale, un conte oral ('?).
X()U> réunirons, en une catégorie finale, trois cadres oh se retrouve
le motif constant : il s'agit, en effet, de retarder, et, si c'est possible,
d'empêcher, en raconlant des contes, un événement que, pour une
raison ou pour une autre, on voudrait ne pas voir arriver. INIais ce
motif est tt"aité dans chacun d'une manière absolument différente.
Cadre de la Çoiika-saplali (les « Soixante-dix [Récitsj du Perro-
quet » ). — Histoires racontées, le soir, par un fidèle perroquet à la
ouvrages, < le grand livre de Sindbâd » et '• le petit livre de Sindbàd «. — Il est assez
singulier que le Fihrist qui, pour les Mille et une Nuits, n'aperçoit pas, au delà de
leur source immédiate persane (Les Mille Contes), le prototype indien, ne voie,
pour le Sindbâd, que le prototype indien de ce livre et ne dise pas un mot de Tinter-
médiaire persan, le livre Es-Sindibâd, que Hamzah d'Ispahan, écrivant quelques
années auparavant (en 961), donne comme ayant été «composé» (il aurait dû dire
traduit) au temps des successeurs d'Alexandre en Perse, c'est-à-dire des Arsacides
{Hainzcc Ispahanensis Annalium Libri X, trad. latine de J. M. E. Gottwaldt, Leip-
zig, 1848, p. 30). — On remarquera qu'il existait au x'^ siècle, d'après le Fihrist,
deux recensions du Livre de Sindbâd, comme il y a eu, à la même époque (nous
croyons l'avoir établi au commencement de ce § 4), deux recensions du livre persan
des Mille Contes.
Un savant hollandais, M. S. J. Warren, a reconnu, avec beaucoup de sagacité, des
traces de l'original indien (aujourd'hui perdu), éparses dans diverses versiims du
Sindbâd. Ainsi, certaine maxime, figurant dans l'histoire-cadre de la version syria-
que, de la versitin grecque, de la version espagnole, et qui n'y a pas de sens, peut
être reconstituée au moyen d'une maxime bien conservée, existant dans la litté-
rature sanscrite [Versla^en en Mededeelingen der Koninklijke Akademie van Weten-
schappen. Afdeeling Letterkunde, 4'J« Reeks. h'^" Deel, Amsterdam, 1903, pp. 41-.58I.
(1) yorth Indian Xotes and Guéries, décembre 1894, n'' 357. — Mrs H. Kingscote
and Pandit Natêsa Sastri : Taies of tlœ Sun (Londres, 1890), pp. 144 seq. — l'n
manuscrit taraoul (H. H. Wilson : Mackensie Collection. Descriptive Catalogue of tlie
Oriental Manuscripts... vol. L Calcutta, 1828, p. 220) doit, si nous en jugeons par
les noms du roi et du pays, ainsi que par le résumé trop bref et probablement un
peu inexact de Wilson, donner un récit semblable au conte tamoul.
(2) Talesofthe Sun,Y>- 305.
-2(»
306 I^TUDES FOLKLORIQUES
feninio de son maitro, afin d'amuser celle-ci, dont le nuui absent lui a
confié la surveillance, et d'empêcher des sorties nocturnes (1).
Cadre de la Velàla-panlchavinçati (les « Vingt-cinq [Récits] du
véh'ila ». sorte de vampire). — Histoires racontées par le vampire au
héros pour l'amener à rompre le silence par quelque réflexion sur
ee (pi'il vient d'entendre, et pour l'empêcher ainsi de venir à bout
d'une entreprise que le vampire veut voir échouer.
Cadre de la Sinhâsana-dvâlrinçali (les « Trente-deux [Récits] du
Trône >' }. — Histoires racontées par les trente-deux statues entou-
rant le trône du héros Mkramâditya, pour empêcher un de ses
successeurs, le roi Bhodja, de s'asseoir sur ce trône, dont il n'est
pas digne.
Rappelons que ce sont ces trois derniers cadres seulement que
Guillaume Schlegel a rapprochés du cadre des Mille et une NuHs,
et que ce simple rapprochement lui avait sufli pour reconnaître
dans le cadre du recueil persano-arahe la même marque de fabrique,
l'estampille indienne.
Il nous semble que nous avons tenu notre engagement de mettre
sous les yeux de nos lecteurs tout un assortiment de cadres, con-
struits sur un dessin fondamental unique, lequel apparaît, constani-
(1) Nous indiquerons ici, dans ses principales lignes, le cadre d'un recueil de
contes du Sud de l'Inde, en langue tamoule, composé (au xvu« siècle, paraît-il) par
un littérateur qui, dans son livre, a combiné, parfois assez maladroitement, toute
sorte de contes indiens [Madanakâmardjankadai, c'est-à-dire « Histoire du ràdja
Madana Kâma », traduit, sous le titre de The Dravidian Sights Entertainments,
par le Pandit Natesa Sastri. Madras, 1886).
Le fils d'un ministre a conquis la main de deux belles princesses ; mais il réserve
le choix de l'une d'elles à son ami, le prince .son futur roi, pour lequel il a entre-
pris son aventureuse expédition. Pendant douze nuits, il fait prendre patience aux
princesses en leur racontant des contes, et c'est le treizième jour seulement que,
sur interrogation des princesses, il leur fait connaître ce qu'il est et leur parle du
prince, son maître.
Qu'il y ait eu imitation ou non de la part du littérateur tamoul, c'est, ce nous
semble, auprès du cadre de la Çoukasaptati que le cadre de son livre doit être rangé
dans notre série.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET VST. M'ITS 307
ment visible sous les modifications inêinc It-s pins importantes, dans
les difl'ércnts modèles.
Ces modèles, nous en avons rencontré des exemplaires dans l'Inde
d'abord, c'est-à-dire au lieu même de fabrication (n"^ 1, «3, 0 a, h, c),
et aussi, avec toutes les marques de fabrique (notamment noms
propres sanscrits, citations de sanscrit ou de pâli), dans des pays
(iimporlalion, qui ont reçu de l'Inde leur littérature, soit en totalité,
comme le Siam (n» 2), le Laos (n^s 2, 3, 5), le Cambodge (n» 5) ; soit
en partie, comme Java (no 2).
Et, dans la série que forment ces divers modèles, série pour ainsi
dire graduée, se classent tout naturellement, à leur rang (n" 3), le
cadre des Mille et une Xuils. ainsi que son prototype persan des
Mille Coules.
Comment ce cadre persano-aral)e est-il là, si bien à sa place ? La
réponse est très simple : c'est que ce cadre est un produit de la
même fabrique que les autres, un produit indien, importé en Perse,
puis de là dans le monde arabe. En effet, ne l'oublions pas, l'Inde a
exporté ses contes, non pas seulement vers l'Extrême-Orient
(Indo-Chine, Indonésie) et vers les contrées du Nord (Tibet,
Chine, etc.), mais aussi vers l'Occident, et d'abord vers la Perse.
Faut-il rappeler encore une fois ce fait historique du Panlchatantra
apporté de l'Inde à Chosroës le Grand au milieu du vi^ siècle de
notre ère, et aussitôt traduit dans la langue de la Perse d'alors ?
Cet événement, — du moins le poète national Firdousi (930-1020)
l'a célébré plus tard comme tel, dans son Livre des Rois, — a eu
lieu au milieu du vi^ siècle de notre ère. La Perse était alors, sans
que personne le pressentît, à la veille de la conquête musulmane
et des désastres qui, à coups redoublés, de 641 à 652, frappèrent
et finirent par renverser la dynastie des Sassanides. Est-ce sous
cette dynastie que fut importé aussi, de l'Inde en Perse, l'ouvrage
qui est devenu en Perse le Livre de Sindibâd et, dans l'Europe du
moyen âge, le fameux Livre des Sept Sages ? Il semble Ijien, en
tout cas, que ce fut au temps de la Perse non islamitisée (1). Plus
tard, la Perse, — la Perse nmsulmane, — recevra de l'Inde la
Çouka-saplali (les « Soixante-dix [Récits] du Perroquet » ), dont <dle
fera son « Livre du Perroquet » (Touii-Nameh).
Dans les anciens temps, sous les Sassanides, comme précédem-
ment sous les Arsacides, nous voyons la Perse recevoir de l'Inde,
jamais lui donner. Et un orientaliste italien, M. Pizzi, professeur à
(1) Voir supra § 4, n° 6, note.
308 KTL'DHS I-Ol.Kl.DHIglKS
l'rnivt'is.iLr de 'rurin, luuis païaît avoir i-ai?<on i|Liautl il moiiUr
qu'on Perse la culture inli'liecluelle de ces épociues élait une culture
non enlièroment nationale, mais d' « emprunt », — d'emprunt aux
Grecs, d'un côté, aux Indiens, de l'autre, — et quand il ajoute :
« Aussi, tandis que tout ce temps fut relativement pauvre en ouvra-
ges originaux, // abonda par contre en iradiiclions (1). ■>
Dans de telles conditions, est-il probable que les Persans, qui
n'ont inventé ni leur Kalilag cl Damnag. ni leur Livre de Sindibâd,
aient inventé leur livre des Mille Conles ? Comment croire aus.si que,
s'ils l'ont inventé, si notamment ils en ont inventé le cadre, c«! cadre
se trouve. j»ar un hasard merveilleux, sans aucune entente préalable
avec les Hindous, présenter des marques distinctiN'es qui forcément
doivent lui faire attribuer un numéro d'ordre dans une série d?
types similaires, de fabrication indienne ?
Reste -une dernière supjjosition, car nous voulons tout épuiser :
Rebroussant le courant qui amenait chez eux les livres de contes
indiens, les Persans antérieurs à la conquête musulmane, c'est-à-
dire au vii^ siècle, auraient apporté dans l'Inde ce cadre que l'on
suppose inventé par eux, et cela aurait donné aux Hindous l'idée
de créer toute cette série de cadres que nous venons de passer en
revue et où le cadre persan occupe non point le n^ 1 dans l'ordre
logique qui va du simple au composé (c'est le très vieux conte
djaïna qui tient cette place), mais le n^ 3... A vrai dire, y a-t-il
personne qui ait jamais soutenu cette hypothèse, telle que nous la
présentons, c'est-à-dire en essayant de l'ajuster aux faits ? Nous
ne le croyons pas ; car, jusqu'à présent, personne n'a dressé, avec
le numérotage, cette liste de cadres, et, si l'on a indiqué la possi-
bilité d'une importation du cadre persan dans l'Inde, on l'a fait, —
à la manière des dilellanli, — en termes vagues et sans rien pré-
ciser (2).
(1) Italo Pizzi : Maniiale di Leileratura persiana (Milan, 1887), pp. 66-68.
(2) Le céli-bre indianiste Albreclit Wel)er, — qui, malgré la pénurie des docu-
ments à sa disposition, avait reconnu, comme Sclilegel, l'origine indienne du prolo-
gue-cadre des Mille et une .\iiits, — mentionne loyalement (Sitzungsberichte der
Akademie zu Berlin, année 1889, t. II, p. 734) ce fait, qu'un livre persan de contes
a pénétré dans l'Inde, où il a été traduit en sanscrit. Mais à quelle époque remonte
ce fait isolé ? A une époque relativement récente, au xV siècle. C'est un prince
hindou musulman, Zaïn al-Abidîn (1 'i22-1472), qui a fait tpaduire ce recueil persan
par un certain Crîvara, sous le titre de Kathâkautuka (« Histoires délectables »). —
A. Weber ajoute que, d'après tel auteur, il a été fait « récemment » dans l'Inde une
traduction > directe » des Mille et une Nuits... Il s'en, est même fait et imprimé
I)liisieurs à partir de 1828, en diverses langues vulgaires, et on peut en voir la liste
dans la Bibliographie des auteurs arabes, de M. Victor Chauvin (IV, p. 19-21). Mais
qu'est-ce que cela prouve relativement à ce qui s'e.st passé sous les Sassanides ? —
LE PR()LOGrE-CAJ)RK DKS MILLE ET l'NE NUITS 309
En résumé, d'après les données de l'histoire littéraire, les Hindous
ont été des inventeurs et des exporlaleiirs de livres de contes ; les
Persans ont été des récepteurs, des traducteurs. Pourquoi, dans le cas
des Mille Conles, ces mêmes Persans ne seraient-ils pas, comme
dans les autres cas, des récepteurs aussi et des traducteurs ? En l'ait,
la marque de fabrique, l'estampille indienne bien nette montrent
qu'il en a été ainsi, et l'origine indienne du prologue-cadre des
Mille et une Nuits, déjà démontrée pour les deux premières parties
par de vieux documents, nous parait n'être pas moins certaine pour
la troisième partie, pour le cadre proprement dit,- qui est le cadre
des Mille Contes.
CONCLUSION PRÉLIiMIXAIRE
Origine indienne, dérivations de vieux contes indiens, voilà qui
est en complète contradiction, — constatons-le, — avec l'élément
essentiel de la thèse de M. De Goeje, avec sa supposition de l'exis-
tence d'une antique légende perse, source commune dont le prologue-
cadre des Mille et une Nuits et le Livre d'Esllier seraient des d(''ri-
vations parallèles. L'Inde, d'un seul coup, démolit tout.
Mais nous n'avons pas l'intention d'en rester là et de nous abriter
derrière cette constatation pour esquiver la discussion en détail fies
arguments cie notre illustre adversaire. Tout au contraire ; on le
verra prochainement..
Si Albrecht Weber tJtait encore de ce iiiuade, nous lui auriuns appris de plus que des
contes oraux provenant certainement des Mille et une Nuits ont été recueillis
récemment dans des villages indiens. Ces contes se distinguent, du reste, très facile-
ment des contes autochtones, parfois leurs prototypes. Ainsi, nous espérons mon-
trer, un jour, le prototj'pe d i fameux conte d'Aladdin sortant de l'Inde, se costu-
mant à l'arabe et rentrant, en assez mauvais état sous ses vêtements d'emprunt,
au pays natal.
310 ÉTUDES FOLKLORIQUES
DEUXIÈME ARTICLE
PREMIÈRE SECTION
LE PROLOr.UE-CADRl-: DES MILLE ET UNE NUITS ET LE LIVRE d'eSTHER
ONT-ILS POUR COMMUNE ORIGINE UNE ANTIOUE LÉGENDE PERSE ?
LA THÈSE DE M. DE GOEJE
11 nous semble que, dans noire Section préliminaire, nous avons
réuni un faisceau de preuves qui sera diiïicilemenl rompu ; nous
nous croyons donc en droit d'aflirmer. avec Guillaume Schlegel et
plus formellement encore, que 1' « encadrement » des Mille et une
Nuits vient de l'Inde.
Comment, de l'Inde, cet encadrement est-il arrivé chez les Ara-
bes ? Il y est arrivé, certainement, par une voie historiquement
connue, par la voie qui, passant par la Perse, a amené, au viii^ siècle
de notre ère, chez ces mêmes Arabes, un autre recueil indien de
contes, le Pantchatanira (un recueil à cadre, lui aussi, mais à cadre
tout différent), qui est devenu le Kalilah et Dimnah (1).
Deux écrivains arabes ont dit, dès le x^ siècle (Section prélimi-
naire, § 4), que la littérature arabe a reçu de la Perse les Mille el
une Xuils avec leur cadre ; mais ils ne se sont pas occupés de recher-
cher si les Persans ont été des inventeurs ou de simples Iransmel-
ieurs. L'auteur du Fihrist paraît même admettre, comme allant de
soi, que le cadre des Mille Contes, modèle du cadre des Mille et une
Xuils, serait une production purement persane.
Nous avons, dans notre Section préliminaire, complété et rectifié
à cet égard les informations de Maçoudi ejb de Mohammed ibn
Ishâk, et, ce qui était déjà établi pour le Kalilah el Dimnah, nous
espérons l'avoir démontré pour le j)rologue-cadre des Mille el une
yuih. dont nous avons retrouvé tous les éléments dans l'Inde.
Chose étonnante, un savant de la valeur de l'illustre arabisant
M. De Goeje. (jui déclare « impossible à méconnaître » (onmishenbar)
(1) Voir notre exposé à ce sujet dans la Section préliminaire, § 4, au commen-
cement.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 311
l'origine indienne d'une partie dfs contes compris dans le cadre des
Mille el une Nuil^ (nous citons l'article original iiollandais, p. 392),
ne paraît pas môme s'être posé la question au sujet de ce cadre, et
c'est le témoignage, non contrôlé, de Maçoudi et de Mohammed
ibn Ishâk, — de ce dernier surtout, — qui paraît lui avoir donné
l'idée de sa thèse de la vieille légende perse, mère de Shéhérazade
et d'Esther, thèse dont la base est absolument ruineuse, mais que
nous examinerons néanmoins de près, à cause du nom si considéré
de son auteur.
Mais il faut d'abord donner une petite phrase de Mohammed ibn
Ishâk, qui suit immédiatement, dans le Fihrisl, le passage que
reproduit notre Section préliminaire (§ 4), car on dirait que ces
quelques mots ont été pour M. De Goeje une indication direclrice.
En 1839, feu de Hammer-Purgstall, publiant pour la première
fois le fragment du Firhisl, traduisait ainsi la phrase en question :
« On raconte aussi que ce livre (le livre persan des Mille Coules)
« a été écrit par Homâï, fille de Bahman... » Peu après (en 1841
et 1842), d'autres arabisants, Lane et G. Weil, montraient qu'il y
avait là une erreur de traduction, et que le vrai sens est celui-ci :
f( On raconte aussi que ce livre a été écrit pour Homâï. fille de
Bahman... » (1).
Homâï, retenez bien ce nom ; car il va être, pour M. De Goeje, le
point de départ de ce qu'un autre arabisant, feu Aug. !MûIler, do
l'université de Halle, a proclamé « une découverte vraiment bril-
lante » (eine geradezu brillante Enldeckung), « une éclatante démons-
tration de l'identité de Shéhérazade et d'Esther », oui, de l'Esther de
la Bible (deni glœnzenden Nachweise der Ideniilsel von Scheherazade
und Esllier) (2). M. De Goeje voit, en effet, dans le prologue-cadre
des Mille el une \uits et dans le Livre d'Esther, deux dérivations
parallèles d'une même légende, d'une antique légende perse, qu'il
(1) Lane, op. cit., t. III., p. 737. — G. Weil, Heidelberger Jakrbûcher der Lite-
raiur (1842), p. 717. — D'après la Bibliographie des auteurs arabes de M. V. Chau-
vin (iv, p. 2, n" 5). de Hanimer a publié en 1839, dans la Wiener Zeilschriji jïtr
Literalur, tout un article intitulé Les Mille et une Xuits, œuvre de la Reine de Perse
Hcurnd'. Malheureusement, la Bibliothèque Nationale ne possède pas cette revuej
et nous ne l'avons pas trouvée davantage à la Bibliothèque Royale de Munich.
(2) Deutsche Rundschau, vol. 52 (Berlin, juillet-septembre 1887), p. 89, note. —
Bezzenberger's Beitrwge zur Kunde der indogermanischen Sprachen, vol. 13 (Gottin"
gen, 1887), p. 223.
31-2 KTLltES l'dl.KI.UKIQL'I'S
appelle, ]>;ir ia]»porL au récit aral>(> et au lécit hrlucu, la « légende
fondamentale » {grondiegende, eu liulhuulais).
M. De Goeje laisse, d'ailleurs, riuia<;iualion du lecteur se figurer
ce ([ue pouvait être la légende supposée. Quant à lui, sans tenter
auiuu essai de reconstitution, il se hoi'ne. après avoir cité ou plutôt
nieutiouné divers textes île ehronicpieurs arabes ou persans, à
iniliipuM-, dans le récit des Mille el une Niiih et dans Eslher, cpiel-
(pu's traits qu'il considère coinnie ayant lail ijartie des « traits
jtriiicipaux ^' (hoofdlrelken) de sa grondiegende (l).
Le pivot sur lequel repose le système de M. De Goeje, c'est, —
disons-le tout d<^ suite, — le nom ou plutôt le surnom de Tcherzâd
Shehrâzâd, Djehrnzâd, Shahràzâd. ((ur la légendaire Homâï, prin-
cesse, puis reine d(^ Perse, aurait j^orté, d'après des chroniques p^tr-
sanes reproduites pardes écrivains araires.
» La princesse Homàï, dit M. de (ioeje (2), est, d'apix's la légende perse
donnée par Firdousi, la fille et aussi (conformément à la coutume des
anciens Perses) l'épouse de Bahman Ardéchir, c'est-à-dire Artaxerxès l"
Longue-^Iain. Elle joue dans cette légende un grand rôle, et elle est pour
les I\M'sans à peu près ce que Sémiramis était pour les Babyloniens, en tant
que fondatrice de grands édifices. C'est un personnage à moitié mythique, —
son nom est déjà mentionné dans VAvesta^ — mais ses prototypes histori-
ques sont, selon toute vraisemblance, la Parysatis et l'Ato.ssa des écrivains
grecs. Firdousi dit qu'elle ])ortait aussi le nom de Sjahrazâd [Sliahrazàd,
dans la version anglaise]. Dans son histoire, telle que Maeoudi la raconte,
Ifs noms de Sjahrazâd et do Dînàzàd se rencontrent l'un el l'autre, le pre-
mier, comme le nom de sa mère (II, p. 129), qui aurait été juive (II, p. 123).
Ailleurs nous lisons (I, p. 418) que Bahman, le père de Homâï, avait épousé
une Juive, laquelle avait été la cause de la délivrance de son peuple en
captivité, dette jeune fille juive est nommée, dans un autre passage (II,
j). 122), I)înâzàd ; [ « mais, dit Maçoudi, tous ces événements" sont diverse-
ment rai>|)ortés ». Addition de la version anglaise\. Il est évidfnl qu'elle est
ri^sllicr (Ml Hadassa de la tradition Israélite. Tabari appelle Eslher la mère
(le Bahniiui (I, \). 688) et donne à Iloinàï elle-même le nom de Sjahrazâd
(I, p. G89), comme Firdousi. »
u 'l'ous ces événements sont diversement racontés '>, disait le
bonhomme Maçoudi au x<^ siècle de notre ère (il est mort en 956). Du
(1) Article sur les Mille et une .\uiis dans la revu« hollandaise de Cids (« Le
Ciuide »), année 1886, fascic. 3, septembre, pp. 385 seq. — Traduction presque
complète de ce travail dans V Encyclopœdia Britannica, 'i'= édition, vol. 23 (1888),
v° Thousand and One iXigltts.
(2) Nous traduisons d'après l'original liollandais, que suit à pou prèsla^version
anglaise.
LE rHOLUtU'E-GAItHE DF.S .MII>LE ET U.\E \UJTS 'M'S
reste, dans les textes auxquels M. De Goeje renvoie, le chroniqueur
arabe met à chaque instant sa responsabilité de compilateur à cou-
vert derrière une kyrielle de on dit, on prétend, d'après certains
récits, d'après une autre version, etc., et il faut une attention sou-
tenue pour ne pas s'égarer au milieu de ces racontars, souvent
contradictoires.
-M. De Goeje nous permettra de reprendre les textes indiqués par
lui et de les éclairer par d'autres documents qu'il n'a pas cités, et
aussi, toujours et partout, au moyen du contexte (1).
S I. — Excursion à travers les chroniques persano-arabes.
Qu'en rapporte-t-on?
Avant de faire, à notre tour, nue excursion vn {)lcin pays de la
fjtntaisie et de l'incohérence, nous relirons le petit expo-é de M. De
Goeje, et nous essaierons de formuler, d'une manière un peu pré-
cise, ce qui, dans cet exposé très concis, vise à démontrer la thèse
de r « antique légende perse ^), et de ses dérivations, arabe et hébraï-
(jue.
Dans ce que Maçoudi raconte au sujet de la fai^uleuse Homâï,
donnée comme fille d'un roi de Perse Bahman, on aurait à relever,
— si nous comprenons bien M. De Goeje, — deux noms significa-
tifs, les noms de Shalirâzâd et de Dinâzâd, c'est-à-dire les noms
des deux personnages féminins du prologue-cadre des Alitte et une
?\uits. Ces deux noms, l'histoire de Homâï les réunirait sur la tête
d'une Juive, femme de Bahman, laquelle serait appelée tantôt
Shahrazàd, tantôt Dinâzâd, mais sans que cette douljle appella-
tion l'empêche d'être, partout et toujours, la femme de Bahman
et la mère de Homâï, surnommée, elle aussi, Shahrazâd. En efïet, —
nous développons ici les déductions implicites de M. De Goeje, —
le « père de Homâï >', Bahman, a épousé une Juive, et il nous est
dit ([ue cette Juive s'appelle Dhiâzâd, Mais il nous est dit également
que la Juive, femme de Bahman et » mère de Homâï », s'appelle
Shahrazâd. Donc la mère de Homâï a deux noms et s'appelle à la
fois Shahrazâd et Dinâzâd.
Le nom d' « Esther » figurant aussi dans l'histoire de 'Homâï
(1) Nuus devons à un très distingué arabisant la connaissance d'une partie des
textes que nous ajoutons aux textes citt^s par M. De Goeje, et la traduction de
ceux qui n'ont pas encore été traduits en une langue européenne.
314 ÉTUDES FOLKLORIQUES
cuninie étant le nom de son aïeule, de la mère de xin père Bahman.
la (^ tradition israélite » se rencontrerait, dans cette histoire de
Homâï, avec la tradition persano-arabe. Et la fameuse <> légende
perse » primitive, que M. De Goeje considère comme ayant donné
naissance à ces deux « traditions o, apparaîtrait ainsi à l'horizon.
Y apparaîtrait-elle à des yeux non prévenus ?... Mais nous avons
d'abord à procéder à une petite enquête au sujet des personnages
(ju'on nous présente.
Esther viendra la première, introduite par les chroniqueurs
persano-arabes dans l'histoire d'une dynastie perse imaginaire.
Transcrivons Maçoudi, qui, en l'an 943 de notre ère, écrit ceci (1) ;
« La couronne [ de Perse] passa sur la tète de Bahman, fils d'Isfendiar,
fils (lui-même) de Youstasf, fils de Bohrasf... On dit que la mère de Bahman
était une femme juive de la famille du roi Tâlout (Saul) (2). »
Cette femme juive, un autre chroniqueur arabe un peu plus
ancien, Tal»ari (838-923), donne son nom (3) :
r " C'est Estâr, fille de Yaiyr, fils de Cham'a, fils de Qaïs, fils de Maaché,
fils de Tàlout (Saùl) le roi, fils de Qaïs (Cis), fils d'Abel, fils de Sarour,
fils de Bahrath, fils d'Afih, fils d'ichi, fils de Benyamin. »
11 est évident que cette Eiflâr est l'Esther de la Bible ; seulement
les chroniques persano-arabes lui attribuent pour mari, non point
un roi de Perse, mais un prince de Perse, le fabuleux héros Isfen-
diar, tué à la guerre sans avoir régné.
Voilà donc un emprunt indéniable fait à la Bible, et nous sommes
en mesure de préciser. Cet emprunt a été fait par l'intermédiaire
(1) Maçoudi : Les Prairies d'or et les Mines de pierres précieuses, triiduclion
Pavet de Courteilles et Barbier de Meynard. t. II (Paris, 1863), p. 127.
(2) Sur ce nom de Tàlout, voici ce que dit d'Herlieiol, dans sa Bibliothèque orien-
tale (édition in-folio de 1697, p. 1021) : « Tlialoul ben hissai, Thaluut, fils de Kissaï.
I' Nom ou surnom que Mahomet, dans son Aicoran, et gcnéraloincnt tous les mnsul-
I' mans, donnent à Saiil, premier roi des Israélites, qu'ils appellent aussi Schaoul,
' mais moins ordinairement. Le mot de Thalout tire son origine du verbe t/iàl,
•' qui signifie, entre autres significations, être plus grand qu'un autre, à cause que
1 Saùl surpassait tous les autres Israélites en grandeur, et que ce fut particulière-
' ment pour cette raison qu'il fut choisi pour être leur roi... »
(3) Nous citons d'après le texte arabe des Annales de Tabari, édité par M. De
Goeje de 1879 à 1901 (t. 1, pp. 687, 688).
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET INE NUITS 315
des docteurs juifs : la généalogie d'Estlier, telle qu'elle est donnée
par Tabari, l'indique sufilsaniment (1).
M. De Goeje, parlant de la « jeune fille juive » Dînâzâd, fait
remarquer qu' « elle est l'Esther de la tradition Israélite )\ L'expres-
sion exacte serait qu'elle est une contrefaçon de VEslher de la Bible.
On verra, dans la suite de cette étude, quels matériaux hétérogènes
sont entrés dans la confection de ces chroniques persano-arabes, et,
notamment, que ce personnage de Dînâzâd n'est autre qu'un
composé d'éléments bibliques.
D'Esther passons à Homâï (Khomâï, Khomâni), cette Homâï à
laquelle M. De Goeje rattache toute son argumentation.
Toujours d'après Tabari (I, p. 688, 689), le roi Bahman, le fils
d'Estâr, avait une fille, nommée Khomâni, qui régna après lui et
qui était surnommée Shahrâzâd (variante : Shaharzâd).
Un autre écrivain arabe, Al-Tha'âlibî, auteur d'une Histoire des
Rois de Perse (xi^ siècle de notre ère) (2), dit également, de la fille
de Bahman « appelée Khomâï, ou, dans les livres persans, Homâï »,
qu'elle était « nommée aussi Djehrâzàd ».
La grande épopée nationale persane le Shah Nameh, « Le Livre
des Rois », de Firdousi (930-1020) (3), rapporte, comme les chroni-
queurs arabes, au sujet de Homâï, qu' « on lui donnait aussi le nom
de Tcherzâd ».
Homâï a aussi un autre surnom, et c'est sous ce surnom de Sha-
mîrân ou Shemîrân (Sémiramis), qu'elle est la bâtisseuse men-
tionnée par ^L De Goeje, — trait qui, du reste, n'a aucun rapport
(1) La généalogie d'Esther que donne Tabari a été composée par la réunion des
généalogies sommaires de Mardochée {Esiher, ii, 5) et de Saul (I Rois, ix, 1). Elle
a ceci de commun avec la longue généalogie de Mardochée qui figure dans les deux
Targoums d'Esther (les Targoums sont des traductions araméennes, parfois para-
phrasées), qu'elle veut rattacher Mardochée et sa nièce Esther au roi Saiil, ce dont
la Bible ne dit rien. Il est tout à fait improbable qu'un Arabe ou un Persan ait été
assez familier avec la Bible pour avoir pu manipuler ainsi les textes. Cette manipu-
lation doit donc être le fait de quelque docteur juif.
(2) Al-Tha'àlibî : Histoire des rois de Perse, éditée et traduite par H. Zotenberg
(Paris, 1900), p. 389.
('<) Le Livre des Rois, par Abou'lkassim Firdousi, traduit par J. Mohl, éd. 8° de
1877, t. V, p. 11.
316 ÉTUDES l'OLKLOBlQUES
ni avi'O le pruloguc-cadre des Mille el une .\nils. ni mvcc le Livre
(r.Eslher (1).
Notons que, dans le monde littéraire persano-arabe. l'accord
n'était pas unanime relativement à l'origine de cette reine fameuse ;
d'après certains récits. 1 lomâï était la fille d'un roi d'Egypte, épousée
par Bahman ; d'autres récits faisaient de cette Égyptienne, femme
de Bahman. la mère de Homâï (2).
M. De Goeje, lui, comme on Ta vu. donne à Homâï pour mère
une Juive, qui lui aurait transmis son nom, et il renv<^ie. h'i-dessus,
à deux passages de Maçoudi.
Le premier (IT, p. 129) dit de (|ui Homâï tenait son surnom (!•;•
Siiehrazâd ;
« Houmayeh (Honiàï), fille de Bahman, fils d'Isfendiar, connue aussi
sous le nom de sa mère Shehrazàd, régna ensuite (après Bahman). »
L'autre passage (IL p. L23) est ainsi conçu :
« D'après certains récits, Houmayeh était juive par sa mère. »
Du rapprochement de ces deux passages M. De Goeje a conclu
cpie Slmlirazâd F^. mère de Shahrazâd II Homâï, était juive, et il
part de là pour identifier cette Siuihrazârl I""^ avec la juive Dinâzàd.
(1) Au x« siècle, Hamzah dlspiihan, dans ses Annales, écrites en arabe et ache-
vées en 961, dit ceci : « 'Homd Dje/ierezàd ou Shamîrân, fille de Bahman. — El Ilomâ
n'est que son surnom... " {Hamza- Ispahalensis Annalium Libri X, éd. J. M. E.
Gottwaldt. t. 11 [translatio latina]. Leipzig?. 1848, p. 27.)
Shamîrân ou Shemirân est certainement l'équivalent persan du nom de Séiui-
ramis, la grande bâtisseuse de la légende gréco-bal)\jonienne. Et, en effet, Hamzah
donne ce rôle à Homàï dans le récit suivant, prétendu historique : - Elle envoya ses
•' troupes subjuguer la Grèce, d'où elles ramenèrent de nombreux captifs, parmi
eux des artistes excellents, entre autres des architectes, par qui elle fit ériger les
■ monuments que l'on appelle palais d'Istakhar, en persan Hezâr Sitoun, « les
' Mille colonnes » (Persépolis). »
(2) Dans son Eranische Alterthumskiinde. 1 (Leipzig. 1871). p. 72'i. feu Frie-
drich Spiegel a touché ce point très brièvement et sans indication de sources ; mais
voici ce qu'on peut lire dans un ouvrage arabe que l'auteur anonyme dit avoir
composé l'an 520 de l'Hégire (1 126 de notre ère), le Modjmel al-Tcuarik/i, dont feu
Jules Mohl a traduit des < extraits relatifs à l'histoire de la Perse » {Journal Asia-
tique, février 1841. p. 162) : « Honiâi Tchehrzad. il y a une difîérence d'opinion sur
' sa généalogie : les uns disent qu'elle était fille de Haret, roi d'Egypte, et épouse
de Bahman. et que Bahman lui avait laissé dans son testament le trône à elle
" et à s I postérité. Les Parsis, au contraire, disent qu'elle était la propre fille de
' Bahman et de la fille du roi d'Egypte dont je viens de parler, qu'elle s'appelait
• Schemiran, fille de Bahman. avec le surnom de Homâï, et qu'elle devint enceinte
0 (des œuvres de .son père), ce qui. chez les Persans, ne passait pas pour un crime... »
LK l'KOI.OCrE-CAUKE DES MILLE ET UNE NUITS 817
A viiii dire, celle identification, quiind niAnie elle serait indiscu-
table, fortifierait-elle grandement la thèse de 1' c antique légende
perse » ? on peut se le demander ; nous examinerons néanmoins,
ne serait-ce que pour l'amour de l'art, le point de départ en question,
à projtos des deux derniers textes de Maroudi. invoqué- par M. De
Gueje et que nous allons étudier.
\'oici d'abord le passage du premier volume de Maçoudi, passage
qui fait partie de l'Histoire (si l'on peut appeler cela une histoire)
des rois d'Israël ; c'est celui que M. De Goeje résume ainsi : « ... Nous
« lisons (I, p. 118) que Bahman, le père de Homâï, avait épousé une
« Juive, laquelle avait été la cause de la délivrance de son peuple
« en captivité ». Ce passage est donné ici avec son conlexle (I, pp. 117-
119) :
" Bokht-Xassar (Nabuchodonosor), gouverneur de l'Irak et des Arabes
pour le roi de Perse (sic)..., massacra ou amena dans l'Irak un grand
nombre d'Israélites (p. 117)... Le roi de Perse avait épousé une jeune
fille juive qui était parmi les captifs et dont il eut un enfant. Ce roi permit
aux Israélites de retourner dans leur pays quelques années après (p. 118)...
D'après une autre version, ce fut Nabuchodonosor lui-même qui épousa
une fille juive, rétablit les Israélites dans leur pays et les protégea (p. 110). »
Sans doute cette histoire est amusante, avec son Nabuchodo-
nosor, le terrible roi de Babylone, devenu le très humble sous-ordre
du roi de Perse, et sa captive juive épousée, ad libilum, par h-
Maître ou par le délégué ; mais nous y cherchons en vain le « Bah-
man, père de Homâï », que M. De Goeje a cru y voir : il n'y est
question que d'un « roi de Perse » innommé.
Il est vrai que ce roi de Perse est nommé ailleurs, par Maçoudi,
au cours de sa prétendue Histoire des rois de Perse, dans le passage
que M. De Goeje résume comme suit : « Cette jeune fdle juive est
appelée, dans un autre passage (II, p. 122), Dînâzâd ». Seulement, —
et c'est dommage pour la thèse de M. de Goeje, — ce roi de Perse
n'est pas Bahman ; c'est son bisaïeul Bohrasf.
Voici ce second passage de Maçoudi et son contexte (II, pp. 120-
123) :
« Key Khosrou (roi de Perse légendaire), étant mort sans postérité, fut
remplacé par Bohrasf {Lohrasp, en persan) (p. 120)... Deux ans après son
avènement, les Beni-Israël furent persécutés par lui et dispersés sur la
terre, mais il serait trop long de raconter ici l'histoire de ses rapports avec
ce peuple (p. 121)... Plusieurs auteurs bien informés de l'histoire de la Perse
318 KTl'DES FOLKLORIQUES
prétontlont ijue Bokht-Nassar (Nabucliodonosorj lui lo inerzebân (gouver-
neur) dans l'Irak et l'Occident, qu'il envahit la Syrie, prit Jérusalem et
emmena les Israélites en captivité ; du reste, l'histoire de ce chef en Syrie
et en Occident est bien connue. On le uonimc ordinaire-mont Bokht-Nassar,
et les conteurs ou romanciers débitent une foule d'exagérations sur son
compte. Les astronomes, dans leurs Tables, et les historietis, dans leurs
Annales, en font un roi distinct et indépendant ; mais, en réalité, il ne fut
que le meizebân des rois désignés ci-dessus, et ce mot signifie le chef d'une
partie de l'empire, un général, un ministre, le gouverneur ou l'intendant
d'une province. — Après avoir conduit en Orient les tribus captives d'Israël,
il épousa une jeune fille juive, nommée Dinazad, qui fut plus tard la cause
du retour des Israélites à Jérusalem ; on dit, d'autre part, que Dinazad eut
de Bohrasf, fils de Youstasf (1), plusieurs enfants. Mais tous ces événements
sont diversement rapportés. Ainsi, d'après certains récits, Houmayeh était
d'origine juive par sa mère ; Bohrasf avait d'abord chargé Senjdarib
(Sennachérib), son lieutenant dans l'Irak, de faire la guerre aux Juifs ;
mais, après l'insuccès de ce chef, il l'aurait remplacé par Bokht-Nassar
<p. 121-123). »
Incontestablement, ce récit du second volume traite des mêmes
événements que le récit du premier, et l'histoire comme la chrono-
logie y sont travesties tout à fait de même façon. Il n'y a guère là
de détail nouveau que la mention de ce pauvre Sennacliéril) en
disgrâce, forcé de céder sa « lieutenance » à Nabuchodonosor !
Si l'on éclaire un texte par l'autre, il devient évident que le
(( roi de Perse » du premier volume est le roi Bohrasf du second,
et non le roi Bahman, ainsi que l'a cru M. De Goeje.
Du reste, un livre perse, écrit en pehlvi et certainement plus
ancien que les ouvrages de Maçoudi, Tabari et autres chroniqueurs
arabes, le Livre du Minokhired, dont on a placé la rédaction à
l'époque des Sassanides, c'est-à-dire avant l'an 652 de notre ère,
date de la conquête arabe, revendique aussi pour Bohrasf (Lohrasp)
l'honneur d'avoir vaincu les .Juifs :
« Et les mérites de Kaï Lôharàsp furent ceux-ci : que le pouvoir fut bien
exercé par lui et qu'il se montra reconnaissant envers les Etres sacrés.
// rasa la Jérusalem des Juifs et dispersa le peuple juif, et celui qui accepta
la religion [zoroastrienne], Kaï Mstâsp [le Youstasf des chroniqueurs
persano-arabes], est né de lui (2). »
(1) Le texte arabe porte bien, nous dit un ami, i fils de Youstasf », erreur évidente
de copiste ; car partout, dans Maçoudi et ailleurs (voir plus loin la citation du Mino-
khired pehlvi), Bohrasf est donné comme étant le père et non le fils de Youstasf.
(2) Ce texte a été cité par feu M. James Darmesteter dans ses Textes pehlvis
relatifs au judaïsme (Revue des Etudes juives, t. 19, 1889, pp. 53, 54). Nous en don-
nons la traduction d'après M. E. W. West, qui a traduit, dans les Sacred Books of
the East (vol. XXIV, Oxford, 1885), ce petit livre intitulé en pehlvi Dinâ-i Maînôg-i
Khirad [d'où Minokhired], « Opinions de l'Esprit de Sagesse ». — M. West est plus
LE PHOLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 319
C'est donc Hohrasf, et non son urrière-pelil-fils Bahinan. (|ui,
dans ÎMaçoudi, joue le rôle du Nal)Uchodonosor historique, détrui-
sant Jérusalem et emmenant les Juifs en captivité à Babylone ; —
c'est Bohrasf, et non Bahman, qui épouse la jeune captive juive
Dînâzâd, et joue ainsi, en la circonstance, le rôle d'Assuérus, épou-
sant la jeune Estlier, issue de captifs juifs ; — c'est Bohrasf, et
non Bahman, qui, en considération de son épouse juive (nouveau
souvenir d'Assuérus), joue le rôle de Cyrus et renvoie les Israélites
dans leur pays.
La Bible, comme on voit, — et nommément le Liure des Rois, le
Livre d'Eslher et le Livre d'Esdras, — a fourni les divers éléments
qui composent ici ce personnage.
Naturellement, le personnage de Dhiâzâd, qui fait vis-à-vis à
celui de Bohrasf, a emprunté, lui aussi, ses éléments à ces mêmes
livres bibliques.
Où donc, dans les deux écrits de Maçoudi, y a-t-il trace d'une
« antique légende perse » ?
On a pu remarquer que, dans le second extrait, Maçoudi men-
tionne une Houmayeh (Homâï), qui aurait été « d'origine juive
par sa mère ». Cette Houmayeh est-elle la Homâï, fdle de Bahman ?
M. De Goeje le croit ; mais il croit aussi que Bahman figure dans le
long passage où il n'est absolument question que de Bohrasf, et
c'est précisément dans ce passage qu'est enclavée la mention de
cette Houmayeh, entre Nabuchodonosor et Sennachérib, ces deux
« lieutenants » de Bohrasf.
Quel que soit son manque de critique, Maçoudi ne peut guère
avoir mis la Homâï, fille de Bahman, au beau milieu du règne de
son trisaïeul Bohrasf. N'y aurait-il pas plutôt lieu de supposer
que Maçoudi a en vue ici une autre Homâï, peut-être la Homâï
contemporaine de Bohrasf, dont elle est la petitej^ille, étant fille
de son fils Youstasf (1) ?... Mais le plus sage est de ranger ce texte
hésitant sur la date que ne paraît l'être M. Darmesteter. « Certainement, dit-il, le
livre a été écrit par un fervent zoroastrien... Mais a-t-il été écrit avant ou après la
conquête de la Perse [par les musulmans], c'est sur quoi on est dans le doute. »
Pourtant M. West établit (p. xvi de l'Introduction) que le livre ne contient aucune
allusion à l'islamisme, et, de plus, il signale (p. xvii), dans trois chapitres, des textes
d'où l'on peut, très légitimement, ce nous semble, tirer la conclusion qu'à l'époque
de l'auteur le gouvernement de la Perse était encore un gouvernement zoroastrien.
— En tout cas, ce livre, et surtout les documents plus ou moins historiques qu'il
met en œuvre, est antérieur aux historiens arabes cités plus haut.
(1) Sur cette Homâï, fille de Youstasf, cf. Al-Tha'âlibî, op. cit., p. 285. — On
'M) KTUDES FOI.KLOlUnlES
(11- .M;i(<iii(li ilaiis la calrgoiic des textes dont un m- iicul rit'ii con-
clure.
Nous avons eu l'idée de feuilleter les pages de Maçoudi qui, dans
le second volume, suivent le passage relatif à Bohrasf et Dînûzâd, et
suniuit's arrivé ainsi, apiès le règne de Yoystasf, an régne de Rali-
luan, fils d'Isfendiar (lequel nicurl, simple prince de Pers(^) et pelil-
fils de Youstasf.
L'histoire de ce règne de Baliinan (II, pp. ]'27-\'-î\y), à laipielle
M. De Goeje ne renvoie pas (elle ne peut, en effet, lui fournir aucune
captive juive, Dînâzâd ou autre), est encore un hoji spécimen de la
manière de Maçoudi ; ce sera le dernier que nous donnerons :
« On dit que la mère de Balnnan était une femme juive de la famille du roi
Tàlout (Saiil) (1), et que ce fut Bahman qui chargea Bokht-Xassar (Xabu-
chodonosor), son gouverneur de l'Irak, de combattre les Israélites, ainsi
que nous l'avons dit déjà. Bahman mourut après un règne de cent douze
ans. On prétend que ce fut sous ce roi que les Israélites, après vme captivité
de soixante-dix ans à Babylone, retournèrent à Jérusalem, et que Korech
(Cyrus) le Perse gouvernait alors l'Irak au nom de Bahman, qui résidait
à Balkh. On ajoute aussi que Korech était né d'une femme juive et que
Daniel le Jeune était son oncle... (2). »
Ici, comme on \'oit. — à cinq 'lU six pages de distance du précé-
dent récit, — les faits et gestes de Bohrasf sont relatés de nouveau,
du moins en partie ; mais ils sont mis sur le compte de son arrière-
petit-fds Bahman. Remarquons luutefois qu'à la différence de
Bohrasf, Bahman n'épouse pas de caplive juive, pas plus, du reste,
que Cyrus. lequel fait ici son entrée en scène comme personnage
subalterne à la Nabuchodonosor ou à la Scnnachérib. Ce trait de la
captive juive qui devient la femme, soit du roi, soit de son lieute-
nant, reste donc un trait spécial de l'histoire de Bohrasf (et de
l'histoire du « roi de Perse t- innommé du premier volume, dont l'iden-
verra plus bas que M. James Darmestetur applique à cette Homâi certain passage
de V Avesta que M. de Goeje applique à la Homâi, fille de Bahman.
(1) Nous avons déjà cité cet on dit, au coniniencement de ce § 1.
(2) Maçoudi relate, un peu après, une autre version, plus rapprochée de la véri-
table histoire : « D'autres historiens ajoutent que Korech était un roi particulier
« et indépendant de Bahman, qui d'ailleurs avait cessé de régner à cette époque,
' et ils le classent parmi les rois perses de la première époque. Cette opinion est
« loin d'être partagée par les historiens anciens ». — A propos de « Daniel le Jeune »
(le prophète Daniel), Maçoudi (ibid.) ajoute : « Quant à Daniel l'Ancien, qui vécut
« entre Noé et Abraham, on lui attribue diverses sciences, des prédictions embras-
" sant tous les siccles jusqu'à la fin des âges... selon les preuves fournies par l'astro-
« nomie. »
LE PROLOGUE-GADRl^ DES MILLE ET UNE NUITS 'S'2i
litô avec Bulirasf se trouve ainsi étal>lie, coinint! nous l'avons vu
plus haut). — Mais si ni Baliman, ni Cyrus n'ont une Juive pour
femme, ils ont, l'un et l'autre, en revanche, une Juive pour mère,
et la mère de Cyrus est la sœur du prophète Daniel ! ! !... Encore
ici, nous sommes en pleine fantaisie historique (1).
Avec un autre chroniqueur arabe, moins ancien de fleux siècles
que Maçoudi, Ibn al-Athir (1160-1236), auquel M. De Goeje renvoie
en note, par un simple Cf., dans l'édition hollandaise de son travail,
apparaît, sans conteste cette fois, une Juive, femme de Bahman;
11) Au dernier moment, pendant la ourrectiun des épreuves de ce travail, nous
avons fait connaissance avec un très curieux document, qu'il sera intéressant de
rapprocher de Maçoudi ; c'est 1' "■ Histoire de Nabuchodonosor ». telle que la donne
la version persane des Annales de Tabarî, desquelles nous avons cité plus haut un
ou deux passages d'après l'original arabe. Cette version persane a été faite, l'an 963
de notre ère, quarante ans après la mort de Tabari, sept ans après la mort de
Maçoudi, par un certain Bel'amî, vizir d'un prince du Khorasan {Chroniques de
Tabari, traduites sur la version persane par H. Zotenberg, Paris, 1867). « Voilà,
dit le traducteur persan en terminant ce chapitre (t. I, p. 503), l'histoire de Nabu-
» chodonosor, du commencement à la fin ; comment il détruisit Jérusalem une
« première fois sous Lohrasp, et une seconde fois sous le règne de Bahman, fils
« d'Isfendiar. Nous avons donné ce récit de deux façons : d'après ce livre [de Tabarî]
« et aussi d'après les livres originaux et d'après les histoires de la Perse ».
On voit que Bel'amî s'est trouvé ici, comme Maçoudi et sur les mêmes points,
en présence de récits discordants ; mais il ne s'est pas contenté de juxtaposer ces
récits ; il a cherché, à les concilier, à les combiner. Ainsi, Nabuchodonosor, dans sa
longue carrière (il faut qu'elle soit longue, en effet, et Bel'amî lui attribue trois cents
ans), commence à être le « général » de Sennachérib, « roi de Babylone » (sic), et il
échoue, avec son maître, devant Jérusalem ; puis il sert successivement trois rois
de Perse, Lohrasp, Goùshtasp et Bahman. « Il vint deux fois à Jérusalem, parce
« que Dieu était irrité contre les enfants d'Israël. Il vint, les tua et dispersa, prit
« la ville et détruisit le temple : une fois, sous le règne de Lohrasp... et une fois soui
« le régne de Bahman, fils d'Isfendiar... »
Deux captivités de Babylone entraînent deux retours à Jérusalem. Le premier
a lieu sous le successeur de Lohrasp, Goùshtasp, lequel, après avoir rappelé à Baby-
lone son général Nabuchodonosor et l'avoir remplacé par le général Cyrus, ordonne
à celui-ci, par pure bonté d'âme, de renvoyer les enfants d'Israël dans leur pays. —
Quant au second retour, c'est également un Cj'rus qui libère les Juifs, après la
mort de Bahman, mais ce n'est pas le mêiiie Cyrus : ce dernier est le fils d'une cap-
tive juive, qui ne s'appelle pas Dînâzâd, mais... Esther et qui est la femme d'un
gouverneur de Babylone et de l'Irak, à qui Nabuchodonosor a transmis ses pouvoirs
et qui s'appelle... Ahasvérus (Assuérus). « Ahasvérus avait une femme de grande
« naissance ; elle commit une faute, et il la fit tuer [résumé très accentué, comme
« on voit, de l'histoire de 1' « altière Vasti »]. Il prit une femme des enfants d'Isr i I,
« nommée Esther, et eut d'elle un fils, qu'il nomma Cyrus. » Ce Cyrus, convorU par
le prophète Daniel, renvoie définitivement les Israélites à Jérusalem... En voilà
assez, ce nous semble, pour donner une idée de ce document qui, _aa point de vue
de notre étude, nous paraît très suggestif.
21
352 ÉTUDES FOLKLORIQUES
seulement celte Juive. — une princesse, senible-t-il. et non une
captive, — nesl pas la mère de iJoinâï, mais cl'un sien frère consan-
guin (1) :
« La mère de Bahman était de la race de Benjamin, fils de Jacob. La mère
de Sâsân [fils de Bahman, déshérité par celui-ci au profit de sa fille et épouse
Homàï] était de la race de Salomon, fils de David. >■>
Enfin, l'auteur anonyme, déjà cité, du Modjmel al-Tewarikh,
postérieur, lui aussi, de deux siècles à Maçoudi (1126 de notre
ère), après avoir dit que « Keï Bahman était le fils d'Isfendiar et
d'Asnour [probablement Aslouryâ, EstherJ, fille du roi Tâlout
(Saùl) », ajoute :
« Il eut un fils nommé Sâsân et une fille Homàï. Il épousa Aberdokht,
fille de Roboani. qui était fils de Salomon et un des princes de Jérusalem
[une princesse juive, pour le coup !], et c'est à cause d'elle qu'il ordonna de
relever le temple de cette ville (2;. »
Roboam ! Nabuchodonosor ! Cyrus ! Estlier ! Daniel ! quel
pêle-mêle ! quel embrouillement ! quelles méprises grotesques !
Et comme on voit bien que, dans ces récits persano-arabes, où
M. De Goeje va chercher des éléments pour sa thèse, il n'y a pas du
tout un écho franc d'antiques traditions perses, mais la répercus-
sion confuse d'échos très divers !
Comment les chroniqueurs ont-ils fait leur amalgame ? c'est là ce
que M. James Darmesteter a montré avec autant d'esprit que de
perspicacité, et nous n'avons qu'à transcrire, en le modifiant légère-
ment après une lecture plus attentive des textes, ce que le savant
orientaliste écrivait, il y a une vingtaine d'années (3).
M. Darmesteter se place en Perse, non point dans la Perse musul-
mane, oîi le Coran a introduit des éléments lùbliques plus ou moins
altérés, mais dans la Perse des Sassanides, c'est-à-dire avant la
conquête arabe de 652. Le passage, cité plus haut, du Minolcliired
pehlvi, avec son légendaire Lohrasp (Bohrasf) vainqueur des Juifs
et destructeur de Jérusalem, permet, en effet, de sufiposer que le
« syncrétisme fantaisiste » en question existait déjà dans la littéra-
ture perse foncièrement zoroastrique et n'ayant subi aucune infil-
tration musulmane.
(1) Ibn al-Athir : Kamil, I, p. 119 de l'édition du Caire.
(2) Op. Cl/., p. 161-162.
(3) Op. cit., pp. 54, 55.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 323
Donc imaginons un docteur juif cl un liisloriographe perse éclian-
geant leurs idées sur l'histoire ancienne de leurs nations respectives.
« Nous avons été conquis, dit le Juif, par Nabuchodonosor, roi de
Babylone, emmenés captifs à Babylone et délivrés, soixante-dix ans
plus tard, par Cyrus, votre grand roi. » Il conte aussi l'histoire de la
juive Esther, que le roi Assuérus a fait monter sur le trône.
Le Perse sourit. Il sait bien qu'il n'y a jamais eu de roi de Baby-
lone nommé Nabuchodonosor : s'il y en avait jamais eu, on en aurait
connaissance, et les annales du « Livre des Rois », du Kondâi Nâma,
en parleraient ; il est clair que ce Nabuchodonosor était un lieute-
nant du roi de Perse en Irak. — Le Gyrus, roi de Perse, est aussi
une fantaisie des Juifs ; car le document authentique de l'histoire
perse, ce même Khoudâi Nâma, nous donne la liste suivante, depuis
Lohrasp jusqu'à Alexandre ; Lohrasp, Goûshtasp, Bahman, Homâï
Tchîharâzât, Dârâb, Dârâ, Alexandre le Pioumi. — Dans cette
série authentique de Grands Rois, point de Cyrus. C'est donc qu'ici
encore les Juifs ont pris le lieutenant du roi pour le roi.
Mais qui donc a pu ol^tenir du roi des Perses, pour les Juifs
captifs, cette délivrance dont parle le docteur juif ? Ici l'autre
histoire racontée par le même docteur, l'histoire de la reine Esther,
est pour le savant perse un trait de lumière. Certainement, se dit-il,
il y a, dans cette délivrance de captivité, l'influence d'une femme,
d'une captive juive, épousée par un de nos Grands Rois. Il cherche
donc la femme et il la trouve, et il place une contrefaçon d'Esther,
soit sous le Roi des Rois Lohrasp (le Bohrasf de Maçoudi), soit sous
le Roi des Rois Bahman.
Cette histoire d'Esther paraît avoir particulièrement frappé les
arrangeurs, qui, passez-nous l'expression, l'ont mise à toute sauce.
Si l'on prend en bloc les récits que nous venons de citer, il y aurait
eu non pas seulement une jeune fille juive, mais qiialre ou cinq, qui
auraient épousé un roi (ou prince) de Perse ou quelqu'un de ses
lieutenants : Astouryâ (Estâr) épouse le prince Isfendiar et a pour
fils le roi Bahman ; une « Juive », non autrement désignée, a pour
fille une princesse Houmayeh (Homâï), dont Vélal civil n'est pas
autrement connu ; Aberdokht, fille de Roboam, épouse Bahman
et a pour fils Sâsân ; Dînâzâd épouse le roi Bohrasf, — à moins
qu'elle n'ait épousé Nabuchodonosor ; la sœur du prophète Daniel
épouse Cyrus Bref, chez les chroniqueurs persano-arabes, Esther
se multiplie en se diversifiant.
324 ÉTUDES FOLKLOIUQUES
Seule, lit.uuâï, lille de Bahinan, — eelte Hoinâi-Shelnu/âd qui,
si nous comprenons bien ]\I. De Gocje, ferait lien entre la Shéhéra-
zade des Mille cl une yuils et l'Esther de la BiMe, — reste sans
aucun trait conuiuiu avec Esther : elle n'est pas juive, et elle ne
joue, par rapport au [x-uple juif, aucun rôle de libératrice. Son
lii>|(iiie est louif dilïért'utt' (l).
l'ne bien singulière histoire ! Passionnée pour le pouvoir, à t-ile
transmis par sou père Bahman qui, conformémout à la coutume
zoroastriipu'. l'a épousée, llomâï prévoit avec appréhension le
monuMit oii il lui lauilra exécuter les dernières volontés de Bahiuan
et altdiquer en faveur de l'enfant qu'elle porte dans son sein, si c'est
un fds et qu'il atteigne l'âge d'homme. Elle se débarrasse du petit
garçon en le mettant dans une caisse, qu'elle fait jeter dans un
fleuve. — Suivent les aventures de l'enfant, recueilli et élevé par
un foulon, qui le nomme Dârâb, puis s'engageant dans l'armée de
Homâï. Finalement, un jour que Dârâb défde avec son corps de
troupes devant Homâï, le lait coule du sein de celle-ci, et son cœur
lui dit que c'est son iîls. Et elle fait proclamer roi Dârâb (2).
Personne, assurément, n'ira prétendre qu'il y ait, dans cette
légende, le moindre point de ressemblance avec le Livre (VEsther,
ni, ajoutons-l<\ aven le prologue-cadre des Mille el une Nuils.
Cela étant, il nous semble assez inutile, au point de vue de notre
sujet, de procéder à l'étude du caractère « mythique » que M. De
Goeje découvre- dans Homâï et des « prototypes historiques » qu'il
lui attribue. Nous dirons pourtant un mot de ces deux points.
En ce qui concerne Parysatis et Atossa, les « prototypes histo-
riques » de la légendaire Homâï aux yeux de M. De Goeje, nous
avons beau regarder et regarder : ni l'une ni l'autre n'a, ce nous
sen\ble, rien de conmum avec Homâï, sinon que l'une et l'autre
étaient reines de Perse et ((u'elles avaient de l'influence sur leurs
maris, ce qui vraiment est peu raraclérislique.
Reste le livre sacré du zoroastrisme, l'Avesla, et le nom de Homâï
qui s'y rencontrerait. M. De Goeje renvoie ici à un livre du savant
(1) Voir Al-Tha'âlibî, op. cit., p. 390 seq. — Firdousi a versifié cette légende
dans son Liire des Rois, déjà cité (t. V, p. 33 seq. de l'édition in-folio de la traduc-
tion J. Mohl).
(2) Nous avons examiné, il y a quelque temps, dans la Revue des Questions histO'
riques, les divers groupes de contes parmi lesquels vient se ranger cette légende,
que nous ne connaissions pas encore alors. (Voir, dans la Revue des Questions histo-
riques d avril 1908, notre travail Le Lait de la Mère et le Coffre flottant. Légendes,
Contes et Mythes comparé.-^, à propos d'une légende historique musulmane de Java.)
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 325
orientaliste M. Th. Nœldeke (1). Nous nous y sommes reporté et
nous y avons lu ceci : « Ghoumâi figure aussi dans YAvesla
(Yesht XIIIj 139) sous le nom de Hoivna, la femme mythique qui
y est mentionnée. » Voici d'ailleurs, après vérification, le texte de
VAvesta (2) : « Nous sacrifions à la Fravashi (3) de la sainte Hvôvi ;...
nous sacrifions à la Fravashi de la sainte Houmâ; — nous sacri-
fions à la Fravashi de la sainte Zairici, etc. »
Que tirer de la mention toute sèche d'une Houmâ dans cette
litanie ? car enfin il n'est pas même certain que la « femme mythi-
que » à laquelle on sacrifie, soit la Homâï de Bahman : M. James
Darmesteter y voyait une autre Homâï. fille de Goùshtasp (Yous-
tasf) et sœur d'Isfendiar, c'est-à-rlire «rrand'tante de la Homâï
Sh<']irazâd.
Tous ces noms propres, — ici nous rentrons hien dans notre sujet,
— ne peuvent qu'égarer. En voulez-vous un exemple ? Que pensez-
vous que soit Dârâb Djeherâzâd ? Vna princesse, une reine ? Eh
bien, non ; c'est un roi, ainsi qu'il appert d'un texte de Tabari.
dont nous ajouterons le résumé aux renvois de M. De Goeje. Tabari
dit, en effet (I, p. 692 de l'édition arabe), que Dârâb, fils de Bahman
(et de Homâï), père de Dara,c{ui succomba dans sa lutte avec Alexan-
dre, était surnommé Djeherâzâd.
Ce nom ou surnom, qui pouvait sembler exclusivement féminin,
Dârâb n'est pas le seul à le porter, dans les écrits persans et arabes.
Feu de Gobineau, dans son Histoire des Perses, rapporte ceci, d'un
feudataire plus ou moins historique du vieux royaume de Perse :
« Tersheh... laissa la couronne à son fils Tjehrzad. La chronique
locale dit que Tjehrzad posséda en même temps le Kaboul et le
Zawoul (4) ». Et nous avons vu, dans notre Section préliminaire
(i; 4, no 4, a), le roman persan des Xeuf Belvédères mettre en scène
un roi Shirzâd.
Ces Shéhérazades masculins dérangeront quelque peu les thèses
fondées sur le nom de la Shéhérazade féminine : ils font bien voir,
(1) Geschichte der Perser und Araher znr Zeit der Sasaniden ans der arabischen
Chronik des Tabari, ûbersetzt von Theodor Noeldeke (Leiden, 1879), p. 8, note 2.
(2) James Darmesteter : Le Zend-Avesta, traduction nouvelle (Paris, 1892),
II, p. 552.
(3) La fravashi est l'âme, préexistante à l'homme, d'après le zoroastrisme, et
lui survivant.
( i) C de Gobineau. Histoire des Perses (Paris, 1869), 1, p. 475.
326 ÉTUDES FOLKLORIQUES
en effet, que ce nom n'est qu'un surnom, un lilre (Vhonneur, ne se
rapportant pas exclusivement à tel personnage et pouvant même
être porté par les hommes aussi bien que par les femmes.
Quelle est, en effet, l'étymologie de ce surnom et de celui de
Dinâz.âd ? Ils signifient, le premier, « Noble de race « ; le second,
« Nol)le de religion >-. A l'époque des Achéménides, nous dit un
savant très com])étent en cette matière, notre ami M. E. Blochet,
ces surnoms avaient, en vieux perse, la forme Tchiihra-âzâla et
Dena-âzâfa ; en pehlvi de l'époque des Sassanides, ils sont devenus
Tchihr-âzâl et Din-âzâl, et enfin, en persan, Tchihr-âzâd et Din-
âzâd.
Les Arabes, qui ne connaissent pas le son kh, le remplacent tou-
jours par le son ch : d'où la îovme Chir-âzâd ; et, comme ce mot
chir leur était inconnu, ils l'ont transformé arbitrairement en c/jo/jr,
mot persan qui signifie « ville », « royaume » (1). C'est de même
qu'ils ont refait le second nom sous la forme Dinâr-zâd, par suite
d'un rapprocbement tout gratuit avec le mot dinar, la transcrip-
tion du latin denarius, j»ar l'intermédiaire d'une forme byzantine
Ssvapioç ou BY;vûtptoç.
Shehrâzâd, Dinâzâd, ces deux noms que M. De Goeje a rapportés
de son exploration à travers les chroniques persano-arabes, voyons
ce qu'il en fait.
Entre les noms des personnages du prologue-cadre des Mille et
une Nuits, M. De Goeje distingue. Il n'accorde aucune importance
au nom du roi Shahriar : évidemment, à ses yeux ainsi qu'aux
nôtres, ce nom a été pris d'une façon arbitraire par le rédacteur
dans l'histoire de la Perse, comme les noms de Manfred et d'Astol-
phe ont été pris par Sercambi et par l'Arioste (Section prélimi-
naire, § 3) dans l'histoire d'Italie (2). Mais, quant aux noms de
l'héroïne et de sa comjKigne, Shéhérazade et Dinarzade, c'est tout
autre chose : M. De Goeje voit dans ces deux noms une partie
intégrante du récit, un indice révélateur d'une vieille légende perse,
dont le prologue-cadre des Mille et une Nuits ser.iit dérivé, ainsi
que le Livre d'Esther.
(1) Chéhérazade, Cliehrâzâde, Chahrâzâd, serait la vraie orthographe française
de l'héroïne des Mille et une Auits. Le sh, que nous avons employé, peut-être
à tort, est anglais, et le scli, que Galland a pris, est allemand.
(2) Un des chroniqueurs cités plus haut, Al-Tha'àlibî, mentionne (loc. cit., p. 737)
un prince de Perse, Shahryàr, fils d'Abarwîz, de la dynastie des Sassanides, qui
périt victime de son frère Shirouyah.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 327
Nous le demandons : qu'est-ce que rappellent ces noms à ceux qui
ont lu, et bien lu ? Le nom ou plutôt le surnom de Shéhérazade
rappelle Homâï, la bâtisseuse, la reine ambitieuse de la légende du
coiïre flottant et du lait jaillissant, toutes histoires qui n'ont pas le
plus lointain rapport ni avec les Mille el une Nuits, ni avec le Livre
(TEslher. — Il y a bien Dinâzâd, la reine étrangère, la captive
juive libératrice de ses frères de race ; mais, on l'a vu, ce person-
nage n'appartient en rien à la légende perse : c'est un composé
d'éléments juifs, dans lequel, au mépris de toute chronologie, le
Livre (TEslher se combine avec l'histoire de la captivité de Babylone
et de l'édit de Cyrus.
Ce que, pour sa thèse, M. De Goeje a rapporté de son exploration,
c'est donc des noms, et rien de plus.
Maintenant, confrontons, — pour ne rien laisser sans discus-
sion, — le Livre d'Eslher avec le prologue-cadre des Mille el une
Nuits.
S II. — Confrontation du Livre d'Esther avec le prologue cadre
des Mille et une Nuits.
Mais, auparavant, il sera bon d'examiner un document très ins-
tructif, qui mériterait d'être qualifié de troisième dérivation de
r « antique légende perse », transportée cette fois en Europe et
accommodée aux us et coutumes européens.
Là, le roi, qui fait les choses moins en grand que les monarques
orientaux, n'épouse successivement qu'une demi-douzaine de
femmes. 11 répudie les unes, comme Assuérus répudie Vasti ; il
coupe la tête à d'autres, comme Shahriar, et pour les mêmes motifs,
bien fondés ou non ; mais la dernière des six femmes réussit, par
son adresse, à rester reine jusqu'à la mort de son terrible mari.
Voilà déjà quelques ressemblances avec les deux récits qui,
d'après M. De Goeje, dérivent de 1' « antique légende perse ». Ces
ressemblances vont s'accentuer : après le cadre des Mille et une
Nuits, nous allons voir l'histoire d'Esther.
Parmi les six reinos, l'une a été donnée par son onde (comparer
l'oncle Mardochée du Livre d'Eslher) au roi de la légende européa-
nisée, et cet oncle est le plus grand personnage du royaume (com-
parer le vizir des Mille et une Nuits). Bien plus : l'oncle de la reine,
en la mariant au roi, a eu pour but de venir en aide d ses coreligion-
naires opprimés (tout à fait Mardochée) et de renverser leur ennemi,
un favori tout-puissant (absolument l'Haman du Livre d'Esther).
328 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Ce favori, en cfTot, est renversé et péril sur Védiafaud (cf. Haman
et sa potence).
Tout se retrouve donc dans cette forme occidentale de la « légende
primitive », de la « légende fondamentale », comme dit M. De Goeje.
Et. quand bien même, dans l'agencement européen des divers
traits, si bien conservés en eux-mêmes, il se serait produit quelque
déformation, cela ne tirerait pas à conséquence. M. De Goeje a
répondu d'avance à cette petite dilficulté, à propos des Mille el une
NuHs et du Livre d'Eslher il) : « Si les deux légendes dilîèrcnt
« entre elles sous bien des rapports, dit-il, ce n'est pas surprenant,
« quand on pense combien très vraisemblablement elles sont
« éloignées, l'une et l'autre [par le temps], de la légende fondamen-
« taie (grondlegende). Bien plutôt faut-il s'étonner de la vitalité
« tenace de cette légende fondamentale, qui, même dans les plus
« grandes déjormalions, a conservé encore ses Irails principaux
« (hoojdlrekken). »
Or, indéniablement, les « traits principaux « de la « légende fonda-
mentale » perse sont restés bien marqués dans ce qu'on avait cru
jusqu'à présent être de l'histoire authentique, dans le chapitre des
annales britanniques où il s'agit du roi Henry VIII.
En eiïet, ce souverain, qui décidément doit être légendaire, c'est à
la fois, nous l'avons montré, Shahriar et Assuérus. Le duc de Nor-
folk, c'est à la fois Mardochée et le vizir des Mille el une Nuils :
comme ce dernier, il est un haut personnage (le premier pair du
royaume), et, d'un autre côté, il est aussi ardent catholique que
Mardochée est juif zélé ; aussi marie-t-il à Henry VIII sa nièce
Catherine Howard, dans le but de mettre auprès du roi une femme
dévouée à la cause catholique, tout comme Mardochée marie sa
nièce Esther au roi de Perse pour agir par elle en cas de besoin
en faveur des Juifs. Dans les annales anglaises, le favori de
Henry VIII, le tout-puissant Thomas Cromwell, ennemi juré des
catholiques, finit par être renversé et périt sur l'échafaud : c'est
le pendant de l'histoire du favori d'Assuérus, le tout-puissant
Haman, ennemi juré des .]\ùh, finalcmojit attaché à une haute
putenc-'.
Sans doute le « trait principal » de la fin de la « légende fonda-
mentale )!, — l'héroïne échappant par son habileté au sort qui la
menace, — a été transporté de Catherine Howard (qui est décapi-
tée) à un autre personnage, aucjuel ou a donné le nom de Catherine
(1) Article du Gids, p. 389.
LE PROLOGUE-GADRE DES MILLE ET UNE NUITS 320
Parr et aussi le rôle de dernière reine (de celle qui réussit à survivre
au roi liourreau) ; mais, bien ou mal adapté aux personnages du
récit européanisé, le <* trait principal » en question n'en a pas moins
été conservé dans le récit. Il nous faut donc encore, à propos d'une
« déformation », qui d'ailleurs n'est pas « des plus grandes », admirer
« la vitalité tenace de la légende fondamentale ».
]\I. De Goeje nous pardonnera cette plaisanterie... Mais est-ce
bien une plaisanterie ? et cette confrontation de l'histoire de
Henry VITI et de ses deux dernières femmes avec le Livre d'Eslher
et avec les Mille et une Niiils ne fait-elle pas toucher du doigt ce
que valent ces « traits principaux » auxquels M. De Goeje attache
tant d'importance ?
Trails principaux vl irails caraclcristiqiies ne sont pas du tout
deux expressions équivalentes. Dans des récits incontestablement
indépendants l'un de l'autre, comme l'histoire de Henry YHI et
l'histoire d'Esther, lonl un ensemble de Irails principaux est le môme,
de part et d'autre. Est-ce que cela veut rien dire ? — Quant aux
Mille el une Nuits, le « trait principal » d'une reine qui a épousé un
despote sanguinaire et qui se sauve par son habileté, a trait prin-
cipal ^1 commun avec l'histoire de Henry VH!, ne signifie pas
davantage. Quel est, en effet, le trait caractéristique, vraiment
caractéristique, des Mille et une Nuits ? c'est que la reine se sauve
en racontant des contes, des contes si agréables que son mari, charmé,
veut toujours entendre la suite et, dans cette intention, remet,
chaque jour. Inexécution au lendemain. Y a-t-il rien de cela dans
l'histoire de Henry VHI ? On nous rira au nez à cette interroga-
tion : mais y a-t-il davantage dans le Livre d'Esther, ce prétendu
frère d'origine des Mille et une Nuits ? Est-ce en racontant des
contes qu'Esther sauve son peuple ? Où est le trait caractéristinue ?
Car, en vérité, est-ce bien sérieux de « noter » qu' « Assuérus se
fait lire pendant la nuit, quand il ne peut dormir »? — Reportons-
nous au Livre d'Esther (vi, 1). Assuérus se fait lire, par qui ? Est-ce
par Esther ? Non ; c'est par les officiers du palais. Et que lui lit-on ?
Des contes amusants ? Non encore : on lui lit les annales de son
règne, un de ces k Livres royaux » [^jxz'.'Kr/.iq ctiOspaç) que Ctésias
nous apprend avoir été tenus régulièrement chez les Perses (1).
Et quand fait-on cette lecture à Assuérus ? Une fois par hasard, une
certaine nuit où, ne pouvant dormir, il a l'idée de se faire apporter
les Livres royaux.
(1) Diodore de Sicile (liv. II, chap. xxii).
330 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Il est difficile, ce nous semble, de voir, ou même d'entrevoir, dans
ce passage d'Eslher, un souvenir d'une histoire analogue à celle des
Mille el une Xiiils, un Assuérus ayant l'iialiitude de se faire lire
pendant la nuit des contes à la Shéhérazade, faute d'une Shéhéra-
zade pour lui en raconter (1) !
Voilà déjà un commencement de confrontation. Poursuivons.
On se rappelle cette reine Vasti, trop prude, au jugement d'Assué-
rus, et surtout pas assez obéissante, qui refuse de paraître dans la
salle du festin, devant des convives en... gaîté. Nous ne savons si
la reine des Mille el une Nuits faisait la prude à l'occasion ; mais
assurément ce n'est pas pour cette raison qu'elle est punie.
Il est vrai qu'un professeur à l'université de Munich, M. Karl
DyrofT, grand partisan de la thèse de M. De Goeje. a trouvé le moyen
de concilier les choses. Il nous dit que l'auteur de la « légende
d'Estlier », — pudibond, sans doute, comme Vasti. — a « adouci »,
dans la légende perse primitive, ce qu'il y avait do drasiisch (on
dirait, en français « de trop raide ^ ), tandis que l'auteur des Mille el
une Nuits a tout conservé (2)... Ingénieuse façon de ramener à une
même couleur orisrinelle le noir et le blanc !
Selon M. De Goeje. Assuérus. après la répudiation de Vasti, —
comme Shahriar après l'exécution de la reine coupable, — aurait
pris chaque soir une nouvelle femme, pour s'en débarrasser le len-
demain ; la seule difïérence serait que Shahriar faisait couper la
(1) Dans ses Etudes sur les Mille et une .\uits (1891), M. J. Oestrup, professeur
à Tuniversité de Copenhague, fait, au sujet de ce " rapprochement »,en faveur
duquel, dit-il, < il n'y a pas le plus léger motif », des réflexions fort justes. (Ce passage
nous est fourni par un ami, d'après la traduction russe du livre danois, publié en
1905, p. 11) : < Nous rappelons que Sharàzad raconte des histoires, non dans le but
B de chasser l'insomnie du roi, mais expressément dans le but opposé, c'est-à-dire
« pour s'emparer le plus possible de son attention et le rendre curieux de savoir
« quelle sera la suite du récit ». Et M. Oestrup ajoute que le fait de raconter des
contes au maître, quand celui-ci ne réussit pas à s'endurmir, est si fréquent dans
les cours orientales, qu'il en est banal. Le fait de Shéhérazade, avec toutes les
modalités qui le caractérisent, ne l'est pas : il y a là un plan bien médité
(2) ...weil dessen Verfasser [des- Esther- Bûches ) die drastischen Ziige der Sage zu
mildern scheint (Die Macrchen der Tausend und einen .\acht im Lichte der neuesten
Forschung. Conférence résumée dans Y Allgemeine Zeitung, 1906, Beilage -Vr. 291,
p. 519).
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 331
tête à la feinnie, tandis qu'Assuérus se contentait de la reléguer
dans un quartier spécial du harem.
Ici, tout en présentant à M. De Goege ses « félicitations admira-
trices « pour la thèse générale, feu Auguste Muller, déjà cité, ne peut
s'empêcher de faire des réserves au sujet du Livre d'Esther (1), et
il a raison.
D'abord, « il n'est pas dit précisément )> (nichl gerade gesagl isl)
dans le Livre d'Esther qu'Assuérus se faisait amener une nouvelle
femme « chaque soir ». Et, en outre, Assuérus, pas plus qu'aucun
autre souverain oriental, ne s'interdisait de reprendre quelqu'une
des femmes qui lui avaient plu et qui restaient toujours à sa dispo-
sition. Le Livre d'Esther (ii, 14) est formel sur ce point : « Or celle
qui était entrée le soir sortait le matin, et de là elle était conduite
dans un autre quartier..., et elle n'avait pas le pouvoir de revenir
encore auprès du roi, â moins que le roi ne le voulûl. el n'eût commandé
quelle vînt, en la désignant par son nom. »
Autres rapprochements
« Le père adoptif d'Esther devient vizir, et le père de Shéhérazade est
aussi vizir (is also çizier). »
Vizir in poleritia = vizir in actu... Peut-être cette équation n'est-
elle pas tout à fait concluante.
« Le plan de Shéhérazade est favorisé, dans les Mille et une Nuits, par
Dinâzâd, qui, d'après Maçoudi, est une de ses femmes esclaves (d'après
d'autres manuscrits, sa nourrice), et d'après le Fihrist, V intendante du roi.
Cette dernière donnée est ce qui se rapproche le plus d'Esther (ii, 15), où
Esther gagne la faveur du chambellan du roi, gardien des femmes. »
Nous ouvrons le Livre d'Esther, à l'endroit (ii, 8, 9) où il est parlé
le plus longuement de ce « chambellan », c'est-à-dire de Hegaï.
l'un des deux chefs-eunuques : « Et elle (Esther) lui plut, et elle
trouva grâce devant lui. » Aussi le voyons-nous soigner de son mieux
un sujet (qu'on nous passe l'expression) dans lecjuel son œil expéri-
(1) Bezzenberger's Beitr<ege, loc. cit., p. 223.
332 ÉTUDES FOLKLORIQUES
menti; a reconnu une reine probaMe. In orientaliste, M. Paul
llaupt, interprétant et rapprochant les textes en homme qui con-
naît l'Orient autrement que par les livres, nous montre cet Hegaï
donnant notamment des ordres spéciaux quant à l'appliraf ion à
Esther du traitement que les candidates à la dignité de reine de-
vaient suivre dans Tintérêt de leur beauté (lotions, onctions, mas-
sages, etc.), et aussi quant à la nourriture ; car, selon la remarque
de M. Paul Ilaupt, sans un régime approprié, le traitement ne ferait
pas grand'chose (1).
Telle est. — sans parler des beaux vêtements et des belles sui-
vantes, — la manière dont le « chambellan du roi » favorise Esther.
Et r « intendante du roi », comment favorise-t-clle Shéhérazade ?
Est-ce en l'aidant à devenir de plus en plus belle ? Non pas ; c'est
en l'aidant à garder sa tête sur ses épaules ; le refrain : « Haconte-
nous donc une histoire, que nous restions éveillées «, amorce la
série libératrice des contes de la reine.
Esther devient reine et peut ainsi sauver son peuple, menacé par
ledit qu'Haman a ol)tenu du roi ; — Sliéhérazade épouse le roi
« pour délivrer les filles des musulmans >>, dit M. De Goeje (texte
hollandais).
Shéhérazade les délivre, en effet, ces « filles des musulmans » ;
mais (nous l'avons déjà montré dans notre Section préliminaire,
§ 4, no 3) elle les délivre par surcroît car elle sauve d'al»ord et elle-
même et son père. Et cela, non point, comme Esther, par une inter-
vention directe auprès du roi, mais par un moyen détourné, par
ce procédé des histoires contées qui est, — ne nous lassons pas
d'insister là-dessus, — le trait distinctif, caractéristique, du récit
des Mille el une Xiiils. le trait qui le sépare profondément du
Livre d'Eslher.
liésumons-nous.
1° Le prologue-cadre des Mille el une .\iiils est indit-n. foncière-
ment indien. Donc, scientifiquement, la thèse (jui en fait une
dérivati(m d'une antique « légende i)erse » doit être écartée d'em-
blée.
(1) Paul Haupt : Crilical IVotes on Esther (dans T/ie American Journal oj Semitic
Languages and Literaitires, Chicago, janvier 1908, p. 116).
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 333
2° Si, néanmoins, l'on consent à examiner les légendes rapjioiLi'i's
par les chroniqueurs persano-arabes, on n'y trouvera rien ([ui
puisse être rapproché du prologue-cadre des Mille et une Nuits, rien,
sinon les deux noms de Shehràzâd et de Dinâzâd. Et la présence rie
ces doux noms, tant chez les chroniqueurs persano-arabes que dans
le cadre des Mille el une Nuits, n'a pas plus d'importance que la
présence des noms de Manfred et (VAstolrhe, tant dans l'histoire
d'Italie que dans les variantes italiennes de notre prologue-cadre
qui ont été notées au xv^ et au xvi*^ siècle par Sercambi et par
l'Arioste.
30 Le Liure d'EslIier, lui, n'a de commun avec les chroniques
persano-arabes que le peu qui a été fourni de ce livre par les docteurs
juifs aux historiographes de la Perse, et dont ceux-ci ont fait un
ridicule amalgame avec d'autres données de la Bible et avec des
éléments légendaires indigènes.
40 Le prologue-cadre des Mille el une Nuits n'a, quant à ses
traits caractéristiques, rien qui se retrouve dans le Livre d'Esllier.
Les deux récits se ressemblent beaucoup moins entre eux, nous
l'avons montré, que l'histoire d'Esther ne ressemble à l'histoire de
Henry VIII, roi d'Angleterre.
^^ Cette absence de ressemblances vraiment significatives a été
sentie, même par des hommes de parti pris, comme feu le professeur
Kuenen. Et, pour maintenir, malgré tout, la thèse de la « légende
fondamentale ;>, qu'il emprunte d'enthousiasme à M. De Goeje, il en
est réduit à cette singulière affirmation : « L'écrivain juif n'a con-
servé du récit (perse) qu'un petit nombre de traits principaux (slechls
enkele hoojdlrekken), et il les a adaptés à son but >', le but que
M. Kuenen suppose.
Autrement dit, l'absence de vraies ressemblances est voulue ; le
« but » de l'écrivain juif donne réponse à tout... M. Kuenen n'allait
pas tout à fait jusqu'à dire que, moins on trouve, dans Estfier, de la
prétendue « légende fondamentale », plus cela prouve l'existence de
cette légende.
Que j\I. De Goeje nous permette donc de le dire en terminant : il
s'est laissé séduire par cjuelques ressemblances plus apparentes que
réelles. Même en laissant de côté, comme il l'a fait, une question
posée dès 1883 par Guillaume Schlegel, la question capitale de
l'origine indienne du prologue-cadre des Mille et une Nuits, ce savant
éminent aurait reconnu, s'il avait pénétré plus avant dans l'intime
334 ÉTUDES FOLKLORIQUES
de son sujet, que Sliéhérazade, — la vraie, celle des Mille el une
Nuits, — est et restera toujours, non pas la reine qui sauve des vies
humaines menacées d'une fin sanglante (d'autres reines peuvent
avoir été, elles aussi, des libératrices), mais la reine qui sauve des
vies (et tout d'abord la sienne propre) en retardant sans cesse le
numKMit fatal par un artifice parliiailier. que lui fournissent sa
mémoire intarissable et son génie d'incomparable conteuse. De ces
traits vraiment caractéristiques, de cette essence du personnage, il
n'est trace ni dans les chroniqueurs arabes, ni dans les chroni-
queurs persans, ni dans le Livre (VEslher.
SECONDE SECTION
LA THÈSE DE M. P. JENSEN
D'un extrême à l'autre. — Fantaisies élamito-l)abyloniennes. — Vrais éléments
perses du Livre d'Esthcr.
Avec la thèse que nous venons de discuter, tout, dans le Livre
d'Eslher, était perse, vieux perse légendaire, voire mythique. Nous
serions trop incomplet si nous ne disions pas quelques mots d'une
autre thèse qui, tout au rebours de la première, ne voit dans le
Livre (VEslher rien de perse et n'y trouve que de l'élamite et du
babylonien.
Le Livre d'Eslher tout entier n'est, en effet, d'après M. P. Jensen,
le célèbre assyriologue — et mythomane — de Marbourg, que le
développement de ce thème : lutte des divinités babyloniennes
contre les divinités élamites de Suse (la ville où se passent les évé-
nements rapportés par le Livre (VEslher) et triomphe final des dieux
de Babylone.
Les divinités élamites sont représentées par Haman et Vasti,
flanqués de Zarès, la femme d'Haman ; les divinités babyloniennes,
par Esther et Mardochée.
\'oyons un peu (1).
(1) La thèse de M. .Jensen a été exposée par lui dans un travail intitulé Xoms pro-
pres élamites ( Klamitisdie Eigennamen), qui a été publié en 1892 dans la Wiener
Zeitschrift jiir die Kunde des Morgenlandes (vol. VI, pp. 47 seq. et 206 seq.). —
M. Theodor Nœldeke, une autorité en matière de philologie sémitique, a cru devoir
faire sienne cette thèse, tout en déclarant qu'il n'avait aucune compétence person-
nelle en ce qui regarde les inscriptions cunéiformes (article Esther, signé Th. N. et
publié en 1901, dans V Encyclopœdia Biblica de Cheyne et Black, tome II). — En
1901 aussi, M. Jensen maintenait ses conclusions dans un article intitulé All-und
Aeuelamitisches et donné à la Zeitschrift derDeuIscken Morgenlœndischen Gesellschaft
(vol. 55).
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 335
Vasti (ou Vashti), d'abord, ne serait autre qu'une déesse élamite,
une grande déesse, qui aurait porté exactement le même nom :
Vashli... Il est vrai que, d'après M. Jensen lui-même, le nom de
cette déesse serait écrit Mashii, et, si M. Jensen lit Vashli, c'est
(il le dit formellement) qu'il « a des raisons (sic) de croire que la
déesse en question se retrouve dans la Vashti du Livre d'Eslher ».
Et il renvoie, comme justification, à ce qu'il dit d'IIaman et de
Zarès (1).
M. Jensen se prononçait ainsi en 1892 : depuis ce temps la science
a marché, et les découvertes faites dans la Susiane ont apporté ici
des précisions. L'éminent déchiffreur des textes élamites, le
R. P. Scheil, Membre de l'Institut, a bien voulu nous renseigner à
ee sujet.
L'écriture babylonienne, — écriture syllabique, comme on sait, —
n'avait qu'un seul signe pour les syllabes Mas (mashj et Par ;
l'écriture sussienne (élamite) avait pour chacune de ces valeurs un
signe particulier. Et ce n'est pas le signe Mas (arrangé en Vas par
M. Jensen) que cette écriture sussienne emploie pour exprimer la
première syllabe du nom tle la déesse élamite ; c'est le signe Par,
le même signe qui exprime, par exemple, la première syllabe du
nom des Perses, Par-sin.
Le nom du prétendu prototype de !a Vashti du livre biblique est
donc Parti, nom absolument difïérent. C'est à cette déesse Parti, à
« Parti, la dame de Tarrisa », qu'un certain prince élamite Hanni
consacre un bas-relief et une inscription sculptés sur un rocher dans
la vallée du Karoun, « pour la bénédiction de sa vie, de la vie de sa
femme et de celle de sa famille (2) ».
( 1 ) ... Ich lèse Wasti und nieht Masti weil ich Grand zu der Annahme habe, dass die
in Rede stehende Gœttin in der Wasti des Bûches Estlier wiederzufinden ist [Sieh oben
zu HuBAN und unten zu Kirisa).
(2) Délégation en Perse. Mémoires, tome IIL Textes élamites-anzanites, !'« série,
par V. Scheil, O. P. (Paris, 1901). Texte no 64. — Dans le tome IX des Mémoires
{Textes élamites-anzanites, 3« série 1907), le R. P. Scheil reproduit un document
élamite où il est question d'une femme dont le mari est dit le « Partéen », 1' « homme
de la déesse Parti » (n° 298. Cf. p. 144). — Dans ce même volume, le nom des Perses,
Par-sin, dont nous parlons plus haut, est donné par le document n" 11 et par plu-
sieurs autres documents. Voir aussi, pour le signe par, bar, le document n° 259. —
Quant au signe mas, maz, que distingue du signe par, bar une addition ne permet-
tant aucune confusion, on le trouvera notamment dans les documents n° 10, 169
68 (dans le dernier, p. 62, il est suivi du signe ti : gi-ut-maz-ii, « tapis »).
33G ÉTUDES FOLKLORIQUES
Aujourd'liui rtMicur de M. Jenson ne fait plus de doute, et une
revue spéciale allemande disait, il n'y a pas longtemps : « Le signe
veut dire Par, et il n'y a pas de divinité élamite Vasti ; ce nopi est
iranien [~ Vah [i] sti) (1) ».
11 > a bel âge que feu .M. Oppert avait reconnu le caractère iranien
de ce nom de Vashti et qu'il y avait vu le perse-zend vahishli,
V « Excellente (2) ».
\'oilà donc le prétendu couple divin élamite démuni de son per-
sonnage féminin. Mais M. Jensen a une déesse de rechange, une
déesse Kirisa, à laquelle il assimile la Zarès (Zeresli), femme d'Ha-
man, d'après le Livre cVEslher. Le couple élamite opposé au couple
babylonien Esther-Mardochée serait donc, après correction, un
couple Zarès-Haman.
Ici, des partisans résolus du système, M. Th. Nœldeke, \L H. Zim-
mern, se refusent eux-mêmes à suivre ^L Jensen et à contresigner
cette assimilation de Zeresh à Kirisa [ou plutôt Kiririsa (3)]. « La
différence des consonnes initiales, dit M. Xocldeke, ne serait pas
aisée à expliquer (4). »
M. Oppert, lui, n'avait pas eu difficile de montrer que le nom de
Zarès (Zeresh) est le nom vieux-perse Zaris, zend Zairis, « la Dorée »,
nom qui, à l'origine, désignait évidemment une femme à cheveux
lilond doré. — Nous avons vu plus haut {V^ Section, § 1), dans une
litanie de l'Avesta, une Zairici, dont le nom, selon l'interprétation
de M. James Darmesteter, signifie « à couleur d'or ».
Il paraît que, forcé dans ses positions, JNI. Jensen, plutôt que
d'admettre une étymologie iranienne pour Zarès, s'est décidé à
l'assimiler à « une déesse babylonienne du vin », nommée Siris
(einer babylonischen Weingœliin Siris) ; c'est M. Zimmern qui nous
l'apprend (5). N'est-il pas assez piquant de voir M. Jensen, en
désespoir de cause, introduire ainsi, dans cette triade essentielle-
ment élamite, opposée par lui au couple babylonien, quoi ? un élé-
ment babylonien.
(1) G. Hii.sing, dans Orientalische Lilteralur Zeitung, 15 septembre 1905, coL 390.
(2) Annales de Philosophie chrétienne, janvier 186'i. — Revue des Eludes jui-
ces, 1894.
(3) Voir lesDieux de VElam, par II. de Genouillac, n"* 21 et 12) dans le Recueil de
travaux relatifs à la philosophie et à l'archéologie égyptiennes et assyriennes, vol.xxvil
1905). — Le R. P. Scheil nous écrit que ce nom de Kiririsa se compose de kiri et
risa, soit « dieu, déesse » et « grand, grande ».
(4) Th. Nœldeke : Article mentionné, col. 1405. — II. Zimmern : p. 485 et 516 de
Die Keilschriften und das Aile Testament, von Eberhard Schrader, 3. Auflage neu
bearbeitet von H. Zimmern und H. Winckler (1902).
(5) Op. cit., p. 485.
Le prologue-cadre des mille et une nuits 337
Tout compte fait, il ne reste donc plus du couple ou plutôt de la
triade élamite qu'un seul membre, le personnage masculin, et
encore !
M. Jensen assimile Haman à un dieu élamite Honmman, et il
appuie cette assimilation sur de prétendues constatations analogues,
c'est-à-dire sur la thèse qui identifie Vasti et Zarès à des déesses
élamites.
Cette thèse s'étant irrémédiablement effondrée, et les noms de
Vasti et de Zarès s'expliquant parfaitement et très naturellement
par l'iranien (perse et zend), il y a certainement mieux à faire que
de s'eiïorcer d'expliquer vaille que vaille le nom d'Haman par
l'élamite. Pourquoi ne pas chercher, avec Oppert, l'explication de
ce nom dans l'iranien, qui rend si bien compte des deux autres
noms ? — Sans doute nous savons que toutes les restitutions de
noms propres indo-européens d'après des transcriptions sémitiques
(qui omettent les voyelles) ne sont que des possibilités plus ou moins
probables, et que, dans le cas présent, la transcription des trois
consonnes H M N peut se faire de diverses manières, M. Oppert
lisait Hamâna, « le Respecté » (quelque chose comme notre nom
d'Honoré), nom qui donne très exactement l'équivalent perse et
zend du sanscrit samâna, « orgueilleux » ou « estimé ». Cette lecture
n'est nullement invraisemblable, surtout quand le nom du père
d'Haman, Harnadâtha, paraît être bien iranien. La finale dâtha, qui
se rapporte soit à la racine da, « donner », soit plutôt â la racine dha,
« poser, établir^ créer », et que les Grecs rendent par Sair;? (Mithri-
date, Tiridate, etc.), se rencontre, en effet, dans les noms propres
iraniens, depuis le zend de VAvesta et le perse des Achéménides
jusqu'à la langue des Parthes. Certainement, cette finale, foncière-
ment iranienne, n'est pas venue s'accoler à un mot élamite pour
former on ne sait quel composé hybride. M. Oppert a donc eu raison
d'interpréter par l'iranien la première partie du nom [Hama, qu'on
peut lire Hauma), comme la seconde, et la signification qu'il trouve
au nom d^Hamadâlha, Haamadâlha, « créé par le divin Homa (1) »,
est parfaitement admissible (2).
(1) Haoïna (zend), hauma (vieux-perse), nom d'une plante sacrée et de son génie.
(2) Dans son lexique des noms propres iraniens [Iranisches Namenbucli, Mar-
burg, 1895), M. Ferdinand Justi, au mot Hamdâtha, admet pour ce nom comme
<i vraisemblable », en s'appuyant sur M. Jensen, l'étymologie : « donné par Houm-
man, Oumman (le dieu élamite) «. La forme primitive, dans cette supposition,
serait donc Hoummandâta, avec un n, nullement insignifiant, lequel, notons-le
bien, n'existe pas dans le Hamadâta ou Haumadâta du Livre d'Esther, et qui devrait
y figurer, si, dans ce nom, il fallait chercher l'hybride invraisemblable, mi-élamite,
22
338 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Mous nous liorncrons à mentionner un autre système du même
M.Jensen, d'après lequel le personnage d'Haman et tout le Livre
d'Eslher dériveraient de 1' « épisode de Mumhaba ». du méchant
Élamite Humbaba, dans l'épopée babylonienne de Gilgamesh,
Inutile, croyons-nous, de chercher à discuter : on n'étreint pas le
vide absolu. Du reste, cette thèse n'a pas eu grand succès, et M. Jen-
sen lui-même le constate mélancoKquement. i^ntre les lignes, dans
un ouvrage publié en 1900 (1). Ce qui est tout à fait suggestif, c'est
que. dans les 1030 pages du volume vraiment inimaginable, Das
Gilganiesch-Epos in der Weltlileratur ( « L'Épopée de Gilgamesh
dans la littérature universelle » ), où il tire du fameux poème baby-
lonien non seulement tout l'Ancien Testament, mais le Nouveau (2),
M. Jensen n'a pas consacré le moindre chapitre -du Livre d'Eslher.
Venons maintenant à l'autre prétendu couple divin, au couple
babylonien : Esther et Mardochée.
Quand le récit biblique parle d'Esther pour la première fois, il la
nomme Edissa {Hadassâh, « Myrte » ), et ajoute qu'elle s'appelait
aussi Esther. Avait-elle toujours porté ce double nom ? c'est peu
probable, et il n'est pas impossible, croyons-nous, de suppléer ici
au silence du texte. C'est quand la belle Juive est devenue l'épouse
du roi de Perse que son nom hébreu de Hadassâh est changé contre
un autre nom. Aujourd'hui encore, la favorite des Shahs de Perse
prend un nom officiel (3).
Selon toute vraisemblance, le nom nouveau de la jeune Hadassâh
devait être perse, et, de fait, la langue perse explique parfaitement
ce nom d'Eslher. — Eslher ou Eslâr (selon la vocalisation reproduite
par Tabari, suprd, P^ Section, § 1), c'est le mot perse stâra, zend
mi-iranien, supposé par M. Justi, à la suite de M. Jensen. — M. Justi, en 1895, ne
connaissait pas un document cunéiforme, publié et traduit en 1889, par M. Oppert,
un contrat de prêt avec hypothèque, rédigé dans une ville de Babylonie, l'an XVI
d'Artaxerxès (comme roi de Babylone), 450 avant J.-C, et mentionnant, parmi
les « juges » qui présidaient à l'afTaire, un certain Oum-ma-da-a-tav , c'est-à-dire
Oummadâta, transcription probable (M. Oppert est tout à fait afTirmatif) du nom
iranien de Haumadâta (Corpus inscriptionum semiticarum. Pars secunda inscriptio-
nés aramaicas continens. T. I, fascic. I, Paris, 1889, p. 69, n° 66).
(1) P. Jensen : Assyrisch-babylonische Mythen und Epen (Berlin, 1900), p. 423.
(2) M. Jensen rendrait des points à M. Stuckeu. Voir, sur ce dernier, notre article
Fantaisies biblico-mythologiques. M. Stucken et le folk-lore {Revue biblique, janvier
1905).
(3) Dieulafoy, L'Acropole de Suse, 1890, p. 378.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 339
slâre, sigai fiant n étoile », « aslrc », i:-'r^p. Vraiment on n'a pas
besoin d'aller chercher dans la mythologie babylonienne le nom de
la déesse Ishtar, quand ce nom perse d' « Astre », d' « Étoile » (auquel,
par parenthèse, correspond, comme appellation poétique, le nom
espagnol actuel d'Eslrella) va si bien à une jeune femme rayonnante
de beauté.
Ici un partisan de M. Jensen nous arrête (1). « Quand même,
dit-il, on pourrait établir que tous les noms propres figurant dans
l'histoire d'Esther auraient été réellement en usage chez les Perses,
cela ne fortifierait pas la thèse de l'historicité du livre : en efîet,
même à l'époque grecque, un Juif de Palestine ou d'ailleurs aurait
pu rassembler sans difficulté un grand nombre de noms propres
perses. »
Admettons tout cela ; mais là n'est pas *en ce moment la ques-
tion : ce qui est l'objet de la présente discussion, ce n'est pas plus
l'historicité que la canonicité du Livre d'Esther; c'est uniquement
le système de M. Jensen, après celui de M. De Goeje. Or, si le nom
d'Esther, si les noms d'Haman, de son père, de sa femme, sont dé-
montrés iraniens, toute la bâtisse élamito-babylonienne de M. Jen-
sen croule, et de cette belle antithèse, si bien symétrique, il ne
reste plus qu'un débris, Mardochée, le demeurant du couple baby-
lonien.
*
* *
Empressons-nous de le dire : pour Mardochée il n'y a ni à contes-
ter, ni à hésiter un instant ; le nom est indubitablement un nom
babylonien, qui se rattache au dieu Mardouk. Mais, nous-le dirons
immédiatement aussi, qu'est-ce que cela prouve ?
A Suse ou dans la Susiane, bien avant le Mardochée de l'époque
perse, c'est-à-dire le Mardochée d'Esther, il y avait des Mardochée
et même des Mardouk tout court : on connaît un Mardoukfxaï qui,
de son nom de tribu, est appelé le Mantinatakéen, et tout au moins
quatre Mardouk. Et tous ces personnages à nom divin figurent très
prosaïquement dans des pièces de comptabilité écrites dans la langue
des monarques indigènes Susiens et appartenant aux archives
de l'Intendance du Palais ; tous sont mentionnés comme ayant
fait livraison aux fonctionnaires royaux de divers objets (2). Mar-
. (1) Th. Nœldeke, op. cit., coL 1402.
(2) V. Scheil, Textes élamites-anzanites, 3« série (déjà citée).
340 ÉTUDES FOLKLORIQUES
douk, nis de Koutour, par exemple, livre des lainages de telle
couleur (document n° 108), des lainages encore ou étoffes (docu-
ment no 136) ; Mardouk. fils de Zaris, un lot de quinze pièces :
étoffes diverses, armes, etc. (n» 126). Quant à Mardoukkaï le Man-
tinatakéen, qui paraît être un forgeron, il fournit (ou peut-être
reçoit pour les travailler) du fer, des oi)jets en plomb (ou autre
métal non encore exactement déterminé), des verrous (document
no 170).
Impossible, évidemment, de trouver, en dehors du nom, rien de
mythique chez ces braves gens. Pourquoi le Mardochée de plus tard
serait-il davantage un mythe ?
Mais, nous dira-t-on, tous ces Mardouk et Mardochée du temps
des rois de Suse étaient païens, comme les Mardochée de Babylonie,
— car il y a des Mardochée de Babylonie, et aussi des Mardouk (1) — ;
ils prenaient les noms de leurs dieux, et c'est tout naturel. Le Mar-
dochée d'Eslher, lui, est juif, bon juif, et son nom, qui détonne dans
un milieu juif, ne peut que donner à penser: évidemment, il y a là un
indice d'une légende relative au dieu Mardouk, légende qu'un
écrivain juif aura essayé de judaïser, mais qu'il a mal démarquée.
' Avant de répondre, nous transcrirons ici le commencement d'une
liste de noms qui se trouve deux fois dans le Livre d'Esdras (I,
chap. II, V. 2 ; II, chap. vu, v. 7), liste mentionnant les chefs israé-
lites qui, Zorobabel à leur tête, ramenèrent en Palestine un certain
nombre de Juifs après la captivité de Babylone. Ces chefs sont :
« Zorobabel, Josué, Néhémia, Saraia, Rahélaia, Mardochaï », et
autres.
Voilà donc, toujours avant l'époque du Mardochée d'Esiher, un
autre Mardochée, non moins juif, cité dans un document où il n'y a
pas moyen de soupçonner un mythe, l'ombre d'un mythe dans un
document de statistique.
(1) Nous mentionnerons un 3/arrfoHAa qui, dans Li ville babylonienne de Sippara,
la dixième année de Darius (fin du vi^ siècle avant J.-C), écrit, en sa qualité de
scribe, le contrat de vente d'une esclave bactrienne. La tablette a été traduite par
M. Pinches (Records oj the Past. ye^v Séries, vol. IV, 1890, pp. 10 i seq.). — Un fait
curieux, c'est que deux des témoins de ce contrat sont des Juifs (descendants de
transportés de la Captivité), ainsi que le montrent leurs noms, dans lesquels entre
le nom de Jehovah (Jahvé ou Jah) : l'un s'appelle Gamar-Jahva = Gamariah,
» Jahvé a accompli » ; l'autre Barikia — Bereckiah, « Jah a béni ». — Le R. P.
Scheil nous signale, dans des contrats babyloniens publiés par le R. P. Strassmaier,
trois Mar-douk-a, de l'époque de Nabonide (555-538 (Inschrijten von Nabodinus,
n»» 128, 126 et 274, 427), et un Mar-douk, du temps de Nabuchodonosor (604-561)
( yabuchodonosor, 86). Un autre Mar-douk se rencontre dans un contrat du temps
de Nériglissor f.\ergal-sar-usur) (559-556), publié par -M. Evetts (Contrats de Néri»
glissor, n° 27, 2).
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 341
Et, à côté de ce Juif, rattaché par son nom à un dieu de Baljylone,
le grand chef de l'expédition lui-même n'a pas un nom moins
babylonien ; car Zorobabel, ZeroubabeL signifie « semence, rejeton
de Babylone », et l'on rencontre ce nom. sous la forme Zîr Babili,
dans plusieurs documents babyloniens d'intérêt privé (1).
Comment le compagnon de Zorobabel pouvait-il s'appeler Mar-
dochée, tout en étant bon Israélite ?
Réponse : Comment, à l'époque gréco-romaine, le compagnon de
saint Paul, le savant Juif d'Alexandrie Apollos (contraction pro-
bable d'Apollonios), pouvait-il porter ce nom mythologique
d' « Homme d'Apollon » ? Comment un autre Juif d'Alexandrie, un
historien écrivant en grec, s'appelait-il, en plein pays païen, Deme-
trios V « Homme de Cérès » (2) ? Comment deux Juifs de Palestine,
envoyés à Rome en ambassade par le grand prêtre Jean Hyrcan,
fds de Simon ÏMacchabée (fin du second siècle avant J. C), s'appe
laient-ils, l'un Apollonios, et Tautre, Diodoros, « Don de Jupi-
ter » (3) ?... Tout le Panthéon hellénique y aura passé !
Et pourtant il semble que jusqu'à présent aucun mythomane n'a
travaillé sur cette série de noms mythologiques, pas plus sur
l'ApolIos de saint Paul que sur les autres... Jusqu'à présent, disons-
nous ; car il ne serait pas bien difficile, avec un peu d'imagination,
de relier mytbiquement au dieu Apollon un personnage d'une histo-
ricité aussi incontestée que saint Paul. Apollos est, en efïet, appelé
par saint Paul, dans la première Épître aux Corinthiens (xvi, 12)
(c frère >■> (zîpt li 'ArS/'/i) tcj àoEAçoj). Or, cjui peut bien être le frère
du dieu Apollon ? Mercure, notamment, le dieu de l'éloquence, fils
de Jupiter, comme Apollon. Eh bien, ouvrez les Acles des Apôtres,
au chapitre xiv. Est-ce qu'ils ne nous représentent pas l'éloquent
Paul comme le porte-parole, quand il voyage à travers l'Asie Mi-
neure en compagnie de Barna]:Ȏ ? et les gens de Lystre, en Lycao-
(i) Voir, dans les contrats babyloniens, publiés et traduits par M. F.-E. Peiser
(Babylonische Vertnege des Berliner Muséums, Berlin, 1890), deux contrats relatifs
à des prêts d'argent : l'un (n" 1), de la 9"^ année de ,^amas-.sum-ukîn (vii«^ siècle avant
J.-C.) ; l'autre (n° 69), de la 19'' année de Darius. Parmi les témoins de chacun dé
ces deux contrats, figure un Zîr Babili. — Dans les ouvrage? du P. Slra-^smeyer
et de M. Evetts, cités plui hiut, on trouve aussi des Zir Babili : un, sous Nabu-
chodonosor (n^lSS) ; deux, sous Nériglissor (n» 9, M et n° 36, 2) ; un quatrième,
sous Nabonide (n° 113).
(2) Dictionnaire de la Bible, de M. l'abbé Vigouroux, t. I, col. 359.
(3) Josèphe, Antiquités Judaïques, I. XIII, chap. xvi.
342 ÉTUDES FOLKLORIQUES
nie, n'appellent-ils point Paul Mercure et Barnabe Jupiter ? Est-ce
que, d'après la mythologie, Jupiter et Mercure, dans les pérégrina-
tions qu'ils font ensemble sur la terre, ne parcourent pas la Phrygie,
région toute voisine de la Lycaonie ? Est-ce que ce n'est pas là qu'ils
visitent Philémon et Baucis ? Enfin, — et quel indice pour un
trouveur de mythes ! — est-ce qu'il n'y a pas une épître de saint
Paul... à Philémon ?
Mais parlons bas. Si parfois cela allait passer tout vif dans quelque
ouvrage bien savant !
TROISIÈME SECTION
UN MIXTUM COMPOSITUM
LA THÈSE DE M. PAUL HAUPT
Le -système de M. De Goeje et celui de M. Jenscn étaient homo-
gènes : tout perse, chez le premier ; tout élamito-babylonien, chez
le second.
Le système de M. Paul Haupt, l'assyriologue bien connu de la
Johns Hopkins University de Baltimore, — système dans lequel va
reparaître Shéhérazade, — est un mixlum composilum assez étrange,
et qui n'a rien de commun avec les observations très judicieuses,
formulées plus récemment par ce savant, précisément dans un tra-
vail sur Esther. au sujet de certains orientalistes en chambre, qui
jugent tout d'après le texte mort des livres et ne savent rien de la
vie ni des coutumes de l'Orient (1).
D'après M. Paul Haupt, le « prototype » d'Esthcr et de Shéhéra-
zade, c'est la Phédyme d'Hérodote (2).
Qu'est-ce que cette Phédyme ? Si nous comprenons l»ien !\L Haupt.
c'est originairement une personnification de la lumière. Le nom de
*t*z<.îu\>.{-ri est apparenté aux mots çj'.Bîjjlo;, (paicpda, « brillant, lumi-
neux », et cela, d'après M. Haupt, est un premier point de ressem-
blance avec Esther, « la babylonienne Ishtar, la déesse de la plus
(1) Nous avons cité plus haut (1" Section, § 2) une de ces observations de? Cri'
tical yotes on Esther.
(2) Critical .\oies, p. 101. — Purirn (Leipzig et Baltimor e, 1906),*p. 9.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS 343
brillante des planètes, Vénus » (M. Haupt. comme on voit, ramasse,
parmi les débris du système de M. Jensen, l'Esther-Ishtar).
La Phédyme d'Hérodote, à dire vrai, met assez mal en action ce
mythe (livre III, 68). C'est dans les ténèbres, â tâtons, qu'elle opère.
C'est en palpant, par la nuit noire, la tête de son seigneur et maître
endormi, que Phédyme découvre qu'il a les oreilles coupées, et ce
signalement, qu'elle réussit à transmettre à un ardent patriote perse,
à Otanès, son père, confirme celui-ci dans ce qu'il soupçonnait :
maintenant Otanès est certain que le prétendu frère du défunt roi
Cambyse est un faux Smerdis, un mage, jadis condamné pour un
crime à l'amputation des oreilles, et désormais Otanès ne songera
plus qu'à tuer l'usurpateur.
Quoi qu'il en soit du mythe, cette singulière histoire de Phédyme
a une physionomie bien individuelle, et son trait caractéristique
(l'investigation au sujet des oreilles) ne se rencontre nulle autre
part, à notre connaissance. Aussi, quand M. Haupt assimile Phé-
dyme à Shéhérazade et à Esther, des difïérences radicales sautent-
elles aux yeux du premier coup.
Dans la nuit historique, la grande crainte de Phédyme, c'est que
le faux roi ne se réveille et ne la prenne sur le fait ; ce qui serait
pour elle un arrêt de mort. — Dans toute une succession de nuits,
la grande crainte de Shéhérarade, c'est que le vrai roi ne soit pas
tenu éveillé par les contes dont elle espère qu'il demandera la suite
pour le lendemain. — Quant à Esther, c'est en plein jour qu'elle se
rend, sans avoir été appelée, chez le vrai roi. et ce qu'elle craint,
c'est que celui-ci ne lui applique les règlements terribles qui punis-
sent de mort cette violation de l'étiquette.
Y a-t-il, dans tout cela, rien de l'identité prétendue ?
Et la même question est à poser, si nous considérons les motifs
qui font agir les trois héroïnes. Phédyme risque sa vie pour pro-
curer à son père un renseignement décisif en vue d'une action poli-
tique ; — Esther risque sa vie pour intercéder en faveur de son
peuple menacé ; — Shéhérazade risque sa vie pour sauver la vie do
son père.
Mais, dit M. Haupt, toutes les trois risquent leur vie... Eh ! par-
bleu ! bien d'autres encore peuvent avoir été dans ce cas. Il s'asrit.
avant de crier à l'identité, de connaître les circonstances, et l'on a
tout à apprendre de la méthode comparative, quand on attache de
l'importance à des ressemblances générales, abstraction faite de tout
irait caractéristique. « Esther risque sa vie tout à fait comme Shéhé-
razade (jast as Shéhérazade) et comme leur prototype commun, la
344 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Phédyme d'Hérodote », dit M. Haupt [Critical Noies, p. 139). —
Eh bien, non, Esther ne risque pas sa vie tout à fait comme les deux
autres, et. pour l'affirmer, il faut, au préalable, avoir effacé des trois
histoires les traits qui font respectivement leur individualité.
Bien avant M. Haupt, M. Dieulafoy, dans un ouvrage que nous
avons déjà cité (1), avait rapproché de l'histoire d'Esther l'histoire
de Phédyme ; ma'S pourquoi ? pour signaler ce qui, ici et là, reflète,
— et reflète de la même fa^on, — les coutumes de la cour de Perse ;
pour éclairer les deux récits par ces coutumes. Rien, dans cette
curieuse étude, ne tend à établir que l'histoire de Phédyme et celle
d'Esther. cfuelle que soit la ressemblance du milieu où se passent les
événements de l'une et de l'autre, soient, au fond, comme le veut
M. Haupt. une seule et même histoire.
M. Haupt ne s'arrête pas là : il multiplie les liens de parenté
entre Hérodote, les Mille et une Nuits et le Livre d'Esther. Nous
citons (2) :
« Les parenthèses explicatives, qui sont une caractéristique du style
d'Hérodote, sont plus fréquentes dans le Lici-e cV Esther que dans aucun
autre livre de l'Ancien Testament. » — « L'histoire de l'invasion de la
Grèce par Xerxès n'est, dans Hérodote, que le cadre d'une niasse d'éléments
légendaires, archéologiques et ethnologiques, tout comme (just as) les
contes des Mille et une Nuits sont disposés dans un cadre. » — « Les manus-
crits des Mille et une Nuits difîèrent les uns des autres tout autant (just
as much) que les différentes recensions de l'histoire d'Esther. » — « Les
contes des Mille et une Nuits sont « parfois de source étrangère » ; mais
la manière dont ils sont traités est foncièrement arabe et musulmane r
« de même, le Livre d'Esther est foncièrement juif, bien que l'histoire ne
soit qu'une adaptation d'une légende liturgique (f estai legend), perse ou
babylonienne, en usage dans l'ancienne fête du Printemps, laquelle a été
combinée, durant la période des Macchabées, avec Tobservance du Jour
de N'icanor (3). »
(1) V Acropole de Suse, pp. 369-370. — M. l'abbé Vigouroux, dans un très inté-
ressant ctiapitre sur les découvertes de M. et Mme Dieulafoy à Su.se et le Livre
d'Esiher, a reproduit ces remarquables considérations (La Bible et les découvertes
modernes en Palestine, en Egypte et en Assyrie, 6"^ édition, 1896, t. IV, pp. 654 seq.).
(2) Purim, p. 9.
(3) " Combinée » ? Qu'est-ce que veut bien dire M. Haupt ?... Le Second Livre
des Macchabées distingue formellement le « Jour de Nicanor », institué en souvenir
de la défaite du général ennemi des Juifs, et le « Jour de Mardochée », cette fête
des Purim (la prétendue « Fête du Printemps » de M. Haupt), qui commémore la
délivrance des Juifs par Rsther et que les Juifs célèbrent encore aujourd'hui. Voici
LE PROLOGUE-CAURE DES MILLE ET UNE NUITS 345
Avec cette Fête du Printemps nous allons retrouver Ishtar, qui ne
pouvait manquer dans cette macédoine.
Ici se mélangent bizarrement :
— Adasa ou Adarsa, la ville de Judée, théâtre de la victoire de
Judas Macchabée sur Nicanor, le général d'Antiochus Epiphane,
pays dont le nom ne nous est parvenu que par l'intermédiair ; du
grec (I Mach., vu, 40, 45), et qui paraît être une localité que les
indigènes appellent actuellement en arabe ^ Adasa, « lentille » (1), —
toutes réserves faites au sujet de la possibilité (allez-y voir !) que
cet arabe 'Adasa ait remplacé, dans le cours des âges, un nom
d'assonance analogue, un hébreu Hadassah, « myrte », supposé
existant à l'époque macchabéenne ;
— Hadassah. « myrte », le nom juif d'Esther (2) ;
— Hadashalou, mot assyro-babylonien qui aurait joint au sens
de « myrte » le sens métaphorique de « fiancée » (le myrte ayant été,
paraît-il, en Babylonie comme dans l'Allemagne actuelle, un orne-
ment des mariées) ;
— puis (nous précisons un peu ici un emprunt fait par M. Haupt à
M. Jensen) une certaine déesse babylonienne, qui n'est point Ishtar,
et qui porte, nous dit-on, le titre de « la Fiancée », exprimé non
point par le mot hadashalou, mais par un autre mol ;
— enfin Ishtar, introduite là dans la supposition qu'elle peut
bien, elle aussi,' s'être appelée « la Fiancée » ; auquel cas le titre de
Hadashalou était tout indiqué pour elle. Hadashatou, en efïet,
n'est-ce pas Hadassah ? Hadassah, n'est-ce pas Esther ? et Esther,
n'est-ce pas Ishtar ?
Forçons-nous la note ? Nous ne le croyons pas. Nous la faisons
seulement mieux ressortir, ^'oici, du reste, comment M. Nœldeke,
dans son article de V Encydopœdia Bibtica, déjà cité (colonne 1404),
résume la thèse de M. Jensen : « Hadassah, l'autre nom d'Esther...
le texte (II Machab., xv, 36, 37) : « C'est pourquoi tous, d'un commun avis, déci-
dèrent [après la victoirej que ce jour-là ne se passerait en aucune manière sans
solennité ; et que la solennité aurait lieu le treizième jour du mois d'Adar, comme
il est dit en syriaque, la veille du Jour de Mardochée ».
(1) Nous devons ce renseignement à notre aimable confrère en l'Institut, le
R. P. Lagrange, si compétent en tout ce qui touche la topographie de la Palestine.
(2) '• Nicanor, le prototype d'Haman (sic), fut défait et tué, le 13 du mois
« d'Adar 161, à Adasa, et Haman fut défait [dejeated] et exécuté, grâce à l'interven-
'■ tien d'Esther, dont le nom juif est donné comme étant Hadassah. » Ainsi parle
M. Haupt [Purim, p. 9).
346 ÉTUDES FOLKLORIQUES
« correspond à une plus ancienne forme babylonienne Hadasaiou,
« signifiant « myrte » et aussi « fiancée » comme Jensen l'a montré.
Du moment qu'un nuire mot pour « fiancée » est commmunément
usité « comme titre d'une autre déesse babylonienne, nous pouvons
« hasarder la conjecture qu'Istar était aussi appelée Iladasata. »
( « Since another ivord for « bride » is commonly used as fhe title of
another Babylonian goddess, we mayhazard tlie conjecture thaï Islar
was also catled Hadasatu. « )
Évidemment, au fond de toute cette argumentation, il y a le
parti pris obstiné de retrouver à toute force la déesse Ishtar dans
Esther.
Nous serions bien aise de pouvoir donner des renseignements
précis sur la « Fête du Printemps «, et sur sa « légende liturgique »
(f estai legend), « perse ou babylonienne » au choix, dont M. Haupt,
— oubliant quelque peu, ce nous semble, Phédyme, le« prototype »,
— fait dériver, comme on l'a vu, par voie d' « adaptation » l'his-
toire d'Esther ; mais nous nous trouvons dans un grand embarras.
A la page 8 de Purim, la Fête du Printemps paraît solenniser les
noces du dieu Mardouk et de la déesse Ishtar, laquelle justifierait
ainsi ce titre de « la Fiancée », dont MM. Jensen et Haupt la grati-
fient. — A la page 22, il est question, à propos de Mardochée et
d'Haman, d'une vieille feslal legend babylonienne (supposée), qui
pourrait bien avoir célébré « la victoire remportée par le grand dieu
de Babylone sur la principale divinité des Élamites ». — Même
page, un nature nnjth (également supposé) pourrait bien avoir
« symbolisé la victoire des divinités du Printemps sur les géants
glaciaux de l'Hiver, qui haïssent la lumière du soleil et complotent
sans cesse de ramener l'hiver sur la terre... ».
Et puis, il y a une complication : Haman et Vashti symbolisent,
d'après M. Haupt, les ennemis jurés du soleil, et voilà que deux
assyriologues d'une notoriété non moins grande que celle de
M. Haupt, MM. Winckler et Zimmern, font d'Haman un « héros
solaire », le Soleil d'hiver, il est vrai, auquel succède le Soleil d'été,
Mardochée.
M. Winckler, dont M. Zimmern adopte les idées (1), a calculé que,
d'après le Livre d'Esther, la domination d'Haman doit avoir duré
quelque chose comme 180 jours ; or, 180 jours, c'est une demi-
(1) Op. cit., p. 519.
LE PROLOGUE-CADRE DES MILLE ET UXE NUITS 347
année, et c'est au bout de ce semestre d'hiver qu'Haman est pendu,
« genre de mort caractéristique pour le héros solaire v (eine fur den
Sonnenheros charakleristische Todesarl) : il est, en effet. — avons-
nous bien compris ? — accroché à une potence comme une lanterne.,
du ciel.
Aspice Pierrot pendu
Quod librum n'a pas rendu...
En griffonnant ces rimes et le reste sur leurs livres de classe
au-dessous d'un bonhomme hiéroglyphique au gibet, nos petits
écoliers d'autrefois ne se doutaient guère que. dans cette pendaison
du blanc Pierrot, ils exprimaient un mythe solaire.
CONCLUSION
Il nous semble que nous nous sommes arrêté assez longtemps sur
toutes ces imaginations et que le moment est venu où l'on peut
conclure.
Nous n'avons nullement examiné, dans ce travail, la question de
savoir si le Livre d'Eslher est historique ou non : nous sommes
folkloriste et non exégète. Nous nous sommes borné à contrôler
certaines thèses en faveur, qui touchent au folk-lore ; nous avons
vérifié ce qui, jusqu'à présent, dans le monde savant, passait de
main en main comme de l'or du meilleur aloi ou plutôt comme ces
valeurs fiduciaires de premier ordre dont on ne songe pas à discuter
les garanties.
Esther était la Shéhérazade des Mille et une Nuits, à moins
qu'elle ne fût la déesse Ishtar, ou la Phédyme d'Hérodote, ou tout
cela à la fois. Avant d'accepter cette monnaie courante, nous avons
regardé de près : on a vu ce qui est résulté de nos vérifications.
Et maintenant y aurait-il à s'étonner grandement si quelque jour
un historien novateur allait découvrir qu'Esther serait... Esther ?
ETUDE DE FOLIv-LORE COMPARÉ
Le Conte
de " la Chaudière bouillante et la feinte Maladresse "
dans rinde et hors de Flnde
Extrait de la Revue des Traditions populaires
(janvier-avril 1910)
Le crâne qui rit et la chaudière bouillante (conte littéraire indien ; contes oraux
de l'Inde et de l'île de Zanzibar). — La feinte maladresse. — Le coup de sabre. —
Le Grand roi Vikraniàditya, le yoghi et Vagnikounda. — La circumambulation
rituelle. — Les deux formes du thème réunies dans un conte du Tibet. — Un petit
conte portugais. — La chaudière se transforme en four mobile (Inde) ; puis en four
fixe avec ou sans pelle à four (Tatars de la Sibérie méridionale, pays européens,
Maroc). — Vikramâditya et Hœnsel et Greihel. — Contes de cette famille où la
feinte maladresse est remplacée par d'autres ruses. — Finette Cendron, de M'"^ d'Aul-
noy, et la Cendrillon annamite. — Un conte de Tripoli de Barbarie et le Petit
Poucet de Perrault. — Le héros, qui doit être mangé, fait manger à l'ogre ou à
l'ogresse leur propre fille (Inde, Tatars de Sibérie, Russie, pays Scandinaves, pays
de la côte africaine barbaresque). • — ■ Réflexions du chat dans l'Inde, chez les Ka-
byles et en Sicile ; du corbeau dans l'Annam. — Le festin d'Atrée. — - Le cœur
mangé, dans la légende du châtelain de Coucy et dans un récit indien du Pendjab.
— La feinte maladresse de Polichinelle avec le bourreau : Guignol et le vieux
Somadeva de Cachemire. — Etc.
Dans un conte indien appartenant à une très intéressante recen-
sion du célèbre recueil Les Trente-deux Récits du Trône ( Sinhâsana-
dvâlrinqiJiâ), recension qui nous a été conservée par des traductions
persanes de la fin du xvi^ siècle et du commencement du xvii^,
nous rencontrons l'épisode suivant (1) :
(1) Nous reviendrons, dans un livre en préparation dont le présent travail doit
former un chapitre, sur ces traductions persanes des Trente-deux Récits du Trône.
Toutes ont été faites dans l'Inde à la cour de ces Grands Mogols où le persan était
850 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Le ràdjà \ iknuuàditya (l), s'élaiil mis en roule |)oiir aller conquérir la
niain d'une certaine reine, arrive à une grande plaine, jonchée de crânes
humains. Et, tandis qu'il traverse cette plaine, l'un des crânes, l'apercevant,
éclate de rire. « Pourquoi ris-tu ? » dit le ràdjà. — « Je ris en pensant que,
dans quelques heures, ton crâne viendra tenir compagnie aux nôtres. »
Le crâne raconte alors q^ue près de là est un dii> (sorte de démon, de génie
plus ou moins malfaisant) sous l'apparence d'un i^oghi (ascète mendiant
indien, adorateur de Siva). 11 attire les voyageurs et leur dit de tourner
trois fois autour d'une chaudière d'huile bouillante, ajoutant qu'alors il
leur montrera des choses extraordinaires. Et, pendant que le voyageur
tourne, le dii> le jette dans la cliaudière et ensuite le dévore, ne laissant que
le crâne. Celui qui parle était, lui aussi, fils de dii' (divzad) : il n'en a pas
moins été trompé, ainsi que trois autres fils de dU>, ses compagnons. Pour
éviter cette embûche, il faudra que le ràdjà demande au prétendu yoghl
comment on doit faire : pendant que celui-ci, pour le montrer, tournera
autour de la chaudière, le ràdjà l'empoignera et le jettera dedans. Alors
Vikramâditya prendra un peu de l'huile bouillante et en aspergera les
crânes des quatre divs, qui seront rendus à la vie.
Vikramâditya lait ainsi périr le yoghi et ressuscite les quatre divs. Ceux-ci
lui promettent d'apparaître chaque fois qu'il les appellera par la pensée et
de lui obéir en toutes choses. Etc. (2).
a langue officielle : la première en date fut entreprise, en 1574, par ordre du célèbre
Akbar. Les auteurs de ces traductions ont eu sous les yeux une recension particu-
lière de l'ouvrage indien, recension aujourd'hui disparue. Nous montrerons ulté-
rieurement la parenté de cette recension avec celle que reflète une version tibétano-
mongole, du même recueil. — Une de ces traductions persanes a été mise en fran-
çais par le baron Lescallier, d'après un manuscrit de la Bibliothèque Impériale,
aujourd'hui Nationale (Supplément persan, 936), sous le titre de : Le Trône en-
chanté (New- York, 1817).
(1) Vikramâditya est un personnage historique, qui régnait, au 1*^ siècle avant
notre ère, dans le Màlava (actuellement État indigène de l'Inde centrale) et à qui
les conteurs indiens attribuent toute sorte d'aventures fantastiques.
(2) Nous avions d'abord fait notre résumé de cet épisode d'après la traduction
de Lescallier, mentionnée dans la note précédente. Au dernier moment, nous nous
sommes demandé comment ce traducteur, si sujet à caution, s'était comporté en
cet endroit à l'égard de son texte. Pour le savoir, nous nous sommes adressé à'un
orientaHste de haute compétence en tout ce qui touche le persan, M. E. Blochet,
bibliothécaire au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, et
notre obligeant ami a pris la peine de nous donner une traduction littérale de ce
passage. Somme toute, la traduction de Lescallier, ici (I, p. 177 seq.), est suffisam-
ment fidèle pour l'ensemble, et nous n'avons eu à faire que des corrections de détail.
Ainsi, dans Lescallier, le crâne « se met à sourire », ce que, même dans le fantas-
tique, on a de la peine à se représenter, tandis que le texte persan le fait « éclater
de rire », et ce sont ces éclats de rire qui attirent l'attention du râdjâ ; ainsi encore
la ^ chaudière de poix bouillante » de Lescallier est, en réalité, comme nous nous en
doutions, cette chaudière d'huile bouillante, classique dans l'Inde. M. Blochet nous
fait remarquer que l'auteur de la version persane exprime le mot huile tantôt par
un mot persan (rogiian), tantôt par un mot hindoustani (tel), qu'il a conservé du
texte qu'il traduisait. C'est là un indice de plus que les traductions persanes des
Trente-deux liécits du Trône, datant de l'époque des Grands Mogols, ont été faites,
non point sur un texte sanscrit, mais sur un texte en langue vulgaire. Mais nous
n'avons pas k traiter présentement cette question.
ETUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 351
Qu'on noujî permette d'abord une réflexion générale.
Il nous semble que, si l'on veut se mettre en état de résoudre ou
même simplement de poser, — non point par un recours exclusif à la
conjecture ou par un appel à l'a priori, mais d'accord avec les
faits, — les- diverses questions se rapportant à l'existence, dans
tant de pays, d'un même répertoire de contes populaires, il y aura
quelque profit à suivre avec nous, en ses multiples ramifications,
le thème principal de cette aventure du râdjâ indien, le thème de
La Chaudière bouillanle et la Feinle maladresse.
Nous commencerons naturellement par ce qui est le plus voisin
du récit pcrsano-indien.
§ 1
LE CRANE on RIT ET LA CHAUDIÈRE BOUILLANTE
En 1875, un orientaliste russe, M. Minaef, recueillait chez les
Kamaoniens, tribus montagnardes indiennes de la région de l'Hima-
laya, des contes que plus tard il publiait en russe (1). Cette précieuse
collection, nous avons pu autrefois, grâce à un traducteur bénévole,
notre regretté ami le R. P. Martinov, S. J., la mettre largement à
profit dans les remarques de nos Contes populaires de Lorraine (2).
Nous y avons donné notamment (tome I, p. 149) tout l'ensemble du
conte no 46. Aujourd'hui, nous ne citerons, de ce conte, que ce qui se
rapporte au thème que nous avons à examiner :
Un jeune prince, qu'un i/oghi s'est fait promettre par un roi dès avant
qu'il fût né, a été emmené, au jour dit, par le yoghî, qui lui fait voir toutes
ses richesses, sauf une chambre. " Un jour que le yoghî était sorti, le jeune
prince ouvrit la chambre défendue, et il la vit remplie d'ossements : il
comprit que le yoghî était un ogre. Et les ossements, en le voyant, se mirent
d'abord à rire, puis à pleurer. Le prince leur ayant demandé pourquoi,
ils répondirent : « Tu auras le même sort que nous. — Mais y a-t-il quelque
moyen de me sauver ? — Oui, dirent les ossements, il y en a un. Quand le
yoghî apportera du bois et fera un grand feu, quand il mettra dessus un
chaudron plein d'huile, et qu'il te dira : Marche autour, tu lui répondras :
Je ne sais pas marcher ainsi ; montre-moi comment il faut faire. Et, quand
il commencera à marcher autour de la chaudière, tu lui casseras la tète et
tu le jetteras dans l'huile bouillante. Il en sortira deux abeilles, l'une rouge
et l'autre noire. Tu tueras la rouge et tu jetteras la noire dans la chaudière. »
(1) Minaef : Indiïskia Skaski y Legendy (Saint-Pétersbourg, 1877).
(2) Emmanuel Cosquin : Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes
des autres provinces de France et des pays étrangers. Paris, 1886, Librairie Vieweg
(actuellement Honoré Champion), 2 vol.
352 ÉTUDES FOLKLOUIQUEJ;
C'est ce que Ut le prince. En s'en relournanl à la maison, il trouva sur la
route une calebasse remplie d'amrta (eau d'immortalité). Il en arrosa les
ossements, lesquels revinrent à la vie et formèrent une armée...
Qu'on rapproche ce conte populaire indien, actuellement vivant,
de l'aventure de Vikraniâditya avec le yoghî ; c'est liien. d'un côté
et de l'autre, malgré une introduction différente, le même thème,
traité pareillement : rire du crâne (ou des ossements), conseil donné
par eux au héros ; chaudière bouillante, feinte maladresse, vie rendue
aux victimes du yoghî.
Ce qu'il y a d'un peu dissemblable dans les deux récits s'explique
facilement. Ainsi, les deux abeilles du conte oral sont une infillra-
lion d'un autre thème dont nous avons dit quelques mots dans not^
Coules populaires de Lorraine (remarques du n'' 15, tome I, pp. 176-
177) ; nous y avons indiqué notamment deux contes indiens du
Bengale, où l'âme, la vie de râkshasas (ogres) est cachée dans
deux abeilles, enfermées elles-mêmes dans divers objets s'emboî-
tant l'un dans l'autre : si l'on peut saisir les deux abeilles et les
écraser, les râkshasas périront.
Tout contre l'Inde proprement dite, chez les populations parlant
le bélolchi, la langue du Béloutchistan, et habitant la contrée mon-
tagneuse à l'ouest de la vallée de l' Indus et les plaines de cette même
vallée que l'on connaît sous le nom de Déradjât (actuellement
rattachées à la province indienne du Peiïdjab), un fonctionnaire
anglais, M. L. Dames, a recueilli, entre autres, un conte qui pré-
sente une forme affaiblie du même thème (l). Pas de crâne, pas
d'ossements qui mettent le prince en garde contre le fakir (ici, un
fakir remplace le yoghî). Et quand, à plusieurs reprises, le fakir dit
au prince : « Tourne autour de la chaudière, mon disciple », c'est de
sa propre et personnelle inspiration que le prince répond obstiné-
ment : « Le maître d'abord ; le disciple ensuite ! » Puis, le fakir se
lançant sur lui pour le saisir, le prince l'empoigne et le jette dans
l'huile bouillante.
C'est probablement par l'intermédiaire des Arabes que notre
conte est parvenu chez les Souahili de l'île africaine de Zanzibar,
population issue d'un mélange d'Arabes avec les nègres de la
(1) Ce conte a été publié, au commencement de 1892, dans les Indian Fainj liâtes
de M. Joseph Jacobs, avant les autres contes béhichi que M. L. Dames a donnés
à la revue Folk-Lore en décembre 1892 et juin 1893. — Voir, pour la région où tous
ces contes ont été recueillis, la même revue (septembre 1902, p. 252).
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 353
région (1). Ici, certains traits de la forme primitive, bien que peu
nets, sont moins effacés que dans le conte bélotchi. Les crânes
liumains que le fils du sultan trouve dans une des chambres du
mauvais génie sont certainement un souvenir du crâne qui rit dans
le conte de l'Inde ; mais ce ne sont pas ces crânes qui conseillent le
jeune homme ; c'est un cheval, seul être que le mauvais génie ait
laissé vivant dans la maison. C'est ce cheval qui dit au prince de
répondre : « Je ne sais pas faire cela », toutes les fois que le mauvais
génie lui commandera de faire une chose ou l'autre. Finalement,
le mauvais génie met sur le feu un grand chaudron rempli de beurre
fondu fghî), et, quand le beurre est bouillant, il dispose une corde
d'une certaine façon près de la chaudière et dit au prince : « Lève-
toi et viens jouer. » A quoi le prince, instruit d'avance par le cheval
de ce qui doit se passer, répond : « Je ne connais pas ce jeu ; montre-
moi comment on s'y prend. » Et, pendant que le mauvais génie est
en train de le lui montrer, le prince le pousse dans la chaudière de
beurre bouillant.
Dans ce conte souahili, c'est une infiltration d'un autre thème
qui a introduit le cheval dont les sages conseils sauvent le héros.
Nous renverrons, pour ce thème, aux remarques de notre conte de
Lorraine n° 12, Le Prince et son Cheval.
Les contes que nous venons de résumer ont le même encadrement
et forment ains'i un même groupe. Un conte oral indien de Srinagar
(province de Cachemire) encadre notre thème d'une façon toute
différente (2) :
Quatre princes doivent veiller successivement toute une nuit. Quand vient
le tour du quatrième, il voit passer un djinn (génie), emportant la fille d'un
roi : il suit le monstre. Celui-ci dépose la princesse en dehors de la ville et,
après lui avoir ordonné de ne pas s'éloigner, il s'en va vers une forêt voisine.
Le prince, soupçonnant de mauvais desseins, dit à la princesse de changer
de vêtements avec lui et de s'enfuir. Bientôt le djinn revient, apportant
une grande chaudière pleine d'huile et du feu. Quand l'huile commence à
bouillir, il dit à la princesse (c'est-à-dire au prince déguisé) de marcher
autour de la chaudière ; mais la prétendue princesse répond qu'elle ne sait
pas comment on fait. Le djinn lui dit que ce n'est pas bien difficile et, pour
(1) E. Steere : Swahili Taies (Londres, 1870), p. 381. Pour l'ensemble de ce
conte souahili, ensemble qui est le même, ou à peu près, que celui des contes kamao-
nien et bélotchi, voir nos Contes populaires de Lorraine (I, pp. 145-146).
(2) J. HiNTON Knowles : Folk-tales of Kashmir (Londres, 1888), p. 334.
23
354 ÉTUDES FOLKLORIQUES
lui donner l'exemple, il fait plusieurs fois le tour de la chaudière. Alors le
prince, sans hésiter, pousse le dijnn dans la chaudière bouillante, où il périt.
On a remarqué qu'ici, comme dans le conte béloichi, c'est par sa
propre sagacité et non grâce aux avis d 'autrui que le prince pénètre
les desseins de l'être malfaisant.
§2
LES CRANES QUI RIENT ET LE COUP DE SABRE
LE RITE DE LA CIRCUMAMBULATION
Le trait du crâne qui rit reparaît bien nettement dans deux contes
oraux de l'Inde, l'un du Bengale, l'autre des « Provinces Nord-
Ouest « (district de Mirzâpour) (1), tous deux se rattachant au même
thème général que le groupe de contes qui a été étudié plus haut.
Mais le trait de la chaudière bouillante y est remplacé par un autre
trait.
Du conte bengalais, dont on trouvera tout l'ensemble résumé dans
les remarques de notre conte lorrain n» 5 (tome I, p. 80), nous
n'avons à examiner ici que la dernière partie, qui est amenée de la
manière suivante :
Pendant que le prince est chez le yoghî, il se laisse entraîner, à la chasse,
dans une région que le yoghî lui avait dit d'éviter, et il tombe entre les
griffes d'une râkshasi (ogresse). Son frère cadet le délivre, et la râkshasî,
pour sauver sa vie, révèle aux deux jeunes gens que le yoghî a de mauvais
desseins contre l'aîné : déjà il a sacrifié à la sanglante déesse Kâlî six vic-
times humaines ; le prince sera la septième : alors le yoghî atteindra l'état
de « perfection ». Que le prince entre au plus tôt dans le temple de Kâlî,
et il verra si ce qui lui est dit est vrai.
Le dénouement de cette aventure, que, dans nos Conles de Lor-
raine, nous n'avons fait qu'indiquer d'un mot, est celui-ci :
Le prince se rend immédiatement au temple de Kâlî et, y étant entré, il
voit dans des niches six crânes qui, à son arrivée, rient d'un rire sinistre.
11 les interroge et reçoit leurs conseils. Puis, quand le yoghî l'amène devant
la déesse et lui dit de se prosterner, le jeune homme répond qu'en sa qualité
de prince il ne s'est jamais prosterné devant personne, et prie le yoghî de
lui montrer comment on fait. Le yoghî se prosterne, et aussitôt le prince lui
tranche la tête, rendant du coup la vie aux six crânes.
Dans le conte de l'Inde septentrionale, ce n'est pas dans le temple
(1) LalBeyari Day : Folk-tales of Bengal {Londres, \BS3), n° 13, pp. 194-196. —
I\'orth Indian Notes and Queries, juin 1893, p. 51, col. 2.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 355
de Kâli que le prince voit les crânes qui rient ; c'est dans une des
chambres où le sâdhou (1) lui avait défendu d'entrer :
Et les crânes disent au prince : « Quand le sâdhou reviendra, il te dira de
marcher tout autour de l'image de la déesse et de t'incliner devant elle.
Pendant que tu t'inclineras, il te tranchera la tête avec son sabre. Tu n'as
qu'une chance de salut : quand le sâdhou te dira de t'incliner, demande-lui
de te montrer comment il faut faire ; alors, tranche-lui la tête. Ensuite
ouvre la quatrième chambre, tu y trouveras un pot d'eau d'immortalité
(amrita). Bois-en un peu et asperge-nous en. Tu deviendras immortel, et
nos têtes se réuniront à nos corps. »
Le passage relatif à 1' « eau d'immortalité », qui figurait déjà dans
le conte indien du Kamaon, est plus net ici.
Cette histoire, — moins les crânes qui rient, — forme la conclu-
sion du vieux conte indien dans lequel l'auteur de la Veiâla-pantcha-
vinçati a encadré les « Vingt-cinq histoires » racontées par son
Vampire (V étala).
Donnons d'abord, pour l'intelligence du récit, la première partie
de cet étrange conte-cadre :
Un ascète mendiant, un yoghî magicien, a besoin, pour ses incantations,
d'un cadavre qui est pendu à un certain arbre. L'intrépide roi Vikramâditya,
— celui que nous avons déjà rencontré plus haut — promet par générosité
à ce yoghi de lui procurer ce cadavre, entreprise difficile, durant laquelle
le roi ne doit pas prononcer une seule parole : autrement le cadavre lui
échapperait et retournerait aussitôt à son arbre. A peine Vikramâditya a-t-il
chargé le cadavre sur ses épaules, qu'un véiâla, une sorte de vampire qui
s'est logé dans le corps du mort, se met à raconter une histoire, à la fm de
laquelle il adresse au roi une question se rapportant au dénouement. Vikra-
mâditya se laisse entraîner à répondre, et le cadavre retourne à l'arbre. —
Cette aventure se reproduit encore vingt-trois fois. A la vingt-cinquième,
Vikramâditya garde obstinément le silence, et le charme est rompu.
Voici maintenant la conclusion en question, oij, comme dans le
conte oral du Bengale, c'est un être malfaisant, — ici le vélâla, —
qui met en garde le héros contre le yoghî magicien :
Voyant qu'il ne peut tirer de Vikramâditya une parole, le vétâla lui dit
que le yoghî veut le prendre, lui, Vikramâditya, pour victime d'un sacrifice
humain, et il lui indique le moyen de déjouer ses mauvais desseins.
Quand Vikramâditya apporte au yoghî le cadavre que le vétâla vient
(1) Sâdhou, (■ bon, vénérable », se dit, dans l'Inde, de ceux qui ont renoncé au
monde. C'est le terme général pour les ascètes itinérants hindous.
356 ÉTUDES FOLKLORIQUES
d'abandonner, le yoghî, par ses conjurations, rappelle le vétâla, et, après
l'avoir adoré, il dit au roi de se prosterner tout de son long ( les « huit mem-
bres » contre terre, selon l'expression sanscrite) devant le « souverain des
incantations », et le roi obtiendra tout ce que son cœur désire. Vikramâditya
répond : c Je ne sais pas comment faire ; montre-le moi d'abord, et je ferai
comme toi. » Le yoghî se prosterne, et aussitôt le roi, d'un coup de sabre, lui
tranche la tête.
Une variante de cette aventure de Vikramâditya présente,
d'après Albrecht Weber {Indische Sludien, t. XV, 1878, pp. 211,
215-216, 239), un trait particulier, qu'il ne faut pas négliger de
relever (1). Ce n'est pas devant le vétâla que Vikramâditya doit
faire l'acte d'adoration ; c'est devant un agnikoiinda (littéralement
« un creux, un bassin à feu «), c'est-à-dire devant un brasier, qui est
ici un brasier sacré. Il faudra, dit le yoghî, qu'après avoir « tourné
par la droite autour de V agnikounda », le roi « se prosterne comme un
bâton », c'est-à-dire s'allonge à plat. (Suit la feinte ignorance, et le
coup de sabre qui tranche la tête du yoghî.)
Ce rite qui consiste à tourner autour d'un objet, de façon qu'on
l'ait toujours à sa droite, figure plus d'une fois dans les récits
indiens. Dans VOcéan des Fleuves de Contes, ce livre versifié au
xi^ siècle par Somadeva de Cachemire, tantôt c'est autour d'un
dieu (trad. anglaise de Tawney, I, p. 108) ou de son image (II, p. 83)
que l'on tourne ainsi ; tantôt c'est autour d'un arbre où réside une
divinité (II, p. 365) ; tantôt, — et ceci nous intéresse particulière-
ment, — c'est autour du « feu sacré » (I, p. 400) ou autour d'un simple
feu (II, p. 435) ; dans l'un et l'autre cas, comme cérémonie prescrite
pour un mariage (2).
Il est naturel de se demander si ce n'est pas directement du feu
sacré et de la circumambulation rituelle que procède la chaudière
bouillante autour de laquelle le héros de plusieurs des contes
ci-dessus doit tourner et dans laquelle il jette le yoghî ou le fakir.
Une légende indienne du Pendjab, récemment publiée, a fait de
cette conjecture une certitude (3) :
(1) Cette variante se rencontre, non pas dans des manuscritsdes Vingt-cinq
Récits d'un Vétâla, mais dans des manuscrits des Trente-deux Récits du Trône, où
elle est racontée par une des trente-deux statues (par la trente et unième, dans un
manuscrit que R. Roth a sommairement analysé autrefois : Journal Asiatique,
septembre-octobre 1845, pp. 278 seq. ).
(2) Kathd Sarit Sàgara, translated by C. H. Tawney (Calcutta, 1880-1884), 2 vol.
(3) Ch. SwYNNERTON : Romantic Taies front the Pandjah (Westminster, 1903)
^- Story VII du cycle d'aventures du héros local le Râdjâ Rasàluu, pp. 223 seq.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 357
Le Râdjâ Rasâlou, après avoir tué plusieurs géants-ogres (râkshasas),
entre dans leur château, où il trouve une râkshasî. Il feint de consentir à
l'épouser ; puis il dit : « Faisons les choses selon les règles : mettons la
chaudière sur le feu ; remplissons-la d'huile et marchons sept fois tout
autour. De cette façon, les rites du mariage seront accomplis. » Pendant
qu'ils tournent ensemble autour du feu. Rasâlou empoigne l'ogresse et la
jette dans la chaudière bouillante.
Ainsi, dans cette légende du Pendjab, la circumambulaiion autour
d'un feu a lieu à l'occasion d'un mariage, comme dans Somadeva ;
mais le râdjâ profite de l'ignorance de l'ogresse au sujet du rituel
hindou, pour mettre sur le feu une chaudière remplie d'huile ; ce qui
lui rendra plus facile le coup qu'il médite.
Ici la circumambulation est parfaitement motivée. Il n'en est pas
de même dans les contes cités plus haut, où la chaudière bouillante
remplace aussi le brasier sacré : dans ces contes, en effet, tout ce
qu'il y avait de rituel à l'origine dans cette circumambulation s'est
complètement effacé, et l'ordre du yoghî ou du fakir ne s'explique
pas et paraît tout à fait arbitraire, « Marche autour de la chau-
dière », dit simplement le yoghî du conte indien du Kamaon.
« Tourne autour », dit le fakir du conte bélotchi. — Dans la traduc-
tion persane des Trente-deux Récits du Trône, l'explication donnée
par le yoghî montre que le moindre souvenir du rite primitif a
disparu. Le yoghî, dit cette traduction, « attire les voyageurs et
leur dit de faire trois tours autour d'une chaudière bouillante et
il leur montrera des choses extraordinaires ». — Dans le conte souahili,
c'est à un « jeu » près de la chaudière que le mauvais génie convie
le prince qu'il a l'intention de jeter dans le beurre bouillant.
Un très intéressant conte oral, recueilli tout récemment dans le
Tibet par le capitaine W.-F. O'Connor, Secrétaire et Interprète de
la Mission britannique envoyée à Lhassa en 1904, n'a pas davantage
conscience du sens primitif de la circumambulation. Dans ce
conte (1), un ogre, qui s'est déguisé en « saint lama », vient, comme
dans le groupe de contes examiné plus haut (indien du Kamaon,
bélotchi, souahili), réclamer au roi un des trois fils qu'il lui a fait
avoir et il emmène le jeune prince dans son château :
Là, il lui ordonne de tourner trois fois autour d'un grand poêle (a great
stove) qui se trouve au milieu de la cuisine : l'ogre pourra ainsi saisir l'occa-
sion de tuer le prince en le frappant par derrière. Mais le prince, se confor-
mant aux instructions que, dans le château même de l'ogre, il a reçues
(1) Capt. W.-F. O'GoNNOR : Folk Taies from Tibet (Londres, 1906), pp. 103 seq.
358 ÉTUDES FOLKLORIQUES
d'une femme, réveillée par lui d'un sommeil magique (1), dit à l'ogre : « 11
fait si obscur ici ! Ayez donc la bonté de vous mettre devant moi et de me
montrer le chemin. » De sorte que l'ogre ne peut lui faire de mal. — Ensuite,
l'ogre s'assied sur son trône et dit au prince de se prosterner trois fois
devant lui : pendant que le prince sera la face contre terre, l'ogre le tuera.
Le prince lui répond qu'en sa qualité de prince il ne s'est jamais prosterné
devant personne : o Mais si vous me montrez comment on s'y prend, je ferai
de mon mieux. » Quand la tète de l'ogre touche la terre pour la troisième
fois, le prince la lui tranche d'un coup de sabre.
ïl est remarquable que les deux formes indiennes de ce thème, —
circumambulation autour de la chaudière (remplacée ici très gau-
chement par un poêle) et prosternement, — se trouvent réunies
dans ce conte tibétain, provenant très certainement de l'Inde,
et peut-être apporté au Tibet par voie littéraire, comme tant
d'autres contes indiens.
M. Ta\vney, dans les remarques de sa traduction de Somadeva
(I, pp. 98-99 et 573), cite des érudits qui estiment que ce rite de la
circumambulalion n'est point spécial à l'Inde : chez les Grecs et les
Romains, on aurait aussi fait des circumambulations autour d'un
objet sacré, tenu constamment à main droite. Des paysans écossais
auraient été vus tournant de cette façon autour de leur église, après
un mariage.
Nous n'avons pas ici à vérifier ces faits, si curieux qu'ils puissent
être ; car, fussent-ils cent fois reconnus exacts, cela n'apporterait
même pas un commencement de solution au problème que pose
l'existence des mêmes contes populaires dans tant de pays.
Au point de vue où nous nous plaçons, peu importe que la circum-
ambulation, telle qu'elle a été décrite, soit ou non un rite se ren-
contrant dans divers pays. Ce qu'il s'agit d'envisager, c'est, —
comme nous sommes en train de le faire, — la combinaison de ce
trait de la circumambulation avec d'autres traits bien caractérisés :
le trait de la feinte maladresse et aussi le trait de la chaudière bouil-
lante ou du coup de sabre, combinaison qui certainement est beau-
coup trop particulière pour avoir pu se faire à la fois dans plusieurs
pays, même si ces pays avaient tous, à un moment donné, pratiqué
la circumambulation rituelle.
(1) Cette femme conseille ici le prince, comme le cheval conseille le héros du
conte souahili.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 359
Du reste, dans notre Occident, cette combinaison ne se rencontre
guère. Nous ne connaissons, — pour le moment, — qu'un seul
conte, un conte portugais, où elle ait laissé sa trace, et, ce conte
portugais, il faut, pour en avoir la forme pure, l'aller chercher non
dans le Portugal même (où les spécimens qui en ont été recueillis
jusqu'à présent sont altérés), mais dans la grande colonie portugaise
du Brésil, où il a été apporté jadis de la mère patrie, avec tout un
répertoire de contes nationaux.
Dans le conte en question, qui a été trouvé à Rio de Janeiro et à
Sergipe (1), le petit Jean et la petite Marie, que leur père a menés
perdre dans la forêt (même thème que celui du Pelit Poucet, de
Perrault, et de bien d'autres contes), arrivent chez une vieille sor-
cière qui les enferme et les met à l'engrais.
Le jour où elle veut les manger, elle les envoie couper du bois pour faire
un « feu de joie » (fogueira), autour duquel elle leur dit de danser : son des-
sein est de pousser les enfants dans une chaudière d'eau bouillante, qui
est sur le feu. Sur le conseil de Notre-Dame, qu'ils rencontrent, les enfants
répondent à la vieille : « Dansez d'abord, pour que nous sachions comment il
faut danser. » Et pendant que la vieille danse, ils la poussent dans le brasier.
Ce « feu de joie », autour duquel il faut danser, rappelle singuliè-
rement le brasier sacré [Vagnikoiinda) et la chaudière de l'Inde,
autour desquels il faut tourner ; de plus, la chaudière elle-même, —
bien que le conteur l'ait oubliée à la fin, — se retrouve, outre le
brasier, dans ce conte très intéressant et jusqu'à présent unique,
pour son état -de conservation relative, parmi les contes européens
analogues dont nous avons connaissance.
Dans les contes, identiques pour le fond au conte brésilien, qui
ont été recueillis dans le Portugal même, à Coïmbre et à Airao, —
et aussi dans l'Estramadure espagnole, à Zafra (province de Bada-
joz), — notre épisode a été complètement défiguré par une malen-
contreuse combinaison avec une autre forme du même thème.
Plus de chaudière ; c'est dans un four, un four de boulanger, que la
vieille veut faire cuire les enfants, comme dans un autre groupe de
contes de la même famille, que nous aurons à examiner ; mais le
trait de la danse subsiste toujours. Seulement, — et ici le grotesque
le dispute à l'invraisemblable, — quand la vieille est pour enfour-
ner les enfants, c'est sur la pelle à four qu'elle leur dit de danser (2).
(1) S. RoMERO : Contos populares do Brazil (Lisbonne, 1885), n° 23.
(2) A. CoELHO : Contos populares portuguez^s {Lisbonne, 1879), n" 28. — •
Th. Braga : Contos tradicionaes do povo portuguez (Porto, sans date), I, p. 125. —
360 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Il est curieux de noter que tel conteur portugais, à qui le conte
défiguré était arrivé par tradition, a cherché à le rendre un peu plus
acceptable. La conscience professionnelle (si l'on peut employer ici
ce style grave) empêchait ce conteur de supprimer le trait de la
danse ; voici comment il l'a arrangé : Quand la vieille sorcière a fini
de chaufTer le four, elle le balaie soigneusement et dit aux deux
enfants : « Asseyez-vous sur la pelle à four, mes petits chéris, que
je voie comme vous dansez (sic) gentiment dans te four. » Les enfants
répondent : « Asseyez-vous y vous-même, petite grand'mère, que
nous vous voyions d'abord danser dans le four. » La sorcière s'assied
sur la pelle, pour les engager à faire de même ; mais les enfants
l'enfournent.
D'une absurdité, l'arrangeur est tombé, comme on le voit, dans
une invraisemblance qui, même dans le domaine des contes, dépasse
les bornes (1).
Ce four, cette pelle à four, voyons-les maintenant dans des contes
où ne s'est pas faite la maladroite combinaison qui rend absurde le
conte hispano-portugais.
§ 3
CHAUDIÈRE BOUILLANTE ET FOUR ARDENT
a)
Four mobile
De la chaudière, on est passé, dans l'Inde même, à un four qui
n'est pas notre four de boulanger, à un four mobile, dont l'extérieur
n'est pas sans ressemblance avec la chaudière.
Les contes indiens où figure ce four portatif étant apparentés aux
thèmes que nous examinons, nous allons donner, comme spécimen,
le résumé d'un conte recueilli près de Srinagar, dans le pays de
Cachemire (2) :
S. H. DE SoTO : Cuentos populares recogidos en Eitremadura [Tome X de la Biblio-
teca de las Tradiciones espanolas]. (Madrid, 1886), n° 22.
(1) CoNSicLiERi Pedroso : Portuguese Folk-tales, p. 59 seq. [Dans les Publica-
tions of the Folk-Lore Society, tome IX. Londres, 1882]. — Le pays où ce conte a été
recueilli en Portugal n'est pas indiqué.
(2) Steel et Temple : Wide-Awake Slories (Londres, 1884), pp. 193-194.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 361
Un roi a, sans le savoir, épousé un serpent, qui a pris la forme d'une belle
femme. Un yoghî lui révèle ce qu'est la reine, et lui donne le moyen de
s'assurer qu'il dit vrai. Sur le conseil de ce même yoghî, le roi fait fabriquer
un four mobile de métal (sorte de four de campagne) très solide, muni d'un
fort couvercle et d'une lourde serrure. Ce four, qui se chauffe par l'extérieur,
est installé dans un coin du jardin et assujetti au sol par des chaînes de fer.
Alors le roi emmène sa femme au jardin et lui dit qu'ils vont s'amuser à
préparer l«ur repas. Le roi se charge de faire le pain ; mais il s'y prend
maladroitement, et il demande à sa femme de le remplacer. Pendant qu'elle
se baisse au-dessus de l'ouverture du four pour retourner les pains, le roi,
saisissant l'occasion, la pousse dans le four, fortement chauffé, abaisse
brusquement le couvercle et le ferme à double tour. Le serpent se débat
furieusement, mais le four résiste ; le roi et le yoghî entassent les bûches
sur le feu tout autour du four, et le serpent est réduit en cendres.
Sans doute, ce conte est très difîérent de ceux dont nous venons
de nous occuper ; il n'en a pas moins en commun avec eux les élé-
ments suivants : avertissement donné au sujet d'un être malfai-
sant ; maladresse (probablement feinte) ; être malfaisant poussé
dans le feu.
La même histoire se raconte, toujours dans l'Inde, à Mirzâpour
(« Provinces Nord-Ouest »). Là, au lieu d'une femme-serpent, c'est
un mauvais esprit (khahls) que le roi a épousé et qu'il pousse dans
le four mobile, on ne voit pas de quelle façon (1).
Dans son Introduction au Panlschatantra (I, p. 256), Benfey, qui
ne pouvait, en 1859, connaître les deux contes indiens, donne le
résumé d'un conte qui offre la plus grande ressemblance avec ceux-
ci, et qu'un voyageur allemand, le baron de Haxthausen, a publié,
en 1856, dans son ouvrage Transkaukasia (I, p. 125). C'est en
Arménie, sous la dictée de son guide et interprète Pierre Neu,
Wurtembergeois de naissance, ancien interprète du prince-héritier
de Perse et répertoire vivant de contes de tous pays, que M. de
Haxthausen a écrit ce conte, évidemment oriental ; mais malheu-
reusement Pierre Neu ne paraît pas avoir dit où il l'avait entendu
ni de qui il le tenait. Notons pourtant que le fakir qui donne des
conseils au roi est appelé un « fakir indien » et que, dans ce conte
d'origine inconnue, comme dans le conte indien du pays de Cache-
mire, les cendres du serpent ont la propriété de changer en or tout
ce qu'elles touchent.
(1) North Indian Noies and Queries, février 1894, n° 414,
362 ÉTUDES FOLKLORIQUES
b)
FOUR FIXE ET PELLE A FOUR
Chaudière d'abord, puis four mobile Voici maintenant le four
fixe, notre four de boulanger, par exemple dans le conte'hessois de
Hœnsel et Grelhel (1) :
Le petit Hcensel et sa sœur Gretliel sont retenus chez une vieille sorcière»
qui veut les manger : Hœnsel sera bouilli dans une chaudière ; Gretheb
rôtie dans le four. Après avoir allumé le feu dans le four, la sorcière dit à
Grethel de s'y glisser, pour voir s'il est bien chaufïé. Mais Grethel feint de
ne pas savoir comment y entrer, et la sorcière, pour lui montrer que l'ou-
verture est assez large, avance la tète dans le four. Alors Grethel, d'un bon
coup, pousse la sorcière dans le four, ferme la porte de fer, et la sorcière
périt misérablement.
Le four, ici, remplace la chaudière des contes indiens, comme
dans les contes hispano-portugais cités plus haut ; mais le récit
n'en devient pas trop invraisemblable.
Chose curieuse, la chaudière du thème primitif est mentionnée
dans le conte allemand, h côté du four.
Dans un conte des Houwâra du Ouad Souss, population maro-
caine de langue arabe, conte qui, pour l'ensemble, se rapproche
beaucoup de Hœnsel et Grethel (2), ce n'est pas dans un four à
l'européenne que périt la sorcière. D'après les renseignements qui
nous ont été donnés et qui expliquent très bien toute la scène, le
four des Houwâra, habbâz ou lîhabbâz, est un four à l'orientale, un
grand vase conique de terre cuite, haut d'un mètre et demi, ouvert
au sommet et dont la base est fixée au sol. A la'diffcrence du four
mobile du conte indien de la femme-serpent, le feu est allumé
à l'intérieur et non à l'extérieur de ce four ; mais la fournée
de pâte s'y met, s'y « lance » de la même manière par l'ouverture
d'en haut (3). Voici le passage du conte houwâra :
Un petit frère et une petite sœur, que leur père a égarés dans la forêt
(comme dans le conte allemand, dans le conte portugais du Brésil, dans
(1) J. et W. Grimm : Kinder-und Hausmarcheu, 1" (kl. (Gœttingen, 1857), n° 15
(2) A. SociN et H. Stumme : Der arabische Dialekl dcr Houwâra des V.'ad Sus in
Marokko (Leipzig, 18'J4), pp. 83 seq.
(3) Nous lcnon.s à remercier ici J'cditeiir et tt;iducteiir des contes houwâra.
M. Hans Stuinnie, professeur à ri'niversilé de Leiiizig, qui, consulté par nous sur
cette question, a eu l'extrême obligeance de nous envoyer des renseignements précis
provenant d'un Houwâra.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 363
le conte espagnol de l'Estramadure, dans notre Petit Poucet, etc.), tombent
entre les mains d'une sorcière aveugle, qui les engraisse pour les manger.
Quand le jour est venu de les faire cuire, elle leur dit de fendre du bois en
petits morceaux, parce qu'elle veut faire du pain. Les enfants, qui com-
prennent ses desseins, se mettent à l'ouvrage en pleurant. Un faucon, qui
les voit, les interroge et, pour prix du conseil qu'il leur donnera, leur de-
mande une coquille remplie de larmes. Quand il a bu les larmes, il leur
enseigne ce qu'ils ont à faire. — La sorcière, après leur avoir fait mettre
du bois plein le four et l'avoir allumé, dit au petit garçon, une fois le four
bien chaud, de souffler le feu. « Mon père ne m'a pas appris à souffler,
répond-il, mais à labourer et à battre le grain. » La petite fille, de son côté,
dit : « Ma mère ne m'a pas appris à souffler, mais à moudre et à passer au
crible. » La sorcière leur dit alors qu'elle va leur montrer comment il faut
s'y prendre. Mais, pendant qu'elle est à souffler, les enfants la poussent
dans le four et ensuite versent continuellement de l'huile sur le feu (1).
Dans un petit poème de la Sibérie méridionale, recueilli chez des
tribus tatares païennes, qui habitent au nord des monts Altaï,
entre la Bija et le Tom (2), il ne peut y avoir de doute sur le genre
de four dans lequel un Jœlbœgœn (ogre) à sept têtes dit à sa fille de
faire cuire le héros. Celui-ci ne pousse pas la jeune ogresse dans le
four ; il l'y enfourne, comme une miche de pain. « Mets-toi sur la
pelle à four », dit la fille. — « Je ne comprends pas », répond le
garçon. « Mets-y toi d'abord : je verrai comment tu feras. » Et, la
fille s'étant mise sur la pelle à four, le jeune homme l'enfourne bel
et bien.
Même feinte maladresse et même enfournement dans divers contes
européens ; ainsi, dans trois contes du type de Hsensel el Grelhel :
un conte des Wendes de la Lusace (le petit Jank et sa petite sœur
Hanka enfournent une vieille sorcière) ; un conte serbe (une fillette
et son petit frère enfournent la vieille mère de deux .Juifs (sic) ; un
conte suédois (le petit frère enfourne la géante, pendant que le
géant est allé inviter ses parents au festin dont l'enfant fera les
frais) ; — ainsi encore, dans un conte des Saxons de Transylvanie
(trois sœurs enfournent la vieille mère d'un ogre) (3).
(1) Un conte en dialecte schila, provenant de la ville de Tazerwalt, dans le sud du
Maroc, donne une forme moins bonne de ce conte (Hans Stumme : Marchen der
Schluh von Tazerwalt. Leipzig, 1895, n" 1).
(2) W. Radloff : Proben der Volkslitteratur der turkischen Stœmme Sud-Sibi-
riens (!'<' partie, St-Pétersbourg, 1866, p. 307).
(3) L. Haupt et J. E. Schmaler : Volkslieder der Wenden in der Ober- und Nieder
Lausitz (Grimma, 1841), t. Il, p. 172 seq. ; — Wuk Stephanowitsch Karad-
SCHITSCH : Volksmxrchen der Serben (Berlin, 1854), p. 209 ; — Cavallius und Ste-
PHENS : Schwedische Volkssagen und Mœrchen (Vienne, 1848), n ° 2, A. et B ; —
364 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Dans un conte de Moravie, dont nous ne connaissons qu'un bref
résumé, figurent aussi trois sœurs, et c'est l'aînée qui pousse dans le
four une magicienne : de quelle façon, le résumé ne le dit pas (1).
Enfin, — nous n'avons pas la prétention d'être complet et,
d'ailleurs, nous retrouverons le four dans un autre groupe de contes,
— l'héroïne d'un conte sicilien, une princesse, à qui la sorcière dit de
regarder comment va le four, répond qu'elle ne connaît rien à ces
choses-là, et prie la sorcière d'y aller voir elle-même. Quand la sor-
cière s'approche du four, la princesse la pousse dedans (2).
Ici, comme dans Hœnsel et Greihel, pas de pelle à four.
Cette pelle à tour rend, dans beaucoup de cas, notre conte très peu
vraisemblable : comment des petits enfants peuvent-ils enfourner
une grande personne, parfois une géante ? Mais, selon la poétique
du genre, il n'y a pas lieu de s'arrêter à ce détail... Pourtant, les
conteurs portugais «t espagnol, cités plus haut, ont modifié sur ce
point le vieux récit, en mettant dans la bouche des enfants, instruits
par un mystérieux personnage, l'invocation d'un secours surna-
turel, qui centuplera leurs forces : « A mon aide, Notre-Dame et
saint Joseph ! » disent-ils dans le conte de'Coïmbre, par exemple.
Dans un autre conte, toujours portugais (3), la modification est
plus complète encore :
Trois petits frères, voués par leurs parents à saint Pierre, ont été pris
par une vieille sorcière. Elle leur dit de se mettre debout un instant sur
la pelle à four, et, comme ils font les niais, elle s'y met elle-même. Alors les
enfants crient : « Saint Pierre, venez à notre aide ! » « Et saint Pierre arriva ;
il mit la vieille sorcière dans le four, attisa le feu et ferma bien le four. »
Nous examinerons maintenant divers contes de cette famille,
dans lesquels la feinte maladresse est remplacée par d'autres ruses.
J. Haltrich : Deutsche Volksmxrchen aus dem Sachsenland in Siebenbùrgen (Berlin,
1856), n» 36.
(1) Zeitschrift fiir oeslerreichische Volhskunde. XI« année (1905), p. 138.
(2) G. PiTRÈ : Fiabe, Novelle e Racconti (Palerme, 1875), t. I, n° 35, p. 309.
(3) CONSIGLIERI PeDROSO, Op. Cit., p. 61.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 365
§4
CONTES DE CETTE FAMILLE OÙ LA FEINTE MALADRESSE
EST REMPLACÉE PAR d'aUTRES RUSES
Dans les contes qui vont suivre, la ruse par le moyen de laquelle
le héros échappe au sort qui le menace d'être bouilli ou rôti, sera
encore parfois la feinte maladresse ; mais le plus souvent le héros
aura recours à d'autres ruses.
On remarquera aussi, quant au récit formant le préambule
de notre histoire de la chaudière ou du four, — que, dans les contes
en question, le héros est capliiré, après une chasse à l'homme, par
l'ogre ou autre être malfaisant, au lieu de lui avoir été livré par son
père, en exécution d'une promesse (premier groupe étudié dans
ce travail), ou au lieu d'être arrivé par hasard chez cet être mal-
faisant, qui le retient prisonnier (second groupe).
Dans une première section du nouveau groupe que nous venons
d'indiquer, l'ensemble du préambule a jusqu'à un certain point
quelque chose d'épique : c'est parce que le héros est forcé par un
roi de tenter à diverses reprises d'audacieux coups de main pour
enlever à un dragon, à un ogre, à un géant, certains objets rares
ou merveilleux, que finalement il tombe entre les mains du posses-
seur de ces objets (1).
Voyons ce qui suit ce préambule :
En Serbie et en Suède, nous retrouvons la feinte maladresse.
Dans le conte serbe (2), le dragon met son prisonnier à l'engrais,
et, quand il le trouve en bonne chair, il dit à la dragonne, sa mère,
de le faire cuire dans une chaudière. La vieille dit alors au jeune
homme de se pencher au-dessus de la chaudière ; mais il feint de
ne savoir comment faire, et, pendant qu'elle le lui montre, le jeune
(1) Voir, au sujet de ce thème, les remarques de notre conte de Lorraine n° 70
(t. II, p. 280). — C'est, en général, à l'instigation de ses frères, jaloux de la faveur
dont il jouit auprès d'un roi, que le héros reçoit de ce roi l'ordre de lui apporter tel
ou tel objet appartenant à un certain être plus ou moins fantastique, et, pour finir,
d'amener cet être lui-même. — Reinhold Koehier a étudié ce thème à l'occasion
d'un conte des Avars du Caucase, que nous aurons à citer plus loin (§ 8).
(2) V. Jagic : Aus dem sûdslavischen Maerckenschatz, n° 9 (dans Archiv fur sla-
vische Philologie, I, 1876, p. 282).
366 ÉTUDES FOLKLORIQUES
homme la pousse dans la chaudière. — Le conte suédois (1) a le
four au lieu de la chaudière, et aussi la pelle à four, sur laquelle
le jeune garçon feint de ne pas savoir se placer ; et c'est la géante
qui est enfournée, pendant que le géant fait ses invitations au
festin.
Les contes ci-après n'ont plus trace de la feinte maladresse.
Dans un conte grec moderne d'Épire (2), le jeune homme est
pris et enchaîné par un drakos. Celui-ci dit à la drakœna de le faire
cuire au four, pendant que lui-même ira à l'église (sic). La dra-
kœna ayant commencé à délier le jeune homme avant de l'égorger,
celui-ci la prie de le délier encore un peu plus, pour qu'il puisse
s'incliner une dernière fois devant elle. Alors, la saisissant par les
jambes, il la renverse, la tue et l'enfourne.
Dans un conte basque (3), le jeune homme dit à l'ogresse de le
tirer de la cage de fer dans laquelle l'ogre l'a enfermé, et il l'aidera
à scier le bois qui doit faire bouillir la chaudière (ici reparaît la
chaudière). Il tue l'ogresse d'un coup de bûche et la fait cuire à sa
place. (Comparer deux contes de la Basse-Bretagne, altérés) (4),
Un second conte grec d'Épire et un conte norvégien forment,
dans cette section, une subdivision (5) : ce n'est pas la lamia (ogresse)
ou le îroll (géant, ogre) que le héros tue et fait cuire ; c'est leur
fille, comme dans le conte tatar de la Sibérie médirionale cité plus
haut. Le conte grec, dont il n'a été publié qu'un résumé, ne dit pas
quelle ruse a été employée ici. Quant au conte norvégien, il est
très explicite :
Pendant que le troll est en tournée d'invitations, le jeune garçon voit
la fille de la maison en train de repasser un grand couteau ; il lui offre de
rendre ce couteau bien tranchant ; elle y consent. Puis, le couteau étant bien
aiguisé, il demande à la jeune troll de lui permettre de l'essayer sur sa tresse
de cheveux (sic) ; elle y consent encore. Alors le jeune garçon l'empoigne
(1) Cavallius et stephens, op. cit., n° 3, A.
(2) J. G. von Hahn : Griechische und albanesische Mœrcken (Leipzig, 1864), n" 3.
— Cf 3« variante de ce n° 3.
(3) J. ViNSON : Le Folk-lore du pays basque (Paris, 1883), pp. 89 seq.
(4) F. M. LuzEL : Contes populaires de la Basse- Bretagne (Paris, 1887), t. II,
p. 231 seq ; — Contes bretons [Quimperlé, 1870), p. 16 seq.
(5) J. G. VON Hahn, op. cit., var. 2 du n° 3. — P. Asbjoernsen et J. MoE :
Norwegische Volksmserchen (Berlin, 1847), n"* 1.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 367
par cette tresse, lui renverse la tête en arrière et lui coupe le cou. Après
quoi, il endosse les vêtements de la jeune troll et répond pour elle. Quand
il est en lieu de sûre lé, il crie au Iroll que celui-ci a mangé sa propre fille,
et le troll crève de rage.
Voici maintenant une seconde section du groupe, dans laquelle
n'existe rien de ce que nous avons appelé le merveilleux épique.
Nous donnerons d'abord plusieurs contes oraux, provenant de
l'Afrique du Nord, de ces anciens États barbaresques où les Arabes
ont apporté tant de contes orientaux, venus de l'Inde par la Perse.
Commençons par un petit conte des Berbères de Tamazratt
(Tunisie méridionale) (1) :
Le petit Ali étant un jour sur un figuier, en train de cueillir des figues,
une sorcière lui en demande deux ou trois ; mais elle insiste pour qu'il les
lui donne de la main à la main. Le petit garçon y consent, et la sorcière
l'empoigne et l'emporte sur son dos, dans un pli de son vêtement. — En
route, il lui échappe, grâce à la connivence de braves gens, qui lui substi-
tuent une jarre à eau ; mais bientôt il est repris par la sorcière, de la même
manière que la première fois.
Ali reste dix ans chez la sorcière, qui le nourrit très bien. Un jour, elle
demande à sa fille Schenschouna s'il est suffisamment engraissé, et, comme
Schenschouna répond qu'oui, la sorcière lui dit de l'égorger et de le faira
cuire avec du couscous dans une chaudière : Schenschouna proposera au
jeune garçon de le raser pour une fête qui se prépare, et, pendant l'opération,
elle lui coupera le cou avec le rasoir. Cela dit, la sorcière s'en va inviter
au festin ses sœurs, les tantes de Schenschouna. — La fille ayant proposé
à Ali de le raser, celui-ci lui dit qu'il la rasera d'abord elle-même. Elle
accepte, et il lui coupe le cou. Après quoi, il revêt les habits de Schenschouna
et la fait cuire selon les instructions de la sorcière. Et la mère mange sa
fille sans le savoir ; et Ali se fait une joie de le lui apprendre avant de la tuer.
L'histoire d'Ali aux figues, c|ui se raconte chez les Berbères de la
ville de Tazerwalt, dans le sud du Maroc, offre une version moins
bonne du petit conte des Berbères tunisiens (2).
Il a été publié plusieurs variantes de ce conte. Deux d'abord
provenant : la première, de ces Houwâra marocains de langue
arabe, que nous avons déjà eus à citer à propos de Hœnsel et Grelhel;
la seconde, des Arabes d'Algérie (3) ; mais, dans ces deux versions
(1) H. Stumme : Maerchen der Berbern von Tamazratt in Sûdtunisien (Leipzig,
1900), n° 2.
(2) H. Stumme : Mœrchen der Schluh von Tazerwalt (Leipzig, 1895), n° 23.
(3) A. SociN et H. Stumme, op. cit., n° 10. — Delphin : Recueil de textes pour
l'étude de l'arabe parlé (1891), p. 137 (conte traduit par M. René Basset : Revue des
traditions populaires, avril 1901, p. 173 seq.)
368 ÉTUDES FOLKLORIQUES
très voisines l'une de l'autre, et cjui, l'une et l'autre, donnent au
jeune garçon le nom de Iladidoiiân, notre histoire est enchâssée
dans un assez long récit où Hadidouân et la sorcière (ou l'ogresse)
luttent de malice, jusqu'à ce que Madidouân soit pris. — Il en est
encore ainsi dans un troisième conte, un conte berbère de Ouargla,
dont notre éminent et très obligeant Confrère en l'Institut, 1\I. René
Basset, a bien voulu, en nous l'indiquant, nous donner la traduc-
tion (1).
Un autre conte berbère, qui a été recueilli dans la Grande Kabylie,
entre Dellys et Bougie, et que M. René Basset a eu également la
bonté de nous traduire, présente ce même encadrement ; mais notre
épisode est complètement affaibli : Mek'id'ech ne tue pas la fille de
l'ogresse ; il se contente de s'échapper ; ensuite, après avoir fait
périr l'ogresse dans un incendie, il emmène la jeune fille chez lui
et l'épouse, « après lui avoir fait jurer qu'elle ne deviendra jamais
une ogresse » (2).
Dans le conte houwâra, le trait de la ruse est beaucoup mieux
présenté que dans les contes berbères (tunisien et marocain) du
Pelil Ali aux figues :
Lorsque la sorcière a réussi à prendre Hadidouân, elle dit à sa fille de
l'égorger et de le faire cuire, pendant qu'elle-même ira inviter leurs parents.
Hadidouân dit à la fille : « Voilà tes parents qui vont venir au festin. S'ils
te voient si ébouriffée, tu vas les dégoûter. — Eh bien ! rase-moi », dit-elle.
Hadidouân prend le rasoir et coupe le cou à la fille, qu'il fait cuire, après
lui avoir enlevé la peau, dont il se revêt (3). Et c'est ainsi qu'il salue la
compagnie. Pendant qu'on festoie, il s'enfuit et crie de loin : « C'est votre
fille que vous avez mangée, et pas Hadidouân ! »
Même idée, au fond, mais moins de vraisemblance, — de cette
vraisemblance toute relative des contes, — dans le conte berbère
de Ouargla :
Pour entendre les chansons de Baghdidis, la fille de l'ogresse le tire d'un
trou où il est enfermé. Alors Baghdidis va moudre le grain avec elle, et
ensuite ils jouent au sig (jeu à pile ou face avec des bâtonnets) : le vain-
queur doit couper les cheveux du vaincu. C'est Baghdidis qui gagne ; il
coupe les cheveux de la fille, l'égorgé, se revêt de sa chevelure et de ses
habits et jette le corps dans la marmite. Au retour de l'ogresse, il lui raconte,
en déguisant sa voix, qu'il a fait cuire Baghdidis et lui demande la per-
mission de se tenir, par pudeur, sur la terrasse, quand leurs parents vien-
(1) BiARNAY : Etude sur le dialecte d'Ouargla (Paris, 1908), pp. 274 seq.
(2) MouLiERAS : Légendes et contes merveilleux de la Grande Kabylie. 1" partie,
2« fascicule (Paris, 1894), pp. 172 seq.
(3) Le Hadidouân du conte arabe d'Algérie « enlève le visage de la jeune ogresse
et le met sur le sien ».
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 369
dront au festin. C'est de cette terrasse que, quand ils se sont bien régalés,
il leur dit ce qu'ils ont mangé.
Le conte arabe d'Algérie présente cet épisode d'une autre manière:
« Va inviter mes tantes », dit la fille de l'ogresse à sa mère. L'ogresse part,
et Hadidouàn reste avec la fille, qui est occupée à aiguiser une lame de
sabre ; profitant de son inattention, il l'égorgé.
De quelle manière Hadidouàn « profite-t-il de l'inattention »
de la fdle de l'ogresse, le conte, tel qu'il a été publié, ne le dit pas.
Mais cette lame de sabre qu'on aiguise, n'est-ce pas là un trait qui
se retrouve dans le conte norvégien ci-dessus ? '
Dans le conte norvégien, il est vrai, la jeune troll n'est pas « inat-
tentive )) ; elle est bêtement confiante. Mais ce trait de la confiance
niaise, les contes berbères et le conte arabe (houwâra) du Maroc,
l'ont très nettement : la jeune ogresse met entre les mains du pri
sonnier l'instrument de salut, le rasoir, comme la jeune troll lui
donne le grand couteau. Et le trait absurde du jeune garçon norvé-
gien demandant à la jeune troll la permission d'essayer le tranchant
du couteau sur les cheveux de sa tresse, de sa tresse à elle, n'aurait-il
pas eu, dans la forme primitive, quelque chose d'analogue au trait
du jeune garçon marocain qui, par ses réflexions moqueuses sur
l'ébouriffement, vrai ou non, des cheveux de la jeune ogresse,
arrive à se faire remettre le rasoir libérateur ? — Quant aux détails
caractéristiques de la fin (vêtements de la jeune fille endossés
par le jeune garçon, cri de vengeance triomphante), ils sont les
mêmes dans tous ces contes, qu'ils aient voyagé jadis du lointain
Orient vers les rives Scandinaves de la mer du Nord ou vers la côte
méditerranéenne de l'Afrique.
C'est encore en Norvège cju'a été recueilli un petit conte dont
tout renseml)le rappelle singulièrement le petit conta' (V Ali aux
figues (1) :
Un petit garçon très gras, que sa mère appelle Gras-Cabri [SmOrhuck =
Schmierbock, de la traduction allemande), est pris par une t.rol! qui lui a
dit d'entrer dans son parc pour y chercher un beau petit couteau d'argent, et
la troll l'emporte. Pendant qu'elle se repose en chemin, le petit qarçon fait
un trou au sac, et s'échappe en mettant une racine de pin à sa place. Repris
une seconde fois, il s'échappe encore de la m 'me manière ; mais, la troisième
(1) P. AsBjoRNSEN et J. MoE, op. cit., t. II, n° 22.
370 ÉTUDES FOLKLORIQUES
fois, la Iroll va droit à sa maison et, comme elle a une course à faire, elle
dit à sa fille d'égorger le polit garçon et d'en faire de la soupe. La fille ne
sachant comment s'y prendre, Gras-Cabri lui dit qu'il va le lui montrer ;
« Mets seulement la tcHe sur le banc, et tu verras. « La jeune troll le fait ;
alors Gras-Cabri, d'un coup de hache, lui abat la tête, qu'il met dans le lit
e» le corps dans la chaudière. Quand le troll et ^a femme reviennent, iK
voient la tète :=ur l'oreiller et croient que leur fille dort. Ils mangent de bon
appétit et disent, chacun à son tour : <■• Elle est bonne, la soupe de Gras-
Cabri ! » Et le petit garçon crie, du haut de la cheminée : « Elle est bonne,
la soupe de fille ! » Les trolls vont sous le tuyau de la cheminée, pour voir
qui parle ; alors Gras-Cabri leur fait tomber sur la tète une pierre et une
racine de pin et les tue. *
En Islande, le petit garçon s'appelle Smjôrbilill, et ses aventures
sont à peu près les mêmes (1).
En Russie, dans un conte du Gouvernement de Voronej (2), la
sorcière cjui a réussi à se saisir du petit Ivashko dit à sa fille Alenka
de chauffer le four et d'y faire cuire l'enfant. Car voici de nouveau
le four, et il est accompagné de la feinte maladresse, qui permet ici
à Ivashko d'enfourner Alenka, pendant que la sorcière est allée
faire ses invitations.
Après avoir bien mangé, la sorcière et ses amis sortent de la maison
et se roulent sur l'herbe. « Je tourne et retourne, je me roule », dit la sor
cière, » j'ai mangé la chair d' Ivashko ! » Et Ivashko lui crie, du haut d'un
arbre sur lequel il a grimpé : « Tourne et retourne, roule-toi ; tu as man;ïé
la chair d'Alenka ! »
Même conte, identiquement, en Lithuanie (3).
Dans un conte de la Russie septentrionale (4), la Jaga Baba
(sorte d'ogresse) a trois filles, et la scène de la feinte maladresse
et de l'enfournement a lieu trois fois ; trois fois aussi, la Jaga Baba
ronge les os à moitié calcinés de ses filles, qu'elle prend pour ceux
d' Ivashko, et le jeune garçon se moque d'elle. Finalement elle est
enfournée elle-même ; mais, par ses promesses, qu'elle est forcée
de tenir, elle obtient d'être mise en liberté. Grâce à un anneau,
qu'elle lui a donné, Ivashko trouve à se marier et vit heureux.
(1) Adeline RiTTERSHAis : Die neuislœndischen Volksmscrchen (Halle, 1902)
n» 39.
(2) W. R. S. Ralston : Russian Folk-iales (Londres, 1873), p. 163 seq.
(3) Amélie Godin : Polnische Volksmccrchen (Leipzig, sans date), pp. 32 seq. —
Ces contes sont tirés de la collection de contes lithuaniens de Glin&ki.
(4) C'est à l'obligeance du savant slaviste et folkloriste M. G. Polivka, professeur
à l'Université tchèque de Prague, que nous devons la connaissance de ce conte,
n° 73 de la grande collection de contes russes du Nord, formée en 1903-1904 par
M. N.-E. Ontchoukov : M. Polivka n'avait pu que l'indiquer brièvement dans son
compte rendu de cette collection [Archiv. fur slavische Philologie, 1909, p. 259 seq.).
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 371
Dans cette région de la Sibérie méridionale, au nord des monts
Altaï, où nous avions déjà trouvé l'enfournement de la fille d'un
ogre (jœlbspgœn) (1), un second petit poème tatar, celui-ci de la
vallée de la Katounja, présente une introduction très voisine de
l'introduction du conte norvégien de Gras-Cabri (2) :
Tardanak est à labourer, quand arrive un iselbaegœn à sept têtes : « Tar-
danak, veux-tu entrer dans mon sac ? — Pourquoi ne voudrais-je pas ? »
dit Tardanak, et il entre dans le sac. Mais, en chemin, le jœlbaegaen s'arrête
pour dormir ; Tardanak sort du sac et met des mauvaises herbes à sa place.
Le jselbœgœn retourne trouver Tardanak, qui s'exécute encore de bonne
grâce ; mais, cette fois, le jselbœgeen ne s'arrête pas en route, et Tardanak,
bien ficelé dans le sac, attend chez le jœlbsegaen, qui est allé chercher du
bois, le moment d'être bouilli, quand il a l'idée de dire aux deux enfants
de son ennemi de le délier, pour qu'il puisse leur fabriquer un beau jouet
à chacun. Les enfants l'ayant délié, il les tue ; puis il met les têtes sur le
lit et les corps dans la chaudière. A son retour, le jœlbœgœn mange ce
qu'il croit être Tardanak, et s'aperçoit trop tard, en voyant rouler les
têtes, qu'il a mangé ses enfants. Finalement, Tardanak réussit à le faire
périr.
Dans le premier poème tatar, que nous n'avions cité qu'à cause
du trait de V enfournement, le héros, immédiatement après qu'il a
fait cuire une des filles du jœlbsegsen (il les enfourne, successivement,
toutes les trois), met sur la table le foie, que le jselbsegsen mange
quand il rentre ; et ensuite le jœlbaîgœn dit en pleurant : « Ce n'était
pas un foie d'homme ; c'était le foie de ma fille. »
Nous nous sommes, après un long circuit, rapprochés de l'Inde,
notre point de départ initial ; rentrons-y.
A Boulandchehr (« Provinces Nord-Ouest », dans la partie septen-
trionale de la riche plaine du Douab), M, W. Crooke a recueilli le
petit conte que voici (3) :
Un petit garçon monte sur un arbre chargé de fruits et se met à manger.
Vientàpasserune vieille sorcière, qui demande au petit garçon de lui donner
de ces fruits. L'enfant baisse une branche ; mais, quand sa main se trouve
à la portée de la sorcière, celle-ci le saisit et le fourre dans son sac. En che-
(1) Supra, § 3 in fine.
(2) W. Radloff, op. cit., I, p. 28 seq.
(3) North Indian Notes and Queries, îéyvier i89&, p. 1&3.
372 ÉTUDES FOLKLORIQUES
min, elle fait halte et dépose le sac, dont le petit garçon réussit à sortir ;
il y met des pierres et des épines. Quand elle est rentrée dans sa maison, la
sor^nère est bien attrapée. Mais, peu de iours après, elle reprend l'enTant
sur le même arbre et l'emporte chez elle. Elle appelle sa bru et lui dit de
couper le petit en morceaux et de le mettre dans la marmite, pendant
qu'elle-mùne va acheter du poivre et du sel. — La jeune femme prend le
petit garçon et, tandis qu'elle s'apprête à le tuer, elle ne peut s'cmi>ècher
de l'admirer : « Quels beaux yeux tu as, et quelle belle tète bien ronde !
Comment es-tu si joli ? » Le petit garçon répond : « Ma mère m'a arrangé
les yeux avec une aiguille à repriser (darning needle) rougie au feu, et elle
m'a façonné la tète avec le pilon à riz. — Veux-tu me faire pareille à toi ? »
dit la jeune femme. — « Volontiers », dit le petit garçon, et il lui arrache les
yeux avec une aiguille rougie au feu et lui fracasse la tète avec le pilon à
riz : ensuite il la met dans la marmite. Après quoi il endosse les vêtements
de la jeune femme et s'assied avec une modeste contenance dans un coin
de la chambre. Quand la vieille revient, elle donne de la soupe et de la
viande à toute sa famille, et un morceau de viande au chat. « Crachez ça ! »
dit le chat. « La belle-mère mange sa bru. — Qu'est-ce que dit le chat ? «
demande la vieille sorcière. — « Je reviens dans un moment >, répond le
petit garçon, « et je vais te le dire. •> Et il s'enfuit à toutes jambes. Quand
enfin la vieille s'avise de regarder dans la marmite, elle voit que c'est sa
bru qui a été bouillie.
Est-il besoin de faire remarquer que le petit conte berbère de
Tunisie, résumé plus haut (l'histoire d'Ali aux figues) a tout à fait
l'introduction de ce conte indien ? L'arbre sur lequel le petit garçon
cueille des fruits, sa main saisie par la sorcière, le sac, etc., tout y est.
Pour la suite du récit il n'y a plus, sans doute, cette surprenante
identité ; mais, quelles que soient les difïérences extérieures, il est
sûr qu'au fond la ruse dont use le petit garçon est la même dans les
deux récits : dans l'un et dans l'autre, en effet, il fait croire à la
jeune femme (ou à la jeune fille) chargée de le tuer, qu'il va la rendre
plus belle (1).
(1) Un épisode d'un autre conte indien (de Kasoûr, district de Lahore) offre,
pour l'allure générale, beaucoup d'analogie avec notre petit conte, et il a aussi le
trait du pilon à riz (Steel et Temple : W ide- jUvake Stories. Bombay, 1884, n° 7) :
L'ne jeune et jolie fdle, nommée Bopoloutchi, reçoit un jour la visite d'un prétendu
oncle (un brigand déguisé), qui l'emmène dans son repaire, sous prétexte de lui
faire épouser un de ses fds. Arrivé chez lui, il dit à la jeune fille ce qu'il est et qu'elle
sera sa femme à lui. Puis, il ordonne à sa vieille mère de parer Bopoloutchi, pendant
qu'il va s'occuper des préparatifs de la' fête. — En mettant à Bopoloutchi ses habits
de noce, la vieille lui demande comment elle a fait pour avoir de si beaux cheveux,
tandis qu'elle-même est toute chauve. Bopoloutchi lui répond que c'est en lui tra-
vaillant la tête avec le pilon dan> le groi mortier à riz, que sa mère lui a fait pousser
de si longs cheveux. La vieille lui demande de lui rendre le même service, et Bopo-
loutchi lui travaille si bien la tête avec le pilon que la bonne femme meurt. Alors
Bopoloutchi met les vêtements de la vieille, et elle s'enfuit après avoir revêtu le
cadavre des habits de noce.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 373
Un conte arabe, recueilli dans la vilh' de Tripoli de Barbarie, pré-
sente différemment notre épisode (1) :
Un jeune garçon, Moitié-d' Homme il), pris par une ogresse, commence
par se faire bien nourrir sous prétexte qu'il n'est pas assez gras pour être
mangé ; puis, le moment étant arrivé où on doit l'égorger, il dit à l'ogresse
et à son mari d'aller inviter leurs parents ; pendant ce temps il restera sous
la surveillance de la jeune ogresse et fendra le bois nécessaire pour le fcdre
cuire. Les ogres approuvent la chose et remettent à Moitié-d' Homime une
hache. Quand Moitié-d' Homme est seul avec la jeune ogresse, il dit à
celle-ci de venir lui tenir bien droite une bûche, pour qu'il la fende plus vite.
La jeune ogresse y consent, et aussitôt, d'un coup de hache, il lui fend la
tête.
Que l'on se reporte aux contes indiqués ci-dessus : dans un conte
basque, c'est également sous prétexte de l'aider à fendre du bois
que le héros se fait délier par l'ogresse et réussit à la tuer.
Dans un conte kabyle du Djurdjura (3), notre épisode est horri-
blement défiguré :
Le jeune Amor Ennefç a été pris par une ogresse, et l'une des trois filles
de celle-ci, laquelle fille est aveugle, est chargée de le tuer. « Je t'adjure au
nom de Dieu,- lui dit-elle, montre-moi comment dansent ton père et ta
mère. — Et toi, montre-moi où ta mère place son couteau. » La jeune
ogresse lui apporte le couteau ; Amor la tue et se revêt de sa peau. Après
quoi il fait cuire la jeune ogresse.
Sous d'absurdes altérations, ne peut-on pas reconnaître ici un
souvenir de la danse autour de la chaudière, transformation de la
circumambulation rituelle ?
(1) H. Stumme : Mœrchen und Gedichte aus der Sladt Tripolis in .\ordafrika
(Leipzig, 1898), conte n" 3.
(2) Nous reviendrons plus loin sur ce nom et sur son explication.
(3) Le R. P. J. Rivière : Recueil de contes populaires de la Kabylie du Djurdjura
(Paris, 1882), p. 229.
374 ÉTUDES FOLKLORIQUES
§5
LES CONTES BARBARESQUES
ET LA PROPAGATION DES CONTES ORIENTAUX
Les nombreux contes de la côte barbaresciue que nous avons eu à
citer dans ce qui précède nous fournissent l'occasion d'insister un
peu sur l'importance qu'ont eue, à des époques parfaitement his-
toriques, certain* grands courants, par rapport à la propagation,
à la diffusion sur notre continent de tout un répertoire de contes,
les mêmes un peu partout.
Parmi ceux de ces courants que l'on peut dès aujourd'hui déter-
miner, et auxquels nous consacrerons, si Dieu nous prête vie, un
ouvrage spécial, l'un des plus faciles à constater, c'est celui qui, à la
suite des conquêtes arabes, est venu d'Asie et a longé toute la côte
barbaresque. Qu'a-t-il apporté dans ces parages ?
Il a notamment apporté des contes, des contes arabes. Mais ces
contes arabes eux-mêmes, les Arabes les tenaient en grande partie
des Persans, et les Persans, de leur côté, les avaient empruntés à
l'Inde. Ainsi, nous avons pu démontrer tout récemment, pièces en
main, qu'un des contes arabes les plus fameux, le prologue-cadre
des Mille el une Nuits, reflet d'un ouvrage persan disparu que men-
tionnent les historiens arabes, est composé en entier de récits
indiens, dont le plus important est certainement antérieur, pour sa
rédaction actuelle, à l'an 251 de notre ère (1).
Le fait, pour un conte, de se rencontrer sur cette côte barbaresque
(nous ne parlons pas, évidemment, des légendes spécialement
musulmanes) est donc une présomption que ce conte est venu de
l'Orient, — allons jusqu'au bout, de l'Inde. Et parfois la présomp-
tion se change en certitude par la possibilité d'un rapprochement
précis avec un conte indien : ce cas deviendra de plus en plus fré-
quent, à mesure que seront plus accessibles les richesses de la tradi-
tion orale de l'Inde, dans lesquelles jusqu'à présent on a si peu
(1) Voir notre travail Le Prologue-Cadre des Mille et une JVuits, les légendes perses
et le Livre d'Esther, dans la Revue biblique internationale des Dominicains de Jorii-
salem (janvier el avril 1909). — Les nombreux savants, et notamment plusieurs
orientalistes de premier ordre, à qui nous avons communiqué ce mémoire, nous ont
donné une adhésion sans réserve. " Vous m'avez convaincu », nous écrit un de nos
premiers arabisants français. Un Maître de la philologie sémitique, en Allemagne
est d'avis, lui aussi, que ■< l'origine du conte-cadre est maintenant démontrée »
« démontrée une fois pour toutes », dit un arabisant hollandais, etc., etc.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 375
puisé (1), et aussi les ouvrages littéraires qui jadis ont fixé par
écrit divers spécimens de cette tradition (2).
Reprenons les contes barbaresques cités plus haut et renfermant
l'épisode du jeune garçon qui, devant être mangé par une ogresse,
fait manger à celle-ci sa propre fille.
On a vu que, chez les Berbères de Tunisie, cet épisode forme à lui
seul un petit conte, et nous avons pu rapprocher de l'histoire du
petit Ali celles du Gras-Cabri norvégien, du Tardanak de Sibérie,
du petit garçon non nommé de l'Inde septentrionale, fca ressem-
blance entre ces divers contes, dispersés si loin les uns des autres,
est frappante et suppose forcément à cette dispersion un point de
départ original unique. Évidemment, c'est dans un seul et même
pays que s'est formé ce conte dont nous trouvons des versions dans
l'Inde, en Sibérie, en Norvège, en Tunisie. Le trait de l'arbre à fruits
sur lequel est monté le petit garçon, quand arrive l'ogresse, —
trait absolument caractéristique, commun au conte berbère de
Tunisie et au conte indien, — fixe bien nettement ce point de dé-
part, du moins pour le conte tunisien, le seul dont nous ayons
à nous occuper dans cette partie de notre travail, et certes ne le
fixe pas en Tunisie. Ici donc un fait précis vient justifier nos thèses
et confirmer l'existence aux temps passés d'un courant indo-arabo-
barbaresque. -
En dehors de ce petit conte d'Ali, notre épisode, dans les contes
barbaresques, ne se présente nulle part à l'état isolé : partout il est
encadré, partout il fait partie d'un ensemble dans lequel il est
enchâssé. Ces encadrements, ces ensembles sont très divers, et
(1) Pour ne parler que de l'Inde Septentrionale, M. W. Crooke, qui connaît si
bien cette région, déclare qu'on n'est pas encore allé au delà d'un examen « super-
ficiel » des couches supérieures du folk-lore. « Le nombre des contes, chants et bal-
lades, proverbes et croyances populaires, qui n'ont pas encore été notés, est
immense » (Folk-Lore, septembre 1902, p. 307).
(2) Entre autres sources, s'ouvrant maintenant à nous, il faut signaler les récits
que les Bouddhistes chinois ont traduits jadis du sanscrit. On y retrouvera, bien
reconnaissables sous leur vêtement bouddhique, plus d'un conte du grand réper-
toire asiatico-européen. L'important de ces récits, que l'éminent sinologue
M. Edouard Chavannes, membre de l'Institut, a entrepris de publier en français,
c'est que la date des traductions chinoises peut être fixée ; ce qui permet d'affirmer
pour chacun des récits traduits qu'il existait dans l'Inde avant telle ou telle date.
376 ÉTUDES FOLKLORIQUES
pouiiant aucun nesl spécialemenl barbaresquc : apporLés i)ar un
certain courant sur la côte méditerranéenne airicaine, ils ont été
apportés encore ailleurs par d'autres courants.
Examinons, à ce point de vue, le conte de Hadidoiiân, tel que le
donnent les deux versions arabes du .Maroc et de l'Algérie.
Ce conte de Hadidouân a une introduction assez singulière :
Trois jeunes garçons demandent à leur père de leur faire une maison :
Taîné veut une maison de planches ; le second, une maison de pierre ; le
plus jeune, Hadidouân, une maison de fer. Chacun s'établit dans sa maison.
Survient une sorcière ; elle démolit la maison de planches, puis la maison
de pierre ; mais elle se casse inutilement la tête contre la maison de fer.
Suit le récit d'une lutte de ruses entre la sorcière, qui veut prendre
Hadidouân, et celui-ci, que toutes ses malices n'empêchent pas
d'être pris. Arrive alors notre épisode, et, pour terminer, la mort de
la sorcière et de ses parentes qui, après avoir allumé un grand feu
autour de la maison de fer, veulent la démolir à coups de tête,
quand elle est devenue rouge, et restent le front collé au fer ar-
dent (1).
Ce qu'il faut constater, c'est que l'introduction du conte de
Hadidouân ne lui appartient nullement en propre ; elle lui est
commune avec beaucoup d'autres contes, que d'autres courants
ont apportés en Lorraine, dans la Haute-Bretagne, en Angleterre,
dans divers pays italiens, en Espagne (2). Chose curieuse, il n'y a,
du moins à notre connaissance, qu'un seul de ces contes qui ait
parmi ses personnages des êtres humains : c'est un conte italien
du Mantouan. Ailleurs nous avons affaire à un conte d'animaux,
nous ne disons pas à une fable, car ici on raconte pour raconter,
non pour moraliser.
Résumons ce conte du ]\Iantouan :
Une veuve, en mourant, dit à ses trois filles d'aller trouver leurs oncles
et de se faire bâtir par eux une petite maigon pour chacune. L'aînée demande
à son oncle le fabricant de paillassons de lui faire une maison de paillassons,
(1) La « tour de fer » qui, dans le conte tripolitain de Moitié-d" Homme, cité plus
haut, se trouve à point nommé, on ne sait comment, pour donner asile au héros,
poursuivi par l'ogresse, est un souvenir évident de la maison de fer de Hadidouân ;
de même, le " mur en fer « que, dans le conte berbère d'Ouargla, Baghdidis bâtit
auprès de la maison de l'ogresse, et au haut duquel il habite. — Les deux contes ont
aussi l'épisode de la tour ou du mur rougis au feu. — M. René Basset nous dit que
le nom de Hadidouân vient sans doute de l'arabe hadid, « fer » : quelque chose
comme " l'homme de fer », « l'homme à la maison de fer ». M. Hans Stumme (contes
houwâra, déjà cités, p. 10) est du même avis.
(2) Voir notre conte de Lorraine n° 76, Le Loup et les petks Cochons, et les remar-
ques.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 377
La seconde se fait construire par son oncle le menuisier une maison de bois.
Enfin la dernière, Marietta, se fait bâtir par son oncle le forgeron une maison
de fer. Le loup vient successivement enfoncer la porte des deux aînées, qui
ne voulaient pas lui ouvrir, et les mange. Mais il se casse l'épaule contre
la porte de Marietta. Il se la fait raccommoder avec des clous par un for-
geron et va dire à Marietta que, si elle veut venir avec lui le lendemain
matin, à neuf heures, ils iront cueillir des pois dans un champ voisin.
« Volontiers », dit la jeune fille. Mais elle se lève avant le jour, va cueillir
les pois, et, quand le loup arrive, elle lui montre les cosses qu'elle a jetées
par la fenêtre. Le jour d'après, où elle doit aller cueillir des lupins avec le
loup, elle lui joue encore le même tour. Le troisième jour, il est convenu
qu'on ira ensemble dans un champ de citrouilles. Marietta y arrive de très
bonne heure ; mais le loup s'est levé matin, lui aussi. Quand elle l'aperçoit,
elle fait un trou dans la citrouille et s'y blottit. Le loup prend justement
cette citrouille et va la jeter par la fenêtre dans la maison de Marietta.
« Merci, dit celle-ci, j'étais dans la citrouille, et tu m'as portée à la maison. »
Alors le loup, furieux, veut descendre par la cheminée de Marietta ; mais il
tombe dans un chaudron d'eau bouillante, qu'elle a mis sur le feu, et y périt.
Une diiïérence entre Hadidouân et le groupe de contes dont fait
partie le conte italien, c'est que, si Hadidouân finit par avoir raison
de la sorcière, il n'en a pas moins été pris par elle malgré ses ruses.
Dans le conte italien et les autres contes similaires, succès ininter-
rompu de l'adversaire du loup, lequel loup finit par périr échaudé ;
car, ici encore, nous retrouvons la chaudière bouillante.
Notons que l'épisode d€S pois, des lupins, des citrouilles à cueillir
s« retrouve, mais assez peu net, dans les deux versions de Hadi-
douân et aussi dans les contes berbères de Ouargla et de la Grande
Kaliylie. Ainsi, dans Hadidouân, la sorcière dit aussi au jeune
garçon de venir cueillir des figues ou arroser avec elle. Et Hadi-
douân trouve moyen de lui échapper. — Ce qui est tout à fait
curieux, c'est que le trait de la citrouille du conte du Mantouan
reparaît dans le conte berbère de Ouargla. Là, Baghdidis joue des
tours à l'ogresse et à sa fille en leur proposant d'aller cueillir des
raisins, des figues et des dattes. A la fin, il se cache dans une citrouille ;
mais, à la différence du conte italien, il n'est pas jeté avec la citrouille
par l'ogresse dans sa maison à lui, mais emporté chez elle et je^é
dans un trou : sept sacs et sept moulins à bras sont entassés sur lui.
— Nous avons vu comment Baghdidis se fait tirer du trou par la
fille de l'ogresse.
Dans le conte de Hadidouân et dans les autres contes berbères,
italien, etc., que nous venons d'examiner rapidement, le héros ou
378 ÉTUDES FOLKLORIQUES
l'héroïne sont en lutte avec l'ogresse ou avec le loup au sujet de
bien petites choses. Nous avons indiqué plus haut un groupe de
contes dans lequel cette lutte prend une tournure épique : là, le
héros, à son corps défendant et sur l'ordre d'un roi, dérobe, au
milieu de mille dangers, à un être malfaisant divers objets précieux
et le plus souvent merveilleux, et finalement apporte au roi cet être
malfaisant lui-même.
Ce thème, — que le regretté Reinhold Koehler a étudié, nous
l'avons déjà dit, à propos d'un conte des Avars du Caucase (1), —
le courant arabe l'a déposé lui aussi, en pays barbaresque, chez les
Kabyles du Djurdjura. ^'oici en gros cette version kabyle, sur la-
quelle nous aurons à revenir (2) :
Le petit héros, Amer Ennefç, a su s'échapper et faire échapper ses six
frères de la maison d'une ogresse. Quand les jeunes garçons sont revenus
chez leur père, l'un d'eux dit à celui-ci qu'il y a chez l'ogresse un tapis qui
s'étend tout seul. « Anior nous l'apportera », dit le père. Amor, en èiïet,
grâce à son adresse, apporte le tapis. Puis il faut qu'il dérobe à l'ogresse un
moulin qui moud tout seul ; puis encore un plat qui prépare le couscous
et le cuit tout seul, et enfin qu'il amène l'ogresse elle-même.
Notre épisode (Amor Ennefç et la fille de l'ogresse), sous la forme
si altérée que nous avons fait connaître à la fin du § 4, termine le
conte.
Dans le conte kabyle, Amor sauve ses frères en même temps que
lui-même ; mais, pour le faire, il profite simplement, pendant la
nuit, de ce que l'ogresse est endormie. Dans le conte tripolitain,
cité plus haut, Moitié-d'Homme recourt à une ruse très caracté-
risée, qui réveillera, chez nous autres Français, des souvenir'i
d'enfance :
Douze frères se mettent en route pour se rendre chez un oncle qu'ils ne
connaissent pas et dont ils veulent épouser les douze filles. Ils arrivent
chez un ogre et une ogresse, qui, eux aussi, ont douze filles et qui se donnent
pour l'oncle et la tante des jeunes gens. La nuit, l'ogresse met sur les gar-
çons une couverture rouge et sur ses filles une couverture blanche. Quand
tout le monde est endormi, le plus jeune des garçons, Moitié-d'Homme,
qui se méfie, change de place les couvertures, substituant l'une à l'autre ;
(1) Voir A. ScHiEFNER : Awarische Texte, 1873, n<» 3. (Publié dans Jes Mémoires
de V Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, 7*-' .série. Tome 19, n° 6). — Les
remarques de Kœhler sont reproduites dans ses Kleinere Schrijten zur Mœrchen-
forschung, tome I (Weimar, 1898), pp. 546 seq.
(2) J. Rivière, op. cj'r., pp. 226 seq.
ÉTUDE DE FOLK-LCmE COMPARÉ 379
en même temps il met les fez des garçons sur la tête des filles et les voiles
des filles sur la tète des garçons. Il en résulte que l'ogresse égorge ses filles
en croyant égorger les garçons.
C'est, comme on voit, notre Pelit Poucel, tel que Perrault l'a noté
au xvii^ siècle ; mais ici l'une des filles se réveille à temps pour
crier à sa mère de ne pas la tuer, et c'est cette dernière fille que nous
retrouvons dans l'épisode ci-dessus résumé (§ 4, m fine).
Reinhold Koehler, dans les remarques auxquelles nous avons
renvoyé, indique divers contes (grecs modernes, sicilien, breton),
dans lesquels a lieu cette substitution d'une couverture à l'autre,
ou d'une coiffure d'homme à une coiffure de femme. — On a pu
remarquer que le conte tripolitain a les deux formes de substitution
à la fois, et d'une façon très nette ; le conte berbère de Ouargla
présente, mais d'une façon assez confuse, la première forme (la
couverture rouge et la couverture blanche).
Le Petit Poucet ,de Perrault, est un personnage extraordinaire,
non seulement par son adresse, mais par sa taille minuscule. Son
double, dans deux contes kabyles, est un nain, et l'on en donne la
raison. Nous transcrivons (.J. Rivière, op. cit., p. 225 et 231) :
Un homme avait sept femmes. Il partit un jour pour traverser les sept
mers ; il rapporta sept pommes. Il rencontra un homme qui lui en demanda
une : « O mon brave, lui répondit-il, je n'ai que sept pommes pour mes sept
femmes. » Il lui en donna la moitié d'une. Chacune des femmes eut un
enfant. La femme qui reçut la moitié de pomme mit au monde Amor
Ennefç ; — un nain (dit expressément la variante, p. 231).
Le conte arabe de Tripoli, lequel a été monogamisé, si l'on peut
parler ainsi, — une seule femme au lieu de sept, — dit comment ces
pommes mystérieuses sont venues à leur possesseur :
Un homme, qui est très affligé de ne pas avoir d'enfants, reçoit d'un
vieillard inconnu douze pommes : « Fais-les manger à ta femme et tu auras
douze fils. » La femme mange onze des pommes, et, sa sœur étant venue,
elle lui donne la moitié de la douzième, et mange l'autre moitié. Elle met
au monde douze garçons ; le douzième est un « homme à moitié fait » : on
l'appelle Moitié-d' Homme [Hœlbchen, dans la traduction allemande).
Qu'est-ce au juste que cet « homme à moitié fait » (nar halb
ferliggewordener Mensch) ? Un conte indien de Firôzpoûr (Pendjab)
l'explique (1) :
(1) F. A. Steel et R. C. Temple : Wide-Âwake Stories (Bombay, 1884), p. 290 seq.
380 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Sur le conseil diin faqir, un roi sans enfants lance doux fois un certain
bâton dans les branches d'un manguier. La première fois, cinq mangues
tombent par terre ; la seconde fois, deux. Le roi porte ces mangues à ses sept
reines, pour que chacune en mange une. Quand il arrive au palais, la plus
jeune reine est absente ; il met sa mangue en réserve dans une armoire ;
mais la jeune reine, à son retour, ne trouve que moitié de la mangue ;
l'autre moitié a été mangée par une souris. La conséquence, c'est que la
jeune reine ne met au monde qu'une ^ moitié de fils » (hali a son), la moitié
d'un homme coupé en deux du haut en bas, n'ayant qu'un œil, une oreille,
un bras, une jambe, etc. On lui donne le nom de Prince Moitié-de-Fils.
Ce thème bizarre du Demi-homme s'est joint, comme introduc-
tion, à divers thèmes dans lesquels il s'agit ordinairement d'un
personnage faible, disgracié de la nature, méprisé, et qui finalement
triomphe :
— 10 Dans le conte tripolitain, Moitié-d'Homme est notre Petit
Poucet ;
— 2° Dans un conte grec moderne d'Épire (1), oij le thème pri-
mitif s'est affaibli (pas de fruit merveilleux : une femme sans entants
en demande un à Dieu, « quand même ce ne serait qu'«/i demi «),
le « demi-homme » joue le rôle qui, dans une certaine famille de
contes, est attribué à une sorte de niais, lequel, grâce à un poisson
mystérieux, finit par devenir intelligent et par épouser une prin-
cesse (2) ;
— 3° Dans le conte indien de Firôzpoûr, le prince Moitié-de-Fils
est dédaigné au palais, comme le boiteux d'un conte indien du
Bengale, ou le « petit bossu » d'un conte lorrain (3). Ses six frères
le détestent et sont furieux de l'avoir vu, plusieurs fois, se dépêtrer
de mauvaises affaires. Finalement, pendant c[u'il est en train de
tirer de l'eau d'un puits, ils le poussent dedans ; mais la bonne
chance suit partout Moitié-de-Fils : il surprend, dans le puits, la
conversation de trois êtres mystérieuk, et ce qu'il apprend fait
qu'il se trouve en état de guérir une princesse, qui devient sa femme,
et de déterrer d'immenses trésor? (4).
Ce qui est très curieux, c'est que, — évidemment par l'efïet d'une
aliraciion qui s'est opérée entre deux récits ayant la même intro-
(1) J. G. VON Hahn, op. cit., n° 8.
(2) Dans noire travail Le Lait de la mère et le Coffre flottatit (Revue des Questions
historiques, avril 1908, p. 379 = p. 222 du présent volume), nous avons rapidement
étudié ce thème.
(3) Voirnotre conte de Lorraine n" 19, Le Petit Bossu, et les remarques (I, p. 221).
(4) La fin de ce conte est une variante du thème du Bon et du Méchant, que nous
avons étudié jadis dans les remarques de notre conte de Lorraine n° 7. (Cf. t. II,
p. 353.)
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ S81
duction (la naissance du demi-homme), — la combinaison n^ 3
est venue en partie s'intercaler dans la combinaison n^ 1 et former
l'épisode suivant du conte tripolitain :
Après que, grâce aux ruses de Moitié-d'Homme, ses onze frères et lui se
sont échappés de chez les ogres, leurs faux oncle et tante, ils arrivent chez
leur vrai oncle, qui leur donne en mariage ses douze fllles, qu'il sont venus
chercher : l'aînée à l'aîné, la seconde au second, et ainsi de suite. Or, la
dernière, destinée à Moitié-d'Homme, est la plus jolie, ce qui irrite les onze
frères, et ils complotent de tuer Moitié-d'Homme et de donner sa femme à
l'aîné. Sur le chemin du retour à la maison paternelle, on vient à passer
auprès d'un puits. Moitié-d'Homme est invité, comme étant le plus jeune,
à descendre dans le puits pour y remplir le seau. Après que le seau est
remonté, Moitié-d'Homme crie à ses frères de le remonter lui-même ; mais,
quand il est arrivé à mi-hauteur, ses frères coupent la corde, et Moitié-
d'Homme retombe dans le puits. H est sauvé par un poisson merveilleux.
On trouvera réunis, dans les remarques de notre conte de Lor-
raine no 19, Le Pelit Bossa, nombre de contes dans lesquels le héros,
qui rapporte d'une expédition périlleuse des objets sans prix et
une jeune fille d'une merveilleuse beauté est jeté dans un puits par
ses frères. Ce conte se rencontre, lui aussi, en pays barbaresque,
chez les Kabyles du Djurdjura (J. Rivière, op. cit., pp. 235 seq.). —
Dans le conte tripolitain,- celle des douze sœurs qui doit être la
femme de Moitié-d'Homme, est la plus belle : cette circonstance,
qui excite la jalousie des frères, a favorisé, dans ce conte, Vallrac-
lion que nous avons signalée entre le thème du Demi-homme n^ 3
et le thème n^ 1.(1).
Peut-être sera-t-il intéressant de faire remarquer, tout à fait
accessoirement, que le thème du Demi-homme se présente, — tou-
jours en pays barbaresque, — sous une forme qu'on pourrait pres-
que appeler une parodie. « Moitié-d'Homme m est devenu « Moitié-
(1) Est-il nécessaire de faire remarquer que, dans ces contes de frères jaloux, il
n'y a rien de l'histoire de Joseph et de ses frères ? Ceux-ci ne disent nullement à
Joseph de tirer de l'eau d'un puits et ils ne le précipitent pas traîtreusement dans
ce puits. Ils agissent ouvertement. Après avoir voulu d'abord tuer Joseph, ils
consentent, sur les instances de l'un d'eux, Ruben, à ne pas verser son sang et à le
descendre dans une vieille citerne sans eau, véritable oubliette (on se servait parfois
plus tard, en Palestine, de telles citernes comme de cachots : Zacharie, IX, 11).
La suite du récit montre que Ruben pensait aller retirer son frère de la citerne ;
mais, quand il y arrive, Joseph ne s'y trouve plus ; il en a été retiré par les autres
frères et vendu aux marchands d'une caravane qui passe. — Entre le récit biblique
et les contes que nous avons indiqués, il n'y a aucune de ces ressemblances caracté-
ristiques qui dénotent une communauté d'origine.
882 ÉTUDES FOLKLORIQUES
de-Coq », la moitié vivante d'un coq que les deux femmes d'un
Kabyle se sont partage. Nous n'avons pas à étudier ici ce conte,
que M. René Basset a publié et accompagné de remarques très
instructives (1). Nous dirons seulement que, comme Moitié-d'Homme,
Moiti»''-de-Coq est toujours et partout victorieux, et que des contes
similaires où figure aussi Moitié-de-Coq, sont arrivés dans divers
pays de France (Haute-Bretagne, Poitou, pays messin). — Aux
nombreux contes cités par M. René Basset, nous ajouterons un
conte indien, dont le héros est un oiseau bien complet et non une
moitié d'oiseau (2) : cette forme, excellemment traitée dans le conte
indien, paraît avoir été exportée plus souvent que l'autre.
Si maintenant, après cet examen dos contes barbaresques de
Hadidouân, de Moilié-d' Homme, d'Ali aux figues, etc., nous reve-
nons au conte non moins Ijarbaresque du petit frèi'e et de la petite
sœur chez la sorcière, tel qu'il a été recueilli chez les Houwâra du
Maroc, nous aurons les mêmes constatations à faire : presque tous
les traits du récit se retrouvent ailleurs, parfois bien loin du Maroc.
Complétons donc ce que nous avons déjà dit au sujet de ce conte.
L'introduction est celle de Hsensel el Greihel. A l'instigation de sa
femme, un homme très pauvre mène perdre ses deux enfants, petit
garçon et petite fille, dans la forêt pour se débarrasser de deux
bouches inutiles. Mais les enfants peuvent revenir à la maison, la
petite ayant semé du son et de la cendre tout le long du chemin
pour le marquer. (Dans la variante schilha, également marocaine, la
petite fille laisse tomber de place en place une noix.)
Ces divers traits sont bien connus. Disons seulement qu'ils
existent dans les recueils que l'on possède de contes populaires
indiens, si insuffisants qu'ils soient pour le moment. Voici, rapide-
ment résumé, un passage d'un conte de la Vallée du Haut-Indus,
recueilli dans le petit village de Ghâzi, à trente milles au-dessus
d'Attock (Pendjab) (3) :
Un râdjâ remarié mène perdre dans la forêt ses deux filles, que leur
marâtre déteste ; elles arrivent chez une ogresse qui les cache (comparer
notre Peut Poucet), en les transformant en mouches, pour les protéger
(1) René Basset : 'Contes populaires berbères (Paris, 1887), n° 42, et pp. 187-190.
(2) Norlh Jndian Noies and Guéries, août 1893, p. 83.
(3) Ch. SwYN>ERTON : Indian Aighls Entertainment ; or, Folk-Taies jrom the
Upper-Indus (Londres, 1892), n» 81.
ÉTUDE DE POLK-LORE COMPARÉ 383
contre l'ogre. Puis, quand l'ogresse leur a rendu leur première forme, elles
s'établissent sur un grand arbre ; l'aînée reste là toute la journée à coudre ;
la plus jeune, qui a rassemblé un troupeau de daims, s'occupe à les faire
paître. Un jour, l'aînée est aperçue sur son arbre par le vizir d'un râdjâ,
et le râdjà l'emmène pour l'épouser. Pendant qu'elle est ainsi emportée
sur le cheval du râdjâ, la jeune fdle sème derrière elle des graines de mou-
tarde, afin que sa sœur puisse reconnaître le chemin qu'elle a suivi.
Dans un autre conte indien du même genre, provenant non plus
du Nord, mais du Sud (1), ce sont les perles de son collier c|u' égrène
la sœur enlevée. Graines ou perles, nous avons là le son et la cendre
ou les noix des ( ontes marocainx, les cailloux blancs du Pelil Poucet
ou de Hœnsel et Grethel, etc. ; mais ce trait a été transporté à un
autre endroit du récit.
On a remarqué que, dans les deux contes indiens, les enfants
abandonnés dans la forêt sont des jeunes filles, comme dans notre
vieux conte français de Finette Cendron. Il en est de même dans
un conte du Cambodge, originaire certainement de l'Inde, comme
toute la littérature et les œuvres d'imagination des peuples de
r Indo-Chine (2). Dans ce conte, ce n'est pas la haine de la marâtre,
c'est (comme dans le conte marocain et dans les contes européens)
la misère qui force un bûcheron à aller perdre dans la forêt ses douze
filles. La plus jeune réussit à revenir avec ses sœurs à la cabane
paternelle ; mais, une seconde fois, elle ne peut retrouver son che-
min. La reine des Yalis (sorte d'ogres) rencontre les jeunes filles
mourantes et les emmène dans son palais, où elle les fait bien
soigner, se promettant de bons repas. Quand elle est pour faire
égorger l'aînée, un génie les avertit et les sauve. Comme dans le
conte du Haut-Indus, les serviteurs d'un roi les voient endormies
sur un arbre, et le roi, épris de leur beauté, les prend toutes les
douze pour femmes. Etc.
Peut-être dira-t on que ce trait d'enfants dont la misère force
un père à se débarrasser en les égarant dans un bois, n'a rien de
très caractéristique et qu'il peut avoir été inventé à la fois dans
l'Inde, au Maroc, en Europe. Mais ce trait est précisé, caractérisé,
individualisé par sa combinaison avec le trait de l'arrivée des enfants
chez un être malfaisant, auquel ils réussissent à échapper (3).
(1) Miss M. Frère : Old Deccan Days ; or, Hindoo Fairij Legends, Carrent in
Southern India .2nd Edition (Londres, 1870). — Dans ce conte, la plus jeune des
deux princesses fait périr l'ogre et l'ogresse en les poussant dans un puits au-dessus
duquel ils sont penchés.
(2) Aug. Pavie : Contes populaires du Cambodge, du Laos et du Siam (Paris, 1903)
pp. 50 seq.
(3) Ce sont encore des jeunes filles, cinq sœurs, qui figarent dans un conte, véri-
384 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Un détail du conte des IIcnnvAia marocains qui sera moins
familier au lecteur que les détails précédents, c'est celui de la cale-
basse que le père suspend à un arhre afin que le bruit qu'elle pro-
duira fasse croire aux enfants qu'il se trouve dans le voisinage.
Ce passage, devenu obscur dans le conte marocain et incompréhen-
sible dans le conte somâli, est très net dans le conte indien du Haut-
Indus. Là, c'est une jarre vide que le père met au haut d'un grand
bâton, afin que le vent, la poussant contre le bâton, lui tasse faire du
bruit. Dans un conte roumain (1), c'est une gourde qui est suspendue
à un arbre. Ailleurs conte de Hœnsel ei Grelhel et autres contes)
le père attache à un arbre une branche ou une cognée ou un sabot,
qui, heurtés par le vent contre l'arbre, doivent faire croire aux en-
fants qu'il est occupé à abattre des arbres dans le voisinage.
Dans le conte marocain, le petit frère et la petite sœur, étant
entrés chez la sorcière aveugle et entendant une sorte de refrain
qu'elle dit et répète, tandis qu'elle secoue une outre remplie de lait
pour faire du beurre, éclatent de rire, et ils sont pris. — Ce trait,
qui n'est pas dans Hsensel el Grelhel, se rencontre dans les contes
portugais analogues des recueils Coelho et Consiglieri-Pedroso,
ainsi que dans le conte portugais du Brésil tous examinés à la
fin du § 2.
Quand les deux enfants arrivent chez la sorcière, ils la trouvent occupée
à faire cuire des gâteaux (des galettes de maïs, dans le conte brésilien).
Comme elle est à moitié aveugle, le petit garçon réussit à lui dérober de ces
gâteaux, et la vieille s'en prend à son chat, qu'elle gronde. Les enfants (ou,
parfois, la petite fille seule) se mettent à rire, et la vieille les empoigne.
Même trait, ou, du moins, trait analogue dans un conte islan-
dais (2), dans lequel la petite sœur, en voyant l'allure gauche d'une
table épave mutilée, défigurée, qu'un courant indo-persano-arabe, — passant par
la côte de l'Arabie du Sud, l'île de Socolora, la « corne nord-orientale » de l'Afrique,
— a déposée au pays des Sornâl. Dans ce conte somâli, une cloche remplace bizarre-
ment l'objet dont le bruit doit faire croire aux jeunes filles que leur pure est tou-
jours dans le voisinage ; mais le père n'a nullement l'intention de perdre les jeunes
filles dans la forèl ; il dort et, pendant son sommeil, une ogresse le dévore. C'est
chez cette ogresse que les cinq jeunes filles arrivent, et elles sont reçues par la fille
de l'ogresse, qui n'est pas ogresse elle-même et qui se joint aux cinq sœurs pour
faire périr l'ogresse en versant sur elle de l'eau bouillante pendant son sommeil.
(1) Roumanian Fairy Taies and Legends (Londres, 1881), p. 81 seq.
(2) Adeline Rittershaus, op. cil., n° 29.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 385
géante aveugle, éclate de rire ; ce qui fait qu'elle et son frère sont
pris et enfermés dans la porcherie de la géante pour être engraissés.
Reste à signaler, dans le conte marocain, un dernier trait : le petit
garçon et la petite fille, enfermés chacun dans un sac pour y être
engraissés, présentent à la sorcière, qui leur dit de montrer leur
doigt à travers une fente du sac pour qu'elle voie s'ils sont suffi-
samment gras, l'un une épingle, l'autre une aiguille. — Dans le
conte kabyle, Amor Ennefç présente à l'ogresse la queue d'un rat ;
dans la version algérienne de Hadidouân, au lieu de cette queue de
rat, c est la queue d'une gerboise ; dans le conte de la Grande
Kabylie, c'est une tige de raisin.
Dans Hsensel el Grelhel, Hrensel, mis à l'engrais, montre à la
sorcière, à travers une grille, un petit os ; dans les contes portugais
et le conte espagnol d'Estramadure, reparaît la queue de rat, etc.
Ces rapprochements sommaires pourraient être multipliés ; mais
ils suffisent, ce nous semble, pour faire entrevoir, dans le lointain
du temps jadis, toute sorte de courants, partant du même point
originaire que le courant indo-arabo-barbaresque, et charriant les
mêmes contes.
§ 6
FINETTE CENDRON ET LA CENDRILLON DE l'aNNAM
Nous avons mentionné, un peu plus haut, le conte français de
Finelle Cendron, si admiraJDlement raconté, à la fin du xvii^ siècle,
par M^^^^ d'Aulnoy. La première partie de ce conte se rattache à la
fois à deux des types de contes précédemment étudiés : à celui qui
a l'épisode du four, et aussi à celui dans lequel le héros réussit par
ruse à tuer la jeune ogresse, notamment en prétendant ta rendre
plus bette.
Et d'abord, l'épisode du four, que le conte français présente sous
une forme altérée, ou du moins très particulière :
Finette et ses deux sœurs ayant dit à l'ogre qu'elles savaient faire de
bons gâteaux et toute sorte de pâtisserie, l'ogre ordonne à Finette de chauf-
fer le four et lui demande comment elle fait pour savoir s'il est assez chaud.
« Monseigneur, j'y jette du beurre, et puis j'y goûte avec la langue. » Quand
2b
386 ÉTUDES FOLKLORIQUES
l'énorme four de l'ogre est embrasé comme une fournaise, Finette y jette
une masse de beurre : « Maintenant, il faut tâter avec la langue ; mais je
suis trop petite. — Je suis grand », dit l'ogre, et, se baissant, il s'enfonce si
avant qu'il ne peut plus se retirer, de sorte qu'il brûle jusqu'aux os.
Maintenant rappelons l'épisode de Finette avec l'ogresse :
Après s'être débarrassée de l'ogre. Finette cherche à faire périr l'ogresse.
Elle lui propose de la coilïer à merveille : « Vous seriez comme un astre. »
L'ogresse ayant accepté. Finette et ses deux sœurs « lui ôtèrent son bonnet
et se mirent à la peigner et à la friser, en l'amusant de leur caquet ; Finette
prit une hache et lui donna par derrière un si grand coup, qu'elle sépara
son corps d'avec sa tête. »
Ici, comme dans le petit conte indien, pour réussir à tuer l'ogresse,
on lui dit qu'on veut la faire belle. Mais le thème a été modifié selon
le goût européen qui pouvait diiïicilcment admettre, même chez un
être aussi borné que malfaisant, une crédulité poussée au point
de celle de la jeune femme du conte indien (on se souvient de
l'aiguille rougie au feu, qui doit faire de beaux yeux, et du pilon
à riz, qui doit façonner élégamment la tête), — à moins que ce
même thème n'ait déjà été modifié avant d'arriver dans notre
Occident, et aussi en Tunisie où il s'offre à nous, nous l'avons vu,
sous une forme nullement invraisemblable (le jeune garçon, en
disant à la jeune ogresse qu'elle est ébouriffée et qu'elle dégoûtera
les convives, lui suggère l'idée de se faire raser la tête).
Chez les Annamites, et aussi chez les tribus tjames, dispersées
dans le sud de l'Annam et dans le Cambodge, un conte du type de
Cendrillon a un épisode dans lequel une ruse analogue est employée
par l'héroïne pour se venger d'une ennemie.
Nous avons autrefois, dans les remarques de nos Conles populaires
de Lorraine (t. II. p. 360), résumé l'ensemble de ce conte provenant
de ces pays d'Extrême-Orient qui ont reçu de l'Inde, avec leur
littérature écrite, une masse de récits oraux (1). Nous reproduirons
ici in extenso, d'après la première version annamite, la dernière
partie du conte, la seule dont nous ayons à nous occuper ici :
(1) Deux versions annamites de ce conte ont été publiées : la première, par feu
A. Landes, dans ses Contes et Légendes annamites, qui ont paru, de novembre 188'i
à janvier 1886, dans une revu" de Sa%on, Excursions et Reconnaissances, et ont été
ensuite réunis en un volume (Saigon, 1866), conte n" 22 ; la seconde, par un indigène,
dans Bulletin de VEcole française d'Extrême-Orient (1907, pp. 101-107). — M. Adhé-
mard Lecllre a recueilli, de ce même conte, une version tjame, où se trouve notre
épisode (Revue des Traditions populaires, juin 1898, pp. 312 seq.), et une version
cambodgienne, où il fait dr-faut (Adhomard Leclèhe. Cambodge. Contes et Légendes,
Paris, 1895, pp. 70 seq.).
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 38?
Cam, la Cendrillon de l'Annam, qui a épousé le fils d'un roi après
l'essai du soulier, est tuée par la malice de Tarn, la fille de sa ma-
râtre, qui se substitue à Cam auprès du prince ; mais Cam finit
par revivre, et le fils du roi, qui l'a reconnue, l'appelle chez lui :
<c Lorsque Tarn vit revenir sa sœur, elle feignit une grande joie : « Où
avez-vous été si longtemps ? Comment faites-vous pour être si jolie ?
Dites-le moi, que je fasse comme vous. — Si vous voulez être aussi jolie
que moi, faites bouillir de l'eau [dans une grande chaudière de fer, ajoute la
version tjame], et jetez-vous dedans. » Tam la crut [elle vendit ses bijoux
pour acheter une grande chaudière de fer, dit la ver.sion tjame] ; puis elle
se jeta dans l'eau bouillante et mourut. Cam fit saler sa chair et l'envoya
dans une jarre [version tjame et seconde version annamite], à la marâtre.
Celle-ci crut que c'était du porc et se mit à manger. Un corbeau perché sur
un arbre cria : « Le corbeau vorace mange la chair de son enfant et fait
craquer ses os. » La mère de Tam, entendant ce corbeau, se mit en colère et
lui dit : « C'est ma fille qui m'a envoyé de la viande ; pourquoi dis-tu que je
mange la chair de ma fille (1) ? ». Mais, quand elle eut fini la provision, elle
trouva [tout au fond de la jarre] la tête de Tam (2) ».
Le « Comment faites-vous pour être si jolie ? » correspond tout à
fait au : « Comment es-tu si joli ? » du petit conte du Nord de l'Inde.
Il y a pourtant une différence notable entre les deux contes : ce
n'est pas pour sauver sa vie que Cam cherche, par une ruse, à faire
bouillir sa rivale dans une chaudière ; c'est pour se venger d'elle (il
est vrai que c'est, en même temps, pour mettre une bonne fois cette
rivale, qui lui a fait tant de mal, hors d'état de nuire). Mais, l'inne-
mie une fois bouillie, le thème de la Jeune ogresse mangée par sa
mère revient tout naturellement se combiner avec le thème de la
Vengeance.
On remarquera que, si Cam prend la peine de faire saler la chair
de sa rivale et de l'encaquer, c'est que, dans le récit indo-annamite,
(1) Dans le second conte annamite, le corbeau crie de dessus le toit : « Quoi ! tu
manges la chair de ton enfant et tu t'en régales ! Donne-m'en un morceau, s'il en
reste. » — « Maudite bête, dit la marâtre, je mange du poisson salé que ma fille
m'a envoyé. Pourquoi ne le trouverais-je pas bon ? »
(2) Il semble que, dans son épisode de la chaudière bouillante où l'ennemie de
l'héroïne se plonge, croyant en sortir embellie, le conte indo-chinois (ou plutôt le
conte indien, pour le moment inconnu, qu'il reflète certainement) soit comme une
parodie d'un thème épique que nous avons touché dans les remarques du n° 73 de
nos Contes populaires de Lorraine, La Belle aux cheveux d'or. Là, un des personnages
du conte (le héros) est forcé de se plonger dans une chaudière bouillante ; mais,
grâce à des circonstances extraordinaires, il en sort plus fort et plus beau, et son
ennemi, qui veut l'imiter, pour devenir plus beau, lui aussi, est bouilli dans la chau-
dière.
En tout cas, il y a, croyons-nous, entre le thème indo-chinois et celui-ci, un de
ces liens de parenté que révèle si souvent une étude approfondie de ces singuliers
organismes que sont les contes populaires.
I
388 ÉTUDES FOLKLORIQUES
à la (lilïôrencc du petit conte indien, des contt;s barbares(|iies,
Scandinaves, elc, la mère n'est pas là, tout près, pour qu'on lui
fasse manger sa fille, séance lenanle : il faut un envoi, avec leltre
d'expédition.
Cet envoi macabre se retrouve dans des contes recueillis bien loin
do rindo Chine, un conte kaliyle du Djurdjura, plusieurs contes
siciliens et un conte islandais (1). Ces contes développent, comme le
conte d'Extrême-Orient, le thème de la Fiancée subsliluée;^e conte
islandais combine ce thème avec le thème de Cendrillon, tout à fait
comme le conte de l'Indo-Chine (2).
Un détail étrangement curieux, c'est que, dans trois des contes
siciliens, dans le conte kal)yle du Djurdjura et dans le conte berbère
de Ouargla, un chat intervient, à la façon du chat du petit conte
de l'Inde et du corbeau des contes annamites. \'oici ce passage,
dans un des contes siciliens (3) :
Une marâtre a fait disparaître sa belle- fille, mariée à un roi, et lui a
substitué sa fille à elle. La tromperie étant découverte, le roi fait hacher
e:i mille morceaux la fille de la marâtre et la fait saler dans un baril, en
ayant soin de metlre la tète au fond. Puis il envoie le baril à la marâtre,
en lui disant que c'est du thon que lui envoie sa fille. La marâtre ouvre le
baril et commence à manger. Le chat lui dit : « Donne-moi quelque chose-
et je t'aiderai à pleurer. » Mais elle le chasse. Quand elle arrive au fond du
baril et qu'elle voit la tète de sa fille, de désespoir elle se casse la tète contre
un mitr. Et le chat se met à danser et à chanter : « Tu n'as rien voulu me
donner, je ne t'aiderai pas à pleurer. »
Le conte kabyle du Djurdjura donne ce môme endroit du récit
de la manière suivante (4) :
« Quelle vengeance désire ton cœur ? » dit à l'héroïne son frère. — « Atta-
chez la fille de ma marâtre à la queue d'un cheval ; qu'elle soit traînée dans
les broussailles. » Quand la fille de la marâtre est morte, on la fait cuire
et on l'envoie [il n'est pas dit si elle a été préalablement salée et mise en
baril] à sa mère et à sa sœur. « O ma mère ! » dit cette dernière, « cet œil est
celui de ma sœur Aftelis ! » Et, comme la mère ne veut pas le croire, la jeune
fille insiste : « Mais regarde donc I Je donnerai ce morceau à qui pleurera
un peu. — Eh bien ! » dit le chat, » si tu me donnes ce morceau, je pleurerai
d'un ail. »
(1) Voir, dans nos Contes populaires de Lorraine, les remarques pp. 360, 361,
tome H.
(2) Pour le thème de ia Fiancée substituée, voir les remarqses de notre cents de
Lorniine n° 21, La Biche blanche.
(3) Laura Gonzenbach : Sicilianische Mserchen (Leipzig, 1870), n" 48. — Cf.
n» :Vi et ('•. PiTRÈ, op. cit., n° 59.
('») J. HivitRE, op. cit., pp. 55, 56.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 389
Ce trait du chat, — malgré l'altération qu'il a Subie chez h^s
Kabyles, coutumiers du fait, — établit un lien étroit entre le conii;
du Djurdjura et les trois contes de Sicile.
II faut également donner le passage suivant, très altéré aussi, du
conte berbère de Ouargla cité plus haut :
Après avoir égorge la fille de l'ogresse et s'être revêtu de sa chevelure ei (](;
ses habits, Baghdidis lui coupe les seins, qu'il met sous la natte ; puis il
jette le corps dans la marmite. Quand l'ogresse sert à ses invités la chair
de sa fille en croyant que c'est la chair de Baghdidis, le chat se met à rire :
« Cela sent le sein de ma mère. » L'ogresse le chasse : « Dehors ! que tes
parents et les parents de ta race soient maudits ! «
Nous ferons remarquer que ce conte berbère de Ouargla n'appar-
tient nullement, pour l'ensemble, à la même famille que le conte
du Djurdjura : il se rattache à la famille même de contes que nous
éludions spécialement et dans laquelle le héros, qui doil êlre mangé,
applique à l'ogresse la loi du talion en lui faisant manger sa propre
fille ; il est proche parent du p(^tit conte indien de Boulandcluhr
(dans lequel, par parenthèse, le chat -s'exprime plas nettement :
« Crachez cela : la belle-mère mange sa bru. »)
Ainsi, — chose très suggestive, — le trait du chat faisant des
réflexions est arrivé en Occident, non pas à l'état isolé, mais dans ses
deux combinaisons orientales : 1° combinaison avec le thème du
Jeune garçon qui, au lieu d'être mangé, réussit à faire manger à
l'ogresse sa propre fille (conte indien de Boulandchehr ; — conle
berl)ère de Ouargla) ; 2° combinaison avec le thème de la Fausse
fiancée substituée par sa mère à la vraie, et dont, par vengeance,
on fait manger la chair à la mère (conte d'Extrême-Orient ; —
conte kabyle ; contes siciliens).
Pour parvenir dans les pays l)arbaresques, il est certain que les
deux combinaisons ont voyagé, indépendamment l'une de l'autre,
en suivant le grand courant indo-persano-arabe. Mais comment
l'une d'elles (la seconde) est-elle arrivée en Sicile ?
Devons-nous penser que cette combinaison particulière aurait
passé de la côte de l'Afrique septentrionale dans la grande île
méditerranéenne ? — Nous pourrions dire, sans doute, que c'est
sur cette côte, en Egypte notamment et à Tripoli, que nous avons
trouvé, pour certains contas siciliens, les seuls parallèles jusqu'à
présent connus. Mais le courant nord-africain n'est certainement
pas le seul courant qui soit venu de l'Inde par la Perse et qui ait été
déterminé par les invasions arabes. Il y a eu. entre autres, un cou-
390 ÉTUDES FOLKLORIQUES
raul qui, trâvci-sant l' Asie-Mineure, est arrivé en Turquie et a
pénétré chez les peuples de la péninsule des Balkans et en Grèce,
dans cette Grèce, si voisine do la Sicile. Et ce courant, parallèle au
courant nord-africain et partant d'un même pays, a, tout comme
l'autre, charrié les produits de ce pays, les mêmes produits.
Serait-ce par ce second courant que les Siciliens ont reçu la
combinaison on question ? Ici nous ne pouvons faire que des con-
joctures.
§8
ENCORE LA CHAUDIÈRE BOUILLANTE
(nègres d'aFRIQUE, MADAGASCAR, JAPON)
Dans les contes qu'il nous reste à citer et qui ont été recueillis
dans l'un et l'autre hémisphère, va reparaître la chaudière bouil-
lante.
Le plus anciennement publié de ces contes vient de l'Afrique
australe, du pays cafre. Notre épisode est très altéré dans ce conte
zoulou ; cela va presque sans dire, quand on sait ce que sont devenus
d'ordinaire les contes du répertoire asiatico-européen qui ont eu
la mauvaise fortune d'aller échouer dans cette Afrique des Cafres
ou autres Nègres. Qu'on en juge (1) :
Un petit fripon, nommé Uthlakanyana, est pris par un ogre, qui le remet
à la mère ogresse pour qu'elle le fasse bouillir dans un grand pot. Le petit
bout d'homme dit à la vieille : « Si nous jouions à nous faire bouillir tout à
tour ? Vous me feriez bouillir un peu de temps, et moi je vous ferais bouillir
ensuite. » L'ogresse accepte la proposition, et, quand c'est son tour à elle
d'entrer dans le grand pot, qui a eu le temps de bien chauffer, Uthlaka-
nyana la fait bouillir pour tout de bon.
Même conte, mais plus altéré encore, et devenu tout à fait absurde
dans l'Afrique centrale, chez les populations riveraines du grand
lac Nyassa (2). Là, le « Voyageur », qui a reçu l'hospitalité d'une
brave « grand'mèrc » parfaitement inofïensive, lui propose de but
en blanc de jouer à un jeu qui est celui d'Uthlakanyana avec
l'ogresse. Après avoir fait de la soupe avec la grand'mèrc, il sert
soupe et viande au.x enfants, puis il prend congé d'eux, et, quand
il est à bonne distance, il leur crie qu'ils ont mangé leur grand'mèrc.
(1) H. Callaway : Nursery Taies, Traditions and Historiés of the Zoulous (Natal,
1867), p. 18.
(2) Folk-lore Taies of Central Africa [coliected in Nyassaland] dans la revue Fo/A-
Z.o/-e, mars 1892,'pp. 104, 105.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 391
Toujours en Afrique et à peu près sous la même laLitu(I(? ([ud le
lac Nyassa, mais à l'ouest, notre conte a pénétré chez les Nègres
de la province d'Angola (1). Malgré un délabrement inouï de la
forme, parfois inintelligible, l'idée première (le thème de la Feinle
maladresse) est moins défigurée dans ce conte kimboundou que dans
les deux contes précédents. On y retrouve l'arrivée d'un petit
frère et d'une petite sœur chez une vieille qui les envoie chercher
du bois à feu, puis de l'eau (il n'est absolument pas expliqué que la
vieille est une ogresse, qui veut faire cuire les enfants). Pendant
qu'ils y sont occupés, le petit garçon rencontre, on ne sait comment,
son père mourant (sic), qui lui dit : « Quand. la vieille femme aura
mis l'eau sur le feu et qu'elle te dira : Regarde si l'eau bout, alors
dis-lui : .Je ne sais pas. Lorsque la vieille regardera l'eau, pousse-la
dedans. Plonge sa tête dans l'eau bouillante. » — Le jeune garçon
tait ainsi périr la vieille femme, et il s'empare ensuite de tout son
argent.
Dans l'île africaine de Madagascar le récit est assez clair (2) :
Après avoir échappé plusieurs fois à un ogre qu'il ne cesse de braver, le
jeune Takinga finit par être pris. « Je vais te manger », lui dit l'ogre. —
« Eh bien ! », dit Takinga, « fais-moi bouilUr, et, quand je serai cuit, tu
trouveras deux hommes au lieu d'un dans la chaudière. » L'ogre charge ses
deux enfants de faire bouillir Takinga. Au moment où les enfants vont
mettre Takinga dans la chaudière, il leur dit : « Tâtez un peu l'eau pour
voir si elle est assez chaude. » Et, quand ils se penchent sur la chaudière,
il les jette dedans. L'ogre, ayant regardé dans la chaudière et voyant
quatre pieds et quatre mains, croit que Takinga s'est effectivement dédou-
blé, et il dévoré tout. Et Takinga lui crie : « As-tu fini de manger tes
enfants ? »
Voici maintenant un conte japonais (3) :
Un vieux paysan se lie d'amitié avec le « bon lièvre », au grand déplaisir
du méchant tanouki {Nyctereutes viverrinus, sorte de renard), qui, depuis
ce moment, ne cesse de jouer aux deux amis toute sorte de mauvais tours.
Enfin le paysan, perdant patience, se met en embuscade, surprend le tanouki,
lui lie les pattes et l'emporte dans sa maison, k Nous allons le tuer et le faire
cuire », dit-il à sa femme. Et comme il est obligé d'aller chercher du bois, il
(1) René Basset : Contes populaires d' Afrique (Paris, 1903), pp. 374 seq., d'après
Heli Châtelain : Folktales of Angola (Boston, 1894).
(2) G. Ferrand : Contes populaires malgaches (Paris, 1893, n° 23).
(3) David Brauns : Japanische MscrcJten und Sagen (Leipzig, 1885), p. 33 seq. —
D'où ce conte provient-il ? Est-ce un conte oral ou un conte littéraire ? M. Brauns
ae nous a pas renseignés là-dessus.
392 ÉTUDES FOLKLORIQUES
pend le tanouki, la tête en bas, à une poutre. Justement la femme du paysan,
une bonne vieille, est en train de piler du riz dans un grand mortier. Pen-
dant qu'elle manie de toutes ses forces le lourd pilon, le tanouki lui dit
qu'elle doit être bien fatiguée : si elle le veut, il pilera le riz à sa place (1).
La vieille femme délie le tanouki ; alors celui-ci la saisit, la jette dans le
mortier, et, en quelques instants, il l'a réduite en pâte. Puis il met un pot
sur le feu et la fait cuire. Quand il voit le paysan revenir, il prend par magie
la forme de la femme et se revêt des habits de celle-ci. Le paysan, qui a
grand faim, mange tout le fricot. Dès qu'il a fini, le tanouki reprend sa
forme naturelle, dit au paysan ce que c'est qu'il a mangé et s'enfuit.
On a pu remarquer que le cont(! japonais, avec son animal magi-
cien, a pris une couleur merveilleuse dans le goût des sauvages ;
ce cjui, pour notre part, nous étonne peu, car ce n'est pas la seule
fois qu'au Japon les thèmes indiens se sont ensauvagés (1).
De plus, dans ce même conte japonais, ce qu'on pourrait appeler
l'idée directrice de tout l'épisode s'est retourné. Ce n'est plus un
être malfaisant qui, de par la justice distributive des contes, est
dévoré inconsciemment par un autre être malfaisant de sa parenté :
la victime est une très brave femme, et celui qui la mange sans le
savoir est un non moins brave homme. Le méchant tanouki, lui,
triomphe sur toute la ligne... Il est vrai que, dans une seconde partie
le conte japonais a cherché à rentrer en grâce avec les bons prin-
cipes en faisant mourir ce scandaleux tanouki de maie mort.
Dans un conte des Nègres du Soudan (groupe linguistique man-
dingue, dialecte khassonkhé) (3), cette compensation finale manque
absolument : le héros, un jeune garçon mystérieux qui, dans toute
une série d'aventures, fait le mal pour le mal, échappe finalement
au châtiment que méritaient ses tours vraiment odieux. Il réussit
à se faire tirer par deux fillettes d'une peau de bouc dans laquelle
le forgeron, leur père, l'avait enfermé (4), avec intention de le jeter
ensuite dans une fournaise en punition de ses méfaits, et ce sont les
fillettes, mises par 1' « Enfant du Mal » dans la peau de bouc à sa
place, que le forgeron jette dans le feu.
Il est à noter (jue, toujours au Soudan (même groupe linguistique,
(1) On a vu, § 4, que, dans un conte basque, le héros dit à la femme de l'ogre
de le tirer d'une cage de fer pour qu'il l'aide à scier du bois.
(2) Au sujet des altérations que des thèmes importés, indiens et autres, ont su-
bies dans une k'gende japonaise qui a été fixée par écrit, en l'an 712 de notre ère,
dans le livre sacré le Ko-ji-ki, on peut voir notre travail Fantaisies biblico-mytholo-
giques d'un chef d'école. M. Edouard Stucken et le jolk-lore (Bévue biblique interna'
tionale des Dominicains de l'École biblique de Jérusalem. Janvier 1905).
(3) C. MoNTEiL : Contes soudanais (Paris, 1905), p. 164.
(4) Dans un conte tatar de Sibérie cité § 4, Tardanak se fait également tirer
d'un sac par les deux enfants de l'ogre.
ÉTUDE DE FOLK-LORE' COMPARÉ 393
dialecte soninkhé) (1), le même épisode, ou à peu près, se rencontre
aussi avec les personnages traditionnels : la fillette que le jeune
garçon met dans la peau de boue à sa place et qui périt dans le feu,
est la fille d'une vieille sorcière.
Dans ce second conte soudanais, très curieux, figure le trait
de la substitution des couvertures qui fait que l'ogresse égorge
ses filles au lieu des jeunes garçons. Mais ce qui est au plus haut
point intéressant, c'est le petit passage suivant de ce même conte :
Pendant la nuit, la sorcière s'aperçoit que Maran, le plus jeune des huit
frères qui sont chez elle, ne dort pas : « Comment ! tu ne dors pas, petit ?
— Oh ! moi, je ne dors pas avant que ma mère m'ait versé un panier d'eau
sur la tète. » — « Attends ! » dit la sorcière. Et elle passe la nuit à essayer de
rapporter, du puits à la case, de l'eau dans un panier.
Pour trouver un trait semblable, il faut, — du moins en ce qui
nous concerne, nous avons été obligé de le faire, — franchir des
milliers de lieues et, de l'intérieur de l'Afrique, remonter jusqu'à la
région du Caucase. Là, chez les Avars, ce petit peuple musulman
du Daghestan, nous relevons, dans un conte du même type que le
conte soudanais et que tant d'autres contes étudiés plus haut, le
passage suivant (2) :
Le petit Tchilbik, qui est arrivé avec ses deux frères chez une ogresse,
reste éveillé pendant la nuit. « Pourquoi ne dors-tu pas ? » lui demande
l'ogresse. Tchilbik lui dit qu'à cette heure de la nuit sa mère a l'habitude de
lui donner des boulettes de farine. L'ogresse se hâte de faire cuire de ces
boulettes et de lui en apporter. Ensuite Tchilbik se fait donner des frian-
dises sucrées, et enfin il dit : « Comment dormirais-je ? A cette heure-ci ma
mère prend un tamis et va puiser pour moi de Veau à la rivière. » Pendant que
l'ogresse s'en va à la rivière avec son tamis, Tchilbik met les filles de l'ogresse
dans le lit de ses frères, et ceux-ci dans le lit des petites ogresses. Et quand
l'ogresse, impatientée de voir le tamis ne pas garder l'eau, revient à la
maison, Tchilbik ne souffle plus mot, laissant l'ogresse tuer ses filles au lieu
des trois frères.
Ce trait du panier ou du lamis dans lequel le petit garçon demande
qu'on lui apporte de l'eau pour qu'il puisse dormir, est tellement
caractéristique qu'il doit nécessairement avoir été inventé dans un
seul et même pays, d'où il est arrivé, d'un côté dans l'intérieur de
l'Afrique (probablement par un courant secondaire s'embranchant
(1) C. MoNTEiL, op. cit., pp. 121 seq.
(2) A. SCHIEFNER, op. cit., n° 3.
394 ÉTUDES FOLKLORIQUES
sur le grand courant in(ln-aral)O-l)arbarosque) ; de l'autre, dans le
Caucase (par un courant indo-persan) (1).
§9
LE FESTIN d'aTRÉE. — GABRIELLE DE VERGY ET LE CŒUR MANGÉ
A propos de toutes ces histoires de filles que l'on fait manger
à leurs mères, un souvenir classique vient presque forcément à
l'esprit. Au fond de tout cela, à l'origine de tout cela, n'y aurait-il
pas une vieille légende grecque, la légende du festin d'Atrée ?
D'après cette légende, qu'Eschyle, au v^ siècle avant notre ère,
fait raconter par un des personnages de son Agamemnon (vers
ir)90 seq.) et que. paraît-il, Sophocle, Euripide, Agathon, prirent
plus tard pour sujet de tragédies aujourd'hui perdues, Atréc, pour
se venger de son frère Thyeste, qui lui avait disputé le pouvoir,
feint d'être réconcilié avec lui et donne en son honneur un festin
dans lequel il lui sert un plat composé de la chair des fils de Thyeste
lui-même. A la fin du repas, Thyeste apprend l'horrible vérité.
En confrontant avec la légende grecque notre groupe de contes,
arrivera-t-on logiquement à cette conclusion, qu'il y aurait là une
dérivation de cette antique légende ? Ou plutôt, ne devrons-nous
pas nous demander si nous n'avons point affaire à une simple
coïncidence, n'impliquant aucune communauté d'origine ?
Il nous semble que la plus vraisemblable des deux conclusions
est la seconde. En tout cas, notre groupe de contes a des traits indi-
viduels trop caractérisés pour qu'on puisse le faire dériver direc-
tement de la légende grecque.
Dans la plupart des contes de ce groupe, celui qui fait manger à
un ogre ou à une ogresse leur propre enfant, c'est celui-là même que
l'ogre ou l'ogresse se disposaient à manger. Il y a là, non point pure
vengeance, comme dans la légende grecque, mais ce qu'on pourrait
(1) Le conte berbère dOuargla, déjà plusieurs fois cité, a un épisode dont
l'allure générale est tout à fait celle de l'épisode du conte avar r Pendant la nuit,
Baghdidis feint de ne pouvoir dormir. Interrogé par l'ogresse, il dit que c'est à cause
des mouches, puis à cause des moucherons, puis à cause des palmiers. L'ogresse
va successivement tout détruire. Enfin, il met en cause un palmier, loin du village :
l'ogresse y court, et Baghdidis profite de son absence pour faire coucher les enfants
de l'ogresse à la place de ses frères et pour substituer à ceux-ci des troncs de pal-
mier. (Le conteur berbère a tout à fait oublié ici la couverture rouge et la couverture
blanche, dont U a parlé en commençant.)
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 395
appeler légitime défense. — Et puis, chez les tragiques grecs, ce fes-
tin est un summum, un comble d'horreur, devant lequel le specta-
teur doit reculer épouvanté, comme fit le Soleil, dans une des
versions de la légende ; dans les contes, au contraire, l'auditeur doit
trouver qu'après tout le tour est bien joué et que ce méchant ogre,
cette méchante ogresse n'ont que ce qu'ils méritent : par pari.
Dans le conte annamite, c'est sans doute l'idée de vengeance qui
domine ; néanmoins, en ce qui concerne la mise en œuvre de cette
idée, emploi d'une ruse et le reste, rien absolument ne ressemble à
l'histoire d'Atrée et de Thyeste
Mais est-il bien nécessaire d'éplucher avec tant de soin ces récits,
dans lesquels tout est différent de la légende grecque ; tout, excepté
l'idée du sinistre festin ? En vérité, la méchanceté humaine est-elle
matière si infertile, qu'on n'ait pu, en deux endroits divers, lui faire
produire, sans concert préalable, cette idée de donner à un père, à
une mère, ses enfants à manger ?
Une idée qui viendra moins facilement à l'esprit de ceux qui
créent des types de monstres, c'est celle d'un père faisant manger
à ses hôtes... son propre enfant, comme la Fable grecque le raconte
du grand-père d'Atrée, de ce Tantale, roi de Lydie, qui, recevant
les dieux à sa table, leur sert les membres dépecés de son fils Pélops.
Son intention,, nous avouons n'avoir jamais pu nous en rendre bien
compte : aurait-ce été pour mettre à l'épreuve l'omniscience des
dieux ? ou, plus prosaïquement, selon le scholiaste de Pindare
(sur 01., I, 37), pour se tirer d'embarras, un jour qu'invité par les
dieux à un pique-nique (ïpzvo;), il s'aperçoit qu'il n'a pas de plat
à apporter ? Quoi qu'il en soit, cette répugnante histoire n'ofïre
pas le moindre point de contact avec notre groupe de contes (1).
(1) Dans cette légende grecque, Zeus ordonne à Hermès de rassembler les mem-
bres du jeune Pélops, de les remettre dans la chaudière et de les faire bouillir ; et
Pélops revient à la vie, plus beau encore qu'auparavant. — C'est aussi dans une
chaudière qu'à l'instigation de Médée, le vieux Pélias, préalablement coupé en
morceaux, est mis à bouillir par ses filles, qui veulent le rajeunir après avoir vu
Médée rajeunir de cette façon un vieux bélier. Mais Médée s'esquive, laissant Pé-
lias mort et bien mort. — Cette fable des Filles de Pélias n'est pas sans rapport,
pour l'idée générale, avec un thème de contes, qui a, d'ailleurs, bien nettement,
son individualité. Nous avons dit plus haut (§ 6) un mot de ce thème, à propos
des contes annamites et tjame, et du prétendu moyen de s'embellir en se plongeant
dans une chaudière bouillante.
396 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Si l'on veut épuiser ce sujet, on peut encore rappeler ici la légende
du mari offensé qui fait manger à l'épouse coupable, sans qu'elle le
sache, le cœur de l'amant. Gaston Paris a étudié cette légende, en
1879, dans la Bomania (1), à propos du Homan du Châtelain de
Couci, ouvrage d'un contemporain de Philippe le Bel, écrit vers la
fin du xiii« siècle, et qui a rendu fameuse la dame de Faiel, Gabrielle
de Vergy.
Des « lais de Bretagne », notamment un certain « lai Guiron »,
auquel fait allusion le Tristan de Thomas au xii^ siècle, ayant, bien
antérieurement au roman, traité déjà ce même thème, G. Paris
croyait alors à une origine celtique de la légende ; mais, en 1883,
une légende indienne du Pendjab, publiée par M. Ch. Swynnerton
et appartenant au cycle des aventures d'un héros local, le Râdjâ
Rasâlou, lui parut, à bon droit, « changer complètement la ques-
tion » {Bomania, XII. 1883. i)p. 359-363).
G. Paris faisait remarquer alors que, « dans le conte indien,
Rasâlou coupe à son ennemi un morceau de chair et non le cœur »,
et il ajoutait : « c'est visiblement une altération ». En effet, dans
deux autres versions du récit indien, qu'il ne pouvait connaître
à ce moment, c'est bien le cœur de l'amant, Râdjâ Hodî, que r«asâ-
lou, après l'avoir tué, lui arrache de la poitrine et fait rôtir pour le
servir à l'infidèle rânî, qui se tue en se précipitant de la terrasse du
château, quand elle apprend ce qu'était la « délicieuse venaison »
qu'elle a mangée (2).
§ 10
encore la feinte maladresse
(guignol et le vieux somadeva de cachemire)
« Et Polichinelle avec le bourreau ? >; nous disait un regretté ami,
(1) T. VIII, p. 343-373. — Ce travail a été inséré dans VHisloire littcraire de la
France (t. XXVIII, pp. 352-390).
(2) La légende de Râdjâ Rasâlou a été publiée pour la première fois par M. Ch.
Swynnerton dans le Folk-lore Journal de mai 1883, pp. 129 seq. — En août et
septembre de cette même année, M. R.-C. Temple en donnait une autre version,
provenant d'un autre district du Pendjab, dar\s ses Legends of the Panjdb, éditées
à Bombay. (Notre épisode pp. 64-65.) — Une troisième version se trouve dans un
livre récent de M. Swynnerton : Romantic Taies jrom the Panjdb (Westminster,
1903). (Notre épisode, pp. 309 seq.) — Ces deux dernières versions ont le cœur.
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 39?
à qui n«ufl parlions du thème de la Feinte maladresse... Nous n'avions
pas oul)lié Cftte aventure de Polichinelle qui, au pied de la potence,
se fait montrer par le bourreau comment on met la tête dans le
nœud coulant, et tire bien vite la corde, avant que le naïf jjourreau
se soit dégagé. Nous étions même en mesure de dire à notre ami que,
si cette scène du Guignol nous paraissait n'avoir de commun que
l'idée générale avec le thème de Vikramâditya et de la chaudière,
nous lui connaissions, toujours dans l'Inde, un pendant exact.
Ce pendant, que nous trouvons dans VOcéan des Fleuves de Coules,
de Somadeva de Cachemire (xi^ siècle), déjà cité plus haut, le
voici (1) :
Une rusée servante, nommée Siddhikarî, s'enfuyant après avoir volé son
maître, rencontre un domba (homme d'une basse caste, dans laquelle se
recrutent les bourreaux), qui se met à sa poursuite pour la voler à son tour.
Arrivée au pied d'un arbre et se voyant prise, elle dit au bourreau, qu'elle
reconnaît pour tel à son tambour : « Je viens d'avoir une querelle avec mon
mari, et je suis partie pour aller me pendre : faites-moi donc un nœud cou-
lant, mon brave homme. » Le bourreau lui fait le nœud coulant et attache la
corde à une branche de l'arbre. Alors Siddhikarî, feignant l'ignorance, prie
le bourreau de lui montrer comment on se met le nœud au cou. Le bourreau
monte sur son tambour et se passe la corde autour du cou, selon les règles.
Aussitôt, d'un coup de pied, Siddhikarî envoie le tambour à vingt pas, et
le bourreau reste pendu.
Dans un conte oral d'Egypte (2), cette historiette se présente
fort arrangée, et non au plus grand profit de la vraisemblance :
Un jeune homme, qui veut se venger du mal que lui a fait le chef d'une
bande de voleurs (3), se déguise en femme et se rend au camp des voleurs.
Le chef l'emmène dans sa maison et lui fait fête, buvant rasade sur rasade
du raid que lui verse la prétendue dame. Quand il est gris, elle lui demande
à quoi sert une potence qu'elle voit là. « Celui qui ne vole pas beaucoup y
est pendu », répond le voleur. La dame demande alors au voleur de l'y faire
balancer un peu. « Si tu as envie de voir balancer, dit le voleur, je m'y
mettrai moi-même ; mais prends garde de trop tirer la corde. » Sur ce, il
met sa tête dans le nœud coulant, et la soi-disant dame tire si bien, qu'il est
étranglé.
(1) Trad. Tawney, I, pp. 87-88.
(2) Artin-Pacha : Contes populaires de la Vallée du Kil (Paris, 1895), pp. 205 seq.
(3) C'est tout à fait notre conte'de Lorraine n° 81, Le Jeune homme au cochon. —
Comparer, pour cette première partie, un autre conte égyptien moderne, donné
par feu W.-A. Clouston, dans ses Popular Taies and Fictions (Edimbourg, 1887),
t. II, p. 473 seq.
398 ÉTUDES FOLKLORIQUES
§ 11
UN RAPPROCHEMENT FINAL
Cette étude du thème de la chaudière de VikramSditya, des élé-
ments de ce thème et de leurs modifications diverses, ainsi que des
thèmes latéraux, nous a entraîné à de telles longueurs que nous
osons à peine ajouter quelques observations finales, d'une portée
générale, croyons-nous.
Il existe, ce nous semble, de remarquables analogies entre notre
famille de contes et une autre famille, à laquelle nous avons consacré
jadis toute une monographie, et qui comprend les contes apparentés
au Fridolin de Schiller (Der Gang nach dem Eisenhammer), et à la
légende du Page de sainte Elisabeth de Portugal (1).
Ici et là, — si nous prenons la forme primitive, la lorme indienne,
— le héros devait, selon toutes les probabilités, périr dans une chau-
dière bouillante ; mais, ici et là, il est sauvé (dans l'histoire de Vikra-
mâditya et dans les contes de cette famille, par l'emploi d'une ruse ;
dans l'autre famille, grâcî à un concours de circonstances provi-
dentielles, qui sont pour lui la récompense de tel ou tel mérite), et
celui qui voulait sa mort, périt lui-même, dans celte même chaudière.
De plus, — si nous sortons de l'Inde, — la chaudière, dans l'une
et dans l'autre famille, se transforme le plus souvent en jour : dans
la première famille, en four de boulanger ; dans la seconde, en four-
neau de forge (conte arabe de l'Iraq [ancienne Babylonie]) ou en
four à chaux (contes européens et adaptation malaise d'un livre
persan). — Déjà nous avions vu la chaudière bouillante de la pre-
mière famille se transformer, dans l'Inde même, en jour mobile. Et
voici qu , parmi des documents encore inédits, qui nous ont été
obligeamment communiqués par l'éminent sinologue M. Edouard
Chavannes, memljre de l'Institut, un conte indien bouddhicisé,
traduit en chinois au iii^ siècle de notre ère, donne, au lieu de la chau-
(1) La légende du Page de sainte Elisabeth de Portugal et le conte indien des « Bons
Conseils » (Revue des Questions historiques, janvier 1903). — Ce travail, auquel nous
avons ajouté, en juillet 1903, un long Post-scriptum dans la même revue, devra être
complété par des documents nouveaux, qui sont venus confirmer notre thèse de
l'origine indienne de la légende. C'est ce que nous espérons pouvoir faire prochai-
nement. On trouvera, dans ce supplément, les documents que nous allons indiquer
rapidement.
(Ce travail annoncé, qui a paru en 1912, dans \i\Jiei'ue des Questions histori-
ques, a été placé à la suite du Post-scriptum, dans le présent volume (p. 121).
ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ 399
dière de la seconde famille, une fournaise de fondeur de mélaux, tout
à fait le fourneau de forge de Fridolin et du conte arabe d^^ l'Iraq.
Enfin, dans l'une et dans l'autre famille, celui qui veut perdre le
héros, est parfois puni, non pas en sa propre personne, mais en ce
qu'il a de plus cher, en son enfant. Dans une branche de la première
famille, une ruse du jeune garçon qui devait être mangé par l'ogre
ou l'ogresse, fait que ceux-ci mangent leur propre fille ; dans une
branche de la seconde (p. 38 de notre premier travail ; p. 98 du pré-
sent volume), un enchaînement de hasards providentiels fait que
l'ordre de tuer le héros frappe en définitive le fils même de celui
qui avait donné cet ordre.
Un vieux conte indien établit un lien encore plus étroit entre ces
deux branches des ceux familles. En efYet, dans ce conte (branche
de la seconde famille), la victime désignée ne devait pas simplement
être tuée par ordre d'un roi ; elle devait fournir à ce roi la matière
d'un mets magique, et, par suite d'une substitution providentielle
de personnes, (.'est la chair du fils du roi qui est servie au père dans
le festin sacrilège (1).
Est-ce une digression que nous venons de faire ? Il nous semble
qu'il n'y a pas lieu de qualifier ainsi ni ces observations, ni d'autres
qui les ont précédées ; car notre but, dans ce travail, n'est pas seu-
lement de montrer l'existence de courants, véhicules des contes
indiens ; c'est aussi de faire comprendre ou, du moins, entrevoir
que les contes' du grand répertoire asiatico-européen ne sont pas
ce qu'on pourrait appeler des individus isolés ; que non seulement
ils forment des familles, mais qu'entre ces familles elles-mêmes,
malgré leurs différences, il y a parfois, comme entre les familles
zoologiques, des analogies marquées.
Aux esprits réfléchis de tirer de ces faits, quant à la question de
l'ongine des contes populaires asiatico-européens actuels, les consé-
quences qu'ils comportent ; d'examiner notamment si l'on peut
concilier avec l'existence de ces familles et de ces affinités la théorie
préconçue qui voit dans notre répertoire de contes un amas inco-
hérent de récits plus ou moins disparates, ne présentant aucune
analogie de iacture et qui auraient été fabriqués un peu partout.
(1) Nous avons donné, dans notre premier article de la Revue des questions histo-
riques (p. 34 ; 99, du présent volume), le résumé de ce conte indien, qui a été mis en
sanscrit par Somadeva de Cachemire, au xi" siècle, dans le grand recueil rédigé
par lui d'après un recueil beaucoup plus ancien, écrit dans un des dialectes vul-
gaires de l'Inde (trad. Tawney, t. I, pp. 152 seq.).
LE GO N TE
DU
CHAT ET DE LA CHANDELLE
DANS L'EUROPE DU MOYEN AGE ET EN ORIENT
Extrait de la Roniania
(tome XL, livraisons de juillet et octobre 1911)
PREMIER ARTICLE
Le conte du Chat et de la Chandelle : ses deux formes, apologue et simple épisode
de récits folkloriques. — Nécessité d'étudier à la fois l'une et l'autre forme.
Première partie. En Europe. A. Littérature du moyen âge. § i. Le conte,
à l'état d'apologue et aussi d'épisode folklorique, encadré dans le Salomonis et Mar-
colphi Dialogus. — Excursus \ : a) Le Salomon et Marcoul français du xii'' ou
xiii<' siècle peut-il aider à fixer l'âge du Salomon et Marcolphe latin ? — b) Les deux
parties du Salomon et Marcolphe latin ont-elles un même auteur ? — c) A quelle
époque ces deux- parties apparaissent-elles réunies ? — - Petite étude sur les manus-
crits de Vienne, Munich et Berlin. — d) L'âge de la première partie, la partie dialo-
guée. — e) L'âge de la seconde partie, la partie narrative, renfermant le conte du
Chat. — f ) La nationalité des auteurs anonymes des deux opuscules primitifs. —
§ 2. Le conte, à l'état d'apologue, non encadré, chez des écrivains français du
xiii'= siècle (le Lai d'Aristote, de Henri d'Andeli, un Proverbe au Vilain, une fable
attribuée autrefois à Marie de France) et chez des écrivains allemands plus récents.
— § 3. L'ancienne littérature russe. — B. La tradition orale européenne
actuelle.
Seconde partie. Hors de l'Europe. — Le conte, simple épisode folklorique,
et ses encadrements orientaux. — Étude rapide des thèmes indiens combinés avec
notre thème et de l'introduction de certains de ces thèmes dans la littérature euro-
péenne du moyen âge. — Première section. Contes indiens recueillis dans
l'Inde même. A. Une légende héroïque de la vallée du Haut-Indus (Pendjab). — B.
Contes de la même région du Pendjab, du pays de Cachemire, du Bengale (Santals
et Oraons). — Un roman hindoustani. — Seconde section. Contes indiens ex-
portés. — Emigration du conte, tout encadré, de l'Inde vers l'île de Ceylan, le
Tibet, l'Annam, les pays barbaresques (Arabes et Berbères de Tunisie) et vers
l'Europe (Roumains de Transylvanie). — §1. Ile de Ceylan. — § 2. Tibet. — § 3.
Annam. — Excursus II. Le thème de la « Cicatrice révélatrice » dans l'Annam et
ailleurs. — Le thème de 1' « Épouse prédestinée ». — ■ Un mot sur la légende d'Œdipe
et sur le Roman de Thèbes (xii^ siècle).
26
402 ÉTUBES FOLKLORIQUES
Le petit conte que nous allons rencontrer d'un liout à l'autre de
l'Ancien Continent, tantôt sous forme d'apologue, tantôt (et plus
souvent) comme simple épisode de récits assez développés qui ne se
proposent aucunement de moraliser, n'a jamais, croyons-nous, été
étudié sous tous ses aspects. En 1875, uo Maître, feu Reinhold
Koehler, réunissait et comparait entre elles, avec sa haute com-
pétence, les versions que le moyen âge nous a laissées de cette histo-
riette du Chat el de la Chandelle, traitée en manière de fable (1) ;
mais, à l'époque où Koehler écrivait, on ne pouvait, faute de
documents, envisager, ni même entrevoir tout un côté du sujet,
et non le moins intéressant, l'existence de la même historiette à
l'état d'élcmenl folklorique, lequel, dans divers contes orientaux,
merveilleux ou non (et, en Europe, dans un conte roumain de
Transylvanie, tout récemment recueilli), se comljine avec d'autres
éléments fulkloriques ou en reçoit un encadrement. Nous nous
permettrons donc de reprendre la question dans tout son ensemble.
L'étude rapide des combinaisons et encadrements qui nous passe-
ront sous les yeux nous fournira notamment l'occasion d'ajouter
([uelque chose à des travaux publiés autrefois dans la Remania :
aux considérations si remarquables de notre regretté ami Gaston
l'aris sur un chapitre du ronron de Perceforest (xiv^ siècle) (2) et à
l'intércsfant article de M. Pietro Toldo, professeur à l'Université
de Turin, sur un fabliau (xiii^ siècle), traitant un thème de même
famille (3). — Nous aurons aussi, dès le début, à nous occuper d'un
petit livre du m.oyen âge que l'on peut dire plus connu de nom
qu'autrem.ent, le Salomonis el Marcolphi Dialogus, et, si nous n'avons
pas la prétention de résoudre les très difficiles questions se rappor-
tant à ce curieux ouvrage, nous espérons, du moins, que les termes
des différents problèm.es auront été enfin posés avec précision.
(1) Jahrhiich fur romanische iind englische Sprache und Literatur (XIV, 1875,
pp. 432-434) ; article reproduit dans Kleinere Sckriften von Reinhold Koehler, t. II
(Berlin, 1900), pp. 638-641.
(2) Le conte de la Rose dans le roman de Perceforest (Romania, XXIII, 1894,
pp. 78 seq.).
(3) Pel fableau di Constant du Hamel [Romania, XXXII, 1903, pp. 553 seq.).
Le conte du chat et de la chandelle 403
PREMIÈRE PARTIE
EN EUROPE
A. — LITTÉRATURE DU MOYEN AGE
§ 1. — Le conte du Chai et de la Chandelle et le Salomon
et Marcolphe (1).
Un des plus singuliers épisodes de ce Salomonis et Marcolphi
Dialogus que nous venons de mentionner, — épisode d'origine
indienne, comme nous aurons à le constater ultérieurement, —
montre le roi Salomon irrité contre un certain rustre très malicieux,
nommé Marcolphe, qui vient de lui faire une farce grossière, et
ordonnant à ce Marcolphe de veiller avec lui toute une nuit : si
Marcolphe ne veille pas aussi bien que le roi, il ne sera pas sûr, le
lendemain, de garder sa tête sur ses épaules. La nuit venue, une
même scène se reproduit cinq fois : quand Salomon entend Mar-
colphe ronfler, il lui dit : « Tu dors, Marcolphe ! — Je ne dors pas,
mais je pense (Non dormio, sed penso). — Que penses-tu ? —
Je pense telle ou telle chose (par exemple, qu'il y a dans le plumage
de la pie autant de plumes blanches que de noires). — Si tu ne le
prouves pas,. tu mériteras la mort. ■; La cinquième et dernière fois,
Marcolphe répond au roi : « Je pense que la nature est plus forte
que l'éducation (plus valere naluram qiiam niilriliirain). » Le len-
demain, après avoir montré qu'il a raison relativement à ses quatre
premières « pensées », Marcolphe remet au soir la démonstration
de la pensée finale.
(1) Nous citons d'après une vieille édition gothique d'Anvers que possède la
Bibliothèque nationale (Réserve, m Y- c. 124). Ce Salomonis et Marcolphi Dyalogus
(sic), — dix feuillets de très petit format, — porte, à la fin : Finitum est hoc opus-
culum antwerpie per me Gerardum leeu. Le premier feuillet présente, au recto et
au verso, la même gravure sur bois : un personnage difforme debout, Marcolphe.
L'exemplaire de la Bibliothèque nationale est relié avec un autre « opusculum », un
Esopiis cum commenta, de même format, ayant, au recto et au verso du premier
feuillet, le personnage déjà connu qui, cette fois, est Ésope. A la fin, cette mention :
Esopus... impressus per me Gerardum leeu anno domini M. cccc. Ixxxviij décima-
quarta die maij. Il y a tout lieu de croire que le Marcolphe, — qui est décrit au n° 455
des Annales de la typographie néerlandaise au XV'^ siècle, de M. -F. -A. -G. Campbell
(La Haye, 1874) ; cf. Brunet, Manuel du Libraire, 5^ éd., 1864, \° Salomon et Mar-
colphe, — est à peu près de la même époque que VEsope, c'est-à-dire d'environ 1488.
404 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Or le roi Salomon avait im chat qui avait été dressé (nutritus) de lelle
fa'.on que, chaque soir, pondant le souper du roi, il se mettait debout et
restait là, tenant une chandelle (candelam) dans ses deux pattes de devant.
Les convives ayant déjà bien soupe, Marcolphe, qui avait apporté trois
souris dans sa manche, en lâche une. Le chat, apercevant la souris, veut
courir après elle ; mais un geste du roi le retient en place. Même chose
arrive avec la seconde souris. Mais, quand Marcolphe |àche la troisième,
le chat laisse aussitôt tomber la chandelle et saute sur la souris. « Eh bien !
roi, dit alors Marcolphe, voici que j'ai prouvé devant toi que la nature est
plus forte que l'éducation. »
Il serait intéressant de savoir tout au moins b. quelle époque et
clans quelle contrée de l'Europe, sinon par quel écrivain, a été rédigé
le petit livre oi^i se lit ce conte ; mais, malheureusement, l'on ne
peut rien affirmer là-dessus. Nous nous bornerons à exposer briève-
ment, dans le premier des excursus dont l'étude du sujet principal
de ce travail devra être accompagnée, ce qui nous paraît être l'état
présent des recherches sur ce Salomonis et Marcolphi Dialogus.
ExCURSUS I (1)
a) LE SALOMON ET MARCOUL FRANÇAIS DU XII^ OU XIII<^ SIÈCLE
PEUT-IL AIDER A FIXER LA DATE DU SALOMON ET MARCOLPHE LATIN
?
Est-ce notre Salomon et Marcolphe, sous diverses formes, que le manuel
de Gaston Paris, La Littérature française au moyen âge ( XI^-XIV^ siè-
cles) (2), place, au Tableau chronologique, dans le troisième « tiers du xii^ siè-
cle » et dans le « premier tiers du xiii^ » ? Si on se reporte au § 103 de ce
même manuel, on verra qu'il n'en est pas ainsi : les vieux écrits français
mentionnés sous le titre de Salomon et Marcoul, — ces dialogues dans les-
quels « un personnage grotesque oppose à chaque sentence émise par le
sage roi une vérité triviale ou une observation plaisante ou obscène », —
ne correspondent (et encore* d'une manière très générale) qu'à la première
partie du Salomon et Marcolphe latin. Le Salomon et Marcolphe latin, en
effet, fait suivre la partie dialoguée d'une seconde partie, principalement
en récits, celle dans laquelle se trouve notre historiette du Chat et de la Chan-
delle, et cette seconde partie manque absolument dans les Salomon et
Marcolphe que Gaston Paris a en vue.
(1) Cet excursus sur le Salomon et Marcolphe latin était déjà rédigé en entier,
quand une bienveillante communication nous a fait connaître un travail tout
récent, où la question du Salomon et Marcolphe est traitée à l'occasion de l'imita-
tion italienne qui en a été faite, à la lin du xvi'' siècle, par un écrivain populaire
de Bologne, Giulio Cesare Croce, né en 1550, mort en 1609 (// « Berioldo » di G. C.
Croce ed i suoi fonii, par Madame "Gina Cortese Pagani, dans les Studi medievali,
vol. 3, fasc. 4, anno 1911. — Nous indiquerons, chacun en son lieu, les deux ou
trois petits emprunts que nous avons à faire à ce travail.
(2) Nous citons d'après la S** édition, 1905.
LE CGNTE BU OHAT ET DE LA CHANDELLE 405
Au sujet de ces Salomon et Marcolphe, nous avons étudié, à la Biblio-
thèque Nationale, tout ce qu'ont bien voulu nous indiquer deux savants
très compétents : au Département des Manuscrits, M. H. Omont ; au
Département des Imprimés, M. E.-G. Ledos.
Trois manuscrits, dont un manuscrit du xiii^ siècle, et un imprimé
gothique font groupe : le dialogue y a tout à fait la même marche, quand
ce n'est pas le même texte (1). Après chaque sentence du Sage, Marconi
(ou Marcol, ou Marcon) fait invariablement une remarque sarcastique sur
un seul et même thème, sur la femme de mauvaise vie, la p....n, sur ses
ruses, sa perversité, son abjection ; le tout, grossièrement charbonné et
d'une crudité en rapport avec le sujet. Nous prendrons, comme spécimens,
parmi les quarante-six tercets de l'imprimé, les deux premiers et les deux
derniers, lesquels ne sont pas impossibles à citer :
Les dictz de Salomon et les responces de Marcon.
Salomon commence :
Qui veut mesurer
Leaue de la mer
Il est plein de rage.
Marcon
Qui lient dans sa main
La foy de p...n
Il a mauvais gaige.
Et au dernier feuillet :
Salomon
Lon tend a la glu
La ou lon a veu
Reposer oiseaulx.
Marcon
P..n trasse voye
Quant elle scet sa proye
Pour trouuer ribaulx.
Finis (2).
(1) Manuscrit du xiii^ siècle, dans le volume très composite Bibl. Nat., fr. 25545
et manuscrits plus récents, réunis à des manuscrits latins: l'un, dans le volume lat.
4641 B, et l'autre, dans le volume lat. 6707. — Imprimé gottiique (sans lieu ni date),
intitulé Les dictz de Salomon Auecques les respoces de marcon fort ioyeuses [La cote
est : Réserve, Y*" 2715].
(2) Méon a publié, en 1823, sans indiquer de provenance, une longue pièce appar-
tenant à ce groupe et intitulée De Marco et de Salemons [Nouveau Recueil de Fa-
bliaux, I, p. 416 seq.). La Bibliothèque de Genève possède un manuscrit du xv«=
siècle (n° 176 bis), La Disputacion de Marcoux et de Salmon, en 79 tercets, dont
quatre seulement ne se retrouvent pas dans le texte de Méon [Bulletin de la Société
des anciens textes français, 1877. p. 85 seq.). Une autre pièce analogue, en 38 tercets,
fait partie des manuscrits de la Bibliothèque d'Épinal, sous le n° 189 (même Bulle-
tin, 1876, p. 81). • — Il faut mentionner encore un manuscrit du même groupe, inti-
tulé La Desputacion entre Salomon ly Saage et Marcoulf ly Foole, et qui se trouve
parmi les manuscrits français de Trinity Collège à Cambridge (Mss. Q. 3-30) ; feu
John M. Kemble, qui a reproduit en partie ce dialogue dans son livre Anglo-saxon
406 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Dans un seul des quatre manuscrits de la Bibliothèque Nationale, manu-
scrit du XIII'-' siècle (1), Marcel ne se confine pas dans ce déplaisant sujet ;
ses « réponses » sont variées, mais assez plates. Exemple :
Qui saiges ho m sera
Ja trop ne parlera
Ce dit Salomon.
Qui jà mot ne dira
Grant noise ne fera
Marcol li respont (2).
Dans tous ces Dialogues français, la joute oratoire entre Salomon et
Marcol, « son compaignon » (comme dit le premier des deux manuscrits
du xiii^ siècle), n'a ni introduction ni conclusion. Tout au contraire, le
Salomon et Marcolphe latin, — dans la forme que la typographie du xv^ siècle
a rendue définitive, — s'étend longuement sur des préliminaires et donne
à l'affaire un dénouement. Il dépeint Salomon « siégeant sur le trône de
David, son père, plein de sagesse et de richesse » ; il fait par le menu le
portrait du difforme Marcolphe et aussi, avec citation de vers latins, celui
de Policana, femme du malin compère et non moins difforme que son mari ;
il représente enfin Salomon comme renonçant à continuer la dispute contre
son inlassable adversaire et lui donnant, malgré ses courtisans, la récom-
pense promise pour le cas où Marcolphe serait vainqueur.
Autre chose encore : le petit livre latin, dont le Salomon n'est pas, comme
dans les Dialogues français, une personnification du Sage, mais bien le
Salomon historique, cherche de son mieux à situer son roi de Jérusalem
dans un milieu biblique : ainsi les grands personnages, jaloux de Marcolphe
et de son esprit de repartie, et qui demandent à Salomon de chasser à coups
de trique ce rival possible, ont des noms (quinze noms) pris dans le Livre
des Rois (11 Reg., \-6, 8-19). — Quant aux sentences de Salomon, elles sont
tirées en bonne partie du texte de la \'ulgate fdix-huit, du Lii>re des Pro-
verbes ; d'autres, de V Ecclésiastique, etc.) : F. II. von der Hagen le faisait
déjà remarquer et en donnait le compte, il y a tout juste un siècle (3).
Du reste, il faut noter, d'une manière générale, que, si nous ne nous
Dialogues of Salomon and Saturn (Londres, 1848), p. 78 seq., dit que le manuscrit
est de la main d"un scribe anglais travaillant vers le commencement du règne de
Henry VI (1422-1'i 71) ; voir le travail de M. Paul Meyer : Les Manuscrits français
de Cambridge. 111. TriniUj Collège [Romania, .\XX1I, 1903, p. 63).
(1) Fr. 19, 152. — Celte pièce a été éditée par G. A. Crapelet dans ses Proi'crbes
et dictons populaires, avec les Dits du Mercier et des Marchands et les Crieries de
Paris aux XIII'' et XI V" siècles, publics d'après les manuscrits de la Bibliothèque
du Roi (Paris, 1831), p. 186 seq. Elle porte le titre suivant : Ci commence de Marcoul
et de Salemon que li quens [<■ comte »] de Bretaigne fist, titre qui en attribue la compo-
sition à un rimeur princier, Pierre, surnommé Mauclerc, duc (ou comte) de Bre-
tagne, mort en 1250. Le fait n'est pas si certain que l'admet Kenible (op. cit., p. 73).
Voir Histoire littéraire de la France, X.Xlll, p. 688.
(2) C'est évidem.ment à un Salomon et Marcolphe de cette catégorie que Rabe-
lais a emprunté le dit et contredit que Kemble {op. cit., p. 82) nous fait connaître :
Qui ne se adventure, n'a cheval ni mule, ce dict Salomon. — Qui trop se adventure,
perd cheval et mule, respondit Malcon (Liv. 1, ch. 33),
(3) Xarrenbuck (Halle, 1811), p. 540.
LE CONTE DU CHAT ET DB LA CHANDELLE 407
trompons, le Dialogue latin n'a en commun avec les Dialogues franrais
aucun de ses dits e^ contredits : le seul trait qui le rapproche de ces Dialo-
gues, c'est uniquement l'idée du combat, à coups de bons dictons, entre un
sage et un « fou », qui, de part et d'autre, ont respectivement les miniies
noms (« Salomon ly Saage » et '< Marcoulf ly Foole » ; — sapiens Salomon et
Marcolphus jollus, comme Marcolphe se nomme lui-même) (1).
b) LES DEUX PARTIES DU SALOMON ET MARCOLPHE LATIN
ONT-ELLES UN MEME AUTEUR ?
Si, de ce dialogue qui forme la première partie du Salomon et Marcolphe
latin, nous passons à la seconde partie, principalement narrative et toute
folklorique (celle où, comme nous l'avons déjà dit, figure l'épisode du Chat
et de la Chandelle), une remarque s'impose : sur trois points au moins il y a
contradiction formelle entre ces deux parties, et l'on s'en convaincra en
lisant la note ci-dessous (2). Évidemment nous avons affaire à deux ouvra-
ges distincts dont chacun a son individualité et son auteur, et qui ont été
(1) Un littérateur du xii« siècle a fait, en vers latins, une imitation expurgée du
Salomon et Marconi français (pour ne citer qu'un trait, le Thaïs ou Tais du style
orné de l'époque remplace constamment le mot grossier du prototype. Ce court
poème (26 vers de dits et contredits) a été publié deux fois : d'abord par Thomas
Wright, dans ses Early Mysteries and other latin poems of ihe twelfth and thirthcenth
ce/iH/r/es (Londres, 1888), p. 131, d'après deux monuscrits anglais et, tout récem-
ment, par Madame Cortese Pagani {op. cit., p. 5.39), d'après un des manuscrits
dits de la Fîeine (Christine), conservés à la Bibliothèque Vaticane, duquel M. Fran-
cesco \ovati, co-directeur des Studi Medievali, a fourni à Madame Cortese une
copie accompagnée d'excellentes remarques. — Bien que co De certamine Salonio-
nis et Marcolphi {De Salomone et Micoll [sic], dans le manuscrit du Vatican) soit
écrit en latin, il n'a certainement pas exercé plus d'influence que son prototype
français sur nCître Salomonis et Marcolphi Dialogus.
(2) Premier point. Dans la première partie, le {aineux Jugement de Salomon a déjà
eu lieu et, tout au début de sa disputacion avec Marcolphe, Salomon le rappt-Ue
pour s'en faire gloire ; dans la seconde partie, ce jugement n'est pas dans le passé,
mais dans le présent, et il figure tout au long parmi les épisodes qui composent
l'histoire des relations entre le sage roi et le malicieux rustre. — Second point.
Dans la première partie, quand Marcolphe entre en scène, il est présenté comme
un étranger, arrivé tout récemment de l'Orient (qui ab Oriente nuper venerat ) ;
dans la seconde partie, Marcolphe est dans le pays depuis sa première enfance.
D'après ce qu'il raconte à Salomon, il se trouvait un jour, étant infantnlus, dans
les cuisines du palais de David, alors que Bersabée (sic), la mère du petit Salomon,
ayant fait rôtir sur une croûte de pain le cœur d'un vautour, donna ce cœur à man-
ger à son fils. Et elle jeta la croûte de pain à la tête du petit Marcolphe. « Et j'ai
mangé cette croûte toute imprégnée de jus, ajoute Marcolphe, et c'est de là, je
pense, que me vient ma malice {versutia mea) comme ta sagesse te vient d'avoir
mangé le cœur du vautour ». — Troisième point. Dans la première partie, Mar-
colphe est marié et il se présente devant Salomon avec sa femme, laquelle, d'ailleurs
est persona muta ; dans la seconde partie, il est question du père, de la mère, du
frère et de la sœur de Marcolphe, qui sont tous dans le pays, mais nullement d'une
femme que Marcolphe aurait épousée : tout l'ensemble du récit et aussi tel épisode
que nous aurons à résumer plus loin, montrent bien que le fin matois n'est pas
marié.
408 ÉTUDES FOLKLORIQUES
tout bonnement juxtaposés par un troisième littérateur, lequel n'a pas pris
la peine de faire des retouches.
11 semble même que ropération se trouve mentionnée dans le plus ancien
manuscrit connu du Salonion et Marcolphe, un manuscrit de Berlin, daté de
1424 et dont il sera parlé à la section c de cet excursus.
En effet, après la partie dialoguée, en tête de la partie narrative, c'est-à-
dire au début du récit de la chasse et de la visite de Salomon à la chaumière
de Marcolphe (épisode que nous aurons à examiner dans V Appendice de ce
travail) ce manuscrit met ceci : legiti r quod rex Salomon ad cenationem, etc.
Ce qui paraît vouloir dire : « Nous trouvons dans un livre ce qui va suivre. »
Les autres manuscrits de Berlin, beaucoup plus récents, et le texte imprimé-
n'ont pas ce legitur, et rattachent (assez maladroitement) la seconde partie
à la première : Rex igitur quadam die cum cenatoribus suis, etc.. On pour-
rait presque se demander si le legitur du doyen des manuscrits n'aurait pas
donné, par altération, ce gauche igitur.
c) A QUELLE ÉPOQUE LES DEUX PARTIES DU SALOMON ET MARCOLPHE
LATIN APPARAISSENT-ELLES DÉJÀ RÉUNIES ?
Pour le Salomon et Marcolphe latin, il y aurait donc trois dates à établir :
dates de la rédaction de chacune de ses deux parties et date de leur réunion
en un même livre. Cette dernière date est, naturellement, la moins impor-
tante.
C'est un Salomon et Marcolphe complet (c'est-à-dire réunissant les deux
opuscula) qui, vingt ou trente ans à peine après l'apparition des premières
productions de'la typographie (la fameuse Bible à quarante-deux lignes de
Gutenberg est de 1453-1456), s'est publié presque à la fois dans le texte latin
et dans une traduction allemande.
Bien que le sort pour ainsi dire fatal de ces petites brochures de quelques
pages (le Salomon et Marcolphe latin de la Bibliothèque Nationale a dix
feuillets) soit de ne pas échapper à la destruction dans le cours des âges,
assez d'exemplaires de la brochure latine sont parvenus jusqu'à notre temps
pour qu'on ait pu dresser une liste d'au moins vingt-trois éditions de cette
plaquette, publiées avant la fin du xv<^ siècle, et de sept éditions, publiées
au xvi^ ; presque toutes imprimées en pays germanique (Allemagne et
Pays-Bas). La plus anciennement datée est de 1482 (sans indication de lieu) ;
une autre, non datée, et qui aurait été imprimée à Cologne, remonterait
à 1473. Toutes les premières éditions sont allemandes (Cologne, Spire, Stras-
bourg, Leipzig). Aucune des très nombreuses éditions imprimées aux Pays?
Bas (à Deventer et à Anvers) ne paraît être antérieure à 1486 (1).
(1) J. M. Kemble (op. cit., p. 31-34) a donné une liste chronologique des éditions
du Salomon et Marcolphe latin ; on en trouvera une autre, beaucoup plus complète,
dans un ouvrage tout récent de M. Cenëk Zibrt, extrait des Mémoires de l'Académie
tchèque de Prague (1909) et intitulé Marcolt a Aeiim v literatuie slaroceské
(a Marcolphe et Personne dans la vieille littérature tchèque »), p. 9. — On peut
contrôler, en partie, cette liste au moyen du Repertorium hibliographicum de
L. Hain (Stuttgart, 1838), v» Salomon et Marcolphus, et du Supplément à ce réper-
toire, publié à Londres, en 1902, par M. W.-A. Copinger. 11 y a lieu aussi de consul-
ter les Annales de la typographie néerlandaise au XV'' siècle de M. -F. -A. -G. Camp-
beU. déjà citées plus haut. — Sur cette trentaine d'éditions du Salomon et Mar-
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 409
Une traduction allemande en prose, faite sur un texte latin à peu près
identique au texte imprimé, a été éditée dès 1477 à Nuremberg ; quatre au-
tres éditions suivent avant la fin du xv^ siècle : à Nuremberg encore (1482),
à Augsbourg (1490), à Ulm (1496 et 1498) ; puis une demi-douzaine, au
xvi^ siècle, jusqu'à 1520 (à Bâle et à Berne notamment). Nous laissons de
côté celles qui datent de la seconde moitié de ce même xvi^ siècle (1),
Si nous passons aux manuscrits, tous ceux qu'on connaît du Salomon et
Marcolphe latin, sont du xv^ siècle, et, chose à noter, il n'en existe aucun
dans les bibliothèques publiques de France (2) ; tous se trouvent en pays
germanique. La Bibliothèque Palatine de Vienne en possède quatre ; la
Bibliothèque Royale de Munich, trois ; la Bibliothèque Royale de Berlin,
trois aussi (3).
Plusieurs de ces manuscrits portent une date : le manuscrit de Munich
640 est daté de 1470 ; le manuscrit de Berlin lat. qu. 256, de 1469. Le manus-
crit de Vienne 3092 doit avoir été écrit vers 1450 ; le manuscrit de Munich
3974, l'a été dans les années 1446-1466. Le plus ancien de tous est le manus-
crit de Berlin lat. qu. 361 : il est certainement de 1424, ainsi que l'atteste cette
mention, mise à la dernière de trois pièces de même écriture, dont le
Salomon et Marcolphus (ici Maroldus) est la première : per manus M. Lessnaw
anno dominlmillesimo quadringentiesimo vicesimo quarto feria sexta ante Cir-
cumdederunt (c'est-à-dire « le vendredi avant le dimanche de la Septuagé-
sime ») (4).
colphe latin, on ne connaît que quatre éditions imprimées en France, dont troi.«
à Paris et une à Rouen : une seule, de l'imprimeur FéHx Baligaud, à Paris, date de
la fin du xV siècle (de 1490 à 1500) ; les autres sont probablement toutes du xyi^.
(1) Zibrt, op. cit., p. 13. — Emil Weller, dans la revue bibliographique Serapeum,
1862, pp. 249-252. — F. H. von der Hagen a réimprimé, dans son Narrenbuch
(Halle, 1811), cette traduction allemande en prose, mais malheureusement en
l'arrangeant plu.s ou moins (Voir E. Weller, op. cit., p. 249).
(2) Pour la Bibliothèque nationale.^nous avons l'affirmation du savant le mieux
informé, M. Omont. Pour les autres bibliothèques de Paris et pour celles des dépar-
tements, nous avons parcouru les tables des 43 volumes de catalogues des manus-
crits de ces bibliothèques, sans trouver aucune mention d'un semblable manus-
crit.
(3) Bibliothèque palatine de Vienne : Cod. 3092, 3337, 3342 (fragment), 5167 ; —
Bibliothèque royale de Munich, Cod. lat. 640, 3974, 5015 ; — Bibliothèque royale
de Berlin. Mss lat. qu. 256, qu. 361 et fol. 319 (fragment). ■ — Nous avons récem-
ment, en traversant Berlin, pu examiner les trois manuscrits de la Bibliothèque
Royale ; ensuite, à notre demande, notre ami, M. Johannes Boite, le successeur
incontesté du grand folkloriste Reinhold Koehler, a bien voulu prendre la peine
de les étudier de plus près sur divers points. Pour les manuscrits de Vienne, nous
devons de précieux renseignements à la haute compétence du très obligeant M. Ph.
Aug. Becker, professeur de philologie romane à l'Université. Quant aux manuscrits
de Munich, nous n'avions pas à chercher mieux que ce qu'en dit M. Ernst Schau-
bach, dans son intéressante thèse de doctorat de l'Université de Leipzig : Die erhal-
tenen deutschen und lateinischen Bearbeitungen des Salomon- Marcolj-Dialoges
(Meiningen, 1881), pp. 9 seq.
(4) C'est à M. Joh. Boite que nous devons cette constat tion importante. Nous
avions déjà remarqué, en feuilletant ce manuscrit, qu'il présentait un texte plus
simple et paraissant plus ancien que les autres manuscrits de Berlin, qui donnent
un texte à peu près semblable à celui qui a été imprimé.
410 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Entre cette copie, faite en 1424, et le manuscrit dans lequel ont été réunis
pour la première fois les deux opuscula composant le Salomon et Marcolphe
latin, il y a eu certainement des intermédiaires, et il n'en faut pas beaucoup
pour que soit franchie la limite qui sépare le xv*^ siècle du \\\^.
Quant aux opuscula eux-mêmes, si l'on rélléchil (}ue chacun a eu, avant
la réunion, son existence propre, on remontera plus haut encore (1).
d) l'âge de la premièbe partie (la partik dialoguée)
DU salomon et marcolphe latin
Ici, bien entendu, nous n'avons pas à nous occuper des dialogues fran-
çais des xii^ et xiiie siècles, dont le fond est tout à fait différent de celui
du dialogue latin, et dans lesquels Salomon pourrait être remplacé par un
Sage anonyme, faisant contraste avec un Fou. Dans notre dialogue latin, on
l'a vu, Salomon est le Salomon de la Bible, prononçant des maximes qui, en
grande partie, sont de la Bible (ce qui, par parenthèse, donne aux imperti-
nences de Marcolphe un certain caractère d'irrévérence, plus ou moins
consciente, à l'égard des Livres Saints).
Un ou plusieurs dialogues de Salomon et Marcolphe existaient, à n'en
pas douter, en Allemagne, au temps d\a poète souabe qui, sous .le pseudo-
nyme de Frîdank (« Le Franc Penseur »), a écrit, dans la première moitié
du xiiie siècle, le poème didactique intitulé Bescheidenheit (« Le Discerne-
ment ))). K Salomon, dit-il, enseignait la sagesse ; Marolt (Marolf, Morolf,
Marcolt, Markolf, Markùlfus, Metrolf, selon les manuscrits) parodiait ses
dires : cette habitude, trop de gens, malheureusement, l'ont encore aujour-
d'hui. »
Sâlmon wîsheit lèrte,
Marolt daz verkêrte ;
den site hânt hiute
leider gnuge liute (2).
Le plus récent éditeur de Frîdank, M. H.-E. Bezzenberger, croit que le
vieux poète vise le Salomon et Marcolphe latin (3). Le vise-t-il directement ?
Nous nous permettons d'en douter. Le livre de Frîdank, recueil en langue
allemande de préceptes moraux, fables, etc., s'adressait non aux savants,
mais au grand public d'Allema';ne, et le pa.ssage en question suppose un
(1) N'ayant nullement en vue de traiter ici ex professa la question du Salomon
et Marcolphe, nous laissons de côté deux traductions en vers allemands du texte
latin (dont l'un est intitulée Salomon itnd Morollj), contenues dans deux manus-
crits du xye siècle, qui ont été l'un et l'autre publiés (F. H. von der Ilajîen et J.
G. BOsching, Deutsche Gedichte des Miitelaliers, tome I, Berlin, 1808. — Félix I3o-
bentag, Nurrenbuch, pp. 293 seq. Berlin, sans date), et, à plus forte raison un second
Salomon et Morolf, sorte de poème épique allemand, dans lequel Morolf est le frère
de Salomon (publié dans l'ouvrage ci-dessus mentionné de von der Hagen et Bi s-
ching). — Notons, à ce propos, que le manuscrit du xv^ siècle de la Bibliothèque
de l'Arsenal, que le catalogue (t. VI, p. 428, n° 8021) donne comme étant le « Dia-
logue de Salomon et de Marculf », n'est autre que ce poème, lequel, répétons-le,
n'a aucun rapport avec notre Dialogus.
(2) Frldankes Bescheidenheit von H. E. Bezzenberger (Halle, 1872), 81, vers 3-0.
(3) Op. cit., p. 367, note.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 411
dialogue entre Salomon et Marcolphe généralement connu. II faut donc
qu'il y ait eu, alors, en Allemagne, soit un semblable dialogue en langue vul-
gaire, qui aurait été l'origine de la première partie du Salomon et Marcolphe
latin, soit, au contraire, une traduction allemande (ou arrangement) d'un
Salomon et Marcolphe latin déjà existant, à moins que, — ce qui ne serait
nullement insoutenable, — une vulgarisation par voie orale n'ait porté dans
le peuple le cadre et quelque chose du contenu d'un dialogue écrit pour
les lettrés (1).
Avant Frîdank, dans la seconde moitié du xii^ siècle, Guillaume de Tyr,
mort en 1184 ou 1185, mentionnait dans son histoire des Croisades, un per-
sonnage « que, dit-il, les récits fabuleux du peuple appellent Marcolphe »
(quein jahulosse popularium narrationes Marcolphum vacant) et qui lutte
d'ingéniosité avec Salomon, résolvant les énigmes à lui proposées et en pro-
posant à son tour (de quo dicitur quod Salomonis solveret senigmata, sequi-
pollenter ei iteruni solvenda proponens), — manière de présenter Marcolphe
qui pourrait faire penser que, dans la version populaire du xii<' siècle, ce
personnage n'avait pas le caractère de parodiste irrévérencieux. Mais peut-
être, sous la plume d'un clerc, cela exprime-t-il, en style noble, ce que le
vieux traducteur français de l'archevêque de Tyr rend ainsi : « De cestui
dist l'en que ce fu Marcoux, de que l'en parole, que Salomon et Marcoux des-
putèrent », expressions qui ne permettent de rien présumer au sujet de la
nature et du ton de cette desputaison (2).
Plus anciennement encore, un siècle et demi avant Guillame de Tyr, un
autre clerc, un illustre moine de l'abbaye de Saint-Gall, Notker Labeo (952-
1022) avait déjà fait allusion au Salomon et Marcolphe, mais d'une façon qui
ne laisse aucun doute sur le caractère de Marcolphe. Dans son commentaire
allemand des Psaumes, quand il arrive au verset 85 du Psaume 118 : Nar-
ravermit mihi iniqui jahulationes ; sed non ut lextua, Notker passe rapidement
en revue les Juifs avec leur deuterosis (la Mischna := secunda lex) et ses millia
fabularum, les 'hérétiques avec leur vana loquacitate, et enfin les sseculares
litterse, et il conclut (nous traduisons littéralement le vieil allemand) : Tout
(1) Les différences que nous avons constatées dans les manuscrits du poème de
Frîdank au sujet du nom de l'impertinent contradicteur de Salomon, montrent
bien qu'en Allemagne, au xiii'^ siècle et plus tard, le personnage était connu sous
divers noms. E , en fait, Marolt. c'est le Maroldus du manuscrit de Berlin datant
de 1424. — Marolfj figure dans un manuscrit de Heidelbergdu xv« siècle, traduction
fragmentaire en vers allemands (Kemble, op. cit., p. 35 seq.), et MorollJ, dans
une traduction également versifiée, mais complète {Deutsche Gedichte des Miitelal-
ters, de F. H. von der Hagen et J. G. BiJshing. Berlin, 1808, t. I in fine : pagination
spéciale) ; — Marcolt est bien le Markolt des traductions en vieux tchèque (C. Zibrt,
op. cit., pp. 21 seq. et 7.3 seq.) ; le Marchait, Marchait des traductions en polonais
(ibid., pp. 16-20). — • Dans Markolf, Markfiljus, apparaissent les noms devenus clas-
siques. — Quant au Metrolj, il nous paraît être une erreur de copiste.
(2) Guillaume de Tyr, Historia rerum in partihus transmarinis gestaruin (Lib.
XIII, cap. i), dans le Recueil des Historiens des Croisades, publié par les soins de
V Académie des Inscriptions et Belles- Lettres. Historiens occidentaux, t. I. 1'''^ par-
tie (1844), p. 557. — La vieille traduction française, mise en-dessous du texte latin
et intitulée VEstoire de Eracles [Héraclius] Empereur et la conqueste de la terre
d'outremer, est donnée d'après un manuscrit du xiii'' siècle de la Bibliothèque natio-
nale.
412 ÉTUDES FOLKLORIQUES
cela « est-ce autre chose que ce qu'on dit que Marcolphe dispute contre les pro-
verbes de Salomon ? Tout cela, ce sont de belles paroles, sans vérité (1) ».
Il est évident que le moine du x« siècle a dans l'esprit une disputatio entre
Salomon et Marcolphe, du genre irrévérencieux. Précisons : une disputatio
non pas comme celle des Salomon et Marcoul français, où les sentences de
Salomon sont des sentences quelconques, que l'on peut parodier sans donner
prise à aucun soupçon de légèreté plus ou moins irréligieuse, mais bien
comme celle du Salomon et Marcolphe latin, où une bonne partie de ces sen-
tences sont la reproduction des Proverbes mômes [proverbiis, dit Notker),
tels que les donne la Bible.
Notker avait-il sous les yeux un Salomon et Marcolphe latin, analogue à la
première partie du Salomon et Marcolphe latin actuel, ou parlait-il par ouï-
dire ? Faut-il prendre à la lettre son « on dit « (man saget), qui pourrait faire
croire qu'il a seulement entendu parler du Dialogue et ne l'a jamais lu ?...
Mais peut-être n'y a-t-il pas lieu de donner à ce que Notker dit en passant
un sens précis qui n'aurait pas été dans sa pensée.
D'un petit fait, de la présence d'un des dictons du Marcolphe latin dans un
manuscrit du ix« siècle, provenant de l'abbaye de Saint-Gall, feu Karl Hof-
mann, germaniste et romaniste non sans valeur, a voulu conclure ou, du
moins, présenter comme possible la conclusion que l'abbaye, au temps de
Notker, possédait un manuscrit du Dialogue, de même texte ou à peu près
que le Dialogue actuel. C'est là, ce nous semble, aller un peu vite. Si le manu-
scrit en question contenait tout un faisceau de ces dictons, on pourrait dis-
cuter ce commencement de preuve ; mais un seul, en tout et pour tout, un
seul, qui peut fort bien avoir été emprunté, non au Salomon et Marcolphe,
mais à une source commune, c'est vraiment trop peu (2).
e) l'âge de la seconde partie (la partie narrative)
Reste la dernière de nos trois questions de date : à quelle époque la se-
(1) Vuaz ist ioh anderes daz man marcholfum saget^sih éllenon uuider proucrbiis
Salomonis 7 An diên allen sint uuort scôniû. âne uuarheit. (Die Schriften Nolkers
und seiner Schule, édition Paul Piper. Fribourg-en-Bri?gau, 1883 ; tome II, p. 522).
L'infinitif sih éllenon correspond à l'allemand actuel sich ereifern, « disputer » ; la
tournure est toute latine, et équivaut à dicunt Morcolphum dispulare.
(2) Voir les Comptes rendus (Sitzungsberichie ) de l'.\cadémie de Munich, Cla^e
philosophico-philologique, année 1871, p. 422-423. — Le dicton que K. Hofmann
cite comme faisant partie des proverbes qui, dit-il sans plu.s de références, " se
trouvent dans la Rhétorique de Saint- C.all «, se lit, en réalité, avec deux autres pro-
verbes insignifiants, à la dernière page du manuscrit 111 de Saint-Oall, qui n'est
nullement une rhétorique, mais un Hirronymus in Isaiam, écrit, comme les trois
proverbes allemands, au ix*' siècle. Ce dicton, qui correspond au Quando fugit capreo-
lus, albescii ejus culus de Marcolphe, est ainsi conçu : Sô diz rêhpochchili fl.ei, sa
plerchet imo ter ars (en allemand moderne : Wenn das Rehbôcklein flicht, sô entblnsst
sich ihm der HintereK — Graff, en 1834. a publié le premier ce petit texte dans son
Allfiochdeutscher Sprachschatz (I, i.vni), et le rapprochement avec le dicton de
Marcolphe a été fait plus tard, en 1864, dans l'ouvrage de K. MiillenhofT et W. Sche-
rer, Denkmœler deuischer Poésie und Prosa nus deni VIII-XII. Jalirhundert, vol. I,
p. 59 et vol. II, p. 135 (nous nous sommes servi de la S'^ édition, Berlin, 1892). —
(-'est encore M. Joh. Boite qui nous a rendu le service de nous signaler l'erreur dç
Hofmann.
Le conte bu CHAT et de la chandelle 44â
conde partie du Salomon et Marcolphe, la partie narrative, a-t-elle été com-
posée ?
En 1411, le poète tyrolien Hans Vintler racontait, dans ses Pluemen der
Tugent (« Fleurs de Vertu »), cette histoire du Chat tout à fait de la même
façon que le Salomon et Marcolphe latin (1). Mais il est peu probable que
Hans Vintler ait eu le livre sous les yeux ; car, si Salomon figure dans le
récit avec son chat, Marcolphe y est remplacé par un « sage » (ain weiser).
Du reste, directe ou indirecte, la dérivation est incontestable et elle auto-
rise à conclure que tout au moins cet épisode de notre seconde partie, avec
Salomon dans le rôle même que lui fait jouer le petit livre latin, existait déjà,
soit en latin, soit en allemand, antérieurement à l'achèvement du poème de
Hans Vintler, c'est-à-dire antérieurement à 1411. Mais, en définitive, cela
ne nous apprend pas grand'chose. Nous avons vu plus haut, en effet, qu'en
1424, treize ans seulement après cette date de 1411, un scribe allemand
copiait un manuscrit du Salomon et Marcolphe latin, présentant les deux par-
ties réunies, et certainement ce manuscrit lui-même était déjà une copie, si
ce n'est pas une copie de copies. Voilà cette date de 1411 bien dépassée
rétrospectivement (2).
f) LA NATIONALITÉ DES AUTEURS ANONYMES
DES DEUX OPUSCULES PRIMITIFS
On se rappelle que les manuscrits du Salomon et Marcolphe latin, conser-
vés à Vienne, à Munich et à Berlin, sont tous l'œuvre de copistes du xv*^ siè-
(1) Die Pluemen der Tugent des Hans Vintler, herausgegeben von Ignaz von Zin-
gerle (Innsbruck, 1874). Voir les vers 6754 et suivants. — Hans Vintler, qui donne
lui-même comme date de l'achèvement de l'ouvrage l'année 1411, dit expressé-
ment que son poème est la traduction d'un livre italien [ain wsclsches puech), inti-
tulé Flores Virtutum, auquel il a fait diverses additions. Ce livre, dont le vrai titre
est Fiori di Viriù, et qui eut en Italie un grand nombre d'éditions, a été écrit en
1320 et il est attribué à Tomaso Leoni. — On doit noter que l'histoire du chat de
Salomon est au nombre des additions que Hans Vintler a faites à son original.
(Voir, sur ces divers points, l'Introduction de l'éditeur.)
(2) Tout récemment {fiomania, XL, 1911, p. 93-96), M. Edmond Faral a publié
un fragment d'un petit poème latin du moyen âge, qui, d'après B. Hauréau, aurait
pour auteur l'Anglais Serlon de Wilton (seconde moitié du xii'= siècle). S'adressant
à un certain Robert, inconnu aujourd'hui, Serlon lui fait compliment sur la manière
dont il a « exposé » la « vie de Marcolphe » (per te Marculfica vita sic est exposita....)
M. Faral prend à la lettre ce mot vita et y voit l'indication « qu'une partie au moins
de l'ouvrage de Robert avait un caractère narratif ». Il nous semble qu'à lui seul ce
vita n'est pas si décisif ; il nous semble même que Serlon précise son dire quand,
immédiatement après cette phrase, se poursuit l'éloge de Robert et du « style ma-
gnifique » (verbis mirisonis ) dans lequel celui-ci « expose », — le mot est répété, —
« la disputaison de Salomon avec Marcolphe » ( ... lites eocponis cum Marculjo Salo-
monis) ; ce qui nous ramène au Salomon et Marcolphe di dogue.
Quant à l'observation de M. Faral sur l'existence, au xii'^ siècle, d'une « rédaction
allemande du Salomon und Markolf », M. Faral se borne à renvoyer, d'une manière
générale et sans même donner le titre, à l'ouvrage de Friedr. Vogt, Die deutschen
Dichtungen von Salomon und Markolf (Halle, 1880), dont le premier volume, le seul
qui ait paru, traite d'un poème épique allemand de Salman und Morolf, tout diffé-
rent de notre petit livre, et qui, de plus, ne se trouve que dans des manuscrits du
xv^ siècle (supra, e, note 2).
414 ÉTUDES FOLKLORIQUES
cle. Nous ajouterons que ces copistes paraissent avoir été tous Allemands ou,
du moins, avoir tous travaillé en pays de langue germanique (1).
C'est aussi en pays germanique (en Allemagne et aux Pays-Bas) qu'ont
été imprimées la plupart des trente premières éditions connues du texte
latin (2).
Enfin, c'est en Allemagne qu'a été publiée pour la première fois une tra-
duction en langue vulgaire, et cette traduction allemande, imprimée presque
en même temps que le texte latin, paraît avoir été assez répandue (3).
En France, au contraire, ni manuscrits d'aucune sorte, ni traduction popu-
laire à enregistrer, mais seulement trois ou quatre éditions du texte latin,
et non des plus anciennes, et une traduction publiée en 1509 par un litté-
rateur (4). En Italie, rien qu'une traduction, imprimée en 1502 à Venise, et
réimprimée, à ^'enise encore, en 1550 (5).
Ainsi, dequelipiecôté que l'on se tourne, dans cette enquête, les pays ger-
(1) Manuscrits de Berlin. M. Boite croit pouvoir assurer que les trois manus-
crits ont été écrits en Allemagne : le manuscrit de l'année 1469 l'a été à l'Université
de Leipzig, in universitate lipzensi, dit le copiste. Dans le manuscrit de 1424, le
copiste donne lui-même son nom, le nom nullement roman de Lessnaw. — Manus-
crits DE Vienne. D'après l'examen que M. Ph. Aug. Becker a bien voulu faire à
notre intention, les quatre manuscrits sont probablement tous d'origine autri-
chienne. Dans le manuscrit 3337, provenant de l'abbaye de M ndsee (Haute-Au-
triche), se trouve, au bas d'une page, une glose allemande de la même écriture. Le
manuscrit 3092 doit avoir été écrit à Vienne : le Salomon et Marcolphe y est joint
à des lettres de savants viennois, à des sermons d'un certain recteur de l'Université
de Vienne au xv« siècle, etc. — Manuscrits de Munich. Bien que nous n'ayons
pas de renseignements spéciaux, nous voyons, dans le travail de M. Schaubach (op.
cit., p. 10), que le manuscrit 3974 donne, outre le texte latin, une traduction alle-
mande littérale de la première partie.
(2) Voir suprà, c.
(3) Voir ihid. — Il existe aussi dans des manuscrits du xv^ siècle, deux traduc-
tions allemandes en vers ; mais elles n'ont été imprimées qu'au xix« siècle (vid.
suprà, c, les indications bibliographiques). La première est l'reuvre d'un moine
anonyme ; la seconde a été faite par un certain Gregor Ilayden, en l'honneur du
landgrave Friedrich von Leuchtenberg, lequel mourut en 1487.
(4) On ne peut appeler traduction populaire cette traduction française, aujour-
d'hui introuvable, que Brunet décrit, non de visu, mais d'après des renseignements
d'un tiers (v° Salomon et Marcolphe ) et qui porte le titre suivant : Les Ditz de Salo-
mon et de Marculphus, translatez du latin en francois auec les ditz des sept sages et
d'autres philosophes de la grece traduitz de grec en francoys par Maistrc jehan diçry
(Paris, Guillaume Eustace, 1509). — Au bas du titre se lit, dans un huitain, cette
amusante déclaration :
Maistre iehan Divery de Manthois
Ne dhincourt en beauvoisin
A traduit ce livre en francois
Combien qu'il fust mieux en latin.
(5) El Dijalogo di Salomon e Marcolpho. Ce petit livre rarissime a été réimprimé
de nos jours par les soins de M. Ernesto Lamma (Bologne, 1885). II avait été réim-
primé déjà, revu et corrigé, di nuovo ristampato e alla sua sana letione (sic) ridotto in
Vinegia (à Venise) en 1550. Voir dans l'article des Studi medievali, indiqué au com-
mencement de cet excursus, la note 6 de la page 555, et, pp. 588-602, la reproduc-
tion intégrale de cette plaquette.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE -ilS
maniques paraissent occuper une place à part, et l'on pourrait dire que le
Salomon et Marcolphe, en son textus receptus, leur appartient presque exclu-
sivement.
En sera-t-il de même, si nous recherchons quelle peut avoir été la natio-
nalité de l'auteur anonyme ou plutôt des deux auteurs anonymes du petit
livre ?
Ici intervient un savant allemand que nous avons déjà rencontré dans
nos investigations, Karl Hofmann. Après avoir examiné le vocabulaire
latin du Salomon et Marcolphe et y avoir relevé plusieurs mots qu'il considère,
non sans raison le plus souvent, comme dérivés du vieux français, il conclut
que « l'ouvrage est sûrement (sicher) d'origine française » (1).
« Sûrement » ?... Peut-être ne faut-il pas être si affirmatif.
La présence de mots français latinisés dans un livre latin du moyen âge
est-elle, à elle seule, la preuve que ce livre aurait été écrit par un clerc fran-
çais ? Malgré notre incompétence en cette matière si spéciale, il nous semble
que non. La lingua communis du moyen âge, usitée partout, en pays germa-
nique comme en pays roman, ce latin qui, pour le fond, était certainement
du vrai latin, devait naturellement, instinctivement, quand il s'incorporait
des mots nouveaux en les latinisant, prendre dans le vocabulaire d'une
langue apparentée, d'une langue néo-latine, plutôt que dans celui d'une
langue germanique : rien donc d'étonnant qu'il s'y rencontre en grand nom-
bre des mots français latinisés.
Sans doute, il n'est pas impossible que, si jamais on entreprend, en se
plaçant au point de vue de la langue, un dépouillement un peu complet des
livres et autres documents écrits en latin au moyen âge, d'un côté dans les
pays romans, de l'autre, dans les pays germaniques, les résultats compa-
ratifs de ce dépouillement montrent que la lingua communis serait teintée un
peu différemment dans les deux régions. Mais, dans ce cas même, le fait (s'il
était établi) d'être écrit en latin roman ne trancherait pas, pour le Salomon
et Marcolphe, la' question d'origine. Étant données les relations internatio-
nales continuelles des clercs au moyen âge, serait-ce chose invraisemblable
qu'un clerc allemand (ici, à vrai dire, il en faudrait deux, un pour chacun
des deux opwscwia primitifs), après avoir reçu sa formation littéraire en pays
roman et s'y être imbu du latin roman, ait, à son retour en pays germanique,
rédigé son ouvrage à la romane ? Ce serait, à tout prendre, moins bizarre
que la supposition d'un livre rédigé en pays roman et n'ayant eu, en fait
(on l'a vu), de vraie notoriété qu'en pays germanique.
Karl Hofmann, lui, concilie les choses en plaçant le heu de naissance du
(1) Voir le Mémoire de 1851, p. 422. — Les mois cités par Karl Hofmann sont,
pour la première partie, bergarius (berger), folliis (fou), qui sont incontestablement
d'origine française ; pensare (penser), qui a pénétré dans les langues germaniques,
témoin peinzen (même sens) en néerlandais, et pinsen (id.) dans l'allemand de la
vieille traduction en vers publiée par von der Hagen, vers 71 et suivants. Vient
enfin merda (que, par parenthèse, Horace et Phèdre peuvent difficilement avoir
emprunté au « vieux français »). — Pour la seconde partie, deux mots, ingeniam et
brico, sur lesquels nous aurons à revenir pour en fixer le sens, et auxquels on pour-
rait ajouter leccator (v. français lecheor, lecheeur, « garnement »), trufator (v. f., trufeor,
trufeeur, « trompeur »), basa[sic] (« bouse de vache ») et nittritura (v. fr. noiirreture,
dans le sens d' « éducation »).
416 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Salomon et Marcolphe dans un pays mi-parti roman et germanique, en
Flandre, « dans la Flandre romane, comme dans la Flandre germanique »
(nach rianderii, dem roman ischcn, n'ie deni gernianischen). Le point de dé-
part de Cflte hypothèse, ("est que les premières éditions du Salomon et Mar-
colphe auraient été imprimées « aux Pays-Bas, à Anvers ». Donc, si nous com-
prenons bien, un Flamand de langue romane aurait rédigé le livre, et des
Flamands de langue germanique l'auraient imprimé. Le malheur, c'est que
(nous le rappelons) toutes les premières éditions du Salomon et Marcolphe
ont été imprimées non aux Pays-Bas, mais en Allemagne, à Cologne, à
Spire, à Strasbourg, à Leipzig.
En résumé, nombreux points d'interrogation. Et il s'en posera d'autres
encore, si nous examinons de près les détails du livre.
Tantôt, c'est un mot de l'ancien français, latinisé, dont l'auteur de la tra-
duction allemande imprimée au xv^ siècle détermine très exactement le
sens et saisit parfaitement le rôle dans une certaine antithèse, tandis qu'un
romaniste de profession du xix<' siècle ne voit les choses qu'à moitié. Tantôt,
c'est une rédaction tout à fait romane (romane à ce point que le vieux tra-
ducteur allemand et bien d'autres s'arrêtent court devant une de ses expres-
sions), qui masque un fond tout germanique, un bon gros jeu de mots alle-
mand, sur lequel repose toute l'historiette... Peut-être nous permettra-t-on
de toucher en note ces deux passages vraiment instructifs (1).
(1) Premier passage. — Chassé par Salomon, Marcolphe s'écrie, d'après le
texte imprimé : « Neque sic, neqiie sic sapiens Salomon de Marcolphe britone pacem
hahebit ».
Ce britone, ablatif de brito « breton », qui vient on ne sait quoi faire ici, se trouve
dans tous les manuscrits de Vienne et de Berlin (nous n'avons pas de renseigne-
ments sur ceux de Munich). Karl Hofmann a eu le mérite, non pas seulement d'avoir
compris l'absurdité de ce mot, mais d'avoir rétabli la leçon primitive, bricone,
ablatif de brico, correspondant à l'ancien français bricon, que Hofmann traduit par
Schelm, « coquin, fripon ». Une trentaine d'années après la publication de son
mémoire, sa conjecture était confirmée par la réimpression de la traduction ita-
lienne, publiée originairement en 1502 (lùde supra). Bien que très mauvaise en cet
endroit, cette traduction donne le mot bricon. L'édition de 1550 a briccone (article
déjà cité des Stndi medievali, p. 597).
L'auteur de la traduction allemande imprimée au xv siècle avait -il sous les yeux
un manuscrit portant bricone, ou a-t-il fait lui-même la correction ? En tout cas,
il ne s'est pas arrêté à moitié chemin dans l'intelligence du texte, comme Karl Hof-
mann : il a été droit au sens de « fou », très fréquent pour le vieux français bricon
au moyen âge, à côté du sens de coquin », et il traduit ainsi : « Weder so, noch so,
ivêiser Salomon, sollst du cor dem Narren Markolf Friede haben » (>< ... Sage Salo-
mon, tu n'auras pas la paix avec ce fou de Marcolphe »).
L'antithèse entre le Sage Salomon et Marcolphe le Fou, Marcholphus follus, est
ici exactement présentée, et l'on se demande comment ce vieux traducteur alle-
mand était si bien informé du sens précis d'un mot qui a deux sens dans l'ancien
français, et dont la forme latinisée est tellement rare qu'on la cherche en vain dans
le Glossarium de Du Cange.
Second passage. — Sur l'ordre de Salomon, Marcolphe dit à Floscemia, sa mère,
de remplir un pot du lait de sa meilleure vache et de le couvrir de eadem vacca
(c'est-à-dire, évidemment, de quelque chose provenant de cette même vache).
Floscemia fait avec le lait de la vache un beau gâteau, dont elle couvre le pot de
lait, et dit à Marcolphe de porter le tout à Salomon. En route, traversant un pré,
Marcolphe a faim : il mange le gâteau, puis il couvre le pot de lait d'une bouse de
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 417
Au bout de toutes ces recherches sur l'âge des deux parties du Salomon
et Marcolphe et sur la nationalité de leurs auteurs, nous n'arrivons, il faut
bien en convenir, à aucun résultat positif.
Il n'en sera pas de même, croyons-nous, si, au lieu de considérer le livre
dans son ensemble, nous le décomposons (ou plutôt si nous décomposons
la partie narrative) en ses divers éléments.
Que la rédaction du Salomon et Marcolphe soit antérieure ou non au
xiv^ siècle, et que ses rédacteurs soient de langue romane ou de langue ger-
manique, les éléments mis en œuvre par eux ont, en grande partie, une tout
autre origine qu'une origine romane ou germanique, et ils sont bien autre-
ment anciens que le xiv^ siècle. Combien de temps, en effet, leur a-t-il fallu
pour faire, à travers tant de peuples et tant de commotions historiques, le
voyage de l'Inde en Europe ? car nous sommes en mesure de montrer, clair
comme le jour, que, dans le Salomon et Marcolphe, notre petit conte du
Chat et de la Chandelle, indien lui-même, est tout entouré d'éléments folklo-
riques indiens.
Pour ne pas trop entraver notre marche, qui vient déjà d'être retardée
dès le début, nous renvoyons à la fin de ce travail ces constatations, dont
l'importance dépasse de beaucoup, comme portée générale, la question spé-
ciale du Salomon et Marcolphe.
vache desséchée, qu'il a remarquée sur le sentier. Naturellement Salomon se récrie,
ft Mais, dit Marcolphe, est-ce que tu n'as pas ordonné ut lac vaccœ de vacca cooperire-
tur? — Ce n'est pas cela, répond Salomon : il fallait faire un gâteau avec le lait. —
C'a été fait ; sed famés mutavit ingenium. — Comment ? — -Je savais, dit Marcol-
phe, que tu as de quoi manger ; moi, j'avais faim, et j'ai mangé le gâteau ; et pro
ipso iNGENio mutatam basam vaccœ super ollam posui. »
Ce mot ingenium a été, pour bien des lecteurs une énigme. Même le vieux traduc-
teur allemand, qui découvre si bien le sens du mot brico, s'égare tout à fait au sujet
de cet ingenium. La première fois que le mot paraît (faines mutavit ingenium), il
traduit : aber der H'unger verwandelte den Siiin, « mais la faim a changé mon senti-
ment, m'a fait changer d'idée » (c'est-à-dire, probablement, m'a donné l'idée de
manger le gâteau au lieu de Je porter au roi). Quant à la phrase où revient le mot
(pro ipso ingenio mutatam basam vaccœ j et où ingenium ne peut évidemment signi-
fier « sentiment », le traducteur escamote le mot, et la difficulté en même temps, et
il traduit : « j'ai mangé le gâteau, et j'ai mis à la place la bouse de vache sur le pot
au lait » (und legte den Kuhfladen dafur auf den Hafen).
L'histoire de la transformation de ce mot tout latin d'ingenium est intéressante.
Ingenium, c'est originairement ce qui est inné fingenitum), la nature d'un homme
ou d'une chose ; puis, vient le sens d'esprit, intelligence, génie, invention ; puis celui
d'instrument (ingénieusement inventé), de machine de guerre. Ces deux dernières
acceptions se rencontrent déjà dans Tertullien : la première dans son De Corona
(Op., éd. F. Oehler, Leipzig, 1853, I, p. 436) ; la seconde, dans son De Pallio (i, ad
fin.). — Dans le bas-latin, ingenium "^vend une signification de plus en plus étendue
et de plus en plus vague ; il en arrive à désigner, d'une façon générale, tout objet
qui sert à quelque fin, res quœvis, quœ usui est, dit très bien Du Gange. Nous en cite-
rons deux exemples, pris l'un dans le midi, l'autre dans le nord de la France. Dans
le Dauphiné, en 1334, des comptes du Chancelier du dauphin Ciuigues, enregistrant
un paiement fait à l'occasion d'un transport d'objets, non autrement désignés, du
port de Moirans, sur l'Isère, à Moirans même, situé à une certaine distance, et à la
Perrière, s'expriment ainsi : pro charreyandis ingénus quœ erant in portu de Moy-
renco versus Moyrencum et Pereriam {Histoire du Dauphiné, ouvrage anonyme du
marquis de Valbonnais. Genève, 1721, II, p. 245). Dans la Flandre française, en
27
418 ÉTUDES FOLKLORIQUES
§ 2. —Le coule du Chai cl de la Chandelle chez des écrivains fran-
çais du XIII^ siècle el chez des écrivains allemands plus récenls.
Pour l'histoire du Chai, non rattachée au Salomon el Marcolphe,
nous avons quelques données précises qui nous permettent de
remonter assez, haut dans la littérature du moyen âge.
Un poème français de la première moitié du xiii^ siècle, le Lai
d'Arislole, de Henri d'Andeli, fait une brève allusion à la « chan-
deille » qui « cheï toute jusqu'à terre au... chat » (1).
A la rigueur, Henri d'Andeli peut avoir eu dans l'esprit, sans le
nommer, le Salomon el Marcolphe. Mais, toujours au moyen âge,
une fable, attribuée autrefois, à tort, à Marie de France, donne
tout au long notre récit sans mentionner ni Salomon ni Marcolphe :
le maître du chat et 1' « autres hom » sont également anonymes.
Un petit détail, particulier à cette version, c'est que l'homme qui
veut faire oublier au chat son « meistier », a mis à la souris un fil à la
patte :
D'un filet par le pied l'enserre,
Puis le laist aler à la terre,
Avant et arrière est saillie.
Li chas 11 voit, si s'enlroublie. Etc.
1480, les comptes de l'église Saint-Pierre, de Lille, notent des frais de sciage, rela-
tifs à la réfection d'un magnum ingenium ecclesise et à l'achat de cordes ingénus
ecclesiœ servientibus (Du Gange, v° Ingenium, n" 7).
Dans le Salomon et Marcolphe, le gâteau sert de couvercle au pot de lait ; c'est
à la place de ce couvercle d'occasion, de cet engin, pro]i/Jso ingenio, que Marcolphe
met sa bouse de vache. — Dans notre français moderne ultra-familier, le machina
latin, « instrument ingénieusement construit », en est bien arrivé, lui aussi, à un
sens très général, au sens de chose dont on n'est pas en état de formuler ou dont on
ne retrouve pas immédiatement le nom : « Donne-moi cette machine-ïk, ce machin-
là »... Pour le famés muiavit ingenium et pour l'autre phrase, risquons le mot : « La
faim a changé le machin ; à la place du machin, j'ai mis la bouse de vache ».
Karl Hofmann, qui, dans sa liste, fait correspondre au mot ingenium le mot
engin, paraît avoir compris ici le Salomon et Marcolphe. Mais ce dont certainement
il ne s'est pas douté, c'est que cette histoire du gâteau et de la bouse de vache repose
sur un jeu de mots, non pas vieux français, mais foncièrement allemand : Salomon
ordonne à Marcolphe de lui apporter un pot de lait avec un gâteau, un flan ( Fladen)
dessus. Quand Marcolphe passe par le pré et que, sur le sentier, il voit une bouse de
vache (Fladen, Kuhfladen), l'idée de sa grosse farce lui vient tout d'un coup : il
mange le Fladen (P' sens), et il met à la place le Fladen (2* sens)... Ce n'est pas
très fin, mais c'est bien populaire, et ce n'est pas contourné comme ce qu'un clerc
bel esprit a tiré de cette facétie.
(1) Dans la Romania, XI, 140, Gaston Paris a fixé la vraie leçon de ce passage,
d'après un des quatre manuscrits existants.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 419
La moralité de la fable est celle-ci :
On fait maint bon par noreture (éducation),
Mais tout adés (toujours) passe nature (1).
Dans un manuscrit de; la Bibliothèque Bodleienne d'Oxford, —
l'un des cinq manuscrits, tous de la fin du xiii^ siècle, que feu
Adolf Tobler a publiés en un petit volume intitulé Li Proverbe au
Vilain (2), — l'auteur inconnu resserre cette histoire dans les limites
d'une de ses strophes qui, dans ce petit poème comme dans les quatre
autres de ce groupe, se terminent invariablement par ces mots :
Ce dit li vilains. Encore ici, ni Salomon, ni Marcolphe (3) :
L'en puet bien par usage
Faire le chat si sage
Qu'il tient chandoile ardant ;
Ja n'iert si bien apris,
Se il voit la souris,
Qu'il n'i aut maintenant.
, Mieux vaut nature que nourreture,
Ce dit li vilains.
On a remarqué la sentence finale, dont celle du Salomon et Mar-
colphe : Plus valere naturam quam nutrituram est un calque exact (4).
r (1) Cette fable a été publiée comme étant de Marie de France (fin du xii<= siècle),
par A. C. M. Robert (Fables inédites des xii", xiii<^ et xive siècles, Paris, 1825, t. I,
pp. 155, 156), d'après un manuscrit du xiv" siècle (Bibl. Nat. fr. 14971, anc. Suppl.
fr. 632 28). Mais, dans une récente édition des Fables de Marie de France (Halle,
1898, p. vu), M. Warnke fait remarquer que cette fable Du chat qui savait tenir
chandoile, écrite de la même main que le recueil portant le nom de Marie de France,
vient après V Epilogue de ce recueil, auquel « elle n'appartient pas ». Même consta-
tation avait été faite par Léop. Hervieux, qui a réimprimé le texte de cette fable
sans en rechercher la source, dans Les Fabulistes latins, 2" éd. (1893), I, 752-3. —
Quant à sa date, la fable en question, insérée dans un manuscrit du xiv^ siècle, ne
peut, naturellement, être postérieure à cette époque ; elle peut même lui être bien
antérieure.
(2) Leipzig, 1895.
(3) Op. cit., p. 107, n" 252. D. 93. —Cette strophe avait déjà été publiée, en une
orthographe quelque peu différente, par Leroux de Lincy (Le Livre des proverbes
français, 2'^ édition, II, 469).
(4) Un carreau émaillé, trouvé en 1864 sur l'emplacement du château de Beauté,
que Charles V fit construire à Nogent-sur-Marne, près Paris, et où il mourut en
'1380, nous montre, à côté des Proverbes au Vilain, les Proverbes au Niais (c'est-
à-dire au « Fou », au « Sot », au « Badin », comme on eût dit au xv^ ou au xyi" siècle).
Ce carreau, provenant du pavement d'une des salles du château, porte, disposée
d'une façon ornementale, une réflexion en deux vers, trop grossière pour être citée
et se terminant par ce : ni : i,i : nies. — M. de Montaiglon qui, en 1877, faisait à
la Société Nationale des Antiquaires de Fra nce une communication relative à ce
curieux carreau (Bulletin de 1877, pp. 134-135), ne connaissait pas les Proverbes
au Vilain ; aussi se croyait-il en présence d'un fragment de dialogue, dans le genre
du Salomon et Marcolphe, où Salomon aurait été remplacé par un personnage dont
420 ÉTUDES FOLKLORIQUES
l'a vieil « oxoniple » alloinand (Bispel), (jiic \v haron do Lasshcrg
publiait en 1846, sans on in(lit{uor la date, inirculuit, dans notre
historiette un élément nouveau, un pari : un hôte du maître du
chat qui parie cent marcs qu'il fera oublier au chat son habitude
(gewonhait) (1).
Inutile de citer ici les écrivains du xvi*^ siècle, tous Allemands,
Agricola, Luther, etc., qui ont parlé de l'histoire du Chai el de la
(Chandelle : ils sont, en eiïet, postérieurs à la publication par voie
typographi({uc du Salomon el Marcolphe latin et de sa traduction
allemande.
§ 3. —Le conle du Chai el de la Chandelle
dans r ancienne lilléralnre russe.
Dans son livre Les Légendes slaves sur Salomon el Kilovras el les
légendes occidenlales sur Marcolphe el Merlin (2), écrit en russe, mais
qu'un ami a bien voulu nous rendre accessible, feu Alexandre Vesse-
iofsky donne une légende russe (pavesl), qu'il résume d'après deux
manuscrits s'accordant pour ainsi dire mot pour mot, l'un du
xvii® siècle, publié par A. N, Pypin ; l'autre, du xviii^, publié par
Tichonranov (3) :
Détesté de Bersabé (sic), sa mère, qui a voulu le faire tuer tout enfant,
Salomon a échappé à la mort et il s'est embarqué comme marmiton sur un
navire de commerce. Au retour, il aborde, avec les marcliands, ses patrons,
dans un des ports du roi David, son père. Après avoir résolu deux énigmes
que le roi proposait aux marchands, le jeune Salomon, qui s'est donné pour
un « enfant d'outre mer », entre dans le palais.
« Et le roi David était assis à table, et il dit : « Hôte d'outre mer, y a-t-il
« chez vous autres un divertissement et un spectacle comme celui-ci ? Vois :
« devant le roi un chat éclaire ; se dressant debout, il tient devant le roi
« une chandelle et une bouteille avec du vin. » Et Salomon de dire • « Sei-
« gneur roi David, accorde-moi un délai. Si je ne devine pas l'énigme, or-
le nom, .sur quelque autre carreau, aurait figuré dans un vers final rimant avec Aies
(à l'instar du Ce dist Salemons... Marcol li respont).
(1) Lieder Saal, dos ist Samrnlung altteutscher Gedichte aus ungedruckten Quellen
von Reichsfroiherrn von Lassberg (tome II, St. Gallen, 1846, p. 47).
(2) Saint-Pétersbourg, 1872, pp. 98 seq.
(.3) A. N. Pypin, Pamjalnikistarinnej ruoskoj literatur}/, III, pp. 63 seq. — Tichon-
ranov, Lrtopisi rus. literal., IV, pp. 112 seq. — Nous devons le renseignement sur
l'accord des deux manuscrits et les renseignements bibliographiques qui suivront,
à notre ami, le savant slaviste M. G. Polivka, pjrofesseur à l'Université tchèque de
Prague, dont nous avons déjà tant de fois mis à contribution l'inépuisable érudi-
tion et l'inlassable obligeance.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 421
« donne qu'on me coupe la tête. » Et le roi lui accorda un délai jusqu'à tel
jour. Et, au jour dit, Salomon se présenta devant le roi et lui apporta la
chose (sic). Le roi David dit aux étrangers : « Hôtes d'outre-mer, avez-vous
un tel amusement et un tel spectacle ? » Et Salomon laissa échapper de sa
manche une souris ; la souris se mit à courir sur le sable ; le chat éteignit la
chandelle et mit à néant l'amusement royal, et il cassa la bouteille au vin. »
Est-il besoin de le dire ? Quand le jeune Salomon, qui joue ici le
rôle de Marcolphe, tait lâcher prise au chat, ce n'est là en aucune
façon une réponse à la question de David : « Avez-vous, dans vos
pays d'outre-mer, un tel amusement et un tel spectacle ? » II y a,
dans cette légende russe, un embrouillement, et Alexandre Vcsse-
lofsky n'a pas d(^ peine à tirer les choses au clair par la comparaison
avec îe Salomon el Marcolphe latin. L' « énigme » à deviner, c'est le
souvenir contus de la « pensée « dont il s'agit de démontrer la vérité,
du Plus valere naluram qiiam nulriluram de Marcolphe.
M. Polivka croit, — et nous sommes tout à fait de son avis, — que
la légende russe, isolée au milieu des très nombreuses légendes russes
sur Salomon, dérive du Salomon el Marcolphe latin, probablement
par l'intermédiaire de traductions, faites en pays slave. Le Salomon
el Marcolphe a été traduit en tchèque vers la fin du xv^ siècle (1), et
introduit également de bonne heure dans la littérature polonaise (2).
C'est peut-être, selon M. Polivka, par une traduction en polonais que
le Salomon el Marcolphe a pénétré chez les Russes.
B. — LA TRADITION ORALE EUROPÉENNE ACTUELLE
M. Polivka nous apprend ciue l'histoire du Chai ne parait pas
avoir été jamais recueillie de la bouche du peuple dans les pays
slaves. D'ailleurs, jusqu'à ces derniers temps, la tradition populaire
du reste de l'Europe ne nous avait offert, et encore en très petit
nombre, que des reflets plus ou moins directs de l'épisode du Salo-
mon el Marcolphe (3). Mais voici que, dans ces dernières années, a été
(1) Le plus ancien exemplaire imprimé du Salomon et Marcolphe en vieux tcliè-
que qui ait été conservé, est de l'année 1608 ; mais, d'après des renseignements
dignes de foi, cette traduction aurait été imprimée déjà antérieurement, vraisem-
blablement dans la première moitié du xvi^ siècle. Il s'en est fait des réimpressions
pour le peuple jusqu'à la fin du xix<= siècle. M. le D"' C. Zibrt, dans le mémoire plu-
sieurs fois cité, a reproduit, en regard l'une de l'autre, la traduction imprimée
en 1008 et l'autre traduction imprimée sans date.
(2) Une traduction polonaise a été imprimée en 1521.
(3) Dans un conte allemand du duché d'Oldenbourg (L. StrackerjaH, Aberglau-
ben und Sage ans dem Herzogthum Oldenhurg. Oldenburg, 1867, II, p. 90), les per-
sonnages sont le roi Salomon et son ministre ; — dans un conte suisse du Valais
(J. Jegerlebner, Am Herdfeuer der Sennen, yeueMarchen und Sagem aus dem Walh.s
422 ÉTUDES FOLKLORIQUES
recueilli chez les Roumains de Transylvanie, non loin de Hermanns-
tadt, un conte qui fait absolument bande à part. Comme il ne serait
guère possible de bien saisir tout l'intérêt de ce curieux conte sans
la connaissance préalable de plusieurs contes orientaux analogues,
nous en réserverons l'étude pour le moment où nous aurons passé
en revue ces contes orientaux.
SECONDE PARTIE
HORS DE L'EUROPE
En dehors de la littérature européenne, nous n'avons jusqu'à pré-
sent rencontré nulle part, sauf une ou deux exceptions, le conte du
Chai et de la Chandelle sous la forme didactique et moralisante. Les
divers récits orientaux dans lesquels figure ce thème, le traitent d'or-
dinaire comme un des nombreux éléments dont les combinaisons
variées ont produit l'immense répertoire des contes asiatico-euro-
péens.
Un caractère général des récits orientaux en question, c'est que là
le chat n'a nullement été dressé en vue de fournir la démonstration
d'une thèse sur la toute-puissance de l'éducation, mais en vue d'assu-
rer à son éducateur un avantage d'une nature tout à fait positive,
le gain d'un pari ou d'un jeu (d'une partie d'échecs, par exemple),
dont le résultat final entraînera les plus graves conséquences maté-
rielles (1).
Bern, 1908, p. 137), ce sont « le sage roi Salomon et son fou de cour (Hojnarr) », dont
le nom est devenu Makolbus. — Un conte sicilien (G. Pitre, Fiabe, novelle e racconii
[siciliani], tome IV, Palerme, 1875, n° 290), qui met en scène un « prince capri-
cieux » de Palerme et son ami, et qui présente, comme les deux contes précédents,
la forme moralisante du Salomon et Marcolphe, dérive probablement aussi du livre.
Ajoutons, à titre de curiosité, qu'on a fait de l'histoire du Chat et de la Chandelle
un épisode de la vie de Dante : Dante est l'éducateur du chat, et un certain Fran-
cesco Stabili, dit il Cecco d'Ascoti [Cecco, diminutif de Francesco] (1251-1327), est
celui qui fait lâcher prise au chat. C'est le jésuite Paolo Antonio Appiani (1639-1709)
né à Ascoli comme Stabili, qui, dans une biographie latine de ce dernier (voir Biblio-
graphie de la Compagnie de Jésus, des PP. De Backer et Sommervogel, t. I, Bru-
xelles, 1890, v° Appiani), rapporte cette anecdote, dont Koehler a reproduit le
texte (Kleinere Schriften, II, 638-639). Il est à remarquer que la question an ars
natura fortior ac potentior existeret, est posée aussi, dans le conte sicilien, entre Yarii
(dialectal, pour arte) et la natura.
(1) C'est dire que, dans ces contes orientaux, la pari a lieu d'une autre manière
que dans le vieil « exemple » allemand publié par le baron de Lassberg et résumé
ci-dessus. Dans les contes orientaux, en effet, le maître du chat parie contre un
visiteur que le chat tiendra la lumière pendant un tel temps ; dans 1' " Exemple »,
c'est le visiteur qui parie, et le pari, c'est qu'il fera oublier au chat son « habitude »,
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 423
Do là divers petits romans, dans lesquels vient s'encadrer cette
historiette du Chai ei de la Chandelle. Et c'est avec un de ces enca-
drements, — presque toujours avec le même, — que notre thème
a été emporté hors de l'Inde, par les grands courants historiques,
vers le Sud (île de Geylan) et vers le Nord (Tibet), vers l'Orient
(Indo-Chine) et vers l'Occident (États barbaresques).
L'existence de ces difïérents cadres, dont il conviendra d'exa-
miner successivement les variantes, allongera notre travail, mais non
inutilement, nous osons l'espérer.
Ce qu'il faut, en effet, avoir en vue, dans un travail de cette nature,
ce n'est pas de dresser sommairement des invenlaires, constatant,
par exemple, que le thème du Chai el de la Chandelle se rencontre
ici, là et encore là, avec ou sans encadrement ; c'est d'étudier, l'une
après l'autre, toutes ces petites compositions, qui souvent ne sont
pas des chefs-d'œuvre, qui parfois sont singulièrement compliquées
et difficiles à réduire en leurs éléments constitutifs, mais qui, ce nous
semble, n'en sont pas moins intéressantes à divers points de vue.
D'où il suit que, dans les contes où le thème du Chai el de la Chandelle
entre comme élément folklorique, les autres éléments folkloriques qui
s'associent à lui ne méritent pas moins d'être examinés de près, au
risque que tel d'entre eux exige, pour être bien compris et apprécié
à sa valeur, tout un excursus.
Nous avons, du reste, par une simple disposition typographique,
donné à quiconque n'est pas ami des excursus, toute facilité pour
sauter ceux-là.
PREMIÈRE SECTION
CONTES INDIENS RECUEILLIS DANS l'iNDE MÊME
Dans ce que nous pouvons connaître jusqu'à présent des contes
de l'Inde (1), nous nous trouvons, pour notre historiette, en présence
de deux encadrements très différents.
A. Le premier, le plus simple, est dans le genre merveilleux. C'est
(1) Nous disons : jusqu'à présent ; car il ne faut pas se lasser de répéter que l'on
commence à peine à puiser dans les richesses de la tradition orale de l'Inde. Pour ne
parler que de l'Inde septentrionale, M. W. Crooke, qui connaît si bien cette région,
déclare qu'on n'est pas encore allé au delà d'un examen « superficiel » des couches
supérieures du folk-lore. « Le nombre des contes, chants et ballades, proverbes et
croyances populaires, qui n'ont pas encere été notés, est immense. » [Folk-Lore,
septembre 1902, p. 307. y
424 ÉTUDES FOLKLORIQUES
un épisode d'une série d'aventures du Râdjâ Rasâlou, un héros
légendaire du Pendjab. En voici d'altord une version qui a été
recueillie dans le village de Ghâzi, sur le Haut-Indus, à 30 milles en
amont d'Attock (1) :
Le Ràdjâ Rasâlou entend parler du Ràdjâ Sirikap, renommé pour son
habileté aux échecs. Les conditions que ce Radjâ impose à ses adversaires
sont celles-ci : pour la première partie, l'enjeu est le cheval, les habits, les
terres du perdant ; pour la seconde, sa tête. Rasâlou ne s'en met pas moins
en route pour aller provoquer Sirikap.
Arrivé dans le royaume de son adversaire, il sauve des fourmis, puis un
hérisson, qui se noyaient. Alors il entend une voix lui dire : « J'ai été témoin
de ta bonté : je te donnerai le moyen de vaincre Sirikap. Marche le long du
fleuve jusqu'à ce que tu voies un rat à tête blanche ; prends-le. » La voix est
celle d'une princesse, fille de Sirikap, enchaînée par les ordres de celui-ci
dans une grotte. Elle explique à Rasâlou comment fait Sirikap pour gagner
toujours : quand le jeu commence à tourner mal pour lui, il donne un signal
à son chat magique (magie eat), caché dans sa manche ; ce chat porte sur la
tête une lumière qui le rend invisible (sic) et que personne ne voit, excepté
le râdjâ. L'elTet de cette lumière mystérieuse, c'est d'éblouir les yeux de
■ l'adversaire du ràdjâ : pendant ce temps, le chat dispose adroitement les
pions sur l'échiquier, de façon que, dès le premier coup que Sirikap joue
ensuite, il gagne la partie. Ce que Rasâlou devra faire, c'est de tenir le rat et
de le montrer au chat : quand celui-ci verra le rat, il voudra se jeter dessus, et
quand il touchera la main de Rasâlou, la lumière tombera par terre, et rien
n'empêchera plus Rasâlou de gagner.
Tout arrive ainsi, et Rasâlou devient maître des biens et de la vie de Siri-
kap : il les lui abandonne généreusement.
Il est évident que, dans cette aventure du héros indien, nous
n'avons pas affaire à une forme prinutive de notre thème : le rôle du
chat et de la lumière (cette lumière qui a pour propriété de n'être vue
que du râdjâ et de rendre le porteur invisible) est certainement un
arrangement de la donnée première. Du reste, pour n'importe quel
tlième, il ne faut pas s'attendre à ne rencontrer dans l'Inde que des
formes sim])l(!s, pures, non modifiées, non altérées : même sur cette
teiTC privilégiée, — et cela va de soi, — la riche floraison des contes
n'a pas donné, [tour chaque type, que des spécimens parfaits dans
leur simplicité ; il s'y rencontre aussi des spécimens plus ou moins
bizarrement compliqués, plus ou moins mal venus, parfois en partie
étiolés, atrophiés ; et il peut se faire qu'on ait la malechance de ne
rencontrer que de ceux-là, pour tel ou tel thème, jusqu'à une dé-
couverte nouvelle.
(1) Ch. Swynnerton, Four Legends of King Rasalu oj Sialkot [Folk-Lore Journal,
I, 1883, pp. 129 seq. — Legend III).
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 425
Ainsi, dans l'aventure de Rasâlou, non seulement le thème prin-
cipal a été arrangé, mais le thème accessoire des Animaux reconnais-
sants l'a été aussi, et d'une façon qu'on ne peut qualifier de très heu-
reuse : ce ne sont pas ici, en effet, les animaux secourus par le héros
qui, selon la formule habituelle, viennent à son secours ; c'est une
tierce personne qui se charge de leur dette de reconnaissance. Mais
nous retrouverons, dans d'autres contes indiens de cette famille, ce
thème accessoire sous sa forme pure.
Cela aura lieu, d'abord, dans une seconde version de la légende
de Rasâlou, recueillie dans la même région du Pendjab, près d'Abbot-
tâbâd (district de Hazâza) (1). Là, le hérisson sauvé conseille à Rasâ-
lou d'aller à un endroit où est gisant le frère de Sirikap, décapité par
celui-ci, et de lui demander conseil.
Dans cette seconde version, les rôles du chat et du rat sont retour-
nés. Aussi le conseil donné est-il celui-ci : il faut que Rasâlou se pro-
cure un chat. Dans le jeu de cfiaupat (sorte de jeu d'échecs), Sirikap,
s'il voit les chances contre lui, appellera ses deux rats, Harbans et
Harbansi, afin qu'ils enlèvent la mèche de la lampe et que Sirikap
profite de la confusion pour gagner la partie. Mais le chat sera là : il
tuera les rats, et tout le plan de Sirikap sera déjoué.
Une troisième version de la légende, recueillie encore dans le Pend-
jab, à Rawal Pindi (2), et dans laquelle la distribution des rôles est
la même que dans la seconde, n'a plus trace de lampe, ni de lumière
quelconque. Mais le chat est un chat reconnaissant, donné à Rasâlou
par une chatte, dont il a racheté les petits, destinés à être jetés dans
un four de potier. Quand le rat de Sirikap, appelé par son maître,
vient par la fenêtre pour brouiller les pions sur l'échiquier, il trouve
devant lui le chat et n'ose avancer.
De légendes héroïques, nous allons passer, dans l'Inde même, à
une légende mythologique qui donne aux deux grandes divinités de
la principale secte hindoue les rôles des deux râdjâs adversaires au
jeu. C'est à M. W. Crooke, dont nous citions plus haut une impor-
tante déclaration, que nous emprunterons ce récit (3) :
(1) Ch. Swynnerton, Romantic Taies from the Pandjab (Westminster, 1903). —
90 aventure de Rasâlou.
(2) R. C. Temple, The Legends of the Pandjâb (Bombay, 1883), pp. 45 seq. — Cet
épisode est reproduit dans Steel et Temple, Wide-awake Stories (Bombay, 1884),
pp. 276 seq.
(3) William Crooke, Tlie popular Religion and Folk-lore «f yorihern India (West-
minster, 1896), t. II, p. 241.
426 ÉTUDES FOLKLORIQUES
« Les Hindous disent que Mahàdeva (Siva, le « Grand Dieu ») et Pârvatî
(son épouse) jouaient un jour aux dés, et Pârvatî appela Ganesa (le dieu des
ingénieux artifices et du bon conseil) pour qu'il vînt, sous forme de rat,
brouiller les dés avec sa queue et permettre à la déesse de faire un bon coup.
-Mahàdeva fut fâché, et il appela un démon sous forme de chat ; mais il eut
peur de tuer Ganesa. Alors, Mahàdeva maudit quiconque tuerait un chat (1).
Cette légende mythologique, dans laquelle ne figure pas le trait
de la « lumière magique » ou de la « lampe », se rapproche plus parti-
culièrement de la troisième version de la légende de Rasâlou.
B. Après les légendes de l'Inde, les contes indiens : ils peuvent être
partagés en deux groupes.
Dans l'un et dans l'autie, le jeune homme qui arrivera chez le Iri-
cheur ou la Iricheuse, perdra la partie et sera réduit en esclavage. 11
faudra, pour le délivrer, l'intervention d'un personnage nouveau, son
frère ou, le plus souvent, sa femme, et, cette fois, la partie sera gagnée
contre le tricheur.
§ 1. — Un frère délivre son frère ou ses frères.
Deux subdivisions, correspondant à deux types de contes bien dis-
tincts : dans la première, le frère délivré est un bon frère ; dans la
seconde, les frères délivrés sont méchants et ingrats.
a) Dans la première subdivision, nous placerons un conte de
l'Inde du Nord (« Provinces Nord-Ouest », district de Mirzâpoùr),
qui a été recueilli, avec tant d'autres de la même régio», par M. VV.
Crooke (2).
Après toute sorte d'aventures, un jeune prince, en chassant dans la jun-
gle, arrive chez une râkshasi (ogresse), qui lui propose de jouer [aux échecs
ou aux dés ?j avec elle.
Or, cette râkshasî a un chat bien dressé, qui vient éteindre la lampe, toutes
les fois qu'il voit sa maîtresse en danger de perdre la partie. De cette façon, le
prince est battu, et la râkhsasî lui dit qu'il restera son prisonnier jusqu'à
ce qu'il ait gagné.
Le frère jumeau du prince, averti de ce malheur par un objet merveilleux
(1) Il paraît que le rat est l'animal sacré de Ganesa, qui s'en fait accompagner
(W. Crooke, op. cit., II, pp. 241 et 156). — M. Crooke, interrogù par nous, a bien
voulu nous apprendre que cette légende est po|)ulaire dans l'Inde, et qu'elle se
raconte pour expliquer le respect que les Hindous ont pour le chat.
(2) yorlh Indian .Vofes and Queries, juin 1893, n° 107. — Nous avons déjà parlé
d'un épisode de ce conte dans notre Etude de Folk-lore comparé. Le conte de « la ( haii-
dière bouillante et la feinte Maladresse » dans l'Inde et hors de Vlnde [Revue des tra-
ditions populaires, janvier-avril 1910), § 2.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 427
que le jeune homme lui avait laissé en le quittant, se met en route ; il arrive,
lui aussi, chez la râkshasî et, dès la première partie, s'aperçoit de sa ruse.
Alors, il amène un chien, devant lequel le chat s'enfuit ; il remporte la vic-
toire sur la râkshasî, dont il gagne tous les trésors, et tire son frère de prison.
Ici, un chien est employé contre le chat, de la même façon que le
chat l'était contre le rat, dans les seconde et troisième versions de la
légende de Rasâlou. La disparition de tout souvenir du rat altère ici
le thème primitif plus encore que cela n'a lieu dans ces numéros 2
et 3 de la légende.
L'aventure d'un frère délivrant son frère qui, tantôt d'une façon,
tantôt de l'autre, est tombé entre les griffes d'un être malfaisant, est
bien connue dans le répertoire des contes asiatico-européens. Nous
en avons traité jadis dans les remarques du numéro 15 de nos Conles
populaires de Lorraine (1). Nous mentionnerons seulement trois
contes de ce type, remarquables en ceci, qu'ils présentent, dans des
pays aussi éloignés les uns des autres que le Bengale, la Bosnie et la
Toscane, le trait de la partie perdue par un des frères, puis gagnée
par l'autre (2). Aucun de ces contes, du reste, n'a rien qui rappelle,
même avec altératiors, le chat et la lumière.
b) Ce thème du chat et de la lumière va reparaître, toujours en
pays indien, enchâssé dans un long récic qui, pour son ensemble, est
d'un type aussi connu que celui dont nous venons de dire un mot.
Nous avons jadis étudié ce type, lui aussi, et nous ne pourrions
guère aujourd'hui que renforcer notre travail par quelques addi-
tions (3). Mais nous aurons ici à examiner, — ce que nous n'avions
pas à faire autrefois, — notre épisode du Chai, tel que le présente le
conte indien, ou plutôt l'arrangement littéraire de ce conte ; car
c'est sous forme de roman, entremêlé de vers et écrit en langue hin-
doustani, qu'il s'offre à nous (4).
(1) Voir tome I, pp. 67-81 de rédition complètement refondue (librairie Vieweg,
actuellement Honoré Champion) du travail publié originairement dans la Romania,
de 1876 à 1881.
(2) Conte bengalais (Lai Behari Day : Folk-tales of Bengal. Londres, 1889, n" 13) :
partie de dés, jouée contre une femme d'une merveilleuse beauté, en qui s'est trans-
formée une râkshasî ; — conte bosniaque (résumé dans les remarques des n°^ 10-11
des Litauische Volkslieder und Mscrchen, de A. Leskien et K. Brugman, Stras-
bourg, 1882, p. 5 4.3) : partie de dames jouée contré ime « jeune fille » ; — conte
toscan de Pise (D. Comparetti, Xovelline popolari ilaliane. Turin, 187-5, n" 32) : par-
tie de dames aussi, jouée contre une très belle signora, sorte de mauvaise fée.
(3) Voir les remarques de notre conte de Lorraine, n" 19, Le Petit Bossu.
(4) La date de la première rédaction de ce roman, intitulé La Rose de Bakawali
428 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Voici d'abord, très en abrc^gé, renscnil)lo du conte :
Un roi, qui a quatre fils, devient encore père d'un cinquième, auquel on
donne le nom de Taj-Ulmuluk. L'horoscope du petit prince est celui-ci : le
roi, s'il jette les yeux sur l'enfant, perdra aussitôt la vue. En conséquence,
Taj-Ulmuluk est élevé dans un palais éloigné. Mais, un jour, alors qu'il
a déjà grandi, le roi le rencontre à la chas.se en poursuivant un daim et de-
vient aussitôt aveugle. Los médecins déclarent que le seul remède est la
« rose de Bakawali ». Les quatre fils aînés du roi partent pour aller chercher
cette rose.
Sur leur chemin, Taj-Ulmuluk, qui les a vus passer et qui a appris ce qu'ils
sont et le but de leur voyage, se joint à leur escorte comme simple voyageur.
Arrivés dans une ville, les quatre princes entrent dans le palais d'une cour-
tisane, nommée Lakkha, et perdent au jeu, par la ruse de cette femme (épi-
sode du chat) tout leur argent et leur liberté. Taj-Ulmuluk résout de les déli-
vrer ; il gagne la partie contre Lakkha et la rend son esclave. Il lui raconte
alors son histoire et apprend que la rose se trouve dans le jardin de Bakaw^ali,
fille du roi des fées.
Grâce à l'aide de dives (génies), dont il a eu la chance de gagner l'amitié,
Taj-Ulmuluk pénètre dans le jardin, puis dans le château de Bakawali endor-
mie, et emporte l'anneau de celle-ci, ainsi que la rose.
De retour, il délivre ses quatre frères, toujours prisonniers de Lakkha,
mais non sans qu'elle ait marqué sur leurs épaules l'empreinte de son sceau,
en témoignage de l'état d'esclavage auquel elle les avait réduits. Puis, il les
suit, déguisé en fakir. Les entendant se vanter d'avoir la rose, il a l'impru-
dence de leur dire que c'est lui qui la possède, et de le prouver en rendant la
vue à un aveugle. Ses frères lui prennent la rose, l'accablent de coups et
retournent chez leur père, à qui ils rendent la vue.
Cependant Bakawali, surprise de la disparition de sa rose et de son anneau,
se met à la recherche du ravisseur et arrive, habillée en homme, dans la capi-
tale du roi, père de Taj-Ulmuluk, où elle finit par trouver celui-ci. Les mé-
chants frères sont démasqués, et le sceau infamant se découvre sur leurs
épaules. Taj-Ulmuluk, qui s'est fait connaître à son père, épouse Bakawali.
II convient de nous arrêter un instant sur ce trait du steau de
Lakkha, marqué sur les épaules des frères du Taj-Ulniuluk ; car ce
trait d'un sceau infamant reparaîtra dans tel autre encadrement de
l'histoire du Chai. A dire exactement les choses, ce trait n'appartient
et écrit d'abord dans le dialecte moderne de l'Inde le plus répandu, le hindi, n'est
pas connue ; en 1712, cet ouvrage était traduit en persan ; en 1801, un certain
Nihâl-Chand, né à Delhi et surnommé Lafiori, c'est-à-dire « de Lahore », ville où il
avait apparemment séjourné longtemps, le reproduisait dans ce dialecte hindousta-
tani-urdû (la " langue des camps ») qui s'est formé au temps des conquérants Mogols
et qui, contenant une forte proportion de mots persans et arabes, est parlé aujour-
d'hui par les musulmans de l'Inde (Voir, sur cet écrivain, Garcin de Tassy, Histoire
de la littérature Hindoui et H indoustani. Paris, 18.39, t. I, p. 302). Cette rédaction
de Nihâl-Chand est devenue classique et Garcin de Tassy en a publié, en 1858, dans
la Becue de l'Orient, de r Algérie et des Colonies, une traduction qu'il a réimprimée
dans son volume Allégories, récits poétiques et chants populaires, traduits de l'arabe,
du persan, de l'hindoustani et du turc (2« édition, 1876, pp. 307-421).
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 429
pas proprement au thème des frères envoyés en expéaition par leur
père malade, tel qu'on en verra de nombreux spécimens dans les
remarques de notre conte de Lorraine n» 19, ci-dessus visées ; il
appartient à un thème bien distinct, quoiqu'un peu apparenté, que
nous avons également étudié jadis à l'occasion d'un autre de nos
contes de Lorraine (n" 12, le Prince et son Cheval).
Dans ce second thème, le héros n'a pas affaire à ses frères mais à
ses beaux-frères, et, dans ses aventures avec eux, il a l'occasion d'im-
primer sur eux son sceau ou de les marquer au fer rouge (lui-même,
ot non une tierce personne, comme Lakkha). Ainsi, dans un conte
arabe d'Egypte, résumé dans les remarques de notre n» 12, les sept
gendres d'un roi vont chercher pour le roi malade du lait de jeune
ourse ; c'est le gendre méprisé des autres qui se procure de ce lait ;
il dit à ses six beaux-frères qu'il leur en cédera s'ils consentent à se
laisser marquer au derrière. (Cette forme, si voisine, en ce qui touche
l'envoi en expédition, du roman hindoustani, n'a pas été apportée
seulement en Egypte par un des courants indo-persano-arabes ; un
de ces courants l'a apportée aussi dans l'Arabie du Sud, dans les
montagnes de Dofâr, près du golfe Persique : ici, les sept gendres du
sultan vont chercher du lait de gazelle pour le sultan malade. Suit
l'histoire de la marque au fer rouge.) (1) — Ainsi encore, dans un
de ces contes qui, de l'Inde sont venus au Cambodge et au Siam
avec toute la littérature de ces peuples, le roi désire du gibier, et ses
gendres doivent lui en procurer : m.êmes aventures du héros avec ses
beaux- frères (2). .Comparer un poème des Tatars de la Sibérie méri-
dionale, tout à fait du même genre (remarques de notre n^ 12, p. 149).
Maintenant, voici en détail l'épisode du jeu :
Vers minuit, Lakkha propose aux quatre princes de jouer au trictrac, et
(1) D.-H. Miiller, Die Mekri und Soqotri- Sprache (III, Shauri-Texte). Vienne,
1907, n" 26.
(2) Voir, pouK le conte du livre canabdogien, nos Contes populaires de Lorraine,
n° 12, I, p. 147, et, pour le conte siamois, Bulletin de la Société des Etudes indo-chi-
noises de Saigon, année 1890, p. 24, (Saigon, 1891). — Dans trois contes oraux qui
ont été recueillis dans l'Inde même, se rencontre l'épisode de la venaison cédée aux
beaux-frères moyennant la marque du sceau d'un anneau sur leurs cuisses, ou d'une
pièce de monnaie rougie au feu sur leur dos, ou d'un fer rouge sur leurs reins (remar-
ques de notre n° 12, I, p. 152 ; — North Indian Notes and Queries, novembre 1894,
n» 307 ; janvier 1896, n° 175) ; mais il manque le désir ou l'ordre du roi. Fort d'une
longue expérience, nous ne doutons pas que ce trait, venu de l'Inde chez les Siamois
et chez les Cambodgiens, ne se retrouve, un jour, au pays d'origine. • — Il est remar-
qu'ble que l'épisode de la venaison, cédée aux beaux-frères aux conditions con-
nues, existe dans les contes de ce type, recueillis, l'un en Hongrie et l'autre en
Danemark (rem. de notre n° 12, pp. 143-144).
430 ÉTUDES FOLKLORIQUES
ils acceptent avec plaisir la proposition. Alors, elle place près du tablier
(damier) la lampe sur un chat qu'elle avait eu le soin de dresser selon ses
vues. Ils jouent cent mille roupies la partie ; mais la chance ne cesse d'être
contre les princes, qui perdent en cette nuit quinze parties.
Pour délivrer ses frères, qui ont perdu leur liberté avec leur argent, Taj-
Ulmuluk se fait bien venir d'une vieille femme, qui est la conseillère de Lak-
kha ; elle l'adopte pour son petit-fils et lui révèle, sur sa demande, le secret
de la bonne chance constante de Lakkha : « Lakkha a élevé un chat et une
« souris ; elle a habitué le chat à avoir une lampe sur la tète et la souris
« à se tenir cachée à l'ombre du chandelier (1). Lorsque la chance n'est pas
« favorable à Lakkha, le chat agite la lampe et fait aller l'ombre sur les
« dés ; alors, la souris va retourner le dé, et c'est ainsi que Lakkha gagne
« constamment, sans qu'aucun de ceux qui ont joué a\'ec elle ait encore pu
« en comprendre la cause. »
Taj-Ulmuluk va acheter une petite belette qu'il dresse à se tenir dans sa
manche et à en sortir « comme une panthère », quand il fait claquer ses
doigts. La belette, une fois bien dressée, il va jouer chez Lakkha et lui laisse
gagner la première partie. A la seconde, comme la chance ne tourne pas en
faveur de Lakkha, le chat et la souris sont au moment de recommencer
leur manège, lorsque Taj-Ulmuluk se met à frapper avec ses doigts le tablier.
A l'instant, la belette sort furieuse de la manche de son maître. En la voyant,
la souris disparaît « comme du camphre », et le chat, effrayé, s'enfuit comme
le vent, laissant tomber la lampe de dessus sa tète.
Le prince, se mettant alors en grande colère : « Femme artificieuse, dit-il
« à Lakkha, quelle est donc cette tricherie ? Quoi ! dans votre maison où se
« voient des rubis qui éclairent la nuit, vous n'avez pas de porte-lampe ! »
Force est à Lakkha d'en faire apporter un, et la partie continue. A son tour,
Taj-Ulmuluk a le dessus, et il gagne tout ce qui est renfermé dans la maison,
y compris Lakkha.
Ce récit, comme on a pu le remarquer, a introduit une complica-
tion dans le thème primitif, lequel ne mettait en présence l'un de
l'autre qu'un chat et une souris, la vue de la souris réveillant chez
le chat l'instinct, la nature, momentanément domptés par l'éduca-
tion. Ici, les relations toutes particulières entre ce chat et cette sou-
ris qui font bon ménage ensemble et sont devenus collaborateurs,
ont nécessité l'intervention d'un tiers, la belette, qui efïraic les deux
compagnons.
Dans le roman hindoustani, ce que le chat porte sur sa tête, ce
n'est pas, comme dans la légende de Rasâlou, une lumière magique,
chose que chacun peut se figurer à sa façon, c'est une lumière natu-
relle, une lampe allumée. Peut-être quelques mots d'explication, que
nous devons à l'obligeance de M. W. Crooke, ne seront-ils pas super-
flus.
(1) C'est-à-dire, comme on pourra s'en assurer plus loin, à l'ombre du chat porte-
lampe.
LE CONTE DU CHAT Et DE LA CHANDELLE 431
Chez les Hindous, une lampe {chirâgh, dans l'Inde du Nord) est
une sorte de petit godet, d'un diamètre de 2 ou 3 pouces anglais
(5 centimètres ou 7 centimètres et demi), fait de terre cuite chez les
villageois, de cuivre chez les gens plus riches, et rempli d'huile ou de
ghî, c'est-à-dire de beurre clarifié (1), dans le quels plonge une mè-
che de coton grossièrement tordu, dont l'extrémité allumée dépasse
le bord du godet. Cette lampe, très portative, se pose où l'on veut,
et notamment, comme jadis en Palestine et dans le monde gréco-
romain, sur un porte-lampe (chirâghdân), le chandelier do l'Evan-
gile, c'est-à-dire sur une tige métallique montant droit et couronnée
d'un petit plateau (2). — Dans le roman hindoustani, le porte-lampe,
c'est le chat ; aussi, quand il s'est enfui en laissant la lampe tomber
par terre, le prince dit à Lakkha : « Vous n'avez pas de porte-lampe »;
et elle se voit forcée d'en faire apporter un, sur lequel on pose la
petite lampe, qui auparavant était assujettie plus ou moins solide-
ment sur la tête du chat, ou que le chat tenait tout bonnement en
équilibre sur sa tête, comme Perrette son pot au lait.
Cette idée bizarre d'une lampe portée sur la tête est bien indienne,
ce nous semble. Parmi les cinq cents contes indiens, traduits en chi-
nois à des époques anciennes et que l'illustre sinologue, M. Edouard
Chavanncs, vient de mettre en français, nous avons rencontré une
légende dont la traduction du sanscrit en chinois a été faite entre les
années 402 et 405 de notre are et qui présente ce trair(3) : Un brah-
mane, grand savant, — et grand poseur, — arrive dans la capitale
du royaume indien de Magadha, portant en plein jour une lumière
sur sa tête, et, quand on demande à ce Diogène hindou pourquoi cette
lumière, il répond que c'est à cause des ténèbres de la stupidité, qui
régnent dans le pays.
§ 2. — Une femme délivre son mari.
Le spécimen le meilleur que nous connaissions de cet encadrement
du thème du Chat provient de la vallée du Haut-Indus, comme la
(1) Le beurre clarifié, c'est-à-dire bouilli de façon à en faire sortir tout ce qui
pouvait s'y trouver de petit-lait ou d'eau, s'emploie, paraît-il, pour les lampes qui
brûlent devant les idoles.
(2) « On n'allume pas une lampe ( aûj^vov, lucemam] pour la mettre sous le bois-
seau ; mais on la met sur le chandelier (étù xrjv >,\j/vîav, super candelabrum) , afin
qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. » (Matt., V, 15).
(3) Cinq cents Contes et Apologues extraits du Tripitaka chinois et traduits en fran-
çais par Edouard Chavannes (Paris, 1911), n° 491, tome III, p. 290 seq.
432 ÉTUDES FOLKLORIQUES
première version de la légende du Hâdjâ Rasâlou, et très probable-
ment, toujours comme cette version, du village de Ghâzi (1) :
Le prince Ghool, chasseur forcené, ne veut pas se marier, au grand déses-
poir du roi, son père. Un soir, après une chaude journée de chasse, il s'arrête
pour se reposer auprès d'un puits et dit à une des jeunes fdles qui sont venues
tirer de l'eau : « Laisse-moi boire à ta cruche. — Oh ! répond la petite im-
pertinente, tu es le prince dont personne ne veut. » Furieux, le prince ne
pense plus qu'à se venger ; il s'informe de ce qu'est la jeune fille et, ayant
appris qu'un certain forgeron est son père, il fait demander à celui-ci, qui
n'ose refuser, la jeune fille en mariage. Quand elle est devenue sa femme, il
la maltraite sans pitié.
Un jour qu'il a pris sa cravache pour la battre, la jeune femme lui dit :
<' Quelle gloire y a-t-il à battre la fille d'un pauvre artisan ? Si tu es un
homme, va-t-en épouser une fille de roi ; conquiers sa main, si tu peux, et
bats-la, si tu l'oses : moi, je ne suis que la fille d'un forgeron. »
Le prince, piqué au vif, jure de ne pas rentrer dans son palais avant d'avoir
épousé une fille de roi. Et il part pour le pays d'une certaine princesse, célè-
bre pour sa beauté.
Avant d'être admis à demander la main de la princesse, il faut gagner
contre elle trois parties d'échecs : si le prétendant les perd, il sera réduit à
l'état d'esclave. — Le prince perd les trois parties, et il est relégué, comme
palefrenier de dernier ordre, dans les écuries du palais.
Ne le voyant pas revenir, sa femme prend des habits d'homme, monte à
cheval et se met en route à sa recherche. Chemin faisant, elle sauve un rat
qui va se noyer. Quand le rat apprend quel est le but de son voyage, il lui
dit que la princesse a un chat magique : sur la tête de ce chat est une lumière
magique, qui le rend invisible et lui permet de brouiller les pions sans qu'on
s'en aperçoive, de sorte que les prétendants de la princesse perdent invaria-
blement la partie ; il n'en sera pas ainsi pour la fille du forgeron, si elle suit
les conseils du rat. Elle n'a garde d'y manquer : elle tient donc le rat bien
ferme dans sa main, de façon que le chat l'aperçoive ; le chat, toujours invi-
sible grâce à la lumière magique, fait un bond pour saisir le rat, et la fille du
forgeron, qui sent le choc, n'a qu'à frapper pour que la lumière magique
tombe par terre. Alors le chat, décontenancé, s'enfuit, et la jeune femme
déguisée gagne les trois parties.
La princesse s'est réservé d'exiger encore une épreuve. Ce n'est
pas ici le lieu de nous arrêter sur ce second épisode, que nous espé-
rons, du reste, étudier un jour dans un travail spécial. Mais nous
indiquerons rapidement, — car il y a intérêt à le faire, — les inci-
dents principaux de la dernière partie du conte indien : le prince
Ghool tiré de son écurie, mais attaché au service du vainqueur, c'est-
à-dire de sa femme, qu'il ne reconnaît pas et qui lui donne des vête-
ments convenables, tout en ayant soin de conserver dans une boîte
(1) Ch. Swynnerton, Indian Nights' Entertainment ; or Folk-Taies from the Upptr
Indus (Londres, 1892), n° 80. — Voir aussi, pour le pays où le conte a été recueilli,
rintroductioD, pp. xi-xii.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 433
la défroque de valet d'écurie avec la brosse et l'étrille ; — puis le
départ pour le pays du vainqueur, lequel vainqueur, quand il est
tout près de la capitale du roi, père du prince Ghool, disparaît, après
avoir donné le commandement de l'escorte au prince, et rentre dans
sa maison natale pour y reprendre ses vêtements de femme ; Ghool
profitant de l'absence de son libérateur pour faire une rentrée
triomphale dans son pays et pour prétendre avoir conquis la main
de la princesse qu'il ramène, et ensuite mandant au palais la fî'le
du forgeron ; — alors l'exhibition foudroyante des misérables vête-
ments d'esclave, de la brosse et de l'étrille, et, pour terminer, le par-
don généreux accordé par la fille du forgeron à son indigne mari,
auquel (ceci est bien oriental) elle donne une seconde femme en la
personne de la princesse dont, sous son déguisement, elle a conquis
la main.
Nous nous bornerons à constater que cette dernière partie se
retrouve, presque identiquement, dans d'autres contes indiens qui
forment avec celui-ci un groupe et dont il nous reste à parler.
Ce bref résumé de la dernière partie de la Fille du Forgeron était
nécessaire ; il permet, en efïet, d'établir un parallélisme plus complet
entre la forme du conte que nous venons de donner, la forme fémi-
nine, si l'on peut parler ainsi, et la forme masculine, que nous avons
rencontrée dans le roman hindoustani de la Rose de Bakawali. Dans
la Fille du Forgeron, les vanterics du prince Ghool sont réduites au
silence par l'exhibition d'un souvenir de servitude, comme les van-
teries des frères de Taj-Ulmuluk le sont par l'exhibition de la marque
d'esclavage imprimée sur leur chair.
On a pu remarquer combien, en ce qui touche notre épisode du
chat et de la lumière, le conte de la Fille du Forgeron présente de res-
semblance avec la légende du Râdjâ Rasâlou. Une autre particularité
à relever, c'est que le thème des Animaux reconnaissants a été intro-
duit dans les deux récits. Mais, dans le conte, ce thème est bien
mieux conservé que dans la légende : l'animal secouru (le rat) ne voit
pas sa dette de reconnaissance acquittée par autrui ; il paie lui-
même, de conseil et d'action.
Nous avons maintenant à grouper, autour du conte de la Fille du
Forgeron, les autres contes de l'Inde que nous avons annoncés : un
conte des environs de Srinagar (pays de Cachemire) (1), un second
(1) J. Hinton Knowles, Folk-tales of Kashmir (Londres, 1888), pp. 144 seq.
28
434 ÉTUDES FOLKLORIQUES
conte du Haut-Indus (1), et aussi, non plus dans llndc du Nord,
mais dans l'Inde du Sud, deux contes importés chez des peuplades
de langue et d'origine non aryenne, établies dans le Bengale, les
Santals Parganas ("2) et les Oraon Kols (3).
Dans ce groupe, 'a future femme est prévenue de ce qui l'attend
après le mariage : être battue chaque jour ; mais elle ne s'effraie pas
de la perspective, et, une fois mariée, elle a l'adresse de faire reculer
de jour en jour l'exécution de la menace, jusqu'à ce que son mari
parte en voyage (4).
Dans le second conte du Haut-Indus et dans le conte santal, c'est,
comme dans le conte de la Fille du Forgeron (premier conte du Haut-
Indus), une réflexion de la jeune femme qui provoque ce voyage. « De
quoi vis-tu ? dit la jeune femme à son mari. Est-ce de ton bien ?
non ; c'est du bien de ton père. Le jour où tu vivras de ton bien, tu
auras le droit de me battre. » Humilié et irrité, le jeune homme de-
mande à son père de l'argent pour aller faire le commerce et gagner
une fortune à lui.
Dans le conte du pays de Cachemire, ce passage est fort arrangé,
comme l'a été, d'ailleurs, toute l'introduction ; néanmoins c'est pour
un voyage de commerce que part, là aussi, le fils du marchand.
Ce conte cachcmirien est le seul des quatre contes indiqués dans
lequel se retrouve, en son intégralité, l'épisode du chat et de la lu-
mière ; mais tout merveilleux a disparu : plus d'animal reconnais-
sant, bon conseiller ; c'est la jeune femme qui, d; sa propre inspira-
tion, a pris le rat n'importe où ; plus de lumière magique, mais une
simple Jampe, que (comme dans la seconde version de la légende
pendjâbaise du Râdjâ Rasâlou) le chat a été dressé à éteindre quand
la partie va mal pour sa maîtresse ; ce qu'il oublie de faire quand il
voit courir le rat.
Dans le conte santal, très altéré, tout souvenir de la lumière, magi-
que ou non, s'est effacé (il en était déjà ainsi dans la troisième ver-
sion de Bâdjâ Basâlou) ; en outre, il n'est plus question de partie
(1) Ch. Swynnerton, op. cit., n° 47, Part III, pp. 181 seq.
(2) C. H. Bonipas, Folklore oj the Santal Parganas (Londres, 1909), n° 28.
(3) Ferd. Hahh, Blicke in die Geisteswelt der heidnischen Kols. Sammlung von
Sagen, Murchen iind Liedern der Oraon in Chota J\'agpur (GiJtersloh, 1906), n" 23.
(4) La meilleure forme de cette introduction nous paraît être celle du second
conte du Haut-Indus : Le fils d'un marchand, ayant eu sous les yeux un exemple
saisissant d'in^atitude d'une femme envers son mari, ne veut pas se marier. Son
père le pressant continuellement, le jeune homme lui dit qu'il n'épousera qu'une
femme qui lui permettra de la frapper, chaque matin, cinq fois avec un soulier :
il espère qu'ainsi son père ne lui trouvera personne. A la fin pourtant, la fille d'un
autre marchand accepte cette absurde condition. Etc.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 435
d'échecs, ni d'autre jeu. Le rôle du chat devait donc forcément chan-
ger, et, avec lui, toute l'allure de cet épisode. Ici, le râdjâ tient pri-
sonnier le prince, apprenti commerçant, mari de l'héroïne, parce
qu'il n'a pas répondu congrûment à une question quasi-philosophi-
que, et toutes les marchandises du jeune hom.me sont confisquées.
L'héroïne qui, ici, ne s'est pas déguisée en homme, ay&nt bien ré-
pondu, le râdjâ lui dit, ainsi qu'aux gens de la suite dé son mari, qu'il
va décider à qui appartiendront les biens enlevés au prince. // fait
amener un chat et déclare que la personne vers laquelle sautera le
chat, aura toute cette fortune. Alors la jeune femme entr'ouvre son
châle et fait voir au chat un rat qu'elle tenait caché. Le chat aussitôt
fait un bond de ce côté 'pour attraper le rat, et ainsi tous les biens
sont attribués à la jeune femme.
Le second conte du Haut-Indus a, au lieu de l'épisode du Chat,
altéré ou non, un épisode absolument différent, dans lequel l'héroïne
montre encore son intelligence, et cet épisode particulier figure aussi,
mais devenu presque inintelligible, dans le conte des Oraons. Nous
en dirons quelques mots (2*^^ partie, 2*^^ section, § 3), à l'occasion
d'un conte de l' Indo-Chine qui, chose très intéressante à noter, jux-
tapose cet épisode à l'épisode lui-même du Chat et de la Chandelle.
SECONDE SECTION
CONTES INDIENS EXPORTÉS
§ I. — Dans l'île de Ceylan.
Il n'est pas étonnant que, dans un pays comme l'île de Ceylan, si
voisine de l'Inde, d'où, avec une dynastie conquérante, lui est venu
le bouddhisme, on trouve de nombreux contes d'origine et de fac-
ture indiennes. Sous le titre de Village Folktales of Ceylon (Lon-
dres, 1910), un ancien fonctionnaire anglais à Ceylan, M. H. Parker,
vient de faire paraître la preinière partie d'un grand recueil compre-
nant toute sorte de contes, notés avec une évidente et minutieuse
fidélité dans toutes les classes de la population villageoise du centre
de l'île. La lecture en est instructive : elle montre ce que sont deve-
nues, parfois, dans le nouveau milieu où les avaient portées la trans-
mission orale, de petites œuvres d'art. Mais, quelque maladroites
qu'elles soient, ces grossières copies permettent en général à ceux qui
sont un peu du métier, do distinguer ou de deviner les principaux
traits des originaux indiens défigurés.
436 ÉTUDES FOLKLORIQUES
S'il y avait à hésiter sur la provenance indienne de quelqu'un
de ces contes, ce ne serait assurément pas au sujet du conte n» 22.
Les Fleurs [ou plutôt La Fleur] Koulc-bakâ. M. Parker apporte
à l'appui de sa conviction à cet égard une raison qui n'est pas sans
originalité : le héros du conte singhalais, qui gagnera par ses talents
de cuisinier la faveur d'un ijakâ (sorte d'ogre), répond à celui-ci,
lui demandant ce fjue l'on mange dans son pays : « Nous mangeons
de la fleur de farine du ghi (beurre clarifié), du sucre et de la viande
de chameau. « « Cela prouve, dit M. Parker (p. 176, note 1), que le
conte est indien, et peut-être du Pendjab ; car il n'y a pas de cha-
meaux à Ceylan. )\.. Mais il n'est pas besoin de faire appel ici à la
géographie zoologique : le conte singhalais de la Fleur Koulê-hakâ
n'est autre qu'un gauche abrégé du roman hindoustani la Rose de
Bakawali, résumié plus haut (2^ partie, l^"*^ section, B, § 1, 6)
Non seulement l'ensemble est le même, mais des détails caracté-
ristiques sont identiques : on trouvera notamment, de part et
d'autre, les « biftecks de chameau » (comme traduit Garcin de
Tassy), dont le prince régale le dive ou le ijakâ. Il y a aussi des rap-
prochements à faire entre plusieurs noms propres des deux récits (1).
On pourrait donc penser, semble-t-il, que le conte singhalais
viendrait dircêtement du roman hindoustani, écourté, mutilé,
et toutefois parfaitement reconnaissable, non seulement pour les
traits généraux, mais pour les détails. La seule difficulté, c'est
celle que présente l'introduction du conte singhalais. Dans cette
introduction, le roi, après avoir eu connaissance de l'horoscope du
prince nouveau-né, dit de porter le petit enfant dans la forêt et
de l'y abandonner. Et, « par la faveur de la divinité gardienne du
prince, des animaux viennent l'allaiter et l'élever ». Ce passage est
évidemment bien plus folklorique que le plissage correspondant,
très adouci, très embourgeoisé, du roman hindoustani, où le roi se
contente de faire élever l'enfant dans un palais éloigné.
Avant de faire la supposition que les Singhalais, si maladroits
d'ordinaire, auraient su retrouver, sous l'arrangement que présente
le roman hindoustani, la forme primitive de cette introduction,
on peut se demander si cette forme primitive n'avait pas été con-
(1) Dans le conte de Ceylan, une certaine Maha-moudâ, dont le nom, d'après
M. Parker, signifierait en sin<,'halais « Grand Bonheur », devient une des femmes
du prince, comme la Mahmouda du roman, dont le nom est c«rtainement emprunté
à l'arabe. De plus, on peut entrevoir, dans le nom de Diribari-i.AKA, la maîtresse
du chat, le nom de son « double « hindoustani, Lakkha ; dans le nom de la fleur mer-
veilleuse Koulê-BkXK, le nom de Bakanvali.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 437
servée dans l'ouvrage hindi, aujourd'hui inconnu et peut-être assez
ancien, queNihâl Chand, au commeHcement du xix*^ siècle, a mis
en bel hindoustani, en prenant sans doute, à l'orientale, ses libertés
avec son modèle. Dans ce cas, il faudrait conclure que c'aurait été
l'ouvrage hindi lui-même, et non son adaplalion hindoustani,
que l'on rencontrerait, estropié, dans l'île de Ceylan.
Mais c'est assez nous arrêter sur des conjectures qui n'ont pas
d'importance, puisque, en définitive, l'emprunt du conte à l'Inde
n'est pas contestable.
Nous donnerons, du conte singhalais, l'épisode du Chat :
S'étant fait bien venir d'une vieille femme, voisine de ki courtisane Dira-
bari-Lakà, le prince apprend comment cette dernière gagne toujours au jeu :
« Après avoir allumé une lampe à pied (hcnl lamp) (1), on l'apporte dans la
salle de jeu. Sous la lampe, un chat est assis. Pendant que la femme joue,
le chat lève la tète ; alors la victoire est à la femme. Quand un autre joue,
le chat baisse la tête ; alors, c'est la défaite pour cet autre. Si vous voulez
gagner, éteignez la lampe et chassez le chat ; puis apportez et mettez en
place une autre lampe : si vous jouez alors, vous gagnerez. »
Le prince suit ces conseils, et il gagne la partie.
Il est visible que ce passage est la reproduction altérée du passage
correspondant du roman hindoustani. Ce Chat qui, par une sorte
de magie, n'a qu'à lever ou à baisser la tête pour faire gagner sa
maîtresse, c'est évidemment le chat porte-lampe du roman, le chat,
qui chaque fois que la chance tourne mal pour Lakkha, fait aller,
par un mouvement de tête, l'ombre sur les dés, pour permettre à
la souris de les retourner sans être vue. Mais, à Ceylan, il n'y a plus
de souris, et encore moins de belette : le roman hindoustani ajoutait
un troisième animal aux deux animaux traditionnels ; le conte sin-
ghalais en supprimée un.
§ 2. - Au Tibet.
Du sud, nous allons, traversant l'Inde, remonter vers le Nord,
vers la région montagneuse du Tibet, où nous trouverons un
conte oral qui présente d'une manière très simple notre thème du
Chai, dans un encadrement analogue à celui des contes du Haut-
Indus, du pays de Cachemire, etc.
(1) Qu'est-ce que le traducteur anglais a voulu désigner par ces mots : bent
lamp ? M. W. Crooke pense qu'il s'agit d'une lampe dont le support serait fait de
tiges sèches d'herbes ou de roseaux (bent ). « Il e.«t possible, nous dit-il, que de sem-
blables lampes soient en usage à Ceylan, mais je n'en ai jamais va dans l'Inde. »
438 ÉTUDES FOLKLORIQUES
En 1904 tl 1905, le capitaine W. J. O'Gonnor, secrétaire et inter-
prète d'une mission anglaise envoyée à Lhassa, recueillait de la
bouche de Tibétains, dont il avait su gagner l'amitié, un bon nombre "
de contes. Avant de les livrer à l'impression, ce qui a eu lieu en
1906 (1), il a fait, nous dit-il, un tri : il a voulu no publier de sa collec-
tion que ce qui était foncièrement tibétain, et laisser de côté tout
ce qui dérivait de source indienne ou de source chinoise. Or, si l'on
examine les contes merveilleux ou plaisants contenus dans ce très
intéressant volume (2), on peut affirmer, dès maintenant et sans
attendre des découvertes ultérieures, qu'à n'en pas douter lonl
vient directement ou indirectement de F Inde (3). Il en est ainsi notam-
ment d'un conte très composite (n^ 6), dans Iccpicl notre thème avec
son cadre vient se juxtaposer à d'autres petits récits, ayant chacun
son individualité.
Ce conte n^ 6 est extrêmen\ent curieux : c'est une vraie mosaïque
d'aventures grotesques de toute sorte, dont un jeune « musulman )^
(ceci est une modernisation de vieilles histoires) (4) est le héros
ridicule, aventures qui, à peu près toutes, se retrouvent dans les
contes asiatico-européens (5). Notre histoire termine le cycle
(pp. 39-42) :
Peu après son mariage avec une jeune fille très intelligente, le jeune
homme se met en tète d'aller faire le commerce dans l'Inde, et il part avec
un bon assortiment de marchandises.
Un soir, il fait halte près d'une grande maison. Le maître du logis le reçoit
d'une fa^-on très hospitahère et, pendant le repas, lui raconte des bourdes
(1) Capt. W. F. O'Connor, Folk Taies from Tibet (Londres, 1906).
(2) Ayant bien délimité notre terrain dans cet immense domaine du follîlorc,
nous ne nous occupons pas des fables ou contes d'animaux.
(3) Les remarques de nos Contes populaires de Lorraine, bien qu'on puisse au-
jourd'hui y ajouter de nombreux rapprochements, indiens et autres, sufTisent, en
général, croyons-nous, pour établir, si l'on s'y reporte, ce que nous n'hésitons pas
à affirmer. Ce n'est pas ici la place d'étudier, à ce point de vue, les quelques contes,
par exemple les n"° 12 et 17, qui n'ont point de parallèles dans nos contes lorrains.
(4) Il vient au 'l'ibct, l'our affaires de commerce, bon nombre de Musulmans de
l'Inde du Nord.
(5) Voir les remarques de notre conte de Lorraine n° 58, Jean Jitte. — Une
des histoires du conte tibétain (pp. 36-37) était assez inattendue ; car on ne l'avait
pas encore rencontrée en Orient. Comme elle donne une bonne forme d'un épisode
de divers contes européens indiqués dans les remarques de notre n" 58 (tome H,
pp. 178-179, note), nous la résumerons brièvement : Le soir de ses noces, le jeune
sot met la main dans un vase de cuivre d'étroite emboiichure et ne peut la retirer.
Quand il est dans la chambre nuptiale, la mariée lui dit d'aller au pied de l'escalier
frapper le vase sur une grosse pierre et dégager ainsi sa main. Le jeune homme suit
ce conseil ; mais, dans l'obscurité, ce n'est j)as sur une pierre qu'il frappe, c'est sur
le crâne de son beau-père qui, ayant bien festoyé, est tombé ivre-mort au pied de
l'escalier.
LE GONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 439
très difficiles à avaler. Le jeune homme ayant déclaré tout net qu'il n'en
croyait pas le premier mot, son hôte lui dit qu'il va prouver la vérité de ses
histoires en lui faisant voir une chose plus singulière que tout ce qu'il vient
de raconter : c Je parie, ajoute-t-il, qu'à la nuit tombante une lanterne sera
apportée dans cette chambre, non par an serviteur, mais par un chat. » Le
jeune homme se met à rire d'un air incrédule et tient le pari. L'enjeu, c'est
toute la fortune de l'hôte, d'un côté et, de l'autre, tous les bagages, marchan-
dises, bêtes de somme du jeune homme.
Or, grâce à un chat dressé à porter dans sa gueule une lanterne allumée,
l'hôte pariait à coup sur, et il avait déjà, par un semblable pari, dépouillé
nombre de voyageurs. Le jeune homme est dépouillé à son tour et il en est
réduit, pour vivre, à rester dans la maison comme serviteur.
Au bout d'un ou deux mois, sa femme s'inquiète, le sachant de ceux qui
sont faits pour s'attirer de mauvaises affaires : elle se déguise en homme et
part à sa recherche. Elle s'arrête dans la même maison, où elle a la même
conversation avec l'hôte ; mais, par bonheur, en arrivant, elle a rencontré,
dans la cour de la maison, son mari, qui lui a tout raconté ; elle ajourne donc
la réponse au sujet du pari, et c'est seulement le lendemain qu'elle déclare
le tenir. Entre temps, elle donne à son mari ses instructions : en conséquence,
le jeune homme prend trois souris et, vers le soir, se met aux aguets dans la
cour, près de la porte par laquelle le chat avec sa lanterne doit passer pour
entrer dans la maison. Quand le chat arrive à travers la cour, le jeune homme
lâche d'abord une souris, puis une autre et enfin la troisième, et le chat,
qui, d'abord, avait résisté à son instiHCt, n'y tenant plus, laisse tomber la
lanterne et se met en chasse.
Pendant ce temps, le maître de la maison et la jeune femme déguisée
attendent vainement, dans l'obscurité, l'arrivée de la lumière, et le pari est
gagné par la jeune femme, à qui l'hôte est forcé de livrer tous ses biens.
Dans ce conte tibétain où, comme nous l'avons déjà dit, l'en-
cadrement du thème du Chat est si indien, deux choses sont frap-
pantes, quant à ce thème lui-même.
D'abord, il n'y a plus là de partie de dés ou autre, mais un pari
au sujet du bon dressage du chat : forme tout à fait distincte de
ce que nous avons vu jusqu'ici, mais nullement spéciale au conte
tibétain. Nous la retrouverons, en efTet, dans l'Indo-Chine, dans les
pays barbaresques et, en Europe, dans une contrée, la Transylvanie,
qui pour un temps fut voisine des TurCs et leur vassale. C'est dire
que cette form.c se rencontre à l'extrémité de quatre courants bien
reconnaissablcs, ayant le même point de départ, l'Inde. Si, pour le
moment, on ne peut encore constater, à ce point de départ, l'exis-
tence de cette forme, une découverte nouvelle viendra peut-être
demain combler cette lacune, comm.e cela a eu lieu tant de fois dans
des cas analogues.
Une autre particularité du conte tibétain, — une vraie parti-
cularité, cette fois, — c'est que le chat ne se tient pas devant son
440 ÉTUDES FOLKLORIQUES
maître dans railiiude d'une statue poile-flambeau ; il est en action,
il marche, il aiiiiorte une lumière. Ce détail s|»écial ne résulte pas,
croyons-nous, d'un arrangement du thème qui se serait fait au
Tibet ; il vient très probablement de l'Inde avec son encadrement.
Il ne faut pas perdre de vue que plus on avance, — à pas trop lents,
malheureusement, mais encore avancc-t-on, — dans la connais-
sance des contes de l'Inde, plus on peut se convaiijcre que « ce n'est
pas une forme unique de chaque thème, de chaque type de contes,
qui serait venue en Europe [ou ailleurs] pour y donner naissance à
diverses variantes ». « Bien que jusqu'à présent on ait à peine puisé
dans les richesses de la tradition orale de l'Inde, ce qu'on en a tiré
suffit pour faire penser que plus tard il sera possible de mettre
en regard de chacune, pour ainsi dire, des variantes d'un conte
européen [ou, en général d'un conte asiatico-européen] une variante
indienne correspondante. » Nous écrivions cela en 1886, dans
V Inirodudion de nos Contes populaires de Lorraine (tome I, p. xx),
et, en 1903, Gaston Paris, dans la Bomania, nous faisait l'honneur
de rappeler, à propos d'un cas particulier, cette thèse que nous
reproduisons aujourd'hui avec une conviction encore fortifiée par
tant de nouvelles recherches (1).
• Parmi les contes juxtaposés, dans le récit tibétain, au conte
du Chai, il en est un qui peut, ce nous seml)le, fournir un argument
à notre thèse, en tant que nous l'appliquons à notre conte parti-
culier. C'est celui-ci :
Un jour que le jeune niais est hors de chez lui, dans la campagne, un ser-
viteur du roi, venant à passer, lui demande de l'aider à porter au palais une
jarre d'huile : il lui donnera une poule en récompense. Le bon garçon accepte
et, tout en marchant, il se met à rêver aux œufs de la poule, aux poulets, à
la vache, — tout le rêve de Perrette, — et finalement, à la maison qu'il achè-
tera et où il aura femme et enfant. Si l'enfant est sage, cela ira bien ; mais
s'il est méchant... Et le jeune homme frappe du pied violemment. La jarre,
qu'il a sur le dos, glisse et se brise en tombant, et toute l'huile du roi est ré-
pandue. Le jeune homme est traîné devant le roi, à qui il raconte l'histoire,
et le roi rit de si bon cœur que non seulement il fait grâce au jeune homme,
mais qu'il lui donne une pièce d'or.
Dans les livres indiens, Panichalanira, Hilopadesa, qui donnent
sinon le prototype, du moins une forme aneicnne do La Lailière
et te Pot au tait le rêveur est au repos (2). Au contraire, dans la
(1) Bomania, t. XXXI (1902), p. 140 : « ... C'est un cas où se vérifie l'opinion
souvent exprimée par M. Cosquin, d'après laquelle, dans les contes européens venus
de l'Inde, il n'est guère de variante qui ne se retrouve dans leur pays d'origine ».
(2) Voir le Pantscliatantra de Thcod. Benfey (Leipzig, 1859), tome II, p. 345,
et tome I, § 209.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 441
variante recueillie au Tibet, il rêve en marchant, comme Perrette ;
mais, à la différence du « pot au lait « (ou du pot de bouillie de riz du
brahmane du Panlchalantra), ce qui est répandu, ce n'est pas sa
« fortune )^ à lui, c'est le bien d'autrui, l'huile du roi ; car, dans la
variante tibétaine, le jeune homme est simplement le porteur et
non le propriétaire de la précieuse jarre, et ce sur quoi il bâtit
ses châteaux en l'air, ce n'est pas sur le prix de sa chose, c'est sur
le salaire qu'il recevra.
Où la variante tibétaine a-t-elle pris sa forme particulière ?
Est-ce au Tibet ? Pas du tout : c'est dans l'Inde même. Et la
preuve, c'est que tous les traits caractéristiques de cette variante
existent dans des contes oraux indiens.
Dans un conte du Haut-Indus (Swynnerton, op. cit., n° 13, pp. 23-
24), le jeune imbécile se charge, lui aussi, de porter chez le roi une
jarre remplie de beurre clrrifié; puis, quand, au bout de son rêve
éveillé, il donne en imagination à ses futurs enfants de petites tapes
d'amitié et que, dans cette gesticulation, il jette la jarre par terre,
il est, lui aussi, conduit devant le roi, qui rit et pardonne (1).
Ainsi, pour ce thème de la jarre cassée, l'Inde nous offre le rêveur
en marche à côté du rêveur au repos. Au temps de Benfey et de sa
célèbre introduction au Pantchatantra (1859), on ne pouvait le
savoir : on le sait aujourd'hui. Ne peut-on pas penser, par analogie,
que, quelque jour aussi, d'heureuses recherches folkloriques nous
montreront, dans l'Inde, à côté du chat au repos, le chat en marche,
entrant dans la chambre de son maître, à l'heure fixée, la petite
lampe sur la tête, comme le brahmane du conte sino-indien arrivait,
la lampe aussi sur la tête, dans la capitale de Magadha ?
Mais cette lampe sur la tête d'un chat qui marche, même grave-
ment et à petits pas, c'a été, sans doute, pour les raisonneurs une
chose manquant de vraisemblance, et on lui a substitué la lanterne
que le chat du conte tibétain tient dans sa gueule (2).
(1) Il serait trop long de nous arrêter sur d'autres contes indiens analogues
(Indian Fairy Taies, de Miss M. Stokes, Londres, 1880, no 7, pp. 31-32 ; Simla Vil-
lage Taies, de Mrs A. E. Dracott, Londres, 1906, p. 68) et aussi sur un conte des
Santals du Bengale (G. H. Bompas, op. cit., n° 39) el sur un conte de l'île de
Ceylan (H. Pnrker, op. cit., n° 53). Mais nous relèverons, dans le conte indien
de la collection Stokes, un enchaînement qui se retrouve dans le conte tibétain,
l'enchaînement de cette histoire de la jarre avec une histoire formant préam-
bule et dans laquelle le jeune homme s'imagine qu'il est mort et se couche dans
une fosse qu'il a creusée. Cet enchaînement est, sans aucun doute, arrivé tout fait
d'un pays dans l'autre.
(2) Les Tchèques de Bohême, dans leur vieille traduction du Salomon et Mar-
442 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Où la substitution s'cst-elle faite ? Pour le coup, nous ne préten-
drons pas que ce puisse avoir été dans l'Inde. Los Hindous, nous
dit M. ^^ . Crooke, no paraissent pas s'être jamais servis de lanternes,
avant qu'il leur en soit venu d'Europe, et les lanternes toutes moder-
nes que l'on trouve dans l'Inde actuelle, lanternes de fabrication
anglaise ou allemande, éclairées au moyen de cette paraffin ail toute
moderne, ne prouvent absolument rien, quant aux vieux usages.
Est-ce donc au Tibet que la lampe indienne s'est changée en lan-
terne? Sans doute, il serait inexact de dire que les Tibétains n'ont
pas de lanternes ; ils en ont, et qui ne sont pas d'importation euro-
péenne : dans une certaine fête religieuse, des « lanternes chinoises »
font partie de la décoration d'un temple, et, au cours d'une des
cérémonies de cette fête, de « grosses lanternes rouges » sont portées
dans un cortège (1). Mais le vrai pays des lanternes, le pays qui cer-
tainement (et il doit y avoir bel âge) a introduit les lanternes au
Tibet, c'est la Chine. Une dos plus grandes fêtes des Chinois s'appelle
la Fêle des Lanlcrnes. Alors, d'après les récits des anciens mission-
naires, « pendant trois ou quatre nuits, toute la Chine est en feu. Les
villes, les villages, les rives de la mer, les bords des chemins et des
rivières sont garnis d'une multitude innombrable de lanternes de
toutes les grandeurs et de toutes les formes ;... on en voit aux portes
et aux fenêtres des maisons les plus pauvres (2). » — Au Tibet, les
illuminations offrent un aspect tout différent ; elles se font au moyen
de petites lampes posées par centaines sur le toit de chaque maison.
Ce sont là des fêtes que l'on pourrait appeler fêtes non point des lan-
ternes, mais des lampions (3).
colphe latin, ont, probablement pour pareil motif, substitué à la candela du texte
une « lanterne », lucernu (Zibrt, op. cit., pp. 96, 97).
(1) Nous avons sous les yeux deux descriptions d'une grande fête qui a lieu, une
fois par an, dans la lamaserie de Koumboun, la plus célèbre lamaserie tibétaine
(W. W. Rockhill, The Land o] the Lamas, Londres, 1891, pp. 69 seq. ; {M""^') Susie
Carson Rijnhart : With the Tibetans in Tent and Temple, Edimbourg, 190'i, pp. 115
seq.). Nous y lisons (et une des illustrations du livre 4e M. Rockhill le confirme) que,
dans cette fête du « dieu du beurre », de grands bas-reliefs de beurre, éclairés par
une rangée de petites « lampes à beurre » (sorte de lampions dans lesquels le suif est
remplacé par une autre graisse) sont exposés sous un échafaudage bien décoré, d'où
|)endent d'innombrables bannières, entremêlées, çà et là, d' « éclatantes lanternes
chinoises aux parois peintes ». Les dignitaires lamas qui viennent adorer la grande
image de beurre arrivent accompagnés d'une demi-douzaine de serviteurs, portant
de grosses lanternes rouges.
(2) Univers Pittoresque. Chine moderne, par Pauthier et Bazin. Paris, 1853, p. 651
— Ces lanternes sont en soie, en gaze, en corne peinte, en nacre, en verre, en écailles
transparentes d'huîtres, en papier fin. Elles sont éclairées par une ou plusieurs
lampes ou bougies fibid.).
(3) Fir Monier William : Buddhism, Londres, 1889, p. 345.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 443
Il semble donc, sans vouloir rien exagérer, que l'idée de faire por-
ter une lanterne au chat ait dû venir plus naturellement à l'esprit
chez les Chinois que chez les Tibétains. Arrivé, la lampe sur la tête,
en Chine, le chat indien y serait devenu vite porteur de lanterne ;
puis, de la Chine, il serait reparti, lanterne aux dents, pour le Tibet.
Cette hypothèse du conte indien passant par la Chine pour parve-
nir au Tibet, s'explique tout aussi bien que l'importation directe de
l'Inde.
— l^e Hypothèse. Le conte indien du Chai aurait suivi, vers le
Tibet, la route directe qu'ont suivie, vers ce même pays, tant de
livres indiens de toute sorte (1).
— 2'"^ Hypothèse. Le conte aurait fait un détour dans son voyage
vers le Tibet. Il serait arrivé d'abord chez les Chinois avec tous ces
contes et légendes bouddhiques qui ont été traduits du sanscrit en chi-
nois aux iii^, v®, vi^ siècles de notre ère et que M. Edouard Cha vannes
vient de faire connaître au monde savant, ainsi que nous l'avons
déjà dit. Puis, légèrement modifié par le changement de la lampe en
lanterne, il aurait rebroussé chemin et aurait pénétré au Tibet,
comme y a pénétré certain livre bouddhique indien qui, paraît-il,
d'abord traduit en chinois par des moines bouddhistes chinois, vers
le milieu du v^ siècle de notre ère, et muni par eux d'un titre de leur
façon, aurait plus tard, avec ce titre, vraie marque de provenance,
fait son entrée chez les Tibétains (2).
§ 3. — En Indo-Chine.
Maintenant, à la place de la p(;tite lampe indienne, de la lanterne
chinoise, nous allons trouver ^dans l' Indo-Chine la chandelle, la
(1) Le courant déterminé par le bouddhisme à partir du vii<' siècle et surtout
du viii<' siècle de notre ère, a notamment apporté au Tibet les éléments littéraires
indiens qui, traduits en tibétain, forment le Kandjour et le Tandjour, ces immenses
et étranges conglomérats où toute espèce d'ouvrages de l'Inde, même purement
brahmaniques, des traités philosophiques, des poèmes, se trouvent côte à côte avec
les traités de dogmatique, de liturgie, d'édification bouddhiques. — Nous aurons à
citer plus loin des contes indiens qui ont été traduits en tibétain dans le Kandjour.
(2) Voir, dans le Journal of the Royal Asiatic Society (année 1901, pp. 447-460),
Je Mémoire de M. Takakusu, professeur de sanscrit à l'Université de Tokyo. L'origi-
nal du livre tibétain le Dsangloun, aujourd'hui englobé dans le Kandjour, serait
un livre chinois traduit du sanscrit en l'an 44 5 de notre ère par des moines boud-
dhistes chinois, qui lui ont donné le titre de Le Sage elle Fou. Vins tard, à une époque
postérieure à l'introduction du bouddhisme au Tibet (vii'^-viii'^ siècles), cette tra-
duction chinoise était elle-même traduite en tibétain, et son titre Dsangloun, qui
signifie également Le Sage et le Fou. est comme la signature des traducteurs pri-
mitifs.
444 ÉTUDES FOLKLORIQUES
chandelle du Salornon el Marcolphe, mais une chandelle nullement
importée d'Europe.
Un conte annamite
La longue côte annamite, que borde la IVIer de Chine, appartenait,
au 11^ ou au iii^ siècle de notre ère, à un florissant empire, l'empire
de Tjampâ, où tout était de civilisation et de religion hindoues : ins-
criptions en sanscrit, culte de Vishnou et surtout de Siva. A cette
civilisation s'est substituée progressivement la civilisation chinoise,
par suite de la conquête, lente mais tenace, du pays, et de la quasi-
extermination de ses habitants, les Tjames, par les belliqueux Anna-
mites, venus du Nord et d'abord sujets de la Chine. Le fait de cette
substitution est, paraît-il, certain pour la littérature du pays actuel
d'Annam (1).
Le conte oral que nous allons résumer, recueilli dans ce même
Annam, conte tout indien, est-il un survivant de l'époque tout
indienne de l'empire de Tjampâ ? ou bien est-il venu de l'Inde en
passant par la Chine qui, redisons-le encore, a reçu de l'Inde tant
de contes ? ou enfin, plus simplement, a-t-il été transmis aux Anna-
mites par leurs voisins les Cambodgiens ou les Laotiens qui, eux,
sont toujours restés sous l'influence indienne ? Nous ne sommes pas
en état de nous prononcer là-dessus. Du reste, par quelque voie
qu'il soit arrivé dans l'Annam, ce conte, ?insi qu'on va le voir,
donne à notre thème du Chai un encadrement semblable, pour les
lignes principales, à celui dont les contes de l'Inde, étudiés plus haut,
nous ont offert plusieurs spécimens.
Ce conte annamite, qui a été recueilli par feu A. Landes (2), com-
mence ainsi :
Un jeune homme qui, tout enfant, a vu sa famille dispersée par la guerre
passe, un jour, auprès d'une fontaine dans laquelle une jeune fille vient de
puiser de l'eau. Il veut lier conversation avec elle. « L'eau de cette cruche
est bien belle » dit-il. — « Oui, répond la jeune fille, mais elle n'est pas
pour toi. »
Le jeune homme, vexé de cette réponse, fait demander la jeune fille en
mariage, et elle lui est accordée.
Ici, le thème du Mariage par vengeance qui, après le dialogue
auprès de la fontaine, se {)onrsuit logiqucnîcnt dans le conte pendjâ-
(1) Notre savant ami, M. Antoine Cabaton, a étudié, avec sa connaissance des
choses et des langues indo-chinoises, Les Chams de r Indo-Chine, dans la Bévue colo-
niale, de 1905.
(2) A. Landes : Contes et légendes annamites (Saigon, 1886), n° 53, I.
LE CONTÉ DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 445
bais de la Fille du Forgeron (premier conte du Haut-Indus), tourne
court. Il n'est plus question du mécontentement du jeune homme, ni
de ses suites. Tout ce développement est remplacé par une intercala-
tion bizarre :
Après le mariage, un jour que les nouveaux mariés se cherchent leurs poux
(sic), le jeune homme voit sur la tête de sa femme une cicatrice et lui
demande ce que c'est. Elle répond qu'étant enfant, un jour qu'elle jouait
avec son frère (elle avait un frère alors), celui-ci lui avait jeté une pierre qui
l'avait blessée à la tête. Alors, un souvenir lointain se réveille chez le jeune
homme et, à sa grande horreur, il reconnaît qu'il a épousé sa sœur.
Ce thème de la Cicalrice révélalrice, — incomplet, ainsi que nous
le montrerons plus loin et modifié par l'infiltration d'un autre thème,
— a été rattaché ici à un trait du thème principal, au trait du voyage
entrepris par le mari de l'héroïne : le jeune homme, n'osant dire h
personne ce qui vient de se révéler à lui, équipe un bateau, sous pré-
texte d'aller faire le commerce, mais en réalité pour fuir une situa-
tion odieuse.
A Pc rtir de là, nous rentrons en plein dans le thème principal
du conte de la Fille du Forgeron et des autres contes indiens de son
groupe. Nous allons nous trouver en présence, non pas seulement de
notre épisode du Chai, mais aussi d'un épisode très particulier du
second conte du Haut-Indus et du conte des Oraons du Bengale. *
Le jeune homme, ayant quitté le pays sur son bateau, jette l'ancre devant
la maison d'un ménage d'attrapeurs. Ceux-ci l'invitent à loger chez eux et,
pendant la nuit, ils envoient leur servante porter dans le bateau une tortue
d'or.
Le lendemain, ils accusent le jeune homme d'avoir dérobé cette tortue.
Protestations du jeune homme. Pari proposé par l'attrapeuse : « Si la tortue
d'or n'est pas dans le bateau, tous mes biens seront à vous ; mais, si on l'y
trouve, vous perdrez tout ce qui vous appartient. » Naturellement, le pari
est gagné par l'attrapeuse, et le jeune homme, dépouillé de tout, est forcé
de travailler la terre.
Pendant trois ans, la femme du jeune homme l'attend. Un jour, sur le
bord de la mer, elle voit une pamplemousse flotter vers elle ; elle la retire de
l'eau et y trouve une lettre de son mari qui l'avertit de son malheur et lui dit
qu'outre la tortue d'or, il y a chez l'attrapeuse deux chats qui portent une
chandelle sur leur tête et un arbre desséché qui reverdit quand on le replante
dans un certain endroit.
La femme équipe un bateau, emporte une troupe de rats et emmène avec
elle un orfèvre. Comme précédemment son mari, elle loge chez l'attrapeuse,
qui fait aussi porter la tortue d'or dans le bateau ; mais, le lendemain, l'at-
trapeuse a beau chercher la tortue : l'orfèvre l'a fondue et mise en lingot.
L'attrapeuse parie alors qu'elle fera reverdir un arbre desséché ; mais
l'arbre ne reverdit pas, la maîtresse du bateau ayant fait enlever la terre qui
446 ÉTUDES FOLKLORIQUES
opérait ce prodige. Elle-même, ensuite, replante l'arbre à reiidroit où elle
a fait transporter celte terre, et l'arbre reverdit.
Enfin, l'attrapeuso propose de jouer aux cartes toute la nuit, et parie que
ses deux chats éclaireront le jeu ai>ec une chandelle sur leur tête. La maîtresse
du bateau accepte. Elle lâche des rats qu'elle a cachés dans ses larges man-
ches ; les chats courent après les rats, et l'attrapeuse doit s'avouer vaincue.
Le conte se termine sans que le narrateur se rappelle le moins du
monde son histoire de la Cicalrice révélatrice, qui reste à l'état de
véritable hors-d'œuvre.
On aura remarque qu(\ dans ce conte annamite, la chose impor-
tante est uniquem.ent de savoir si le chat (ici les deux chats) lais-
sera ou non tomber la chandelle • le gain ou la perte de la partie de
cartes sont relégués à l'arrière-plan. Au pays d'origine, — que le
conte annamite vient à son tour nous désigner comme ayant été
l'Inde, — cette forme du thème doit, ce nous semble, avoir précédé,
dans la formation du conte (ou, si l'on veut, dans la série de ses
transformations et déformations), la forme plus compliquée de la
lumière magique qui joue un si grand rôle dans la partie d'échecs de
la légende pendjâbaisc du Râdjâ Basâlou ou du conte pendjâbais
aussi, de la Fille du Forgeron.
X)n se souvient que c'est la forme la plus simple qui a été portée
dans l'Europe du moyen-âge et y a été fixée par écrit.
Quant à l'arbre desséché, qui reverdit lorsqu'on le replante dans
une certaine terre, c'est là un trait qui relie encore davantage le
conte annamite au groupe de contes indiens indiqués ci-dessus, et
particulièrement au second conte du Haut-Indus. Seulement, dans
ce conte du Haut- Indus, les rôles sont relournés : le pari n'est pas
proposé par une « attrapcuse >- au jeune homme d'abord, puis à sa
femme ; ce sont ces derniers qui, l'un après l'autre, parient, sur la
place du marché d'une certaine ville, de faire surgir instantanément
un manguier chargé de fruits, rien qu'en jetant par terre un noyau
de mangue (ainsi que la chose s'est réalisée sous leurs yeux dans un
certain jardin merveilleux) Le jeune homme perd le pari, mais la
jeune femme le gagne, parce qu'elle a eu la précaution d'emporter
du jardin, non seulement une mangue, mais de la terre de ce même jar-
din ; ce qui est tout à fait le conte annamite.
Il nous semble que la version indienne qui est parvenue dans l'An-
nam, représente mieux le thème primitif que celle qui a été recueillie
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 447
dans l'Inde môme, en attendant que l'on mette la main sur la bonne
version (1).
Un mot sur cette « chandelle •> inconnue dans l'Inde et qu'on se
représente bien plus difficilement sur la tête du chat que 1? petite
lampe indienne.
Est-ce dans l'Annam que s'est opérée cette substitution d'un lumi-
naire à l'autre ? Renseignements pris, partout en Indo-Cliine, on
emploie des chandelles ou plutôt des bougies ; mais il en est de même
en Chine (2). La substitution peut donc avoir eu lieu tout aussi bien
dans un pays que dans l'autre, et il n'y a moyen d'en tirer aucune
indicatioh quant à la question posée plus haut : Par quelle voie le
conte est-il arrivé de l'Inde chez les Annamites ?
Excursus II (3)
LE THÈME DE LA « CICATRICE RÉVÉLATRICE »
DANS l'aNNAM et AILLEURS
LE THÈME DE l' « ÉPOUSE PRÉDESTINÉE »
On a VU à quel point, dans le conte annamite, le thème de la Cicatrice révé-
latrice est un hors-d'œuvre hétéroclite ; mais ce hors-d'œuvre lui-même —
(1) Comme il faut nous borner, nous ne ferons que mentionner ici le conte qui
a été importé, du|)ays hindou dans lequel ils sont enclavés, chez les Oraons à demi
sauvages du Bengale (Ferd. Hahn, loc. cit.) ; dans ce conte, cet épisode est devenu
absurde.
(2) D'après ce que nous dit M. W. Crooke, les chandelles ou bougies ne sont pas
en usage chez les Hindous. — Quant à l'Indo-Chine et en particulier l'Annam,
M. A. Cabaton a bien voulu nous fournir les intéressants renseignements que voici :
On emploie, dans tous ces pays, une sorte de chandelle, faite de cire d'abeille ou
de cire végétale, substance qui exsude des feuilles et surtout du tronc de certains
arbres. En Annam, avec la cire du cây cây, « arbre cây » (Buchaniana fastigiata.
Euf horbi ices), on façonne des chandelles ou bougies dites den câi/, d'un usage cou-
rant. Les Cambodgiens font aussi des bougies de cire, et les Tjames (les restes du
grand peuple d'autrefois) ont des bougies de cire animale ou végétale assez molles
pour être fixées par simple pression sur le bord des plateaux d'offrandes aux divi-
nités. — En ce qui concerne la Chine, le volume de V Univers Pittoresque, déjà cité,
contient tout un traité sur les « arbres à cire », tiré des auteurs chinois par Stanis-
las Julien. Voici un de ces extraits : « Avant les dynasties des Thang et des Song
(du vii« au vni« siècle de notre ère), la cire blanche dont on se servait pour faire des
bougies était produite par les abeilles. La cire blanche [dite « cire d'arbre »J, produite
par les insectes appelés latchong ou « insectes à cire », n'a commencé à être connue
que depuis la dynastie des Youên ou empereurs mongols, c'est-à-dire au milieu du
xin« siècle. Maintenant, elle est devenue d'un usage général. »
(3) Nous rappelons que V Excursus I traite de l'origine et de la date du Salomon
et Marcolphe.
448 ÉTUDES FOLKLORIQUES
le fait est à noter, — n'est nullement de l'invention des Annamites ; il est,
comme l'ensemble du conte, un produit d'importation.
Avant d'aller plus loin, disons que ce thème do la Cicatrice, présenté de la
même façon que dans le conte qui vient d'être résumé, paraît être assez
répandu dans l'Annam. Nous l'y rencontrons, non plus intercalé dans un
autre récit, mais à l'état isolé, dans un second conte et dans une légende loca-
lisée.
Dans le conte (1), le jeune homme, quand il a découvert l'affreuse réalité,
quitte le pays en bateau, sous prétexte d'aller faire le commerce, et « il ne
revint jamais plus ». Ici l'histoire a son dénouement, et un dénouement logi-
que. — La légende est rattachée à un certain rocher, dit le rocher de la
Femme qui attend son mari, près de Lang-So'n : à la fin, la femme, ne voyant
pas revenir son mari, meurt de chagrin à l'endroit où elle va chaque jour
interroger l'horizon, et son corps devient un rocher (2).
Mais ce thème tragique n'est pas le thème pur : il y a là une combinaison*
De plus, un des éléments constitutifs du thème pur, l'inflexibilité des arrêts
du Destin, a disparu.
Le meilleur commentaire de notre observation, ce sera la légende chi-
noise suivante, dans laquelle figure un personnage mystérieux, une sorte de
génie dont le rôle est tout à fait spécial et qui, paraît-il, a passé de la mytho-
logie chinoise dans la mythologie annamite (3) :
Sous la dynastie des Thang (618-907 de notre ère), un fonctionnaire,
nommé Vi Cô, envoyé pour rétablir l'ordre dans la ville de To'ng Thành,
rencontre pendant la nuit un vieillard occupé à écrire dans les livres, au
clair de la lune. Il le questionne et apprend que ces livres sont les registres
dans lesquels sont inscrits les mariages futurs. « Les liens rouges que j'ai là
dans mon sac, ajoute le vieillard, sont destinés à lier ensemble les pieds des
futurs maris et de leurs femmes, et rien ne peut les délier. » Vi Cô lui demande
alors où est celle qu'il doit épouser. « Ta future femme est la fille de telle pau-
vre marchande de légumes. » Vi Cô, le lendemain, voit sur les bras de cette
marchande une petite fille fort laide. 11 ordonne à un de ses hommes de tuer
l'enfant ; mais l'homme ne lui fait qu'une blessure au-dessus des sourcils.
Quatorze ans après, Vi Cô épouse une belle jeune fille, la fille adoptive
d'un intendant. Ayant remarqué qu'elle porte constamment entre les sour-
cils certain ornement rattaché à sa coiffure, il l'interroge et apprend que cet
ornement cache la cicatrice d'une blessure du temps de sa petite enfance. Et
Vi Cô reconnaît que sa femme est l'enfant qu'il avait voulu faire tuer.
(1) A. Landes, op. cit., n° 47, II.
(2) G. Dumoutier : Etudes d'ethnographie religieuse annamite, dans les Actes du
onzième Congrès international des Orientalistes (tenu à Paris en 1897), 2« section :
Langues et Archéologie de V Extrême-Orient (Paris, 1898), pp. 361-362.
(3) Cette légende chinoise a été traduite par M. Abel Des Michels dans une note
de son ouvrage Les Poèmes de l'Annam : Kin vân kien tân truyen (I, pp. 118-119).
Elle est tirée du Yeou hio kou che siun yuan, dont l'auteur, Kieou siun, a vécu de
1420 à 1495. C'est le savant le mieux informé en tout ce qui concerne la Chine,
M. Edouard Chavannes, qui a bien voulu nous donner ces renseignements sur le
titre et l'âge du livre chinois.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 449
Une autre version, presque identique, de cette légende place la première
scène du petit drame dans la ville de Soung-tching (1).
Ce qui est intéressant à constater, c'est que non seulement l'idée-mère de
cette légende chinoise, mais ses traits les plus caractéristiques, se retrouvent
dans un conte arménien et dans un conte épique russe.
Dans le conte arménien (2), un prince rencontre un vieillard qui écrit dans
un livre « les péchés des hommes et en même temps leur sort », et ce vieillard,
à la demande du prince, compulse son livre, où il lit que le prince épousera
la fille d'un vacher, laquelle est depuis sept ans sur son lit, enflée et couverte
d'ulcères. — Dans le conte épique russe (3), ce n'est pas un vieillard que ren-
contre le héros Sviatogor ; c'est un forgeron ; mais ce forgeron joue, plus
exactement que le vieillard du conte arménien, le rôle du vieillard de la
légende chinoise : en battant sur l'enclume deux cheveux fins (qui rem-
placent ici les « liens rouges » de la légende chinoise), il forge non pas le
« sort » des hommes en générad, mais, comme dans la légende chinoise, « le
sort des époux prédestinés l'un à l'autre » ; la future femme de Sviatogor gît
depuis trente ans dans la pourriture. *
Détait particulier, que ne présente pas la légende chinoise : dans le conte
arménien et dans le conte russe, le coup de poignard ou d'épée, donné par
le prince ou par Sviatogor, guérit instantanément la malade. Dans le conte
arménien, il la désenfle, et elle devient merveilleusement belle, « une vraie
houri-pari » (une houri, une fée) (4) ; dans le conte russe, il fend une croûte
« semblable à de l'écorce de sapin », et la jeune fille en sort resplendissante
de beauté.
A côté de ce trait spécial de la Blessure salutaire, figure naturellement,
dans les deux contes, le trait général de la Cicatrice révélatrice.
Évidemment la légende chinoise, d'une part, le conte arménien et le conte
russe, d'autre part, variantes d'un même thème et variantes très voisines,
dérivent d'une même source. Pour découvrir cette source, il faut, croyons-
nous, remonter 'deux de ces courants qui, de l'Inde, ont charrié tant de
contes, tant de variantes de contes, à travers l'Ancien Continent : d'abord
le courant qui, avec le bouddhisme, s'est dirigé vers la Chine, et puis celui
(1) Cette seconde version a été publiée, sans indication de source, dans le Chinese
Reader's Manual de W. F. Mayers (Shanghaï, 1874), p. 838. — M. De Groot, pro-
fesseur de chinois à l'Université de Leyde, l'a reproduite dans un ouvrage qui a été
traduit du hollandais en français par M. C.-G. Chavannes, cousin de l'illustre sino-
logue, sous le titre de Les Fêtes annuellement célébrées à Emoui. Etude concernant la
religion populaire des Chinois [Annales du Musée Guimet, t. XI et XII, 1886, p. 476)
— A la p. 135, il est dit, mais sans preuve à l'appui, que la légende chinoise aurait
été mise par écrit pour la première fois sous la dynastie des Thang (618-907 de notre
ère), cette dynastie sous laquelle la version rédigée au xvf' siècle, que nous avons
donnée, place son Vi Cô (orthographié ici Weï-kou).
(2) Contes et légendes du Caucase, traduits par J. Mourier (Paris, 1888), p. 100 seq.
(3) Ce conte a été résumé par feu Alexandre Vesselofsky dans la Romania,
(VI, 1877, p. 181, note 2).
(4) On s'étonnera moins de cette expression toute musulmane de houri dans un
récit recueilli en pays chrétien, si l'on sait combien peu les Arméniens ont démarqué
les contes qu'ils ont reçus des Persans ou des Turcs : ainsi, dans un conte du très
intéressant recueil de M. Frédéric Macler {Contes arméniens, Paris, 1905, n° 7), ils
ont conservé, sans rien y changer, la polygamie du récit primitif.
29
450 ÉTUDES FOLKLORlÛUËS
qui, passant par la Perse, a, par diverses ramifications, atteint les pays occi-
dentaux et aussi la région du Caucase.
A côté de ces deux variantes d'un même thème indien, que nous rencon-
trons l'une et l'autre hors du pays d'origine, nous en trouvons une troisième
dans l'Inde même, dans le Haut-Bengale, à Dinadjpoùr (1).
Un râdjâ veut marier son fils : il convoque un grand nombre de doctes
pandits et les prie de consulter les livres sacrés. Ils le font et ne veulent
d'abord rié» dire. Pressés par le râdjâ, ils répondent que la destinée du
prince est d'épouser une femme de race inférieure, une femme pâli (2), qui
habite à tel endroit, dans la ville de Dourbachal. — Pour faire mentir la pré-
diction, le prince monte aussitôt à cheval, se rend à la maison indiquée et,
d'un coup de couteau, ouvre le ventre de la jeune fille. Celle-ci guérit et,
dans une certaine circonstance, l'éléphant royal la saisit avec sa trompe, la
met sur son dos et la porte au palais, où le prince s'éprend d'elle et l'épouse
sans la reconnaître. Quelque temps après, la mère du prince a l'occasion de
voir la cicatrice et questionne sa bru. Et le prince confesse que l'on ne peut
empêcher les décrets divins d'avoir leur effet.
De l'Orient encore, ce conte est venu chez les Grecs modernes, avec tant
d'autres contes dont souvent la couleur musulmane non effacée marque bien
quels en ont été les importateurs. Ici (3), le seul élément grec, c'est le nom de
Moîpai, donné aux trois femmes mystérieuses dont la troisième prédit qu'une
petite fille qui vient de naître épousera un étranger, un marchand, hôte
accidentel de la maison. Furieux à l'idée que lui, homme de trente ans,
deviendra le mari de ce petit être, il prend l'enfant et la jette parla fenêtre :
elle tombe sur un pieu aigu et s'y empale. Longtemps après, l'étranger se
marie et, à la cicatrice de sa femme, il reconnaît que ce que les Molpai ont
une fois décidé, elles n'y changent jamais rien.
Enfin, le conte a traversé les mers et il a abordé en Islande : là, c'est une
sorcière qui fait la prédiction (4).
Ce thème du Mariage écrit dans le ciel (pour prendre l'expression bien con-
nue) a subi, dans certains contes, une modification tragique, qui nous ra-
mène au conte annamite : la prédiction, c'est qu'un fils épousera sa mère,
ou un frère sa sœur. Ici encore, le thème modifié se combine avec le thème
de la Cicatrice révélatrice. Ainsi, dans un conte finnois, deux Sages prédisent,
à la naissance d'un certain petit garçon, qu'il tuera son père et épousera sa
mère. Le père veut faire périr immédiatement l'enfant, mais la mère le sup-
plie tant qu'il se borne à l'attacher sur une planche, qui est jetée dans la
mer ; mais l'enfant avait déjà reçu un petit coup de couteau à la poitrine,
(1) Indian Antiquary, III (1874), pp. 10 seq.
(2) Ne pas confondre la race pâli, du Bengale, avec la langue pâli, la langue
sacrée des Bouddhistes du Sud.
(3) Bernhardl Schmid, Criechische Maorchen, Sagen und Volkslieder (Leipzig,
1877) n°2.
(4) Adeline Rittershaus, Die neuislsendischen Volksmœrchen (Halle, 1902),
n» LX, 2.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 451
et il en garde une cicatrice, qui plus tard fera connaître à la mère la réalisa-
tion de la prédiction (1).
C'est là, comme on voit, l'histoire d'Œdipe, mais allant plus droit au dé-
nouement que la version relatée par les mythographes grecs et mise en œu-
vre par Sophocle. Lui aussi, Œdipe, porte sa cicatrice, ou plutôt ses cica-
trices : il a eu les pieds troués, et, si le récit ou le drame ne divergeait pas
vers un subalterne qui, à ces cicatrices, reconnaît dans Œdipe le fils de Laïus,
c'est Jocaste, c'est la malheureuse mère qui devrait remarquer ces cicatrices
et en tirer les terribles conclusions.
Un vieux poète du moyen âge, l'auteur du Roman de Thèbes (xii^ siè-
cle) (2), l'a compris d'instinct. Un jour, dit-il, ,
Que se baignoit Œdipodès,
Et la roïne le servoit.
Qui molt volentiers le faisoit.
Garda les pieds qu'il ot fendus...
Elle interroge Œdipe, qui lui parle d'abord de clous (de furoncles) qu'il
aurait eus vers l'âge de deux ans, et finit par raconter ce qu'il sait de ces cica-
trices. Jocaste soupçonne son malheur ; elle fait venir ses vieux serviteurs et
les adjure de dire la vérité. Alors, tout se révèle (3).
Ainsi l'antique légende grecque présente, en réalité, une forme du thème
moins primitive que le conte finnois actuel. Nouveau fait à l'appui d'une ob-
servation sur laquelle nous avons maintes fois insisté et qu'un mythologue
allemand, feu L. Laistner, a très exactement formulée à propos de ce même
Œdipe (4) : « Ce qui, au point de vue de l'histoire de la littérature (litterar-
« geschichtlich) est le plus ancien, peut fort bien, au point de vue de l'his-
« toire des mythes (mythen geschichtlich) être plus jeune que les récits re-
« cueillis aujourd'hui de la bouche du peuple (5) ».
(1) M. Léopold Constans a donné, d'après une traduction allemande, dans son
livre La Légende d'Œdipe (Paris, 1881, pp. 106 seq.), ce conte finnois, qui a été
publié en 1854 et sur lequel on trouvera tous les renseignements bibliographiques
dans le t. I des Kleinere Schrijten de Reinhold Koehler (Berlin, 1900), p. 198. —
Le conte finnois a, pour l'ensemble, beaucoup de rapport avec la Légende de Judas,
dont nous avons eu l'occasion de parler dans un précédent travail {Le Lait de la
mère et le Coffre flottant, dans la Bévue des Questions historiques, avril 1908, pp. 389
seq.- — pp. 231 seq. du présent volume).
(2) Dans son Manuel cité plus haut, Gaston Paris place dans le « deuxième tiers »
du xn"' siècle, vers 1150, la composition du Roman de Thèbes (§ 47 et p. 247).
(3) L. Constans, op. cit., p. 108, 156.
(4) Ludwig Laistner. Das Rœthsel der Sphinx. Gmndzuge einer Mythengeschichte
(1889), II, p. 378. Cité dans le Lexikon der griechischen und rœmischen Mythologie,
de W. H. Roscher, v° Oidipus. '
(5) Un conte grec moderne, qui a été recueilli dans l'ile de Chypre et que feu
M. Emile Legrand a traduit dans son Recueil de contes populaires grecs (Paris, 1885,
p. 107 et p. xiv), enchérit encore sur ce que l'histoire d'Œdipe a déjà d'odieux.
Dans ce conte, où la prédiction faite, par un fantôme, se rapporte non pas à un
homme, mais à une jeune fille, celle-ci « épousera son père, de son père elle aura un
enfant, et ensuite elle prendra son enfant pour mari ». Quand la jeune fille connaît
cette prédiction, elle fait tuer son père ; mais, à l'endroit où il a été enterré, pousse
un pommier avec de belles pommes : après avoir mangé une de ces pommes, dont
elle ignore l'origine, la jeune fille devient enceinte. Quand elle apprend d'où viennent
452 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Retournons un instant en Annam, et constatons, pour finir, que, dans le
conte et les légendes du pays qui ont donné lieu à cet excursus, la suppression
de tout élément fatidique a réduit à l'état de simple, on peut dire de déplai-
sante anecdote, un thème qui a sa grandeur et son horreur tragiques.
SECOND ARTICLE
Seconde section de la seconde partie. § 4. Aux pays barbaresques. —
N° 1. Un conte arabe de Tunis. — Le conte du Chat et de la Chandelle et son encadre-
ment indien (la jeune femme allant délivrer son mari), combinés avec le thème, éga-
lement indien, de l'Honnête femme et les galants. — Excursus III. Le thème de
l'Honnête femme et les galants. — Les deux branches de ce thème et leur étroite
connexité. — Première branche. Son existence dans l'Inde au ii"^ ou iii« siècle
avant notre ère. — Un bas-relief bouddhique. — Djàtakas du Nord et du Sud. —
Conte de la Brihatkathâ, versifié au xi^ siècle de notre ère. — Le même conte indien
acclimaté dans la littérature arabe entre le ix* et le x« siècle. — Contes orientaux,
littéraires et oraux. — Le fabliau de Constant du Hamel (xiii« siècle). — Seconde
BRANC«E (celle du conte tunisien). — Supplément aux études de Gaston Paris, de
Reinhold Koehler et de W. A. Clouston sur un épisode du roman de Perceforest
(xiv^ siècle) et sur un petit poème anglais du xv siècle.
N° 2. Un conte des Berbères de Tamazratt (Tunisie du Sud). — Ses liens de
parenté avec le roman hindoustani étudié plus haut.
N° 3. Un conte arabe inédit d'Algérie (Blida).
§ 5. En Palestine.
§ 6. Au sud du Caucase et dans l'Asie centrale.
Troisième partie. Dans l'Europe d'aujourd'hui. — Un conte des Roumains
de Transylvanie. — Le thème du Chat se présentant dans ce conte avec la même
combinaison d'encadrements que dans le conte tunisien. — Notre thèse des grands
courants historiques, véhicules des contes indiens.
Une réflexion finale. Le conte du Chat et delà Chandelle a-t-il communauté
d'origine avec certaine historiette de singes, racontée par Lucien et par saint Gré-
goire de Nysse ? — Ce qu'il faut uniquement considérer dans l'étude comparative
des contes.
Appendice (annoncé dans VExcursus I). — L'entourage indien du thème du
Chat et de la Chandelle dans le Salomon et Marcophe.
Addenda a différents points de l'excursus I. — Les manuscrits du Salo-
mon et Marcolphe à la Bibliothèque Royale de Munich. — Confirmation de diverses
conjectures.
§ 4. — Aux pays barbaresques.
De l'Extrême-Orient, nous allons passer à l'Occident, à l'Extrême-
Occident, ou peu s'en faut, et retrouver notre historiette du Chai
et de la Chandelle en Tunisie dans un conte arabe, de Tunis même, et
dans un conte berbère ; en Algérie, dans un conte arabe inédit de
Blida.
les pommes, elle se dit qu'elle tuera l'enfant qui naîtra ; elle lui donne, en effet, des
coups de couteau dans la poitrine et le met dans un coffre qu'elle jette à la mer.
L'enfant ne meurt pas et il est recueilli par un capitaine de vaisseau. Plus tard, sa
mère, devenue sa femme, le reconnaîtra à ses cicatrices.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 453
No 1. Conte arabe de Tunis
A Tunis, le récit qui, dans tout un groupe de contes de l'Inde, et
aussi dans le conte tibétain et dans le conte annamite, encadrait
l'épisode du Chat (la jeune femme délivrant son mari) se présente
encadré lui-même, ou, si l'on veut, il est combiné avec un autre
thème, que Gaston Paris a étudié autrefois, du moins en partie, dans
cette Revue, ainsi que nous l'avons dit au début de ce travail, et que
l'on peut appeler le thème de l' Honnête femme et les galants. Ce second
encadrement n'est pas moins indien que le premier et nous aurons à
le montrer, au risque de paraître abuser des excursus, car c'est un
fait qui n'est pas sans importance que, dans le conte tunisien, le
thème du Chat et de la Chandelle soit tout entouré d'éléments in-
diens.
Disons dès maintenant que ce même entourage, ce double entou-
rage indien de notre petit thème, nous le rencontrerons plus tard,
loin de la Tunisie, dans un conte roumain de Transylvanie ; consta-
tation qui, jointe à la connaissance des grands courants historiques,
véhicules des contes de l'Inde, nous permettra, croyons-nous, de for-
muler une conclusion motivée relativement à l'origine indienne non
pas seulement des éléments du conte tunisien et du conte roumain,
mais aussi de la combinaison même de ces éléments.
Voici maintenant le résumé du conte arabe de Tunis (1). Les
italiques rendront plus facile la distinction des thèmes :
Un jeune marchand de Tunis, voulant aller à Stamboul, vendre des objets
de son commerce, demande à sa cousine (sa fiancée) de l'accompagner.
« Non, dit-elle, mais emporte avec toi mes robes les plus belles et il te sem-
blera que je suis devant tes yeux. »
A son arrivée à Stamboul, le jeune homme accepte Vhospitalité que lui offre un
soi-disant grand marchand. Le soir, quand ils s^ asseyent pour manger, un chat
entre dans la chambre. « Vois-tu ce chat ? dit le maitre de la maison ; il peut
tenir toute une nuit une bougie allumée {2) et nous éclairer ainsi. » Le jeune
homme dit : « Je ne le crois pas. » — « Parions, dit Vautre : si je gagne, tu me don-
neras toutes tes marchandises ; si je perds, tu auras ma maison et tout ce qui
ni" appartient. » — « Soit », dit le jeune homme. On met une bougie allumée entre
les pattes du chat, et les deux parieurs jouent aux cartes. Le matin vient : le chat
n'a pas lâché la bougie ; et le Tunisien est ruiné. Il se met au service d'un mar-
chand de beignets.
(1) Alice Fermé, Contes recueillis à Tunis, n° VI {Revue des Traditions populaires,
mai 1893, p. 276 seq).
(2) On se rappelle que les boui^ies tirent leur nom de la ville algérienne de Bougie,
appartenant jadis, comme Tunis, aux États barbaresques.
454 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Un jour, pris du désir de revoir les vèlcineuts de sa cousine, le jeune
homme retourne chez le marchand qui l'a dépouillé de tout, et le prie de lui
donner pour un instant la clef du coiTre. En contemplant les vêtements, il
se met à pleurer, à la grande surprise du marchand. Quand il est parti, le
marchand ouvre le coffre à son tour, voit les splendides robes et a l'idée d'al-
ler les oiïrir au sultan.
Le sultan, émerveillé, fait venir le Tunisien et lui demande à qui sont ces
robes. « A ma cousine. — Où est-elle ? — A Tunis. — Où se trouve sa mai-
son ? — A tel endroit. »
Après cet interrogatoire, le jeune homme est mené en prison. Sur quoi,
le sultan frète un bateau et envoie à Tunis sept hommes, chargés de lui ame-
ner la jeune fille.
Arrivés à Tunis, les sept émissaires vont frapper à la porte de la jeune
fille, et le plus âgé lui dit qu'il lui apporte les salutations de son cousin, qui
la fait demander. « Nous devons, ajoute-t-il, t'amener à Stamboul. » La jeune
fille répond : « Laissez-moi quatre jours pour faire mes préparatifs. « Et ils se
retirent.
Aussitôt, la jeune fille fait creuser par des puisatiers un grand trou à l'in-
térieur de sa maison, tout contre la porte d'entrée, et fait mettre à ce trou un
couvercle, basculant facilement ; puis elle recouvre le tout d'un tapis.
Au bout des quatre jours, les sept hommes reviennent ; la jeune fille les
invite à entrer, et, quand ils s'avancent dans la maison, ils tombent tous
dans le trou. Alors la jeune fille les interroge, les menaçant de les laisser
mourir de faim s'ils ne répondent pas, et elle apprend ainsi tout ce qui est
arrivé à son cousin.
Sans plus tarder, elle se déguise en homme, cache deux souris dans sa veste et
s'embarque pour Stamboul, ou elle reçoit Vhospitalité dans la même maison que
son cousin. Même pari; mais, vers minuit, la jeune -fille lâche les deux souris ;
le chat se jette sur elles, et la bougie tombe. Ainsi se trouve regagné, et bien au
delà, tout ce que le cousin avait perdu.
La jeune fille, toujours déguisée, étant sortie dans la ville, le sultan remar-
que le « beau jeune homme » et le prend pour secrétaire. Au bout d'un an,
le secrétaire obtient un congé pour aller visiter sa famille à Tunis, et le sultan
lui offre beaucoup d'argent pour son voyage. Le secrétaire remercie, mais
demande une chose : la grâce de tous les prisonniers. « Oui, dit le sultan, de
tous, excepté d'un jeune homme de Tunis, qui ne sortira de prison que quand
sa cousine aura consenti à venir à Stamboul. — Donne-le moi, dit le secré-
taire ; je l'emmènerai et, quand nous serons en pleine mer, je le jetterai
à l'eau ». Le sultan accorde la demande.
Pendant la traversée, la jeune fille se fait reconnaître de son cousin. A Tu-
nis, les sept hommes sont tirés du trou, et la jeune fille les renvoie à Stam-
boul, en les chargeant de remettre au sultan une lettre dans laquelle elle se
moque de lui en lui racontant toute l'histoire.
Quand le sultan lit cette lettre, il tombe mort de saisissement.
Peut-être ne sera-t-ii pas inutile de résumer ici un second conte
arabe dé Tunis, présentant, lui aussi, le thème de rHonnêle femme et
les galants, combiné avec le thème de la Femme qui va délivrer son
mari, mais sans aucune infiltration du thème du Chat et de la Clian-
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 455
délie (1). Là, il y a également un cousin et une cousine, mais mariés
et non pas seulement fiancés : le mari, qui aime beaucoup sa femme,
a fait peindre le portrait de celle-ci sur une tabatière (sic) qu'il
porte toujours sur lui (ce détail du portrait est beaucoup meilleur
que celui des « belles robes »). Là aussi, le jeune marchand se rend,
pour son commerce, dans une autre ville, et il y a aussitôt des désa-
gréments, mais tout autres que ceux du premier conte : il est arrêté
par les veilleurs de nuit pour contravention à une ordonnance de
police qu'il ne connaissait pas, jugé comme voleur et mis en prison.
Pendant qu'on l'emmène, la tabatière tonibe de sa poche et elle est
ramassée par le juge, qui va la porter au roi. Celui-ci ordonne à son
vizir de lui amener l'originf 1 du portrait. Puis viennent l'interroga-
toire du jeune homme au sujet de son pays et de sa maison, et le
départ du vizir qui se donne pour marchand.
Arrivé à destination, le vizir ouvre boutique et fait ainsi connaissance
avec une vieille, qui se charge de lui procurer une entrevue avec la jeune
femme. Celle-ci, qui a son plan, fait dire par la vieille au prétendu marchand
de venir deux heures après le coucher du soleil. En attendant, elle donne ses
instructions à sa servante : quand le vizir sera là depuis quelques minutes,
la servante devra se glisser hors de la maison et frapper violemment à la
porte de la rue.
Lorsque la servante exécute cet ordre, la jeune femme feint une grande
terreur : « C'est le frère de mon mari, un brutal, un assassin, chargé de me
surveiller. Où te cacherai-jc ? » Alors, avec l'aide de sa servante, elle des-
cend le vizir dans une sorte de cave, d'où elle le tirera, dit-elle, aussitôt
après le départ du beau-frère. Mais elle l'y laisse bel et bien, et lui fait car-
der de la laine -; s'il ne carde guère, il n'aura guère à manger.
Ne voyant pas revenir son vizir, le sultan donne la même mission au
second vizir, à qui même aventure arrive. Enfm, il part lui-même et va re-
joindre ses deux vizirs dans la cave.
Quand la servante vient apporter aux prisonniers leur pitance, le sultan
la prie d'appeler sa maîtresse. Il dit à celle-ci qui il est, et lui parle du por-
trait sur la tabatière, lequel est cause de tout. La jeune femme se fait remet-
tre la tabatière et interroge le sultan, qui lui raconte, au sujet de son mari,
tout ce qui s'est passé.
Alors, la jeune femme se fait donner un écrit, signé et scellé par le sultan
et ses deux vizirs, écrit qui confère à son porteur le gouvernement, jusqu'au
retour du sultan. Et elle part, habillée en homme, laissant le sultan et ses
vizirs dans la cave, mais avec dispense de carder la laine, et non sans qu'elle
ait ordonné à la servante de les bien nourrir.
Arrivée dans la ville du sultan, la jeune femme déguisée se fait présenter
tous les prisonniers, qu'elle fait mettre en liberté, à l'exception d'un seul, son
mari. Mais, pendant la nuit, elle ordonne de le lui amener, et, sans se faire
(1) Hans Stumme, Tunisisthe Mœrchen und Gedichte (Leipzig, 1893), t. II (tra-
duction), n° 5, p. 80 seq.
456 ÉTUDES FOLKLORIQUES
connaître, elle le renvoie sur un vaisseau du sultan dans son pays avec
toutes ses marchandises. Elle-même est montée subrepticement sur le même
vaisseau, et, quand on est pour débarquer, elle se fait conduire à terre la
première et retourne dans sa maison, où elle reprend ses vêtements de
femme.
Son mari étant rentré à la maison, elle lui demande où est la tabatière, et,
après qu'il a raconté toute riiistoire, elle lui met sous les yeux cette taba-
tière, en lui racontant à son tour ses aventures. Le mari fait grâce au sultan
et aux vizirs, qui retournent dans leur pays, après avoir comblé la jeune
femme de présents.
Ces deux contes tunisiens viennent se ranger, pour le cadre géné-
ral (le sultan et ses émissaires bafoués par une honnête femme),
auprès de ceux que Gaston Paris a passés en revue. Même famille et,
de plus, même branche ; car la famille à laquelle ces deux contes
appartiennent a deux branches que, pour avoir une exacte idée de la
question, il convient d'examiner ici, l'une et l'autre.
On verra, du reste, que parfois tel sous-thème d'une de ces deux
branches est venu se greffer sur l'autre.
Les contes de cette famille qui ont été le plus anciennement fixés
par écrit, appartiennent à ce que nous appellerons la première bran-
che. Sur deux points, notamment, cette première branche difïère de
la seconde (celle des deux contes tunisiens). L'allure générale du
récit y est plus simple : ce n'est pas la vue d'un objet provenant de
l'héroïne (par exemple, le portrait ou les robes des contes tunisiens)
qui met tout en branle ; c'est la vue de l'héroïne elle-même. De plus,
tandis que l'honnête femme de la seconde branche enferme les
galants dans une cave ou dans quelque autre cachot, celle de la pre-
mière branche a l'adresse de les faire entrer dans des coffres fermant
à clef, qu'elle fait ensuite porter à l'audience du roi ou mettre en
vente.
Ces remarques préliminaires peuvent donner une légère idée de
ce qui existe de ressemblances et de difïérences entre les deux bran-
ches, et de la nécessité scientifique de ne pas étudier l'une sans
l'autre (1).
(1) C'est (précisons ce que, plus haut, nous n'avons fait qu'indiquer) Li seconde
branche, — la nôtre, — que, dans la Romania de 1894, Gaston Paris a étudiée, après
Reinhold Koehler, en laissant absolument de côté la première branche, qu'il con-
naissait pourtant et regardait avec raison comme « apparentée » à l'autre (op. cit.,
p. 103, note 1, et 109, note 1). Par contre, c'est de cette première branche que
M. Pietro Toldo a parlé dans la Romania de 1903. — Le travail de Koehler a paru,
en 1867, dans le Jahrbuch fiir romanische Litteratur (reproduit dans ses Kleinere
Schrijten, II, 1900, pp. 444 seq.) — Voir aussi W. A. Clouston, Popular Taies and
Fictions (Londres, 1887), t. II, pp. 289 seq., et Additional Analogs to « The WrighCs
Chaste Wife » (Londres, 1886).
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 457
EXCURSUS III
LE CONTE DE L'hONNÊTE FEMME ET LES GALANTS
Première branche
Pour cette première branche, nous avons un document indien d'une anti-
quité respectable, une illustration sculpturale du conte type, remontant au
II®, peut-être au même iii« siècle avant notre ère, et faisant partie d'une série
de grands médaillons qui, sur un monument bouddhique de l'Inde centrale,
le stoûpa de Bharhout, représentent autant de djâtakas, d'épisodes des mul-
tiples existences du Bouddha sous les diverses formes, humaines ou animales,
par lesquelles il passe à travers les âges (1).
Ici, bien qu'une inscription dise formellement, comme pour les autres
médaillons, que le sujet représenté est un djâtaka, dont elle donne le titre, le
Bouddha n'est pas en scène : le personnage principal est une femme qui,
debout devant un roi assis sur son Xt^ le, vient de faire ouvrir trois grands
paniers de sparterie en forme de coffre, dans chacun desquels apparaît une
tête d'homme piteuse, tandis que deux -.oolies apportent un quatrième cof-
fre, qu'elle va faire ouvrir aussi.
Le meilleur commentaire de ce bas-relief, c'est un conte, véritable djâtaka,
que les Tibétains ont traduit du sanscrit et inséré dans cette immense compi-
lation du Kandjour, dont nous avons dit un mot plus haut (2).
(1) Bharhout, petit village du petit État indigène de Nâgod, est situé à 120 milles
anglais (environ 192 kilomètres) au sud-ouest d'Allahabad ; c'était jadis une ville
considérable. Les médaillons ornent la haute barrière de pierre qui entoure un
stoûpa (monument commémoratif bouddhique). Voir Alexander Cunningham, The
Stûpaof Bharhut (Londres, 1879). — La plupart de ces médaillons sont accompa-
gnés d'une inscri-ption écrite dans l'un des plus vieux alphabets de l'Inde, celui
dont le roi bouddhiste Açoka se servait pour ses pieux édits vers le milieu du ui^ siè-
cle avant notre ère. D'autre part, sur un des jambages de l'une des quatre portes
monumentales que relie la barrière (la porte orientale), on lit, en caractères un peu
moins anciens, la mention de l'éphémère dynastie des Çoungas, laquelle succéda
aux Mauryas vers l'an 180 avant J.-C. : « Sous le règne des Çoungas, par l'ordre
« de Dhanab|hoùti [un prince vassal ], le torana [c'est-à-dire la porte monumentale]
« a été fait, et l'ouvrage en pierre dressé ». D'où l'on peut conclure avec M. A. Fou-
cher [Les Représentations de « Jâtakas » sur les bas-reliefs de Barhut, Paris, 1908,
pp. 8-10), que la dernière main aurait été mise avant la fin du ii'= siècle à la décora-
tion du stoûpa, sans doute commencée dès le iii«. — Le médaillon en question est
le n" 3 des médaillons reproduits, planche XXV de l'ouvrage de Cunningham.
(2) Le héros de ce conte tibétano-indien, personnage donné comme extraordi-
naire pour sa sagacité, n'est pas identifié expressément avec le Bouddha : mais il
correspond, pour le nom, Mahausadha, et pour le rôle qu'il jojie, au Mahosadha des
Bouddhistes du Sud (n" 546 des Djâtakas pâli, vol. VI, p. 156, seq. de la traduction
anglaise, The Jûtaka, Cambridge, 1907), lequel Mahosadha est un Bodhisattva, un
Bouddha in fieri. Nous avons donc aiïaire, dans le conte tibétano-indien, à un
djâtaka du bouddhisme du Nord. — Ce conte a été traduit en allemand par Anton
Schiefner [Indische Erzcvhlitngeu, dans les Mélanges asiatiques de l'Académie de
Saint-Pétersbourg, VII, 1876, pp. 716 seq.) et cette traduction a été mise en anglais
par W. R. S. Ralston {Tibelan Taies derived from Indian Sources, Londres, 1906,
pp. 128 seq.).
458 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Mahausadlia, premier ministre d'un roi, a une femme, belle et intelligente,
nommée Vishàkâ, que les six autres ministres poursuivent de leurs obses-
sions : chacun, de son côté, essaie de se faire donner un rendez-vous, mais
en vain. Finalement, Vishâkà, excédée, parle de la chose à son mari et lui
demande s'il ne serait pas bon qu'elle leur inlligeât un châtiment exemplaire.
Mahausadha ayant donné son approbation, elle lui dit de feindre une mala-
die : elle se charge du reste.
Vishâkà fait en sorte que la nouvelle de cette prétendue maladie par-
vienne aux ministres ; puis elle envoie à chacun d'eux un message l'invitant
à venir chez elle à telle, telle heure. Auparavant, elle a fait préparer six
grands coffres, qui ont été placés dans autant de chambres séparées.
Chacun des six ministres, quand il arrive à l'heure assignée, est mis par
\'ishàkà dans un des six coffres. [Pas d'explications sur la manière dont elle
s'y prend. Quand, plus tard, ou ouvrira les coiïres, on y verra les ministres,
pieds et poings liés, les chei'eux et la barbe rasés]. Puis Vishâkà répand le
bruit que Mahausadha est mort, et fait porter chez le roi les six coffres,
comme contenant les trésors de son mari.
Tout à coup arrive Mahausadha, riant et orné de fleurs. Vishâkà fait sa
plainte contre les ministres ; les coffres sont ouverts et Mahausadha explique
au roi toute l'affaire. Le roi exprime son admiration pour Vishâkà, et tout
le pays la loue.
Il est évident que ce djâtaka est bien celui dont la scène finale est sculptée
sur le stoupa de Bharhout. La seule différence, — insignifiante, — c'est que,
dans le récit tibétano-indien, il y a six coffres et non quatre seulement.
Le djâtaka du Sud, qui correspond à ce djâtaka du Nord (1), a les quatre
coffres du bas-relief, et il rapporte, bien que très sommairement, une cir-
constance sous-entendue dans l'autre djâtaka : l'héroïne, qui se nomme ici
Amarâ, fait empoigner, à leur arrivée chez elle, les quatre « sages » (ou pan-
dits), conseillers du roi, les fait complètement raser et enfin, après les avoir
torturés, les fait roulerchacim dans un paillasson (version singhalaise : enfer-
mer dans un sac de sparterie), et porter au palais du roi. Mais ce djâtaka du
Sud complique et embrouille le récit en le mêlant à une longue et assez peu
intéressante histoire de quatre joyaux du roi que les quatre pandits, envieux
de la faveur dont Mahosadha jouit auprès du roi, font porter subrepticement
chez leur rival, pour l'accuser d'avoir volé ces joyaux : la femme de Mahosa-
dha trouve moyen de confondre les pandits, comme accusateurs, après les
avoir préalablement bafoués, comme galants ; car ils cumulent les deux
rôles.
Dans le djâtaka du Sud, et probablement aussi dans le djâtaka du Nord,
il semble que Vencoff renient ait lieu par pure violence. Il n'en est pas ainsi
dans un autre conte indien, dont on possède deux rédactions du xi*^ siècle
de notre ère, mais qui est beaucoup plus ancien : là, l'héroïne emploie la ruse
pour arriver à ses fins, ce qui est plus conforme à son caractère.
Le résumé que nous allons donner de ce conte des recueils des Cachemi-
riens Somadeva et Kshemendra montrera qu'ici, pas plus que dans le djâtaka
(1) Voir l'avant-dernière note. — 11 a été publié une traduction anglaise, d'un
djâtaka en langue singhalaise, à peu près identique, pour cet épisode, au djâtaka
pâli (T. B. Yatawara, The Malw Ummagga Jâtaka, Londres 1898).
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 459
du Sud, le thème n'a conservé sa simplicité primitive. L'introduction dans
le récit d'un nouveau personnage, — un dépositaire qui nie un dépôt à lui
fait, — amène dans la structure du conte des modifications profondes (1) :
La belle Oupakoshà, dont le mari, Vararoutchi, est parti pour aller dans
l'Himalaya gagner par ses austérités la faveur du dieu Siva, a fait vœu, au
moment de la séparation, de se baigner tous les jours dans les eaux sacrées
du Gange. Un jour, en retournant vers sa maison, elle rencontre successive-
ment le ministre du roi, le pourohita (chapelain du roi) et le Grand Juge, qui
veulent la retenir par la force. Pour leur échapper, elle donne à chacun d'eux
rendez-vous chez elle, pour la première, la seconde et la troisième des quatre
« veilles » de telle nuit. Puis elle envoie une servante demander un peu d'ar-
gent à un marchand, nommé Hiranyagoupta, entre les mains duquel Vara-
routchi, à son départ, a déposé toute sa fortune. Le marchand vient lui-
même et, comme elle n'a pas de témoin pour prouver le dépôt, elle se voit
forcée, par les exigences du marchand, de lui donner rendez- vous pour la
quatrième veille. — Elle fait alors préparer par ses servantes une mixture
de noir de fumée, d'huile et de parfums, et fait fabriquer, par un menuisier,
un grand coffre avec fermeture.
A la première veille de la nuit fixée, le ministre se glisse dans la maison.
Oupakoshà lui dit qu'il faut d'abord prendre un bain, et les servantes l'em-
mènent dans une petite pièce obscure où, sous prétexte de le masser, elles
l'enduisent de l'onguent noir. Elles sont encore à le frictionner quand, à la
seconde veille, arrive le pourohita. Les servantes en avertissent le ministre et,
pour le cacher, le font entrer dans le coffre. — Le pourohita et le Grand
Juge ont la même aventure et tous les deux vont rejoindre le ministre dans
e coffre.
A la quatrième veille, le marchand se présente. Oupakoshà le reçoit dans
(1) Le recueil de Kshemendra intitulé Brihatkathdmanjarî, la « Poignée », le
« Bouquet », 1' « Eclogue de la Grande Histoire », est un abrégé versifié en sanscrit
de la Brihatkathâ, la « Grande Histoire », le « Grand Récit », de Gounâdhya, recueil
célèbre de contes, écrit en prose et en langue vulgaire (prâkrit), qu'ont vanté, au
vi^ et au vii<^ siècle de notre ère, les écrivains indiens Soubandhou, Bâna, Dandin,
et qui est aujourd'hui disparu. (Il n'existe que des traductions partielles du recueil
de Kshemendra en une langue européenne ; M. Sylvain Lévi a traduit notre conte
dans le Journal Asiatique, 1885, II, p. 461 seq.) — Le recueil de Somadeva, le
Kathâ Sarit Sâi^ara (V « Océan des Fleuves de Contes »), a été, comme celui de
Kshemendra, rédigé en vers sanscrits d'après la Brihatkathâ, mais à une époque du
xi^ siècle un peu postérieure. M. G. H. Tawney a traduit en anglais l'ouvrage
dans son entier (Calcutta, 1880-1884). Les cinq premiers Livres (cinq sur dix-huit)
avaient déjà été traduits en allemand une vingtaine d'années auparavant, par
Hermann Brockhaus (Leipzig, 1843). Le conte que nous allons étudier figure au
chapitre iv du Livre I.
Ce conte existait-il déjà dans le recueil primitif de Gounâdhya ? Quand on sait
combien est peu fixe, dans sa transmission, le contenu de ces recueils indiens (et
de tous les recueils orientaux analogues), auquel les diverses recensions ajoutent
des contes (ou en retranchent) sans aucune gène, on ne peut se prononcer ; mais,
ce qui est certain, c'est que les Cachemiriens Kshemendra et Somadeva ont trouvé
leur histoire de la belle Oupakoshà dans la recension en langue pràkrite de la Brihat-
kathâ qui avait cours au xi*' siècle dans le pays de Cachemire. La suite de nos inves-
tigations fera voir que cette forme de notre thème, avec toutes ses particularités,
existait dans l'Inde bien avant ce xi<= siècle.
460 ÉTUDES FOLKLORIQUES
la chambre où est le coffre et lui dit de lui rendre le dépôt fait par son mari.
Croyant être seul, le marchand répond : « Je t'ai déjà dit que je te rendrai
ce dépôt. » Alors, se tournant vers le coffre, Oupakoshà dit : « Vous entendez,
ô dieux domestiques, ce que dit Iliranyagoupta. » — Le marchand est invité,
comme les autres, à prendre un bain, frictionné à outrance avec l'onguent
noir et mis à la porte au moment où le jour se lève. Noir des pieds à la tête,
à peine vêtu d'un haillon, il est reconduit chez lui par les chiens, qui aboient
et le mordent.
Le matin même, Oupakoshà se rend à l'audience du roi et fait sa plainte
contre le marchand qui ne veut pas lui restituer le dépôt. Le roi fait venir
le marchand, qui nie. Alors Oupakoshà déclare qu'elle a des témoins, les
dieux domestiques que son mari a mis dans un coffre et qui ont entendu le
marchand reconnaître sa dette. Elle fait venir le coffre et dit : « Rapportez
fidèlement, ô dieux, ce qu'a dit ce marchand. Autrement, je vous brûle à
l'instant avec le coffre. » Aussitôt trois voix sortent du coffre et confirment
les affirmations d' Oupakoshà.
Le marchand, confondu, confesse sa faute", et le roi, ayant fait ouvrir le
coffre et reconnu à grand'peine, dans trois masses noires, les trois hauts digni-
taires, éclate de rire. Il se fait raconter toute l'histoire par Oupakoshà, qu'il
comble d'honneurs et de richesses, et il bannit les trois tristes personnages.
Un conte arabe à peu près inconnu, — car la traduction allemande qui en
a été faite se cache dans une publication très peu répandue (1), — donne un
pendant à cette histoire. Les seules différences sont les suivantes :
— L'héroïne, Djamîla, est veuve, et non séparée momentanément de son
mari ;
— Le dépositaire infidèle, à qui la vue de Djamîla a fait, pour ainsi dire,
perdre l'esprit, n'est pas un marchand, mais un « homme pieux » (singulière
et peu primitive désignation du personnage), ami du défunt mari ;
— Les trois personnages auxquels Djamîla donne rendez-vous pour la
même nuit que 1' « homme pieux », sont le chambellan du roi, le chef de la
garde royale et le kâdî ; ici, Djamîla est allée les trouver pour les prier de
lui obtenir une audience du roi, au sujet de sa réclamation contre le déposi-
taire infidèle ;
— Ce n'est pas dans un coffre que les trois premiers galants sont invités
à se cacher ; c'est dans une armoire à trois compartiments (avec porte et ser-
rure à chacun), que Djamîla a fait faire tout exprès ;
— Rien absolument de l'onguent noir, ni d'autre moyen employé pour
rendre les galants ridicules (trait qui pourtant fait bien partie du thème,
car il figure non seulement dans Somadeva et Kshemendra, mais aussi dans
les deux djàtakas, où l'héroïne fait raser aux ministres cheveux et barbe) ;
— Rien non plus (et cela va sans dire chez un auteur musulman) des
« dieux domestiques » qui doivent témoigner. Djamîla invoque le témoigna-
gnage d' « une armoire qui est chez elle », et, l'armoire ayant été apportée
devant le roi, elle frappe dessus et dit : « Témoigne, armoire, dans la vérité,
ce que tu as entendu ; si tu ne le fais pas, je jure, par Allah, de te livrer au
feu. »
(1) Germanistische Abhandliinf;en,Xli<^ livraison (Breslau, 1896), pp. 37 seq. —
— C'est feu Siegmund Fraenkel, alors professeur à l'Université de Breslau, qui a
découvert et fait connaître ce document important.
i
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 461
Ces quelques détails suffisent, ce nous semble, pour montrer que ce conte
arabe est un arrangement musulman d'un conte indien, analogue à celui
que Somadeva et Kshemendra ont versifié au xi^ siècle, d'après une recen-
sion cachemirienne de la vieille Brihatkathâ. Or, ce n'est pas après le xi^ siè-
cle, c'est auparavant que le conte arabe a été rédigé ; il fait partie d'un
ouvrage, le Kitâb al mahâsin waladdah, dont on place la rédaction entre le
milieu du ix® siècle et le milieu du x^ (1).
Ainsi le conte indien qui, à sa sortie du pays d'origine, avait déjà, plus
que probablement, fait une halte, peut-être assez longue, en Perse, avant
d'arriver chez les Arabes, était acclimaté chez ces derniers un ou deux siècles
au moins avant la naissance des écrivains cachemiriens Somadeva et Kshemen-
dra. On voit si nous avions raison de faire remarquer qu'il est beaucoup plus
ancien que le xi'' siècle (2).
Dans un conte analogue des Mille et un Jours, que Pétis de la Croix a tra-
duit du persan (ou peut-être du turc) au commencement du xviiie siècle (3),
reparaissent, au lieu du coffre unique ou de l'armoire, les coffres (trois coffres
ici) du bas-relief de Bharhout. Le passage du témoignage présente de fortes
(1) Feu Van Vloten a publié, en 1898, à I.-eyde, le texte arabe de ce Kiidb al
mahâsin waladdah (dont le !i re, dans le français quelque peu néerlandais de l'édi-
teur, signifie Le Livre des Beautés et des Antithèses). — S. Fraeniiel qui, deux ans
auparavant, tirait son conte d'un manuscrit de cet ouvrage à lui procuré par Van
Vloten, n'hésitait pas à accepter l'attribution qui a été faite du livre à un auteur
arabe bien connu, Al-Djahiz, mort vers l'an 869 de notre ère. Un arabisant distin-
gué, notre ami M. Gaudefroy-Demonbynes, a bien voulu nous conseiller de lire,
avant de nous engager à la suite de Fraenkel, l'Introduction que Van Vloten a
mise à son édition-. Il résulte, en efïet, des observations du savant hollandais que
l'attribution du Kitâb al mahâsin à AI-Djahiz doit être rejetée et que, par consé-
quent, on ne peut fixer d'une manière certaine au ix"^ siècle la date de ce livre (et,
en même temps, celle du conte de la Belle Djamila). Mais il ne s'ensuit pas, toujours
d'après Van Vloten, que le Kitâb al mahâsin, — et particulièrement la seconde par-
tie de ce livre (pp.-l 81 seq.), celle à laquelle appartient le conte, — soit d'une époque
beaucoup plus récente que le ix^ siècle. Cette seconde partie contient, paraît-il,
certains passages semblant indiquer qu'elle aurait été empruntée à un auteur dont
l'époque remonterait jusqu'au khalifat du Motawakkil (847-861), c'est-à-dire jus-
qu'au milieu du ix«' siècle. Et Van Vloten s'arrête à cette supposition finale que la
« source » de tout le livre (F'' et 2>i8 partie) devrait être placée entre le khalifat de
Motawakkil (847-861) et celui de Moqtadir (902-932), c'est-à-dire entre le milieu
du ixe siècle et la troisième décade du x«.
(2) Un conte très voisin du vieux conte arabe se raconte, encore aujourd'hui, en
Mésopotamie ; nous le rencontrons parmi les seize contes syriaques, la plupart
très intéressants, qu'a mis par écrit, en 1880, un prêtre chaldéen, demeurant dans
le voisinage de Mossoul (Mark Lidzbarski, Geschichlen und L.ieder ans der neu ara-
mceischen Handschriften der Kœniglichen Bibliothek zu Berlin. Weimar, 1896,
pp. 188 et 263). Dans ce conte syriaque, l'héroïne n'est pas veuve ; son mari est
en pèlerinage, comme le mari d'Oupakoshâ est à faire de l'ascétisme dans l'Hima-
laya ; — ce n'est pas à un « homme pieux », mais à un juif (correspondant au >i mar-
chand » du conte indien) qu'elle a déposé les trois cents pièces d'or que son mari lui
a laissées en partant ; - — les trois galants à qui elle est allée conter son affaire de
dépôt, sont le kâdî, le moufti et le nâkib (doyen des descendants du prophète) ; — •
l'afi'aire du dépôt est portée devant un pacha et non devant un roi.
(3) Mille et un Jours, édition du Panthéon littéraire (Paris, 1838), p. 130 seq. :
Histoire de la Belle Arouya. — Pour l'origine des contes de ce recueil, voir Victor
Chauvin, Bibliographie des auteurs arabes, fascicule IV (1900), p. 125.
462 ÉTUDES FOLKLORIQUES
lacunes et altérations sur lesquelles nous ne pouvons nous arrêter dans cet
exposé, où nous ne voulons qu'indiquer nettement les grandes lignes.
Peut-être s'est-on demandé si c'est l'arrangeur arabe qui a eu l'idée de
l'armoire à compartiments. Pour notre part, nous croyons que le conte lui
est arrivé de l'Inde, déjà tout arrangé sur ce point, témoin la tradition orale
hindoue : dans un conte recueilli à Dinadjpoùr (Haut-Bengale) (1), l'héroïne
fait aussi enfermer les quatre galants dans une armoire à quatre comparti-
ments, et dit ensuite à ses serviteurs de porter cette armoire au bazar, où
elle est mise en vente. — Même marche générale du récit dans un autre
conte indien, provenant du Bas-Bengale (de Calcutta) (2), qui a conservé le
trait primitif des quatre grands coffres, placés dans quatre chambres sépa-
rées. Ces coffres, avec leur contenu, sont, ici comme dans l'autre conte ben-
galais, portés au marché et offerts aux fils des galants qu'après leur dispa-
rition l'on cherche partout (3).
Il est à remarquer que, dans les deux contes bengalais, le thème a subi
une modification importante : les coffres ou l'armoire sont mis en vente,
ils ne sont pas portés devant le roi, — et pour cause, car le roi est un des
quatre galants pris au piège.
Dans un conte appartenant à une des recensions du recueil arabe VHis-
toire de Sindbâd ou les Sept Vizirs (4), un roi joue aussi un rôle des moins
honorables, et là aussi, il y a l'armoire à compartiments (superposés). Tout
est déplaisant dans ce conte, qui est un remaniement destiné à prendre
place parmi des histoires peu édifiantes sur les « ruses des femmes ». L'hé-
roïne n'est plus une honnête femme, qui se défend comme elle peut ; c'est
une rouée qui, pendant une absence prolongée de son mari, veut obtenir un
ordre de mise en liberté pour son amant, qu'elle prétend être son frère et qui
a été emprisonné à la suite d'une rixe. Pas de mise en vente de l'armoire : la
femme s'enfuit avec son amant délivré, elnportant les riches vêtements des
galants et fermant à clef la porte de sa maison, que les voisins se décident
à enfoncer le lendemain.
Il faut noter qu'une autre recension des Sept Vizirs (5) ne met pas le roi
parmi les galants, et, après la fuite de la femme, l'armoire est portée au
palais, comme les coffres dans les vieilles et bonnes formes indiennes ; le roi
la fait briser et y trouve ses fonctionnaires honteux et confus.
Un conte persan du Bahar Danush (6) donne une forme non remaniée du
(1) Indian Antiquary, année 1880, p. 2 seq.
(2) Miss M. Stokes, Indian Fairy Taies (Londres 1880), n° 28.
(3) Encore une vente, une vente à l'encan, d'une armoire à trois compartiments
superposé.*, dans un conte arabe, recueilli sur l'emplacement de Babylone, par
l'assyriologue bien connu, M. Bruno Meissner (?>euarabische Geschichten aus dem
Iraq, Leipzig, 1903, n° 13), et l'acquéreur est fort surpris de trouver dans l'armoire
le kàdî, le pacha et le moufti.
(i) Sur les Sept Vizirs, voir V. Chauvin, op. cit., fasc. VIU, pp. 11-12. — La
recension en question a été insérée dans certains manuscrits des Mille et une Xuits :
le cont.e qui va être résumé est le dix-septième (Henning, traduction allemande
des Mille et une Xuits, X., p. 192) .
(5) René Basset, Deux manuscrits d'une version arabe inédite du recueil des Sept
Vizirs (Journal Asiatique, juillet-août 1903 ; pp. 38-39 du tiré à part).
(6) Bahar Danush, or Garden of Knowledge , translated from the Persic of Einaiut
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 4é3
conte des Sept Vizirs et de sa variante. C'est également pour obtenir la déli-
vrance d'un prisonnier, mais d'un prisonnier innocent et dont elle est la femme
légitime, que la belle Gobera, contrainte et forcée, donne rendez-vous au
kauzi (juge) et au kotwal (cbef de la police). Ici, ces deux hauts personnages
se réfugient, l'un dans une grande jarre, l'autre dans un coffre, et, le lende-
main. Gobera fait porter jarre et coiïre à l'audience du sultan, qui punit sévè-
rement les deux fonctionnaires et ordonne de mettre le prisonnier en liberté.
Affaire en justice aussi, dans un conte du district indien du Bannoù, mais
simple procès soutenu par un pauvre teinturier, dont la femme, la belle et
honnête Fatima, fait des démarches auprès du kazî, du kolaal, du vizir et du
roi ; finalement, elle enferme à clef les quatre galants dans sa maison (com-
parer les Sept Vizirs). — Par ce conte, se trouve plus étroitement relié à
l'Inde ce groupe de variantes (1).
Nous indiquons, en note, divers contes dans lesquels le thème a subi des
déformations qui le faussent complètement (2).
Oollah by Jonathan Scott (Shrewsbury, 1799), tome III, Appendir, pp. 282-28i). La
rédaction de l'ouvrage est de l'an 1650 de notre ère ; mais l'auteur dit tenir son
sujet d'un brahmane de l'Inde, c'est-à-dire probablement qu'il a tiré de la litté-
rature indienne la matière de son livre.
(1) Le Bannoû, actuellement district de la province indienne du Pendjab, est
arrosé par un afïluent de l'Indus, le Kurm, et habité par une population qui, en
majeure partie, est de même race et de même langue que celle de l'Afghanistan. —
Relevons encore, dans ce conte du Bannoù (S. S. Thorburn, Bannu, or Our Afghan
Frontier, Londres, 1876, p. 214), un petit trait qui confirme notre thèse de la migra-
tion de la plupart des cariantes indiennes avec leurs petits détails, et non pas seule-
ment des thèmes généraux. Le roi, convoqué le dernier, ayant frappé à la porte :
« Mon mari ! » crie Fatima, et elle dit au vizir, qui vient seulement d'arriver, de
s'agenouiller auprès de la vache et de faire le veau qui broute. — Dans un conte
arabe de Damas (J. Oestrup, Contes de Damas, Leyde, 1897, n° 8), la femme enve-
loppe le moufti d,'une peau de mouton, et il bêle.
(2) Au xni« siècle, le plus grand poète du mysticisme panthéistique de l'isla-
misme persan, Djelàl ed-dîn Roùmi (1207-1273), insérait, dans son poème diJac-
tique le Mesnevi (le « poème à double rime », chaque demi-vers rimant avec l'autre),
l'histoire suivante (Masnavi i Ma'navi, traduit et abrégé par E. H. Winfield,
Londres, 1887, pp. 32 4-325) : Un nain très pauvre, qui a une belle femme, dit à
celle-ci de chercher à prendre dans ses filets quelque homme riche, « de façon,
ajoute-t-il, que nous puissions lui extorquer de l'argent ». La femme se rend donc
à l'audience du qâzi, sous prétexte d'une plainte à déposer, et elle fait si bien que
le qâzi lui demande un rendez-vous pour la prochaine nuit. Dans le Mesnevi aussi,
le nain frappe violemment à la porte, et le qâzi se réfugie dans un grand cofïre, que
le nain fait porter au bazar pour le mettre en vente. Pendant le trajet, le nain ren-
contre le « Député », qui achète le coiïre cent dinars, et le qâzi est tiré d'affaire.
L'année d'ensuite, la femme essaie de nouveau de le séduire, mais il lui dit : « Va-
t-en ! je ne tomberai pas une seconde fois dans le panneau ». Cette fin, évidemment,
a été ajoutée par l'auteur persan comme motif à réflexions.
Une déformation analogue du thème se rencontre dans un conte populaire du
Turkestan chinois, qui a été recueilli par M. F. Grenard, d'après la rédaction d'un
molla de Khotan, et publié dans le Journal Asiatique (9<= série, t. XIII, 1899, pp. 308
seq.). C'est délibérément qu'une femme très rusée donne rendez-vous à plusieurs
riches individus devant lesquels elle a fait la coquette, et cela pour les dépouiller
de ce qu'ils ont sur eux, avec l'aide de son mari, très simple d'esprit, à qui elle a fait
la leçon. Pas de coiïre ; les galants sortent de la maison nus comme vers.
464 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Dans les Mille et une Nuits, notre histoire devient un conte à tiroirs. Les
quatre galants, affublés par l'honnête femme de costumes grotesques et
enfermés chacun dans une chambre, sont présentés successivement au mari,
avec qui tout à été concerté, comme des bouffons très amusants : cliacun à
son tour est forcé de danser jusqu'à épuisement et de raconter une histoire
plaisante (1).
Nous passons maintenant à quelque chose de bien caractérisé, à des contes
indiens qui, on le verra plus loin, font lien entre les deux branches de notre
famille de contes.
Le premier de ces contes a été recueilli par M. W. Crooke dans l'Inde du
Nord (district d'Etah, dans la province d'Agra) (2) :
Une belle et honnête femme est courtisée par un vizir. Celui-ci dit un jour
au roi que le mari est en état de rapporter de la forêt l'oiseau Hangtàtiya, un
oiseau que personne n'a jamais vu et que le roi désirerait beaucoup avoir.
Le jeune homme reçoit l'ordre de rapporter l'oiseau dans le délai d'un mois.
Quand du palais il rentre à la maison, sa femme lui dit que le vizir veut se
débarrasser de lui : « Il ne faut point partir ; cache-toi et j'aurai plus de
malice que le vizir. »
Avant toute autre chose, elle fait creuser par son mari un trou assez pro-
fond dans la chambre de derrière et y fait verser plusieurs jarres de mélasse
(nous sommes dans le pays d'origine de la canne à sucre) ; puis elle fait
acheter du coton non travaillé, mais teint de diverses couleurs (l'Inde est
aussi la patrie du cotonnier), et elle étend une bonne couche de ce coton sur
une grande pièce d'étofïe. Alors, elle donne rendez-vous au vizir. — Celui-ci
étant arrivé, voilà qu'on frappe à la porte. « Ah ! ce doit être mon mari, qui
rapporte l'oiseau Rangtâtiya ! » Le vizir supplie la jeune femme de le
cacher ; elle le fait entrer dans la seconde chambre, où il tombe aussitôt dans
le trou à mélasse. Elle l'en retire et, comme il la prie de l'essuyer, elle l'enve-
loppe de la pièce d'étoffe couverte de coton bigarré, et tout ce coton reste
collé sur le corps du vizir. Alors, elle crie à son mari : « Voilà l'oiseau Rangtâ-
tiya. » Le singulier oiseau est présenté au roi. « Versez de l'eau sur lui, dit
le jeune homme, et vous verrez comme ses couleurs seront plus belles. » On
Dans les contes arabes de Babylone et de Damas, cités dans de précédentes notes,
la femme donne rendez-vous à certains gros personnages qui ont joué un mauvais
tour à son mari, et elle trouve ainsi moyen de le venger.
(1) Les quatre histoires intercalaires se trouvent tout au long dans la traduction
allemande de Henning (XXIV, pp. 113 seq.), qui traduit complètement ici le texte
arabe du manuscrit Wortley-Montague, actuellement conservé à Oxft)rd, le seul
manuscrit des Mille et une jSuits donnant ce conte de La Dame du Caire et ses quatre
galants (voir, sur ce manuscrit et sur ce conte, intercalations comprises, la Biblio-
graphie des auteurs arabes de M. Victor Chauvin, fascicule IV, Liège, 1900, pp. 206,
20/ (4) et p. 183 ; et fa.scicule VI, 1902, n°» 185, 333, 335, 336, 338). — La traduc-
tion allemande dite de Breslau (1825) se borne à indiquer ce trait des histoires
racontées, sans en rapporter aucune (tomes XI, pp. 279 seq., et XIII, p. 30'i). La
Bibliographie des auteurs arabes, d'ordinaire si exacte, a mis, par erreur, dans son
Résumé des contes des Mille et une Auits (fascicule VI, n° 185), comme renvois à la
traduction de Breslau : XI, p. 192, et XIII, p. 312. — Nous aurons à revenir, plus
loin, sur le manuscrit Wortley-Montague et sur la traduction allemande de Breslau.
(2) Norlh Indian Notes and Queries, février 1895, n° 428.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 465
verse l'eau ; tout le colon se détache et l'on reconnaît le vizir. Le roi rit et,
quand on lui a raconté l'histoire, il destitue le vizir et met le jeune homme
à sa place.
Dans un autre conte indien, — celui de la région du llaut-lndus qui nous
a déjà fourni plusieurs contes et légendes (1), — c'est également un vizir qui
conseille à un roi d'envoyer le mari de la belle jeune femme chercher quelque
chose d'impossible à trouver :
Un jour que le brave garçon est devant le roi, il voit celui-ci et son vizir
rire ; il croit bien faire de rire aussi. « De quoi ris-tu ? dit le vizir. — De
rien. — Qu'est-ce que rien ? Vsl chercher rien et rapporte-ie ; c'est l'ordre
du roi. » Le jeune homme rentre à la maison, la tète basse. Sa femme lui dit
qu'elle se charge de l'affaire Elle fait d'abord maçonner, dans deux cham-
bres contiguës, deux cuves à fleur de sol, qu'elle fait remplir, l'une de colle
gluante, l'autre de plumes de toute espèce d'oiseaux ; puis elle dit à son
mari d'annoncer au roi qu'il va chercher le rien demandé. Le roi, le sachant
parti, va frapper pendant la nuit à la porte de la jeune femme ; mais, pres-
que aussitôt, le mari frappe lui-même en criant qu'il revient chercher ses
armes. Frayeur du roi : où se cacher ? La jeune femme ouvre la première
chambre ; le roi s'y précipite et tombe dans la colle gluante. La jeune femme
l'en tire et le fait entrer dans l'autre chambre, où il tombe dans la cuve aux
plumes. Alors, elle ouvre la porte de la maison à son mari et lui dit qu'elle
a trouvé le Rien, « ni homme, ni oiseau ». Le jeune homme conduit au palais
cet être étrange, sans savoir ce qu'il est. Cette aventure dégoûte pour tou-
jours le roi de rien tenter auprès de la jeune femme, et les deux époux vivent
en paix.
Enfin, da-ns un conte du Haut-Bengale (encore de Dinadjpoûr) (2), où
nous retrouvons les quatre galants, — kotwal (chef de la police), conseiller
du roi, premier ministre et roi lui-même, — quand le kotwal, arrivé le pre-
mier et entendant frapper, demande où il pourra se cacher, la jeune fille
(ici, c'est une jeune fille) l'enduit du haut en bas de mélasse et le couvre
ensuite de coton ; puis elle l'attache près de la fenêtre. Le roi, à son arrivée
demande ce qui est ainsi attaché. « Oh ! répond la jeune fille, c'est un jeune
râkshasa (ogre). >' Le kotwal, à ces mots, fait un bond, et le roi, craignant
d'être mangé, détale, et les deux autres galants aussi, suivis du kotwal.
Le conte bengalais offre, comme on voit, une assez amusante modification
d'un trait du conte du Bannoû et aussi du conte arabe de Damas : de l'inof-
fensif veau ou mouton (voir une des notes ci-dessus) l'on a fait un être
terrible.
Quant au conte du district d'Etah et à celui du Haut-Indus, ils sont inté-
ressants en ce que, dans ces contes appartenant à la première branche, se
constate une infiltration d'un des éléments de la seconde. Le vizir et le roi
ne se réfugient pas (selon la formule de la première branche) dans un coffre
fermant à clef ; ils tombent dans un trou (ce qui est un trait de la seconde
branche). Mais ce trou n'est pas une cave, où il leur faudrait demeurer pri-
(1) Ch. Swynnerton, op. cit., p. 195 seq.
(2) /ndtan J«nçwa/-î/ II, 1873, p. 379 seq.
30
466 ÉTUDES FOLKLORIQUES
sonniers (comme cela a lieu dans la seconde branche) ; c'est une simple cm'e,
d'où ils suilironl revêtus d'une enveloppe grotesque, et, sous cette enve-
loppe (qui tient lieu du cotTre), ils seront amenés, — le roi lui-même aussi
bien que le vizir, — au palais du roi .
Nous arrivons, après ce long voyage, en Europe, dans la France du moyen
âge, où notre conte, devenu l'histoire de Constant du Hamel et de sa femme
Isabeau, a pris place parmi les fabliaux du xiii'^ siècle (1).
Là encore, nous sommes tout à fait en pays de connaissance. Ce que nous
rencontrons, ce n'est pas seulement ce qu'on peut appeler les traits généraux
du thème indien : Isabeau en butte aux obsessions des trois gros personnages
du village ; puis les galants, qu'elle a convoqués à trois heures successives,
effrayés quand ils entendent frapper à la porte, et finalement bafoués. Ce
que nous rencontrons, ce sont des traits bien spéciaux, appartenant à des
sous-thèmes, indiens eux aussi, et, ce qui est curieux, parfaitement distincts.
Ainsi, quand chacun des galants arrive, Isabeau le fait « enz el baing en-
trer », et, quand on frappe, le galant court, de la baignoire, se réfugier dans
un tonneau où, dit la dame.
Il n'y a rien que plume mole.
Les trois étant dans le tonneau, le mari feint une grande colère :
« Par le cueur bien, et qu'est ceci ?
« Qui a cest tonnel emplumé
« Là où je dois mettre mon blé ?
« Par le cueur bien, je l'ardrai jà. »
Lors prent le feu, se li bouta
Et la plume prist à brusler.
Le tonnel fist jus roeler.
Les trois galants sortent, comme ils peuvent, de cette prison roulante et
s'enfuient, « de plume enclos », poursuivis par les chiens du village.
Il n'est pas difficile de reconnaître qu'il y a là une combinaison, plus ou
moins heureuse, du sous-thème des cofjres (ou du cotîre unique), dans lequel
l'honnête femme des djâtakas enferme les galants, avec le sous-thème de la
cuve aux plumes que présente le conte du Haut- Indus.
On relèvera aussi, dans Constant du Hamel, le trait du hain, qu'Isabeau,
comme l'Oupakoshà de la vieille Dn'hatkalhâ, fait prendre aux galants.
Mais combien l'original indien est mieux motivé sur ce point ! Le bain, dans
la Brihatkathû, préparait parfaitement le massage à l'onguent noir qui devait
ridiculiser les galants ; il ne prépare pas du tout la transformation des trois
persécuteurs d'isabeau en étranges êtres emplumés. Cette eau claire, em-
ployée dans le conte indien du district d'Etah, a fait tomber le coton bigarré
que la mélasse a collé sur le corps du vizir, comment pouvait-elle faire tenir
les plumes sur le corps des galants du fabliau ? et cela, de telle façon que
Tuit estoient de plume enclos :
Il n'y paroit ventre ni dos.
Teste, ne jambe, ne costé,
Que tuit ne fussent emplumé.
(1) A. de Montaiglon et Raynaud, Recueil f;rnérnt et complet des jabliaux, t. IV,
p. 166 seq.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 467
Le trait de la cui'c à mélasse ou à colle gluante, qui rendait vraisemblable,
matériellement possible, l'aventure du vizir ou du roi des contes indiens,
ayant disparu du fabliau, rinvraisemblance, l'impossibilité matérielle de
l'histoire saute aux yeux (1).
C'est donc par les récits indiens qu'il faut commenter, compléter Constant
du Hamel, et aussi réduire à sa juste valeur tel trait dans lequel on pourrait
chercher un reflet des mœurs du moyen âge. U anticléricalisme du fabliau,
avec le rôle odieux qu'il donne au « prêtre » du village, lequel fait trio avec
le « prévôt » et le « forestier », est tout indien, tout oriental : on se rappelle
le pourohita, le « chapelain du roi », de la Brihatkathâ, le moufti des contes
arabes.
M. J. Bédier, dans son livre Les Fabliaux, a étudié jadis (en 1893) ce
fabliau de Constant du Ilamcl, en lui appliquant son hypercriticisme (2).
On sait comment Gaston Paris a, dans cette revue même, résumé les
thèses générales de son futur successeur au Collège de France, thèses aux-
quelles il ne s'est, du reste, jamais laissé prendre (3) :
— « 1° Quand un conte existe en Asie et en Europe, il peut tout aussi
bien s'être propagé d'Europe en Asie que vice versa ;
— « 2° Il n'y a 'aucun moyen de savoir ce qu'il en est ;
— « 3° Il n'y a aucun intérêt à le chercher. »
M. Bédier, dans son système, n'a pas même entrevu, — peut-être, jusqu'à
un certain point, était-il excusable, il y a dix-huit ans, — l'action de ces
grands courants qui, déterminés par des événements historiques, par des
états de choses historiques, ont emporté les contes de l'Inde vers les quatre
points de l'horizon, courants qu'en réfutant ce même M. Bédier, nous consta-
tions dès cette époque (4).
Quant au point spécial de Constant du Hamel (5), M. Bédier apprend à ses
(1) Dans un conte hessoisde la collection Grimm (n° 38), l'héroïne, pour se traves-
tir en oiseau bizarre, commence par se mettre dans un tonneau où il y a du miel ;
puis elle éventre im lit de plume et s'y roule... A la bonne heure ! — Si l'on voulait
montrer en détail, à propos de ce passage de Constant du Hamel, à quoi l'on arrive
en combinant plusieurs sous-thèmes, vaille que vaille, il faudrait encore se deman-
der comment il était possible aux trois galants, empilés dans le tonneau, de se cou-
vrir entièrement de plumes, de ces plumes auxquelles, par-dessus le marché, Cons-
tant du Hamel met le feu. Invraisemblances sur invraisemblances !
Un Meistersang, composé par Hans Sachs en 1531, et dont M. Johannes Boite
donne le texte dans son édition du NachtbilcJdeiti de Valentin Schumann (Stutt-
gart, 1893, pp. 374 seq.), ne met dans le tonneau rempli de plume qu'un seul per-
sonnage ; mais, la chose ayant eu lieu après un bain de simple eau claire, la trans-
formation du galant en être emplumé ne se comprend pas mieux que dans le fabliau
du XIII'' siècle. Encore ici, la forme indienne primitive a été altérée.
(2) f* édition, p. 411-413 (aucune modification dans la 2'1'= édition).
(3) Romania, XXXI (1902), p. 143, note 2.
(4) Compte rendu du troisième Congres scientifique international des Catholiques,
tenu A Bruxelles, du 3 au 8 septembre 1894. 8" section. Anthropologie : Emmanuel
Cosquin, Les Contes populaires et leur origine. Dernier état de la question, p. 248 seq.
(Bruxelles, 1895). — Le tirage à part de ce mémoire se trouve à la librairieH. Cham-
pion. — 11 est en tète du présent volume.
(5) Le bref examen auquel nous allons procéder ne fait pas double emploi avec
les considérations, — très justes, malgré certaines lacunes dans la documentation,
— que M. Pietro Toido a publiées sur le mêqie sujet dans la Romania [loc. cit.).
468 ÉTUDES FOLKLORIQUES
lecteurs que ce « fabliau est représenté en Orient », en tout et pour tout,
« par un conte des Mille et une Nuits », le conte à tiroirs que nous avons
résumé plus haut et que M. Bédier cite d'après un ouvrage de seconde
main (I).
On ne constatera pas sans étonnement que M. Bédier, traitant ex professa
de Constant du Hamel, ne connaît, de tous les contes déjà publiés en 1893
(on a vu les dates des ouvrages cités plus haut), qu'un dos contes les moins
intéressants, et ne le connaît que tripatouillé par un liltérateur polisson.
M. Bédier ajoute : « Ce conte arabe (des Mille et une Nuits) peut-il pré-
tendre à remonter jusqu'à l'Inde ? Je V ignore et j'en doute. » Auparavant déjà
;^p. 115), il avait dit qu' « il n'est pas prouvé que Constant du Hamel ait ja-
mais vécu dans V Inde, ni antérieurement au XIII^ siècle ».
Ces M doutes >: soi-disant scientifiques ne paraissent-ils pas assez étranges,
aujourd'hui que, grâce à tout un ensemble de recherches convergentes, le
fabliau de Constant du Hamel se découvre à son rang, comme rameau assez
mal venu, sur une des branches de cet arbre indien que, dans le jardin du
folk-lore, on peut étiqueter Llwnnvte femme et les galants ?
Et, quand M. Bédier porte le même scepticisme radical dans la question
chronologique et cherche à donner au lecteur l'impression qu'on n'arrivera
jamais à reculer au delà du xiii^ siècle de notre ère la date d'un thème de
conte que l'on peut suivre, en remontant les âges, jusqu'au ii^ ou au iii^ siè-
cle avant notre ère, notre étonnement redouble (2)...
(1) Voici ce que dit M. Bédier : « Ce fabliau est représenté en Orient par un conte
<i des Mille et une Nuits ('lOe" nuit du texte tunisien du xm» siècle) ; l'édition de
« Breslau l'a supprimé. L'analyse que je donne est faite d'après La Fleur lascive
(Oxford, 1882, p. 10), » C'est évidemment chez son anonyme d'Oxford que M. Bé-
dier a pris ses renseignements bibliographiques sur le « texte tunisien » des Mille et
une Nuits, c'est-à-dire sur le manuscrit arabe de Tunis, qui a été édité à Breslau,
en douze volumes, de 1824 à 1843 (V. Chauvin, Bibliographie des auteurs arabes
IV, Liège, 1900, pp. 12-15), et sur la prétendue « suppression » qui aurait été faite
dans cette édition. M. Bédier n'aurait pourtant pas eu beaucoup de peine à se pro-
curer la vieille et très connue traduction allemande des Mille et une Nuits, dite de
Breslau (1825) : il y aurait trouvé, dans le XI<" volume, à la 496^ Nuit, pp. 279 seq.,
le conte de La Dame du Caire et ses quatre galants. De plus, en lisant la préface de
ce XI<= volume (p. i et p. xxv), il aurait vu que tous les contes qui y sont contenus
ont été empruntés à la traduction anglaise, publiée en 1811 par Jonathan Scott,
d'un manuscrit des Mille et une Nuits (le manuscrit Worlley-Montague dont nous
avons parlé ci-dessus), qui n'est nullement le manuscrit de Tunis ; il aurait vu encore
(p. xxiv) que la Nuit 496 de la traduction allemande, — et nullement du « texte
tunisien », dans lequel on n'a pas eu à « supprimer » ce qui n'y a jamais existé, —
comprend les Nuits 453-458 de la traduction anglaise du manuscrit Wortley-Mon-
tague. M. Bédier aurait donc pu ne pas recourir à un ouvrage de seconde main
comme son livre d'Oxford, et ne pas accepter pour authentique ce que M. Chauvin
{op. cit., VI, n° 185) appelle une « version apocryphe », dans laquelle l'anonyme a
modifié, " très librement modifié », dit M. Chauvin, le texte allemand de Breslau.
Ce qw, du reste, trahit la fraude, c'est ce chiffre 496, chiiïre spécial au numérotage
du texte allemand et que l'anonyme applique au " texte tunisien », pour faire croire
que sa traduction française, à lui, aurait été faite d'après un chapitre de ce texte
tunisien, chapitre inexistant.
(2) Constatons, sans nous y arrêter, qu'en 1907, M. Bédier continuait à employer
sa méthode d'argumentation de 1893 ; mais, cette fois, il l'appliquait à une chanson
de geste, celle d'Amis et Amiles (Remania, XXXVI, 1907, p. 342, note i : « Je ne
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 469
Pour soumettre au contrôle des faits l'application du système de M. Bé-
dier au fabjiau de Constant du Hamel, nous n'avons fait appel qu'à une partie
des contes orientaux traitant le théine de V Honnête jenime et les galants, à
ceux qui appartiennent à la première branche de cette famille de contes.
Nous allons examiner ceux qui se rattachent à la seconde.
Seconde branche
La seconde branche de cette famille de contes a, comme la première, des
représentants dans la littérature du moyen âge, mais des représentants plus
fidèles que ne l'était, pour la première branche, le fabliau de Constant du
Hamel. Après un conte des Gesta Romanorum (fin du xiii^ siècle) viennent,
dans l'ordre chronologique, un épisode du roman de Perceforest (xiv^ siècle)
et un petit poème anglais, The Wrighfs Chaste Wife (xv® siècle) (1).
Nous ne reprendrons pas les résumés excellents que, dans cette revue
même, Gaston Paris a donnés de ces trois récits, ainsi que de plusieurs
contes orientaux (histoire de Devasmitâ, faisant partie, comme l'histoire de
la Belle Oupakoshâ étudiée plus haut, de la recension cachemirienne de la
Brihatkathâ, mise en vers sanscrits au xi^ siècle par Somadeva et Kshemen-
dra ; conte persan du Touti Nanieh ou Livre du Perroquet, versifié dans la
première moitié du xiv^ siècle par Nakshebî, et conte correspondant d'une
version turque, faite une centaine d'années plus tard ; enfin, conte turc, pro-
venant d'un recueil de 42 contes, sans nom d'auteur, intitulé 'Al-faradj ba'd
aj-jidda, « Joie après tristesse » (2). Ce que nous avons en vue, au sujet de
« sache pas, écrivait-il, qu'on ait découvert... le moindre (sic) parallèle, ni dans
« l'Inde, ni nulle part en Orient » : donc probabilité, sinon certitude, qu'il n'en existe
pas. — M. Bédier, qui s'est attaqué plusieurs fois à l'Introduction de nos Contes
populaires de Lorraine, n'y a pas vu (pp. xxxvii-xxxix) qu'en 1886, nous rappro-
chions d'Amis et Amiles trois contes indiens. Depuis ce temps notre dossier a
bien grossi, et peut-être faudra-t-il le publier un jour : le travail sur Amis et
Amiles dans lequel M. M. -A. Potter a présenté des objections très fondées aux thè-
ses de M. Bédier {Publications of the Modem Languages Association of America,
vol. 23, 1908, p. 371 seq.) demanderait à être fortifié par un supplémentde docu-
ments.
(1) Gesta Romanorum, éd. Oesterley (Berlin, 1872), cap. 69, p. 381 seq. — Gas-
ton Paris, Le conte de la Rose dans le roman de Perceforest (loc.cii.). — The Wrighi's
Chaste Wife, by Adam of Cobsam (Londres, 1865 ; Early Englisch Text Society).
(2) Somadeva, Kathâ Sarit Sâgara, déjà cité (trad. C. H. Tawney, I, p. 85 seq. ; —
trad. H. Brockhaus, I, p. 1371. — Kshemendra, Brihalkatltàmaniari, livre II, vers
167 et suivants du texte sanscrit, non encore traduit. (Informations prises, cette
Histoire de Devasmitâ est identique, somme toute, dans les deux écrivains indiens,
dont nous avons essayé, plus haut, d'indiquer le rôle par rapport à la vieille
Brihatkathâ). — Touti Nameh, traduction allemande de C. J. L. Iken, Stuttgart,
1822, p. 30 seq. (Cette traduction suit un abrégé qu'au xvn'' siècle, un certain
Mohammed Qâdirî a faite de l'ouvrage de Nakshebî. D'après le grand travail
comparatif, publié en 1867 par M Wilhelm Pertsch dans la Zeitschrift der Deutschen
.Morgenlandischen Geseltschafl, t. XXI, p. 505 seq., l'abrégé de Qâdirî reproduit
exactement, pour notre conte, sauf un ou deux petits détails, le texte de Nakhebî
lequel n'était pas encore traduit en 1867 et ne l'est pas davantage aujourd'hui). —
Tuii-?>ameh. Nach der tûrkischen Bearbeitung iibersetzt con Georg Rosen (Leipzig,
1858), I, p. 83 seq. — Le résumé du conte turc de Y" Al- far ad j... a été donné par
R. Koehler (loc. cit.), d'après une communication de M. Wilhem Pertsch.
470 ÉTUDES FOLKLORIQUES
tous ces contes et des quelques coules orientaux (jue nous avons à y ajouter,
(conte populaire indien du llaul-lndus, version malaise du conte persan du
Touti-Aarneh (1), sans parler des deux contes arabes de Tunis analysés ci-des-
sus), c'est de mettre bien en relief divers traits caractéristicpies, et en particu-
lier ceux qui montrent les liens de parenté existant entre les deux branches.
11 convient d'abord d'insister sur le plus important de ces traits caracté-
ristiques, lequel, à le bien considérer, rend compte des principales différences
que la seconde branche présente par rapport à la première. Dans cette
seconde branche, ce n'est pas la vue de la jeune femme elle-même qui
donne aux personnages que cette jeune femme bafouera, l'idée de leur tenta-
tive déshonnète ; c'est la vue d'un objet se rapportant à elle, le plus souvent
une fleur, que la femme a remise à son mari, partant pour un lointain voyage,
et qui restera constamment fraîche, tout le temps que la femme sera fidèle.
Ce n'est donc pas la beauté de l'héroïne qui donne aux galants l'idée de l'en-
treprise ; ce n'est pas même, ordinairement, sa beauté présumée ; c'est le
dessein de jouer un tour au mari en faisant se faner entre ses mains la fleur
révélatrice.
Cette fleur, dans le vieux conte indien de la Brihatkatkâ, est, si l'on peut
parler ainsi, en double exemplaire : le dieu Siva, en efTet, donne à chacun
des deux époux, pendant leur sommeil, comme garantie de la fidélité de l'un
envers l'autre, un lotus rouge. Mais, partout ailleurs, la fleur ou le bouquet
qui ne doit pas se flétrir, et dont l'origine n'est pas indiquée, est entre les
mains du mari seulement, à qui sa femme l'a donné. — L'exception la plus
remarquable est celle qu'ofTre le conte des Gesta Romanorum, où c'est la
mère de la jeune femme qui donne à son gendre le talisman, une chemise qui
doit rester blanche tant que la fidélité de chacun des époux envers l'autre
restera entière. On dirait que co talisman unique à double propriété est un
souvenir des deux talismans bien distincts du conte de la Brihatkatkâ. (Dans
le petit poème anglais, c'est aussi la belle-mère qui donne à son gendre le
talisman, une rose ; mais cette rose ne garantit, ici comme d'ordinaire, que
la fidélité de la femme.)
En Orient, --- Gaston Paris, ni personne ne pouvait le savoir en 1894,
— si ce n'est pas une chemise que la femme remet à son mari, c'est un objet
analogue, un vêlement, qui disparaîtra en cas d'infldélité de la femme. Ce
trait se trouve dans la recension persane du Touti Nameh traduite en malais
que nous avons mentionnée plus haut. En mênie temps que le vêtement, le
mari reçoit de sa femme le tahsman habituel, une fleur.
Il faut ranger à part un petit groupe, dont font partie les deux contes
tunisiens et dans lequel ce que nous avons appelé la beauté présumée de l'hé-
roïne est le grand moteur de l'intrigue.
Le conte du Haut-Indus (Ch. Swynnertoii, op. cit., p. 188) rattache ce
trait nouveau à la fleur magique elle-même. Le roi, ayant vu cette fleur, dont
le mari, qui est entré à son service, lui a révélé la propriété, dit à ses minis-
tres : « Vous voyez cette fleur, comme elle est belle I La dame elle-même doit
(1) Ch. Swynnerton, op. cit., |i. 188 seq. — J. Brandes, sur la version malaise
du Touti Nameh, dans la Tijdsrriii t'oor Indische Taal-, L.and en Voikenknnde,
tome 41 (Batavia, 189'J), pp. 453-455.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 471
être belle aussi. N'épargnez aucune peine pour me l'amener. » — On se rap-
pelle que, dans le premier conte tunisien, l'idée de talisman s'est complète-
ment effacée, et qu'on en est arrivé à ce trait prosaïque des « belles robes »
qui doivent faire penser à l'absente et qui émerveillent le sultan (1). —
Quant au second conte tunisien, la beauté de la femme n'est pas seulement
présumée ; car le portrait est là.
Comment l'héroïne se défend-elle contre l'entreprise ? Dans un petit nom-
bre de contes, par un moyen analogue à ceux de la première branche, par
la frayeur inspirée aux galants.
La recension du Touti Naineh persan de laquelle provient la version tur-
que donne ainsi cet épisode :
Le prince que sert, comme soldat, le mari de l'héroïne envoie successive-
ment auprès d'elle un émissaire, puis un autre, afin de mettre à l'épreuve la
rose mystérieuse. Le premier émissaire est à peine introduit auprès de la
jeune femme, que la servante, d'accord avec sa maîtresse, frappe violem-
ment à la porte de la rue et accourt dire que c'est le frère aîné de la dame qui
arrive. Épouvante du galant. La jeune femme le cache dans un magasin
(sic), qu'elle ferme à clef. Même aventure arrive au second émissaire, que le
prince envoie, ne voyant pas revenir le premier.
Cet épisode est à peu près celui du second conte tunisien, dans lequel un
beau-frère terrible correspond au frère du conte persan ; mais ce n'est pas
dans un magasin, ni dans toute autre chambre, que le galant est enfermé ; on
le descend, sous prétexte de le cacher, dans une cave.
C'est aussi dans une cave que l'héroïne du conte turc de V'Al-faradj
enferme successivement les trois vizirs, puis le roi, après les avoir préalable-
ment enivrés, et ils doivent teiller du coton (comme les deux vizirs et le sul-
tan du second conte tunisien doivent carder de la laine) (2).
Dans les Gesta Romanorum et dans Perceforest, la jeune femme use de
douces paroles, pour faire entrer chacun des galants, sous prétexte de venir
bientôt le rejoindre, dans une chambre ou dans une tour, et elle l'y enferme.
(1) Selon toute probabilité, ce trait des « belles robes » est l'affaiblissement du
mystérieux « vêtement » révélateur du conte malayo-persan. Il est vrai que le
mari, dans ce dernier conte, doit mettre le « vêtement », et, cela va sans dire, le
fiancé, dans le conte tunisien, ne mettra pas les '■ robes « ; mais ils devront, l'un et
l'autre, regarder souvent ce qui leur a été donné • le fiancé du conte tunisien, pour
réveiller en soi le souvenir de celle qui lui est promise ; le mari du conte malayo-
persan (et cela est la version primitive) , pour voir si sa femme lui est fidèle.
(2) Dans le conte du Haut- Indus, la jeune femme fait manger aux émissaires
(d'abord à deux vieilles, soi-disant pèlerines de la Mecque, puis à deux prétendus
fakirs) des friandises dans lesquelles elle a mis du hhung (drogue stupéfiante), et
elle les rend hébétés. De plus, elle fait raser aux deux hommes cheveux et barbe et
leur fait enduire le visage de noir de fumée [infiltration d'un des sous-thèmes de la
permiére i)ranchel. Le roi, ne les voyant pas revenir, part pour le pays de la jeune
femme et va frapper à la porte de celle-ci, avec son vizir, sans dissimuler sa qualité.
La jeune femme, se donnant pour servante, les reçoit et les sert à table : dans la
conversation, elle promet d'envoyer de force au palais sa maîtresse en litière cou-
verte. Quand la litière, les rideaux bien baissés, arrive au palais, le roi y trouve
ses émissaires, hommes et femmes, toujours hébétés par le hlnin" [comme, dans la
première branche, le roi trouve dans les coffres les galants ridiculement défigui'ésj.
472 ÉTUDES FOLKLORIQUES
(Dans Perccforest, les prisonniers doivent iiler du lin ; dans le poème anglais,
teiller, éclianvrer et filer, chacun selon ce qui lui est ordonné.)
Dans le Touti Nameh persan de Nakshebî, la jeune femme, en attendant
l'arrivée du galant, fait disposer, sur l'orifice d'un puits desséché, un lit sus-
pendu au moyen de cordes pourries, et, quand le galant se met sur ce lit, il
tombe aussitôt dans le puits (1).
L'héroïne du second conte tunisien, on s'en souvient, improvise moins les
choses : elle prend jour avec les sept émissaires du sultan, qui doivent l'em-
mener à Stamboul, et, dans l'intervalle, elle fait creuser par une équipe de
vingt puisatiers, « en deçà de la porte d'entrée de sa maison, un grand trou,
pour lequel un menuisier fait un couvercle qui bascule facilement », et elle
met un tapis sur le piège. C'est ainsi que les sept hommes tombent à la fois
dans le trou.
Dans le poème anglais du xv« siècle, le mari, charpentier de son état,
construit, par sollicitude pour sa femme et en prévision des longues absences
que nécessite sa profession, une chambre entourée de murs épais, où il dis-
pose une trappe de telle façon que, dès qu'on met le pied dessus, on tombe
dans un souterrain.
Nous le déclarons franchement, malgré l'autorité de Gaston Paris {op. cit.,
p. 110) : nous serions bien étonné si cette idée ingénieuse, trop ingénieuse,
de la trappe faisait partie de la forme primitive du conte, surtout accompa-
gnée, comme elle l'est dans le poème anglais, de la prévision vraiment divi-
natoire du mari. Les contes y vont plus simplement, et machinent moins.
Le conte indien de Devasmitâ, dans la Brihatknthâ cachemirienne, — s'il
n'est nullement, malgré son âge, un représentant de la forme primitive, —
n'en est pas moins très curieux pour la manière doîit il combine des sous-
thèmes, provenant des deux branches.
L'introduction est bien de la seconde branche : Heur magique, dont le
mari de Devasmitâ, éloigné de son pays pour alîaires de commerce, révèle
la propriété à quatre jeunes marchands, qui l'ont enivré ; expédition de ces
marchands vers le pays où est restée Devasmitâ.
Ce qui suit a quelque chose de la première branche : chacun des jeunes
marchands est, à son tour, reçu dans la mai.son de Devasmitâ par une ser-
vante, habillée des vêtements de sa maîtresse, et qui fait boire au galant du
vin auquel est mêlé du suc de daiura ; privé de ses sens par cette drogue, il
est marqué au front d'un fer rouge en forme de patte de chien, dépouillé de
ses vêtements et jeté hors de la maison, dans un fossé plein d'immondices.
Ici, sans doute, Devasmitâ ne fait pas porter les galants chez le roi, à l'ins-
(1) On se demandera peut-être comment il se fait que la version turque du Toud
Nameh, ainsi qu'on l'a vu, donne tout autrement ce passage. Peut-être cette ver-
sion turque a-t-elle été faite sur l'ancien Toiiii Nameit persan, aujourd'hui disparu,
et non sur l'arrangement versifié que Nakshebî en a publié dans la première moitié
du xiv siècle. Il est intéressant de rapporter ici la déclaration de Nakshebî
(VV. Pertsch, loc. cit., p. 515), d'après laquelle le vieux Tonli Nameh (Livre du Perro-
quet), qui a emprunté son titre et son cadre au livre sanscrit la Çoukasaptaii (Les
Soixante-dix [histoires] du Perroquet, a pris ses éléments, non dans la Çoukasaptati
seulement (ce que la plus rapide confrontation fait sauter aux yeux), mais dans plu-
sieurs '< livres indiens ».
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 473
tar des héroïnes de la première branche, pour les faire sortir, défigurés et
piteux, de coffres où elle les aurait fait entrer ; mais, déguisée en homme,
elle va trouver le roi de leur pays, pour les revendiquer comme esclaves fugi-
tifs, et elle les contraint à montrer, devant le peuple assemblé, la marque
humiliante de la patte de chien, cachée sous le bandeau dont ils se couvrent
le front. C'est bien là, ce nous semble, le pendant du premier tableau.
Pourquoi Devasmitâ, en partant dans le pays où sont retournés les jeunes
marchands et où séjourne encore son mari, s'est-elle habillée en homme,
comme le font les héroïnes des deux contes de Tunis (et aussi celles du conte
tibétain et de plusieurs contes populaires indiens, tel que la Fille du Forge-
ron), quand elles vont délivrer leur fiancé ou leur mari prisonnier ? Y aurait-
il dans le vieux conte une infiltration d'un thème analogue au thème de ces
contes d'aujourd'hui ? La chose ne serait pas du tout impossible, et même
elle devient très probable, pour peu qu'on lise avec attention le récit de
Somadeva :
Devasmitâ ayant raconté à la mère de son mari son aventure avec les
quatre marchands, sa belle-mère lui dit : « Ma fille, tu as bien agi ; mais il
peut se faire qu'il en résulte des malheurs pour mon fils. .A quoi Devasmitâ
répond : « Je le délivrerai, comme Saktimatî délivra jadis son mari par son
intelligence. « (Suit l'histoire d'une certaine Saktimatî et de son mari, que,
par ruse, elle tire de prison.)
'■ Je le délivrerai » : ces mots du récit indien relient la dernière partie des
aventures de Devasmitâ à tous ces contes que nous avons étudiés et dans
lesquels la jeune femme habillée en homme délivre son mari de captivité.
Qu'on veuille bien le remarquer : toutes ces combinaisons de thèmes di-
vers, toutes ces infiltrations que présente le conte de Devasmitâ, existaient
certainement déjà dans le texte de la recension cachcmirienne de la Brihat-
kathâ que reflètent tout à fait de la même façon les arrangements versifiés
au xi^ siècle par Somadeva et par Kshemendra. Elles existaient donc très
probablement au x^ siècle, pour le moins. Nous aurions à remonter encore
de quelques centaines d'années, s'il était établi que le conte de la recension
cachemirienne faisait déjà partie de l'antique Brihatkathâ.
No 2. — Contes des Berbères de Tamazratt
(TUNISIE DU sud)
Nous revenons à notre thème du Chat ,qui va se présenter à nous,
toujours en Tunisie, dans un encadrement beaucoup moins compli-
qué que roncadremcnt (ou plutôt le double encadrement) précédent,
mais tout aussi indien.
Dans le conte berbère que nous avons à examiner maintenant (l)i
(1) Hans vStumme, Mœrchen der Berhern von Tamazratt in Siidtunisien (Liep-
zig, 1900), no 6.
474 ÉTUDES FOLKLORIQUES
il y a, coinnu' dans les deux contes arabes de Tunis, une cousine ;
elle a même deux cousins, l'un, son préféré, neveu de son père ;
l'autre, neveu de sa mère :
La mère voulant marier la jeune fill<^ à ce dernier, la jeune fille dit à son
père que le mieux serait peut-être de donner à chacun des deux jeunes gens
un vaisseau et des marchandises : celui qui aura fait preuve de plus d'intel-
ligence et de caractère, elle le prendra pour mari. Le père approuve et les
deux jeunes gens s'embarquent, faisant voile chacun de son»côté.
Le neveu de la mère, Said, aborde dans un certain port. Près de la porte
de la ville, des joueurs l'invitent à tenter la chance. « En quoi consiste votre
jeu ? » demande-t-il. Les gens répondent : « Nous avons un chat qui est en
état de tenir pendant toute la nuit une bougie entre ses pattes de devant, pen-
dant que nous sommes à écrire. Si ce chat laisse tomber la bougie, nous te
donnerons cent de nos vaisseaux ; s'il ne la laisse pas tomber, ton vaisseau
nous appartiendra. — Accepté ! » dit Saïd. Mais le chat tient la bougie jus-
qu'au matin, et le jeune homme, ruiné, est obligé de s'engager comme
apprenti chez un gargotier.
Une dizaine de jours après, arrive dans cette même ville Achmed, le neveu
du père de la jeune fdle. Comme Saïd, il accepte la proposition des maîtres
du chat : mais il a soin de se procurer deux souris, qu'il remet à un petit gar-
çon en lui donnant ses instructions. Le soir venu et le chat étant à son poste,
l'enfant, qui est entré dans la chambre, lâche une souris, puis l'autre, et le
chat, qui d'abord est resté tranquille, saute sur la seconde souris en renver-
sant la bougie. Achmed a donc gagné les cent vaisseaux.
Se promenant ensuite dans la ville, il rencontre Saïd, à l'ouvrage chez son
gargotier. Il lui fait raconter son malheur, et lui propose de lui rendre son
vaisseau, mais à la condition que Saïd se laissera marquer au fer rouge, au
bas du dos. L'autre accepte, et Achmed le marque de son sceau, qui le déclare
en toutes lettres sa propriété. Puis il lui dit de retourner dans leur pays.
Arrivé là, Saïd est reçu par sa tante qui, toute joyeuse, lui demande quand
il veut qu'ait lieu son mariage avec sa cousine. Le jour est fixé, et Achmed
revient ce jour-là même. Quand le cortège nuptial passe devant sa maison,
il enlève la fiancée. Tumulte. « Faites venir Saïd >>, dit Achmed. Et, Saïd
étant arrivé : « Levez ses vêtements, et lisez ce qui est écrit sur mon sceau,
dont il est marqué. « Constatation faite, les gens disent à Saïd : « Ce n'est
pas à toi que revient la femme. » Et ainsi Achmed épouse sa cousine.
Un conte arabe de riraq-Ara]>i (ancienne Mésopotamie) présente
ce même thème général, d'une façon moins complète, mais avec des
traits particulieis (l).Les deux jeunes gens sont frères de père, l'un est
né de la fennue libre ; l'autn^ (celui qui réussit), de la femme esclave.
Arrivée successive des deux jruucs gens dans unr certaine ville mari-
tinie ; vaisseau perdu par l'un dans une sorte de jeu ( qui remplace le
pari au sujet du chat), puis regagné par l'autre ; le perdant forcé
(1) ]■ . II. Weisvbarh, Deiir.rge zur h'unde drs Irak-arabiscfien, 1"" partie (Leipzig,
1908), n' 17.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 475
d'entrer au service d'un gargolier, puis délivré par son frère, qui le
marque du sceau de l'esclavage, tous ces traits se rencontrent dans
le conte niésopotamien ; mais l'exhibition de la marque n'a pas lieu,
et le simple récit des aventures des deux frères fait que le père favo-
rise le fils de la femme esclave et sa mère.
Il est visible que le conte berbère de Tunisie, ainsi que le conte
arabe de Mésopotamie, se rattachent au groupe de contes auquel
appartient le roman hindoustani de la Rose de Bakawali. Récapitu-
lons : délivrance d'un frère par un frère (dans le conte berbère, du
cousin d'une jeune fille par un autre cousin) ; ingratitude du liljéré
(trait estompé dans le conte berbère et tout à fait efïacé dans le conte
de riraq-Arabi) ; exhibition de la marque d'esclavage (trait égale-
ment effacé dans ce dernier conte).
Nous avons montré plus haut le parallélisme qui existe entre la
Rose de Bakdwali et un autre conte indien, la Fille du Forgeron. Ce
parallélisme reparaît ici. Dans le conte berbère, la conduite de Saïd,
laissant croire à son prétendu succès commercial, correspond, d'une
façon un peu adoucie, aux impudentes vanteries des frères dé Taj-
Ulmuluk ou à celles du prince Ghool, le mari de la fille du forge-
ron ; et le châtiment de ce même Saïd, forcé, comm.e les frères de
Taj-Ulmuluk, de montrer sur sa personne l'empreinte du sceau, est
tout à fait du même genre que le châtiment du prince Ghool, sous
les yeux duquel sa femme, sa liljératrice, met tout d'un coup, pour
lui rabattre le caquet, les vêtements d'esclave qu'il a portés.
N'a 3. — Conte arabe d'Algérie
(blida)
Jusqu'ici, dans nos longues investigations, nous n'avons pas ren-
contré, hors de l'Europe, notre thème du Chat sous la forme mora-
lisante. Un conte aralie d'Algérie, recueilli à Blida par M. J. Despar-
met, qui a bien voulu nous le communiquer, comJ:»le cette lacune (1).
Ce conte étant inédit, nous donnerons in extenso tout l'épisode du
Chat, d'après la traduction de M. Desparmet. L'introduction du
conte est celle-ci : Un roi, nommé El Berrendjes, veut se marier,
« pour ne pas laisser la maison du roi vide ». Il consulte son vizir,
(1) M. J. Desparmet, professeur agrégé d'arabe au lycée d'Alger, s'est fait connaî-
tre par la publication dun volume des plus curieux, Contes populaires sur les ogres,
recueillis à Blida (Paris, 1909).
476 ÉTUDES FOLKLORIQUES
homme sage et intelligent, nommé 'i'el'at echchems (« Lever-du-
Solcil »). Celui-ci l'en dissuade pour le moment :
Il Attends d'avoir corrigé ton naturel, lui dit-il; car ton naturel n'est pas
bon. Donne-moi pour cela, ô roi, quelques jours de délai. — C'est bien »,
dit le roi. Quelques jours après, il avait oublié ce qu'il avait dit à son minis-
tre au sujet du mariage.
Un jour, le ministre se dit : « Je vais voir si le roi a toujours son naturel
ou non. » Le soir, justement, le roi invita son ministre à souper. Après avoir
mangé et bu et s'être lavé les mains, ils s'attardèrent à causer. Or, quand le
roi soupait à la nuit tombée, c'était son habitude qu'un chat lui tint la bougie,
accroupi devant lui. « N'est-ce pas, dit le roi au vizir, que ce chat est d'un
bon naturel, et bien intelligent ? — A quoi reconnais-tu, demanda le vizir,
qu'il a un bon naturel ? Quiconque a son naturel, jamais ne Vouhlie. » Ils se
turent.
Le lendemain, le vizir se dit : « Je voudrais bien que le roi m'invitât encore
chez lui. » Ce fut ce qui arriva. Ce soir-là donc, il se rendit encore à la demeure
du roi. Il prit place. On posa devant eux le guéridon chargé de mets ; ils
mangèrent et se lavèrent les mains. On servit le thé et le reste. Le vizir avait
eu soin, avant de se rendre chez le roi, de prendre des souris de sa maison
qu'il avait mises dans une tabatière en argent. Le chat tenait la bougie,
quand soudain le vizir ouvrit la tabatière, et les souris s'en échappèrent.
A peine les souris dehors, le chat jeta la bougie et se mit à courir après elles,
laissant le roi et le vizir dans l'obscurité : « Regarde, dit le vizir. Tu prétends
avoir bien formé le naturel de ce chat : à peine les souris ont-elles passé
devant lui, qu'il a tout quitté pour se mettre à leur poursuite. » Ils se turent.
Et, sans doute, ils méditèrent sur le Fabula docel ; car le voici
de nouveau, le Fabula docel du moyen âge : « Mieuz vaut naLurc que
nourreture. » « Plus valere naluram quam nulriluram. » Ce que dit
le vizir en son arabe : « Quiconque a son naturel, jamais ne l'oublie. ')
Le conte se poursuit. Malgré sa maxime et son enseignement en
action, le vizir marie le roi, et le récit s'engage dans toute une suite
d'aventures, simplement juxtaposée à notre petite histoire, et dont
nous n'avons pas à nous occuper ici.
§ 5. — En Palestine.
En Palestine (1), le conte a subi une forte modification : c'est,
sans doute, toujours le conte moralisant du moyen âge européen,
mais c'est un conte du Chai el de la Chandelle... sans chandelle :
Un sultan a deux vizirs, un Juif et un Chrétien, qui sont très jaloux l'un
de l'autre. Le sultan leur demande, un jour, lequel vaut le mieux d'être
d'humble naissance, mais bien élevé, ou d'appartenir à une bonne famille
(1) J. K. Hanauer, Folklore of the Hohi I.nnd (Londre.s 190"), p. 142.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 477
quoique pauvre. Le Juif tient pour la race, tandis que le Chrétien prend
parti pour l'éducation, disant que lui-même a dressé un chat à faire l'ofTice
d'un bon serviteur. « Si Votre Âlajesté lui fait montrer son chat, dit le Juif,
je démontrerai à mon tour que bonne naissance est au-dessus d'éducation. »
L'épreuve a lieu le lendemain. A un signal du vizir chrétien, un beau chat
arrive, marchant sur ses pattes de derrière et portant un petit plateau d'or,
chargé de rafraîchissements. Mais le Juif a une souris dans une petite boîte
cachée dans sa manche, et, juste au moment où le chat présente au sultan
le plateau, il lâche la souris. Le chat hésite un instant, puis laisse tomber le
plateau et se lance à la poursuite de la souris.
Bien qu'aucun renseignement ne soit donné sur la provenance
du conte (chrétienne, juive ou musulmane), il est plus que pro-
bable que cet apologue, tout en l'honneur du vizir juif et de sa
« race », a été raconté par un Juif.
§ 6. — Au sud du Caucase el dans l'Asie centrale.
A la dernière heure, pendant la correction des épreuves de ce
travail, nous recevons de notre ami M. le professeur G. Polivka, de
Prague, dont nous avons déjà eu à citer plus haut d'intéressants
renseignements. (P^ parlie, A, § 3), l'aimable comnmnicaiion que
voici :
« Je suis en train de lire, dans la Zwaja Starina, XIX, 121-128, une ver-
sion du conte du Chat et de la Chandelle ; cette version est assez semblable
au récit des Aisors, dans le Sbornik Kavkaz., XVIII, section 3, p. 70. Le pre-
mier de ces deux contes a été recueilli à Khiva, de la bouche d'un homme
parlant le sarte. 'Peut-être pourrez-vous encore intercaler cette note dans
votre article. »
Notre conte a donc pénétré dans l'Asie centrale, dans cette grande
oasis, toute musulmane, de Khiva, faisant partie du Turkcstan, et
que les Russes ont eu tant de peine à soumettre à leur suzeraineté.
Avec les Aïsors, nous nous trouvons dans la région au sud du
Caucase : ce petit peuple, de langue sémitique (branche araméenne)
et de confession jacobite ou nestorienne, est, en effet, dispersé dans
le nord-ouest de la Perse (à l'ouest du lac d'Ourmiah), dans le Kour-
distan turc et dans la Transcaucasie russe (gouvernement d'Érivan).
L'obligeance de M. F. Psalmon, professeur de langues vivantes,
nous permet de donner, dès maintenant, le résumé du conte des
Aïsors, tel qu'il est traduit en russe dans le Sbornik de Tiflis (1894) :
Le Tsar Miren propose à un riche marchand une partie d'échecs. Condi-
tions : si le chat du Tsar éclaire les joueurs jusqu'au matin en tenant une
chandelle entre ses pattes, le Tsar prendra la fortune du marchand et mettra
478 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Celui-ci en prison. Au cas contraire, le Tsar donnera au marchand la moitié
de son royaume. Ils jouent ; le chat éclaire jusqu'au matin, et le marchand
perd fortune et liberté.
La femme du marchand apprend la chose et va aussitôt au secours de son
mari, déguisée en homme et emportant une caisse pleine de souris vivantes.
Elle aussi joue avec le Tsar : cette fois, les conditions sont que, si le chat cesse
de tenir la chandelle, l'adversaire du Tsar aura les clefs des prisons. Pendant
le jeu, un serviteur de la femme kiclie une souris : le chat veut la poursuivre,
mais le Tsar l'en empêche d'un regard. Peu après, une quantité de souris
sont lâchées ; le chat ne peut plus y tenir et il laisse tomber la chandelle
pour se mettre en chasse.
La femme, ayant gagné, délivre son mari, qui ne la reconnaît qu'une fois
arrivé à la maison.
Quant au conte de Khiva, publié dans une revue russe introuva-
ble à Paris, nous n'avons pas encore pu nous le procurer ; mais ce
qu'en dit M. Polivka, nous fait penser que, comme le conte des
Aïsors, il présente la combinaison si fréquente de notre thème du
Chat avec le thème de la Femme délivrant son mari.
TROISIEME PARTIE
DANS L'EUROPE D'AUJOURD'HUI
Avec le conte arabe de Blida et aussi, malgré une notable altéra-
tion, dans le conte palestinien, nous avons retrouvé hors de l'Europe,
la forme moralisante du Salomon et Marcolphe et des autres écrits
de notre moyen âge européen. Rentrant en Europe, après cet inter-
minable circuit, nous voici en face d'un conte roumain de Transyl-
vanie, tout récemment recueilli, le seul conte populaire européen,
de nous connu, dans lequel l'histoire du Chat ne dérive pas, plus ou
moins directement, du Salomon et Marcolphe, et nous constatons,
non sans surprise , que ce conte de Transylvanie présente, comme la
plupart des contes orientaux dans lesquels entre l'histoire du Chat,
une forme toute romanesque, et, pour préciser, qu'il est le pendant
exact du premier conte aralje de Tunisie, analysé ci-dessus (2'^^ par-
tie, §4, no 1).
Quand on aura lu le résumé de ce conte roumain, on comprendra
pourquoi nous avons cru devoir en retarder l'examen jusqu'au
moment où l'on aurait déjà fait connaissance avec les contes orien-
taux et surtout avec le curieux conte arrivé d'Orient aux pays bar-
ba resques.
Le conte roumain, dont une traduction allemande a été pu-
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 479
bliée en 1907, a été recueilli avec beaucoup u'autres en Transyl-
vanie, tout près (à l'est) de Hermannstadt, dans la vallée du Haar,
petit cours d'eau qui se jette dans l'Ait ou Aluta, affluent du Da-
nube (1) :
Un brave garçon, un peu simple, qui s'est marié après avoir été au service
d'un marchand et qui fait un petit commerce, veut un jour se mettre en
route pour aller acheter des marchandises. Mais sa femme lui demande si,
quand il sera loin, il ne l'oubliera pas. Le jeune homme la rassure et lui pose
la même question. Alors sa femme lui dit de s'asseoir et qu'elle va lui raser
le visage. « Si la barbe repousse, ce sera signe que j'ai eu conversation avec
un autre. » Puis elle lui donne une chemise, blanche comme neige, lui disant
de la mettre . si cette chemise devient, noire, cela signifiera même chose.
Le jeune marchand arrive, le soir, dans une ville et s'arrête dans une au-
berge. Quand il entre dans la salle, il voit une table carrée, et, sur cette table,
à trois des coins, un chat tenant dans ses pattes une lumière. Comme il s'en
étonne, l'hôtelier lui dit : « Veux-tu parier avec moi ? les chats ne bougeront
pas jusqu'à demain matin. Si je perds le pari, nous sortirons de la maison,
moi et ma femme, le bâton à la main ; si tu perds, tu me donneras tout
l'argent que tu as sur toi, et je t'enfermerai dans un caveau (gemauertes
Loch, « trou maçonné »). » Le jeune marchand tient le pari. Le lendemain
matin, les trois chats n'ont pas bougé, et l'hôtelier, après avoir pris au jeune
homme tout son argent, l'emmène dans le caveau, où étaient déjà enfermés
six hommes.
Le jeune homme reste longtemps dans le caveau, et ses compagnons, ainsi
que l'hôtelier, sont grandement étonnés de voir sa chemise demeurer tou-
jours blanche, et son visage ne pas cesser de ressembler à celui d'une jeune
fdle. L'hôtelier en est à se demander si le jeune homme n'est pas un saint
ou même un ange ; auquel cas, il vaudrait mieux le mettre en liberté pour
ne pas avoir d'atïaire avec lui. Il le questionne et le jeune homme lui révèle
le mystère. Ses compagnons ont aussi entendu, et ils conviennent avec l'hôte
que deux d'entre eux iront voir s'ils peuvent tromper la femme.
Les deux hommes arrivent, le soir, au village de la femme et frappent
à sa porte, disant qu'ils sont de pauvres voyageurs, épuisés de fatigue et
mourant de faim. Elle leur donne à manger par pitié ; mais, quand ils
demandent à rester la nuit dans la maison, un trait de lumière lui traverse
l'esprit. Alors, elle leur dit d'entrer dans la meilleure chambre, les fait passer
devant elle et les enferme à clef.
Le lendemain matin, elle les interroge à travers la porte et, quand elle
connaît l'aventure de son mari, elle se déguise en moine et part, emportant
trois souris. Elle arrive chez l'hôtelier, gagne le pari, grâce aux souris ; puis
elle se fait donner toutes les clefs de la maison, qui maintenant lui appar-
tient, délivre les gens enfermés dans le caveau et rend à chacun son argent.
Enfin, elle se fait reconnaître de son mari.
Si on se remémore le conte tunisien et ce qu'il a de caractéristique,
(1) Pauline SchuUerus, Rumœnische Votksmasrchen aus dern mitlleren Harbachthal
(Hermannstadt, 1907), n" 39.
480 ÉTUDES FOLKLORIQUES
le double encadrement qu'il donne à l'iiistoiro du Chat, on distinguera
sans grande peine, dans le conte roumain, chacun des deux encadre-
ments combinés : d'abord l'encadrement de tant de contes orientaux
résumés plus haut (l'histoire de la jeune femme allant délivrer son
mari, ruiné et réduit en esclavage à la suite de son aventure chez le
maître du chat), puis l'autre encadrement, étudié dans VExciir-
siis III, Seconde branche (l'histoire du talisman que la jeune femme
donne à son mari au moment de la séparation, et dont la vue est,
pour des libertins, le point de départ de tentatives déjouées par
l'héroïne).
Mais, dans le conte roumain, à la différence du conte tunisien, la
combinaison s'est faite entre les deux encadrements ayant conservé
leur forme pure. Le second, en particulier, n'est pas altéré et faussé
par la substitution de ce trait prosaïque des « belles robes » au trait
du talisman révélateur. Et, de plus, toujours dans le conte roumain,
la combinaison est aussi simple qu'ingénieuse, et toutes les parties
du récit se relient étroitement : c'est chez le maître des chats lui-
même et chez les compagnons de captivité du jeune marchand que
naît l'idée de l'entreprise, et c'est cette entreprise elle-même qui
met l'héroïne au courant de ce qu'il faut faire pour délivrer son
mari. Le récit tunisien, en tout cela, est moins net et va moins droit
au but.
Un trait intéressant du conte roumain, c'est le trait de la chemise,
et il n'y a aucunement lieu de supposer que les Roumains auraient
été chercher cette forme spéciale du talisman dans les Gesta Borna-
norum ou dans le petit poème anglais d'Adam de Cobsam qui, l'un
et l'autre {Excursus III, Seconde branche), ont ce même trait.
Ce trait de la chemise, que le conte malayo-persan cité plus haut
(ibid.) présente sous la forme analogue du vêtement mystérieux, est
venu d'Orient avec tout le reste du conte.
Un autre détail à noter, c'est que, dans le conte roumain, la jeune
femme qui se déguise en homme (comme dans tant de contes
orientaux présentant le premier encadrement) prend un habit de
moine.
Peut-être, se dira-t-on que c'est là un trait introduit dans le
récit par les narrateurs chrétiens. La chose est loin d'être certaine,
et ce peut être tout aussi bien la christianisation d'un trait orien-
tal. Dans des contes de l'Inde (du genre de VOiseau Bleu de
^jme d'Aulnoy), dans lesquels une jeune femme est aussi à la recher-
che de son mari (d'un mari féerique, celui-là), elle se déguise en
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE. 48i
yoghî (ascète mendiant, adorateur de Siva) ou en sannyâsi (sorte
d'anachorète) (1).
Somme toute, et bien que le conte roumain soit supérieur au
conte tunisien au point de vue de la bonne conservation des deux
encadrements combinés, ses deux encadrements sont !)ien ceux
du conte tunisien, et, en définitive, combinés de même façon. Or,
des combinaisons aussi caractéristiques ne peuvent s'être faites
dans plusieurs endroits à la fois, dans le cas présent en Transyl-
vanie, d'une part, et en Tunisie, de l'autre. Elles se sont faites dans
un seul et même endroit. Et, comme il est invraisemblable, histori-
quement et géographiquement, que les Transylvains, si on les
suppose les auteurs de cette combinaison, l'aient transmise aux
Tunisiens, ou réciproquement, il faut bien admettre que, d'un pays
où elle a été faite d'abord, la combinaison en question a été apportée,
d'un côté en Transylvanie, de l'autre en Tunisie.
Comment a-t-elle été apportée, ici et là ? Par deux des grands
courants, parfaitement déterminables, qui autrefois se sont dirigés
de l'Inde vers l'Occident. Pour la Tunisie, le courant est tout indi-
qué : c'est celui qui, passant par la Perse, a suivi la marche envahis-
sante des Arabes vers les pays barbaresques et longé toute la côte
septentrionale de l'Afrique, Pour la Transylvanie, le courant est
probablement une ramification du courant principal, qui, traversant
également la Perse, est arrivé par les Turcs en Grèce et dans la
péninsule des Balkans, en Hongrie même jadis, laissant comme trace
de son passage, entre les Roumains du Banat hongrois et ceux de la
Roumanie proprement dite (non loin de la Transylvanie), une
épave, la petite population turque de l'îlot d'Ada Kaleh, sur le
Danube, en aval d'Orsova, laquelle, aujourd'hui encore, tant d'an-
nées après la séparation, raconte les vieux contes de Stamboul (2).
UNE RÉFLEXION FINALE
Dans tout le cours de cette étude, il est un point que nous n'avons
pas même touché ; c'est l'hypothèse que le thème du Chat el de la
(1) Voir deux contes du Bengale, dans Miss Maive Stokes, Indian Faii-'i 1 aies
(Londres, 1880), n° 25, et dans Lai Behari Day, Folk-tales of Bengal (Londres, 18 83)
n° 8.
(2) Un savant hongrois, M. Ignaz Kùnos, qui a recueilli une quantité de contes
turcs du plus haut intérêt (traduits en partie dans ses Tûrkische Volkstmerdien au a
Siambul, Leyde, sans date), a publié, en 1907, avec traduction allemand?, une
cinquantaine de contes turcs, très intéressants aussi, provenant de cet l'iot
d'Ada Kaleh.) Tûrkische Volksrruvrchcn aus Adakale, hcipzig, 190').
31
482 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Chandelle serait né, non pas dans un pays à déterminer, si c'est
possible, mais dans deux, dans vingt pays divers, par une sorte de
génération spontanée. L'idée dont procède ce thème vient, dira-
t-on, si naturellement à l'esprit !... Voyons un peu.
Pour ce thème du Chai et de la Chandelle, deux questions doivent
se poser :
10 Etant donné un chat tenant entre ses pattes une lumière ou
la portant sur sa tête, comment, sans violence, lui fera-t-on lâcher
prise ? — Evidemment n'importe qui répondra : Faites courir
devant ce chat des souris.
2° Etant donné un chat, comment son dresseur s'y prendra-t-il
pour démontrer que l'éducation est toute-puissante ? — Nous
pouvons affirmer, sans crainte de nous tromper, que, sur mille
personnes, si intelligentes qu'elles soient, ne connaissant pas préala-
lablement l'historiette racontée dans le Salomon el Marcolphe ou
une des historiettes similaires, il n'y en aura pas une qui trouvera,
— ou plutôt qui retrouvera, — cette imagination baroque de faire
tenir à un chat une lumière entre ses pattes ou sur sa tête.
Pas une, disons-nous, quand même elle aurait lu, dans des écri-
vains de l'antiquité, comme Lucien et comme saint Grégoire de
Nysse, l'histoire des singes costumés en hommes et dansant devant
le public émerveillé, puis, tout d'un coup, se mettant à courir à
quatre pattes pour ramasser des noix qu'a jetées devant eux un
spectateur malicieux (1). Entre cette histoire des singes et celle
du Chat et de la Chandelle il y a, non point pour Vidée fondamentale,
l'idée est identique, — mais pour la forme que revêt cette idée,
un véritable hiatus (2).
Disons-le, ou plutôt répétons-le sans cesse : dans l'étude des
contes, de leur origine, de leur propagation à travers le monde,
ce qui est à considérer, ce ne sont pas les idées générales sur lesquelles
ils sont construits, c'est la n:ise en œuvre de ces idées ; c'est aussi
les agencements particuliers, les enchâssements divers de ces idées
ayant pris corps ; en un mot, ce n'tst pas V abstrait ; c'est le concret.
(1) Lucien, Piscaior, 36 (cf. Apologia, V). — Saint Grégoire de Nysse, Ad Har-
monium (Quid ncmen protessioce christianorum sibi relit).
(2) Dans un autre épisode du Salomon et Maicolphe, Salomon, mécontent de
voir anéanti en un instant le résultat de la belle éducation de son chat, ordonne
de mettre ses chiens aux trousses de Marcolphe, si celui-ci ose se présenter au
palais. Marcolphe achète un lièvre vivant, qu'il cache sous ses vêtements ; puis,
quand il voit les chiens courir sur lui, il lâche le lièvre, et aussitôt les chiens, lais-
sant là Marcolphe, se lancent à la poursuite du lièvre. Encore ici, une simple idée
générale, qui ne révèle aucune communauté d'origine entre cet épisode des chiens
et celui du chat.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 483
APPENDICE
L'ENTOURAGE INDIEN
DU THÈME DU CHAT ET DE LA CHANDELLE
DANS LE SALOMON ET MARCOLPHE
Dans le Salomon et Marcolphe, non seulement le cadre proprement dit de
notre thème du Chai et de la Chandelle est tout indien, mais plusieurs des
épisodes qui avoisinent ce cadre présentent des éléments folkloriques bien
indiens, eux aussi. Nous nous étions réservé d'établir ce double fait ; le mo-
ment en est venu.
I. LA VEILLÉE DE SALOMON ET DE MARCOLPHE
Avant de nous transporter bien loin, en Orient, dans l'Inde et dans des
pays vers lesquels ont rayonné, plus ou moins directement, l'imagination
indienne et ses créations, complétons ce que nous avons dit, tout au com-
mencement de ce travail, des « pensées » de Marcolphe somnolent. Ce qu'il
pense, ce n'est pas seulement que « la nature est plus forte que l'éducation » ;
il pense que « chez le lièvre, il y a autant de jointures (de vertèbres) dans la
queue que dans l'épine du dos » (tôt leporis esse juncturas in cauda quot in
spina) ; il pense qu' « il y a autant de plumes blanches chez la pie que de
plumes noires » (lot pennas albas in pica quot nigras) ; il pense... ; mais res
tons-en, pour le moment, à ces pensées zoologiques, dont il démontre de visu
la vérité, dit l'histoire.
De cette veillée du Salomon et Marcolphe, Reinhold Koehler (1) a rappro-
ché un chapitre d'un autre livre du moyen âge, l'ouvrage espagnol connu
sous le nom de El Libro de los Enxemplos et dont le titre primitif est El Libro
de Exemplos pof A. B. C. (« Le Livre d'Exemples par A. B. C. »). L'auteur, —
ainsi que M. Alfred Morel-Fatio, membre de l'Institut, l'a établi (2), — est
un certain Climente Sanchez, archidiacre de Valderas (diocèse de Léon), qui
vivait encore en 1423. Mais M. Morel-Fatio se demande avec raison si l'écri-
vain espagnol, qui ne donne aucune couleur locale espagnole à ses histoires,
n'aurait pas tout simplement traduit un de ces Alphabeta Exemplorum ou
Narrationum, comme il s'en fabriqua tant au xiii^ siècle. L'histoire dont
nous allons citer un fragment peut donc parfaitement avoir été rédigée
pour la première fois bien avant le commencement du xv^ siècle (3) :
Théodoric, roi des Goths, a ravagé toute l'Italie, tué les consuls Boèce et
Symmaque, jeté le pape Jean en prison, où il est mort, et fait férir un grand
nombre d'innocents. Étant à Rome, il se plaît à faire des rondes de nuit, et
tous les gardes de la cité qu'il trouve endormis, il les fait exécuter.
Or, une nuit que veille un homme appelé Cariolo, Théodoric l'appelle, et
(1) Article publié dans la revue Germania de 1873 et reproduit dans les Kleinere
Schrijten, déjà cités, II, pp. 266 seq.
(2) Romania, t. VII (1878), pp. 480 seq.
(3) Cette histoire forme le chapitre 43 de l'ouvrage, tel qu'il a été publié dans la
Biblioteca de autores esparioles, tomo -îi (Madrid, 1800).
484 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Cariolo ne répond pas. « Tu mourras, Cariolo ; car je te prends à dormir. —
Je ne dormais pas ; je pensais. — Que pensais-tu ? — Je pensais que la pie
a autant de plumes blanches que de noires. — Si ce n'est pas la vérité, dit le
roi, tu mourras. » Et l'on trouve que c'est la vérité.
A une autre veillée, Cariolo dit qu'il pensait « que le renard a autant de
nœuds (nudos) (c'est-à-dire de vertèbres) dans la queue que dans Vépine du
dos ».
Enfin, à une troisième veillée, Cariolo répond qu'il pensait à des choses
sinistres : il pensait que Théodoric est 1' « homme du diable » et que son
maître viendra l'emporter, ce jour-là même. Et cela, en effet, a lieu.
Cariolo, c'est Marcolphe, devenu garde de nuit ; Théodoric, c'est Salomon,
faisant des tournées d'inspection. Mais, de part et d'autre, ce que dit l'un et
l'autre roi est semblable, et, sur deux points, les réponses de Marcolphe et
de Cariolo sont identiques, ces réponses si baroques, qu'il ne peut être ques-
tion le moins du monde de coïncidences fortuites.
En constatant ces faits, Koehler se demandait, naturellement, si les deux
récits étaient, l'un à l'égard de l'autre, « dans un rapport de dépendance »
(in einem Abhiingigkeitsverhœltniss) , c'est-à-dire si Cariolo dérivait de
Marcolphe, ou Marcolphe de Cariolo, et il se refusait à faire là-dessus aucune
« conjecture « (1).
C'était là, en 1873, une réserve digne de ce vrai savant. Aujourd'hui,
grâce à des documents révélateurs, on peut non pas simplement conjecturer,
mais affirmer. Marcolphe et Cariolo sont indépendants l'un de l'autre : ils
sont venus du lointain Orient, chacun de son côté ; chacun, — le faction-
naire comme le veilleur en chambre, — a laissé son prototype au point de
départ, dans l'Inde.
Voyons d'abord, dans la littérature de l'Inde, l'original de l'épisode du
Salomon et Marcolphe, ou plutôt le conte représentant (dans l'état actuel des
recherches) le prototype indien commun à l'histoire de Marcolphe et à celle
de Rohaka, le pendant de Marcolphe dans l'Inde.
L'histoire de Rohaka se trouve dans un livre djaïna (2), V Antarakathâsam-
graha, compilation rédigée en sanscrit, vers l'an 1300 de notre ère, par un
certain Radjâçekhara, qui dit formellement avoir tiré cette histoire et d'au-
tres d'un commentaire d'un livre canonique djaïna, le Napdisûtra. A quelle
époque vivait le commentateur, Malayagiri ? Un savant indianiste, feu Franz
Kielhorn, croit que cette époque peut être fixée au milieu du xu^ siècle. Mais
les histoires que Malayagiri raconte tout au long dans son commentaire, il
ne les invente pas ; il les tire de traditions auxquelles le texte commenté
par lui faisait simplement allusion dans des gâthâs ou vers intercalaires (don-
nant, par exemple, à la file, les titres des douze historiettes composant l'his-
toire de Rohaka). Sans rechercher si ces gâthâs appartenaient ou non au texte
primitif, tout cela nous fait remonter bien au delà de la moitié du xii^^ siècle,
M. le comte F. L. PuUé, professeur à l'Université de Bologne, a publié, en
(1) Ibid.,p. 272.
(2) Le djaïnisme, dont la fondation est contemporaine de celle du bouddhisme,
n'a pas disparu de l'Inde, comme ce dernier; il s'y est maintenu et y compte par-
tout, notamment dans le Nord-Ouest, de nombreuses et florissantes communautés.
Comme le bouddhisme, le djaïnisme aime à adapter à son enseignement les vieux
contes de l'Inde.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 485
1888 la traduction do cette histoire de Rohaka, dont il a édité le textes dix
ans après (1) :
Rohaka est un jeune garçon d'une extraordinaire intelligence. Plusieurs
fois, il a tiré d'embarras les gens de son village, qui, en présence d'ordres
envoyés par le roi d'Ujjaîni et impossibles à exécuter, ne savent que faire.
Le roi ayant mandé Rohaka, on fait coucher le jeune garçon au pied du
lit royal. A chacune des quatre veilles de la nuit, le roi appelle Rohaka : « Ho!
es-tu éveillé ou dors-tu ? — Seigneur, je suis éveillé. — Alors à quoi penses-
tu ? — Je pense à telle ou telle chose. »
A la troisième veille, Rohaka répond : « O seigneur, je pense à l'animal
khâdahilâ (?) : son corps est-il d'égale mesure que sa queue, plus petit ou
plus grand ? — C'est à toi de décider, dit le roi. — Eh bien ! seigneur, ils
sont de grandeur égale. »
M. Pullè, qui a parfaitement vu l'étrange ressemblance de cette veillée
de Rohaka avec la veillée de Marcolphe, n'a été frappé que du « fait géné-
ral ». En regardant les choses de plus près, on rapprochera sans hésiter du
petit problème que se pose Rohaka relativement à la longueur respective du
corps et de la queue de tel animal, le petit problème de Marcolphe sur le nom-
bre respectif de vertèbres dans l'épine dorsale et dans la queue du lièvre.
L'autre conte indien, arrivé au Tibet avec le bouddhisme, dont l'introduc-
tion dans ce pays date du vii^ et surtout du viii^ siècle de notre ère, a été
traduit du sanscrit en tibétain au ix^ siècle, et inséré dans cet immense
recueil du Kandjour, dont nous avons parlé plus haut (seconde partie,
seconde section, § 2). Il met en scène un roi de l'Inde, encore un roi d'Ujjaîni,
le roi Pradyota, très irascible et cruel (2) :
Affligé d'insomnie, Pradyota fait, chaque nuit, dans la troisième veille,
une tournée d'inspection de ses factionnaires : quand, au troisième appel,
on ne répond pas, on a la tète coupée. Or, une certaine nuit, celui qui est de
garde, c'est un homme du pays de Gandhâra (3), qui, pour de l'argent, a pris
(1 ) F. L. Pullé, Un proqenitore indiano del Bertoldo, dans Studi editi dalla Univer-
silà di Padova a commemorare Potlavo centenario dalla origine délia Univer<iitn di
Bologna (t. lll, Memorie), Padova, 1888. — Sludi italianidi Filologia indo-iranica.
Anno I (1897), pp. 1 seq., et Anno II (1898), pp. i-xviet pp. l seq. — C'est des remar-
ques accompagnant soit le texte, soit la traduction de l'histoire de Rohaka que
nous avons tiré les renseignements sur le livre djaïna Nous nous permettrons, de
reuvoyer aussi au c considérations sur l'âge d'un certain document djana (antique
forme du Prologue des Mille et une iWuits], que nous avons publiées en 1909, d'après
les communications d'un des spécialistes allemands les plus compétents, M. Ernest
Leumann {Le Prologue-cadre des Mille et une .\uits, les Légendes perses et le Livre
d'Esther, dans la Revue biblique internationale des Dominicains de Jérusalem, livrai-
sons de janvier et avril 1909, pp. 35 seq. ; pp. 294 seq. du présent vuhime).
(2) Le roi Pradyota joue un rôle dans un grand nombre d'histoires bouddhiques.
Dans le Kandjour tibétain, ses conversations avec le Gandhàrien ne sont qu'une
partie d'un cycle, qui a été traduit en allemand par feu Anton Schiefner [Mahâkat-
jâjana und Kœnig Tshanda-Pradjnta. Ein Ci/clus buddhislischer Erzœhlungen,
Saint-Pétersbourg, 1875). Notre épisode se trouve pp. 1-7.
(3) Le " pays de Gandhâra " correspond au district indien de Peshavar, limi-
trophe de l'Afghanistan.
486 ÉTUDES FOLKLORIQUES
la place d'un jovmo hcninie, fils d'un riche marchand, dont le tour était venu
de veiller.
Quand le roi dit, pour la troisième l'ois : « Qui monte la garde ? » l'homme
répond : « C'est moi, le Gandhârien. — O Gandhârien, demande le roi, que
penses-tu ? » Le Gandhârien, « qui est intelligent et qui connaît ce que ra-
conte le monde (die Erzaehlunoen dcr Welt) », répond : « Je pense ce que
pense le monde. — O Gandhârien, dit le roi, comment est-ce que pense le
monde ? — O roi, il pense que le singe appelé tête noire a une queue qui est
tout juste aussi longue que son corps. — O Gandhârien, est-ce possible ? —
O roi, je te le montrerai. » Il le montre, en effet, et le roi lui dit : « O Gandhâ-
rien, comment as-tu su cela ? — O roi, j'ai vu qu'en été le singe, quand il
s'assied, atteint sa tète avec sa queue. — O Gandhârien, tu es un homme
intelligent. — O roi, c'est toute grâce de ta part. »
Bien d'autres interrogations sont faites par le roi, les nuits suivantes, pen-
dant lesquelles le Gandhârien monte la garde pour le compte de divers habi-
tants d'Ujjaîni, et, entre autres, « pensées » du « monde », le Gandhârien
donne celle-ci : « Autant la perdrix a de plumes tachetées, autant elle en a
qui ne le sont pas ».
Feu Alexandre Vesselofsky est le premier qui ait rapproché de l'histoire de
Cariolo et de colle de Marcolphe ce conte tibétano-indien, dont le cadre est
absolument le cadre caractéristique de l'histoire de Cariolo, et où Pradyota
et Théodoric jouent absolument le même rôle (1).
Le conte bouddhique du Gandhârien marque encore davantage que le
conte djaïna de Rohaka la ressemblance des deux récits indiens avec les
deux récits européens : en elîet, la réponse du Gandhârien au sujet des
plumes de la perdrix, — réponse qui fait si bien pendant avec les réponses
de Cariolo et de Marcolphe au sujet des plumes de la pie, — ne se trouvait
pas dans le conte de Rohaka.
On aura jm remarquer que les deux contes indiens ne donnent pas tout
à fait dans les mêmes termes que le Sa omon et Marco phe ou le Libro de Los
(1) A. Vesselofsky, Sa^enstnfje ans clem Kandjur {Russische Revue, VIII 1876) ,
pp. 287 seq. — L'aventure du Gandhârien figure dans ce qu'on peut appeler le
« Cycle de Pradyota », ensemble de récits faisant partie d'un vinaya (recueil de
traités dp discipline bouddhique), le vinaya de 1' « école » M ùla-sarvâst ivâda, ouvrage
très volumineux qui, traduit du sanscrit en tibétain au ix'' siècle de notre ère,
constitue à lui seul, dans le Kandjour, la section dite Duh-a. Un siècle au moins
avant les Tibétains, les Chinois avaient déjà traduit du sanscrit ce même vinaya.
— C'est de l'intéressant livre de M. Félix Lacôte, Essai sur Gunâdhya et la Brihat-
kathâ (Paris, 1908, p. 2.S7), que nous tirons ces renseignements complétés par les
éclaircissements que le savant sanscritiste a eu l'obligeance de nous donner.
La traduction chinoise du Mùla-sarvâstivada-vinaya (traduction comprenant,
notons-le bien, avec le cycle do Pradyota, l'aventure du Gandhârien) a été faite,
traité par traité, de l'an 70.*^ à l'an 710, par Yi-tsing ou plutôt par un col-
lège de traducteurs, présidé par Yi-tsing et qui, d'après un état dressé en
710, se composait de .t4 personnes (voir l'article de M. Sylvain Lévi, dans la revue
Touns Pno, série III, vol. VIII, 1907, p. 110). La date de la rédaction de l'original
sanscrit, aujourd'hui disparu, mais dont la doul)le traduction, chinoise et tibétaine,
certifie l'existence historique, doit donc forcément être fixée à une époque anté-
rieure au VIII» siècle. M. Lacôte croit qu'elle peut avoir eu lieu dès le iv* siècle.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 487
En.remplos, le passage du dialogue : « Je ne dors pas, mais je pense. — Que
penses-tu ? >>
« Es-tu éveillé ou dors-tu ? » dit le roi à Rohaka. — « Je suis éveillé »,
répond Rohaka. — « Aloi-s, à quoi penses-tu ? »
« Qui monte la garde ? » dit le roi Pradyota au Gandhârien. — « C'est
moi, le Gandhârien ». — « Que penses-tu ? •>
Qu'on veuille bien ne pas se presser de tirer de cette légère différence une
conclusion quelconque. Car un autre conte, qui a voyagé hors de l'Inde par
la voie musulmane, va nous donner ce passage sous la forme que nous
croyons la forme indienne primitive, sous la bonne forme que les Djaïnas et
les Bouddhistes ont altérée, ainsi que cela leur est arrivé maintes fois, et non
uniquement pour des détails de rédaction, quand ils ont arrangé les vieux
contes de l'Inde.
Le conte de l'Asie centrale dont nous allons citer un passage, a été recueiUi
par M. W. Radlofî chez les Tarantchi, petit peuple turco-tatare, musulman
de religion qui, au cours du xyiii^ siècle, est venu de la petite Boukharie
(Kâchgar, Yarkand, etc.) s'établir dans la vallée de l'IM (rivière se jetant
dans le lac Baïkal), vallée qui, actuellement est au pouvoir, partie des Chi-
nois, partie des Russes (1).
M. F. Grenard, qui, récemment, a exploré le Turkestan chinois, signale
l'influence considérable qu'ont exercée sur les contes populaires dans cette
région, et aussi chez les Tarantchi, des livres d'imagination traduits du per-
san ; influence à laquelle s'est jointe très certainement, si nous en jugeons
par les contes tarantchi recueillis par M. Radio il, l'action de la transmission
orale.
C'est donc très probablement par la voie persane qu'est arrivé de l'Inde
chez les Tarantchi le dialogue qu'on va lire :
Un prince, à la chasse, est obligé de passer la nuit dans un endroit où il y
a beaucoup de voleurs. Il dit à un esclave de ne pas s'endormir et de surveiller
les chevaux. « Bien. » dit l'esclave, et il s'étend sur sa couverture de feutre.
Par trois fois, durant la nuit, le prince sort de sa tente et appelle l'esclave.
K Dors-tu ? — Non ; je suis étendu ici et je pense. — A quoi penses-tu ? »
Une des réponses de l'esclave montre, jusqu'à l'évidence, l'origine
indienne de cet épisode : c Je pense, dit-il, qui donc a fait rond le crottin du
chameau et l'a mis dans le corps de l'animal ? » L'une des réponses de Rohaka
que nous avions provisoirement laissée de côté, est celle-ci : « O seigneur, je
pense comment, dans le ventre de la chèvre, le crottin se forme aussi rond que
s'i7 avait été fait au tour. »
2. ou EST TON PÈRE ?
Tout au début de la seconde partie du Salomon et Marcolphe, Salomon,
étant à la chasse, passe auprès de la maison de Marcolphe, et s'y arrêtant, il
adresse à Marcolphe diverses questions auxquelles celui-ci fait des réponses
énigmatiques qui étonnent beaucoup le roi.
Cet épisode se retrouve, parfois à peu près identique quant aux énigmes,
(1) W. Radloff, Prohen der V olkslitteratur der noerdlichen tûrkischen Stœmme.
VI Theil (Saint-Pétersbourg, 1886), pp. 200, 201.
488 ÉTUDES FOLKLORIQUES
dans des contes populaires actuels, et l'on pourrait se demander s'il n'y
aurait pas là une dérivation du livre ; mais, pour une certaine de ces énij^mes,
la version des contes oraux est bien plus complète, plus primitii'c que celle
du livre ; ce qui nous par; ît un argument, en faveur de l'hypothèse d'une
source commune, orale probablement, de laquelle dériveraient, d'un côté
l'épisode du Salomon et Marcolphe, c^c l'autre celui des contes populaires (1).
(' Où est ton père ? où est ta mère, ton frère, ta sa ur ? » demande succes-
sivement Salomon à Marcolphe ?
Voyons la question : <• Où est ton père ?» A cette question Marcolphe
répond : « Mon père est dans son champ, et il fait d'un dommage deux dom-
mages. » Énigme dont il donne ensuite le mot en ces termes : « Mon père est
dans son champ, et, comme il veut prendre possession (occupare) d'un sen-
tier qui passe par ce champ, il met des épines dans le sentier ; et les gens qui
viennent font deux chemins nuisibles au lieu d'un (duas vias jaciunt nocivas
ex uiia), et c'est ainsi que d'un dommage il en fait deux » (2).
Le passage correspondant des contes populaires qui l'ont conserve, mon-
tre que, dans ces contes, le sens primitif s'est perdu. Ainsi, dans un conte
gascon (3) : o Mon père est à la vigne, et il fait du bien et du mal », c'est-à-dire,
du bien, quand il taille bien, et du mal, quand il taille mal.
Avant de passer aux contes orientaux, notons d'abord que, dans ceux que
nous connaissons, les questions ne sont pas adressées à un jeune homme,
comme en Europe, mais à une jeune fille, et l'intelligence malicieuse dont
les réponses de la jeune fille tont preuve, lui procure un beau mariage.
Dans l'Inde antique reparaissent, comme interlocuteurs, deux person-
nages qui se sont déjà présentés à nous, Mahaushada et sa future femme,
celle qui, après son mariage, bernera si bien les galants (4). Ce sont encore
les Tibétains qui nous ont transmis cet épisode, traduit du sanscrit dan^
leur Kandjour (5).
Donc, — nous suivons la traduction allemande de Schiefner, faite direc-
(1) Sur ce groupe de contes populaire.s, on peut consulter un petit travail de
Reinhold Koehler, publié d'abord en 1863, et reproduit dans ses Kleinere Schriften
I, pp. 84-8V), et aussi, quant à l'cnigme qui est mutilée dans le Salomon et Mnrcol-
pJie, les remarques de notre conte de Lorraine, n° 49. — Un mot sur cette mutila-
tion. « Où est ton frèi'e ? » dit Salomon à Marcolphe. — « Mon frère est assis hors de
la mai.son, et tout ce qu'il trouve, il le tue », c'est-à-djre, il est en train de s'épouiller,
et, <i tous les poux qu'il trouve, il les tue »... C'est assez plat, et ce n'a pas l'ingénio-
sité rustique de la vieille et vraie forme de cette énigme, telle que la donnent les
contes populaires actuels : « Tout ce qu'il tue, il le laisse, et tout ce qu'il ne tue
pas, il le rapporte ». Suidas, au x« siècle, enregistrait cette énigme comme prove-
nant de Tantiquilé hellénique.
(2) Le moine, auteur de la vieille traduction allemande en vers du Salomon et
Marcolphe (voir supra), a très bien exprimé l'idée de Marcolphe : « Mon père a semé
« du blé dans un champ ; les gens ont fait un sentier au travers. Il obstrue ce sen-
« tier, l'imbécile ; cela fait qu'il v en aura deux. »
(3) J. F. Bladé, Contes populaires de la Gascogne (Paris, 1886), t. III, p. 6-9.
(4) Yoir auprà, i"^» Partie, 2'^" Section, Excursus m.
(5) On trouvera, dans V Excursus II 1, les renseignements bibliographiques sur
la traduction allemande de plusieurs contes du Kandjour par Anton Schiefner, et
sur la version anglaise que W. R. S. Ralston a donnée de cette traduction. N tre
épisode est à la p. 707 de Schiefner et à la p. 157 de Ralston.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 489
tement sur le texte tibétain, — donc Mahaushada s'est mis en route pour
chercher femme :
Sur son chemin, il rencontre une jeune fille très belle, de haute caste et
d'air modeste ; il engapje conversation avec elle et apprend qu'elle se nomme
Vishàkâ. 11 cherche d'abord à éprouver l'intelligence de la jeune fille en lui
posant des questions auxquelles elle répond par énigmes ; puis il lui dit : « Où
est allé ton père ? » Vishâkà répond : « 11 est allé faire d'un chemin deux che-
mins : après avoir rassemblé les branches des buissons d'épines, il fait le
chemin. De cette façon, les gens auront deux chemins. »
Dans cette réponse, nous retrouvons les deux chemins et les épines du
Salomon et Marcolphe ; mais, bien que donné comme venant d'une fille d'es-
prit, tout cela n'a pas grand sel. Et l'on en est à se demander si Schiefner a
fait passer dans sa traduction tout ce qui était dans le texte tibétain, ou plu-
tôt peut-être s'il a compris ce texte (1).
Le djâtaka n° 546, que nous avons cité précédemeent (Excursus \\\) en
même temps que le conte tibétano-indien, a (p. 183) cette même rencontre
de Mahosadha {sic, en langue pâli) avec sa future femme. « Que fait ton
père ? — D'un il fait deux. — Il laboure. — Oui, seigneur, — Et où laboure-
t-il ? — l;à d'où ceux qui y vont ne reviennent pas. — Il laboure près d'un
cimetière ». Etc.
3. — ou EST TA MÈRE ?
« Où est ta mère ? » dit Salomon à Marcolphe. — « Ma mère fait à sa voi-
sine ce qu'elle ne lui fera plus », c'est-à-dire « elle ferme les yeux de sa voi-
sine mourante, ce qu'elle ne lui fera plus. »
Dans les contes orientaux, la réponse relative à la mère fait jouer à celle-
ci un rôle analogue : elle assiste aussi une autre femme, bien que d'une façon
difTérente. Ainsi, dans un conte du Bannoù, cette annexe de l'Inde (vid.
supra) (2), la mère est allée « séparer la terre de la terre », pendant que le
père est allé « mêler la terre avec la terre » (c'est-à-dire, la mère est allée faire
son métier de sage-femme, et le père son métier de fossoyeur). — Dans un
conte marocain de Tanger (3), la mère est allée « faire sortir l'âme de l'âme »
(assister une femme en couches), et le frère, mis ici à la place du père, « est
parti emmener celui qui ne revient pas » (conduire un mort au cimetière). —
Dans un conte des Santals du Bengale (4), la mère est allée « faire deux
hommes d'un » (même explication évidemment) (5) ; — dans un conte
(1) Ce qui ne fait pas de doute, c'est que l'Anglais Ralston n'a pas compris l'Alle-
mand Schiefner, quand il fait dire à Vishâkâ que son père, après avoir rassemblé
les branches des buissons d'épines, « s'en sert pour faire le chemin » (he uses ihem for
making the road). Voie épineuse, certes .'(La phrase de Schiefner, que nous avons
rendue mot pour mot, est celle-ci : « nachdem er die Zweige der Dornstrœucher
gesammelt, hahnt er den Weg. »)
(2) S. S. Thorburn, op. cit., p. 190.
(3) Archives marocaines, t. VI (1905), p. 173.
('.) C. H. Bompas, 0/?. ciV-.n" 103.
(5) Ce conte santal offre ici un exemple assez instructif de la façon dont s'opère
parfois la transmission des contes. Voici le résumé complet du passage : des hommes
490 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Kabyle du Djurdjura (1) < voir ce qui n'a jamais été vu » (un nouveau-né). —
Enfui, dans un conte indien du pays de Cachemire, déjà cité (2), elle est
allée « vendre des paroles », c'est-à-dire s'entremettre en vue d'un mariage.
Dans la traduction allemande en vers du Salomon et Marcolphe latin, que
Gregor Hayden a faite au xv^ siècle (vid. supra), la mère est en train de
cuire une fournée de u pain mangé » (eegessen prot) ; ce qui signifie qu'ayant
précédemment emprunté du pain, lequel est déjà mangé, celui qu'elle cuit ne
lui servira qu'à s'acquitter de sa dette.
Cette réponse, que sans nul doute Gregor Hayden avait sous les yeux dans
son exemplaire latin, est la réponse ordinaire donnée, au sujet de la mère,
dans le groupe européen de ces contes à interrogations.
Nous ne trouvons, en Orient, pour cette énigme, dans l'état actuel des
recherches, qu'une forme tout à fait analogue, mais non complètement sem-
blable, qui, — ceci est à noter, — a voyagé, au moyen âge, avec tout un
encadrement très caractérisé, jusqu'en Espagne.
Voici d'abord un conte indien des environs de Srînagar (pays de Cache-
mire) (3) :
Le fils d'un vizir part en voyage, sur le conseil de son père, qui est menacé,
lui et les siens, de la colère du roi, s'il ne donne pas, dans tel délai, l'explica-
tion de certain fait mystérieux. Sur son chemin, le jeune homme rencontre
un vieux paysan et se joint à lui. De temps en temps, il adresse à son compa-
gnon des paroles, des réflexions, que l'autre trouve absurdes. Ainsi, quand
ils passent auprès d'un champ qui promet une belle moisson, il dit : « Ce
champ est-il mangé ou non ? »
Rentré chez lui, le vieillard dit à sa fille qu'il a voyagé avec une espèce
de fou, et rapporte les réflexions que le jeune homme a faites. La jeune fille
lui explique, une par une, toutes ces réflexions. Quant au « champ mangé »,
elle dit : « Il voulait simplement savoir si le propriétaire avait des dettes ou
non. S'il avait des dettes, le produit du champ était, pour lui, autant dire
mangé ; car il avait à le donner à ses créanciers. »
Alors la jeune fille envoie par un serviteur un petit repas au jeune homme,
avec un message énigmatique. Le jeune homme accuse réception par d'au-
tres énigmes. Puis il se présente chez le vieillard. En causant avec l'intelli-
gente jeune fille, le jeune homme lui parle de la question posée à son père, le
demandent à une jeune fille où est son père. « Il est allé rencontrer de l'eau (to meet
water) (?). » — « Et la more ? — Elle est allée faire deux hommes d'un. » Les hommes
rapportent ces réponses à leurs femmes qui leur disent qu'il est très facile de com-
prendre : la jeune fille a voulu dire que son père est allé couper du chaume, et sa
mère, battre (en grange) du dal (to thrcsh dal). « Les pauvres hommes, dit le conte,
ne purent que rester bouche bée devant cette explication »... El nous aussi ! — Il est
clair que, durant la transmission du conte, de l'Inde propre à l'enclave santalienrte,
l'explication des deux énigmes est restée en route. Les Santals n'en ont pas moins
répété machinalement les énigmes elles-mêmes, sauf à leur donner une explication
quelconque.
(1) Rév. Père J. Rivière, Recueil de contes populaires de la Kabylie du Djurdjura
(Paris, 1882), pp. 160-161.
(2) H. Knowles ; op. cit., p. 146.
(3) H. Knowles, op. cit., pp. 484 seq.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 491
vizir, et, la jeune fille lui ayant indiqué la réponse, il l'emmène dans son pays
à lui. Le vizir peut alors donner la réponse au roi ; il est sauvé, et son fils
épouse la fille du paysan.
A la fin du xiii*- siècle de notre ère, dans un livre hébreu achevé vers l'an
1300 et intitulé Scha'aschuiw (le « Livre des- Délices »), un écrivain juif,
vivant en Espagne, Joseph /abara, insérait un conte, dont la plus grande
partie est comme un calque du conte cachemirien (1).
La réfiexion au sujet du champ de blé, dont le paysan, compagnon de
r «officier du roi « vante la beauté, est celle-ci : « Oui, s'il n'est pas déjà mangé »,
et la fille du paysan l'explique ainsi : <■ Le grain que produit ce champ est
déjà mangé, si le propriétaire du champ est pauvre et l'a déjà vendu avant
de l'avoir récolté. »
Dans les contes qui vont suivre, le récit est bien plus simple : jeune homme
et vieillard, compagnons de route ; réflexions énigmatiques du jeune homme
expliquées plus tard par la fille du vieillard, et mariage des deux jeunes
gens. — Dans ce groupe de contes, on retrouve plusieurs des énigmes des
deux contes précédents.
Même énigme du « champ mangé >■> dans un conte arabe, recueilli sur l'em-
placement de Babylone (ce qui, bien entendu, n'implique aucunement pour
ce conte une origine babylonienne) (2), et dans un conte berbère de Toug-
gourt (Algérie), à peu près identique (3).
Dans deux contes mehri de l'Arabie du Sud, une petite diflérence : le
jeune homme ne dit pas, d'un champ où la récolte est encore sur pied, qu'il
a été 0 mangé » (expression identique à celle du Saloivon et Marcolphe), mais
qu'il a été « moissonné » (4).
A une époque ancienne et certainement antérieure à l'introduction du
bouddhisme au Tibet (qui a eu lieu, répétons-le, au vu" ou au viii'' siècle de
notre ère), les Bouddhistes de l'Inde ont pris, dans la tradition populaire
indienne, cette histoire des réflexions énigmatiques, et' ils l'ont introduite,
vaille que vaille,' dans une de leurs légendes pieuses, de celles qui ont été tra-
duites du sanscrit en tibétain et insérées dans le Kandjour (5) :
Le fils du roi Brahmadatta, de Vàrânasî (Bénarès), quand il vient au
(1) La traduction anglaise de ce conte, publiée par M. I. Abrahams, dans la
Jewish Quarterly Review, vol. VI (1894), pp. 518 seq., paraît bien plus claire et plus
fidèle que celle qui a été fournie à Reinhold Koeliler par un certain D^ A. Sulzbach
(Kleinere Schrijten, II, pp. 602 seq.) et dans laquelle sont omis plusieurs passages
très importants.
(2) Bruno Meissner, op. cit., n° 22.
(3) René Basset, Nouveaux contes berbères (Paris, 1897), n° 112. — Cf. p. 350, les
remarques de notre savant confrère en l'Institut.
(4) D. H. Millier, Die Mehri- und Soqotri- Sprache, I (Vienne. 1902), pp. 111
seq. — W. Hein : Mehri- und Hadrami-Texte (Vienne, 1909), p. 131 seq. —
La seconde version est très altérée, notamment quant à l'explication de notre
énigme. La première a un épisode des contes cachemirien et juif d'Espagne (l'épi-
sode de l'envoi des provisions), qui manquait dans le conte arabe de Mésopotamie
et dans le conte berbère.
(5) A. Schiefner, Bulletin de F Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, vol.
XXXII, 1877, pp. 123 seq. — W. R. S. Ralston, op. cit., n» 14, pp. 247-252.
492 ÉTUDES FOLKLORIQUES
monde, se rappelle ses « existences antérieures » ; il se rappelle notamment
que, dans une de ces existences, il a régné pendant soixante ans, puis est
« rené » dans les enfers. Pour ne pas s'exposer au même danger en devenant
roi de nouveau, il feint d"ètre estropié et muet. Le médecin de Drahmadatta
voit la ruse et dit au roi qu'il faut agir sur le prince par la menace. Le roi
livre donc son lils aux bourreaux, mais avec l'ordre secret de ne pas l'exé-
cuter.
Trois fois de suite, pondant qu'on le conduit sur un char hors de la ville,
le prince rompt un instant son nmlisme et fait une réflexion énigmatique. La
troisième de ces réflexions (qui, toutes, se retrouvent dans les contes cités
précédemment), le prince la fait, quand il passe, avec son funèbre cortège,
auprès d'un gros tas de grain : « Si ce tas de grain n'était pas, dès le principe,
mangé par la base, il deviendrait gros. »
Plus tard, le prince apprend à son père pourquoi il a feint d'être estropié
et muet, et obtient de lui la permission de se faire ascète. A la prière du roi,
il lui explique les trois énigmes avant de partir pour la forêt.
Voici l'explication de l'énigme du tas de blé : « Comme les laboureurs ont
emprunté du grain et l'ont mangé, il arrivera, après la moisson, qu'ils de-
vront donner aux créanciers un gros tas de grain, lequel est donc mangé
par la base (1). »
Cette petite légende du bouddhisme du Nord, — légende dont le thème
principal est développé à outrance dans un des diâtakas pâli, du bouddhisme
du Sud (2), — est instructive, comme spécimen des manipulations aux-
quelles les contes indiens ont été plus d'une fois soumis dans les écrits boud-
dhiques.
4. — - NE PAS CONFIER IN SECRET A IXE FEMME.
« Que penses-tu ? » demande Salomon à Marcolphe. — « Je pense qu'il
n'est pas sûr de rien confier à une femme ' (nihil tute crcdendum esse mulieri).
— <' Cela encore, tu le prouveras ■, dit Salomon.
Quand Marcolphe en vient à la preuve, nous constatons, sur un point
important, une altération d'un thème bien connu. Dans les nombreux
contes orientaux et européens qui traitent ce thème (3), le sw.et que le héros
choisit pour fournir expérimentalement la preuve de son dire, c'est sa femme
(1) Dans la version anglaise que Ralston a donnée de la traduction allemande
de Schiefner, nous devons relever, pour ce passage, un contre-sens : Ralston fait
dire au prince que les laboureurs seront obligés de donner un gros tas de grain
« aux fidèles » (to ilie faiihfiil ! ! / ) ; il a lu, dans Schiefner, den Glœiihigen (« aux
fidèles »), au lieu de den Glrvubigern (« aux créanciers »).
(2) Voir l'interminable djâtaka n" 538 (vol. VI de la traduction anglaise déjà
citée). Les scènes principales de ce djâtaka sont représentées (comme l'a été la
mésaventure des qtiatre galants) sur un des médaillons du stoûpa de Bharhout,
ainsi que M. \. Foucher lop. cit., pp. 47-49) le montre très clairement ; et cela éta-
blit l'existence du thème de ce djâtaka au m", peut-être même au ii" siècle avani
notre ère. — Le djâtaka pâli n'a p;is l'intercalation du thème des réflexions énigma-
tiques. Quand le prince (qui est un Bodhisaitva) se décide à parler, ce qu'il ne fait
qu'une fois, il adres.se un grand discours au conducteur du char dans lequel il
est conduit au lieu de l'exécution.
(3) Voir les remarques de notre conte de Lorraine n° 77, Le Secret.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 493
elle-mi^me. Mais dans le Salomon et Marcolphe, — ou plutôt, dans la seconde
partie du Salomon et Marcolphe, rattachée tellement quellement à la pre-
mière (voir ÏExcursus I), — Marcolphe n'est pas marié. Le sujet de l'expé-
rience confirmative, ce sera sa sœur.
Et comment se fera l'expérience ? Le voici :
Marcolphe va trouver sa sœur Fusada et lui confie, en grand secret, qu'il a
tant à se plaindre de Salomon, qu'il a l'intention de le tuer, et il montre à
Fusada un couteau qu'il cache sous ses vêtements. Fusada lui jure de ne pas
le trahir.
Un peu plus tard, Marcolphe fait citer sa sœur devant le roi, raccusaiit
(ce qui est vrai) de se mal conduire, et prétendant qu'elle doit, en consé-
quence, être privée de tout droit d'héritage. Fureur de Fusada, qui aussitôt
révèle les confidences qui lui ont été faites par son frère. Marcolphe est
fouiilé, et on ne trouve pas sur lui le moindre couteau. Et Marcolphe dit :
■'N'ai-je pas eu raison de dire qu'il n"est pas sûr de rien confier à une femme ?»
Dans les contes orientaux, et autres, de ce genre, le héros s'y prend bien
plus adroitement que Marcolphe . il s'arrange de façon qu'il peut exhiber, à
tout instant, la preuve matérielle de la fausseté de l'accusation portée contre
lui par sa femme, preuve positive et non purement négative, comme l'ab-
sence du couteau. li ne parle pas à sa femme d'une intention, mais d'un pré-
tendu fait accompli ; il ne lui dit pas qu'il veut tuer quelqu'un, mais qu'il l'a
tué, et qu'il a caché le cadavre à tel endroit : par exemple, dans un conte du
Bannoù (voir les remarques de notre conte de Lorraine n° 77}, il dit qu'il a
jeté ce cadavre dans un puits desséché, et, quand le roi fait faire des
recherches dans le puits, on y trouve, en tout et pour tout, le squelette d'une
chèvre.
Ces quelques mots suffiront pour montrer combien, dans cet épisode du
Salomon et Marcolphe, la forme primitive a été remaniée, et d'une façon qui
n'est pas très heureuse.
Nous espérons que les faits groupés dans cet Appendice, joints à ceux que
nous avons réunis dans les chapitres précédents, mettront de plus en plus en
relief, — nous ne voulons toucher ici que ce point, — ■ l'importance de l'étude
des contes, et en particulier des contes orientaux, pour la connaissance un
peu approfondie d'une littérature qui a tant vécu d'emprunts, la littérature
de notre moyen-âge européen.
ADDF.^DA A I.'EXCURSUS I
Tout dernièrement, en octobre, nous avons étudié, à la Bibliothèque
Royale de Munich, les trois manuscrits du Salomon et Marcolphe latin qui
ont été mentionnés, d'après un Mémoire de M. E. Schaubach, dans la pre-
mière partie de ce travail iExcursus I, c, p. 409, note 3) et dont les cotes
rectifiées sont Cod. lat. 5015 ; Cod. germ. 640 et 3974. Nous y avons relevé des
particularités qui ne sont peut-être pas sans quelque intérêt.
1. Prenons d'abord la pièce, écrite en 1443, qui figure en tête du Cod. lat.
5015 et qui provient du monastère bénédictin de Benediktbeuern (Monas-
terii Benedictoburani ) , au diocèse d'Augsbourg.
Dans notre Excursus I [b, pp. 407-408), nous étions arrivé à cette conclu-
494 ÉTUDES FOLKLORIQUES
sion, que le Salomon et Marcolphe, tel qu'il a été imprimé, se compose de
deux ouvrages primitivement distincts, qui ont été juxtaposés. Le texte du
Cod. lat. 5015, ayant pour titre ConfJicta ierborum inter regem Salomonem et
rusticum Marcoljum facta, et se terminant ainsi : Et hec (sic) sufpciaut de al-
tricatione (sic) régis Salomonis et Marcolji, nous donne raison, ce nous sem-
ble : il présente, à l'état isolé la première partie du Salomon et Marcolphe
actuel : il n'y relie point de seconde partie.
2. Ce texte du Cod. lat. 5015 est intéressant aussi en ce qu'il donne de
l'encadrement du dialogue une forme très simple, qui a été plus tard enjo-
livée (vid. Excursus, \,a, p. 406). Ainsi, pas de description détaillée des diffor-
mités de Marcolphe et de sa femme (laquelle, dans cette recension, ne porte
ni le nom de Policana, ni aucun autre nom). — Pas de longues généalogies
personnelles mises dans la bouche de Salomon d'abord (duodecim gênera ou
generationes prophetarum), puis de Marcolphe (duodecim gênera rusticorutn).
Salomon dit simplement : David erat pater meus ; à quoi Marcolphe répond :
Et ego suni Marcolfus filins Marcel. — Pas de noms propres donnés aux
grands personnages de la Cour, qui demandent à Salomon de chasser Mar-
colphe à coups de trique : il est parlé seulement, d'une manière générale,
des princes (principes). La couleur locale (les quinze noms empruntés à la
Bible) est, plus que probablement, de Vaprès-coup.
3. Très curieux ,1e Cod. germ. 3974, in foho, manuscrit bizarre où le Salo-
mon et Marcolphe latin (orné d'une grande miniature représentant Salomon
sur son trône, et, devant lui, Marcolphe et sa femme) est écrit, ainsi que sa
traduction allemande, au milieu de fables d'Avianus ou autres, en diverses
places qui, dans les cahiers, étaient restées blanches.
Dans cette seconde recension, le dialogue, beaucoup plus étendu que celui
du Cod. lat. 5015, a un encadrement presque identique à l'encadrement dont
nous avons constaté la simplicité dans ce premier codex (1). Cela montre,
croyons-nous, qu'il ne faudrait pas prendre le Hsec sufficiant du Cod. lat.
5015 dans ce sens que le copiste aurait réduit à de moindres dimensions
l'encadrement de Valtricatio : cette réflexion peut, tout au plus, signifier que
le dialogue aurait été raccourci.
Après la partie dialoguée du Cod. germ. 3974 viennent ces mots : Incipit
secundus libellus. Exivit rex Salomon quadam die cum venatoribus suis, etc.,
et la partie narrative, à peu près telle que nous la lisons dans les imprimés.
Ici la juxtaposition des deux ouvrages primitifs a eu lieu dans toute la rigueur
du terme, et l'on n'a pas essayé de faire une liaison par un igitur ou par quel-
que autre transition (cf. Excursus, l, b, p. 408).
Cette recension apporte à une restitution de texte, proposée jadis par
Karl Hofmann (voir Excursus I, f, p. 416, note i), une confirmation formelle.
Au lieu de l'absurde de Marcolfo britone, le Cod. germ. 3974 a, bien nette-
ment, de BRiccoNE Marcolfo : pas la moindre hésitation sur la lecture, les c
(1) Nous n'y voyons que très peu d'additions, qu'on retrouvera, avec bien d'au-
tres, dans la rédaction très développée du troisième manuscrit de Munich, le Cod.
germ. 640 (provenant du monastère bénédictin de Scheicrn, Monaslerii Sckirensis,
au diocèse de Freising), rédaction à peu près semblable à celle qui a été imprimée.
Ces additions sont les suivantes : Marcolphe " vient de l'Orient » ; Salomon et Mar-
colphe récitent chacun sa généalogie ; enfin, au lieu des principes, il est parlé de.s
duodecim prwpositi régis Salomonis, mais sans qu'aucun soit désigné par son nom.
LE CONTE DU CHAT ET DE LA CHANDELLE 495
étant, dans ce manuscrit, tout différents des t, lesquels ici dépassent tou-
jours franchement la ligne.
4. Mais ce qui nous a le plus frappé dans ce Cad. germ. 3974. c'est un pas-
sage de la vieille traduction allemande, l'épisode du gâteau et de la bouse
de vache (voir E.rcursn^ I, f, pp. 416-418), sur lequel se termine brusque-
ment cette traduction in theutonico (sic).
Au sujet de cet épisode, nous exprimions, loc. cit., notre conviction que
l'on pouvait y reconnaître, sous une rédaction toute romane, un bon gros jeu
de mots tout allemand, qui est, si l'on peut parler ainsi, la pointe du récit.
Nous disions : « Salomon ordonne à Marcolphe de lui apporter un pot de lait
avec un gâteau (placentam, en allemand fladen) dessus. Quand Marcolphe
« passe le pré, et que, sur le sentier, il voit une bouse de vache {bosam vaccae,
« en allemand fladen, kuhfladen), l'idée de sa grosse farce lui vient tout d'un
« coup ; il mange le fladen (premier sens) et il met à la place le fladen (se-
« cond sens)... » Or, le vieux traducteur allemand rend ainsi la réponse de
Marcolphe à Salomon : « ... ich war hungrig und hab den fladen gessen und
deni (sic) hajen mit (/e///|ANDERN fladen zugedeckt». «J'avais faim et j'ai mangé
le fladen (premier sens : le gâteau), et j'ai couvert le pot avec I'autre fladen
(second sens : la bouse de vache). >» Il n'est guère possible de mieux faire
ressortir le jeu de mots.
Voilà, croyions-nous, notre conjecture posée à l'état de certitude.
Et hsec sufficiant, comme dit le Cad. lat. 5015.
(&^}f^^^f<è
LES MONGOLS
ET LEUR PRÉTENDU ROLE
DAiNS LA TUAXS)1ISSI().\ DKS (ONTKS 1\D;E\S VliUS L'OCCIDKXT EIKOPÉEX
Etude de Folk-Lore comparé sur l'Introduction du SIddhi-Kûr
et le Conte du Magicien et son apprenti
(Extrait de la Rwue des Tradilions Populaires — Année 1912).
PREMIER ARTICLE
Benfey et les Mongols. — Considérations préliminaires sur la littérature mongole
et l'Inde. — Le recueil mongol de contes le Siddhi-Kûr et son lntrodu«tion-cadre.
— Le conte indien mongolisé formant la première partie de cette Introduction,
a-t-il été apporté par les Mongols en Occident pour y devenir le conte européen
du Magicien et son apprenti ?
■ — Première partie. Le conte du Magicien et son apprenti.
— Chapitre premier. Chez les Mongols. — Rôle attribué au Maître Nâgard-
jouna, le second Bouddha.
— Chapitre second. Dans l'Inde. — Un conte littéraire de l'Inde du Sud. —
Contes oraux de la vallée du Haut-Indus, de la région de Bénarès, du Bengale, etc.
— Les métamorphoses. — La transmigration de l'àme. — L'épisode de la bride. —
L^ collier de la rânî et le chapelet du maître Nâgardjouna. — Le conte mongol,
très bouddhicisé, ne reflète pas la forme primitive indienne.
Chapitre troisième. Hors de l'Inde.
■ — Première section. Les contes oraux. ■ — Études critiques. • — Les contes
de cette famille se rattachent aux formes indiennes pures, non à la forme mongo-
lisée.
§ 1. Le héros est confié, tout jeune, par son père ou sa mère au magicien. — Un
conte français inédit du Velay.
§ 2. Le fils, métamorphosé par le magicien, doit être reconnu par son père. —
Le thème apparenté de la Fiancée à distinguer parmi ses sœurs.
Plus d'un demi-siècle s'est écoulé depuis l'apparition de l'ouvrage
capital de Théodore Benfey sur le Pantschalantra indien (1), et une
quantité de documents, inconnus en 1859, permettent aujourd'hui
(1) Th. Benfey : Pantschalantra (Leipzig, 1859), 2 vol.
32
498 ÉTUDES FOLKLORIQUES
de préciser et de dégager de toute exagération les théories par les-
quelles l'illustre sanscritiste de Gœttingue a vrain^ont ouvert des
voies nouve"es à la science folklorique. On ne rendra jamais assez
justice à la méthode, non plus imaginative et toute conjecturale,
mais rcalisle et historique, avec laquelle Benfey aborde cette série
de problèmes qui se sont posés à partir du moment où a été consta-
tée, en tant de pays divers, l'existence d'un même répertoire de
contes populaires, l'immense répertoire asiatico-europécn ; seule-
ment, il faut bien le reconnaître aussi, ce savant de premier ordre,
cet initiateur, s'est laissé trop souvent dominer par une idée fixe : il
ne s'est pas contenté d'attribuer au bouddhisme un rôle considé-
rable dans la propagation des contes indiens hors de leur pays
d'origine (ce qui est parfaitement exact pour cerlaines régions,
Chine, Tibet, Mongolie, Indo-Chine, etc.) ; il a donné le bouddhisme
comme Vinvenleiir, le créateur de ces contes, alors que les bouddhistes
ont simplement fait œuvre d'adaptation, oratoire ou littéraire, de
contes indiens préexistants.
« Vous découvrez la Méditerranée ! » nous disait un jour à ce
propos un grand indianiste de nos amis Pour notre part, nous
ne sommes pas si sûr que,Tnême à l'heure présente, toute discussion
des arguments de Benfey soit superflue, et que toute ta Méditerranée
soit découverte. Il y a encore, croyons-nous, à en faire conni^ître
quelques recoins, qui ne seraient peut-être pas sans nouveauté pour
tout le monde.
Sait-on, par exemple, en dehors des spécialistes, que, depuis le
livre de Benfey, il s'est révélé dans l'Inde, chez les djoïnas, — secte
qui remonte à une époque contemporaine de la fondation du boud-
dhisme, et qui est encore florissante, — toute une littérature de
contes, accommodés ici au djaïnisme, comme ailleurs ils l'ont été
au bouddhisme (1) ?
Nous limitant aujourd'hui, à un point, critiquable à notre avis,
de la tliè'^e de Benfey relative à la propagation des contes indiens par
la voie bouddhinue, — thèse qui, nous le répétons, est vraie dans
certains cas, — nous nous proposons d'examiner de près un curieux
document, un écrit mongol qui, aux yeux de Bcnf(!y, établissait
(1) Un indianiste très distingué, notre ami M. Johannes Hertel, nous écrivait
dernièrement à ce sujet : « Ce qui me paraît le plus pressant à faire actuellement,
c'est d'exploiter cette vérital)le mine, l'énorme littérature de contes (die ungeheure
Lrza-hlungslitieralur j des Djainas, littérature qui est encore presque inconnue et
qui a beaucoup plus d'importance que celle des Brahmanes et des Bouddhistes,
tout au moins pour le moyen âge. Je ne me lasserai pas d'attirer l'attention sur
cette littérature et d'en publier autant qu'il me sera possible. »
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU RÔLE 49Ô
péremptoirement l'intervention de ce peuple bouddliique des Mon-
gols dans la transmission des contes indiens vers noire Occidenl.
Le rejet de ces conclusions de Benfey n'aura, du reste, — nous
tenons à le dire d'avance, — rien qui puisse discréditer ce que sug-
gère tout un ensemljle de documents convergents, la croyance à
l'existence historique de grands courants qui, de l'Fndc, ont jadis
charrié des contes vers les quatre points de l'horizon.
CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
LA LITTÉRATURE MONGOLE ET l'iNDE
La littérature mongole, — car il y a une littérature mongole (1), —
est toute d'importation : les ouvrages indiens, plus ou moins bien
reproduits, qui la composent, sont arrives en Mongolie par le canal
du bouddhisme ; il convient d'ajouter : du bouddhisme iibélain (2).
On s'accorde à placer au VI I^ siècle de notre ère, sous le règne
de Srong Tsan Gampo, l'introduction ofFicielle du bouddhisme au
(1) Une littérature dont les gens du pays ne sont peut-être pas très souvent en
état de lire couramment les productions, si nous en jugeons par l'épisode suivant
d'un voyage assez récent en Mongolie (Rev. James Gilmour, Among the Mongols,
Londres, sans date, p. 83) : « Un lama, notre hôte, se trouvait être plus intelligent
que les lamas ne le sont habituellement, et il savait lire le mongol, chose très extra-
ordinaire chez un prêtre (mongol)... Il me montra le livre qu'il était en train de
lire avant le dîner, livre non imprimé, mais écrit ec petits caractères et très usé.
C'était quelque vieille légende historique, et le lama m'indiqua le passage où il en
était resté, et, dans ce passage, un mot qu'il ne pouvait déchilTrer. Ensuite, il me
demanda de lire tout le passage, ce que je fis. Le texte était ainsi conçu : « Le héros
« (j'ai oublié le nom) boucha l'entrée du trou (dans lequel un renard s'était réfugié)
« avec son bonnet blanc, prit une grosse pierre, et pan, pan, il battit le terrain
« tout autour. Le renard, efîrayé, se précipita au dehors et s'enfuit avec le bonnet
« blanc sur la tête. »
Notons, — et voilà pourquoi nous avons reproduit ce texte, — que la « vieille
légende historique » d^e M. Gilmour n'est autre qu'un des contes de ce recueil mon-
golo-kalmouck le Siddhi-Kùr. dont nous allons avoir à parler longuement. Le pas-
sage que le lama épelait, fait partie du 4*' conte (voir la traduction allemande de
B. Jiilg, Kalmûckische Mserchen, Leipzig, 1866, p. 23), conte dont a été publiée
récemment une version orale kalmoucke (G. J. Ramstedt, Kalmûckische Mœrchen,
Helsingfors, 1909, n° 13). Ce même passage se retrouve identiquement dans un
conte oral similaire tibétain, recueilli en 1904 ou 1905 par le capitaine W. J. O'Con-
nor, secrétaire-interprète d'une mission anglaise envoyée à Lhassa (Capt. W. J.
O'Connor, Folk Taies from Tibet, Londres, 1906, p. 159).
(2) Nous suivrons ici sir M. Monier- Williams (Buddhism, Londres, 1889, pp. 269-
277) et son résumé des recherches de Kœppen [Die Religion des Buddha, 1857-1859),
dont les résultats, — nous nous sommes informé en bonne place, — ont été com-
plétés et précisés, mais n'ont pas été modifiés, quant au fond.
500 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Tibet, introduction favorisée par les deux femmes du roi, l'une prin-
cesse chinoise, l'autre princesse indienne du Népal, et toutes deux
zélées bouddhistes. En l'an 632, Tsan Ganipo envoie son ministre
Thumi Sar.ihhota dans l'Inde pour lui faire étudier les écrits boud-
dhiques, et ce ministre rapporte le bouddhisme au Til»et. en même
ten:ps que l'écriture ; car c'est lui qui dessina ralphal)et tibétain
d'après les caractères indiens alors en usage ; c'est lui aussi qui fut
le premier auteur tii)étain.
Après un déclin assez prolongé, le bouddhisme reprend force
au Tibet, dans la seconde moitié du VIII*^ siècle. Le roi d'alors,
FChri Srong De Tsan (740-786), fait venir de l'Inde en grand nombre
des docteurs bouddhistes. D'abord arrivent du Bengale une dou-
zaine de moines (1) ; puis, des régions septentrionales de la péninsule,
du Dardistan actuel (dont les habitants joignaient alors au culte
du dieu Siva les pratiques de la sorcellerie), un autre moine, Padnia
Sambhava, fameux magicien et alchimiste, lequel, en définitive,
paraît avoir été remarquai )le par sa connaissance des dialectes
indiens. C'est lui qui fit commencer la traduction en tibétain des
livres sacrés bouddhiques, d'après les textes sanscrits.
De ce travail considérable proviennent le Kandjour ei le Tandjour,
ces immenses et étranges conglomérats où toute sorte de livres
indiens, même purement brahmaniques, dss *raités philosophiques,
(tels (jue V Almahodha, la « Connaissance du moi » ), des poèmes
(comme le Megadùla, le « Nuage messager », de Kalidasa), se trou-
vent juxtaposés aux ouvreges de dogmatique, de liturgie, d'édifica-
tion bouddhiques.
Vers l'an 1206, le grand conquérant mongol Gengis Khan s'empa-
rait du Tibet et entrait en contact avec le bouddhisme tibétain, le
lamaïsme. Mais ce fut le plus célèbre de ses successeur;;, Khoulùlaï
Khan (1259-1294), qui adopta et favorisa chez les Mongols ce lâ-
maïsnie dont les éléments, empruntés en partie au culte de Siva
et mêlés de magie, n'étaient nullement en désaccord avec le grossier
chamanisme de la Mongolie.
Sous son règne, un Graïui-Lâma, Phaspa, patronné par lui, crée
l'alphabet mongol sur le modèle de l'alphaljct til)étain. Un peu
plus tard, au commencement du XIV^ siècle, peu d'années après la
révision du Kandjour, ordonnée par Phaspa (c'est-à-dire après
(1) On sait que le monachismo, - — les bliikshous, les « mendiants », — forme
l'ossature de l'Eglise bouddhiste, qui ne possède rien de semblable à un clergé
paroissial. Aussi, dans le bouddhisme, à la difïérence du catholicisme, supprimer
les moines, ce serait supprimer tout.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 501
1306, date qui est donnée à l'achèvement du collationnenicnt du
recueil til)étain avec les textes chinois, traduits du Sanscrit), est
entreprise la tâche de traduire en mongol les écrits formant le canon
tibétain.
Il paraît que des livres til)étains ont été traduits plusieurs fois
chez les Mongols. Du moins, un spécialiste constate que deux recen-
sions, bien distinctes, d'un livre faisant partie du Kandjour et intitulé
le Djangloun (« Le Sage et l'Insensé ») ont été traduites, l'une en mon-
gol proprement dit, l'autre en mongol occidental, autronent dit,
en kalmouck (1).
Dans la rédaction kalmoucke du recueil de contes le Siddhi-Kûr,
doni, l'introduction va nous occuper, on peut faire cette remarque
significative, que parfois les noms des personnages sont donnés alter-
nativement en kalmouck et en tibétain.
*
* *
Ce livre du Siddhi-Kûr (« Le Mort doué du siddhi », c'est-à-dire en
sanscrit, d'une vertu magique), qui existe dans les deux dialectes
mongols, en mongol proprement dit et en kalmouck, est une version
très intéressante d'une recension particulière d'un célèbre recueil
indien de contes, la V élâla-panichav inçaii (« Les Vingt-cinq [ré(;its]
d'un Vétâla », sorte de vampire). Benfey attribuait à cette version
« la plus haute importance [die hœchsle Wichligkeil) pour la connais-
« sance de la manière dont ces conceptions indiennes [les contes] ont
« passé en Occident (2). » Il a notamment étudié à ce point de vue
l'Introduction de ce Siddhi-Kûr, introduction qu'il paraît considérer
comme le prototype d'un certain groupe de contes asiatico-euro-
péens ; il voit, tout au moins, « la forme mongole {die mongolische
« Fassung) se présenter dans les contes européens à peine changée
« (fasl kaiim uerœnderl) (3). »
L'introduction-cadre du recueil mongol se compose de deux
contes, reliés d'un à l'autre, mais bien distincts :
l'' Le conte du Magicien el son apprenti ;
2° Le conte de V Arlificieux yoghî el le Vélâla.
C'est, à vrai dire, au premier seul que Benfey attribue cette si
« haute importance », comme exemple de transmission des « concep-
(1) IsAAK Jakob Schmidt, Der Weise und der Thor, aus dem Tibetischen iibersetzt,
(St-Pétersbourg, 1843), p. 16.
(2) Pantschatantra, I, pp. 21-22.
(3) Ibid, I,p. 412.
5Ô2 ÉTUDES FOLKLORIQUES
tions indiennes » en Occident par la voie mongole. Nous aurons donc
à étudier séparément chacun de ces deux contes, et tout particuliè-
rement le premier.
PREMIERE PARTIE
LE CONTE DU MAGICIEN ET SON APPRENTI
CHAPITRE PREMIER
LE CONTE DANS LE LIVRE MONGOL
L'Introduction du Siddhi-Kûr commence par le conte suivant,
dont nous avons sectionné le résumé par des chiiïres, en vue de
rapprochements ultérieurs avec des contes indiens ou autres (1) :
1. Dans un royaume de l'Inde, habitent sept frères, tous magiciens. L'aîné
de deux princes, fils d'un Khan, vient les trouver pour apprendre leur art ;
mais, au bout de sept ans, les magiciens ne lui ont pas encore donné la « clef
de la magie ». Le cadet, lui apportant un jour des provisions, jette à la déro-
bée un regard par la fente d'une porte, et voilà que tout d'un coup, il se
trouve en possession de cette « clef de la magie ».
2. Les deux frères s'en retournent dans leur château. Alors le plus jeune
dit à l'aîné que, dans l'écurie, il y a un excellent cheval : « Conduis-le à la
bride et va le vendre ; mais ne va pas du côté des sept magiciens. " Or, le
cheval, c'est le jeune prince, lequel, par magie, prend cette forme.
Au lieu de suivre les instructions de son frère et de conduire le cheval à la
bride, l'aîné le monte, et presque aussitôt, « par suite de la force d'habitude
de l'enchantement » (in Folge der Gewohnheitsmacht des Zaubers), il se voit
amené devant la maison des magiciens et ne peut forcer le cheval à revenir
sur ses pas. 11 se décide alors à vendre le cheval aux magiciens et le leur offre.
Les magiciens reconnaissent que c'est un cheval enchanté et se disent : <- Si
tout le monde peut ainsi apprendre la magie, c'en sera fait de la considéra-
tion et de l'admiration qu'on a pour nous ; nous achèterons donc le cheval
et nous le tuerons. » Ils l'achètent, en effet, un bon prix et l'enferment dans
l'écurie.
3. Le moment de le tuer étant venu, les magiciens le font sortir en le
tenant bien, pour qu'il ne vienne pas à s'échapper. Pendant ce temps, le che-
val dit : « Si seulement, pour que je puisse opérer ma transformation, il se
trouvait là un être vivant ! » Et, au même instant, il aperçoit un poisson qui
(1) B. Jt'LC, Kalinùckische Mœrchen. Die Mœrchen des Siddhi-Kùr (Leipzig, 1866)
p. 1 et suivantes. — Cette traduction, faite d'après un manuscrit incomplet, ne
comprend que l'introduction et les treize premiers contes. B. Julg a donné plus
tard les neuf derniers contes et la conclusion [Mongoliscke Mxrchen, Innsbruck,'1868.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 503
nage dans l'eau. Aussitôt il se transforme en ce poisson (1). Les sept magi-
ciens deviennent sept mouettes et donnent la chasse au poisson. Au moment
où ils vont l'attraper, le poisson voit une colombe qui arrive en volant, et
il se transforme en cette colombe. Les magiciens deviennent sept vautours,
et ils sont près de saisir la colombe, quand celle-ci se réfugie dans le pays de
Bede (le Tibet) du sud (2), sur une montagne resplendissante, dans l'inté-
rieur d'une grotte, et vient tomber sur les genoux du Maître Nâgârdjouna,
qui habite là.
4. Nâgârdjouna interroge la colombe qui lui raconte son histoire et lui
dit : « A l'entrée de la grotte, il y a sept hommes. Ils vont paraître devant le
Maître et ils lui demanderont de leur donner le chapelet que le Maître tient
dans ses mains (3). A ce moment je me transformerai en le plus gros grain
du chapelet. Si le Maître leur donne son chapelet, qu'il daigne mettre dans
sa bouche ce gros grain et éparpiller les autres. »
Tout se fait ainsi, et les grains deviennent autant de vers. Les sept magi-
ciens se transforment en sept coqs qui se mettent à piquer et manger les
vers. Alors le Maître Nâgârdjouna laisse tomber de sa bouche le gros grain
du chapelet, et ce grain devient un homme armé d'un bâton avec lequel il
tue les sept coqs. Et aussitôt se voient sept cadavres, gisant par terre.
Cette forme mongole du conte asiatico-européen du Magicien et
son apprenti porte très évidemment la marque du bouddhisme et,
pour préciser, de l'Ecole bouddhiste fondée, probablement au i*^^ ou
au 11^ siècle de notre ère, par ce Nâgârdjouna qui, dans le récit
du Siddhi-Kûr (reflétant sans nul doute un récit indien) vient en
aide au héros.
Ce Nâgârdjouna est un personnage fort complexe, auquel on attri-
bue plus d'une centaine d'ouvrages, religieux, philosophiques,
(1) « ... il se transforme en ce poisson ». Nous avons traduit littéralement la ver-
sion allemande de B. Julg : und sich in diesen (Fisch) verwandelte. Cette même
expression se retrouve dans un autre livre mongol, V Ardji Bordji, dérivé, lui aussi,
d'un livre indien (B. Julg, Mongolische Mxrchen, Innsbruck, 1868, p. 99). Dans
cet Ardji Bordji, le roi Vikramâditya dit à quatre hommes, ses ministres, de se
transformer (verwandelt euch) en quatre objets à l'usage d'une certaine princesse
et qui existent déjà dans la chambre de celle-ci (autel, lampe, etc.). — • Cette expression
bizarre de iransjorniation en êtres déjà existants est un souvenir confus de cette
idée indienne que, par la vertu d'une formule mystérieuse et toute-puissante, d'un
mantra, une âme peut quitter momentanément son corps et aller animer un corps
mort ou un objet qui n'a jamais eu vie.
(2) Le nom du Tibet, en tibétain, est Bod, Bot ou BJwt ; en sanscrit Bhota (Mo-
nier-Williams, op. cit., p. 261).
(3) Les bouddhistes se servent, comme les musulmans, d'une sorte de chapelet
pour compter leurs prières. Du reste, il en est de même dans toutes les sectes de
l'Inde, chez les adorateurs de Vichnou comme chez les adorateurs de Siva. Les
images de Siva portent même le chapelet comme un des attributs essentiel du dieu,
et, entre autres matières employées pour les grains du chapelet hindou, se trouvent
les baies du rudtâksha, mot qui signifie « baie de Rudra », c'est-à-dire de Siva, appelé
aussi Rudra. — Inutile de dire que, dans le chapelet, ce n'est pas l'objet matériel
qu'il faut considérer : un catholique récite sur son chapelet de tout autres prières
qu'un bouddhiste.
504 ÉTUDES FOLKLORIQUES
iiiédicaux. alchiiiiistfs, magique?. La légeiicU- le fait mourir dans
lo Dékhan, sur la côte occidentale de l'Inde, où il aurait soit cons-
truit, soit orné le sloûpa (monument comniénu)ratif) il'Amarâvati,
et où il y a, on effet, une mention de son nom dans une ancienne
inscription.
Comme personnage historique, qui doit très pro])ahlement être
placé au i^i" ou au ii^ siècle de notre ère, Nâgârdjouna est l'auteur
du Madliijaniika soûlra, le texte fondamental de l'École bouddhiste
des Madfujamikas. des « sectateurs de la voie moyenne «, qui disent
que les choses ne sont ni existantes, ni non existantes, mais qu'elles
existent en tant que concepts. Cette forme légèrement tempérée de
la doctrine du Mahâyâna est opposée par les Madhyamikas à la
doctrine des Yogalcharas, qui professent l'illusion absolue. Et notez
que d'une École à l'autre, on se renvoie l'épithète injurieuse de
nihilistes ! (1) , -
En résumé, Nâgârdjouna est devenu, dans l'imagination boud-
dhique, un personnage extraordinaire, presque un second Bouddha,
et le Siddhi-Kûr débute par une invocation au « victorieusement
parfait » Nâgârdjouna, à celui qui « a donné l'intelligence de la
Madliyamika », au « second Maître de la doctrine », devant lequel
« s'incline » le rédacteur du livre (2;.
, Pour déterminer ce qui, dans le récit du Siddhi-Kûr, est « une
modification, une transformation {Uinwandlung) de l'original indu-
(1) Nous espérons ne pas avoir reproduit trop infidèlement les explications qu'un
indianiste compétent entre tous, notre excellent ami M. Barth, a bien voulu nous
donner sur ce sujet très spécial.
(2) Dans un autre livre mongol, traduit du tibétain et dont un récit a été publié
en allemand par I. J. Schmidt, à la suite de sa traduction d'un ouvrage liistorique
mongol, nous retrouvons Nâgârdjoima (Geschichte derOstmongolen und ilires Fiirsl-
enhanses.,. aus dem Mongolischen iibersetzi... von Isaac Jacob Schmidt, St-Péters-
bourg, 1829, p. 437). Dans la dernière partie de ce récit, — lequel n'est autre qu'une
variante du thème si connu qui a donné le conte arabe des Deux Sœurs jalouses de
leur cadette, — pendant que le roi, sa femme et leur fils sont à échanger entre eux
« les paroles de la doctrine, douces comme miel », apparaît dans les airs « le fils aîné
de tous les Bouddhas des trois temps » (aller Buddhas der drei Zeiten), Bodhisattva
lui-même (c'est-à-dire futur Bouddha, Bouddha in fieri), plein de sollicitude « pour
le bien de tous les êtres qui respirent », le « lama Nâgârdjouna », qui a entendu la
conversation de la famille royale, et il adresse à celle-ci un discours : « Rien de ce
qui existe n'est éternel ! les trois mondes sont vides ! tous ceux qui sont tombés en
proie au sansâra (au tourbillon de la vie qui, d'après le bouddhisme, entraine les
êtres indéfiniment d'une existence dans l'autre) sont soumis aux maux et aux
souffrances. Tout enseigne : je suis rien... »
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 505
Ijitaljlemenl indien », Benfey attendait la découverte de cet original
lui-même dans l'Inde, ou la découverte « d'une forme latérale
(Nebenform) chez un peuple bouddhiste autre que les Mongols » (1).
Plus heureux que Benfey, nous sommes aujourd'hui en mesure de
présenter, pour cet examen comparatif, plusieurs formes bien
indiennes, dérivées certainement de l'original, et (jui, — ceci est
important, — ne parlent pas la livrée bouddhique.
Benfey se demandait aussi {loe. cil.) si les « formes » (orientales
et occidentales"; qui « se rattachent » au thème du conte mongol.
« sont dérivées de la forme mongole ou d'une autre forme reposant
sur l'original ». Ici encore, nous nous trouvons bien autrement
oulillé que Benfey. Nous pouvons parcourir l'Asie occidentale,
l'Europe, l'Afrique du Nord, et montrer que pas une de ces « formes »,
toutes provenant de l'Inde, ne « se rattache » à ce que la forme donnée
par le Siddhi-Kûr a de particulier ; ce qui évidemment entraîne cette
conclusion, que le Siddhi-Kûr et par conséquent les Mongols, ne sont
pour rien dans la propagation du conte en question vers l'Occident.
CHAPITRE SECOND
LES CONTES DE l'iNDE ET LE CONTE MONGOL
Précisant ce qui vient d'être dit, nous tenons à déclarer d'abord
que nous ne prétendons nullement avoir découvert l'original lui-
m.cme, le prototype du conte qui forme la première partie de l'intro-
duction du Siddhi-Kûr ; mais nous sommes en possession de plu-
sieurs contes indiens qui expliquent les passages obscurs du conte
mongol et permettent d'en combler les lacunes. Preuve certaine de
leur antériorité, quant à la conception, par rapport au conte mongol.
A
UN CONTE LITTÉRAIRE DE l'iNDE DU SUD
Le spécimen le plus inî portant de ces contes indiens ne nous est
malheureusement arrivé que par l'intermédiaire d'un littérateur
du sud de l'Inde, arrangeur parfois infidèle des vieux contes ti'a-
ditionnels ; mais, dans le cas présent, les traits principaux du récit
ont été respectés ou peuvent facilement se reconstituer.
Voici le résumé de ce conte qui fait partie d'un livre en langue
(1) Pantschatantra, I, p. 411.
506 ÉTUDES FOLKLORIQUES
tamoulc, intitulé Madanakâmarâdjankadai, « Histoire du râdja
Madana Kâma » (1) :
Un roi dépossédé et ruiné conduit ses deux fils, tout jeunes dans un village
voisin, et prie un vieux brahmane, qui y tient école, de les instruire, lui
offrant, pour sa peine, de lui donner un des deux princes, qui restera toujours
auprès de lui. La proposition est acceptée.
Le brahmane fait de l'aîné un bouvier, et il instruit soigneusement le
cadet : il lui apprend '■ la jonglerie, l'art magique de faire passer son âme
dans différents corps, et d'autres tours d'adresse. » Le jeune prince acquiert
aussi du brahmane la faculté de deviner les sentiments et les intentions d'au-
trui (Jùânadrishti).
Quand il est devenu expert dans tous ces arts, il pénètre les intentions
du brahmane, lequel veut arranger les choses de façon à faire croire au père
que son second fils n'est bon à rien et que le mieux est de le laisser au brah-
mane et de ramener à la maison Taîné. Le jeune homme se décide aussitôt
à aller avertir ses parents et leur indiquer ce qu'ils auront à faire. La nuit
venue, il fait entrer son âme dans le corps d'un milan mort et s'envole à tire
d'ailes vers la maison paternelle où, reprenant sa forme naturelle, il donne
de rapides explications à ses parents ; puis, redevenu milan, il retourne chez
son maître.
Quelques jours après, arrivent chez le brahmane les parents du jeune
homme, et, malgré tout ce que le brahmane peut leur dire, le père déclare
qu'il reprendra le second de leurs fils. De là, fureur du brahmane, qui ne
pense plus qu'à se venger.
Revenu chez ses parents, le jeune homme dit à son père que le roi de la
ville fait chercher partout une poule de même race qu'un superbe coq auquel
il tient beaucoup : le jeune homme se changera en une semblable poule, que
le père vendra très cher au roi, et la poule trouvera moyen de s'échapper et
de revenir, sous sa forme véritable, à la maison. Tout se passe ainsi.
Ensuite, le jeune homme prend la forme d'un beau cheval, que le père
doit aller vendre. Malheureusement l'acheteur, c'est le brahmane, qui a
reconnu son disciple dans le cheval ; et le prince métamorphosé, que 1»^ brah-
mane cravache à outrance et épuise de fatigue, est au moment de périr,
quand il aperçoit dans une mare un poisson mort : il « entre dans le corps de
ce poisson ». Aussitôt « la vie quitte le cheval et il s'affaisse par terre ». Le
brahmane dit alors à ses écoliers d'épuiser la mare et de tuer tous les pois-
sons. Mais le prince, voyant sur le bord de la mare le corps d"un buflle, que
des savetiers ont laissé là, pendant qu'ils sont allés chercher des outils pour
le dépecer, entre dedans et s'enfuit. Le maître se met à la poursuite du buffle
et ordonne au savetier (ici il est question d'un seul savetier) de le tortu-
rer (2). Alors le prince prend la forme d'un perroquet, dont il découvre la
dépouille dans un arbre, et le maître, prenant la forme d'un oiseau de proie,
se met à sa poursuite par monts et par vaux, jusqu'à ce qu'ils arrivent dans
(1) Ce livre tamoul, qui aurait été rédigé au xvii* siècle, a été traduit en an
glais, sous le titre de The Dravidian Nighls Entertainments, par le Pandit Natesa
Sagtri (Madras, 1886). Notre conte est le n° 1.
(2) Un autre conte indien nous permettra de rétablir, plus loin, ce passage devenu
inintelligible et absurde.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 507
une ville. Le perroquet, au moment d'être pris, vole vers le palais du roi du
pays et se réfugie, par une fenêtre ouverte, dans la chambre de la prin-
cesse, qui lui fait bon accueil. Au bout de quelque temps, il reprend sa forme
naturelle et raconte son histoire à la princesse, qui ne veut plus que lui pour
mari.
Bientôt, comme une de ses facultés magiques l'avait fait prévoir au prince,
son ancien maître se présente au palais à la tête d'une troupe de danseurs
de corde, et leurs tours font tant de plaisir au roi que celui-ci promet au
maître de lui donner ce qu'il demandera. Le maître demande le perroquet de
la princesse. Mais la princesse a été instruite à l'avance par le prince de ce
qu'elle doit faire ; elle tord le cou au perroquet et l'envoie ainsi au roi :
auparavant, le prince a fait passer son âme dans le collier de perles de la
princesse. Le maître ne se tient pas pour battu, et il demande au roi le col-
lier de sa fille. Alors la princesse, toujours d'après les instructions du prince,
rompt le fil de son collier et en jette dans la cour les perles, qui deviennent
autant de vers. Aussitôt le maître se change en coq, et il se met à piquer
les vers. Mais le prince, se transformant en chat, étrangle le coq. — Natu-
rellement, le prince épouse la fille du roi.
Nous avons donné, tel qu'il était certainement à l'origine, le
dénouement du combat entre les deux magiciens. Le littérateur
tamoul, qui aiïadit parfois ses originaux, édulcore ce dénouement :
au lieu d'être tout à fait étranglé, le brahmane ne l'est qu'à moitié ;
il obtient miséricorde et en est quitte pour un mea culpa avec pro-
messe de ne plus recommencer.
B
CONTES ORAUX INDIENS
Il est nécessaire, pour reconstituer, autant que possible, la forme
indienne primitive, de rapprocher du conte littéraire tamoul divers
contes oraux indiens, très intéressants bien que frustes par endroits
(on n'a pas toujours la chance, quand on recueille des contes, de
tomber sur des récits auxquels une transmission orale de tant de
siècles n'a fait subir aucune altération).
a)
Prenons d'abord l'introduction, l'entrée du héros chez le magi-
cien.
Voici, pour commencer, un groupe de trois contes : l'un prove-
nant de la vallée du Haut-Indus et, très probablement, du village
de Ghâzi, à trente milles en amont d'Attock (1) ; les deux autres,
(1) Ch. SwY^^•ERTON, Indian Nights Entertainment; or, Folk-Taies frorn thg
508 ÉTUDES FOLKLORIQUES
do la vallée du Gaiifi^e, où ils onL été recueillis, le premier à Gayâdhar-
pour (District de Ghâzipour, Division de Bénarès), le second à
Mirzâpour (District du même nom, et également Division de Béna-
rès) (1).
Dans les trois contes, ce ne sont pas, comme dans le conte tamoul,
les deux fils d'un roi détrôné, mais les deux fils d'un pauvre l)rah-
niane, que leur père confie, pour être instruits, à un personnage
qu'il ne sait pas être magicien. (Dans les deux contes de la région
de Bénarès, c'est le père lui-même qui les conduit chez un sâdhou
ou chez un gousâin (2). Dans le conte du Haut-Indus, un fakir (3)
jiahsant près de la chaumière du brahmane et le voyant préoccupé
du sort qui attend, après sa mort, ses fils sans instruction, lui offre
de les prendre chez lui).
Les conditions faites ici, non par le père, mais par le magicien,
— ce qui est plus naturel, — sont, comme dans le conte tamoul,
qu'au bout d'un certain temps, le père reprendra l'un de ses fils et
laissera l'autre au jnaître.
Un conte recueilli dans le pays des Santals, petit peuple de lan-
gue et d'origine non aryenne, enclavé dans le Bengale, d'où lui sont
arrivés une quantité de contes, a une introduction difïérente (4) :
Un râdjâ qui a sept femmes, n'a pas d'enfants. Un yoghl (5) lui promet
de lui donner le moyen d'en avoir ; mais auparavant le râdjâ devra s'engager
à donner au yoghî le premier enfant qui naîtra ; les suivants appartiendront
Upper-Indus (Londres, 1892), n° 57. — Voir, pour le pays où le conte a été recueilli,
l'Introduction, pp. 11-12.
(1) Voir la revue Norlh Itidian ^'otes and Queries, dans laquelle M. W. Crooke a
publié tant de contes indiens du plus haut intérêt, recueillis par lui durant son long
séjour dans l'Inde (juin 1895, n° 70, et décembre 1892, n" 578).
(2) Sâdhou est un adjectif avec la signification de bon. Comme substantif, c'est
une désignation respectueuse d'un homme de caractère religieux. 11 n'est pas néces-
saire que le sâdhou ait renoncé au monde. — Gousâin ou plutôt gosâin, est un titre
honorifique dé.signant, chez les adorateurs de Vichnou, les membres de certaines
confréries ou ordres, de situation sociale respectable.
(3) Le mot jakir, d'origine musulmane, s'applique, dans l'Inde moderne, à toute
espèce de religieux personnage, quelle que soit sa religion (R. C. Temple, dans Wide-
Aifake Sloriés, contes du Pendjab et du pays de Cachemire, Bombay, 1884, p. 321.)
(4) C. H. BoMPAS, Folktales of tlie Santal Parganas (Londres, 1909), n° 36.
(5) Yoghi signifie « possesseur du yoga, adepte du yoga », lequel yoga a des signi-
fications variées : système philosophiqiTe particulier ; union mystique avec la divi-
nité ; pratiques ascétiques, plus ou moins sévères et cruelles, souvent charlata-
nesques ; pouvoir magique qu'on s'assure par certaines pratiques secrètes. Le
terme de yoghi est donc pris dans toute sorte d'acceptions, depuis celle de saint,
jusqu'à celles de sorcier et de charlatan.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 509
à leur père. Le râdjâ accepte cette exigence ; alors, le yoghî lui dit de faire
manger à ses sept femmes sept mangues, cueillies dans de certaines condi-
tions, et il s'ensuit qu'une des rânîs met au monde des jumeaux. Quand les
petits princes ont un peu grandi, le yogîiî se présente et les réclame tous les
deux, disant qu'ils sont nés en môme temps : il leur apprendra la magie, et
il en laissera un retourner chez *ion père. Le roi finit par donner son consen-
tement (1).
Le trait qui distingue cette introduction des précédentes, le roi
devenant père par la puissance du yoghî, est un trait bien connu
dans les contes indiens, où parfois, — pas toujours, — ce trait se
rapproche encore davantage du conte santal par la promesse faite
au yoghî de lui donner un des enfanls qui naîtront. Mais, même ainsi
précisé, il amène d'ordinaire une tout autre suite d'aventures que
celle du conte santal et des contes similaires, du type du Magicien
el son apprenti. Ainsi, le yoghî d'un conte du Kamaon, dans l'Hima-
laya, est un ogre : dans sa maison, où il enferme le jeune prince qui
lui est livré, celui-ci trouve une Qham])re toute remplie d'ossements
humains Ainsi encore, dans un conte du Bengale et dans un conte
des « Provinces Nord-Ouest » (District de Mirzâpour), l'intention
du yoghî ou du sâdhou est d'immoler le prince à la sanguinaire
déesse Kâlî (2).
Bien plus différente encore de la forme d'introduction donnée en pre-
mier lieu, est celle d'un conte provenant aussi des « Provinces Nord-
Ouest » (3) :
(1) Résumons un épisode par lequel le conte de l'enclave santalienne se rattache
à l'un des deux contes de la région de Bénarès : Le yoghî donne à chacun des deux
petits garçons un pot à eau avec ordre de le remplir chaque matin de rosée ; mais,
avant qu'ils en aient recueilli suffisamment, le soleil vient sécher la rosée. Un jour,
le « plus jeune » emporte secrètement un chifTon qu'il trempe dans la rosée et presse
ensuite : de cette façon, le pot est bientôt rempli. L' « aîné », voyant rempli le pot de
son frère, va remplir le sien à un réservoir ; mais le yoghî ne s'y trompe pas, et il
dit à l'aîné qu'on ne pourra jamais lui apprendre à fond la magie. — Cet épisode se
présente, dans le conte de Gayâdharpour. de la m.anière suivante : L'n jour, le sâdhou
appelle les deux frères et leur commande de lui apporter chacun un Iota (vase de
métal, servant aux usages domestiques) plein de gelée blanche (hoar-frosi). L'un
d'eux, qui est très diligent, recueille, d'une façon ou d'une autre fsomehow or other)
sur le gazon et sur les feuilles des arbres, de quoi remplir un Iota. L'autre, qui est
paresseux, s'en va à un réservoir et remplit d'eau son Iota. Le sâdhou expose les
deux lotas au soleil, et il reconnaît vite lequel contient la gelée blanche, et lequel
l'eau. Alors, il se met à instruire le jeune garçon diligent et n'enseigne rien à l'autre.
(2) "Voir, dans la Revue des Traditions populaires de 1910, notre travail Le Conte
de « la chaudière bouillante et la Feinte maladresse », dans l'Inde et hors de l'Inde
(§§ 1 et 2), et dans nos Contes populaires de Lorraine (Paris, H. Champion, 1886),
tome I, les remarques du n° 5, p. 80, et du n° 12, pp. 14&-150.
(3) C'est encore M. W. Crooke qui a recueilli ce curieux conte (Xorth Indian
Notes and Queries, décembre 1894, n° 352).
510 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Un roi, passionné pour les spectacles de toute sorte, se plaint un jour à son
vizir de n'avoir pas vu depuis longtemps de jongleurs, prestidigitateurs, etc.,
et il ordonne au vizir de lui faire voir quelque chose qui l'amuse vraiment.
Le vizir obtient un délai de six mois et se met en roule avec son fds, fort
jeune, qui Ta supplié de l'emmener.
Dans une certaine ville, en se promenant dans le bazar, ils voient un halvâi
(sorte de confiseur) (1), occupé à confectionner ses douceurs : au lieu de bois,
il met dans son fourneau une de ses jambes, qui llambc aussitôt « comme un
morceau de bois sec », puis il la retire intacte (2). Le vizir se dit que ce tour
divertirait bien le roi, et, pour que son fds apprenne à l'exécuter, il le donne
comme apprenti au halvâi.
Au lieu d'instruire le fds du vizir, le halvâi l'enferme dans un réduit obscur
et lui met sur la poitrine une énorme pierre, qu'il enlève seulement quand il
lui apporte une très maigre pitance. Or, le halvâi a une fille qui s'éprend du
jeune garçon et lui apporte en cachette une bonne nourriture. Un jour, la
jeune fdle, qui est une plus habile magicienne que son père (elle a lu « les
treize livres » tandis que le halvâi n'en a lu que douze), dit au jeune homme :
« Mon père ne t'enseignera jamais ce que tu désires apprendre. Si je t'aban-
donne à ton destin, tu périras dans ce cachot ; mais je t'aime, et je m'expo-
serai à tout pour toi. Je vais d'abord t'enseigner la magie, et ensuite t'aider
à t'échapper. « La jeune fille lui fait lire, en effet, les treize livres de magie.
Quand le vizir revient chercher son fils, le halvâi lui dit qu'il le lui amè-
nera à tel endroit ; mais, en réalité, il veut faire périr le jeune homme.
Celui-ci, averti par la fille du halvâi, trouve moyen de déjouer les mauvais
desseins du magicien.
Nous aurons à relever plus loin divers traits do la dernière partie
de ce conte. Nous occupant, pour le moment, de l'introduction,
nous noterons qu'ici c'est un seul fils qui est donné par son père
en apprentissage au magicien (3).
(1) Le mot/m/cdtest un dec. smotsarabo-porsans qui, au temps des conquérants
Mogols, se sont introduits dans un des dialectes modernes de l'Inde, l'hindoustani ;
il signifie originairement « fabricant de haha ». Notre savant ami, M. E. Blochet,
Bibliothécaire au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, a bien
voulu nous donner, à ce sujet, d'intéressants renseignements. Le mot halva est
arabe et désigne toute chose sucrée ; il est entré dans la langue persane, où son
équivalent purement persan est shrini. Le haha et les slirini sont toute sorte de
pâtes, plus ou moins molles et translucides, très sucrées. Un pcème persan porte le
titre de Non u halva « Pain et sucreries ». Ce qui est certain, c'est que le mot halva
a passé de l'arabe dans le persan, et de là dans l'Inde, et que l'arabe l'a également
prêté au turc. Le mot halvâi est proprement un adjectif persan, formé régulière-
ment ; son corresjiondant turc serait halvadji.
(2) Ce trait bizarre est bien indien : dans un conte du Haut-Indus (Swynnerton,
op. cit., pp. 233-234), une sorcière, pour faire cuire son pain, prend sa petite fille
endormie et met les pieds de l'enfant dans le feu, où ils brûlent, « comme du bois
sec », sans que la petite se réveille. Ensuite, la sorcière lui plonge les jambes dans
une certaine eau, et il n'y paraît plus.
(3) On se rappelle que le conte santal a, pour ainsi dire, fusionné le thème du pré-
sent conte, le Fils unique remis au magicien, avec le thème des Deux fils : les deux
fils du râdjâ sont jumeaux et ne comptent que pour un.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 511
Il convient aussi o 'attirer dès maintenant l'attention sur un
trait particulier, que nous retrouverons plusieurs fois, quand nous
suivrons les diverses formes de notre conte, de l'Inde aux extrémités
occidentales de l'Ancien Continent, le trait du héros conseillé, aidé
par la fille de son ennemi.
b)
Il manque, dans les trois contes du premier groupe et dans le
conte santal, l'excellent trait qui, dans le conte tamoul, montre
le héros mettant à profit sa connaissance de la magie pour se changer
en oiseau et aller dire à son père de le choisir, lui, et non son frère.
Dans ces contes, le jeune garçon fait cette communication à son père
sous sa forme naturelle, à l'insu du magicien.
Inutile d'ajouter que l'histoire du fils du vizir chez le halvâi ne
comportait pas ce trait, puisque là, il n'y avait pas de choix à faire
entre deux fils, mais seulement un fils à reprendre.
c)
Nous arrivons aux transformetions.
Parmi les contes de cette famille recueillis jusqu'à présent dans
l'Inde, il en est un, le conte santal, où la série de transformations
par lesquelles le maître et le disciple se combattent, est précédée
de transformations dans lesquelles ils agissent d'accord.
Constatons d'abord que, dans le conte santal, le trait du choix
d'un des deux fils par le père a été modifié. Quand le yoghî ramène
les deux jeunes gens chez le râdjâ, celui-ci voudrait garder le plus
jeune ; mais le yoghî s'y refusant, le jeune garçon dit tout bas à sa
mère de ne pas insister, et qu'il trouvera moyen de revenir. Les
parents le laissent donc aller.
Le récit se poursuit ainsi :
Le yoghî et le jeune garçon faisaient de la magie : ainsi, le yoghî prenait
la forme d'un jeune homme, et le jeune garçon devenait un bœuf. Le yoghî
se rendait dans un village et vendait le bœuf un bon prix ; mais il ne livrait
pas la longe ; il partait et faisait quelque chose avec la longe (he would do
something with the tethering rope), et le jeune garçon reprenait sa forme
et s'échappait pour aller retrouver le yoghî. Quand les acheteurs allaient à
l'étable pour voir leur bœuf, ils ne trouvaient plus rien, et, quand ils cher-
chaient le vendeur, le yoghî avait changé de forme, si bien qu'il ne pouvait
être reconnu. De cette façon, ils trompèrent bien des gens et firent une for-
tune.
Qu'est-ce qu'est, dans l'imagination des conteurs santals, (ou
plutôt des conteurs hindous dont les Santals répètent plus ou moins
512 ÉTUDES FOLKLORIQUES
intelligemment les récits), cette manigance que le magicien fait
avec la longe pour opérer, de loin, la relran-iformalion de son disciple ?
11 serait difficile de le dire (1).
Ce trait, du reste, comme le trait de la vente du discijjjo par le
maîlre, est spécial au conte santal. Dans les autres contes oraux
indiens de cette famille, ainsi que dans le conte littéraire tamoul,
c'est le jeune homme lui-même qui, rentré à la maison paternelle,
a l'idée de se transformer, par son art magique, en bœuf ou en che-
val pour se faire vendre par son père. Et, — trait qui fait défaut
dans le conte tamoul, — il recommande à son père de ne pas livrer
à V acheteur la longe, le licou, la bride.
Le conte du Haut-Indus a cherché à donner la raison de cette
recommandation :
Une première fois, le jeune garçon s'est fait vendre sous forme de breuf,
et l'acheteur a consenti à laisser la têtière (headstall) entre les mains du père.
Le brahmane reprend donc le chemin de la maison, la têtière sur l'épaule.
Au bout de quelque temps, il s'aperçoit que la têtière n'est plus là, et il se
dit qu'elle doit être tombée sur la route. Rentré chez lui, il y trouve son
fds, qui lui apprend que c'était lui-même qui était la têtière.
La suite du récit est altérée, et la nouvelle recommandation que
va faire le jeune garçon ne servira à rien :
Quand tout l'argent qu'a produit la vente du bœuf se trouve dépensé,
le jeune garçon se transforme en cheval et recommande à son père de ne pas
se dessaisir de la bride (bridle).
Sur le marché, le fakir, qui rôde dans la ville, tourne autour du cheval, et,
pendant que le brahmane, qui est en selle, discute avec les chalands, il donne
un grand coup de bâton au cheval qui saute en l'air, désarçonne le brah-
mane et part au galop, poursuivi par le fakir, qui crie : « Tu ne m'échapperas
pas ! Je suis le Maître ! »
En l'entendant le jeune garçon qui est sous la forme de la bride (in the
shape of the bridle) arrête court le cheval " et, par le pouvoir de son art magi-
que, le cheval disparaît, et le jeune garçon lui-même devient un pigeon. »
(1) Nous ne pouvons nous empêcher de penser ici à la manière dont certain
conte irlandais, du type que nous étudions, présente cet épisode de la longe (Jere-
miah Curtin, Mijths and Folk-lore of Ireland, Londres, 1890, pp. 139 et suiv.) : « Ne
vendez la bride pour quelque prix que ce soit », dit le fils à son père, avant de se
faire conduire au marché sous forme de cheval ; « le cheval une fois vendu, revenez
à l'endroit où nous sommes maintenant, secouez la bride, et je serai là, sous ma
propre forme, devant vous. » Ici, comme dans le conte santal, nous avons la retrans-
formation à dislance. — Dans un conte serbe (Wuk Stephanowitsch Karadschitsch,
VolksmsTchender Serben, Berlin, 1854, n" 9), le père doit, dès qu'il aura reçu l'argent
de la vente, retirer le licou et en frapper la terre. VA aussitôt acheteur (sic) et cheval
disparai.ssent. Quand il rentre à la maison avec le licou, son fils y est déjà. — Chez
les Serbes et chez les Irlandais, le père du jeune homme métamorphosé « fait quel-
que chose » avec la bride eu la longe, comme chez les Santals. Mais est-ce la même
chose ?
Les mongols et leur prétendu rôle 513
Dans le conte de Gayâclharpour, autre manière do motiver les
choses :
Le père ayant par oubli, laissé le sâdhou prendre possession du licou
(halter), le sàdhou se fait porter par le cheval à son ermitage, où il l'attache
à un poteau ; mais il se garde bien de lui enlever la bride (rein) : « il savait
que, s'il le faisait, le cheval mourrait ». Un jour, pendant l'absence du
sàdhou, celui des deux fds du brahmane qui est resté au service du sâdhou
dans l'ermitage, mène le cheval à l'abreuvoir, et, n'ayant pas reçu d'ordre
à ce sujet, enlève la bride. Immédiatement le cheval meurt. Le sàdhou rentré
à la maison et voyant ce qui est arrivé, consulte ses livres et y apprend que
le jeune homme est transformé en poisson dans l'abreuvoir.
On peut se demander s'il n'y aurait pas dans ce passage un sou-
venir de quelque chose d'analogue au passage du livre tamoul où
le héros, transformé en cheval, fait passer son âme dans un poisson
mort. Et aussitôt, dit le livre tamoul, « la vie quitta le cheval, et
il s'affaissa par terre ». — On a vu que, dans le cont« du Haut-
Indus, le cheval « disparaît », quand la bride, qui est le jeune homme
transformé, devient un pigeon (1).
Les conteurs hindous, comme on le voit, cherchent à expliquer
ce trait de la bride magique, ou plutôt à en retrouver l'explication ;
car évidemment il doit avoir eu un sens à l'origine. Il faut consta-
ter qu'en dehors de l'Inde on a pris, le plus souvent, la chose telle
qu'elle était transmise : la bride empêchera le jeune homme de se
déméiamorphoser ; inutile de savoir pourquoi.
Le plus souvent, disons-nous ; car un conte grec moderne de
l'île de Syra le* donne tranquillement, ce pourquoi (2) :
« La vieille conduisit la mule au marché et la vendit six mille piastres ;
mais, elle garda le licou. Et, comme elle s'en retournait à la maison, le jeune
homme arrivait derrière elle ; car, c'est lui qui était le licou. »
Un conte arabe d'Egypte ne s'exprime pas aussi explicitement,
mais il est, au fond, aussi affîrmatif (3) :
Le magicien ayant fait acheter, bride comprise, à la mère de Mohammed
l'Avisé le chameau qui n'est autre que Mohammed métamorphosé, détache
la bride et dit au courtier de prendre le chameau : « Je ne veux que la bride. »
(1) Il paraît qu'un poème français-normand, le Lai de l'Epine, qui serait du
temps de Marie de France (seconde moitié du XII*^ siècle), présente un trait de ce
genre. D'après l'analyse donnée par M. Rudolf Zenker (Zeitschrift fur romanische
Philologie, année 1893, p. 233 et suiv.), le héros prend à un ennemi vaincu un cheval
qui a cette propriété merveilleuse de rester frais et vigoureux, tout le temps qu'on ne
lui a pas enlevé sa bride. Ce cheval rend longtemps de bons services ; mais, un jour,
la femme du héros, par curiosité, enlève la bride, et c'en est fait du cheval.
(2) J. G. voN Hahn, Griechische und albanesische Mœrchen (Leipzig, 18G'i), n" G8.
(3) G. Spitta-Bey, Contes arabes modernes (Leyde, 1883), n° 1.
U3
514 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Il met la bride dans sa sacoche. (La sacoche, qui a deux poches, est posée
sur la selle du cheval de sorte qu'une poche pend de chaque côté de la mon-
ture. On s'assied dessus et on a, par conséciueiit, une poche sous chaque
jambe). Puis il pousse son cheval dans le désert, « charmé d'avoir pris
Mohamed l'Avisé ». <> Il leva le pied commecela (sans doute dans sa joie), et
Mohammed l'Avisé (sentant que la poche de la sacoche dans laquelle se
trouvait la bride n'était plus maintenue bien ferme par la jambe du magi-
cien) sortit sous la forme d'un corbeau et s'envola. »
Dans ces deux contes, l'explication est bien la même que dans
le conte du Haut-Indns.
Nous avouons qu'un instant, un court instant, nous avions cru
trouver une lumière dans un conte indien versifié au xi^ siècle de
notre ère par le Cachemirien Somadeva dans son Kalhâ Sarii Sâgarn
(« L'Océan des Fleuves de contes »), d'après un ouvraae plus
ancien (1).
A Bénarès, une jeune et belle magicienne, pour se venger de certain jeune
brahmane, l'attire auprès d'elle, lui passe en riant autour du cou une corde
qu'elle noue et, immédiatement le brahmane est transformé en bœuf ;
ensuite il est vendu. Une autre magicienne reconnaît ce qu'il est réelle-
ment ; en l'absence de l'acheteur, elle dénoue la corde, et le jeune homme
reprend sa forme naturelle.
Sans doute, dans ce vieux conte indien, comme dans notre t?mille
de contes, le héros doit rester animal (soit bœuf, soit cheval), tant
que demeurera en place la corde ou le licou ; mais la ressemblance
ne va pas plus loin. Dans notre famille de contes, si le héros est
transformé en cheval, ce n'est nullement parce qu'on lui aurait mis
le licou ; ce n'est pas davantage parce qu'il se le serait mis â lui-
même : au moin-, rien ne l'indique (2).
(1) Livre VH, chap. XXXVII (traduction anglaise de C. H. Tawney, Calcutta,
1880, t. I, p. 342).
(2) Un épisode de VHistoire de Bedr Bâsim, dans les Mille et une \uits (t. XIII,
p. 44,seq. de la traduction allemande de Henmng) offre beaucoup d'analogie pour
l'idée avec le conte indien du Kathâ-Sarit-Sâgara (une créature humaine est trans-
formée en animal par le fait d'un ennemi ; puis une personne amie lui rend sa forme
naturelle), et le trait de la bride y figure formellement ; mais ce n'est pas non plus
dans ce conte arabe qu'il faut chercher l'explication de ce trait. Voici le passage :
La reine Lab. grande magicienne, veut transformer en mulet le roi Bedr Bàsim,
qu'un naufrage a jeté dans le pays de cette reine, mais, grâce aux avertissements
d'un protecteur, expert dans la magie, Bedr Bâsim est sur ses gardes, et c'est la
magicienne elle-même qui est transformée en mule par le moyen de paroles que
Bedr Bàsim prononce en jetant à son ennemie de l'eau à la figure, après avoir réussi
à lui faire manger d'un certain gâteau préparé par le bon magicien, son protecteur.
Ce dernier lui dit alors de monter la mule et de quitter le pays ; mais il lui recom-
mande de ne livrer la bride à personne. Sur son chemin, Bedr Bâsim rencontre une
vieille femme qui le supplie de lui vendre la mule. Pour se débarrasser de son impor-
tunité, il fait un prix exorbitant. La vieille, qui est la mère de la reine Làb, donn^
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE SIS
M. Johannes Hertel, qui a entrepris, — comme on l'a vu au com-
mencement ae ce travail, — de véritables explorations à trcvers
l'immense littérature ae con;es ces Djaïnas, a découvert, dans un
ouvrage sanscrit inédit, faisant partie de cette littérature et intitulé
Dharmakalnadruma (mot à mot « L'Arbre à souhaits de la loi [reli-
gieuse et morale] », c'est-à-dire le livre qui donne à souhaits des
enseignements religieux et moraux) (IV, 8, strophes 177-183) le
curieux épisode suivant, dont il a bien voulu nous envoyer la traduc-
tion :
Le héros, Soûra, devenu veuf, se rend dans la maison de son
frère, lequel n'est pas en ce moment au pays :
Strophe 178. Soûra s'incline devant la femme de son frère, et, retenu par
l'aimable traitement qu'il reçut d'elle, il resta là ; car elle servait son beau-
frère veuf, jour et nuit.
179. Un jour, cette femme débauchée (ausschweifende Frau) était en
train de lui oindre d'huile la tête, quand entra un laboureur, tenant une
corde à bœufs.
180. Celui-ci dit : « Il y a un instant, mère (terme de respect), mon beau
taureau, nommé Minta, vient de mourir. Voici qu'arrive le temps des
semailles, et il faut que je me procure un autre taureau. »
181. Alors elle jeta vite de la poussière sur la tête de son beau-frère, et
aussitôt, il devint un buffle. (Ici, lacune de huit syllabes dans le manuscrit.)
182. Le laboureur le prit et l'employa longtemps à tirer sa charrue.
Mais, un jour, la nastâ (le trou percé dans la cloison des naseaux du buffle,
et par lequel passait la corde) s'arracha, et Soùra recouvra sa véritable
forme.
183. Effrayé, il s'enfuit au plus vite, et le laboureur se mit à courir après
lui...
Malgré les obscurités d'un récit abrupt, il est certain que nous
avons affaire ici à un thème analogue à celui du conte de Somadeva. La
transformation du héros en animal (en même animal) est, dans les
deux récits, l'œuvre d'une méchante femme. Dans la métamorphose
du héros djaïna, il est question de poussière, non de corde ; mais
immédiatement ce prix, et Bedr Bâsim est obligé d'exécuter le marché. Alors, la
vieille retire à la mule le mors de la bouche ; après quoi, elle lui dit, en l'aspergeant
d'eau, de reprendre sa première forme. Et c'est ce qui a lieu aussitôt. — Dans ce
conte arabe, la bride est, en réalité, un détail sans importance : ce n'est point cette
bride qui opère la métamorphose, mais une tout autre opération magique, assez
compliquée (gâteau enchanté, formules prononcées, aspersion d'eau), et c'est éga-
lement une opération magique dans le même genre (formule et aspersion) qui fait
cesser la métamorphose. Le trait de la corde (ici de la bride) du conte indien, — •
trait devenu tout à fait superflu (le récit ne dit pas même que Bedr Bâsim a oublié
de se réserver la bride), — ■ a été reproduit machinalement par les conteurs arabes.
516 ÉTUDES FOLKLORIQUES
la corde se reconnaît dans la retransformalion. Si le héros reprend sa
forme humaine, c'est bien, semblc-t-il, parce que la corde s'est
trouvée enlevée des naseaux du liufllo, la cloison qui la retenait s'étant
rompue. — Une vraie diiïérence entre le conte djaïna et le conte de
Somadeva, c'est que la délivrance de Soûra est due au hasard, à un
accident, et non point à l'intervention d'une bienveillante personne.
Dans le conte de Mirzâpour, le tr?it de la bride fait complète-
ment délaut :
Le jeune garçon, après s'être changé en cheval, dit tout simplement à son
père de le vendre, ajoutant : n Dès que je pourrai saisir le moment, je revien-
drai homme et je retournerai à la maison. » Le cheval est vendu. A peine
l'acheteur, après l'avoir attaché, l'a-t-il laissé seul, que le jeune garçon
reprend sa forme naturelle. Mais quand, de retour à la maison, il regarde
autour de lui, il aperçoit le gousâin. Aussitôt il décampe et, voyant un
réservoir, il se change en poisson et saute dans l'eau.
Le trait de la bride ayant été un peu étudié, — nous ne disons
pas élucidé, — nous pouvons aborder la série des transformations
de combat.
Dans les deux contes de la région de Bénarès, la première trans-
formation du cheval est la même : il se change en poisson, comme
le héros du conte tamoul « entre dans le corps » d'un poisson mort.
Mais, à la différence du conte tamoul, le magicien ne convoque pas
ses écoliers pour leur faire vider la mare et tuer tous les poissons ; il
se transforme, — ce qui est beaucoup meilleur et plus folklorique, —
en oiseau-pêcheur : le sâdhou du conte de Gayâdharpour, en héron ;
la gousâin du conte de Mirzâpour, en bagiila (le paddy-bircl anglais,
lojia oryzivora).
Dans le conte du Haut-Indus, le fakir se change en alligator ; mais,
dans ce conte, le jeune garçon a déjà été poursuivi, sous forme de
pigeon, par le fakir, changé en épervier (voir plus haut). Le pigeon
s'étant précipité dans un lac et changé en poisson, l'alligator lui
donne la chasse. Au moment d'être pris, le poisson saute sur la rive
et, se transformant en moustique, va se cacher dans une des narines
d'un pendu. Ce passage étrange rattache le thème du Magicien el
son apprenli à un thème que nous aurons à étudier tout à la fin de
ce travail, à l'occasion de la seconde partie de l'Introduction du
Siddhi-Kûr mongol.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 517
*
* *
Après la transformation en poisson vient, dans le conte d<^ Gayâ-
dharpour, une transformation du jeune garçon en perroquet (comme
dans le conte tamoul) et du sâdhou en épervier. Puis 'e jeune garçon
se transforme en collier de diamants, qui va se mettre autour du
cou d'une rânî. Le sâdhou, lui, devient un « danseur ^> (toujours
comme dans le conte tamoul) et se présente devant la rânî. Celle-ci
est si satisfaite de ses tours, qu'elle lui donne le collier (ici, sans la
moindre demande de la part du sâdhou). Alors le jeune garçon
devient un tas de graines de moutarde, et le sâdliou un pigeon qui
se met à piquer les graines. Tout à coup, le jeune garçon se trans-
forme en chat et croque le pigeon.
Cette dernière partie du conte est comme une condensalion du
dénouement habituel : la rânî réunit en sa personne la fille du roi
et le roi lui-même. Mais le conte de Gayâdharpour n'a pas adouci
le dénouement : le chat croque bel et bien le pigeon.
Voilà déjà le conte littéraire tamoul rectifié sur un point par ce
conte oral de la région de Bénarès, L'autre conte oral de la même
région, celui de Mirzâpour, va éclairer un passage inintelligible du
même conte littéraire, le passage du bufïle mort et des savetiers :
Pendant que le gousâin qui, en consultant son livre, y a vu le jeune gar-
çon transformé en poisson, est, sous forme d'oiseau-bagula, à dévorer les
poissons du réservoir, le jeune garçon voit uu fabricant d'huile qui vient
faire boire son bœuf ; aussitôt il entre dans l'estomac du bœuf. Le gousâin
en ayant fini avec les poissons et n'ayant pu trouver le jeune gardon, con-
sulte de nouveau son livre et découvre que son disciple et dans l'estomac du
bœuf. Alors, le gousâin se rend à la maison du fabricant d'huile et lui offre
le prix que celui-ci demandera pour sa bête. D'abord, le fabricant refuse
de vendre le bœuf ; mais le gousâin l'importune tant qu'il finit par donner
son consentement. Le gousâin emmène le bœuf et le tue ; puis il le coupe en
morceaux, en mettant les os à part, mais le jeune garçon, qui était dans un
de ces os, le fait sauter et un milan s'en saisit et le porte sur le bord de la
rivière, où une rânî se baigne, le milan laisse tomber l'os sur les vêtements
de la rânî, qui dit à ses servantes de l'ôter de là et de le jeter. Mais le jeune
garçon, de dedans l'os, la supplie de lui sauver la vie. Alors, la rânî prend
l'os et le met dans sa boîte.
Cependant, le gousâin a encore consulté son Uvre, et il vient trouver le
râdjà et lui dit : « Ta rânî a volé mon os. » Le râdjâ commence par se fâcher,
puis il questionne la rânî, qui lui dit : « Ce n'est pas un os, mais un fils de
brahmane. » Et elle raconte au râdjâ toute l'histoire. Alors, le râdjâ dit :
« Voilà une mauvaise affaire. L'os doit être rendu au gousâin. » — " Soit,
dit le jeune gai'çon ; mais répandez par terre un peu de sésame, et tout
518 ÉTUDES FOLKLORIQUES
d'abord brisez l'os. ». La rânî le fait, et aussitôt le gousâin se change en
pigeon et se met à manger le sésame. Mais le jeune garçon se change en chat
et mange le pigeon.
Maigre quelque confusion à la fin (ces graines que l'on répand
devraient, si le thème était bien conservé, être une transformation
du jeune garçon), ce conte de Mirzâpour est très curieux et, comme
nous l'avons dit, il permet de reconstituer le passage qui, dans le
conte littéraire tamoul est si altéré. De plus, nous verrons par la
suite tel trait particulier de ce conte de Mirzâpour reparaître,
bien loin de l'Inde, dans telles variantes européennes.
Le conte des Santals est intéressant, lui aussi, bien qu'il s'allonge
indûment en donnant deux fois le même épisode :
Après avoir gagné (ou volé) beaucoup d'argent par de nombreuses ventes
du jeune garçon transformé en bœuf, les deux associés se sont brouillés,
et le jeune garçon veut retourner chez son père. Le yoghî, furieux, lui dit
qu'il le tuera et le jeune garçon s'enfuit. Le yoghî transformé en léopard,
le poursuit ; alors, le jeune garçon se change en pigeon ; le yoghî en éper-
vier ; puis le jeune garçon devient une mouche ; le yoghî, un bagula. La
mouche va se poser sur l'assiette d'une rânî en train de manger du
riz. Le yoghî reprend sa forme naturelle et dit à la rânî de répandre
le riz par terre ; ce qu'elle fait. Mais le jeune garçon se transforme en
un grain de corail dans le collier que porte la rânî ; le yoghî, qui ne l'a
pas remarqué, devient un pigeon et mange le riz. IS'ayant pas trouvé le
jeune garçon dans ce riz, il redevient yoghî et voit le jeune garçon dans le
collier ; alors, il dit à la rânî de rompre le fil de son collier, et d'éparpiller
les grains de corail par terre. Quand la rânî l'a fait, le yoghî se change de
nouveau en pigeon et se met à piquer les grains. Finalement, le jeune garçon
se change en chat, saute sur le pigeon et le tue.
Dans le Fils du vizir el le Halvâi, nous trouvons un passage analo-
gue à celui du jeune garçon dans l'estomac du bœuf, mais plus bizarre
encore :
Poursuivi par le halvâi, le jeune garçon prend la forme d'une grenouille
et plonge dans une rivière. Là, un poisson l'avale et se trouve ensuite si
mal à l'aise (so uncomfortable) qu'il est obligé de sortir de l'eau (!). Un cha-
meau, qui est à brouter sur le bord de la rivière, avale le poisson (!!). lie
halvâi qui a vu tout cela, va trouver le propriétaire du chameau et l'achète
bien cher. Ensuite il tue le chameau, lui ouvre l'estomac et en tire le pois-
son. Puis, il ouvre le poisson, et il est au moment de saisir la grenouille ,
quand celle-ci se change en mouche et s'envole. — Or, il y a là tant de mou-
ches, que le halvâi ne peut reconnaître laquelle est son apprenti, sans consul-
ter ses livres qu'il a oublié de prendre avec lui. Le jeune garçon en profite
pour se changer en pigeon, et il s'enfuit vers sa ville natale, qui n'est pas
bien loin. Le halvâi, ayant fait ses investigations, se transforme en épervier
et se met à la poursuite du pigeon, lequel va se poser sur le toit du palais
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 519.
du roi. Le roi prend grand plaisir à voir le joli oiseau et jette du grain pour
l'attirer. Le pigeon quitte aussitôt le toit et vient piquer le grain. L'éper-
vier essaie de le saisir, mais le roi le chasse.
Alors, le halvài se présente devant le roi comme musicien, et il obtient
la permission de chanter et de jouer de la sltâr. Le roi est si charmé de ce
qu'il a entendu, qu'il offre au musicien la récompense que celui-ci deman-
dera. Le musicien demande le pigeon, et le roi le lui donne. Aussitôt le
pigeon devient une grenade, qui tombe par terre et dont les grains s'épar-
pillent sur le tapis. Le musicien considère attentivement les grains et il
demande au roi la permission d'en ramasser un, qui a roulé près du lit. Le
roi étend la main et ramasse lui-même le grain.
Le conte s'allonge et s'altère : changement du grain de grenade
en orange ; nouvelle séance musicale ; l'orange accordée au musi-
cien, mais se changeant en un bel oiseau chanteur, qui se pose sur
la main du roi et qui, au moment où il va être donné au lialvâi, rede-
vient un jeune garçon dans lequel le roi reconnaît le fils de son
vizir. Le jeune garçon raconte ses aventures ; le halvâi est livré
prosaïquement au bourreau, et le héros épouse, non point la fille
du roi, comme dans le conte tamoul, — puisqu'il n'est pas question
ici de fille du roi, — mais la fille du halvâi, qui a été pour lui, ainsi
qu'on peut se le rappeler, si secourable et si bonne conseillère.
Nous nous bornerons à mentionner ici un épisode très parti-
culier d'un conte indien du Pendjab, épisode dans lequel figure le
changement en musicien et qui, ainsi que nous le verrons plus loin,
a voyagé, lui aussi, hors de l'Inde.
C
LES ALTÉRATIONS DU CONTE MONGOL
Nous sommes maintenant en état de reprendre le conte formant
la première moitié de l'introduction du Siddhi-Kûr mongol et d'en
examiner utilement les diverses parties, que plus haut nous avons
marquées par des chifïres.
1. Dans le Siddhi-Kûr, la manière dont le plus jeune des deux
princes se trouve tout d'un coup en possession de la « clef de la
magie », rien que pour avoir jeté à la dérobée un regard par la fente
d'une porte chez les sept magiciens, est, même dans un conte, tout
à fait invraisemblable. On a vu que les contes indiens présentent
les choses tout autrement et d'une façon très naturelle : le jeune
homme apprend la magie, soit que le magicien lui en révèle les
520 ÉTUDES FOLKLORIQUES
secrets, soit que le jouno homme les découvre lui-même en lisant en
cachette les livres magiques (1).
2. Le trait de la bride, — de cette bride qu'il ne faut pas livrer
à celui qui achètera le héros transformé en cheval, — nous parait
avoir laissé une trace dans le passage du récit mongol où le plus
jeune prince dit à son aîné de conduire le cheval à la bride ; c'est
parce que l'aîné ne l'a pas fait et a monté le cheval, qu'il ec voit
amené malgré lui chez les magiciens.
3. Pour ses transformations, le héros du conte mongol regarde
anxieusement autour de lui s'il ne se trouve pas là quelque être
virant, en qui il puisse « se transformer ». Tout au contaire le héros
du conte de l'Inde du Sud, du conte tamoul, cherche un être mort.
Évidemment, c'est le conte tamoul qui reflète l'idée primitive : on
peut concevoir, en effet, qu'un homme fasse passer son âme dans
la dépouille d'un être mort et lui rende la vie ; on se le représente
moins facilement faisant passer son âme dans un être vivant. Les
Mongols, — ou les bouddhistes soit tibétains, soit indiens, par les-
quels leur est arrivé le conte, — ont donc perdu le sens de cette
transmigration momentanée de l'âme.
L'idée est tout indienne, et c'est sur elle que repose la fameuse
aventure du roi Vikramâditya, ce héros de tant de contes de l'Inde :
Vikramâditya apprend d'un pandit une formule, un mantra, qu'il suffît
de prononcer pour faire entrer son âme dans n'importe quel corps mort et
lui rendre la vie. Un des serviteurs du grand roi a entendu le mantra et l'a
retenu. Un jour, Vikramâditya a l'imprudence, d'expérimenter devant ce
serviteur la vertu du mantra et de faire entrer son âme dans le corps inanimé
d'un perroquet, laissant son corps d'homme gisant par terre. Le serviteur
profite de l'occasion pour faire entrer son âme à lui dans le corps de Vikra-
mâditya, de sorte qu'il se donne pour le roi. Tout le monde s'y trompe,
excepté la reine, qui, ne trouvant pas, dans les discours du soi-disant Vikra-
mâditya l'élévation de pensées à laquelle elle était accoutumée, se méfie
et tient son soi-disant mari. à distance. Pendant ce temps, Vikramâditya,
forcé de vivre sous la forme de perroquet, est pris par un oiseleur et vendu
très cher, car il tient de sages discours et résout des cas juridiques très diffî-
(1) Dan» une traduction française de l'Introduction du Siddhi-Kùr, traduction
faite d'après la version allemande de B. JOlg (Revue des Traditions populaires,
III, 1888, p. 229 seq.) ce passage est, non pas traduit, mais commenté, — ce qui
n'est pas du tout la même chose. — Au lieu de ce texte bref et obscur : « à peine
« avait-il [le prince] jeté à la dérobée un regard par la fente d'une porte, qu'il trouva
« tout d'un coup la clef de la magie » (hnum hatte er vcrstohien durch die Ritze einer
Thiir geblickt, als er den Schliissel zur Zauberei auf einnial fond), le traducteur met
ceci : il " regarda furtivement par une porte entr'ouverte et vit opérer les enchanteurs.
« Il entendit les paroles magiques et les grava dans sa mémoire ». Rien de tout cela
dans le Siddhi-Kùr.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 521
cilos. La reine, ayant entendu parler du perroquet merveilleux et soupçon-
nant qui il peut être, l'achète un prix énorme, et Vikramâditya se fait recon-
naître d'elle. Alors elle tend un piège au faux Vikramâditya en l'amenant
par d'hahiles paroles, à montrer comment il sait faire entrer son âme dans
un corps étranger (ici dans le corps inanimé d'un cerf). Aussitôt le vérita-
ble Vikramâditya rentre dans son propre corps, momentanément aban-
donné par l'usurpateur ; il tue le cerf et, du même coup, son ennemi, et
reprend po.ssession du trône (1).
Feu W. A. Clou-ston, dans ses-Popular Taies and Fidions (2),
critique à ce sujet le conteur tamoul. « Il est évident, dit-il, que
« la version tainoule est mutilée (garbled) : le prince ne prend ici
« aucune précaution pour enipêclier que son corps ne soit décou-
« vert et brillé, et, en fait, nous le voyons se transformant simple-
« ment, tout comme le disciple poursuivi dans d'autres versions. ■)
Si W. A. Clouston s'était borné à dire que deux idées se mêlent
d'une manière assez peu logique, dans le conte tamoul, l'idée de la
transmigration momentanée de l'âme et l'idée générale de la méta-
morphose, nous n'aurions rien à objecter. Mais, quant à une « muti-
lation », nous n'y croyons nullement, parce que jamais le conte n'a
pu être construit sur l'idée exclusive de la transmigration momen-
tanée de l'âme. Combien de corps morts ne faudrait-il pas, et à
point nommé, pour que le héros et son maître le magicien y fassent,
chacun de son côté, entrer leur âme dans la série si rapide de leurs
transformations respectives. Et finalement, avant de se présenter
au roi sous sa forme humaine, le chat, vainqueur du magicien,
devrait courir, à l'endroit oîi il aurait laissé son corps d'homme,
pour y faire rentrer son âme. Peut-on penser que le conte primitif
ait été construit avec cette rigueur ?
Quant au conte mongol, les mêmes observations sont à faire, en
(1) Benfey ne possédait, en 1859, qu'une seule forme indienne de ce conte, une
forme littéraire assez mauvaise (Pantschatantra, t. II, p. 124 ; t. I, § 39). Dix ans
plus tard, M. H. Uhle en découvrait une autre forme, littéraire aussi, mais beau-
coup meilleure {Zeitschrift der Deutschen Morgenlœndischen Gesellschaft, t. 23, 1869,
p. 443 seq.). Deux bonnes formes orales ont été recueillies par M. W. Crooke dans
l'Inde du Nord et publiées en 1875 (North Indian Notes andQueries, mai 1875, n° 34,
et décembre 1875, n° 375). Miss M. Frère en avait déjà fait connaître, dès avant
1870, dans son Old Deccan Daijs (2^ éd., Londres, 1870, n° 7), une forme moins
bonne par endroits, mais extrêmement curieuse en ce que les pièces essentielles de
sa charpente, y compris un autre thème encastré dans celui-ci, ont été transportées
dans la Sibérie du Sud, chez les Tatares des « cercles » administratifs de Tiimen
et de Jalutrowsk, populations musulmanes (W. Radloff, Proben der Volkslittera-
tur der tùrkischen Stœmme Sild-Sibiriens (t. IV, Saint-Pétersbourg, 1872, p. 495 seq.)
— Si nous avions à traiter ici ce sujet, il nous faudrait suivre le conte non seule-
ment au nord de l'Inde, chez les Tatares de Sibérie, mais à l'orient, dans la littéra-
ture du Siam et du Laos, et à l'occident, dans les littératures persane et turque.
(2) Londres, 1887, t. I, p. 437, note 1.
522 ÉTUDES FOLKLORIQUES
ajoutant, — ce qui a déjà été dit, — que dans ce conte l'idée indienne
de la transmigration de l'âme est faussée.
4. Nous croyons qu'il suffît de rapprocher du chapelet du « Maître
Nâgârdjouna », ce quasi-Bouddha, le collier de toutes ces princessess
des contes indiens, pour reconnaître que le chapelet est un arran-
gement bouddhique du collier.
La conclusion de ces quelques remarques, il est facile de la tirer :
c'est que le conte mongol s'écarte de la forme primitive indienne,
loin d'en être un fidèle reflet.
De ce qui va suivre, il résultera, ce nous semble, que le conte du
Magicien et son apprenti, tel qu'il a été modifié dans l'Introduction
du Siddhi-Kûr, n'a joué aucun rôle dans la transmission des contes
inaiens vers les pays occidentaux. En effet, sur tous les points où le
conte mongol présente des différences avec les cont es indiens, cejsont les
traits spéciaux, caractéristiques de ces contes indiens que nous ren-
contrerons hors de l'Inde. Ainsi, on le verra, dans les contes de cette
famille recueillis en Asie, en Europe, dans l'Afrique du Nord, il n'y a
pas la moindre trace d'un personnage qui rappelle, de près ou de loin
le Maître Nâgârdjouna. Et pourtant ce solitcire, habitant une grotte
et tenant en main son chapelet, aurait été si facile à débouddhiciser,
même en pays clirétien, et l'on aurait pu si bien en faire un ermite,
récitant son rosaire. Par contre, la princesse des contes indiens, dont
Nâgârdjouna forme le pendant, se retrouve en maint endroit.
CHAPITRE TROISIÈME
HORS DE l'iNDE
Nulle part, jusqu'à présent, nous n'avons rencontré hors de
l'Inde le thème des deux frères, confiés au magicien par leurs parents,
lesquels, après tel délai, reprendront l'un des deux jeunes garçons,
laissant l'autre au maître. Toujours, dans les contes que nous con-
naissons, — comme dans le conte indien du Fils du Vizir et du Hat-
vâi, — il s'agit d'un seul fils, que celui-ci ait ou non des frères.
Dans un petit groupe, — qu'il faut rapprocher sous ce rapport
du conte des Santals du Bengale. — le jeune garçon a été, dès avant
sa naissance, promis par son père au magicien.
Enfin, dans toute une branche de cette famille de contes c'est de
sa propre volonté, sans intervention de ses parents, que le jeune
garçon entre au service du magicien.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 523
PREMIÈRE SECTION
LES CONTES ORAUX
§ 1
Le héros est confié loiil jeune par son père ou sa mère au magicien
Un conte français inédit, recueilli dans le Velay, non loin du Puy,
pourra donner une idée de la forme générale d'un grand nombre
de contes de cette première branche.
Le voici, dans sa teneur naïve (1) :
Il y avait un homme bien misérable : pour tout bien, il avait un fils, et,
pour le nourrir, il était obligé d'aller mendier de porte en porte. Quand l'en-
fant eut douze ou treize ans, un bourgeois dit un jour au père, qui lui deman-
dait la charité : « Que voulez-vous faire de ce petit garçon ? vous n'en ferez
qu'un vagabond. — Et que puis-je en faire ? répondit le père ; je n'ai pas
trouvé à le louer. — S'il en est ainsi, dit le bourgeois, je le prendrai moi-
même et je le garderai un an ; mais vous vous engagerez à ne venir le voir
qu'à la fin de l'année. Si alors vous le reconnaissez, vous l'emmènerez ;
autrement, il me restera. — C'est chose convenue, » dit le père. Et il pen-
sait : « Quand même je ne reverrais mon fils que dans dix ans, je le recon-
naîtrais toujours. » Il dit donc adieu à son fils et le quitta en pleurant.
A la fin de l'année, le père se mit en route : il avait trouvé le temps bien
long. Le fils, sachant que son père devait venir ce jour-là, s'échappa de la
maison de son maître et alla attendre son père à un détour de chemin. « Ah !
mon père ! — Ah ! mon fils ! — Ce n'est pas sûr que vous me reconnaissiez,
dit le garçon. — "Et pourquoi ? Je te reconnais maintenant ; je te reconnaî-
trai bien tout à l'heure. — Mon père, vous ne savez pas ce qui va se passer
tout à l'heure. Mon maître va me changer en forme de pigeon, et il me met-
tra sur une table au miheu d'une quantité d'autres pigeons. Pour me recon-
naître, faites bien attention : moi, j'ouvrirai un petit peu le bec et j'éten-
drai un peu l'aile. » Cela dit, il s'en retourna vite chez son maître.
Le père étant arrivé chez le maître, celui-ci le reçut très pohment et le
fit manger et boire ; puis il dit : <' Entrez dans cette chambre et vous
reconnaîtrez votre fils. » Le père, étant entré dans la chambre, voit une
pleine table de pigeons. « Comment ! dit-il au maître, je ne vous ai pas donné
un pigeon ; je vous ai donné un garçon. — N'importe, dit le maître, il est
là dedans ; reconnai.ssez-le, sinon il sera à moi, ainsi qu'il a été convenu. —
Eh bien ! répondit le mendiant, donnez-moi dix minutes, pour que je puisse
choisir. » Au même instant, le pigeon qui était le petit garçon, ouvrit un
petit peu le bec et étendit un petit peu l'aile. Le père remarqua le signal.
(1) Ce conte n'a pas été noté dans sa langue d'origine, le patois du Velay, mais
écrit de mémoire par quelqu'un du pays, en français un peu teinté. Le manuscrit
nous a été remis autrefois par un folkloriste bien connu des anciens lecteurs de la
Eomania, feu M. Victor Smith.
524 ÉTUDES FOLKLORIQUES
« Je crois que c'est celui-là, » dit-il en le montrant du doigt. Le maître fut
fort étonné. « Vous avez deviné, dit-il ; il faut que vous soyez sorcier ; car
vous en savez autant que moi. » Et au même instant, le pigeon redevint
garçon. Alors le maître lui paya les gages qu'il lui avait promis et proposa
au mendiant de lui lai.sser son fils encore une année. Mais le mendiant le
remercia.
Ils s'en allèrent donc, c Mon père, disait le garçon, nous serons riches désor-
mais ; vous n'irez plus chercher votre pain de porte en porte ; nous pourrons
faire nous-mêmes la charité. — Et comment ferons-nous pour devenir
riches ? répondait le père. — C'est ce que vous allez voir. Dans deux jours,
il sera foire au Puy : je vais me mettre en forme d'un joli cochon bien gras ;
vous m'attacherez une petite corde au pied et vous irez me vendre. Et, quand
vous m'aurez vendu, vous détacherez la corde et la mettrez dans votre poche
et vous reprendrez le chemin de la maison. Moi, je ne tarderai pas à vous
rejoindre. »
Ce qui fut dit, fut fait. Le père le conduisit à la foire et le vendit le plus
haut prix. 11 n'oublia pas de mettre la corde dans sa poche et de retourner
vite chez lui. Bientôt, il voyait arriver son fils, et ils rentrèrent ensemble
'au logis, avec l'argent de la vente. Le lendemain, l'acheteur, qui avait mis
le porc gras dans son étable, appelait ses amis pour l'aider à le tuer ; mais
point de porc dans l'étable. 11 le fit alors crier par toute la ville ; mais j»oint
de nouvelles.
L^n autre jour, le garçon se promenait avec son père, quand ils virent un
bourgeois à la chasse. « Je vais vous faire gagner de l'argent, dit le garçon.
Je vais me mettre en \m joli chien de chasse, et vous me vendrez à ce chas-
seur. Mettez-moi un colUer, et vous vous le réserverez en me vendant. >> Le
voilà en chien de chasse : il court les vallons, les côtes ; il attrape les lièvres,
les oiseaux et les apporte à .son père. Quand le cha.sseur voit comment le
chien travaille, il demande à l'acheter. Le père faisait semblant de ne pas
vouloir le vendre, f^nfin, il en demande mille francs ; le cha.sseur les lui
donne. Comme le père s'était réservé le collier, il le met dans sa poche et
s'en va. Pendant ce temps, le chien attrape encore quelques lièvres et quel-
ques oiseaux ; mais tout d'un coup il disparaît et, se remettant en garçon,
il s'en va faire bonne chère avec son père de l'argent qu'ils ont volé à se
mettre d'homme en bête.
Quelques jours après, il devait y avoir au Puy une grande foire pour les
poulains. Le fils dit à son père : « Je me mettrai en un joli poulain ; vous
me conduirez à la foire, vous me vendrez et vous vous réserverez la bride. »
Ce qui fut dit, fut fait. Le père le conduisit à la foire et le vendit à celui
qui lui avait fait le don de se changer en bête. Le père s'était bien réservé
la bride ; mais l'autre ne la lui rendit point.
Voyant qu'on allait faire boire tous ces poulains, le maître mena le sien
à la fontaine. A peine arrivé là, le poulain se change en poisson et plonge
au fond de l'eau. Le maître va chercher un épervier (un ïilet) pour pêcher
le poisson ; mais celui-ci se change en oiseau et prend sa volée ; le maître
en fait autant, le poursuivant si fort que tous les deux arrivent presque
ensemble à la cour du roi. La fenêtre de la princesse, qui était malade, était
ouverte : le garçon entre dans la chambre, et le maître reste dehors.
La princesse se fait donner à la main ce joli oiseau. Mais le maître prend
la forme d'un médecin et demande à voir la princesse malade, croyant avoir
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 525
l'oiseau. L'oiseau, l'entendant venir, dit à la princesse : « Je me change
en bague : si ce monsieur veut me sortir de votre doigt, jetez-moi par terre. »
En effet, en tâtant le pouls de la princesse, le maître voulait prendre la
bague ; mais la princesse la jeta par terre et la servante la balaya avec les
ordures. Alors le maître se mit en forme de coq pour prendre la bague ;
mais la bague se mit en forme de renard, qui mangea le coq. Puis, redeve-
nant jeune homme, il entra dans la chambre de la princesse, qui était guérie.
Le roi la lui donna en mariage, et ils jouirent du plaisir du monde.
Sous ce vêtement villageois de France, on a aisément reconnu
le conte indien avec les quelques altérations (dans l'épisode de la
bride et dans celui de la bague) qu'il a subies durant l'immense tra-
jet des rives du Gange ou de l' Indus à celles de quelcju'î petit affluent
de la Loire. Et, du reste, — on le verro, — dans ses pérégrinations
vers des pays lointains, autres que le Velay, le conte indien, maintes
fois, a très bien supporté le voyage ( 1 ).
Dans notre conte du Velay, le personnage auquel le père confie
son fils est un « bourgeois », expression paysanne pour désigner
quelfju'un qui n'est pas paysan, et c'est ce bourgeois lui-même, —
en réalité un magicien, — qui propose au père de prendre chez lui
le jeune garçon pour que celui-ci ne devienne pas un « vagabond ».
Dans les autres contes appartenant à cette première branche,
c'est, en général, le père ou la mère qui se met à la recherche d'un
maître pour son fils.
Souvent, le magicien est désigné immédiatement comme tel ;
parfois, il n'est autre que le diable. Nous étudierons plus loin un
groupe de contes dans lequel cet être malfaisant est présenté d'une
façon toute particulière.
§2.
Le fils, mêlamorphosé par le magicien, doit êlre reconnu par son père.
Un trait commun à la plupart des contes qui appartiennent à la
première branche de cette famille, — trait qui se trouve dans le
conte du Velay, — c'est le trait du jeune garçon métamorphosé
(1) Si, dans le conte du Velay, l'épisode de-la bride est incomplet, on se rappelle
que, parfois, dans l'Inde même, cet épisode est altéré ou a disparu. — Quant à l'épi-
sode de la bague, nous rencontrerons plus loin une altération analogue dans des
contes recueillis en Basse-Bretagne, en Irlande, en Norvège.
526 ÉTUDES FOLKLORIQUES
par le magicien son maître, et que le père doit reconnaître et choisir
parmi d'autres jeunes garçons, également métamorphosés.
L'explorateur russe, feu Gr. N. Potanine, dans un travail diffus
et souvent bizarre, mais où il y a de bonnes choses à prendre, a dressé
la liste de ces transformations, telles qu'elles se présentent dans les
contes russes proprement dits (« grands russes »), et dans les contes
« petits-russiens », ou ruthènes (1). Il a noté les suivantes : en poulains,
en ours, en loups, en chiens, en béliers, en pigeons, en cygnes,
en coqs, en éperviers. Quelquefois, les jeunes gens ont été trans-
formés en vieux marchands, en vieux mendiants avec leurs besaces,
en jeunes filles et même en jeunes gens, tout semblables entre eux.
Ailleurs qu'en Russie, la transformation la plus fréquente paraît
être en oiseaux : en pigeons, comme dans le conte du Velay (contes
géorgien, polonais, wende de la Lusace, conte de la Haute-Bre-
tagne (2) ; — en volailles (conte de la Basse-Bretagne, contes sici-
liens (3) ; — en corbeaux (conte croate de Varazdin, conte italien de
la Basilicate, second conte wende (4) ; — en oiseaux non spécifiés
(second conte de la Haute-Bretagne, conte allemand de la West-
phalie, conte serbe, conte tatare de la Sibérie méridionale) (5).
Dans les contes indiens résumés ci-dessus, où le père confie au
magicien ses deux fils, pour reprendre l'un au bout d'un certain
temps, le magicien ne métamorphose pas les deux jeunes garçons :
car, s'il le faisait, il pourrait craindre que le père, choisissant au
(1) Ce long travail a été publié dans la « Revue ethnographique » russe (Etnogra-
ficeskoje Obozrênije), vol. XV, Moscou 1903, livraisons 53 et 56). M. F. Psalmon,
professeur de langues vivantes, nous a rendu le service de nous en donner orale-
ment connaissance.
(2) Marjory Wardrop, Georgian Folk Taies (Londres, 1894), p. 1. — K. W,
WoYCiCKi, Polnische Volkssagen und Mserchen (Berlin, 1839), p. 110. — Edm. Vec-
KENSTADT, Wendi'sche Sagen, Mœrchen... (Graz, 1880), p. 255. — Ad. Orain, Contes
de Vllle-et-V Haine (Paris, 1901), p. 32.
(3) F. M. LuzEL, Le Magicien et son valet, dans le Bulletin de la Société archéolo-
gique du Finistère (1885). — G. Pitre, Fiabe, Novelle e Racconti siciliani (Palerme,
1875), n° 52, et Otto Fiabe e Aovelle siciliane (Bologne, 1873), n° 4.
(4) F. S. Krauss, Sagen und Mœrchen der Siidslaven, vol. II (Leipzig, 1884),
n° 109. — D. CoMPARETTi, Sovelline poplarvi italiane (Turin, 1875), n° 63. —
E. Veckenstadt, op. cit., p. 257.
(5) Revue des Traditions populaires, 1887, p. 311. — Kinder-und Hausmœrchen
gesammelt durch die liriider Grimm, 1" éd. (Gottingen, 1857), n° 68. — G. Mijato-
vics, Serbian Folk-lore (Londres, 1874), p. 215. — W. Radloff, Proben der Volks-
litteratur der turkischen Stsemme Siid-Sibiriens, vol. IV (Saint-Pétersbourg, 1872),
p. 157, n° 6.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 527
hasard, mît la main sur celui des deux que le magicien voudrait
garder pour lui. C'est par d'autres moyens qu'il cherchera à égarer
le choix du père. Ce choix n'aura donc pas moins à être dirigé que
dans les contes précédemment examinés ; aussi, le plus intelligent
des deux fils se rendra-t-il, lui aussi, subrepticement auprès de son
père pour le conseiller.
L'un de ces contes indiens, le conte tamoul, a cette particularité
excellente que, pour aller parler à son père, le héros met à profit
la science magique qu'il vient d'acquérir, et se transforme en oiseau
afin d'abréger les distances. Dans notre conte du Velay et dans une
grande partie des contes similaires, ce trait merveilleux n'existe
pas, et, quand le jeune garçon va dire à son père comment celui-ci
pourra le reconnaître, il le fait sous sa forme naturelle. Mais cer-
tains contes de cette même branche sont, sur ce point, semblables
au conte tamoul, et notamment un conte tatare de la Sibérie méri-
dionale, dont il sera intéressant de résumer tout l'ensemble (1) :
Un jeune garçon est amené par son père à un moulla (docteur, personnage
religieux musulman) pour être instruit avec dix autre écoliers qu'a déjà le
moulla. « Si, au bout de trois ans, tu reconnais ton enfant, tu pourras le
reprendre ; autrement, il m'appartiendra. » Pendant les trois ans, le jeune
garçon apprend toute sorte d'arts, si bien qu'il surpasse son maître. Le der-
nier jour des trois ans étant arrivé, il se transforme en ?nouche et s'envole
vers la maison natale pour aller dire à son père comment celui-ci pourra le
reconnaître parmi ses camarades : « Nous serons, tous les onze, transformés
en oiseaux. Moi, je battrai des ailes. »
Le père l'ayant reconnu, le moulla dit : « Ton fds s'est fait reconnaître
lui-même. » Et il ciiange ses onze écoliers en onze jeunes gens tous sembla-
bles. Le jeune garçon se frappe du doigt la bouche, et le père dit : « Celui-ci
est mon fds. » (2).
Revenu à la maison, le jeune garçon se transforme en cheval et dit à
son père de l'aller vendre. Le moulla offre un plus gros prix qu'un autre cha-
land, et le cheval lui est vendu. Enfermé dans l'écurie du moulla, le cheval
(1) W. Radloff, loc. cit. — Ce conte a été recueilli chez les Tatares du Chodja
Aoul, au nord de la ville de Tara (Gouvernement de Tobolsk, sur l'Irtych, affluent
de rOb). Les Tatares de cette région sont des musulmans, qui ont été depuis long-
temps fanatisés par des docteurs de Bokhara (voir W. Radloff, op. cit., pp. 13-14),.
— Un indice de la provenance musulmane (nous ne disons pas, bien entendu, de
l'origine première) de ce conte tatare, c'est la seconde partie qu'il joint à notre
conte et qui n'est autre qu'une légende musulmane, se trouvant notamment dans
la Chronique de l'historien arabe Tabari (né en 839, mort en 922), t. I, p. 445 de la
traduction (1867-1874) faite par M. H. Zotenberg d'après une version persane. —
Voir aussi le n° 343 du fascicule VI de la Bibliographie des auteurs arabes de M. Vic-
tor Chauvin (Liège, 1902).
(2) On se rappelle que, dans certains contes de Russie, se rencontrent également,
d'après Potanine, la transformation des écoliers en jeunes gens se ressemblant abso-
lument.
528 ÉTUDES FOLKLORIQUES
aperçoit un trou dans la muraille ; il se change en oiseau et s'échappe par
Ce trou. Aussitôt le mouUa se change en un autre oiseau et se met à sa pour-
suite. Puis le jeune garçon se jette dans l'eau, où il devient une petite per-
che, et le mouUa devient un brochet. De nouveau, le jeune garçon se change
en oiseau, et il va se poser devant la porte d'un prince. La .servante l'attrape,
et, quand il est dans la maison, il reprend sa forme naturelle. La fille du
prince lui demande qui il est. Alors, il lui dit qu'un moulla ne lardera pas
à venir. « Je vais me changer en anneau ; mets-moi à ton doigt. » (Suivent
des explications assez obscures sur ce qu'elle devra faire quand le moulla
viendra demander l'anneau).
Au moment où la princesse feint de donner l'anneau au moulla, l'anneau
se change en grains de gruau, qui s'éparpillent par terre. Le moulla se change
en coq et se met à manger les grains. Tout d'un coup, un de ces grains se
change en oiseau, lequel arrache la tète au coq. Le jeune homme reparaît,
et la princesse lui dit qu'elle Tépousera (1).
Le travail, déjà cité, de Gr. N. Potanine nous apprend que, dans
la plupart des contes russes ou petits-russicns de cette famille,
le jeune homme, à l'expiration du temps pendant lequel il doit res-
ter chez le maître, va, sous forme d'oiseau, à la rencontre de son père,
devant lequel il reprend .sa forme naturelle. Rappelons que, dans
le conte tamoul, c'est aussi en oiseau qu'il se transforme.
En dehors de la Russie, nous ne connaissons qu'un seul conte
européen présentant un trait de ce genre. Ce conte italien, très
curieux, que nous avons déjà mentionné et dont nous aurons encore
à parler, a été recueilli à l'extrémité de la péninsule, dans la Basilicate
(province actuelle de Potenza) (2). Là, le jeune homme a été tonfié
par son père à un magicien, pour que celui-ci lui apprenne la magie
en un an :
L'année terminée, le père s'étant mis en route et étant arrivé à l'endroit
où il a rencontré le magicien, sent tout d'un coup un grand vent, et il entend
une voix : « Vent je suis et homme je deviens. » (Vento sono e uomo dwento.)
Et voilà que son fils est devant lui et lui dit : « Le maître ne me laissera point
partir, si tu ne devines une chose. Je deviendrai un corbeau et tu devras
me reconnaître parmi cent autres corbeaux. Fais bien attention au cor-
beau qui battra un peu de l'aile ; je serai celui-là. »
Dans quelques versions de notre conte, ce n'est pas le jeune
homme qui, sous foi me animale ou sous sa propre forme, donne des
(1) En lui promettant le mariage, la princesse exige du jeune homme, en retour,
une certaine promesse qui relie notre conte à la légende indiquée dans la note t,
page 369 (p. 527 du présent volume).
(2) D. COMPARETTI, loc. cit.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 529
instructions à son père ; c'est une tierce personne que le père a la
chance de rencontrer : un vieillard, dans deux contes cités par
Potaninc (conte petit-russien et conte de la « Russie blanche ») ; —
un « vieux petit homme », dans un conte csthonien du Gouverne-
ment de Witebsk (1) ; — une vieille femme, dans le conte serbe
cité plus haut ; — un petit homme (un nain), dans le conte westphalien
mentionné au même endroit.
Un conte roumain de Transylvanie a un trait tout à fait parti-
culier (2) :
Le père devra reconnaître son fils, qui lui sera présenté par le diable, avec
deux autres jeunes gens. Or le diable a rendu les trois tout semblables. Le
bonhomme est bien triste, quand i>ole vers lui un bourdon, qu: lui dit : « Ne
crains rien : quand le diable t'amènera les trois, j'arriverai, moi aussi, et je
ferai brr, brr, brr ; alors, l'un des trois tirera son mouchoir pour me pren-
dre : ce sera ton fils. » Et, de cette façon, le jeune homme peut être reconnu
par son père.
Il y a ici infiltration d'un thème dont Potanine a très bien remar-
qué le parallélisme avec notre thème : à l'épisode où le père doit
reconnaître son fils au milieu de compagnons métamorphosés de la
même façon que lui, correspona, en efïet, dans ce second thème, un
épisode où le prétendant à la main d'une jeune fille (ou l'envoyé de
ce prétendant) doit reconnaître celle-ci parmi d'autres jeunes filles
dont rien ne la distingue.
Or, un trait assez fréquent du second thème, c'est qu'une mouche
ou quelque autre insecte aide le héros à reconnaître la jeune fille. Et,
dans les formes bien conservées, cet insecte a été précédemment
secouru par le héros, de sorte qu'il paie sa dette de reconnaissance,
au lieu d'intervenir par pure bonté, comme le bourdon du conte
transylvain.
Ainsi, dans un conte tchèque de Bohême (3), le héros, qui est
envoyé par un roi demander pour celui-ci la main d'une princesse
aux cheveux d'or, doit, comme condition du mariage, désigner parmi
douze jeunes filles (la princesse et ses sœurs), toutes ayant la tête
couverte d'un voile, celle dont les cheveux sont d'or. Pendant qu'il
est là, bien embarrassé, une mouche lui bourdonne à l'oreille :
« Bzz, bzz, approche-toi des jeunes filles, et je te dirai quelle est
la tienne. » Cette mouche avait été sauvée d'une grosse araignée
par le héros.
(1) OsKAR Kallas, 80 Mœrchen der Ljulziner Esten (Dorpat, 1900), n" 35.
(2) Pauline Schullerus, Rumsenische Volksimerchen aus dem mittleren Har-
bachthal (Hermannstadt, 1907), n° 25.
(3) A. Chodzko, Contes des paysans et des pâtres slaves (Paris, 1864), pp. 89-91.
34
530 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Dans un conte allemand de la Hesse (1), l'insecte est la reine
d'un essaim d'aLeilles qui a étt' protégé par un prince, et elle indique
y celui-ci quelle est, de trois princesses endormies, toutes seml)lalil»s,
la plus jeune et la plus aimable.
D'après les brèves analyses de Potaninc, plusieurs contes russes
ont ce trait de la mouche qui indique la jeune fdle qu'il s'agit de
choisir entre d'autres : cette mouche se pose tantôt sur l'œil droit
de la future fiancée, tantôt sur son oreille gauche, tantôt sur son
front. Mais il semble qu'aucun de ces contes ne fasse de cette mou-
che une bestiole reconnaissante (2).
En Orient, ce trait de l'insecte se rencontre notamment dans une
famille de contes dans lesquels le héros, qui s'est emparé d'une
jeune fille céleste pour l'épouser, doit ensuite aller la chercher dans
le séjour des dieux, où elle est retournée, et la reconquérir (3).
Un conte du Sud de l'Inde, faisant partie du livre tamoul dont
nous avons, plus haut, cité longuement un récit, présente l>ien
nettement cet épisode (4) :
Le mari de la fille d'Indra, laquelle est retournée à la cour du dieu son
père, reconquerra sa femme s'il vient à bout d'une épreuve qu" Indra lui
impose : il devra reconnaître sa bien-aimée rendue semblable à trois autres
femmes. Sur sa route vers le séjour d'Indra, il s'est montré compatissant
à l'égard du roi des fourmis, du roi des grenouilles et du roi de certains
insectes appelés Pillnippoûchchi. Pendant qu'il est à réfléchir devant les
quatre compagnes, il voit l'insecte, son obligé, sautiller près de lui : « Ah !
dit-il, mon cher petit, si tu te rappelles l'aide que je t'ai donnée, saute sur
le pied de la fille d'Indra. Je la reconnaîtrai ainsi. " Grâce à cette indication,
le héros réussit dans cette épreuve.
Dans vm conte malgache, de la même famille (5)^ c'est à tous les
animaux du pays collectivement qu'Andrianoro a rendu service
en les bien régalant avant de partir à la recherche de sa femme
céleste, et tous lui ont dit qu'ils viendraient à son secours dans
cette entreprise. Aussi, quand il s'agit pour Andrianoro de recon-
(1) Grimm, n» 62.
(2) Ce qui accentue encore le parallélisme indiqué plus haut, c'est que, dans cer-
tains contes russes, la fiancée et ses compagnes sont, comme l'apprenti magicien
et ses condisciples, transformées en animaux: ainsi, en juments, parmi lesquelles
la fiancée aura la robe la plus luisante ; en colombes, dont l'une battra d'une aile ;
en. canards ou autres oiseaux. Parfois, c'est la jeune fille elle-même qui donne les
indications devant guider le choix du héros (comparer le premier thème) ; parfois,
c'est un nouveau personnage.
(3) Voir les remarques de notre conte de Lorraine n" 32, Chatte blanche, p. 16 et
suivantes.
(4) Dravidian \ights, 5« récit.
(ô) Voir les remarques de notre n° 32. La tradurlion de ce conte de Madagascar
se trouve aussi dans la Revue des Traditions populaires de 1889, p. 311.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 531
naître la mère de sa femme au milieu de ses trois filles, toutes sem-
blables à elle, une mouche vient lui dire : « Celle sur le nez de 1? quelle
je me poserai, c'est la mère des trois sœurs. »
Dans un drame birman, très certainement construit d'après un
récit indien de cette famille (1), se retrouve aussi l'insecte indica-
teur ; mais le trait du service rendu et de la gratitude a disparu.
Gomme dernière épreuve, le prince doit reconnaître sa femme
Dwaymcnau parmi les sept filles d'un roi, lesquelles, chacune à
son tour, passeront le doigt à travers un écran. « O vous toutes,
puissances supérieures, dit le prince, daignez m'octroyer votre aide.
Accordez-moi un signe pour guider mon choix. » Quand Dwayme-
nau avance le doigt à travers l'écran, une abeille se pose dessus.
« Je salue l'augure », s'écrie le prince, et il saisit le doigt (2).
Ce même épisode a pris p'ace dans une légende tibétaine, relative
à ce mariage du roi Srong Tsan Gampo avec une princesse chinoise,
dont nous avons parlé f u commencement de ce travail (3).
Ici, il s'agit d'un ambassadeur qui, — comme dans le conte
tchèque de Bohême, — va demander pour son maître la main de la
princesse, et c'est une femme du palais de l'empereur de la Chine
qui dit à l'envoyé tibétain comment il pourra reconnaître la princesse
au milieu de trois cents jeunes filles : « Son teint est d'un vert tirant
sur le rouge ( roelhlich- grûn ) ; son haleine a le parfum de la fleur
bleue iidpala, et cette odeur est si agréable, qu'une abeille vollige
ordinairement autour de la princesse. Celle-ci a tels et tels signes sur
les joues et sur le front. Elle ne s'assiéra pas à la dernière place, ni
à la place du milieu, parmi les jeunes filles, mais à la septième place
à partir de la gauche de la rangée. »
Dans cette légende, non seulement le trait de l'insecte reconnais-
sant a disparu, mais l'intervention de l'abeille a été rendue aussi
peu merveilleuse que possible : c'est une bonne odeur habituelle qui
attire et retient l'abeille auprès de la princesse.
(1) Albert Fytche, Burma (Londres, 1878). t. II, p. 33 et suiv. — Ce drame
traite le même sujet qu'un des récits du livre bouddhique indien le Mahâvastu
(Emile Se.nart, Le Mahâvastu, Paris, 1882, vol. II, p. 12).
(2) Dans les remarques de notre conte de Lorraine n° 32, nous avons donné l'ana-
lyse d"'^un second drame birman, presque pareil à celui-ci. Nous ferons remarquer
que, dans cette analyse, il s'est glissé une erreur : le héros n'est pas secouru par le
<' roi des moucherons », mais par le roi de certains êtres surhumains, les Nats.
(3) Cette légende est donnée par Isaac Jacob Schmidt, dans sa Geschichte der
Ostmongolen..., (p. 333 et suiv.) déjà citée plus haut (f^ partie, chapitre 1^'') ; elle
est extraite du livre mongol le Bodhimor, lequel est la traduction d'un livre tibé-
tain du XVI P siècle, sorte d'histoire du Tibet (voir, sur ce livre, Journal of the
Royal Asiatic Society, 1888, p. 503).
532 ÉTUDES FOLKLORIQUES
SECOND ARTICLE
Première partie : Le conte du Magicien et son apprenti.
— Chapitre troisième. Hors de l'Inde. — Section I. Les Contes oraux.
§ 3. Oh!. — Introduction singulière mise à notre conte en Russie, dans la pénin-
sule balkanique, en Grèce, dans le Caucase. — Les contes de la région du Caucase
et les contes turcs : formules initiales et formules finales. — Importance des contes
turcs comme véhicules des contes indiens. — Un conte grec moderne d'Athènes
appartenant au groupe indiqué, et ses marques de provenance turque. — Voyages
d'une hyperbole indienne. — D'autres thèmes que celui du Magicien et son apprenti
se greffent sur le thème de Oh : nouveaux rameaux de ce même tronc. — Rameau de
Barbe-bleue. — Rameau de Psyché. — Un épisode turc de cette variante de Psyché
en Poitou. — Forme -sœur de Oh en Géorgie et dans l'Italie du Sud.
§ 4. Le héros est promis au magicien dès avant sa naissance.
§ 5. Le héros, cherchant une place, se met de lui-même au service du magicien.
§ 6. Le héros entre comme apprenti chez le magicien, afin de pouvoir épouser
la fille du roi. — Deux contes inédits de Blida. — Curieuses combinaisons avec d'au-
tres thèmes et notamment avec le thème d'Aladdin.
§ 7. La conseillère. — Thèmes voisins.
§ 3
Oh!
Nous nous arrêterons assez longuement sur une variante de notre
Magicien el son apprenti dont l'introduction est des plus singulières
et peut donner lieu à des considérations très suggestives.
Bon nombre de spécimens de cette variante ont été recueillis en
Russie. Voici d'ahord l'introduction d'un conte «grand russe» (russe
proprement dit) du Gouvernement de Riazan (Russie centrale)(l) :
Un père se met en route avec son fils pour le « bazar », espérant trouver
un maître qui instruira le jeune garçon dans une science devant lui procurer
le moyen « de travailler peu, de faire bonne chère et de se bien vêtir ». Après
qu'ils ont marché longtemps, le père, tombant de fatigue, s'écrie : « Oh I
je n'en puis plus ! » Aussitôt, apparaît un « vieux magicien », qui lui dit :
« Pourquoi m'appelles-tu ? — Je ne t'ai pas appelé, je ne sais seulement
pas qui tu es. — Mon nom est Oh, dit le magicien, et tu as crié Oh ! Où
mènes-tu ce garçon ? » Le père explique quel est son désir, et le magicien
se charge de donner au jeune garçon l'éducation requise.
Dans un conte « petit-russien » (autrement dit, ruthènc) du Gou-
vernem.ent de Poltava (2), l'introduction est celle-ci :
(1) Cette introduction d'un conte de la collection Khoudyakov (n° 19) a été tra-
duite en anglais par feu W. R. S. Ralston (Russian Folk-tales, Londres, 1873, p. 228-
229.
(2) Une traduction anglaise de ce conte de la collection Roudchenko (II, p. 107,
n" 29) se trouve dans les Cossack Fairy-Tales and Folk-tales de M. R. Nisbet Bain,
(Londres, 1894, p. 1). — Le ruthène est la langue des Cosaques.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 533
Un pauvre homme et sa femme n'ont qu'un fils, le plus grand paresseux
qui se puisse voir : tout le long de la journée, il reste couché sur le poêle,
jouant avec les cendres chaudes. Ses parents le mettent en apprentissage,
d'abord chez un tailleur, puis chez un savetier, puis chez un forgeron ; mais
il ne se tient nulle part et il s'échappe chaque fois pour revenir se coucher
sur le poêle. Le père, désolé, le prend avec lui pour l'emmener bien loin,
dans un autre royaume : peut-être, là-bas, viendra-t-on à bout de sa paresse.
A la fin, ils arrivent dans une forêt, et le père, harassé, s'assied sur une
souche en disant : « Oh ! que je suis fatigué 1 » Aussitôt, ils voient devant
eux un petit vieux avec une barbe toute verte lui tombant jusqu'aux
genoux.
« Que veux-tu de moi ? » dit-il à l'homme. Et il lui apprend qu'il est Oh,
le Tsar de la Forêt.
Dans les autres variantes de Russie, Oh (Okh) est un personnage
diabolique.
Notre ami, l'éminent slaviste M. G. Polivka, professeur à l'Uni-
versité tchèque de Prague, a eu l'obligeance de nous indiquer toutes
celles de ces variantes qui ont été publiées.
Chez les « Grands russes », sur dix contes de cette famille dont
M. Polivka nous a donné la liste, il se rencontre deux contes ayant
cette introduction particulière : le conte du Gouvernement de Ria-
zan, cité plus haut, et un autre conte sans indication de pays (1).
— Dans la « Russie blanche » (Grodno, Minsk, Smolensk, etc.), sur
huit contes, une variante de ce type, recueillie dans le Gouverne-
ment de Smolensk (2). — Chez les « Petits russiens » et les Ruthènes
de la Galicie et de la Hongrie septentrionale, c'est la grande majorité
des contes connus qui a cette introduction : huit sur douze (trois ou
quatre, dont le conte ci-dessus, provenant du Gouvernement de
Poltava ; d'autres, du Gouvernement de Volhynie, de celui d'Eka-
terinoslav et de régions non indiquées) (3).
Dans la péninsule balkanique, les variantes bulgares {huit sur dix
contes de cette famille) présentent formellement Oh (Och,Oclilélé,
Of, Ov) comme étant le diable. D'après ce que M. Polivka nous
apprend, trois de ces variantes ont été recueillies dans la Bulgarie
même (une, dans les environs de Sofia), et les cinq autres, en Macé-
doine (une, dans les environs de Salonique) (4).
(1) Au conte de la collection Khoudyakov ajouter un conte de la collection Afa-
nasiev, 3« éd. (II, p. 131, n« 140, c).
(2) Collection Dobrovolskij, dans le Smolenskij Etnograf. Shornik, I, p. 615.
(3) Roudchenko déjà cité ; Tchoubinsky Trudy, II, p. 368, p. 372, p. 375 : — Mor-
dovets, dans Maloruss. Literat. Sbornik, p. 359 ; — Dragomanov, Malorusskiya
Narodnuiya Predoniya i Razcazwi, p. 326, n" 21 ; Etnograficnyj Sbirnik XIV, p. 48,
n° 5 ; — Zivaja Starina, VII, p. 443.
(4) Sbornik Minist., I. 103 ; II, 186 ; VI, 105 ; — Sapkarev Sbornk, VIII-IX,
534 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Enlin, au nord de la péninsule balkanique, dans le Gouvernement
maintenant russe de Bessarabie, sur la mer Noire, même introduc-
iion chez les Gagaouses, petite pnj)ulation chrétienne de langue
turque (1).
Traversons maintenant la mer Noire et i)énétrons, toujours en
pays soumis aux Russes, dans la Transcaucasie. Là, du côté de
la mer Caspienne, au milieu des montagnes du Gouvernement du
Daghestan, chez un petit peuple de pâtres musulmans, les Avars,
va reparaître notre introduction (2) :
Un jeune lioninio veut devenir le plus habile des hommes ; il dit à son
père de se mettre en route avec lui pour trouver le maître qui l'instruira.
Us partent et arrivent à une colline. Très fatigué, le père s'assied en disant :
« Ohaï ! (Oh !) » Aussitôt la colline s'ouvre et il en sort « quelqu'un » : « Que
veux-tu ? pourquoi m'as-tu appelé ? — Je ne t'ai pas appelé. — Il m'a
semblé que tu m'appelais ; car mon nom est Ohaï. » Et, quand le père lui a
raconté son afïairc : « Laisse-moi ton fils : je lui apprendrai toute sorte
d'arts et de malices. Reviens le prendre dans un an. «
Faut-il supposer que ce serait à la suite des Russes, les maîtres
actuels de la région du Caucase, qu'O/i serait arrivé dans cette
région ? Ce serait avoir examiné peu attentivement le conte avar,
conte dont, comme nous le verrons plus loin, le dénouement impli-
que l'existence d'une institution tout à fait étrangère à un peuple
chrétien, la polygamie.
De plus, l'influence russe et européenne, si elle s'exerce littérai-
rement aujourd'hui dans le Caucase, où les Géorgiens traduisent
Byron et nos auteurs à la mode, est toute moderne. Jadis, notam-
ment au xii^ siècle, sous la reine Thamar (1184-12L2), à l'époque de
la splendeur du royaume, le caractère de la littérature laïque géor-
gienne était oriental : un poème célèbre alors, le Wepkis Tkaossani
(« L'homme à la peau de tigre »), de Rou.stawéli, est, paraît-il, « un
conte arabe arrangé en Perse », et « cette supposition est confirmée
par la forme du poème et principalement par la langue, dont les
262, n° 141 ; 315, n° 179 ; 349, n» 204 ; 450, n" 262 ; — Periodicesko Spisanie XIV,
316. — Un conte bulgare, donnant cette introduction d'une manit-re très altérée,
a été traduit en allemand par M .Adolf Slrau.sz, dans son livre Die Biilf;aren (Leip-
zig, 1808), p. 273.
(1) V. Moschkoff, Mundarten der Bessarabischen Gagausen, n"» 40 et 40 a (dans
W. RadlofT, Proben der Sprachen der tiirkischen Slœmme, t. X).
(2) Anton Schiefner : yinar/sr/ie Tea-«e (St-Pétersbourg, 18 73), n° 5.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 535
mots étrangers sont en grande partie ou persans, ou arabes persia-
nisés (1). »
Un ou deux petits détails, tout folkloriques, jetteront peut-être
quelque lumière sur la question.
Dans le Caucase, chez les Avars, les Géorgiens, les Mingréliens,
et, dans la région montagneuse au sud du Caucase, chez les Armé-
niens, une formule initiale très fréquente des contes est celle-ci :
« // y avait el il n'y avait pas ; il y avait un roi (ou tout autre per-
sonnage) (2). »
Or, cette formule ])izarre est identique à celle par laquelle débu-
tent les contes turcs (3).
Et, en Europe, ce n'est pas seulement à cette minuscule Turquie
d'Ada Kaleh, isolée dans un îlot du Danube, entre les Roumains
du Banat hongrois et ceux de la Roumanie proprement dite, que
les Turcs ont donné, avec leurs contes, la formule en question (4) ;
elle a passé dans les pays voisins de la Turquie : chez les Albanais (5),
cfiezles Roumains de la Macédoine (6) et même chez les Magyars (7).
Si nous revenons à l'Arménie, ce n'est pas seulement la fornmle
initiale des contes turcs que nous rencontrons dans cette région,
c'est aussi une formule finale des plus caractérisées :
Du ciel tombèrent trois pommes,
Une pour celui qui a dit le conte,
Une pour celui qui l'a demandé,
Une pour celui qui l'a écouté.
(1) h'' Ancienne Géorgie, Mémoires de la Société géorgienne d'histoire et d'ethno-
graphie. Tome I (Tiflis, 1909), p. XXVIII.
(2) Ai'ars : A. Schiefner, op. cit., n° 1 ; -^ Géorgiens : Marjory Wardrop, op. cit.,
n°« 8, 11, 12, 13, 16 ; — Mingréliens : M. Wardrop, p. 109 ; J. Mourier, Contes et
Légendes du Caucase (Paris, 1888, p. 39.) [Note ibid. : « C'est ainsi que commencent
tous les contes mingréliens. »] — Arméniens : Frédéric Macler, Contes arméniens
(Paris, 1905), n°= 1, 3, 5 et Contes et Légendes de V Arménie (Paris, 1911) n° 10 ;
J. Mourier, op. cit., p. 100 ; J. S. Wingate, Armenian Folk-Taies (dans Folk-Lore,
septembre 1911, p. 351).
(3) I. Kunos, Turkische Volksmserchen aus Stamhul (Leyde, 1905), n°s 2, 4, 5, 6,
8, 9, 13, 19, 21, 23, 30, 44, 45.
(4) I. Kunos. Turkische Volksmserchen aus Adakate (Leipzig, 1907), n"^ 5, 12. —
L'îlot d'Ada Kaleh, avec sa petite colonie turque, est situé en aval d'Orsova.
(5) A. Dozon : Contes albanais (Paris, 1881), n^M, 7, 17, 19, 20.
(6) P. Papahagi : Basme aromâne (Bucarest, 1905), n»» 2, 15, 16, 17, 20, 21, 22, 23
26, etc.
(7) Cette formule initiale des contes albanais : // était, il n'était pas, appartient
aussi, mot pour mot, aux Magyars, Volt nem volt. (A. Dozon, op. cit., p. 201.)
536 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Ainsi se termine un conte arménien, et d'autres ont une fin à
peu près semblable (1).
Trois pommes tombent du ciel ;
L'une est pour le contour,
La seconde pour l'auditeur.
La troisième... eh bien ! elle est pour moi.
dit à son tour un conte turc, entre plusieurs (2).
Du reste, les contes arméniens portent, dans leur texte même,
de très significat'ves marques de provenance : mots ou phrases
turcs (3), intervention d'un ou plusieurs derviches (4), et même par-
fois polygamie des personnages (5). Mais nous n'avons pas à traiter
spécialement ici la question des contes arméniens.
Il semble donc que les Turcs, et probablement aussi les Persans,
aient été dans la région du Caucase, les véhicules des contes qu'eux-
mêmes avaient reçus plus ou moins directement de l'Inde. C'est
donc par cette voie que serait arrivé chez les Avars le conte de Ohaï.
Ce qui paraît certain, c'est que ce conte est arrivé en Grèce par
la voie des Turcs. Dans un conte grec moderne similaire, l'empreinte
turque est visible à tous les yeux.
Voici l'introduction de ce conte, recueilli a Athènes (6).
Une femme très pauvre a un fils, le plus grand fainéant du monde. Un
jour qu'elle veut chauffer son four pour cuire son pain, elle est obligée
d'aller chercher elle-même du bois dans la forêt. En revenant, elle passe
auprès d'un puits ; elle dépose son fardeau sur la margelle en disant : « Akh !
alî (Ach aloi ! « ah ! hélas ! »). Aussitôt un nègre (arâpês) saute hors du puits.
Une de ses lèvres touchait la terre et l'autre le ciel : « Que veux-tu, mère,
que tu m'appelles ? — Je ne t'ai pas appelé, mon aghâ {agâ mou, « mon sei-
(1) J. S. Wingate, op. cit., p. 481 ; — F. Macler, premier ouvrage, n° 2, et second
ouvrage, n° 9.
(2) Kunos, op. cit., n°Ml, 23 ; — idem, Adakale, n° 36.
(3) F. Macler, I, pp. 158, 159, 168.
(4) Ibid., no 6, p. 68 ; n° 9.
(5) Ibid., n» 7 : un prince épouse à la fois trois sœurs. — F. Macler, II, n° 22 :
un bon vieillard salue ainsi le héros qui a conquis successivement la main de trois
princesses : « Eh ! mon fils, au lieu d'une fiancée, tu en as maintenant trois. »
(6) Ce conte a été publié en 1883, dans le Deltion tes Historikès kai Elhnologikês
'Etairias tes ^Ellados (Tablettes de la Société historique et ethnologique de Grèce) , I ,
p. 321 et suiv. — Il a été traduit en anglais par miss Lucy M. J. Garnett dans son
ouvrage Greek Folk Poesy, t. II, p. 143 et suiv.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 537
gneur », « monsieur ») (1) ! — Comment ? tu ne m'as pas appelé ? tu as dit
Ali, et mon nom est Alî. » Le nègre questionne la bonne femme : Qu'elle
lui amène son fils, et il apprendra au jeune homme toute sorte de métiers.
Inutile d'insister sur la marque d'origine d'un conte où une femme
appelle les gens « mon aghâ», ce qui est du pur turc, et où, — ce qui
n'est pas moins turc, — la servante qui a élevé la princesse est dite
sa lala (lié laid tes basilopoulas) (2).
Le mot arâpês, par lequel le conte grec désigne le nègre, corres-
pond exactement, pour la forme et pour le sens, à Varab des contes
turcs ; mais on peut constater que ce mot est entré dans la langue
usuelle des Grecs modernes comme il est entré sous la forme arâp,
dans celle des Roumains (3).
Le portrait qui est fait de ce nègre (4) a toute l'exagération,
toute l'énormité de certaines métaphores orientales. Ce n'est pas
une simple ressemblance, c'est une parfaite identité qu'il présente
avec le portrait de certains personnages, noirs aussi, des contes
turcs. Ainsi, dans le conte n^ 6 de la collection Kunos, une sorte de
fou, Mehmed le Chauve, ayant laissé tomber dans un puits la moitié
d'un pois grillé et poussant les hauts cris, surgit du puits un « arabe »
(un nègre, répétons-le) « dont une lèvre balaie la terre et l'autre le
ciel ». Le fou lui ayant réclamé son demi-pois, le nègre lui fait pré-
sent, pour le dédommager, d'une petite table qui se couvre de mets
au commandement. — Les « arabes » des n° 9 et 15 sont décrits de
même façon.
Dans un conte indien du district de Mirzâpoûr, recueilli par
(1) On se demande pourquoi la traduction anglaise substitue Efendi ! (« Mon-
seigneur ») au « Mon Aghâ ! » du texte.
(2) Le mot lala est certainement turc, nous dit M. E. Blochet ; ce mot se trouve
dans les textes arabes du xiii« siècle comme un nom de fonction à la cour des
princes turcs d'Egypte et de Syrie. En turc-oriental, il signifie celui qui élève, qui
instruit un enfant. C'est probablement par extension que le sultan de Constanti-
nople donnait à ses conseillers et vizirs le nom de lalam, « mon précepteur ».
(3) Dans un conte arménien (F. Macler, premier ouvrage cité, n° 18, p. 142), le
héros descend dans un puits où personne n'ose s'aventurer. Il s'y trouve en pré-
sence d'un « Arabe gigantesque » ayant à ses côtés deux enfants, l'un blanc et l'autre
noir. — Le littérateur arménien qui a fixé par écrit le conte et l'a inséré dans un
ouvrage publié à Constantinople en 1884, n'a pas compris ce qu'était cet « arabe »,
et il l'a pris pour un arabe d'Arabie ; aussi fait-il voyager son héros en Arabie. Il
est bien évident que cet « arabe gigantesque », qui a un enfant noir, est apparenté
avec l'arabe, c'est-à-dire le nègre, gigantesque aussi, du conte grec et de divers
contes turcs dont il va être parlé. — Un autre « arabe » figure dans le conte armé-
nien n° 19 du même recueil de M. Macler.
(4) Dans un autre conte grec d'une famille différente, recueilli dans l'île d'Asty-
paléa, un « génie » a aussi «deux grandes lèvres, l'une qui atteint le ciel, l'autre la
terre » (E. M. Geldart, Folk Lore of Modem Greece, Londres, 1884, p. 93).
538 ÉTUDES FOLKLORIQUES
M. W . Cruoke {Indian Antiquary, mars 1894, conte n° 9 de la série),
mêmes expressions ' la première porte du palais d'une princesse
mystérieuse est gardée par un déo (démon), « dont la lèvre supé-
rieure s'étend jusqu'au ciel, et la lèvre inférieure justju'aux enfers
(Pâtâlâ) >\ Il y a ici une traduction poétique de cette idée indienne
que les déos ont des lèvres énormes (1).
Les Turcs, en adoptant l'hyperbole violente des Hindous (laquelle
leur est plus que prol»ablement arrivée par intermédiaires), ont
senti que ce n'est qu'une hyperbole, et ils la traitent comme telle :
le héros d'un de leurs contes (Kunos, N° 15, mentionné plus haut)
tranche d'un coup de salire cette tête « dont une lèvre balaie le
ciel et l'autre la terre ».
Tout au contraire, les Tatares de la Sibérie méridionale (région
de l'Altaï), chez qui la métaphore indienne est parvenue aussi,
la prennent grossièrement à la lettre, témoin un de leurs poèmes
héroïques (2), où le héros 'Cloue à la terre une des lèvres du diable
Ker Gouptc, et l'autre lèvre au ciel ; alors, il ouvre le ventre du
n.onstre et il en voit sortir des troupeaux entiers, une foule d'iiom-
mes et des richesses de toute sorte.
Qu'on veuille liien le remarquer : c'est uniquement sur la méta-
phore, — la même dans les coules indiens, les contes turcs, les contes
grecs, — que portent nos rapprochements ; car des personnages à
lèvres démesurées se rencontrent dans d'autres contes. Ainsi miss
Maive Stokes, — ou plutôt, très vraisemblablement, son père, le
célèbre celtisant feu Whitley Stokes, — cite {op. cil. p. 273) un singu-
lier passage du recueil de traditions celtiques ou soi-disant telles,
écrit en langue galloise et intitulé le Mabinogion : là un des guer-
riers du roi Arthur, Gwevyl, le fils de Gwestad, « le jour où il est
triste, laisse tomber une de ses lèvres au-dessous de sa ceinture et
ramène l'autre comme une coiffure sur sa tête » (3). Et nous pouvons
ajouter, sans rechercher s'il existe un lien quelconque entre les deux
histoires, que, dans un conte arabe de Tripoli (4), un ogre, qui est
couché, « a étendu une de ses lèvres sur lui comme couverture, et
l'autre sous lui, comme matelas ».
(1) « Les dénions, — en hindoustani dew (prononcé déo), — ont des lèvres extrê-
mement grandes, dont l'une s'élève en l'air, tandis que l'autre pend vers la terre. »
(Miss M. Stokes, Indian Fairy Taies, Londres, 1880, p. 273.)
(2) W. Radlolf, op. cit., l, p. 39 et suiv.
(3) Lady Charlotte Guest, The Mabinof^ion (Londres 1838-1849), t. II, p. 266.
(4) Hans Stumme, Mscrchen iind Gedichie, ans der Stadt Tripolis in Nordafrika
(Leipzig, 1898), p. 87.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 539
Revenons à Oh ! Ah ! etc. Nous allons voir, — ce qui est instruc-
tif dans l'étude des contes, — comment cet étrange personnage se
diversifie.
Dans un conte grec-moderne de l'île d'Eubée (1), Ah, nègre comme
Alî, quoique sans aspect monstrueux, ne correspond plus au magi-
cien des contes que nous étudions en première ligne : il n'est pas un
être malfaisant ; au contraire, il est bienveillant et secourable. Quand
il ajq)araît à un jeune homme qui, soupirant profondément, a dit :
« Ah ! » il lui confère ce don : « Tout ce que tu diras, se fera. » —
Dans un conte des Turcs d'Ada Kaleh (fin du N^ 31), Ah est égale-
ment un nègre, et un bon nègre : quand on s'assied sur une certaine
pierre et qu'on dit : « Ah ! » il arrive et exécute tout ce qu'on lui
commande.
Le malfaisant Oh, nous le retrouvons en Sicile (2), où il a nom
Ohimè (« Hélas ! » « malheureux que je suis ! ») et joue un rô^e dans
le genre de celui de notre Barbe-bleue ou plutôt du sorcier du conte
hessois n^ 46 de la collection Grimm. (Mêmes aventures dans un
conte turc d'Ada Kaleh, n^ 26, et dans le conte grec d'Epire de la
collection Hahn, n" 19, qui, ni l'un ni l'autre, n'ont notre intro-
duction).
Dans deux contes grecs, l'un de l'île de Crète (3), l'autre de l'Ile
de Milo (4), revient l'exclamation douloureuse, suivie de l'appari-
tion du nègre, lequel, dans aucun des deux contes ne dit qu'il s'ap-
pelle Ah, mais demande tout de suite à une vieille femme dans le
premier conte, à un vieillard dans le second, s'ils ont des filles. Et
le récit passe au thème de Psyché, mais avec intercalation préala-
ble, très malencontreuse, du thème du conte grec d'Epire qui vient
d'être mentionné et de VOhimè sicilien.
Le nègre de l'île de Milo est au sei'vice du Seigneur du Monde
souterrain, qui épousera l'héroïne ; quant à celui de Crète, son exté-
rieur repoussant cache un beau jeune homme, l'époux mystérieux,
dont le nom est Filek-Zélébi (5).
(1) J. G. von Hahn, Griechische uiid albanesische Mserchen (Leipzig, 1864), n° 110.
(2) Laura Gonzenbach, Sicilianische Mœrchen (Leipzig, 1870), n° 23.
(3) Hahn, op. cit., n" 73.
(4) Miss Garnetl, op. cit., p. 276 et suiv. ■ — • Une traduction française de ce conte
se trouve dans Emile Legrand, Recueil de contes populaires grecs (Paris, 1881, p. 1
et suiv.)
(5) Ce Filek Zélébi est une marque d'origine. D'après ce que nous apprend
M. E. Blochet, dont nous avons déjà mis à profit plus haut de précieuses commu-
540 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Un conte turc très voisin (Kunos, n^ 42) n'ofïre, lui, aucun élé-
ment disparate : Un homme, très pauvre, qui a trois filles et qui
colporte des balais pour vivre, s'assied, un jour, très fatigué, sur
une grosse pierre, en disant : « Oh ! » Apparition d'un nègre, qui
se nomme Oh et qui est le lala (voir une note précédente) d'un per-
sonnage du monde des génies, le « Prince des Serpents ». L'une des
filles du pauvre homme joue le rôle de Psyché. — Un conte sicilien
(Gonzenbach, n" 15), lui aussi du type de Psyché, a un commence-
ment du même genre Le roi Chardonneret {Cardiddu, en sicilien)
apparaît quand on s'assied sur une certaine pierre et que l'on dit :
« Hélas ! hélas ! ( 1 ) »
nications, le mot du grec moderne Zclcbi est sans aucun doute le turc Tchélébi, qui
signifie <i poli, de manières élégantes », et qui, en réalité, n'ajoute pas beaucoup de
s ns au nom propre auquel on l'accole. L'histoire de ce mot est si curieuse que nous
nous laissons aller au plaisir de la donner ici en abrégé, toujours d'après notre obli-
geant ami. Primitivement le mot est persan, et il dérive de l'arabe ts.leb, « croix ».
Le tsélcbi est 1' « homme [de la religion] de la croix », le chrétien. Les Turcs ont
emprunté ce mot aux Persans au xiiif^-xi v siècle, alors qu'ils se trouvaient resserrés
entre l'empire mongol de Perse et l'empire byzantin d'Asie mineure. Il semble
qu'ils menaient une vie très dure à cette époque et qu'ils luttaient désespérémenf
contre les Mongols de la Perse, tandis qu'ils avaient de bonnes relations avec
l'empire grec ; c'était d'ailleurs un clan de Turcomans sans aucune importance
politique, qui n'arriva à la puissance mondiale qu'après l'écroulement de l'empire
mongol. Les Byzantins, avec leurs riches cathédrales, leur civilisation brillante,
leur paraissaient évidemment les gens civilisés par excellence, de sorte que tsélébi
K chrétien », dont ils ont fait tchélébi, a pris chez eux le sens de « grec », puis d' « élé-
gant et aristocratique ». « En tout cas, nous dit M. E. Blochet, tchélébi fait depuis
longtemps partie intégrante et exclusive de l'onomastique turque et sa présence
dans un texte grec indique sans aucun doute l'origine turque de ce texte. »
(1) Notons, — car ces rapprochements de détails sont très significatifs, — un
trait tout à fait bizarre, qui décèle un lien étroit entre les deux contes grecs des îles
de Milo et de Crète et le conte turc. Dans le conte turc, la jeune femme, pendant la
nuit' remarque qu'à la place du nombril de son mari endormi, il y a une serrure.
Elle l'ouvre, passe au travers (sic), et voit un grand tcharchi (bazar), dans lequel
on est occupé à fabriquer toute sorte de couvertures, d'édredons, de coussins. La
jeune femme demande à quoi tout cela est destiné ; on lui répond que le Prince des
Serpents a pris pour femme une mortelle, qui mettra au monde un enfant, et l'on
travaille à la layette. Alors, la jeune femme revient sur ses pas et referme la serrure.
Mais, quand lo prince se réveille, il voit que la serrure a été ouverte, et aussitôt il
ordonne à son lala de mettre la jeune femme à la porte du palais. — Dans les deux
contes grecs, les invraisemblances trop violentes sont légèrement adoucies, mais
l'étrange idée principale est restée la même. Après avoir ouvert la serrure d'or qui,
avec une petite clef d'or, est » sur la poitrine » de son mari endormi (« au nombril »,
dans le conte de Milo), la jeune fille ne pénètre pas (ce' qui a paru trop fort) à travers
cette poitrine dans un bazar ou autre local ; — elle regarde à travers une sorte de
fenêtre qui s'ouvre dans le corps du jeune homme. « Et alors que vit-elle ? » dit le
conte de Milo. « Constantinople, Smyrne et l'univers tout entier », et aussi une vieille
femme, qui lavait son fil dans une rivière, et l'eau lui en avait entraîné une partie,
à son insu. Alors, oubliant où elle est, la pauvre enfant crie : « Eh ! la vieille ! la
vieille ! la rivière emporte ton fil !» A ce cri, le jeune homme se réveille. — Dans
le conte de Crète, ce que voit la jeune femme, c'est une belle rivière, le long de
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 541
Peu loin de la Sicile, à l'extrémité de la péninsule italienne, dans
la Basilicatc (actuellement province de Potenza), on a noté un thème
parallèle : l'exclamation douloureuse est devenue une exclamation
laquelle des femmes sont en train de laver ; elle voit aussi un porc, qui va enlever
une des pièces de toile, et elle crie : « Eh ! la femme ! le cochon veut te prendre
ta toile ! »
Au xYii"^ siècle, un conte (N° 19), inséré par le Napolitain Giambattista Basile
(1575-1632) dans son « Conte des contes » (Lo Cunto de li cunti), plus connu sous
le nom de Pentamerone, qui fut publié de 163't à 1636, après la mort de l'auteur,
a ce même épisode, mais imprécis, estompé. Rien n'indique où est placé le « verrou »
(catenaccio >, que les sœurs de l'héroïne, jalouses d'elle, lui conseillent de tirer
" pour mettre fin à l'enchantement » du mari. {Apre sto catenaccio, « ouvre ce ver-
rou ». Quel verrou ?). Le verrou tiré (nous traduisons le texte original, écrit en
dialecte napolitain) Luciella « vit (où vit-elle cela ?) une troupe de femmes qui por-
taient sur leur tête des paquets d'un si beau fil ; l'un de ces paquets étant tombé
par terre, Luciella, qui avait bon cœur et ne se rappelait plus où elle était, éleva
la voix en disant : « Ramasse le fil, madamma ! » — On constatera que cet épisode,
avec ses paquets de fil, se rattache particulièrement au conte grec de Milo.
Dans un compte-rendu des contes turcs de M. Kunos [Zeitschrift des Vereins fur
Volkskunde, 1906, p. 240), M. Victor Chauvin fait remarquer que Basile séjourna
en Crète, de 1604 à 1607, et qu' « il eut par conséquent l'occasion d'entendre des
contes turcs, dont il mit largement à profit les éléments «. Effectivement, d'après
les recherches de M. Benedetto Croce (Introduction à son édition de Lo Cunto de li
cunti, Naples, 1891), Basile, qui s'était enrôlé comme soldat à Venise vers la fin du
xvi<? siècle, fut envoyé par la Sérénissime République en Crète, poste avancé contre
les Turcs. Bien accueilli par les meilleures familles de la colonie vénitienne, il fut
admis à faire partie d'une société littéraire, fondée dans l'ile par Andréa Cornaro,
l'Académie dite degli Stravaganti. Il put donc, dans sa garnison de Crète, continuer
à rimer en italien ; mais qu'il y ait appris le turc, la chose est plus que douteuse.
Y a-t-il même apprîs le grec moderne, du moins suffisamment pour comprendre
d'assez longs récits ?... Quoi qu'il en soit, pour l'épisode dont nous nous occupons,
c'est des contes grecs plutôt que du conte turc qu'il faut rapprocher le conte de
Pentamerone, et, ce qui est assez piquant, du conte de Milo plus que du conte de
cette Crète où Basile séjourna.
Pour trouver, sous une forme atténuée sans doute, mais parfaitement reconnais-
sable, l'épisode du conte turc, il faut aller où ? en France, dans le Poitou, à Lussac-
les-Chàteaux (Vienne). Dans la première partie d'un conte très composite [Revue
des Traditions populaires, 1888, p. 268-269), l'héroïne est forcée d'épouser un mys-
térieux bouc blanc. Celui-ci lui dit qu'il ne restera pas longtemps sous cette forme,
et il s'endort après avoir défendu à la jeune fille de regarder dans son oreille. Elle
désobéit, et, dans l'oreille du bouc, elle trouve une clef. Elle ouvre une porte et
entre successivement dans trois chambres où l'on est en train de faire de la toile,
des robes, de la dentelle. Dans chacune des trois chambres on lui dit que, depuis
sept ans, on travaille pour elle.
Cet épisode est tout à fait le pendant de l'épisode du conte turc. La clef dans
l'oreille du bouc est certainement l'afTaiblissement de la clef dans la serrure sur la
poitrine du Prince des Serpents. Quant au reste de l'épisode, les Poitevins et Poi-
tevines qui travaillent pour la future femme de l'époux mystérieux et les Turcs qui
travaillent pour l'enfant qu'elle doit avoir, sont bien proches parents.
Comment le conte oriental est-il arrivé en Poitou ? nous n'en savons rien ; mais,
à coup sûr, ce n'est point par l'intermédiaire du livre italien de Basile.
542 ÉTUDES FOLKLORIQUES
de satisfaction, do joie ; mais elle n'en mot pas moins en branle
toute la série d'aventures du Magicien cl son apprenli (1) :
Un père chemine vers la ville avec son fils, auquel il a l'idée de faire
apprendre la magie. Arrivés tout près de la ville, il s'arrêtent à une fontaine
pour boire. Quand le père s'est bien désaltéré, il s'écrie : « Oh bene mio ! »
(« Oh ! comme ça fait du bien ! ») Et voilà que se présente un homme avec
une barbe lui tombant jusqu'aux genoux, qui dit au père : « Que me veux-
tu, bon homme, que tu m'as appelé ? — Je n'ai appelé personne. — Com-
ment ! tu n'as pas appelé Bene mio ? » Le père se met à rire ; mais le fait
est que l'homme à la barbe s'appelle précisément Bene mio; c'est un
magicien, et, par sa magie, il entend qui l'appelle, même de loin, et en un
moment, il se trouve où il veut. Le père, quand il sait tout cela, laisse son
fils au magicien pour que celui-ci l'instruise.
Cette forme toute particulière, sœur de celle que nous venons de
rencontrer plusieurs fois, mais sœur d'un caractère diamétralement
opposé, est-elle spéciale à l'Italie ? Nullement : car nous allons la
retrouver dans le Caucase, à côté de celle d'O/iaï. Un conte géorgien
que nous avons déjà cité, commence ainsi (2) :
Un pauvre paysan emmène avec lui son fils pour chercher un maître au
jeune garçon. En chemin, ils s'arrêtent à un petit ruisseau. Après avoir
étanché sa soif, le père s'écrie : « Ah ! comme tu es bonne (l'eau) ! » ( en géor-
gien : Vakh ra cargi khar !) A ces mots, sort de l'eau un diable sous forme
d'homme, qui dit au paysan : « Que veux-tu, ô honmie ? Je suis Vakhracn. »
Le paysan lui raconte son affaire et le diable lui dit : « Donne-moi ton fils ;
je l'instruirai pendant un an. Reviens ensuite ici : si tu le reconnais, il s'en
ira avec toi ; sinon, il m'appartiendra à moi seul. »
Ainsi, les deux formes jumelles, la joyeuse et l'attristée, ont
voyagé parallèlement à travers le monde.
§4.
Le jeune garçon esl promis au magicien dès avanl sa naissance
Une forme indienne, très caractérisée, celle du conte santal, —
auquel nous renvoyons, ainsi qu'aux remarques faites à son sujet,
— reparaît dans un petit groupe de contes : un conte syriaque, pro-
venant de Midhyat, capitale du Tour Abdîn, dans le nord de la
Mésopotamie, h quelque distance du Tigre ; un conte arabe d'Egypte ;
un conte grec de l'île de Syra (3).
(1) D. Comparetti, conle déjà deux fois cité.
(2) M. Wardrop, loc. cit.
(3) E. Prym et A. Socin, Der neuaramœische Dialekt des Tùr'Abdin (Gœttingen,
18^1), n" 58.' — G. Spitta-Bey : Contes arabes modernes (Leyde, 1883), n° i. — Hahn,
op. cit., n° 68.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 543
Dans le conte arabe d'Egypte, c'est à un Moghréhin qu'est pro-
mis par un roi le premier fils f(iii lui naîtra (1) ; — dans le conte
syriaque de Mésopotamie, c'est à un prétendu Égyptien, qui n'est
autre qu'un démon ; dans le conte grec de Syra, c'est à un démon
déguisé. Ce démon a donné au roi et à la reine une certaine pomme
qu'ils doivent se partager ; l'Egyptien leur a donné une potion ; le
Moghrébin, à chacun un certain bonbon (2).
Dans les trois contes, ce sont de sages conseils qui sauvent le
jeune homme du sort qui le menace. Dans le conte arabe et dans
le conte grec, ces conseils lui sont donnés par une jeune fille qu'il
trouve pendue par les cheveux (ce singulier détail est le même, ici
(1) Les Moghrébins (ou Maghrébins), les gens du Maghreb, du « couchant » par
rapport à l'Egypte, c'est-à-dire de la côte barbaresque, sont souvent donnés comme
magiciens dans les contes arabes. Le fameux « magicien africain » d'Aladdin est,
dans le texte arabe publié en 1888 par M. Zotenberg, un " magicien maghrébin ». — -
Voir aussi V. Chauvin, Bibliographie des auteurs arabes, fascicule VI (Liège, 1902),
p. 84.
(2) Un rapprochement curieux est à faire entre le conte arabe d'Egypte (du type
du Magicien) et le conte indien du district de Mirzâpoûr (du type de VOgre) cité
plus haut (chap. 2d B, a) à l'occasion du conte santal : Le Moghrébin, ou le sâdhou,
quand il emmène chez lui l'enfant qui lui a été livré, veut s'assurer si c'est bien celui
qu'il avait en vue : il s'aperçoit ainsi, dans le conte arabe, qu'on lui a donné, au lieu
du prince intelligent, son cadet qui ne l'est pas ; dans le conte indien, il découvre
que le jeune garçon n'est pas le fils du roi, mais un enfant de caste inférieure.
Voici le passage du conte arabe : « Le Moghrébin prend l'enfant par la main et
s'en va. II marche dans les montagnes jusqu'à midi ; puis il dit à l'enfant : Est-ce
que tu n'as ni faim, ni soif ? » Le garçon répond : « Nous avons marché tout une
demi-journée, et je n'aurais ni faim ni soif ? » Aussitôt le Moghrébin le ramène
chez son père et dît à celui-ci : « Non, ce n'est pas mon fils aîné. » Le roi donne alors
l'aîné et, sur la route, le Moghrébin adresse au jeune garçon la question qu'il avait
adressée à son frère. Le jeune garçon répond : « Si tu as faim et soif, j'ai faim et soif
aussi. — C'est cela, dit le Moghrébin ; tu es bien mon fils ».
Dans le conte indien, le roi donne au sâdhou l'un des deux fils jumeaux d'un
dhobi (blanchisseur), qui sont nés le même jour que ses fils à lui. Le sâdhou emmène
l'enfant et lui dit : « Si je prends le chemin le plus court, j'atteindrai mon ermi-
tage au bout de six mois ; mais j'aurai à traverser des jungles dangereuses. Le che-
min le plus long est le plus sûr ; mais ce serait un voyage d'un an. Quel chemin
faut-il choisir ? » L'enfant choisit le plus long, et, dit le conteur hindou, le .sâdhou
reconnut ainsi que ce n'était pas un Kshatriya (homme de la caste des guerriers),
parce que s'il en avait été, il n'aurait pas eu peur de la jungle. Le sâdhou ramène
donc l'enfant au roi, en le menaçant de sa malédiction si, cette fois, il ne lui donne
pas le fils promis. Le roi est bien forcé de le lui donner, et le choix que le jeune
prince fait sans hésitation du chemin le plus court, montre au sâdhou qu'il n'est pas
de basse caste.
Si l'on est familier avec la collection Grimm, on se rappellera ici un conte alle-
mand de la région du Main (variante du n" 127), dans lequel un roi, après avoir pro-
mis, dans une circonstance critique, à un personnage mystérieux de lui donner sa
fille, essaie de substituer à la princesse d'abord la fille du vacher, qu'il a fait vêtir
royalement, puis la fille du gardeur d'oies. Mais l'une et l'autre trahissent par leurs
réflexions leur basse naissance.
544 ÉTUDES FOLKLORIQUES
et là) dans la maison du magicien ; dans le conte syiaque, par un
jeune homme que le magicien a enchaîné.
Dans les trois contes, aussi, le jeune homme a reçu, du magicien
ou du démon, l'ordre de lire ou d'apprendre par cœur un certain
livre (un livre de magie). Le conseil qui lui est donné à ce sujet, c'est
de faire l'ignorant et de dire n'avoir pas compris un mot au livre.
En réalité, l'apprenti jiiagicien a lu et bien lu, et il devient plus
fort que son maître.
Un conte albanais ( 1) commence aussi par le thème de l'Enfant
promis. Là, le jeune homme est pris en aiïection par le magicien,
qui « lui enseigne aussi quelques sciences » (einige WissenschaflenJ ;
mais ce ne sont pas ces « quelques sciences » qui lui servent, quand
il s'enfuit et qu'il échappe à la poursuite du magicien en jetant der-
rière lui des objets qui créent tout d'un coup, entre le magicien et lui,
une montagne, une forêt, et enfin une grande mer. C'est, en effet, sur
le conseil de trois juments, trouvées par lui dans une chambre défen-
due, que le jeune homme a pris avec lui ces objets en s'enfuyant.
Ce thème de la poursuite et des objets jetés s'est infiltré dans cer-
taines variantes du conte proprement dit du Magicien elson apprenti.
Nous en dirons un mot plus loin.
§ 5
Le jeune garçon, cherchant une place, se met de lui-même
au service du magicien
La forme très simple d'introduction à laquelle nous arrivons
présente assez souvent un trait qui en relève la banalité : quand le
jeune garçon rencontre son futur maître, celui-ci, qui tient à ne pas
avoir de serviteur sachant lire, l'interroge à ce sujet.
Dans un conte tchèque de Bohême (2), le jeune garçon, « se rappe-
lant cette maxime : Il vaut mieux plus en savoir qu'en dire >% répond
immédiatement non. — De même dans un conte allemand (3),
dans deux contes portugais (4).
(1) Gustave Meyer, Albanische Mœrchen, n" 5 (dans Archiv fur Litteraturgeschi-
chte, XII, 1884, p. 108.)
(2) A. VValdau, Boehmisches Mscrchenbuch (Prague, 1860), p. 116.
(3) K. Simrock, Deutsche Mœrchen (Stuttgart, 186^), n° 35.
(4) Ad. Coelho, Contos populares portuguezes (Li.sbonne, 1879), n" 15. — Théo-
phile Braga, Contos tradicionaes do povo portuguez (Porto, sans date), I, n" 9.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 545
Dans un conte autrichien (Grimm III, p. 117), il rattrape du
mieux qu'il peut le oui qui est échappé.
Dans d'autres contes, — conte de la Basse-Bretagne, conte
danois (1), — voyant que sa réponse affirmative l'a empêché d'être
accepté par le seigneur qu'il a rencontré (le magicien), il retourne sa
veste ou sa jaquette, se met de nouveau sur le chemin du seigneur, et,
quand celui-ci, qui ne le reconnaît pas, lui demande de nouveau s'il
sait lire, il répond non. — Dans un second conte bas-breton (2),
Ewenn Gongar, comme s'il avait prévu l'aventure, s'est fait faire,
avant de se mettre en route, un vêtement noir d'un côté et blanc
de l'autre, et c'est ce vêtement qu'il retourne.
Enfin dans un conte islandais (3), à la seconae rencontre, le magi-
cien demande à Sigurdr si ce n'est pas lui qui, la veille, disait savoir
lire et écrire, et Sigurdr répond : « Ge n'est pas moi ; c'est moti
fière Siggy. » Et il fait l'ignorant.
§6
Le jeune homme entre comme apprenti chez te magicien
afin de pouvoir épouser ta fitte du roi
Nous arrivons à un groupe de contes qui n'a jamais été examiné
d'une manière spéciale : Reinhold Kœhler, en 1873, l'a simplement
indiqué en citant les deux seuls contes (avar et italien) qu'il pou-
vait connaître alors (4). Nous avons l'avantage de venir plus tard,
et des documents nouveaux, — notamment de précieux contes
arabes inédits, — nous permettent de traiter ce sujet un peu à fond.
Pour qu'on en saisisse bien l'intérêt, nous serons obligé de rompre
ici l'ordonnance générale de notre travail, et d'anticiper sur les §§ 7
et suivants de cette étude.
Voici d'abord, dans son ensemble, ce conte avar du Gaucase dont
nous avons donné un passage au § 3 :
Un jeune homme, gardeur de veaux, excédé de sa pauvreté, force son
(1) Koadalan (Revue celtique, t. I, 1870-1872, p. 132). — Collection Grundlvig
(texte danois), citée par R. Kœhler, Kleinere Schriften, I, p. 139.
(2) F. -M. Luzel, Contes populaires de la Basse- Bretagne (Paris, 1887), t. II, p. 80,
Ewenn Congar.
(3) Adeline Rittershaus, Die neuislaendischen Volksmœrchen (Halle, 1902), n° 40.
(4) Voir, dans les Kleineire Schriften, I, p. 557, le passage du compte-rendu des
Awarische Texte (conte de Ohaï), auquel M. J. Boite, en 1898, a ajouté le conte
serbe. ♦
546 ÉTUDES FOLKLORIQUES
père à aller demander pour lui la main de la fille du roi. Quand le bonhomme
fait en tremblant sa demande, le roi lui répond : i' Peu m'importe que ton fils
soit un gardeur de veaux : s'il se montre plus habile et fait des tours d'adresse
mieux que les autres hommes, je lui donnerai ma fille. « Aussitûl le jeune
homme, prenant son père avec lui, part pour chercher le maître qui le met-
tra en état d'épouser la fille du roi.
Suit la rencontre d'O/jaï, que nous avons rapportée plus haut (§3).
Dans le palais où il est conduit, le jeune homme voit la fille d'Ohaï, une
jeune fille « semblable à une houri », et les deux jeunes gens s'éprennent
l'un de l'autre. Elle lui dit : « Mon père va commencer à t'enseigner des tours
d'adresse ; après chaque leçon, il te demandera si tu as compris ; réponds
toujours non. Si tu dis que tu as compris, il te tuera, comme il en a tué tant
d'autres ; car il ne veut pas que personne en sache autant que lui. « Le jeune
homme suit ce conseil et répond toujours non ; mais en réalité il est devenu
plus savant qu'Ohaï. Au bout de l'année, le père revient, et Ohaï lui dit que
son fils est un imbécile et qu'il n'est bon qu'à garaer les veaux.
Le père, en ramenant son fils à la maison, lui fait force reproches ; mais
le jeune homme, sans répliquer, se change en un beau cheval^ puis reprend
sa forme naturelle : « Est-ce là un tour d'adresse ou non ? — C'en est un,
mon fils, c'en est un. » Lé jeune homme se change ensuite en vautour aux
ailes argentées, en cerf aux cornes d'or, et prend cent autres formes. Puis
il dit à son père qu'au jour du marché il se changera en cheval gris ; mais,
en le vendant, le père ne doit pas donner le bridon (Trense). Le père suit
ces instructions, et, quand il rentre à la maison, la poche pleine d'argent,
il trouve son fils assis près de la cheminée.
Au marché suivant, où le jeune homme s'est changé en cheval roux, cela
va bien encore ; mais, au troisième marché, c'est Ohaï qui se présente
comme acheteur, et, en doublant le prix demandé, il se fait livrer le bridon.
Arrivé devant sa demeure, il dit à sa fille de lui donner son épée pour qu'il
tue le cheval. La jeune fille jette l'épée derrière l'armoire et dit à son père
qu'elle n'a trouvé que le fourreau. Ohaï demande alors sa pique. La jeune
fille enlève la pointe et apporte à son père seulement la hampe. Ohaï se
décide à aller lui-même chercher une arme et met les rênes (Zitgel) dans
la main de sa fille. Celle-ci enlève le bridon et laisse le cheval courir. « Il s'est
échappé, crie-t-elle, il s'est échappé ! — Sous quelle forme ? dit Ohaï. —
Sous la forme d'un pigeon (1). »
Aussitôt Ohaï se change en faucon et se met à la poursuite du pigeon. Le
pigeon, dans sa fuite, entre par la fenêtre dans le palais du roi et se pose
sur la main de celui-ci, le faucon restant dehors. Le roi présente au faucon
le pigeon ; mais celui-ci se change en pomme rouge ; le faucon, en vieillard
(1) Dans un conte arménien d'Agn (en turc Egin), sur le Haut-Euphrate [Zeit-
schrijt des Vereins fiir Volkskunde, 1910, page 75), le derviche magicien, quand il
est en possession du cheval, ordonne à sa femme d'aller lui chercher sa hache ; la
femme cache la hache dans le grenier et dit qu'elle ne peut la trouver. « Alors, viens
tenir le cheval, dit le derviche, pendant que je vais la chercher ». Tout en tenant
le cheval, la femme lui murmure à l'oreille : « Donne-moi un petit coup de pied ; je
tomberai par terre et tu t'échapperas ». Le cheval obéit et aussitôt la femme crie :
^h ! le méchant cheval m'a donné un coup de pied ! » Le cheval se fait oiseau, etc.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 547
à barbe blanche, à qui le roi tend la pomme. La pomme, alors, se change en
millet tout fin, et le vieillard en poule avec cinquante poussins, et tous
picotent, picotent les grains. 11 n'en reste plus qu'un, et la poule va le happer,
quand le grain se change en un chat, qui tord le cou à la poule et aux pous-
sins. Sur quoi, le jeune homme reprend sa forme naturelle et dit au roi :
« Seigneur, est-ce un tour d'adresse ou non ? — C'en est un, jeune homme,
et un fameux ! — Eh bien, donne-moi ta fille, si tu veux tenir ce qui a
été convenu. »
Le jeune homme épouse la fille du roi, et il épouse aussi la fille d'Ohaï.
Cette conclusion, est-il besoin de le dire ? est bien orientale,
et nous allons la retrouver dans un conte de cette petite colonie
turque d'Ada Kaleh de laquelle nous avons parlé plus haut (1) :
Un jeune homme, fils d'une pauvre veuve, tout fier de gagner chaque
jour dix paras de plus, dit à sa mère d'aller demander pour lui en mariage
la fille du padischah. Celui-ci répond : « Je la lui donne, mais seulement
s'il apprend en quarante jours le jeu d'AUem-Kaliem (sic) ; s'il n'y parvient
pas, je lui fais couper la tête. » Le jeune homme et sa mère se disent qu'ils
n'ont qu'une chose à faire, prendre la fuite.
Sur leur chemin, ils rencontrèrent un det^ (sorte de géant-démon) qui les
questionne. Quand il connaît l'histoire, il dit à la mère de lui confier son
fils pour qu'il enseigne au jeune homme le jeu d'Allem-Kallem ; dans qua-
/rante jours, elle viendra le chercher. La chose étant convenue, le dev
retourne à son palais avec le jeune homme, qu'il laisse seul. En sortant de
la chambre où il a été amené, le jeune homme voit une jeune fille « qui était
semblable à la lune au quatorzième (jour) ». Elle lui donne des conseils :
le dev dira au jeune homme qu'ils vont lutter ensemble ; en pareil cas, il
ne faut lui opposer aucune résistance ; autrement, on est tué sur l'heure ;
il faut se laisser battre sans broncher. La jeune fille se charge d'enseigner
au jeune homme le « jeu ». Les choses se passent ainsi durant quarante jours,
au bout desquels, grâce à la jeune fille, le jeune homme connaît parfaite-
ment le « jeu », sans que le dev s'en doute. Et le dev le rend à sa mère.
Pendant qu'ils retournent chez eux, le jeune homme, pour faire l'essai de
ce qu'il vient d'apprendre, se transforme en lièvre, puis en cheval. Le lende-
main, il devient un cerf aux cornes d'or et se fait vendre au marché par sa
mère. Quelque temps après, il se change en un superbe cheval « dont chaque
poil est une pierre précieuse », et recommande à sa mère de ne pas hvrer la
bride à l'acheteur. Personne ne pouvant donner le prix de ce merveilleux
cheval, le dev en entend parler et voit que son « jeu » court le monde. Il se
transforme en tourbillon de vent et arrive sur le marché, où il veut saisir le
cheval par la bride. Mais aussitôt le cheval devient un pigeon, qui s'envole
à tire-d'ailes. Le dev devient un aigle et donne la chasse au pigeon, lequel
se pose sur le bord de la fenêtre de la fille du padischah et devient un bou-
quet de roses. La princesse prend le bouquet ; mais le dev accourt et il se
met à ébranler le palais. La princesse effrayée, jette les roses, qui deviennent
des grains de gruau, s'éparpillant dans tous les coins de la chambre. Le dev
se change en coq et avale tous les grains, sauf un, qui est resté sous le pied
(1) Kunos, o/). cif., n° 4.
548 ÉTUDES FOLKLORIQUES
do la princesse. Et ce grain devient un chacal, qui saute sur le coq et le met
en pièces.
Alors, le jeune homme reprend sa première forme et dit au padischah :
« Tu le vois, Efendi ; j'ai ai)pris le jeu d'Allem-Kallem ; j'ai rempli la condi-
tion posée ; donne-moi ta fille. >> Le padischah n'y consent pas tout de suite ;
(' mais le jrune homme l'ait AUem, l'ait Kallem », et finalement, il épouse la
princesse. Après quoi, il retourne au palais du dev, prend la jeune fille qui
l'a tant aidé, et fépouse, elle aussi.
Un conte serbe, recueilli probablement en Bosnie et que nous
avons déjà mentionné (1), est des plus curieux. Sans doute, il est
très altéré par places : ainsi, une confusion s'y est faite entre deux
personnages distincts ; mais, dans la combinaison des thèmes, il
dénote un véritable instinct de leur afïinitc :
Un jeune homme, fils de vieilles gens bien pauvres, dit un jour à ses
parents d'aller demander au roi de lui donner sa fille. La mère y va et revient
plusieurs l'ois sans avoir rien osé dire. Elle finit par raconter la chose au roi
lequel fait venir sa fille : « Es-tu disposée à épouser le fils de cette vieille
femme ? — Pourquoi pas ? si seulement il apprend le métier que personne
ne sait. »
Le jeune homme se met en route à la recherche de l'homme qui pourra
lui enseigner le métier que personne ne sait. Un jour, mourant de fatigue
et très triste, il s'assied sur un tronc d'arbre renversé le long du chemin.
Une vieille femme vient à lui et lui dit de quel côté il faut aller. Il arrive chez
(}uatre géants, qui lui offrent de lui apprendre le métier que personne ne
sait. Trois jours de suite, ils le battent, et ils le mettent ensuite à la porte,
en lui disant qu'il a appris le métier (2).
Pendant son séjour dans la maison des géants, le jeune homme a ouvert
trois chambres défendues : dans la première était un âne ; dans la seconde,
une jeune fille ; dans la troisième, une tête de mort, et, dans chacune des
chambres, il a reçu en don un objet (licou, clef, chaîne de fer) (3).
(1) Cs. Mijatovicz, loc cit.
(2) Cet épisode bizarre doit être rapproché du conte turc d'Ada Kaleh, où le
jeune homme, à qui le dev a dit de lutter avec lui, ne lui résiste pas et se laisse
battre comme plâtre. — Dans le conte petit-russien du Gouvernement de Poltava,
cité au § 3, Okh ne bat pas le jeune homme ; il fait mieux. Voyant qu'au lieu de
fendre du bois, comme il le lui a ordonné, le fainéant qui lui a été confié s'est mis
à dormir, il le lie sur un bûcher, le brûle, répand la cendre. Un tison seul reste ; Okh
l'asperge d'eau et le jeune homme ressuscite. Deux fois encore, même scène, et
voilà qu'au lieu d'un lourdaud de paysan se dresse un beau et fort «cosaque » («le
cosaque » est l'idéal des Petits-Russiens). — D'après Potanine (op. cit.), cet épisode
se retrouve dans un conte ruthone de Galicie, où le merveilleux est encore plus
accentué : la première fois que Okh jette son serviteur dans le feu, il sort du feu
un œuf, et de l'œuf, le jeune homme ; la seconde fois, une noix ; la troisième, un
grain de pavot. Et chaque fois, le jeune homme devient plus brave. — M. Polivka
nous a signalé un conte analogue de la Bulgarie du Nord-Est (Zivaja Starina, I,
p. 18-20) : là, le jeune homme est mis dans le four par le diable ; ses restes sont piles
et réduits en poussière, puis arrosés, et le jeune homme se réveille pour une nou-
velle vie. La chose a lieu sept fois.
(3) Cet épisode est intéressant, comme présentant des débris, très mutilés,
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 549
Renvoyé par les géants, le jeune homme se souvient des objets qu'il
a rapportés de leur maison. Le licou (don de l'âne), frappé contre terre, fait
paraître un beau cheval ; la chaîne de fer (don de la tête de mort), secouée,
fait apparaître un lièvre et un chien de chasse et le jeune homme se trouve
splendidement habillé en chasseur. (La clef, don de la jeune fille, n'a aucun
emploi).
Une fois rentré chez son père, il lui montre « ce que, dit-il, il a appris ». H
se transforme en cheval. Suit la recommandation de ne pas livrer le hco^',
et la vente (au roi). Puis le jeune homme dit : « Je vais me transformer en
une belle église, pas loin du palais du roi. Si le roi veut l'acheter, il ne faut
pas lui remettre la clef ; sinon, je resterai toujours église » (1). Le père se
donne pour un vieux pèlerin, à qui appartient l'église. Pendant que les ser-
viteurs du roi sont à marchander avec le prétendu pèlerin, arrive une
vieille femme, celle-là justement qui avait envoyé le jeune homme chez les
géants, où elle avait appris elle-même « le métier » (2). Elle voit aussitôt ce
qu'est l'église, et, comme elle ne veut pas avoir de rival dans le « métier»,
elle offre au père une somme énorme, et, la vente conclue, le père tout occupé
à compter l'argent, oublie la cleL II s'en aperçoit ensuite , et la vieille, refu-
sant de rendre cette clef, il essaie de la reprendre de force. Pendant la lutte,
la clef se change en pigeon ; la vieille en épervier ; puis le pigeon devient un
beau bouquet, qui va tomber dans la main de la fille du roi, laquelle est à
se promener dans le jardin. La vieille vient prier la prince.s.se de lui donner
le bouquet ou, au moins, une des fleurs. « Non, dit la princesse, non, pour
rien au monde ! ces fleurs me sont tombées du ciel. » La vieille va trouver
le roi, et celui-ci, pensant qu'elle a besoin d'une fleur pour en faire un remède,
dit à sa fille d'en donner une. Le bouquet devient alors un tas de millet.
Transformations finales de la vieille en poule et poussins, et du jeune homme
en renard.
Le jeune homme, ayant repris la forme humaine, raconte toute l'histoire.
Sur quoi, le roi et sa fille, voyant qu'il a appris le métier que personne ne
sait, tiennent parole.
En Toscane, dans le bourg de Santo-Stefano di Calcinaja, M. An-
gelo de Gubertanis a recueilli un conte de ce type (3) :
Un jeune paysan s'en va à Florence, s'habille en beau monsieur et pro-
mène ridiculement son âne dans les rues, le laissant afler, puis le rame-
nant à lui au moyen d'une corde arrangée d'une certaine façon. Une des
filles du roi vient à passer et se met à rire. Le bon garçon .s'imagine qu'il
plaît à la princesse et va, de but en blanc, demander sa main. La princesse
lui donne cette seule réponse : « Si tu fais un miracle (miracolo) plus beau
que celui-ci, je t'épouse. »
Le jeune homme va chez un magicien, et, dans une chambre défendue, il
mais bien reconnaissables, de certains contes apparentés à celui-ci. Nous en repar-
lerons au § 7.
(1) Nous étudierons, § 10, les étranges transformations de ce genre.
(2) On remarquera que la vieille femme de ce conte bosniaque réunit en sa
personne la bienveillante conseillère des contes avar et turc et le malveillant magi-
cien.
(3) A. de Gubertanis, Novelline di Santo-Stefano di Calcinaja (Turin, 1869), n° 26
550 ÉTUDES FOLKLORIQUES
trouve la sœur de la princesse, qui lui conseille de faire rimbécile. Finale-
ment le magicien s'aperçoit que le jeune homme en sait plus que lui.
La série des transformations finales du jeune homme est celle-ci :
de cheval, il se fait poisson ; poursuivi par le magicien transformé
en canard, il devint anneau et «vole au doigt de la princesse » ; le
magicien s'approchant pour prendre l'anneau, celui-ci devient un
grain de millet. Alors transformation du magicien en poule, qui
s'apprête à avaler le grain de millet, et, finalem.ent, du grain de
millet en renard, qui croque la poule.
La princesse voulait un « beau miracle » ; elle l'a et elle épouse
le jeune homme.
Dans un conte arabe de cette famille, provenant des Houwâra du
Maroc (1), le récit, après la victoire du héros sur le magicien, se
termine ainsi :
Le roi fut plongé dans un profond étonnemenl, en présence des enchan-
tements dont il venait d'être le témoin. Le jeune homme lui dit alors :
« Tu as dit une fois que tu ne donnerais ta fille qu'à celui qui te ferait voir
de merveilleux enchantements. » Et le roi donna sa fille au jeune homme,
et celui-ci devint son gendre.
Cette réflexion du héros, C[ui arrive ex abrupto, sans que rien l'ait
préparée dans le conte, indique évidemment que la variante dont
nous venons de passer en revue plusieurs spécimens, doit avoir
existé, si elle n'existe encore, sur la côte barbaresque. Mais il n'y a
pas besoin de faire des conjectures : une main amie nous a, tout
récemment, mis en possession de deux exemplaires de cette variante,
recueillis l'un et l'autre en Algérie, à Blida. Et ces deux contes arabes
inédits, dont M. J. Desparmet veut bien nous permettre de faire
emploi dans ce travail, n'ont pas seulement un véritable intérêt,
comme ayant été découverts sur une des grandes voies par lesquelles
les contes indiens sont arrivés en Occident ; ils méritent d'être étu-
diés en eux-mêmes dans leurs curieuses combinaisons de thèmes (2).
Le premier des deux contes, lequel vient, par intermédiaire, d'une
jeune femme, originaire de Blida, commence ainsi :
(1) Albert Socin et Hans Stumme, Der arabische Dialekt der Houwara des Wad
Sus in Marohko (Leipzig, 1894), n» 12.
(2) M. J. Desparmet, profe.';seur agrégé d'arabe au Lycée d'Alger, a fait paraître,
en 1909 et 1910, deux volumes d'une grande originalité et fort intéressants, intitu-
tulés Contes populaires sur les 0<ires, recueillis à Blida. La série de Contes maures,
dont il a commencé la publication dans cette revue même, promet de fournir à
l'histoire de la propagation des contes indiens à travers le monde, des documents
de première importance.
LES iMONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 551
Il y avait dans l'ancien temps un roi, dont la fille était belle, d'une
beauté qui ne se trouve pas sur la face de la terre ; ses cheveux étaient d'or
et d'argent entremêlés. Et le fils du bûcheron était beau, lui aussi, extrême-
ment. Elle l'avait vu un jour et s'était éprise de lui d'un grand amour.
Bref, le jeune homme lui envoya quelqu'un en vue de l'épouser. Elle lui dit :
« Va, demande-moi en mariage à mon père. « Le fils du bûcheron alla trouver
le roi et lui fit sa demande. Le roi lui dit : « Mon fils, je ne donnerai ma
fille qu'à celui qui me fera voir le prodige des prodiges. »
Le jeune homme interroge sa mère : « Qu'est-ce que ce prodige
des prodiges ? » et, comme elle ne peut le lui expliquer, il va consul-
ter un cheïk fort âgé. Celui-ci l'envoie chez certain enchanteur juif,
qui enseigne la hikma, les sciences occultes.
Arrivé chez le Juif, le fils du bûcheron lui dit : « Je viens étudier auprès
de toi. » Le Juif se livra à ses calculs (magiques) et resta quelque temps à
regarder fixement la terre et à .soupirer. Puis il se mit à instruire le jeune
homme, tant et si bien qu'il devint savant.
Ici, le récit s'embrouille. L'enchanteur enferme le jeune homme
dans un « silo de la terre » (un caveau). Une vieille réussit « par
ruse » à y pénétrer, on ne sait dans quelles intentions.
Elle dit au fils du bûcheron : (- Comment se fait-il qu'un aussi joli garçon
que toi reste ainsi accroupi dans un caveau ? — Mère, répond le jeune
homme, celui qui sait supporter, réussit. Ce n'est pas mon goût, mais les
desseins de Dieu sur moi. » Ils étaient sur ce propos, quand l'enchanteur se
dressa devant eux. Il soufla sur la vieille : elle devint comme si elle n'avait
jamais été là. Et il se mit à fixer avec dureté le fils du bûcheron, et le fils
du bûcheron planta en lui son regard, sans avoir peur. L'enchanteur lui dit :
« Les décrets de Dieu à ton endroit ! Eh bien ! je te suivrai dans les décrets
de Dieu. Je ne sais s'ils seront pour toi ou pour moi. » Après cela, l'enchan-
teur partit, et le fils du bûcheron sortit derrière lui.
Le jeune homme délivre la vieille, qu'il trouve, les bras liés, dans
la maison de l'enchanteur ; puis il va lui rendre visite chez elle et
enfin retourne dans son pays à lui.
Il y avait dans ce pays un endroit désert ; il fut transformé en gçar (châ-
teau) en une nuit. Le matin, le muezzin monta dans le minaret pour l'appel
à la prière. Au lieu de dire : « Allah est grand », il dit : < Allah a multiplié
(les édifices) » Quand les gens de la ville l'entendirent : « Qu'arrive-t-il à ce
muezzin ? qu'y a-t-il ? » Une fois levés, ils voient un château, paradis sur
terre. Le fils du bûcheron était là. c A qui ce château ? lui demandent les
gens. — A moi. » Le roi parut ; il dit au fils du bûcheron : « Vends-le moi. »
Le fils du bûcheron le lui vendit ; mais il ne voulut pas prendre l'argent.
« Seigneur, dit-il, tu es notre roi ; j'ai peur de toi. » Dès cette nuit-là, le
roi habita le château avec sa famille et ses gens. Le lendemain, quand ils se
réveillèrent, ils se trouvèrent dans l'endroit désert : plus de château. Le roi
resta frappé d'un grand étonnement. Sa fille lui dit : « Mon père, je veux me
552 ÉTUDES FOLKLORIQUES
marier avec le fils du bùclieron. » 11 lui dit : « Ma fille, attends que j'aie vu
le prodige des prodiges. »
Ce château magique se retrouvera, mieux caractérisé, dans le
second conte blidéen ; nous en parlerons alors.
Le fils du bûcheron revint dans le pays du Juif, et, se rencontrant avec
lui, il devint poisson et entra dans le sein de la mer ; puis il en sortit et
devint cheval dans la main de la vieille femme qu'il avait sauvée de l'enchan-
teur. 11 la flaira longuement pour lui faire comprendre qu'il la regardait
comme sa maîtresse : à ce moment, il avait perdu ses facultés d'enchanteur,
son art de tracer des signes magiques.
La vieille, voyant ses pauvres ressources épuisées par la nécessité
de nourrir le cheval, se dit qu'elle ira le vendre. Elle le bride et
l'emmène vers le marché. Sur la route, elle rencontre un inconnu
qui la questionne et lui donne des conseils : il faudra ne vendre le
cheval que pour un prix extraordinaire et surtout ne pas livrer la
bride à l'acheteur. Et, en un clin d'oeil, cet inconnu disparaît. « Elle
comprit alors que c'était un génie. Quant au cheval, elle ne comprit
pas qu'il était le jeune homme qui l'avait délivrée du juif. »
Tout ce passage est très altéré, comme le m.ontre la moindre
comparaison avec la généralité des contes de cette famille, qui ne
font pas intervenir ici le moindre Deiis ex machina : c'est, en effet,
le jeune homme lui-même qui, avant de se changer en cheval, dit
à son père ou à la personne à laquelle il veut procurer de l'argent,
d'aller le vendre et de ne pas livrer la bride (1).
La vieille se rendit donc au marché. Le premier qui lui marchanda le che-
val, ce fut le Juif. Ce qu'elle demanda, il le versa. « La bride, je ne te la donne
pas. » Mais, à la fin, elle fut éblouie par tant d'argent ; elle lui laissa la
bride et s'en retourna.
La vieille ne devant plus reparaître, c'est le lieu de noter qu'elle
est, dans ce conte blidéen, une fusion de deux personnages, ailleurs
distincts. D'abord, elle tient, très imparfaitement, la place de la
jeune fille que le héros trouve chez le magicien et qui, au lieu de
vaines paroles, comme ici, lui donne d'utiles conseils. Puis elle joue,
(1) Le Blidéen de qui M. Desparmel tient directement ce conte commente ainsi
le passage de la bride : « C'est la coutume des musulmans (c'est-à-dire des indigènes
de l'Algérie), lorsqu'ils vendent un cheval, de ne point livrer la bride avec la bête :
cela leur est impossible, quand même ils seraient menacés de mort. » Hyperbole
courante qui, dit M. Desparmet, équivaut à ceci : ils n'j' consentent qu'à la dernière
extrémité. Livrer la bride, ce serait, paraît-il, pour un maquignon de là-bas, perdre
dans l'année toute ■■ la corde où il entrave ses chevaux », c'est-à-dire son écurie. —
On voit combien, en Algérie, l'idée fondamentale du trait de la bride (ou, du moins,
l'explication qu'en donnent les gens du pays) est différente de celle que nous avons
rencontrée dans l'Inde et ailleurs (voir ci-dessus, l"^' partie, chapitre 2'^, B, c).
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 553
moins mal, le rôle de la bonne vieille qui, dans le conte syriaque de
Mésopotamie et le conte grec de l'île de Syra, cités plus haut, donne
l'hospitalité au héros et en est payée, comme ici, par la vente de son
hôte métamorphosé.
Cependant, le Juif était heureux d'un grand bonheur : il se disait que le
fils du bûcheron était entre ses mains et que jamais plus il ne redeviendrait
homme. Il ramena le cheval chez lui et le fit entrer dans son écurie dont il
ferma la porte, en mettant là deux gardiens jour et nuit.
Un jour, le fils de l'enchanteur jouait avec une balle, qui entra dans
récurie, en passant sous la porte. Il dit au gardien de lui ouvrir la porte
pour qu'il pût reprendre sa balle. La balle ramassée, l'enfant sortit de l'écu-
rie, et le cheval sortit, lui aussi, à sa suite, et se mit à courir, la bride sur
le cou. En un instant, on ne sut plus où il était.
Il y a, ce nous semble, en cet endroit, infiltration d'un ^thème
que nous avons touché dans les remarques de notre conte de Lor-
raine, no 12 (t. I, p. 141-142). Nous retrouvions alors ce thème en
Allemagne, en Danemark, dans le Tyrol allemand, dans la Flandre
française," dans le pays basque, et, un peu modifié, dans l'Italie du
xvi^ siècle. Nous pouvons aujourd'hui le résumer d'après un conte
grec moderne, recueilli dans une île de l'Archipel, à Astypaléa (1) :
Un roi s'est emparé d'un « homme sauvage », qu'il tient enfermé
dans une cage. Un jour que le fils du roi, tout enfant, joue avec une
pomme a 'or, la pomme lui échappe des doigts et va rouler dans la
cage. L'enfant demande sa pomme à l'homme sauvage, et celui-ci
lui dit qu'il la lui donnera si le petit prince prend la clef et ouvre la
cage, pour lui faire respirer un peu l'air. L'enfant ouvre la cage et
l'homme sauvage s'enfuit. Il viendra plus tard en aide au jeune
prince dans des circonstances difficiles (2).
Le conte blidéen continue en disant, d'une manière très vague
que « le fils du bûcheron et le Juif se rencontrèrent encore dans le
(1) L. Garnett, op. cit., p. 261 et suiv.
(2) Ce thème se rencontre dans un des contes qui, de l'Inde, sont arrivés dans
l'île de Ceylan (H. Parker, Village Folk-Taies of Ceylon, Londres, 1910, n" 15). Là,
un yakâ (démon-ogre), qui dévore les gens d'une ville, est pris par le roi et enfermé
dans une « maison de fer ». Pendant que le roi est à la guerre, son fils ouvre la mai-
son de fer et, par pitié pour le yakâ, le met en liberté. Le yakâ lui promet de lui
rendre service à l'occasion et, en efïet, quand le jeune prince est obligé de fuir la
colère de son père, qui à son retour ne retrouve plus le yakâ, celui-ci fait conquérir
à son bienfaiteur la main de trois princesses. — Le détail de la balle n'existe pas
dans ce conte singhalais, altéré peut-être en cet endroit, comme le sont si souvent
les contes indiens ayant subi l'importation à Ceylan. (Voir, sur les contes singhalais
notre travail Le Conte du Chat et de la Chandelle dans l'Europe du moyen âge et eu
Orient, Romania, 1911, p. 411 et suiv. et dans cet ouvrage p. 43-5 et suiv.)
.^54 ÉTUDES FOLKLORIQUES
pays du roi, père de la jeune fille. » L'épisode de la poursuite et des
transformations est réduit à presque rien :
Le fils du bûcheron devint une orange ; Le Juif devint un grain de blé.
Le Juif reprit sa forme, et l'orange s'évanouit à ses yeux ; elle finit par tom-
ber dans les mains d'un vieillard pauvre. Celui-ci dit : « Une orange pour
moi ! un fruit hors de saison ! Par Allah, je vais la porter au roi ; peut-être
aura-t-il pitié de moi. » Il la lui porta ; le roi la paya et la déposa dans la
chambre de sa fille.
Cette nuit-là, la jeune fille s'étant couchée, vit sa chambre s'illuminer
sur elle. Elle aperçut le fils du bûcheron, et, en même temps, elle jeta un
regard vers l'orange : elle n'y était plus. i< Homme, (ju'est-ce que cela ? tu
m'as fait peur. » Il lui dit : « Le plus grand service que tu puisses me rendre,
écoute bien : demain matin, je serai dans l'armoire sous la forme d'une gre-
nade ; demain matin, viendra l'enchanteur juif. Il t'offrira de grosses
sommes d'argent pour la grenade ; garde-toi de la donner. Si ton père veut
t'y contraindre, mets-toi à pleurer, puis fais semblant de te fâcher et lance-
moi de toutes tes forces dans la cour de la maison. A ce moment là, ton
père verra le prodige des prodiges. »
Le lendemain, l'enchanteur juif arriva ; on le laissa entrer dans le palais ;
car ce juif était célèbre pour sa science des enchantements ; nul enchanteur
ne pouvait le vaincre. Il vint donc trouver le roi : <; Seigneur, je veux te
demander quelque chose. Aujourd'hui, je t'enrichirai, si Allah veut que tu
deviennes riche ; je t'ouvrirai un trésor. » Bref, il dit au roi : « Quel est l'objet
que tu as acheté au vieillard et pour lequel tu as donné tant ? » Ils se ren-
dirent ensemble à l'appartement de la jeune fille, et l'enchanteur attendit
dans la cour intérieure. « Ma fille, dit le roi, donne-moi cette orange. —
Moi, je n'ai point d'orange. » Le roi regarda dans l'armoire : il y avait là une
grenade au lieu d'une orange. Le roi voulut forcer sa fille à donner la grenade
au Juif ; mais elle fit .semblant d'éclater en sanglots ; puis, prenant la gre-
nade comme pour la remettre à son père, elle la lança avec force et l'envoya
tomber sur le sol de la cour. La grenade s'y brisa aux pieds de l'enchanteur.
Aussitôt celui-ci se transforma en coq et se mit à picoter les grains de la
grenade. Il n'en restait plus qu'un, quand ce grain devint couteau et fit voler
au loin la tète du coq. Puis le couteau reprit la forme du fils du bûcheron.
Le roi restait ébahi. Le fils du bûcheron lui dit : « Maintenant tu as vu le pro-
dige des prodiges. — Et moi, dit le roi, je te donne ma fille et avec elle la
moitié de mon royaume. «
Le second des deux contes arabes barbaresques que nous devons
à l'amitié de M. J. Desparmet, a été raconté tout récemment à Blida,
par un jeune ouvrier cordonnier, Marocain, qui le tient d'un vieux
nègre, originaire « des contrées avoisinant l'Egypte » ; il est très
curieux, lui aussi, et peut servir à expliquer le premier conte sur un
point important.
L'introduction, — unique jusqu'à présent dans cette famille de
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 555
contes, — est une dérivation d'un tlième très répandu, que l'on
peut appeler le thème de la Cruche cassée et V imprécation de la vieille
et que nous espérons pouvoir étudier quelque jour :
Un jour, le fils d'un forgeron, monté sur une mule portant des cruches,
allait vers la fontaine, quand il rencontra une settout (vieille mégère) ; il la
heurta et la bouscula. « Malheur à toi ! cria-t-elle. Crois-tu donc porter en
croupe la fdle du roi sur un coursier sellé d'or ! Voyez un peu ! il ne porte
que des cruches, et il bouleverse le monde ! » Le jeune homme fut piqué au
vif : « Par la vérité (des dieux) Ta'si et Na'si, s'écria-t-il, et par la destinée
que Dieu a écrite sur mon front, je jure de demander au roi la main de sa
fdle. «
Il va donc trouver sa mère et, malgré tout ce qu'elle peut lui
dire, il la force à se rendre chez le roi. « Seigneur, dit-elle, je viens
t'entretenir ; mais je te prie de poser d'abord ta main sur ma
tête » (comme signe de grâce et merci, qui la protégera contre la
colère du roi). Quand le roi" l'a ainsi rassurée, elle fait sa demande.
« Je donnerai ma fiUe à ton fds, dit le roi, mais à une condition :
c'est qu'il me fera voir la merveille des merveilles. »
Comme dans l'autre conte de Blida, le jeune homme parle de son
afïaire à un vieillard très âgé, qui lui répond : « Dis à ta mère de te
préparer des provisions de voyage. Va* apprends la science magi-
que, et, si ta vie se prolonge, tu épouseras la fille du roi. » Le jeune
homme part, marche, marche, et, ses provisions épuisées, il tombe
à demi-mort auprès de la maison d'une vieille femme, qui le récon-
forte et le ravitaille. Enfin il arrive chez un sorcier juif, et bientôt
il « se met à l'étude » dans un souterrain où il a été introduit les
yeux fermés.
Or, ce sorcier avait une fdle : que béni soit Celui qui l'avait créée et lui
avait donné sa beauté ! Elle était, de plus, fort experte en magie. De son
côté, le jeune homme était beau... Bref, elle conçut pour lui une grande
passion.
Jusqu'alors, tous les musulmans qui avaient étudié auprès du sorcier
juif avaient disparu sans laisser de traces : le sorcier les transformait en
diverses sortes d'animaux et les abandonnait à eux-mêmes, sous leur nou-
velle forme.
Quand le sorcier voulait aller manger ou se reposer, il laissait le fds du
forgeron sous la garde de sa fdle ; elle lui apportait à manger à l'insu de son
père. Le fds du forgeron apprit ainsi la science magique et y devint fort
savant.
Un jour, il trouva dans ses calculs que le Juif se vantait de travailler à
certain maléfice qui devait métamorphoser son élève, comme l'avaient été
les prédécesseurs de celui-ci. Ce jour-là, quand le Juif se retira pour déjeuner,
après avoir chargé sa fdle de garder le souterrain, le fils du forgeron dit à la
jeune fille : « Si tu as quelque affection pour moi, laisse-moi respirer un peu
556 ÉTUDES FOLKLORIQUES
sur le palier de la porte. Dès que ton père reviendra, je rentrerai et reprendrai
ma place. — Bien, » dit-elle. A peine .sorti, il se transforma en vantour et
s'envola dans le ciel. Aussitôt, elle devint aigle et se lança à sa poursuite
mais elle ne put l'atteindre.
Elle était debout devant le souterrain quand le Juif accourut : « Le musul-
man s'est joué de toi, lui dit-il. Tu as livré ma vie entre ses mains. » Et, sur
le-champ, il se transforma en cigogne et prit son essor ; il rejoignit ainsi
le fils du forgeron. Celui-ci se changea en aigle et s'envola à travers les airs.
Le sorcier eut beau précipiter son vol, il ne put le rattraper. Cependant, le
fils du forgeron, fatigué, se laissa choir dans la mer et devint poisson ; le
sorcier, alors, devint hameçon. Le fils du forgeron sortit de l'eau et devint
grain de blé, et ce grain produisit de nombreux épis. Le Juif devint faucille
et se mit à scier le blé ; quand la faucille fut sur le point d'arriver à l'épi
dans lequel se cachait le fils du forgeron, celui-ci s'envola sous forme de pas-
sereau. Le sorcier devint pigeon et gagna les hauteurs derrière lui ; mais le
fils du forgeron finit par lui échapper.
Rentre dans son pays, le fils du forgeron rencontre la vieille qui
a eu pitié de lui. quand il mourait de faim, et il la prie de se rendre
avec lui sur un emplacement libre, s'étendant devant le palais du
roi dont il veut être le gendre. Mais la vieille, qui est une « sainte
entre les saintes d'Allah » et qui a pénétré le dessein du jeune homme,
lui dit : « Ta mère te vaudra mieux que moi. » Et elle lui demande
d'employer sa science magique à la transporter bien loin de là, auprès
de ses fdies dont l'une est malade. Le fils du forgeron tire un anneau
de sa poche et dit à la vieille : « Mets l'anneau à ton doigt et ferme
les yeux. » A peine l'a-t-elle fait, qu'elle se trouve auprès de ses
enfants. Et l'anneau revient aussitôt à son maître. Celui-ci le frotte,
et sur-le-champ, sa mère est à ses côtés.
Cette nuit-là, le fils du forgeron et sa mère la passèrent dans un château
dont la magnificence ne pourrait se retrouver et dont les clefs étaient d'or.
Le lendemain matin, le jeune homme dit à sa mère : « Écoute, je vais te faire
mes recommandations. Le roi va se réveiller et il viendra voir ce château ; tu
lui diras qu'il est à vendre ; il te donnera le prix que tu voudras. S'il te
demande les clefs, tu lui diras : Je ne le vends pas avec les clefs. Garde-toi
de te laisser jouer et de vendre les clefs avec le château : ce serait fini ; tu ne
me reverrais plus. » Après cela, il devint invisible par un effet de sa science
magique.
Vient ensuite, dans ce second conte Ididéen comme dans le pre-
mier, l'épisode du muezzin, rémoi de la population, la vente du châ-
teau au roi (sans les clefs), l'installation de la famille royale dans le
château et son réveil dans la plaine nue.
« Ce jour-là, continue le conte, le fils du forgeron, quoique invi-
sible, fut surpris par le sorcier juif. « Et l'épisode de la poursuite
et des transformations recommence, à peu près littéralement repro-
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 557
duit, et se terminant également par la disparition du fils du forgeron
aux yeux du Juif.
L'épisode qui suit, est celui du héros se transformant en cheval
et de sa vente au Juif, lequel, malgré les recommandations faites
par le jeune homme à sa mère, trouve moyen de prendre possession
de la bride. Quand le Juif amène, en le fouaillant, le cheval chez lui,
sa fille reconnaît le jeune homme métamorphosé.
Un jour, la jeune fille vint trouver le cheval ; il leva vers elle ses yeux ;
des larmes en tombaient. Elle, qui s'était éprise du jeune homme au temps
où il étudiait près de son père, et qui lui avait donné une première fois la
liberté, se sentit émue d'une grande pitié. « Je vais te délivrer, lui dit-elle.
Je veux seulement que, si tu es un honnête et franc magicien, une fois déli-
vré, tu m'épouses et deviennes mon mari. » Il remua la tète comme pour
dire : C'est entendu. Elle guetta le moment où son père s'enfonçait dans le
souterrain, et détacha le cheval en lui étant sa bride. Il sortit et se trans-
forma en faucon, qui s'éleva dans les hauteurs du ciel. Alors, elle éprouva
du regret de l'avoir laissé partir.
Nous arrivons au dénouement, mais par une tout autre voie que
dans les autres contes de cette famille. On pourrait s'attendre à voir
le faucon aller se changer en anneau au doigt de la fille du roi ; il
n'en sera rien.
Le fils du forgeron rentra dans son pays. Un éventaire à la main, il se
mit à vendre des bijoux. Méconnaissable, il allait d'une rue à l'autre ;
enfin, il arriva devant le palais. La fille du roi aperçut l'éventaire qui brillait
comme l'œil du soleil ; elle appela son père : « Père, je veux que tu descendes
avec moi pour m'acheter quelque chose à ce marchand. » Le roi l'accompa-
gna. La première chose qu'elle prit, ce fut l'anneau (1), et cet anneau n'était
autre que le fils du forgeron en personne. Le roi l'acheta. Elle le passa à son
doigt et en fut enchantée. Le fils du forgeron s'était retiré ; la nuit venue, il
se trouva dans la chambre de la princesse. Il lui enleva l'anneau sans qu'elle
sentît rien ; puis il la réveilla. Quand elle ouvrit les yeux, elle trouva sa
chambre illuminée sans aucun luminaire, et le fils du forgeron brillait d'une
baauté semblable à l'éclat de la lune. A peine l'eut-elle vu que, sans se donner
le temps de réfléchir, elle lui déclara : Quoi qu'il advienne, il faut que je te
prenne pour mari. — Tout ce qui m'est arrivé ne m'est arrivé qu'à cause de
toi, lui dit-il. Mais si tu veux m'épouser, il faut qu'une condition soit remplie.
Demain matin, je le sais, ton père viendra te dire : Remets-moi l'anneau.
Dis-lui : « Jamais je ne le livrerai. S'il veut t'y forcer, fais semblant de te
mettre en colère et lance-moi, c'est-à-dire lance l'anneau, avec force contre
le sol. Ton père verra alors la merveille des merveilles. »
Le lendemain, le muezzin monta au minaret et cria : « Quelle foule ! »
Il apercevait, en effet, une armée nombreuse qui bloquait la ville. La popu-
(1) Probablement l'anneau dont il a été parlé plus haut et par le moyen duquel
le fils du forgeron transporte en un clin d'œil la bonne vieille chez elle et fait venir
auprès de lui sa mère.
558 ÉTUDES FOLKLORIQUES
lation s'émut et courut au palais : « Seigneur, sors ; viens voir. » C'était
le sorcier juif qui s'était déguisé et avait pris le train d'un roi. Le roi se rendit
au devant de lui. « Que désires-tu ? — L'anneau que tu as acheté hier.
Il faut qu'il me soit apporté à l'instant : faute de quoi, la guerre va commen-
cer immédiatement entre nous. «
Le roi entra chez sa fdle. « Donne-moi cet anneau. » Elle s'y refusa. A la
fin, au lieu de le lui remettre, elle le lança contre le sol. Il se transforma en
une grenade qui s'écrasa et éparpilla de tous côtés ses grains. Le Juif aussi-
tôt se changea en coq et picota, picota. Mais le dernier grain devint soudain
un couteau, qui fit voler la tète du coq d'ici jusque là-bas. Le jeune homme
reprit la belle prestance qu'il avait auparavant. Quant à l'armée du Juif, on
eût dit qu'elle n'avait jamais été aux portes de la ville.
Se tournant alors du côté du roi, le fils du forgeron lui dit : <' Qu'as-tu
vu ? — C'est vrai, dit le roi ; c'est bien là la merveille des merveilles. »
Bref le fils du forgeron épousa la fille du roi.
Le conte, tel qu'il a été transmis à Î\L G. Desparmet, se termine
ainsi :
Celui qui a conté cette histoire prétend que le fils du forgeron n'épousa
point la fille du roi (malgré sa promesse). Mais une vieille femme, de son
métier porteuse d'eau, Aïcha, dit qu'il l'épousa à l'insu de la princesse,
parce qu'elle lui avait donné la liberté et qu'elle était elle-même habile dans
la science magique. Le narrateur déclare n'avoir jamais entendu racon-
ter cela.
Nous avons dit que ce second conte barbaresque peut servir à
expliquer le premier sur un point important ; nous ajouterons qu'il
donne de précieuses indications sur la manière dont a pris naissance
la forme spéciale du Magicien et son apprenti que nous étudions
dans ce § 6.
Dans le premier conte, un château surgit tout d'un coup dans
une plaine nue, évidemment, bien que ce ne soit pas dit expressé-
ment, par la puissance du jeune magicien, — et ce château, vendu
au roi, disparaît aussi vite qu'il a fait son apparition. Ce double
trait, joint au trait de la fille du roi demandée en mariage par un
pauvre hère, fait inunédiatement penser à une infiltration du conte
arabe d'Aladdin dans cette variante arabe du Magicien el son
apprenti.
Le second conte de Blida, lui aussi, a les trois traits indiqués et,
de plus, le trait de l'anneau magique que frotte le héros, comme
Aladdin frutte l'anneau et la lampe. La conjecture qui vient d'être
émise semble donc trouver là une confirmation. Mais, dans ce second
conte, l'épisode du château a un trait qui n'est pas du tout d'Alad-
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 559
din : avant que le roi vienne pour voir le château et l'acheter, le
héros a recommandé à sa mère de ne pas « vendre le châleau avec
ses clefs » ; les clefs sont donc réservées par la vieille femme, et, le
lendemain matin, le roi et sa famille, qui se sont empressés de pren-
dre possession du château, se réveillent au beau milieu des champs.
Il nous paraît donc certain, — malgré l'embrouillement actuel
de ce passage du conte barbaresque, — que, dans la forme non
altérée, le château n'était autre que le jeune magicien lui-même,
métamorphosé, et que cet épisode prenait place à côté des autres
transformations destinées à procurer de l'argent au héros ou à ceux
auxquels il s'intéresse. C'est ainsi que, dans le conte serbe cité plus
haut, après s'être fait vendre sous forme de cheval (licou réservé),
le jeune homme veut se faire vendre sous forme d'une « belle église »
(clef réservée). Dans un autre endroit de cette étude, on verra des
transformations du héros en « boutique », en « maison de bains »,
l'une et l'autre mises en vente sous la réserve des clefs.
Dans les deux contes barbaresques, une sorte d'atiraclion a mis
le « château » d'Aladdin à la place de 1' « église n, de la « boutique »,
de la « maison de bains », et cela d'autant plus naturellement que
le château d'Aladdin disparaît lui aussi, non, il est vrai, pour s'anéan-
tir, mais pour être transporté au bout du monde, quand l'ennemi
de son possesseur s'est emparé de l'objet magique auquel le château
doit l'existence.
Cet objet magique, l'anneau, a suivi le château des Mille el une
Nuils dans le second conte de Blida, bien qu'il y soit tout à fait
superflu, la science magique du héros suffisant à motiver tout le
merveilleux. Le faux marchand ambulant (qui, dans Aladdin, donne
des lampes neuves pour des vieilles) y a passé de même. Cela sautera
aux yeux, si on prend connaissance d'un certain conte arabe, litté-
raire comme celui d'Aladdin et dérivant d'une même source pre-
mière, mais présentant une forme bien plus simple et plus voisine
de l'original indien. Ah ! le beau travail qu'il y aurait à faire sur ce
conte d'Aladdin, qui, sous son splendide vêtement arabe, cache
un véritable délabrement du conte indien primitif, charpenté de
main de maître !
Dans ce conte arabe littéraire (1), — où il n'y a pas de lampe
(1) Cette Histoire du Pêcheur et de son fils fait partie d'un manuscrit des Mille
et une Nuits, conaervé à Oxïord, le manuscrit Wortley-Montague (voir, au sujet de
ce manuscrit, notre travail Le Conte du chat et de la chandelle déjà mentionné.
liomania, 1911, p. 495, note 1, et page 499, note 5, et dans le présent ouvrage
pp. 464 et 478). Elle se trouve dans la traduction allemande de Max Henning,
t. XXIV, p. 18 et suiv.
560 ÉTUDES FOLKLORIQUES
merveilleuse faisant double emploi avec l'anneau merveilleux, —
le Juif (le « magicien africain » d'Aladdin) vient, avec un éventaire
chargé de joyaux, crier devant le palais du héros, son ennemi :
« Perles ! émeraudes ! coraux ! joyaux fins ! »
La fille du sultan, épouse du héros, envoie une de ses esclaves
parler au prétendu marchand : « Combien vends-tu tes joyaux ?
— Je ne les vends que contre de vieux anneaux. » La princesse lui
donne innocemment, pour des pierreries, le « vieil anneau », l'anneau
magique dont son mari a eu i imprudence de se dessaisir en le met-
tant dans un coffret.
On a remarqué, dans le conte de Blida, que, par l'effet d'une
soudure bizarre entre les deux thèmes, l'anneau qui est sur l'éven-
taire du faux marchand et que la princesse achète et se met au
doigt, est « le fils du forgeron en personne », comme l'anneau qui,
dans les bonnes versions du Magicien el son apprenti, vient, après
toute une série de transformations du héros, se mettre au doigt de
la fille du roi. — Dans Aladdin, il s'agit, pour le prétendu marchand,
de prendre l'anneau à la princesse ; dans le conte de Blida, il s'agit
de le faire prendre par elle (1).
Dans les combinaisons constatées ici, il y a un nouvel exemple
de la sûreté de coup d'oeil, inconsciente, senible-t-il, avec laquelle
l'instinct populaire, — c'est-à-dire, en réalité, tel conteur, telle
conteuse en chair et en os, — saisit ce qui, dans divers thèmes, est
susceptible de se rapprocher, de se souder, de s'amalgamer (avec
plus ou moins de bonheur, mais là n'est pas la question), tandis que
nous avons parfois tant de peine, nous autres folkloristes, à distin-
guer, à séparer ces différents éléments, une fois combinés.
Les deux contes de Blida jettent, croyons-nous, quelque lumière
sur l'origine de l'introduction-cadre des contes du groupe auquel
ils appartiennent l'un et l'autre.
Dans cette introduction, — comme dans le conte d'Aladdin et
(1) Ce petit commentaire était écrit, quand, en revoyant les précieuses analyses
de contes slaves de la famille du Magicien et son apprenti, que nous devons à l'obli-
geante érudition de M. Polivka, nos yeux sont tombés sur le passage suivant d'un
conte bulgare Sapkarev Sbornik, VIll-IX, p. 450, n° 262) : Le jeune homme, pour-
suivi sous sa forme de colombe par le diable Okh, qui s'est transformé en un autre
oiseau, devient un anneau au doigt de la fille de l'empereur. Alors, Okh se présente
comme joaillier, qui échange de vieux anneaux pour des neufs. L'anneau de la prin-
cesse tombe par terre et se change en grains de millet ; le joaillier devient un coq,
et un des grains un renard qui tue le coq. — L'emprunt fait aux contes du type
à^ Aladdin est aussi évident en Bulgarie qu'à Blida, et le fait est des plus surpre-
nants ; mais le conte bulgare n'a pas défiguré ce qui était emprunté.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 561
dans les contes congénères, — un jeune homme d'humble naissance
demande à un roi la main de sa fille et le roi la lui accorde, à une
condition : c'est que le prétendant fera quelque chose de surhumain.
Mais, dans Aladdin,\e héros, quand il envoie sa mère demander en
mariage la fille du sultan, est déjà en possession de l'objet magique
qui lui permettra d'exécuter tout ce que le sultan pourra exiger : son
acte est risqué, mais non fou. — Tout au contraire, dans les deux
contes barbaresques et dans leurs similaires de ce § 6, le héros est,
pour le moment, dépourvu de tout moyen d'arriver à ses fins : son
acte est un coup de tête insensé (ce qui, par parenthèse, ne nuit nul-
lement à l'intérêt du récit).
II nous semble que la forme la plus ancienne de ce thème de
la Demande en mariage se trouverait dans un conte indien, dont un
conte serbe (1) reflète avec une grande netteté une variante excel-
lente, tenant le milieu entre un conte du Pantchatantra et un conte
de la Sinhâsana-dvâtrinçikâ («les Trente-deux [Récits] du Trône ») (2).
Voici ce conte serbe :
Une femme sans enfants obtient par ses prières (dans le Pantchatantra,
à la suite d'un sacrifice offert à cette intention) d'être mère : mais c'est un
serpent qu'elle met au monde. Vingt ans après, le serpent dit à sa mère
d'aller demander pour lui la main de la fille du roi (ici, le conte de la Sinhâsa-
na-dvâtrinçikâ complète le conte très simple du Pantchatantra, où c'est la
fille d'un autre brahmane que doit demander le brahmane, père du ser-
pent). Le roi se met à rire et dit à la bonne femme qu'il y consent, à condi-
tion que le prétendant construise, de sa maison au palais, un pont de perles
et de pierres précieuses. En un instant, la chose est faite. Ensuite le ser-
pent doit bâtir un palais plus beau que celui du roi, et enfin décorer et
meubler ce nouveau palais plus magnifiquement que ne Tétait l'ancien (3).
Dans ce conte, comme dans Aladdin, ce que le roi exige du
prétendant, c'est quelque chose de positif, de palpable, à' utilitaire :
construire en rien de temps un château, un pont merveilleux. —
Dans les deux contes blidéens et dans les autres contes du même
groupe, ce qu'il demande est quelque chose d'imprécis et d'ailleurs
de nature à satisfaire seulement la curiosité : faire voir le prodige
(1) Wuk Stephanowitsch Karadschitsch, VolUsmierchen der Serben {BQT\m,\%ôfi),
n» 9.
(2) Voir le résumé de ces deux contes littéraires indiens dans les remarques du
n° 63 de nos Contes populaires de Lorraine, t. II, pp. 228-229.
(3) Dans la Sinhâsana dvâtrincikâ, où le prétendant est un génie céleste, un gan-
d/iarva, condamné pour ses fautes à renaître chez les hommes sous forme animale,
et qui a gardé sa puissance surhumaine, le roi lui dit : « Si tu as une vertu divine,
entoure la ville d'un mur de cuivre, et bâtis-moi un palais présentant les trente-
deux signes de la perfection. »
'M
562 ÉTUDES FOLKLORIQUES
des prodiges, se montrer plus habile et faire des tours d'adresse
niicux ([ue les autres honirries, etc.
Évidemment, cette seconde forme est une forme secondaire, posté-
rieure à l'autre ; mais elle n'en est pas moins intéressante. Comme la
première, elle existe dans l'Inde, où, jusqu'à présent, nous ne l'avons
rencontrée qu'affaiblie et combinée avec le thème du Magicien et
son apprenti tout seul (sans l'adjonction du thème de la Demande
en mariage) : nous rappellerons ce conte du Nord de l'Inde {V^ partie
chapitre 2^, R, a et d), où un roi, passionné pour les spectacles de
toute sorte, ordonne à son vizir de tiii faire voir quelque chose qui
l'amuse vraiment ; ce qui détermine le vizir à mettre son fils en
apprentissage chez un halvât (confiseur) magicien. A la fin des trans-
formations, le roi voit tout d'un coup devant lui le fils de son vizir,
et, bien que le conte ne le dise pas, il reconnaît sans nul doute que
le jeune homme l'a fait assister à un spectacle extraordinaire. Ainsi
que nous l'avons déjà fait remarquer, il n'y a pas ici de demande en
mariage ; il n'y a même pas de princesse à marier. La jeune fille que
le fils du vizir épouse finalement, c'est la fille du magicien, laquelle
lui est venue en aide, pendant qu'il était en captivité.
Dans un conte berbère, recueilli par M. A. Destaing, chez les
Beni-Snous du Kef, région de l'Algérie toute voisine du Maroc (1),
l'introductio}! (et, par conséquent, le cadre s'y rattachant) est très
singulièrement défigurée :
Un jeune homme ruiné s'engage comme terrassier au service du sultan.
Comme il est aussi fort que beau, le sultan va le voir, et, en causant avec
Ici, il lui dit : <- Fais-moi voir ta fenmie. — Fais-moi d'abord voir les tiennes. »
Le sultan se fâche : « Tu ne les verras que si tu as étudié les choses étranges
et meiveilleuscs. — Alors tu ne verras })as la mienne. » Le sultan, de plus
en plus irrité, réussit à séduire la femme du terrassier. Celui-ci s'aperçoit
alors que ses forces diminuent, et il apprend ce qui s'est passé. Il se met en
route, laissant sa maison sous la gai'de d'un enfant, son neveu et arrive
chez un Juif, qui enseigne ks choses étranges et merveilleu.ses. Une fille du
maître recommande au jeune homme de ne jamais dire (ju'il sait sa leçon ;
« car celui qui apprend vite, mon père le tue, afin que cet élève ne devienne
pas savant (onmie lui. » Elle-même, quand le Juif la charge de faire étudier
le jeune honune, dit toujours à son père qu'il n'apprend rien et ne sait rien.
Le Juif finit par le renvoyer ; mais l'étudiant en sait déjà plus que le maître.
(1) Ce conte est le n° 06 des très int«'Tc.ssanls contes nHinis dans l'ouvrage de
M. A. Desti.iuf,', Etude sur le dialecte berbère des Bciii-Snoiis (l. II, Paris, 1911,
p. 107 et suiv.).
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 563
Revenu à la maison, le jeune homme se change en cheval, et son neveu
le vend au sultan, en se réservant la bride. Les femmes du sultan viennent
admirer le bel animal. Tout d'un coup le cheval devient homme. « Eh bien !
dit-il au sultan, ne t'avais-je pas dit que je verrais tes femmes ? — Si tu
n'avais pas étudié, tu ne les aurais jamais vues. »
A partir de cet endroit, le conte reprend la forme hal)ituelle du
Magicien et son apprenli : le jeune homme se changeant en mule
et vendu au Juif avec la bride ; — la fille du Juif retirant cette
bride ; — changement du jeune homme en poisson (poursuivi par
le Juif sous forme de serpent), puis en colombe (poursuivie par un
' faucon) ; — anneau au doigt de la fille du sultan ; — arrivée du
Juif, réclamant l'anneau comme le sien ; — l'anneau jeté au milieu
de la chambre et devenant une grenade ; — finalement, changement
du Juif en coq, et du dernier grain de la grenade en couteau, qui
coupe le cou au coq. — Et le jeune homme retourne à sa maison.
§ 7
La conseillère
Après l'examen qui vient d'être fait de certains ensembles,
nous revenons à notre analomie comparée, à l'étude successive des
différents éléments constitutifs de notre conte et de ses variantes,
et nous arrivons à un petit thème qui ne se rencontre pas très sou-
vent : Pendant son séjour chez le magicien, le héros est conseillé, aidé
par une femmç.
Ce petit thème se rattache à un thème plus général : Un jeune
hom.me, captif chez un personnage malfaisant, réussit à lui échapper,
grâce à de bons conseils ou â des secours efficaces.
Deux sous-thèmes :
1° Des tâches sont imposées au jeune homme par l'ogre, l'ogresse,
la sorcière, au pouvoir desquels il est tombé : celles de ces tâches
qui sont humainement impossibles, sont exécutées, à la place du
jeune homme, par le pouvoir surhumain de la fille de la maison, aussi
bonne que son père ou sa mère est méchant, ou parfois par une com-
pagne de captivité ; le jeune homme est simplement conseillé par sa
bienfaitrice pour les autres tâches (1). — ,Ce sous-thème n'a pas été
(1) Il est à noter qu'une des tâches imposées, une tâche au sujet de laquelle le
héros n'a qu'à être conseillé, est celle de reconnaître parmi plusieurs jeunes filles,
la fille du personnage malfaisant. Ce trait s'est infiltré dans certaines variantes du
Magicien et son apprenti (suprà, § 2).
564 ÉTUDES FOLKLORIQUES
traité ici, et nous renvoyons aux remarques de nos contes d( Lor-
raine, no 9, L'Oiseau verl, et n^ 32, Clialle Blanche (1 ).
2° Il n'y a point de tâches à exécuter ; mais un grand danger
menace le prisonnier de la part du personnage malfaisant. Le pri-
sonnier sera sauvé par de bons conseils.
Ce second sous-thème se subdivise en deux :
a) Les conseils sont donnés par une femme ;
b) Les conseils sont donnés par divers êtres (cette expression vague
sera précisée plus loin).
C'est dans la première division du second sous-thème que rentrent
la plupart des contes {supra, § 6) dont l'introduction est la demande
en mariage.
Dans le conte avar, dans le conte turc, dans le second conte arabe
de Blida, dans le conte berbère (altéré pour l'introduction), dans le
conte du Nord de l'Inde (altéré aussi), la conseillère est la fille du
magicien. — Dans le conte toscan, c'est une captive. — Dans le
conte serbe (probablement de Bosnie), il n'existe plus qu'un débris
de cet épisode (la jeune fdle que le héros trouve dans une des trois
chambres défendues et qui lui fait présent d'une clef, dont ensuite
il ne sera plus question).
Aux contes de ce groupe, il faut ajouter les trois contes du § 4 :
arabe d'Egypte, grec de l'île de Syra (dans lesquels la conseillère est
une compagne de captivité, « pendue par les cheveux )), et syriaque
de Mésopotamie (le seul, à notre connaissance, où la captive est rem-
placée par un jeune homme enchaîné).
Viendront encore se classer à côté des contes qui précèdent, le
conte arabe des Houwâra du Maroc, cité au §6 (la conseillère est la
fille du Juif magicien), et un autre conte arabe, également marocain,
de Mogador (la conseillère est une servante du Juif) (2) ; — le conte
arménien d'Agn, cité § 6, en note (la conseillère est la mère du der-
viche) ; — un conte serbe (dans lequel les conseils sont donnés au
héros par une vieille femme, retenue, elle aussi, captive parle dia-
(1) Ce premier sous-lhème se présente aussi sous la forme masculine : c'est une
jeune fille à qui des tâches sont imposées par une ogresse ou une sorcière, et ces
tâches sont exécutées par un jeune homme, le fils de l'ennemie, lequel aide aussi
la jeune fille de ses conseils (voir notre conte de Lorraine, n° 65, Firosette).
(2) Albert Socin, Zum arabisclien Dialekt von Marokko (Leipzig, 1893), n° 1.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉlTENDU ROLE 565
blc) (1) ; — le conte grec d'AUièncs (A/t). du § 3 {princesse captive) ;
— le conte bas-breton d'Ewenn Congar (§ 4) (princesse captive,
également).
Dans presque tous ces contes, le conseil donné au héros, c'est
de fcire l'ignorant, quand il sera interrogé par le magicien.
Dans la plupart aussi, la conseillère enseigne la magie au héros.
On a remarqué, dans le conte avar, dans le conte turc et aussi
dans le conte arabe de Blida (malgré l'affirmation contraire du
conteur), ce trait tout à fait oriental du double mariage du héros qui
épouse à la fois la fille du roi et la conseillère. C'est là, très probable-
ment, un trait primitif.
D'autre contes ont cherché de leur mieux à esquiver cette bigamie.
Ainsi en est-il du conte grec d'Athènes {AU) :
Après la victoire du héros sur le nègre magicien, le roi lui ofîre sa fille en
mariage ; mais le jeune homme demande un délai et va trouver, dans la
demeure du défunt magicien, la princesse captive, sa conseillère, à laquelle
il propose, soit de la reconduire chez ses parents, soit de l'épouser, à son
choix. Elle le prie de la reconduire dans son pays, « car elle est fiancée ».
La chose faite, le jeune homme retourne chez le roi et accepte la main de sa
fille.
Dans le conte bas-breton, la princesse conseillère s'échappe de
chez le magicien en même temps qu'Ewenn Congar, et elle le quitte
en lui donnant rendez-vous, dans un an et un jour, à la cour de son
père, le roi d'Espagne. C'est au doigt de cette même princesse que
finalement vient se mettre l'anneau. Le jeune homme n'a donc pas
à se demander laquelle, en conscience, il doit épouser, de la conseil-
lère ou de la fille du roi, puisqu'elles ne font qu'une seule et même
personne. — Chose curieuse, le conte arabe d'Egypte a résolu de
la même façon la difficulté.
Pour la seconde subdivision de ce sous-thème, nous ne pouvons
guère que renvoyer à un précédent travail, publié dans cette revue
même, en 1910, Le Conte de « la Chaudière bouillante et la feinte mala-
adresse » dans l'Inde et hors de Vlnde (§§ 1 et 2). On y verra le héros
enfermé dans la maison d'un personnage malfaisant, ogre ou autre,
qui veut le faire périr, et sauvé par les conseils à lui donnés, soit par
(1) Wuk Stefanowitsch Karatschitsch, op. cit., n° 6.
566 ÉTUDES FOLKLORIQUES
une captive (conte til)étano-indien), soit par des crânes (contes
indiens), soit ]>ar un cheval (conte souahili de Zanzibar) (1).
Et, ce cfui est tout à fait curieux, le conseil donné est de feindre
l'ignorance, non pas sans doute, — comme dans le Magicien el son
apprenli, — l'ignorance d'un esprit rebelle à la science, mais l'igno-
rance de l'imbécile qui ne sait pas se conduire : « Tourne autour de
cette chaudière. — Je ne sais pas comment il faut faire. » « Prosterne-
toi devant cette image. — Montre-moi comment m'y prendre. »
Encore là un exemple de l'affinité qui réunit en familles des contes
très différents. Et certainement cela a été senti par le conteur qui,
très gauchement (peu importe, du reste), a intercalé dans une va-
riante du Magicien el son apprenti (conte serbe de Bosnie du § 6) un
épisode où figurent successivement, dans trois chambres, les trois
conseillers que nous venons d'énumérer, âne (remplaçant le cheval),
jeune fille, lêle de mort (2). '
TROISIÈME ARTICLE
Première partie. Le conte du Magicien et son apprenti.
— Chapitre troisième. Hors de l'Inde. — Section I. Lfs contes oraux.
§ 8. Les transformations du maître et de l'apprenti. — A. Transformations...
commerciales. — Le héros se transforme en divers animaux ou objets à vendre. —
La maison de bains. — B. Transformations de combat. — L'apprenti poursuivi
par le maître sur terre, dans l'eau, dans l'air. — L'anneau de la princesse et le col-
lier de la râni. — La grenade ou la pomme. — La rose ou le bouquet. — Le méné-
trier de Bretagne et le musicien de l'Inde. — Le médecin.
§ 9. Contes oraux fragmentaires. — Ce que devient notre conte chez certaines
populations d'Afrique et de Sibérie.
§ 10 Contes apparentés au thème des transformations du Magicien et son
apprenti. — Confirmation de cette thèse, que les contes asiatico-européens forment
des familles, dont les diverses branches s'allient entre elles. — Les conceptions
étranges de l'Inde et ce qui a pu en être accepté chez les Occidentaux. — La trans-
it) Peut-être n'est-il pas inutile de constater que le trait du cheval conseiller
s'est infiltré dans certaines variantes du Magicien et de son apprenti. Nous avions
déjà vu, au § 4, dans un conte albanais, un peu apparenté au Magicien et son
apprenti, trois juments conseiller le jeune homme, qui les a trouvées dans une cham-
bre défendue. — Un conte allemand de Styrie, recueilli à Graz (Zeitschrifi des
Vereins fur Volkskunde, 1896, p. 320 et suiv.), conte qui est tout à fuit du type du
Magicien, a aussi le héros conseillé par un cheval, qui est une « pauvre âme »,
attendant sa délivrance. — Dans le conte de la Basse-Bretagne, déjà cité {supra,
§ 6), princesse d'Espagne, la conseillère, est, à de certains moments, une jument
pommelée, métamorphosée ainsi par le magicien.
(2) Dans notre travail sur La Chaudière bouillante et la feinte maladresse, nous
n'avions pu (loc. cit.) mettre en regard du trait indien des crânes qui conseillent rien
de semblable, provenant de contes européens. La tête de mort secourable, ce débris,
cette épave, qui est venu s'intercaler dans le conte serbe, montre bien que ce trait
étrange a voyagé, lui aussi, de l'Inde jusqu'en Europe, tout au moins jusqu'à la
presqu'île des Balkans.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 5G7
formation en palais ou en temple, dans l'Inde ; en château ou en église, dans l'Occi-
dent.
§ S
Les Iransfornialions du maître et de t' apprenti
Continuons notre examen des thèmes dont les combinaisons
variées se rattachant à un même plan général, ont donné les diverses
formes du conte du Magicien et son apprenti, et qui, de l'Inde, sont
arrivées, avec ces formes souvent si curieuses, jusqu'en Extrême-
Occident, si l'on peut parler ainsi.
Le thème des Transformations, que jious allons étudier, n'est pas
le moins intéressant : il nous montrera notamment dans quelles
limites les conceptions étranges de l'imagination hindoue ont pu
être acceptées par la mentalité européenne.
Pour toute une série de métamorphoses, — celles où un homme
se transforme en animal, — il n'y avait aucune difficulté. On verra
qu'il n'en a pas été de même pour d'autres métamorphoses.
A
LES TRANSFORMATIONS... COMMERCIALES
a)
Nous n'avons pas à nous arrêter longuement sur ce qui pourrait
être appelé les transformations hors cadre, qui ont lieu pendant le
séjour du jeune homme chez le magicien, de concert avec celui-ci.
Nous ne connaissons que deux contes qui aient ce préliminaire.
D'aboi'd, un conte de l'Inde, ce conte santal dans lequel le yogin
transforme son élève en bœuf et prend lui-même la « forme d'un
jeune homme « pour aller vendre le prétendu bœuf (chap. 2'^, B, a).
— L'autre conte est un conte turc, qui est devenu un conte oral de
Constantinople, mais qui provient certainement du livre turc Les
Quarante Vizirs, dont nous aurons à parler dans la section de notre
travail consacrée à l'étude des contes littéraires de cette famille
existant hors de l'Inde. Là, les rôles sont retournés, d'une façon peu
naturelle : c'est le maître qui se transforme lui-même en bélier et
ensuite en cheval, et c'est l'élève qui le vend.
b)
Nous passons rapidement aussi sur les transformations de parade,
par lesquelles le jeune homme, au sortir même de chez le maître,
568 ÉTUDES FOLKLORIQUES
veut montrer à son père combien le magicien s'est trompé en le
traitant de propre à rien (conte avar, supra § 6), ou veut s'amuser
un peu aux dépens soit de son père, soit de sa mère, en leur disant
qu'il n'a pas vu un beau renard ou un beau lièvre (lui-même méta-
morphosé), qui sont venus comme pour se faire prendre (conte
arménien d'Agn, conte turc d'Ada Kaleh).
O
Dans plusieurs contes, c'est également en revenant avec son père
de la maison du magicien que le jeune homme donne sa mesure,
mais d'une façon nullement platonique, financièrement parlano.
De ce nombre sont le conte géorgien déjà cité (changement en
chien de chasse, puis en faucon bien dressé, achetés successivement
par des chasseurs que le père et le fils rencontrent, et ensuite chan-
gement en cheval), le conte ruthène de Oh (mêmes transformations),
le «onte westphalien de Grimm (changement en chien de chasse et
vente à un seigneur qui passe en carrosse), le conte bas-breton
mentionné ci-dessus, § 2. — Dans notre conte du Velay, c'est pen-
dant que le père et le fils sont en promenade que se fait le change-
ment en chien et la vente.
Il serait trop long et assez inutile d'entrer dans les détails de cet épi-
sode de la transformation en chien de chasse, dont il ne faut pas livrer
le collier à l'acheteur. Qu'il suffise d'en constater l'existence dans
les deux contes marocains cités plus haut (dans celui de Mogador,
le héros se change en deux chiens de chasse), dans le conte portugais
de la collection Coelho, dans le conte italien de la Basilicate, dans
un autre conte italien, du Mantouan (1), dans un conte tchèque
de Bohême (2), dans le conte allemand de la collection Simrock,
dans un conte danois (3), dans un conte de la Haute-Bretagne (4),
dans un conte irlandais (5).
Le changement en bœuf, du conte santal et de divers contes
indiens ne paraît pas être très fréquent dans les contes européens.
Nous mentionnerons le conte italien de la Basilicate, un conte rou-
main du Banat hongrois (•ô), le conte allemand de la collection
(1) Isaia Visentini, Fiabe Mantovane (Turin, 1879), n» 8.
(2) A. Wa dau, Bœhmisches Mserchenbuch (Prague, 1860), p. 116 et suiv.
(3) Conte de la collection Etlar, Eventyr og Folkesagen fra Jylland (Copenhague,
1847, p. 36), traduit en anglais par B. Thorpe, Yule-tide Stories (Londres, édition de
1904, p. 363).
(4) Ad. Orain, Contes de TI Ile-et-Vilaine (Paris, 1901), p. 32 et suiv.
(5) Jeremiah Curtin, Mytlis and Folk-lore of Ireland (Londres, 1890), p. 139 et suiv.
(6) Arthur et Albert Schott, Walachische Mœrcken (Stuttgart, 1845), n» 18.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 569
Simrock, lo coulu duiiois, lu second coule bas-breton (ci-dessus,
§6). ^
Quant à la transformation en un « joli cochon », comme dit le
conte du Velay, nous ne noui souvenons pas de l'avoir rencontrée
en dehors de ce conte et du conte danois : deux fois en tout, comme
la transformation en cliameau, la(juelle figure dans le conte arabe
d'Égyj)te et dans le conte arabe des Houwâra du Maroc.
Par contre, la transformation en cheval ou, dans certaines ver-
sions orientales, en mule, se trouve à peu près partout. Nous ne
nous engagerons pas dans une interminable et fastidieuse énumé-
ration.
Un très petit nombre de contes ont les étranges transforn^ations
tout indiennes, dont nous avons dit un mot plus haut, § 6.
La transformation en maison de bains se retrouve plusieurs fois.
Dans le conte turc oral de Constantinople (Kunos, 11° 36), dont
il a déjà été parlé ci-dessus, et qui dérive certainement du livre
turc des Quarante Vizirs, tout est très net :
Le jeune homme s'étant changé en une « belle maison de bains », sa mère
fait venir le crieur public pour la vente. Le magicien arrive, découvre que
ce bain n'est autre chose que son apprenti, et il en ofîre une si grosse somme
que le bain lui est adjugé. Quand le paiement a lieu, la femme déclare qu'elle
ne donne pas la clef, mais le magicien en fait tant, qu'elle finit par céder.
Au moment même où elle se dessaisit de la clef, le jeune homme se change
en oiseau et s'envole ; le maître devient faucon et lui donne la chasse. Etc.
Dans le conte grec de l'île de Syra, déjà cité {supra, § 4), le jeune
homme dit à la vieille femme qui lui donne l'hospitalité, qu'il va se
changer en maison de bains et qu'elle devra, lors de la vente, se
réserver la clef. Là le conte s'altère : le démon, qui achète le bain,
n'exige pas la clef.
Quand la vieille fut partie avec la clef, le démon entra dans la maison et
lui dit (à la maison) : « Maintenant, j'aurai raison de toi. >- Et la maison lui
répondit : c Demain, tu te rouleras comme un cochon dans la boue. » En effet,
le lendemain, il n'y avait plus de maison, et le démon était jusqu'au cou
dans la boue.
Dans le conte syriaque de Mésopotamie, si voisin du conte grec
(§4), le jeune homme dit aus.si à sa vieille hôtesse qu'il va se changer
en maison de bfins :
« Établis-toi dedans : les gens viendront prendre leur bain, et tu toucheras
de l'argent. Mais, si le démon arrive, ne le laisse pas entrer jusqu'à ce que
je me sois changé en faucon, pour lui crever les yeux. »
570 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Le faucon crève, en effet, les yeux au démon ; puis, redevenant homme,
il prend le démon i)ar le bras et lui dit : « Viens, que je te montre (sic) celui
qui t'a crevé les yeux. » Et il le conduit jusqu'à un ravin, dans lequel il le
pousse. Après quoi, se changeant en pigeon, il retourne chez son père.
Ce conte syriaque, malgré toutes ses altérations, n'a pas perdu,
on le voit, l'idée première de la métamorphose. Dans le conte grec
d'Athènes (Alî), il n'en reste plus trace :
S'étant échappé de la maison du nègre sous forme de pigeon, le jeune
homme est poursuivi par le nègre, changé en aigle. Au moment d'être saisi
par l'aigle, le pigeon se réfugie dans une maison de bains ; il se secoue, et, de
pigeon, devient mouche, et la mouche se cache dans la clef que le gardien
des bains porte sur lui. L'aigle, alors, se secoue et devient un beau seigneur
en pelisse de fourrure, lequel achète la maison de bains et réclame les clefs.
Le gardien se met en devoir de les lui remettre, quand la mouche sort de
la clef et s'envole. Etc.
Maintenant voici, dans le conte serbe de la collection Vouk Ste-
fanovitch Karadjitch, la transformation du héros en houliqiie « rem-
plie de marcliandises, les plus belles et les plus précieuses qu'il y
ait sur le marché » :
Tout le monde vient voir, et le maître vient aussi, transformé en Turc,
et il achète la boutique au père ; mais à peine celui-ci a-t-il reçu l'argent,
qu'il frappe par terre avec la clef, et aussitôt disparaissent boutique et
acheteur. La boutique se change en pigeon, et le Turc en épervier. qui pour-
suit le pigeon.
Au sujet de la métamorphose en église, dans l'autre conte serbe
(probablement'de Bosnie) et en châieau, dans les deux contes arabes
de Blida, nous n'avons rien à ajouter à ce qui a été dit ci-dessus,
au § 6.
Quant au commentaire général de ces transformations, nous
croyons qu'il est préférable de le réserver pour une autre partie de
cette étude (§ 10).
B
LES TRANSFORMATIONS DE COMB.VT
Les transformations qui se succèdent coup sur coup, dans cette
suite de scènes où le disciple est pourchassé par son maître, avant
le dernier acte du drame, se produisent sur terre, dans l'eau, dans
l'air, — dans les deux derniers éléments surtout. Nous essaierons
d'indiquer les divers groupes entre lesquels ces transformations
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 571
se repartissent, en nous attachant moins à donner des listes com-
plètes et détaillées qu'à mettre en relief quelques spécimens, choisis
paniii les plus caractéristiques.
Un spécimen de Ir poursuite sur lerre, et rien que sur lerre, se
rencontre dans un conte albanais (1) :
Le jeune homme, qui s'est transformé en mule, a été vendu par son
père aux diables (le mot est turc, paraît-il, dans le texte albanais), chez les-
quels il a appris « les diableries " (encore un mot turc). Le père, ne voulant
pas donner le licou, il y a dispute, et la mule en profite pour détaler. Les dia-
bles se lancent à sa poursuite. La mule se change en lièvre, et les diables, en
chiens. Le hèvre devient une pomme, qui tombe dans le tabher d'une reine.
Les chiens prennent alors la forme de deux derviches, et ceux-ci disent à la
reine : « Au nom de Dieu, donne-nous cette pomme ; il y a plusieurs jours
que nous suons sang et eau pour l'avoir. » La reine leur jette la pomme qui
devient du millet. Les derviches se changent en poules, qui se mettent à
becqueter le niihet, et le millet en renard, qui croque les poules.
Nous n'avons jusqu'à présent à mettre dans cette première
catégorie, à côté du conte albanais, qu'un conte de la Russie blan-
che, évidemment altéré (Federowski, Lud bialoruskl, II, 145,
n° 122), dans lequel le jeune homme s'enfuit sous forme de chien,
de chez le magicien, et, poursuivi par celui-ci, changé en loup, se
réfugie dans la maison paternelle, où il devient une bague au doigt
de sa sœur. Le -lendemain, le magicien vient pour acheter la bague.
La bague se transforme alors en grains de pavot, le magicien en
moineau, et finalement un des grains de pavot en autour.
Voici maintenant la poursuite clans l'eau, parfois précédée d'une
poursuite sur lerre ou dans l'air.
C'est dans cette division et ses subdivisions que, d'après le relevé
fait par M. Polivka, viennent se ranger tous les contes qui ont été
recueillis chez les « Grands-Russes » (Gouvernements de Voronetz,
d'Archangel, de Nizegorod, de Riasan, de Tobolsk, de Tula, de
Vologda, de Samara, et Gouvernement non indiqué (2).
A ces contes russes proprement dits, il faut ajouter, toujours
d'après le relevé de M. Polivka, deux contes de la Russie blanche,
(1) A. Dozon, Contes albanais (Paris, 1881), n" 16.
(2) Collection Afanasiev, 3« éd., n°^ 140 a, 140 b, 140 c, 140 d, 140 e. — Collection
Khoudyakov, I, n» 19, III, n° 94. — Collection Erlenwein, 2"= éd., p. 53. — Recueils
locaux pour les deux contes des gouvernements de Vologda et de Samara.
572 ÉTUDES FOLKLORIQUES
dont l'un provient du Gouvernement de Grodno (1) ; — quatre
ou cinq contes des « Petits-Russiens », dont deux du Gouvernement
de Poltava (l'un, le conte de Oh, cité plus haut) et deux du Gou-
vernement de Volhynie (2) ; — deux ou trois contes lithuaniens (3) ;
— un conte des Lettons (peuple slave de Russie, établi en Courlande
et dans les régions limitrophes) (4) ; — un conte bulgare (5).
Un trait distinctif de ce groupe, c'est que la transformation du
jeune homme en anneau a lieu immédialemenl après la poursaile
dans Veau; c'est alors que l'anneau arrive, plus ou moins directe-
ment, en la possession de la princesse. — Nous disons plus ou moins
directement ; dans bon nombre de ces contes, en effet, l'anneau ne
va pas rouler aux pieds de la princesse qui vient de se baigner,
ou qui est en train de laver du linge ; il saute dans le seau de la
servante ou vers des lavandières, et il est apporté à la princesse.
D'après Gr. N. Potanine (op. cit.), la poursuite dans l'eau est
souvent, dans les contes russes ou petits-russiens, précédée d'une
poursuite sur terre ou dans l'air, laquelle, en réalité, est dans ce
groupe un trait accessoire : Le cheval, après s'être échappé et s'être,
dans certains contes, transformé en chien, est poursuivi par le
magicien, transformé en loup (ours poursuivi par un lion, dans un
certain conte). C'est alors qu'a lieu, dans l'eau, la transformation
du disciple en perche et celle du maître en brochet, transformation
qui, paraît-il, se retrouve dans tous ces contes de Russie.
Toujours d'après Gr. N. Potanine, certains de ces contes ont,
dans la poursuite préliminaire, faucon et épervier, ou cygne et
faucon.
Voici, comme spécimen de la poursuite sur terre et dans l'eau, un
conte que nous avons trouvé parmi les contes recueillis chez les
populations esthoniennes qui habitent au milieu des Lettons du
Gouvernement de Vitebsk (collection 0. Kallas, mentionné § 2) :
Le cheval, délié par la femme du seigneur (le magicien), se change en
lévrier ; le magicien, en loup ; puis le lévrier, en épinoche dans une riVière ;
le loup, en brochet. Trois filles du roi sont sur la rive, en train de laver des
vêtements. L'épinoche saute, sous l'orme de bague, aux pieds de la plus
(1) Sejn Materijaly, II, p.57,n°26. — Karlowicz, Podania na Litwie, p. 103, no74.
(2) Roudchenko, déjà cité. — Tchoubinsky Trudy, II, p. 372, n° 103 ; p. 375,
n° 104. — Materijaly antropol., archeol. i etnograf., II, p. 1 12, n" 86.
(3) Glinski (trad. allemande de A. Godin, Leipzig, s. d., p. 151). — Davojna-Syl-
westrowicz, Podania zmudjdzkie, I, p. 'il7 ; II, p. 58.
(4) Weryho, Podania Lotewskie, p. 7, n° 1.
(5) Perioditchesko Spisanie, XIV (1885), p. 316.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE &78
jeune, qui se met la bague au doigt. A la demande de la princesse, conseillée
par le jeune homme, le roi dit au magicien qu'il n'aura la bague que s'il le
sert, lui le roi, pendant trois ans, sous forme de cheval (1). Quand, au bout
de ce temps, le magicien vient réclamer la bague, la princesse la jette par
terre : changement de bague en six grains de blé, du magicien en coq, et
enfin de trois des grains, qui ont sauté dans le soulier de la princesse, en
autour.
Un conte lithuanien (Glinski, trad. allemande, A. Godin, p. 161)
a la poursuite, non seulement sur terre et dans l'eau, mais sur terre,
dans Vair et dans l'eau :
Le cheval se change en lièvre, le magicien en lévrier ; puis le lièvre en
hirondelle et le lévrier en épervier ; Thirondelle en ablette et l'épervier en
brochet. Enfin l'ablette se jette, sous forme d'anneau d'or, aux pieds d'une
princesse qui vient de se baigner.
Comme type de conte ayant la poursuite dans l'eau seulement,
nous pouvons indicj[uer le conte roumain du Bannat, cité un peu
plus haut, en note. Ici, comme dans bien d'autres contes de cette
famille, le cheval est mené à l'abreuvoir ; il s'y change en goujon.
Le dialjle le poursuit à la nage (sans transformation) ; mais le
goujon saute sous forme de bague au doigt de la fille de l'empereur,
qui est sur la rive, en train de se laver. Après la singulière interca-
lation que nous avons indiquée plus haut, en note, le dénouement
est à peu près le dénouement ordinaire.
Dans deux contes formant un petit sous-groupe, le poisson saute
sur la rive sous sa forme de poisson, et non sous forme d'anneau.
Dans un conte. bulgare du cercle a'Etropol, que nous signale M. Po-
livka, le « poisson d'or » saute vers une jolie fille qui est en train de
laver, et lui dit qu'il se changera en anneau, etc. Dans un conte
lithuanien des environs de Wilna (2), le poisson d'or (c'est aussi
un poisson d'or) se fait prendre par une servante, qui le porte à la
princesse ; il se change plus tard en anneau.
En dehors de la Russie, de la Bulgarie, du Bannat, il ne se trouve,
(1) Cette intercalation, tout hétéroclite qu'elle soit, se retrouve dans d'autres
contes encore, mais un peu moins bizarre. Ainsi, dans un conte tctièque de Bohême,
de la collection Kulda (II, p. 30, n" 65), le magicien doit, pendant trois ans, servir,
en qualité de cuisinier, le seigneur dont la fille a trouvé l'anneau en balayant sa
chambre (communication de M. Polivka). Dans un conte petit-russien du gouver-
nement d'Ekaterinoslav (indiqué au § 3, toujours d'après M. Polivka), le magi-
cien, pour avoir l'anneau, s'engage à servir pendant un mois. Dans le conte roumain
du Bannat (mentionné au § 8 c), la princesse prie son père, sur le conseil du jeune
homme, de dire au magicien (diable) que Tanneau ne lui sera donné que s'il cons-
truit un pont d'or.
(2) Karlowicz, Podania na Litwie, p. 13, n°9,
574 ÉTUDES FOLKLORIQUES
à notre connaissance, parmi les contes oraux européens recueillis
jusqu'à présent, qu'un seul conte qui présente ce trait du poisson
se changeanl direclemenl en anneau, le conte toscan de Santo-
Stefano di Calcinaja, résumé plus haut, § 6. Nous verrons plus
loin (Section II, D) reparaître ce niênic trait dans un conte litté-
raire, également italien, qui a été puldié au milieu du xvi^ siècle
par Straparola, mais duquel le conte oral toscan est certainement
tout à fait indépendant.
Si l'on examine de près le conte indien de Mirzâpour (l^e partie,
chap. 2^, B), on reconnaîtra, — malgré les altérations ce ce conte
et les détours dans lesquels il s'engage, — que cette forme spéciale
de la poursuite est certainement indienne. Après sa transformation
en poisson, le jeune homme entre dans l'estomac d'un bœuf et se
réfugie finalement dans un os de ce bœuf, quand le gousâin le
dépèce. Alors le jeune homme fait sauter cet os, et un milan le porte
sur le bord d'une rivière, ou une rânî se baigne. Nous renvoyons
à notre résumé pour la suite de l'histoire.
L'ordre dans lequel ont lieu les poursuites va changer, — dons
Peau d'abord, puis sur ferre, — et, des éléments nouveaux interve-
nant aussi, nous allons nous trouver en présence d'un type tout à
fait particulier (conte de la Basse-Bretagne, mentionné au § 2) :
Conduit à l'abreuvoir par le valet du magicien (diable), malgré la défense
de celui-ci, le cheval (le jeune Efflam, métamorphosé) se jette dans l'eau
et se change en anguille. Le magicien devient brochet. L'anguille, .serrée de
près, sort de l'eau et devient lièvre, bientôt poursuivi parle magicien, changé
en chien de chasse. Ils traversent un bourg et passent devant l'église, où
vient d'entrer une noce. Le lièvre saute dans le cimetière et entre dans
l'église ; mais le chien reste en dehors, le diable ne pouvant mettre le pied
sur la terre bénite. Puis le lièvre, sous forme d'anneau d'or, se substitue à
Tun des anneaux de mariage, et le prêtre le passe au doigt de la mariée.
L'après-midi, pendant qu'on est encore à table, le magicien arrive sous
forme de ménétrier, et joue à merveille. A la fin de la journée, on lui demande
ce qu'il veut pour sa peine. « Je ne demande rien autre chose que ce que
j'ai perdu et qui se trouve ici, une belle bague d'or. » La mariée veut lui
remettre la bague, quand la bague glisse entre ses doigts, tombe par terre
et va se perdre dans une tas de blé. Le ménétrier se change en coq rouge et
avale les grains. Mais l'un des trois ou (juatre qui restent se change en
renard et croque le coq.
*
* *
Jusqu'à présent, la poursuite a toujours abouti à une femme
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 575
(ordinairement une princesse), au doigt de laquelle va se mettre
l'anneau. Il en sera encore très souvent de même, quand la pour-
suite finale aura lieu non plus dans l'eau, mais dans Vair ; seulement,
comme dans le conte albanais, le trait de l'anneau sera parfois
remplacé par un autre trait, — Parfois aussi, le rôle de la princesse
sera attribué à un roi, avec les modifications voulues.
Rentrons en Basse-Bretagne (conte d'Ewenn Congar, déjà cité
§§4 et 7):
Ewen Congar, vendu sous forme d'âne au magicien, est conduit par
celui-ci à un forgeron pour être ferré de quatre fers énormes ; pendant
que le forgeron prépare ses fers, l'âne demande à des enfants de le détacher.
La chose faite, il devient un lièvre, que poursuit le magicien, changé en
chien ; puis un pigeon, poursuivi par un épervier, et enfin un anneau d'or
au doigt de la fille du roi d'Espagne, celle-là même que le magicien retenait
captive, et dont Ewenn Congar a été le libérateur. Or, le roi est malade
depuis longtemps, et les médecins ne peuvent lui rendre la santé. Le magi-
cien se présente comme médecin au palais, guérit le roi et demande pour ses
services l'anneau d'or que la princesse porte à son doigt. La princesse, con-
seillée par le jeune homme, dit qu'elle passera elle-même l'anneau au doigt
du médecin, et, ce faisant, elle laisse tomber l'anneau par terre, comme par
maladresse. Aussitôt, l'anneau se change en pois chiche, le magicien en coq,
et le pois chiche en renard.
Nous nous bornerons à dire que ce changement de l'oiseau en
anneau se constate dans le conte berbère des Beni-Snoiàs (§ 6).
dans le conte arabe des Houwâra du Maroc (ibid.), dans un conte
ruthène de Galicie (1) ; dans le conte roumain de Transylvanie
(§2) ; dans le conte tchèque de Bohême ( § 5) ; dans le conte serbe
de la collection Vouk Stephanovitch Karadjitch (§ 6) ; dans des
contes allemands (notamment collection H. Proehle (2), collection
Simrock, n" 35, déjà mentionné) ; dans le conte danois (collection
Etlar, § 8, A, c) ; dans un conte norvégien (3) ; dans le conte italien
de la Basilicate, plusieurs fois cité ; dans le conte sicilien de la
collection Pitre (§ 2) ; dans les contes portugais de la collection
Braga, no« 9 et 10 (§5).
(1) Zivaia Starina, V. p. 465. — Il n'y a ici qu'une poursuite dans l'air. Aussitôt
après avoir été délivré par la fille du forgeron, du maréchal-ferrant, le jeune homme
se transforme en pigeon, puis en anneau. Le magicien se présente pour acheter cet
anneau.
(2) H. Proehle, Mœrchen jilr die Jugend (Halle. 1854), n° 26. — Même observa-
tion que celle de la note précédente sur le conte ruthène.
(3) P.-C. Asbjœrnsen et J. Moe, Morske Folkeeventyr, 2« éd. (Christiania, 1852),
n° 57 (indiqué par erreur, dans le texte comme 59). — Traduit en anglais par
sir G.-W. Dasent, Popular Taies from the Xorsc, 3" éd. (Edimbourg, 1888), p. 285 et
suiv.
576 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Dans notre conte du Velay, la princesse malade se fait donner
« à la main » le joli oiseau qui s'est réfugié dans sa chambre, et
l'oiseau lui dit, à l'arrivée du maître, déguisé en médecin, qu'il va
se changer en bague. — Même chose, à peu près dans un conte
bulgare, où le pigeon, poursuivi par l'aigle et pénétrant dans le
palais de l'empereur, est pris par la princesse (1).
Un autre conte bulgare, de Macédoine (2), a supprimé l'anneau :
Le jeune homme, changé en rossignol, entre dans la chambre de
la princesse ; le diable l'y suit, et immédiatement viennent les
transformetions en millet, etc. (Comparer un conte croate, § 2). —
Un conte polonais (3) insiste sur cette modification : Le jeune
homme, changé en canari, se fait prendre par une jeune fille, qui
le met dans une cage. Le magicien, se donnant pour marchand,
achète l'oiseau une grosse somme. Au moment où l'oiseau va être
livré, il se change en six grains de blé, etc.
Dans le second conte arabe de Blida, et dans le conte des Beni-
Snoûs, nous avons vu l'anneau se changer, non point en millet, en
grains de pavot, en grains de blé, en pois, mais en une grenade, qui
éclate quand elle est lancée violemment contre terre, et dont les
grains s'éparpillent. Il en est ainsi dans un des deux contes maro-
cains (celui des Houwâra), dans le conte sicilien de la collection
Pitre, et dans le conte portugais, n» 9 de la collection Braga, déjà
cité.
On a pu remarquer que, dans les contes qui précèdent (à l'excep-
tion du conte bulgare de Macédoine et du conte polonais, cités il y
a un instant), le héros, au cours de ses transformations diverses, se
change toujours en un anneau, qu'une princesse met à son doigt
ou qui va s'y mettre de lui-même. Dans ce qui va suivre, l'anneau
ne figurera plus.
Mais avant de dire adieu à ce remplaçant du collier des contes
indiens actuels, n'avons-nous pas à nous demander pourquoi ce
coUicr lui-même n'a pas émigré (du moins il le semble), de l'Inde
vers l'Occident, en même temps que le corps du conte ? Assurément,
(1) Sbornik min., VIII, p. 172. — Comparer l'épisode du poisson d'or dans le
conte bulgare du cercle d'Elropol et dans le conte lithuanien des environs de Wilna,
qui ont été cités un peu plus haut.
(2) Shornik min., VI, p. 105.
(3) Cisscwfki Krakowiacy, 1, p. 73, n° 63.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 577
si, dans les contes indiens, l'épisode du collier était toujours accom-
pagné (comme dans le conte taraoul) de l'idée de la transmigration
de l'âme du héros dans un collier déjà exislanl au cou de la rânî, on
pourrait dire que tout cela était trop indien pour l'exportation ;
mais il y a aussi des contes indiens qui, dans ce même épisode,
n'ont pas conservé cette idée de la transmigration de l'âme : ainsi,
dans le conte de Gayâdharpour, le perroquet, poursuivi par l'éper-
vier, se transforme en un collier de diamants qui va s'enrouler aulour
du cou de la rânî. — Aurait-on, hors de l'Inde, trouvé plus facile de
se représenter un anneau sautant vers une princesse ou venant se
mettre à son doigt, qu'un collier se mettant à son cou ?... à moins
qu'un beau jour (car l'expérience montre qu'il faut toujours faire
cette réserve) l'anneau ne se découvre dans l'Inde à côté du col-
lier (1).
Dans les contes dont nous allons parler, l'anneau ne sera pas sim-
plement supprimé, comme il l'a été dans le conte bulgare et le conte
portugais, il sera remplacé par un autr^ objet. Voici, par exemple,
un curieux petit conte, pris encore dans cette Bretagne oij l'on
dirait que presque tous les types caractéristiques de notre conte se
seraient donné rendez-vous (conte de la Haute-Bietagne, collection
Orain, § 8, A, c) :
Le garçon d'auberge qui mène le cheval à l'abreuvoir, ayant enlevé le
licou, le cheval 'se change en petite grenouille ; le diable, en brochet. La
grenouille se change en pigeon, qui va se percher sur une cheminée ; le dia-
ble devient un homme, armé d'un fusil, qui ajuste le pigeon. Le pigeon se
laisse choir par la cheminée sous forme d' orange, et tombe dans une maison
où il y a une noce ; la mariée ramasse l'orange et la met dans son tablier.
Alors, le diable vient demander s'il n'est rien tombé par la cheminée, et
réclame l'orange comme lui appartenant. Changement de Torange en un
grain de millet ; — coq ; renard.
Il y a lieu ici à un rapprochement, qui, pour nous, était vraiment
inattendu, avec l'épisode suivant d'un conte bulgare, recueilli à
Kitchovo (2) :
(1) Le conte italien de la Basilicate, ce curieux conte déjà plusieurs fois cité, a
comme un souvenir de la vieille forme indienne. « Je suis pigeon et je deviens rubis »,
dit le héros. « Et voilà que le rubis se trouva encastré (incaslrato) dans l'anneau
que la fille du roi avait au doigt (che aveva in dito la figlia del re) » — C'est presque
le conte santal : « Mais le jeune garçon se changea en un grain de corail dans le
collier que portait la rânî. »
(2) Ad. Strausz,D(e Bulgaren (Leipzig, 1898), p. 274.
37
578 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Le jeune homme qui s'est changé, de cheval en lièvre, de lièvre en pigeon ,
vole, poursuivi par le diable, qui s'est changé en chouette, jusqu'à une mai-
son de campagne, se laisse tomber parle tiojau de In cheminée el se change en.
une magnifique pomme. Les gens de la maison se mettent à flairer la pomme;
le diable, qui est entré, la flaire aussi, et voilà que la pomme se change en
millet, qui se répand dans la chambre ; — jioule et ses douze poussins :
— écrevisse (sic), qui les étrangle.
Le changement de l'oiseau en ponnne s'est déjà présenté à nous
dans le conte albanais ci-dessus et aussi dans le conte avar du
Caucase (§ 6). La « pomme rouge » du conte avar figure aussi dans
le conte géorgien (§ 2 et § 3 in fine), la pomn^e (sans épithètc) dans
le conte arménien d'Agn (§ 6) et aussi, bien loin du Caucase, dans le
conte portugais de la collection Coelho (§5). Dans ce conte portugais,
le « maître », — qui joue l'émotion comme les soi-disant derviches
du conte albanais, — vient demander « avec larmes » la pomme
qui est tombée sur les genoux d'une dame, assise à une fenêtre avec
d'autres dames.
Le changement immédiat de l'oiseau poursuivi en grenade se
rencontre dans le conte italien du Mantouan (§8, A, c), où la gre-
nade tombe sur les genoux d'une jeune fille qui est assise à sa fe-
nêtre. — Dans le premier conte arabe de Blida, qui est altéré sur ce
point, c'est par un circuit inusité que la grenade arrive aux mains de
la princesse.
Ailleurs, c'est chez un roi ou un sultan que s'opère la transforma-
tien en grenade. Dans le conte arabe de Mogador (§ 7), le sultan
n'a même pas à intervenir. A peine le pigeon est-il entré dans la
chambre de ce sultan, qu'il s'y transforme en grenade, et la grenade
éclate quand le faucon pénètre, lui aussi, dans la chambre.
Le conte prabe d'Egypte (§ 4) présente ainsi l'histoire :
Poursuivi par le Moghrébin, qui s'est changé en milan, Mohammed
l'Avisé, changé en corbeau, descend dans un jardin et se change en une grosse
grenade sur un grenadier. Or, ce jardin appartient au sultan, père de la prin-
cesse, que Mohammed l'Avisé a trouvée pendue par les cheveux chez le
Moghrébin et qu'il a délivrée. Le Moghrébin entre chez le sultan et lui dit :
« Je te demanderai une grenade, parce qu'il y a chez moi un malade qui
voudrait bien en manger : on m'a dit qu'il n'y en a que dans le jardin du
roi. » Le sultan lui fait observer que la saison n'est pas celle des grenades,
et, sur les instances du Moghrébin, il envoie son chef-jardinier dans le jar-
din ; le jardinier trouve la grosse grenade et l'apporte au sultan ; mais,
quand le Moghrébin la prend, la grenade éclate, etc.
Dans le conte grec de l'île de Syra (§ 4), si voisin de ce conte
LES MONGOLS ET LEUR PRETENDU ROLE 579
arabe, c'est aussi dans un jardin qu'après s'être transformé en
maison de bains et avoir joué un tour au démon déguisé (§ 8, A),
le prince se change en une énorme grenade sur un grenadier ; mais
le jardin est le jardin de son propre père, le roi qui jadis avait
été forcé de le livrer au démon. Celui-ci vient trouver le roi, lui
faisant, dit-il, les compliments du jeune prince malade, lequel a
grande envie d'avoir cette grenade. Le roi envoie une servante du
palais chercher la grenade ; mais, quand la servante la présente au
démon, la grenade tombe par terre, se brisant en plusieurs mor-
ceaux, de sorte que tous les grains s'éparpillent, etc.
Rappelons ici le conte indien Le Fils du vizir el le Halvâi magi-
cien : c'est également chez le roi, mais en présence de celui-ci, que
le pigeon se change en grenade, quand le roi l'a livré au halvâi,
déguisé en musicien.
Au lieu de se changer en grenade, le pigeon du conte turc d'Ada
Kaleh se change, — on a pu le remarquer, — en un bouquet de roses
sur le rebord de la fenêtre de la fille du padischah ; celui du conte
serbe de Bosnie, en un « beau bouquet », qui va tomber clans la main
de la fille du roi. Dans le conte grec i! 'Athènes (Alî), après l'histoire
de la maison de bains (§ 8, A), la mouche, poursuivie par le nègre,
changé en oiseau, devient un « bel œillet » et tombe sur le métier
à broder d'une-princesse qui travaille, assise à sa fenêtre.
Nous retrouverons la fleur, une rose, quand nous étudierons,
parmi les contes littéraires, un conte du livre turc des Quarante
Vizirs, et nous montrerons, dans cette même section, que ce trait
existe dans l'Inde,
Maintenant, pour terminer, il nous faut revenir rapidement sur
ces transfornialions de combat et indiquer divers traits particuliers
qui se remarquent dans certaines variantes.
a)
Dans notre conte du Velay, le magicien va chercher un filet (un
« épervier ») pour « pêcher le poisson >>. — Dans d'autres contes,
c'est lui-même qui se transforme en filet.
Ce trait est rare et ne figure, à notre connaissance, que dans le
580 ÉTUDES FOLKLORIQUES
conte géorgien et clans les deux contes arabes du Maroc (le conte
des Houwâra et le conte de Mogador).
Toujours dans notre conte du Velay, la princesse est malade, et
le magicien se présente comme médecin. — Dans le conte sicilien
de la collection Pitre, elle tombe malade d'inquiétude, en se deman-
dant ce que va devenir cette aiïaire du jeune homme transformé
en anneau et réfugié chez elle.
Il y a, croyons-nous, dans ces deux contes, une altération d'un
trait qui se rencontre plus fréquemment, la maladie du roi, père de
la princesse.
Dans le conte bas-breton d'Ewenn Congar, le roi d'Espagne est
malade depuis longtemps ; — dans le conte allemand de la collec-
tion Simrock et dans le conte allemand de Styrie, le roi (ou le sei-
gneur) tombe tout d'un coup malade. Dans le conte norvégien,
c'est le magicien (le diable) qui l'a rendu malade pour pouvoir,
après l'avoir guéri, réclamer l'anneau comme récompense ; dans le
conte italien de la Basilicate, le magicien a rendu le roi déhanché,
boiteux (sciancato). Le conte portugais n*' 9 de la collection Braga
entre dans les détails de la manœuvre diabolique. Quand le milan
(le magicien) voit le pigeon se changer en anneau et la princesse
mettre l'anneau à son doigt, il entre chez le roi, toujours sous forme
de milan et laisse tomlier un cheveu (uni cahello) dans le bol de lait
que le roi va boire, et le roi, après avoir bu, tombe malade.
D'après les communications de M. Polivka, le roi malade et le
magicien médecin se retrouvent dans un conte tchèque de Moravie,
dans un conte slovaque (Hongrie du Nord) (1) et dans le conte
lithuanien des environs de Wilna.
Quand nous étudierons les contes littéraires de cette famille, nous
rencontrerons encore le roi malade et le magicien médecin dans un
conte italien du xvi^ siècle.
Pour le trait du médecin, les contes actuellement connus ne nous
conduisent pas plus loin, du côté de l'Orient, que la Russie (la
Lithuanie, pour jiréciser). Un autre trait va nous mener jusqu'à
l'Inde.
(1) Collection Kul'îa, IV, p. 6, i\° 5. — Skultely-Dolninsky, Slov. povesti, 1873,
n^ie.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 581
Dans un conte de la Basse-Bretagne, dont toute la dernière partie
a été résumée un peu plus haut, le magicien se fait ménélrier dans
une noce, et réclame pour sa peine l'anneau d'or qu'il dit avoir
perdu. — Dans un autre conte bas-breton (1), Koadalan, changé en
pigeon, au moment d'êtrs atteint par le magicien et deux associés,
tous les trois transformés en éperviers, se laisse tomber, sous forme
de bague d'or, dans une cruche pleine d'eau, que la servante d'un
château voisin rapporte de la fontaine. La servante met la bague à
son doigt et n'en dit rien à personne. Les trois éperviers deviennent
alors trois ménélriers et vont jouer du violon sous les fenêtres du
château. On leur ofTre de l'argent ; ils demandent la bague que la
servante a trouvée en allant à la fontaine. — Dans le conte irlandais,
le jeune homme, changé en hirondelle, tombe sur les genoux de la
fille du roi sous la forme d'un anneau qui dit : « Ma vie est mainte-
nant entre vos mains : ne vous dessaisissez pas de l'anneau. »
Le magicien et ses onze fils, dit le conte, prirent la forme des plus beaux
hommes qui se pussent voir dans le royaume. Ils se rendirent au château
du roi et se mirent à jouer de tout instrument connu de Vhomme et donnèrent
au roi tous les divertissements qui peuvent être donnés à un roi. Cela, ils le
firent durant trois jours et trois nuits. Alors le roi leur demanda quelle
récompense ils voulaient : « Toute la récompense que nous voulons, c'est
l'anneau que nous avons perdu et qui est au doigt de votre fdle. »
Ce travestissement du magicien en musicien existe également
en Russie, chez les Grands-Russes et chez les Lettons (Communi-
cation de AL Polivka). Dans le conte grand-russe du gouvernement
de Nizegorod (Afanasiev, n" 140 d), le « maître » se présente au
palais comme musicien, et le tsar, à la prière de sa fille, l'invite
à jouer. — Dans le conte letton, comme dans le conte bas-breton
de Koadalan, ce sont plusieurs diables qui donnent le concert.
Entre l'Europe et l'Inde, nous aurons à relever cet épisode dans
le livre turc des Quarante Vizirs.
Quant à l'Inde, on se rappelle peut-être que, dans un conte de
l'Inde du Nord, le halvâi magicien obtient la permission de chanter
et de jouer de la sitar devant le roi. Nous aurons occasion d'étudier
plus loin un épisode d'un autre conte indien (du Pendjab), qui
donne aussi le changement en musicien.
L'épisode dans lequel le sâdhou devient un « danseur » (conte
de Gayâdhapour), ou le brahmane, le chef d'une troupe de dan-
seurs de corde (conte tamoul), n'est, à vrai dire, qu'une variante
de l'épisode du musicien.
(1) F. -M. Luzel, Koadalan {Revue celtique, 1870, p. 106).
582 ÉTUDES FOLKLORIQUES
d)
Dans un petit nombre de contes, il semblerait qu'on aurait
reculé devant le changement de l'anneau en millet, en graines de
pavot, en grains de blé, en pois, en perles (1). Ainsi en est-il de notre
conte du Velay : quand le « maître », déguisé en médecin, veut,
en tâtant le pouls de la princesse malade, prendre la bague, la prin-
cesse la jette par terre, et la servante « la balaie avec les ordures ».
Alors le maître se transforme en coq « pour prendre la bague », ii la
bague devient un renard. — Dans le conte norvégien, la bague « se
perd dans les cendres du foyer », et le magicien, changé en coq, se
met à gratter et piquer, la tête dans les cendres jusqu'aux yeux,
quand voilà tout d'un cuu}) la bague changée en renard.
Dans le contt; irlandais, l'épisode, voisin de celui du conte norvé-
gien {feu au lieu de cendres), et originairement plus complet, s'est
embrouillé : la princesse ayant jeté la bague dans le feu, le magicien
et ses onze fils se changent en douze pincettes ; puis, dans un récit
très singulier, il est question de grains de blé. Le conte bas-breton
de Koadalan éclaire cet épisode : la princesse ayant jeté la bague
dans un grand bûcher, allumé au milieu de la cour, les trois méné-
triers (diables) se jettent dans le feu pour l'y chercher ; mais la
bague devient un grain dans un énorme tas de blé. — Dans le conte
danois, la princesse laisse tomber la bague dans le feu ; le magicien la
retire aussitôt ; mais il se brûle les doigts et laisse échapper la bague,
qui tombe par terre et se change en grain de blé. — Enfin, le conte
bas-breton dont Efflam est le héros, n'a que le trait de la bague, rou-
lant du doigt de la mariée jusque dans un tas de blé. Bien que le
conte ne le dise pas expressément, la bague s'y change en un grain.
Notons que le trait de la bague tombant dans le feu ou dans les
cendres ne s'est, croyons-nous, rencontré jusqu'à présent que dans
les contes, recueillis en pays Scandinave et en pays celtique, qui
viennent d'être mentionnés ; d'oîi il ne faudrait pas se hâter de
conclure que ce trait serait, en lui-même, celtique ou Scandinave.
e)
On a vu que, dans le conte avar du Caucase, Ohaï ne se change
pas seulement en poule, mais en poule avec cinquante poussins.
(1) Cette dernière transformation se rencontre dans plusieurs contes grands-
russes et dansun conte lithuanien. On dirait, — mais nous sommes loin de l'afTir-
mer, — que ces perles sont un souvenir inconscient de la rânî indienne et de son
collier de perles qui, le fil étant rompu, s'égrène par terre.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 583
Cette transformation l)izarrc s'opère aussi dans le conte l)ulgare de
Kitchovo (poule et douze poussins) et aussi, nous apprend M. Po-
livka, dans trois autres contes bulgares (poule et douze poussins
également). Le nombre des poussins n'est pas spécifié dans le conte
serbe de Bosnie, le conte grec de l'île de Syra, le conte grec d'Athènes
(Alî) et le conte portugais de la collection Coelho.
Encore un ou deux petits détails. Dans tous les contes de la côte
sud de la Méditerranée, — conte arabe d'Egypte, contes arabes de
Blida, conte berbère des Beni-Snoûs, conte arabe de Mogador, —
la transformation finale est en couteau, qui tranche la tête du coq. —
Dans le conte roumain de Transylvanie, un des grains de mil devient
le jeune homme en personne, qui, avec un couteau, décapite le coq.
Dans le conte arabe des Houwâra (Maroc), la transformation en
couteau n'est point placée au même endroit ; car le couteau sert
seulement à couper le filet dans lequel se trouve pris le poisson.
Dans tous les contes barbaresques, le magicien est un Juif.
9)
Nous avons laissé pour la fin, comme curiosité, un rapproche-
ment dont nous ne prétendons pas tirer la moindre conclusion
révélatrice.
Dans le conte norvégien, le magicien, après avoir fait avec le
père une convention au sujet du jeune garçon, dit : « Je suis chez
moi au nord comme au sud, à l'est comme à l'ouest, et mon nom
est Bonde Veirsiiy ( « Paysan Nuage du temps » ) » (1). — Dans
un conte ruthène de la Haute-Hongrie (2), le magicien se nomme
Honychmarnytx ( « Chasseur de Nuages » ). Après avoir indiqué
au jeune garçon sa besogne, nettoyer douze chambres, il s'en vai
« de par le monde » « chasser les nuages ».
Quelle relation y a-t-il, s'il y en a une, entre ces deux person-
nages, le « Nuage du temps » et le « Chasseur de nuages » ? Nous
n'en savons absolument rien... Mais quelle aubaine il y aurait là
pour ces fantaisistes « vieux jeu » qui en sont toujours à chercher
(1) C'est dans la seconde édition de la collection Asbjoernsen (voir plus haut)
que ce conte a paru pour la première fois, nous dit l'un des hommes les mieux
informés en cette matière, notre si obligeant ami, M. Johannes Boite. Dans une
édition postérieure (1874), que nous avons consultée à la Bibliothèque Nationale,
le magicien ne se nomme plus Veirsky, « Nuage du temps » [veir, « temps, état de
l'atmosphère » ", sky, « nuage »), mais Veirskjœg, « Barbe du temps ».
(2) Einograficnyj Sbirnyk, IV, p. 30, a" 6.
584 ÉTUDES FOLKLORIQUES
dans la inctcorologie, (juand ce n'est pas dans l'astronomie, le fin
mot dos contes asiatico-europccns !
§ 9
Conles oraux fragmeiilaires
Ce que £ont devenus notre conte ou tels de ses éléments, quand
ils ont eu la malechance d'arriver dans certains pays, on va le
constater.
Après une série incohérente d'insanités, un conte berbère d'Algérie
se termine ainsi (1) :
L'enfant marcha beaucoup, jusqu'à ce qu'il arriva au village de sa
grand'mère. Il lui dit : >■ Conduis-moi chez le roi des Génies, pour qu'il m'ins-
truise. » Quand il fut savant, il revint chez sa grand'mère. Il lui dit : « Amène-
moi au marché ; je deviendrai mulet et tu me vendras ; mais aie soin d'em-
porter la bride. « Elle le conduisit au marché et le vendit au roi des Génies.
Le roi des Génies emmena le mulet à la source et lui enleva la bride pour le
faire boire. Il redevint aussitôt enfant et retourna chez sa grand'mère, chez
laquelle il resta juscju'à sa mort.
Toujours en Afrique, mais plus au sud-est, notre conte est par-
venu, pour son malheur, chez une' peuplade musulmane d'Ahyssinic,
les Buru-Afar, et M. Léo Reinisch l'a recueilli de la bouche d'un
ex-roi aveugle de cette peuplade, pendant un séjour de celui-ci à
Massouah (2) :
Deux hommes sont en voyage et n'ont rien à manger. Que faire ? « Je
vais me changer en chèvre, >> dit l'un. La chèvre est vendue à des gens qui
ont un bouc ; puis elle s'enfuit sous forme de chacal. Le « possesseur de la
chèvre » se change en aigle et saisit le chacal, lequel devient une graine de
moutarde et tombe par terre. L'aigle alors se change en panier et pénètre
sous la graine de moutarde (drang unter dem Senjkorn hindurch). Alors les
gens dirent : « Cet homme est le plus fort ; donnez-lui son bouc (sic). »
« Voilà, conclut le conteur, ce qu'ont fait ces deux hommes (!). »
Dans l'Asie Septentrionale, en Sibérie, M. W. Radloiï a trouvé
chez les Tatars du Gouvernement de Tobolsk, et nous avons repro-
duit ( § 2) une forme assez bien conservée du Magicien el son apprenti.
C'est à ce même savant explorateur cjue nous emprunterons un
fragment de notre conte, qui a pris place, tant bien que mal, dans
un récit d'allure grossièrement épique, provenant d'autres Tatars
(1) Gustave Mercier, Le Chaouia de V Avrès (Paris, 1896), conte n" 16.
(2) Sitzungsberichle der Kais. Akad. der Wissenschajten zu Wien. Philos, kist.
Classe. CXL (1885), p. 108.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 585
de Sibéri(\ les Tatars dits Baraba, ctal)lis dans la région de l'Om,
aux environs du lac Kargat, parmi les marais et les forêts de bou-
leaux de la « Steppe barabinc ». (Cette peuplade n'a passé à l'isla-
misme qu'à une époque relativement récente) (1) :
Le héros, Mischak Alyp, auquel le kan a déjà ordonné df^ux fois
de lui rapporter des choses que le jeune homme n'aurait jamais
pu trouver sans l'aide d'oiseaux géants, ses obligés, est envoyé une
troisième fois en expédition avec ordre de ramener « Tâbana Koga.
la Princesse ». Ses amis les oiseaux ziizolo le portent à travers
les airs jusqu'à la « maison de pierre » de Tabàna Koga. Il trouve
celle-ci, « qui a disposé sa chevelure sur sept clous et qui la peigne
avec un peigne d'or ».
El Tâbana Koga, la Princesse, dit : « Mischak Alyp est né, et il parcourt
le monde ; je l'ai appris. Je craignais qu'il ne vînt plus tard. Maintenant,
te voilà venu. » Elle rassembla sa chevelure qui était sur sept clous, l'enroula
autour de sa tète, et elle se changea en tchabak (sorte de poisson) et se jeta
par la fenêtre dans la mer. Mischak Alyp se secoua, devint un brochet et
poursuivit Tâbana Koga. Dans la mer, il l'atteignit et la saisit, et il la rap-
porta à la maison. Alors, Tâbana Koga, la Princesse, lui dit : « J'ai appris
que Mischak Alyp est né et qu'il parcourt le monde. Maintenant, te voilà
venu. » Et Tâbana Koga, la Princesse, se secoua et devint un petit oiseau
et s'envola par la fenêtre. Mischak Alyp se secoua et devint un autour ;
il la poursuivit et il l'atteignit, et, la tenant dans ses griffes, il la ramena
à la maison. Et il s'assit. Tâbana Koga, la Princesse, lui dit : «J'ai appris
que Mischak Alyp est né et qu'il parcourt le monde. S'il ne venait pas ici,
ce serait bon ; mais voilà que tu es venu. « Et Tâbana Koga, la Princesse,
se secoua et devint du blé, qui se dispersa dans la maison. Mischak Alyp se
secoua et devint un coq ; il ramassa le blé et le mangea. Alors, Tâbana
Koga, la Princesse, dit à Mischak Alyp : « Maintenant, depuis que ma mère
m'a mise au monde, je te suis destinée. »
Inutile de relever les déformations parfois absurdes, que notre
thème de la poursuite a subies chez ces Tatars-Baraba.
§ 10
Thèmes apparentés au thème des tranformations
du « Magicien et de son apprenti »
Les transformations des deux magiciens en cheval, en chien, en
poisson, en oiseau, sont ce qu'on pourrait appeler du merveilleux
courant. La transformation en petits objets, comme un anneau, une
(1) W. Radloff, Proben der Volkslitteratur der turkischen Stœmme Sûd-Sibiriens
Tome IV (1872), p. 33 et suiv.
580 ÉTUDES FOLKLORIQUES
grenade, n'a rien non plus qui puisse grandement étonner dans un
conte. Mais que le héros se transforme en maison de bains (conte
turc, conte syriaque de Mésopotamie, conte grec de l'île de Syra),
.en boutique (conte serbe), en châleau (contes arabes do Blida), en
église (conte serbe de Bosnie), la chose rentre beaucoup moins dans
notre genre de merveilleux. Et que serait-ce, si ces conceptions
étranges étaient^ transportées dans notre Occident, telles qu'une
rigueur baroque dans la mise en œuvre d'idées déjà bizarres, les a
parfois façonnées au pays d'origine ?
Certains conteurs indiens, en cfTet, ne se borneront point, par
exemple, à dire que telle princesse, poursuivie par la haine d'une
ennemie et conduite par ordre de son mari al>usé dans un lieu désert
pour y être mise à mort, se transforme là, par son pouvoir magique,
en un magnifique château ; ils "appuieront lourdement sur cette
métamorphose et en donneront une description détaillée (1) :
« Alors la princesse prit un couteau et, de sa propre main, elle s'arracha
les deux yeux : un œil devint un perroquet et l'autre une mainâ. Puis elle
s'arracha le cœur, et il devint une grande pièce d'eau. Son corps devint
un splendide palais, plus grandiose que celui du roi ; ses bras et ses jambes
devinrent les piliers supportant le toit de la véranda et sa tête, le dôme du
palais. »
Le prince, mari de la princesse, étant à la chasse, passe la nuit dans la
véranda du palais merveilleux, apprend, par une conversation des deux
oiseaux, toute l'histoire de la princesse et de son ennemie. Finalement, le
perroquet dit que la princesse est là : si le prince allait dans la salle du milieu
et soulevait une trappe, il descendrait dans un second palais et il y trouve-
rait la princesse. Le prince la trouve, en eiïet, étendue sur un lit et priant
jour et nuit ou lisant un saint livre.
De telles monstruosités ne sont pas marchandise d'exportation,
et quand, d'aventure, elles franchissent nos frontières, elles ne le
font que si, au point de départ, l'idée première a été rendue, par
son encadrement, moins inacceptable. Un curieux exemple de ce
fait, c'est un conte faisant partie d'un livre français, publié en 1718
et en 1731 sous le titre de Nouveau Recueil de conles de fées et sans
nom d'auteur. Le conte intitulé Incarnai, blanc cl noir n'a certai-
nement pas été rédigé d'après une version orale par quelque émule
de Perrault ou de Madame d'Aulnoy ; il aura été pris dans quel-
que livre oriental :
Un prince a épousé une jeune fille d'origine merveilleuse et qui
réalise tous ses rêves, la belle Incarnat, Blanc et Noir. Pendant
(1) Miss M. Stokes, Indian Fairy Taies (Londres, 1880), no 21, p. 148. — Compa-
rer n° 1, p. 5.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 587
qu'il est à la guerre, la reinc-mèro fait mourir la jeune princesse
et lui substitue une autre femme. Le corps de la princesse, jeté dans
les fossés du château, devient un poisson incarnat, blanc et noir,
que le prince, à son retour, ne cesse de regarder. A l'instigation de
la reine-mère, -la fausse princesse fait prendre et tuer le poisson ;
à l'endroit où l'on a jeté les écailles, surgit un arbre incarnat, blanc
et noir.
« Le bel arbre fut arraché et brûlé ; mais un superbe château ,bâti de rubis,
de perles et de jais, que les cendres produisirent à Vinstant, fit revivre encore
les trois couleurs que le prince avait toujours aimées... Les portes s'ouvrirent
(pour le prince), et, après avoir traversé plusieurs appartements dont les
meubles répondaient à la richesse du dehors, il trouva, dans un cabinet
plus magnifique encore que ne l'était le reste du palais, cette première femme
dont il était toujours amoureux et dont le souvenir lui était si cher. »
C'est bien là le conte indien, ou, du moins, une forme parallèle,
indienne probablement aussi, dans laquelle la transformation de la
jeune femme en château est fortement adoucie : en efïet, grâce à
l'enchaînement des transformations diverses (1), le château surgit
des cendres de ce qui fut la princesse, et non de son corps même ;
ce qui, dans l'Inde comme ailleurs, exclut toute idée de transforma-
tion membre par membre.
Cette transformation membre par membre, les Turcs, qui ne sont
pas des Européens, n'ont pas fait difliculté de l'accepter. Dans un
conte de Constantinople (Kunos, n^ 48, p. 381), un vieux dev (sorte
de génie) se fait arracher successivement bras, jambes, tête : les
bras deviennent deux arbres de diamant ; les pieds, deux esca-
beaux d'or ; la tête, un lit sans pareil au monde ; le tronc, un magni-
fique tapis.
Il y a ici comme le pendant d'un conte indien du Bengale, dont
nous avons donné un long résumé dans les remarques de notre
conte de Lorraine n^ 91 (I, p. 220-222) : dans ce conte, une femme
se fait couper en deux, et aussitôt ses jambes deviennent le tronc
d'un arbre d'argent ; ses bras, des branches d'or; ses mains, des
feuilles de diamant ; tous ses ornements, des perles, et sa tête, un
paon, dansant dans les branches et mangeant les perles..
Il existe, en Europe, un type de conte, que nous avons étudié
(1) Voir, sur cet enchaînement, dans nos Contes populaires de Lorraine, tome I,
p. LVII, l'Appendice B.
588 ÉTUDES FOLKLORIQUES
dans les remarques de notre conte de Lorraine n" 9, et dans lequel
se sont incorporées des transformations bien étranges aussi et qui
pourtant se sont acclimatées dans notre milieu occidental. Gr. N. Po-
tanine a signalé, avec sagacité, raffmité qui relie les contes de
ce type au conte du Magicien el son apprenti et particulièrement
à l'épisode de la poursuite.
Dans les contes en question, le héros s'enfuit de chez un être
malfaisant (ogre, ogresse, sorcière) avec la fdle de la maison ou
avec une captive, et l'être malfaisant se met à leur poursuite.
Trois fois les fugitifs sont atteints ; mais, chaque fois, la jeune
fille a eu le temps de transformer et son fiancé et le cheval (quand
ils se sont enfuis à cheval) et elle-même de telle façon que l'ennemi
ne les reconnaît pas et s'en retourne les mains vides.
Renvoyant aux remarques de ce conte lorrain n" 9. ainsi qu'à une
partie de celles du n^ 32 (II, pp. 26-27), nous nous bornerons à
quelques additions. Voici d'abord, d'après Gr. N. Potanine, trois
ou quatre contes russes :
Dans l'un, la jeune fille se change en prairie verte, et elle change
le jeune homme en vieux pasteur, le cheval en jeune brebis ; puis
vient le changement de la jeune fille en église, du jeune homme
en pope, du cheval en bouquet d'arltres ; enfin, la jeune fille devient
un lac ; le jeune homme et le cheval, des canards de deux sortes.
— Ailleurs, champ de millet et gardien ; brebis et berger ; église
et pope, — ou bien église et diacre ; porc et porcher ; rivière et
perche ; — ou encore pigeon et colombe ; ruisseau et arbre ; église
et petit vieux. Etc.
A l'époque où nous rédigions les remarques de notre n" 9, nous
ne pouvions citer aucun conte oriental bien caractérisé de ce type :
aujourd'hui nous aurions à copier d'un bout à l'autre deux contes
turcs ; on en jugera par ce résumé d'un fragment du premier
(Kunos, no 10) :
La fille de la magicienne, se voyant poursuivie avec le jeune homme,
change celui-ci en un grand jardin et se change elle-même en jardinier.
Et, quand sa mère arrive et lui dit : « Hé ! jardinier, as-tu vu passer un
jeune homme et une jeune fille ? «elle répond : « Mes radis ne sont pas encore
mûrs ; » et, la magicienne répétant sa question : « Mes épinards n'ont pas
encore levé. » La magicienne revient sur ses pas ; mais bientôt elle se remet
en marche. Cette fois, changement du jeune homme en four et de la jeune
fille en boulanger. « Hé ! boulanger, est-ce qu'un jeune homme n'est point
passé par ici avec une jeune fille ? — Le pain n'est pas encore cuit ; je viens
seulement de l'enfourner. « Enfin, changement du jeune homme en étang,
et de la jeune fille en canard. Ce qui met fin à la poursuite.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 589
Dans l'autre conte turc (Kunos, n° 12), c'est le jeune liomme,
fils d'un deiK qui, par son pouvoir magique, opère les transforma-
tions de sa femme et de lui-même, quand sa tante la sorcière se
met à leur poursuite. On remarquera ici la transformation de la
jeune femme en maison de bains et du jeune homme en maître
baigneur qui, lui aussi, répond tout de travers (1).
En rapprochant ce genre de poursuite de la poursuite du Magicien
et son apprenti, Gr. N. Potanine note sur ce point, qu'ici, à la diffé-
rence de la poursuite précédemment étudiée, les poursuivis (car il
y en a deux) sont seuls à se métamorphoser ; l'être malfaisant qui
poursuit ne change pas sa forme naturelle. On pourrait faire obser-
ver aussi que ce n'est pas la poursuite sans trêve du Magicien et
son apprenti; c'est une poursuite avec arrêts, les transformations
des poursuivis ayant, par trois fois, pour effet de les immobitiser.
Mais le folkloriste russe n'en a pas moins raison d'insister sur
l'affinité des deux thèmes : la preuve, c'est que nous les trouvons
combinés dans un très curieux petit conte allemand, découvert
au hasard de nos recherches (2) :
Un petit frère et une petite sœur ont été pris par un vieux magicien,
et le petit garçon a lu en cachette les livres de celui-ci. Les deux enfants
s'enfuient ensemble, et le magicien se met à leur poursuite. La petite fille
devient un poisson; le petit garçon ,un étang. Le magicien étant parti pour
aller chercher un filet, le petit garçon prononce une parole magique, et il
devient une chapelle; la petite fille, une image sur V autel. Le magicien va
chercher du feu- pour brûler la chapelle. Alors le petit garçon se change en
aire à battre, et il change sa sœur en grain d'orge. Le magicien devient une
poule, et il est au moment d'avaler le grain d'orge, quand le petit garçon se
change en renard et tord le cou à la poule (3).
(1) Voir, aux remarques de noire conte de Lorraine n° 32 (II, p. 26-27), des
réponses tout à fait de ce genre. Nous y ajouterons celles d'un conte sicilien (L. Gon-
zenbach, n° 54) ; Paccaredda, la captive, s'enfuyant avec Autumunli, se change en
jardin et Autumunti en jardinier. Arrive l'ogre : « Dites-moi, mon bon ami, avez-
vous vu un garçon et une fille passer en courant ?» Et le jardinier : « Que désirez-
vous ? du chou-rave ? il n'est pas encore mûr. — Je ne parle pas de chou-rave ;
je demande si vous avez vu les deux qui ont passé en courant. — Ah ! bien I vous
désirez de la laitue ; il faut revenir dans quelques semaines. » Lors de la seconde
poursuite, Paccaredda s'est changée en église, et elle a changé Autumunti en sacris-
tain qui, à l'interrogation de l'ogre relative aux deux fugitifs, répond que la mes.se
va commencer.
(2) L. Bechstein's Mœrchenbuch, 24"^ éd. (Leipzig, 1868), p. 75.
(3) L'immense recueil de feu J.-G. Child The English and Scotiish Popular Bal-
lads (Dix volumes, Boston, 1884-1896), nous apprend, (t. II, p. 402), que ce conte
a été recueilli, également en Allemagne, sous forme de ballade (Longard, Altrheinis-
che Marlein and Liedlein, p. 7G, n° 40). Il y a quelques différences : le petit garçon
et la petite fille sont les enfants du magicien ; le petit garçon transforme sa sœur en
590 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Evidemment ce petit conte fait lien entre le thème de la poursuite
du Magicien et son apprend (transformations on grain d'orge, en
coq, en renard) et l'autre thème (transtonnations en étang et pois-
son, en chapelle et image) (1).
En regard du changement en chapelle ou église, c'est un chan-
gement en pelit temple que va nous offrir un roman chinois fan-
tastique bouddhique, arrangement d'un original indien, dit son tra-
ducteur, fou M. Théodore Pavie (2) :
Un chef des génies célestes, Tchin-kun, est envoyé par le Seigneur
suprême contre le Singe (autrement dit, le Roi des singes), créature inquiète,
désordonnée, toujours prête à bouleverser la nature, et qui a appris du
Bodhisattva Soubhoùti la « magie de la terre » (voler sur les nuages et chan-
ger de forme à volonté).
Voyant son armée en déroute, le Singe se change en passereau. Tchin-kun
l'a reconnu, et il se change en aigle. Le Singe, aussitôt, devient un vieux
cormoran ; Tchin-kun, un aigle de mer. Puis, le Singe se précipite dans un
torrent et se change en poisson ; Tchin-kun, lui, se change en aigle-pêcheur.
Le poisson s'échappe sous forme de serpent d'eau qui s'enfonce dans les
herbes de la rive, poursuivi par Tchin-kun, sous forme de héron. Alors, le
Singe devient une oie mouchetée, qui se tient immobile au milieu de ter-
rains bas et salés. Reprenant sa forme naturelle, Tchin-kun s'avance à petits
pas, son arc à la main, vers son ennemi. L'apercevant, le Singe se change en
un petit temple de la Terre. « Sa bouche en est comme l'entrée ; ses dents
deviennent les battants de la porte, sa langue est l'idole ; ses yeux sont les
fenêtres. Cependant, comme il reste sa queue, il la relève en arrière et en
fait un mât de pavillon. »
A la vue du petit temple, Tchin-kun dit à haute voix : « Voilà le Singe.
Jamais je n'ai rencontré de pagode qui eût son mât de pavillon par derrière.
Le Singe voudrait, en me tendant ce piège, me faire entrer, puis me saisir
étang, chapelle, aire à battre, et il se transforme lui-même en poisson, image sur
l'autel, grain d'orge et renard.
(1) Un autre lien, très ténu, mais réel, rattache à certaines variantes du second
thème, la variante du Magicien et son apprenti qui a été recueillie chez les Roumains
de Transylvanie (§ 2). Dans cette variante roumaine, le jeune homme, poursuivi
par le magicien (le diable), — lequel ne se métamorphose que tout à la fin (en coq)
chez le roi, — devient, de cheval, successivement lièvre, corbeau, poisson ; alors,
il se jette dans l'eau, « vite, vite, vite, le diable derrière lui ». Quand le diable arrive
à l'eau, il rencontre un poisson : « N'as-tu pas vu un poisson étranger ? — Oh ! oui,
il a une avance de trois jours » ; « une avance de sept heures », dit un petit poisson,
interrogé ensuite.
Ce trait des renseignements trompeurs au sujet d'une date se trouve aussi dans
des variantes russes du second thème, citées par Gr.-N. Potanine. Ainsi le pope dit
qu'il a vu passer les jeunes gens quand l'église se construisait. (W.-R.-S. Ralston,
dans ses Russian Folk-tales, Londres, 1873, p. 130, donne un de ces contes tout au
long.)
(2) Théodore Pavie, Etude sur le Si-Yéou-tching, roman bouddhique chinois
(Journal Asiatique, année 1857, 2^ semestre, p. 359 etsuiv.).
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 591
entre ses dents. Aussi serai-je sur mes gardes, et je vais commencer par don-
ner des coups de poing dans les fenêtres et des coups de pied dans les bat-
tants de la porte. »
En l'entendant, le Singe a grand peur : « Ces portes sont mes dents, se
dit-il ; ces fenêtres sont les prunelles de mes yeux. S'il me casse les dents,
s'il me crève les yeux, que deviendrai-je ? » Il fait donc un bond de tigre
et disparaît dans l'espace.
Ce qui est intéressant à relever, c'est que ce récit, — qui, par son
origine, nous ramène à l'Inde, — juxtapose les deux thèmes de la
poursuite. Nouvelle preuve de l'affinité des deux thèmes.
Rien de plus contraire à notre goût occidental que la manière
tout indienne dont se fait, membre par membre, queue comprise,
— cette queue qui trahit, — la transformation du Singe en petit
temple. Dans nos contes européens, la transformation si fréquente
d'un des poursuivis en chapelle se fait en un instant, et elle est
expédiée d'un mot.
Un troisième type de poursuite avec transformations est venu
aussi, mais très rarement, s'intercaler dans le conte du Magicien
et son apprenti. Il ne s'agit plus là de transtormations de personnes
mais de transformations de choses, d'objets qu'en s'enfuyant le
poursuivi jette derrière lui. Ces objets jetés, — nous l'avons dit
ailleurs (1), — sont, le plus souvent, symboliques : un peigne, une
brosse, jetés, deviennent une épaisse forêt ; une picn*c, une mon-
tagne ; un miroir, un lac, et l'être malfaisant qui poursuit, se trouve
retardé dans sa course et finalement arrêté, quand il ne périt pas
dans l'eau qu'il veut traverser (2).
Le conte grec de l'île de Syra, tant de lois cité, a cette intcrcala-
tion, entre le séjour du jeune prince chez le démon et son arrivée
chez la bonne vieille par laquelle il se fait vendre, transformé en
mulet, puis en maison de bains :
Quand le jeune prince sait par cœur tout le livre du démon, il prend,
« comme le livre le prescrit », une assiette de sel, un morceau de savon et
un peigne, et, après avoir dépendu la princesse, sa conseillère, que le démon
(1) Fantaisies hihlico-mytholo giques d'un chef d'école. M. Edouard Stucken et le
folk-lore (Revue biblique internationale des Dominicains de Jérusalem, janvier 1905,
pp. 33-35 ; pp. 193-195 du présent volume).
(2) Voir sur ce thème les remarques de notre conte de Lorraine, n° 12 (I, pp.
138-139, 141, 152-154). Une longue liste détaillée de ces transformations et des
contes où on les rencontre a été donnée, dans la Revue des Traditions populaires,
par M. A. de Cock, et complétée par M. Victor Chauvin (année 1901, pp. 223-231,
537-538).
592 ÉTUDES FOLKLORIQUES
a pendue par les cheveux, il la transforme en jument, et s'enfuit sur elle,
bride abattue. Dès que le démon s'aperçoit de la disparition des deux jeunes
gens, il se change en nuage et se lance à leur poursuite. Alors le prince jette
l'assiette de sel, et il se produit un grand feu avec épaisse fumée, ce qui
retarde le nuage. Puis, le savon étant jeté, un large fleuve se trouve derrière
les fugitifs. Enfin, le prince jette le peigne, et un grand marais s'étend là en
un instant ; le démon, qui s'est changé en sanglier, va s'y rouler, et les fugi-
tifs lui échappent.
Cet exemplaire du troisième type de la poursuite est altéré par
endroit : ainsi le peigne correspond mal à un marais. Mais, en somme,
l'idée principale demeure visible. Dans deux autres contes, où s'est
faite aussi l'intercalation de ce troisième type, l'altération est bien
autrement grande, et, chose curieuse, elle est la même, ici et là,
en Styrie et dans la Basse-Bretagne.
Dans le conte allemand de Styrie (§ 7), le jeune homme, qui est
au service du magicien, s'enfuit sur un cheval qu'il a trouvé dans
l'écurie et qui est une « pauvre âme » attendant sa délivrance.
Sur le conseil de ce cheval, le jeune homme emporte la brosse, l'étrille
et le torchon de l'écurie. Quand il aperçoit le maître, lui donnant la chasse,
monté sur un coq, il jette la brosse ; le maître s'arrête à la ramasser, et le
jeune homme gagne ainsi de l'avance ; même chose avec les deux autres
objets.
Dans le conte bas-breton de Koadalan, les objets emportés de
l'écurie sont l'éponge, le bouchon de paille et l'étrille, et la jument
sur laquelle Koadalan s'enfuit est une princesse métamorphosée
par le magicien.
Le magicien ayant envoyé à la poursuite des fugitifs une meute de chiens,
Koadalan jette le bouchon de paille ; les chiens sautent dessus et courent le
porter au château. Arrive ensuite un nuage noir ; Koadalan jette l'étrille ;
le magicien alors descend du nuage et ramasse l'étrille qu'il va, lui aussi,
porter au château. Il en est de même quand le magicien envoie une bande
de corbeaux et que Koadalan jette l'éponge.
Est-ce spontanément c{ue cette altération bien caractérisée, — les
objets jetés ayant perdu tout caractère magique et étant ramassés
prosaïquement par le magicien ou par ses envoyés, — s'est produite
dans des pays séparés par dos centaines de lieueâ, comme Graz et
Plouaret ? On peut se le demander. Quoi qu'il en soit, dans le conte
styricn et dans le conte bas-breton, l'épisode de la poursuite et des
objets jetés est tombé au niveau de ce qu'il est devenu chez des peu-
ples à menlalilé basse, Zoulous, Malais de l'Ile Célèbes, vieux Japo-
nais, sauvages du Brésil, où les objets jetés sont également ramassés
en nature... Et encore ces objets ne .çont-ils pas aussi insignifiants
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 593
qu'un bouchon de paille ou un torchon ; car ce sont des objets
comestibles (graines de sésame chez les Zoulous et chez les Malais),
que ceux qui poursuivent s'arrêtent à ramasser et à manger (1).
Nous n'en avons pas fini avec les combinaisons de tous ces thèmes
apparentés. Dans un conte bas-breton (Luzel, II, p. 12-13), le troi-
sième type de la poursuite va se combiner avec le second.
Mabic s'enfuit de chez le magicien sur un petit cheval noir, après avoir
pris en croupe une princesse captive, et ernportant l'étrille et le bouchon
de paille de l'écurie. Poursuivi par le magicien, qui s'est changé en un gros
nuage, il dit à la princesse de jeter le bouchon de paille, et aussitôt une mon-
tagne avec une forêt dessus se dresse derrière eux. Le nuage s'y déchire,
mais finit par passer. Alors l'étrille est jetée. Et rétrille se change en une
belle chapelle, et Mabic devient un prêtre à l'autel, et la princesse et le
petit cheval noir deviennent une sainte et un saint dans leurs niches, des
deux côtés de l'autel. Le magicien est étonné de voir cette chapelle ; mais,
après s'être arrêté pour la regarder, il retourne chez lui.
Répétons-le sans cesse : les contes asiatico-européens ne sont pas
des enfants trouvés, nés à tout bout de champ ; ils forment des
familles, dont les diverses branches s'allient entre elles, et les vieux
conteurs, bien mieux que nous autres folkloristes, en ont senti d'ins-
tinct les affinités.
QUATRIÈME ET DERNIER ARTICLE
Première partie. Le conte du Magicien et son apprenti
— Chapitre troisième. Hors de l'Inde. — Section H. Les Contes litté-
raires,
A. Lîn conte du livre turc les Quarante Vizirs. — Un épisode d'un conte oral
indien du Pendjâl:).
B. L'épisode de Dame de Beauté dans YHistoifi du second Calender, des Mille
et une Nuits. ■ — Variations sur le thème primitif exécutées par l'auteur arabe.
C. Un conte d'un manuscrit gallois. — Les prétendues « traditions » celti-
ques.
D. Un conte d'un livre italien du xvi^ siècle.
E. L'histoire de Mestra dans les poètes grecs et dans Ovide. — La légende hellé-
nique est-elle la source du Magicien et son apprenti ?
• — Section III. Théodore Benfey et M. Joseph Bédier sur l'origine première de
notre conte.
— Seconde et dernière partie. Le- conte indien de « l'Artificieux
(1) Voir notre article de la Revue biblique, loc. cit. — Dans ce même article, nous
avons fait remarquer que les Grecs, ces artistes qui embellissaient tout ont donné,
dans le mj'the d'Atalante (avec leurs « pommes d'or »), quelque noblesse à ce sous-
thème très grossier des objets jetés. — Dans un conte russe de la collection Afa-
nasiev (Louis Léger, Recueil de contes populaires slaves, Paris, 1882, n° 27), la
femme qui poursuit s'arrête pour ramasser et regarder, d'abord un mouchoir
brodé, puis un foulard rouge, et enfin un miroir, objet qu'elle n'a jamais vu. (Le
miroir symbolique reste ici un simple miroir.)
38
594 ÉTUDES FOLKLORIQUES
YocHi ET LE Vétala ». — Commcnt ce conte a été remanié par les bouddhistes
dans la seconde moitié de l'Introduction cadre du Siddhi-Kùr.
— Conclusion.
A
UN CONTE DU LIVRE TUHC « LE ^ QUARANTE VIZIRS »
h' Histoire desQiiaranle Vizirs est un des principaux ouvrages d'ima-
gination de la littérature turque. La plus ancienne recension connue
date du milieu du xv^ siècle de notre ère ; elle est dédiée au sultan
Mourâd II, qui régna de 1421 à 1451 et fut le père de Mahomet II, le
conquérant de Constantinople. Dans cette dédicace, l'auteur,
Sheykh-Zâdeh, parle d'un original arabe « dépourvu d'élégance et
d'ornements du style », auquel il a su donner une vraie « parure de
fiancée » ; mais malheureusement, cette forme plus ancienne du livre
a disparu ; selon toute vraisemblance, elle se rattachait à l'Inde,
peut-être par un intermédiaire persan (1).
Quoi qu'il en soit, le livre turc, rédigé au plus tard vers l'an 1450
de notre ère, contient notre conte du Magicien et son apprenti (2) :
Une femme a un fils qui est un propre-à-rien. Comme elle lui dit, un jour,
de se décider pour un métier, il se fait conduire par elle au bazar, et, voyant
un géomancien opérer, il entre chez lui en apprentissage. Au bout de quel-
ques jours, le maître, qui a commencé à enseigner au jeune homme les prin-
cipes de la géomancie, se change en bélier et dit à son apprenti de l'aller
vendre, mais de ne pas livrer la corde. Le jeune homme suit ces instructions,
et, le soir, le maître est rentré à la maison. Quelque temps après, le maître se
transforme en cheval, et le jeune homme le vend, sans donner la têtière
à l'acheteur ; mais, cette fois, après avoir touché le prix, il s'en retourne
chez sa mère.
Là, il se change en pigeon, que la mère doit vendre, mais sans donner
« sa clef » (give not my ticy). Bientôt le pigeon, un pigeon qui parle très bien,
devient l'entretien de la ville. Le maître, étant venu voir cette merveille,
reconnaît son apprenti. Il donne à la mère le prix qu'ehe demande, et il y
ajoute encore pour avoir la clef. La mère se laisse gagner ; mais, au moment
de passer aux mains du maître, la clef tombe par terre et devient un pigeon
qui s'envole ; le maître, lui, devient un épervier et se met à la poursuite
du pigeon. Au moment d'être pris, celui-ci devient une belle rose rouge, qui
tombe aux pieds du roi, a.ssis en plein air. Le roi s'étonne : « Que veut dire
une rose, hors de la saison ? » Et il la ramasse. Alors, le maître devient
un musicien qui, la mandoline en main, se présente devant le roi, et il chante
d'une façon si douce et si charmante, que le roi lui dit : « Que désires-tu
de moi ? — Ce que je désire, c'est la rose qui est dans ta main. — La rose
me vient de Dieu, dit le roi ; demande autre chose. » Le musicien chante de
(1) Pour la date du livre turc, voir la préface de feu E.-.I.-W. Gibb à sa traduc-
tion anglaise, The History of the Forty Viziers (Londres, 1886).
(2) Gibb, n° 46.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 595
nouveau et réitère sa requête. Cette fois, le roi avance la main pour donner
la rose, quand la rose tombe par terre et devient du millet. Alors, le musi-
cien devient un coq, qui picote le millet. Un seul grain reste, caché sous
le genou du roi (probablement assis « à la turque ») ; ce grain devient un
homme, qui saisit le coq et lui tord le cou.
C'est d'après une édition des Quarante vizirs imprimée à Constan-
tinople, que E. J. W. Giljb a fait sa traduction. Le passage bizarre
du pigeon et de « sa clef » est évidemment le résultat d'une altéra-
tion. Nous avons vu plus haut (§ 8, A, c), dans un conte turc oral,
dérivant très certainement de celui des Quarante Vizirs, le jeune
homme se transformer en maison de bains, après avoir recommandé
à sa mère de ne pas donner la ctef à l'acheteur, ce qui, pour le coup
devient intelligible. Le conte oral reflète ici une autre recension du
livre, laquelle, en 1851, a été traduite en allemand par W. Fr. Adolf
Behrnauer, et dont ce passage a été cité par R. Kœhler (1).
Nous avons déjà fait remarquer ci-dessus que, seul avec le conte
oral indien des Santals, le conte des Quarante Vizirs présente l'épi-
sode des transformations s'opérant cfiez le magicien lui-même et à
son profit. Mais il y a une différence entre les deux contes : dans
le conte indien, c'est le maître qui transforme son apprenti en bœuf
à vendre ; dans le livre turc, au contraire, c'est le maître qui se fait
conduire au marché sous forme de bélier ou de cheval. Il semble
qu'il y ait là quelque chose de moins naturel ; mais peut-être a-t-on
voulu rattacher plus étroitement cet épisode préliminaire au corps
même du conte : ayant en poche l'argent de la vente et, de plus, se
sentant en possession du secret des transformations qui lui permet-
tra de gagner gros, l'apprenti s'empresse de quitter son maître et
provoque ainsi la colère de ce dernier et son désir de vengeance.
Outre la transformation du héros en maison de bains, le conte
turc a d'autres traits intéressants : la transformation en rose qui
vient tomber aux pieds du roi, et la scène du musicien. Cette rose,
ce musicien, nous allons les rencontrer dans un conte indien du
Pendjab, que, plus haut (chap. 2, B, d), nous nous sommes ré-
servé d'étudier dans la partie de ce travail (celle-ci) où ces deux
traits peuvent prendre toute leur valeur.
(1) Voir R. Koehler, Kleinere Schriftcn, I, p. 139. — La traduction de Behrnauer
ne se trouve pas à la Bibliothèque Nationale.
596 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Dans ce conte indien, — qui a été raconté à une dame anglaise
par « un enfant musulman, originaire du Pendjab » (1), — une prin-
cesse et son mari sont au moment d'être dévorés par un prétendu
brahmane qui, en réalité, est un glioûl, quand la princesse se souvient
qu'un mystérieux protecteur, « Messire Bourdon » [Mîyân Bhûngâ,
en pendjâltî). a donné aux deux jeunes gens un poil de sa barbe,
pour qu'ils le brûlent en cas de danger. Elle le brûle, et aussitôt
accourt à travers les airs le petit vieux, haut d'un empan et dont
la barbe est plus longue que lui-même.
Dès que le ghoùl l'aperçut, il se changea en pluie torrentielle ; Messire
Bourdon, en ouragan qui chassa la pluie. Alors, le ghoùl se changea en pigeon
et Messire Bourdon, sous forme d'épervier, le poursuivit de si près que le
pigeon eut tout juste le temps de se changer en une rose et de se laisser
tomber sur les genoux de Râdjà Indra (le dieu Indra) qui, dans sa cour
céleste, écoutait chanter des bayadères. Alors Messire Bourdon, prompt
comme la pensée, se changea en vieux musicien, et, saisissant une guitare,
il joua et chanta si merveilleusement que Râdjà Indra lui dit : « Que te
donnerai-je pour ta récompense ? Dis ce que tu demandes, et tu l'auras. —
Je ne demande que la rose qui est sur tes genoux, » dit Messire Bourdon.
— « Tu aurais mieux fait de demander autre chose, » dit Râdjà Indra ; « ce
n'est qu'une rose, mais elle est tombée du ciel (2). Néanmoins, elle est à toi. »
En disant ces mots, il jeta la rose au musicien, et voilà que les pétales de
la rose se détachent et se dispersent par terre. Messire Bourdon se met à les
ramasser ; mais un pétale lui échappe et se change en souris. Aussitôt,
Messire Bourdon se change en chat, qui attrape la souris et l'avale.
Ce conte pendjâbî, bien que raconté par un petit musulman,
reflète très bien, comme on voit, avec son Râdjâ Indra, la mytholo-
gie hindoue des conteurs primitifs.
Si. pour la lutte de transformations, on le compare avec les
autres contes indiens et, en général, avec tous les contes qui ont
cet épisode, on remarquera que les rôles des deux antagonistes sont
intervertis. Le musicien qui demande la rose au dieu Indra, n'est
pas, comme dans le conte turc et dans les autres contes, le person-
nage malfaisant (car c'est ce dernier qui est devenu la rose) ; c'est
un personnage bienfaisant, un protecteur d'innocents menacés.
(1) Mrs. F.-A. Steel et R.-C. Temple, U'ide Auake Siories (Bombay, 188'i), p. 5
et suiv., pp. 313 et 349.
(2) Comparer non seulement le passnge corrrespondant des Quarante Vizirs, mais
aussi celui du conte serbe de Bosnie, déjà plusieurs fois cité : « Non, non, pour rien au
monde, je ne le donnerai (le bouquet), dit la princesse ; ces fleurs me sont tombées du
ciel. »
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 597
L EPISODE DE DAME DE BEAUTE
DANS L'HISTOIRE DU SECOND CALENDER DES MILLE ET UNE NUITS
C'est aussi à titre de protectrice que, dans les Mille el une Nuils
(Histoire du Second Galender), la princesse magicienne Dame de
Beauté engage contre le mauvais génie, l'ifrîl, qui a transformé le
héros en singe, la lutte de transformations. Elle joue, comme Mes-
sire Bourdon et avec de bonnes intentions également, dans cet épi-
sode d'un conte différent du Magicien et son apprenli, le rôle agres-
sif qui, dans ce dernier conte, appartient toujours au méchant
magicien.
Dans l'épisode en question (1), le rédacteur arabe, qui a forte-
ment retravaillé le thème primitif, en a néanmoins gardé les prin-
cipaux éléments.
D'abord, lutte sur terre, dans le palais du roi, père de Dame
de Beauté : l'ifrît, changé en lion, est coupé en deux par la prin-
cesse, qui d'un de ses cheveux a fait un glaive; puis la tête du lion
devient un scorpion, et la princesse, un serpent. — Suit une lutte
dans Vair : le scorpion, changé en aigle, est poursuivi par le serpent,
changé en vautour. — Après quoi, nouveau combat sur terre entre
l'ifrît, devenu un chat noir, et Dame de Beauté devenue un loup.
Le chat, se voyant vaincu, se transforme en une grosse grenade,
qui, après s'être élevée dans l'air, vient se briser sur le pavé de la
cour du palais, en éparpillant ses graines. Le loup, devenu coq,
les avale toutes ,sauf une, qui s'est cachée sous le rebord du bassin
au milieu de la cour. Le coq finit par la découvrir ; mais elle saute
dans l'eau du bassin, où elle se change en poisson ; le coq devient
alors un gros poisson, qui donne la chasse à l'autre. — A cette
poursuite dans Veau succède une dernière transformation de l'ifrît,
lequel se fait flamme, et la princesse aussi. Finalement", des deux
combattants il ne reste que deux tas de cendres.
Telles sont les variations que l'écrivain des Mille el une Nuils
exécute sur le thème des transformations de combat. Bien évidem-
ment ce n'est point par l'intermédiaire de ces variations que le thème
pur est arrivé chez tous les peuples, arabes et autres, où nous le ren-
controns ; bien évidemment aussi, ce qui constitue le conte du
Magicien et son apprenti, c'est-à-dire la combinaison du thème des
(1) Galland, 50«-52e Nuits. — Henning, 14» Nuit.
598 ÉTUDES FOLKLORIQUES
transformations de conil)at avec tels et tels autres thèmes carac-
téristiques, ne peut provenir de l'épisode des Mille el une Nuils ; car
cet épisode n'a pas même un seul de ces autres thèmes.
C
UN CONTK d'un MANUSCRIT GALLOIS
En 1849, lady Ch?rlotte Guest traduisait, d'après des manuscrits
peu anciens en langue galloise, une prétendue tradition celtique se
rapportant au « barde « Taliesin, qui aurait vécu dans le pays de
Galles, au septième siècle de notre ère (1). Voici l'introduction de
cette histoire :
La magicienne Kéridwen, après avoir consulté les livres de Fferyllt et leurs
formules, met sur le feu une « chaudière d'Inspiration et de Science » (a caul-
dron of Inspiration and Science), qui devra donnera son fils la connaissance
des « mystères du futur état du monde ». Il faut que la chaudière bouille
pendant un an et un jour « jusqu'à ce que trois bienheureuses gouttes (three
blessed drops) soient obtenues par la grâce de l'inspiration ». Or, le moment
venu, les trois gouttes brûlantes sautent sur le doigt d'un jeune homme,
Gwion Bach, chargé de remuer le contenu de la chaudière : il porte vivement
son doigt à sa bouche, et aussitôt, il acquiert la prévision de toute chose
à venir ; il voit notamment qu'il doit se tenir en garde contre les artifices
de Kéridwen,
La magicienne rentre à la maison : « C'est Gwion Bach qui m'a volée. » Et
elle se lance à sa poursuite. Le jeune homme alors, se change en lièvre ;
Kéridwen en lévrier. Puis, arrivant au bord d'une rivière, le lièvre devient
poisson ; le lévrier, loutre. De l'eau, Gwion s'envole dans les airs sous forme
d'oiseau, et, pourchassé par Kéridwen transformée en épervier, il va être
pris, quand il aperçoit un tas de blé sur une aire à battre ; vite, il se laisse
tomber au milieu de ce tas et devient un grain de blé. Kéridwen se change en
poule, et, grattant, grattant, elle découvre le grain de blé et l'avale.
Et, dit l'histoire, elle le porta neuf mois et, quand l'enfant vint au monde,
elle n'eut pas le cœur de le tuer. Elle le mit dans un sac de cuir, qu'elle jeta
dans la mer, à la garde de Dieu. Et l'enfant devint le fameux barde Taliesin.
Un érudit allemand non sans mérite, feu Albert Schulz, connu
sous le pseudonyme de San-Marie, s'est occupé de cette prétendue
« tradition » celtique, dans laquelle il voit avec raison (comme
dans d'autres « traditions » soi-disant nationales des Gallois) non
point un « trésor du passé » venant « enrichir la littérature natio-
nale », mais l'œuvre de faiseurs « qui, pour se mettre en crédit
auprès des masses, donnent à des idées nouvelles un vénérable vête-
il) Lady Charlotte Guest, The Mabinogion (Londres, 1838-1849), tome III,
p. .357. — Le seul manuscrit daté que mentionne lady Guest pour l'histoire de
Taliesin est de 1758.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 599
ment antique ». Il signalait, en 1853, l'histoire de Kéridwen comme
« correspondant exactement [entspricht genaii) » à cette histoire
de Dame de Beauté que nous venons d'examiner. « L'imitation,
dit-il, est élonnament fidèle (ûberraschend ireii). » Et il insistait
notamment sur ce trait , que, dans les deux récits, c'est une magi-
cienne qui poursuit un magicien, l'ifrît, dans le récit arabe, le magi-
cien tout frais émoulu Gwion Bach, dans le réiit gallois (1).
L'observation est exacte ; mais il faut bien dire qu'elle n'a pas
grande importance. San-Marte, en effet, n'a pas remarqué que la
magicienne galloise et la magicienne arabe sont des personnages à
l'antipode l'un de l'autre : la magicienne du conte gallois est un
personnage malfaisant, analogue au personnage malfaisant de tous
les contes de cette famille ; h magicienne des Mille et une Nuits, au
contraire, est un personnage bienfaisant, secourable, trait extrême-
ment rare, que, répétons-le, nous n'avons rencontré, en dehors des
Mille el une Nuits, que dans un conte indien du Pendjab.
Et il n'y a pas que cette différence à signaler entre l'histoire de
Kéridwen et celle de Dame de Beauté. La succession des transfor-
mations, dans le conte gfUois, est à peu près la succession habi-
tuelle : lièvre et lévrier, poisson et loutre, oiseau et épervier, grain
de blé et coq. Dans les Mille et une Nuits, l'ordre n'est pas suivi ;
ainsi, le rédacteur arabe met après les transformations en grain de
grenade et coq les transformations en poissons. De plus, la fin tra-
gique simultanée des deux combattants est spéciale au conte arabe,
comme la re-naissance de Gwion l'est au conte gallois (2).
Ce n'est donc évidemment pas aux Mille et une Nuits que l'écri-
vain gallois a emprunté les éléments de son histoire de Kéridwen.
Si, au lieu de se contenter de rapprochements superficiels et trom-
peurs, on va au fond des choses (ce que San-Marte ne pouvait guère
faire en 1853, faute de documents), un détail du conte gallois, le
détail du tas de blé, nous permettra, croyons-nous, une conjecture
très vraisemblable sur la source de ce conte.
Dans plusieurs contes de langue celtique, cités plus haut (Chap. 3^,
SecHon I, § 8, B, d), — deux contes bretons bien conservés et un
conte irlandais facile à reconstituer. — la bague qui, là comme
ailleurs, est le héros métamorphosé, va, en tombant, se perdre
dans un gros tas de blé, où elle devient un grain, comme l'oiseau qui
est Gwion. Cette rencontre, pour un trait aussi particulier, aussi
(1) San-Marte (A. Schuh), Die Sagen von Merlin (Halle, 1853), p. 259.
(2) Au sujet de ce thème de la re-naissance, voir notre étude sur le Conte égyptien
des Deux frères, dans nos Contes populaires de Lorraine (I, p. LVII et suiv.).
600 ÉTUDES FOLKLORIQUES
rare, entre le conte littéraire gallois et les contes oraux de langue cel-
tique, n'autorise-t-elle pas à supposer ^jue l'écrivain gallois a pris
tout bonnement pour l'arranger à sa façon, un conte oral de ce genre,
se racontant dans son pays même, en pays celtique ?
Personne, nous l'espérons, ne prétendra que le conte de Kéridwen,
avec sa « chaudière de l'Inspiration et de la Science », sa re-nais-
sance du héros, etc., soit, par rapport aux contes de la famille du
Magicien et son apprenti, autre chose qu'un arrangement, parfois
assez pédantesque.
D
UN CONTE d'un livre ITALIEN AU XVI^ SIÈCLE
Vers le milieu du xvi^ siècle, en Italie, un conte, non plus altéré
ou arrangé, mais reproduisant une bonne forme du Magicien ei son
apprenti, était inséré dans les Piacevoli Notti de Straparola (VIII, 4) :
Dans la ville de Messine, un tailleur, Maître Lattanzio, qui exerce en secret
la nécromancie, prend dans son atelier comme apprenti, le jeune Dionigi,
fils d'un pauvre homme. Un jour, Dionigi, qui, jusqu'alors prenait goût au
métier, voit par la fente d'une porte son maître, occupé à faire de la nécro-
mancie ; depuis ce moment, il ne pense plus qu'à observer Lattanzio ; il
devient paresseux et paraît incapable de rien apprendre du métier de tail-
leur ; mais, en fait, il devient grand magicien.
Son père étant venu le reprendre, Dionigi, peu après sa rentrée à la mai-
son, se change en cheval et dit à son père d'aller le vendre à la foire en se
réservant la bride. L'acheteur, c'est Lattanzio, et il fait si bien que la bride
lui est livrée. Alors commence pour le cheval, constamment maltraité,
une vie misérable. Les deux filles de Lattanzio, par pitié, le conduisent, un
jour, boire à la rivière. Alors le cheval se change en poisson, et, poursuivi
par le maître, changé en thon, il sort de l'eau sous la forme d'un anneau
orné d'un précieux rubis et saute dans le panier d'une des demoiselles
d'honneur de la fille du roi, qui s'amuse à ramasser de beaux petits cailloux
pour la princesse. Celle-ci trouve l'anneau dans le panier, et, pendant la
nuit, l'anneau reprend la forme humaine et raconte toute l'histoire à la
princesse.
Or, il advient que le roi tombe gravement malade, et aucun médecin ne
peut le guérir. Lattanzio, habillé en médecin, se présente au palais et pro-
met au roi la guérison : comme récompense, il ne demandejque l'anneau
qui est en possession de la princesse. Le roi recouvre la santé, et la princesse,
après beaucoup de résistance, est obhgée de donner l'anneau ; elle le lance
contre un mur. Aussitôt, l'anneau devient une grenade qui s'ouvre et répand
ses grains par terre. Lattanzio devient un coq, qui pique les grains ; mais
un de ces grains lui a échappé et devient un renard qui étrangle le coq.
Un détail particulier distingue ce vieux conte italien de la plu-
part des contes oraux actuels de l'Europe occidentale ; c'est le trait
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 601
de l'anneau saulanl hors de l'eau et arrivant ainsi aux mains d'une
princesse. En dehors des contes provenant de l'Europe orientale,
Russie, Bulgarie, Banat hongrois, nous n'avons, jusqu'à présent
(voir plus haut, Chap. 3^, Section I, § 6) rencontré ce trait que
dans un conte toscan n'appartenant pas à la branche de cette famille
de contes dans laquelle doit se placer le conte de Straperola (rappe-
lons que le trait de la princesse au bord de l'eau se trouve dans
l'Inde).
Naturellement, il est impossiljle de savoir si la variante que Stra-
parola a mise par écrit, a été recueillie 'par lui dans l'Italie même
où si elle lui est arrivée de l'Orient.
Quant au déguisement du magicien en médecin, il figure, on le
sait, dans divers contes oraux, tant de l'Europe occidentale (à com-
mencer par notre conte inédit du Velay) que de l'Europe orientale.
Les différences entre tous ces contes, d'un côté, et le conte de Stra-
parola, de l'autre, sont si nombreuses que toute idée d'emprunt
au livre italien doit être écartée.
E
l'histoire de MESTRA dans les poètes grecs et dans OVIDE
Les Grecs, — les Grecs d'autrefois, — et les Latins ont-ils connu
le conte du Magicien el son apprenti ? On l'a dit, et c'est ce qu'il nous
reste à examiner.
La question a été posée pour la première fois, si nous ne nous
trompons, dans la revue Germania,en 1865, par le philologue Karl
Schenkl (1) ; elle a été reprise, vingt-cinq ans plus tard, avec de
longs développements, par M. Th. Zielinski dans la revue Philolo-
gus (2).
C'est un récit des Métamorphoses d'Ovide (3) que les deux érudits
comparent avec notre conte du Magicien et son apprenti, — non pas
avec tout l'ensemble du conte, mais avec l'épisode du jeune homme
se changeant en animal et se faisant vendre, sous cette forme, par
son père, puis reprenant sa forme naturelle et revenant à la mai-
son :
Erysichthon a coupé un bois sacré de Cérès, et la déesse l'a puni de ce
sacrilège en le condamnant à souffrir constamment d'une faim insatiable ;
il a dévoré ainsi tous ses biens. Une fille lui reste, Mestra (ou Mnestra) ; il
(1) Tome X, p. 342.
(2) Année 1891, pp. 137-162.
(3) VIII, V. 847etsuiv.
602 ÉTUDES FOLKLORIQUES
la vend aussi ; mais, tandis qu'avec l'acheteur, elle longe la mer, elle invoque
Neptune, et aussitôt le dieu la change en pêcheur à la ligne.
...formanique novat, vultumque virilein
Induit, et cultus pisces capientibus aptos.
L'acheteur ne la voyant plus, interroge le pêcheur, lequel répond qu'il
n'a pas détourné les yeux de son hameçon et que personne autre que lui ne
s'est trouvé sur le rivage. L'acheteur s'étant éloigné, Mestra reprend sa
première forme et revient chez son père. Celui-ci, remarquant que sa fille
a le don de se transformer (transjonnia corpora), la vend chaque fois qu'il
a besoin d'argent, et, chaque fois, elle s'échappe sous forme de cavale, d'oi-
seau, de génisse, de cerf, et revient à la maison.
Nunc equa, nunc aies, modo bos, modo cervus abibat.
Ce qui n'empêche pas Erysichthon de finir par se dévorer lui-même, mem-
bre par membre.
Avant Ovide, plusieurs poètes grecs avaient parlé de cette his-
toire. Le trait de la faim insatiable est dans Callimaquc (né en
320 avant notre ère) ; mais Erysichthon n'est pas donné comme
ayant une fille ; il mendie. — Dans Lycophron (né vers 270), il est
le père d'une fille, un «renard» pour la ruse (êasaapaç XajjL-Kpc'jpîSoç)
qui prend toute espèce de torme (TcavTGiJ.<5pî>cu) et subvient chaque
jour à la faim dévorante de son père (êo'jzeivav.... ày.p.aîav 7:iTp5ç).
— Dans Nicandre (vers l'an 140, toujours avant notre ère), vendue
comme femme, Hypermnestra (c'est ici son nom) revient sous forme
d'homme près de son père, à qui elle fournit la nourriture (1).
Evidemment, ces poètes grecs font allusion à une histoire sup-
posée connue ; ce qu'il y a de plus précis, c'est, dans Nicandre, ce
changement de femme en homme, qui ferait supposer un épisode
analogue à l'épisode du pêcheur à la ligne dans Ovide.
Le scoliaste de Lycophron (2), qui résume toute l'histoire d'Ery-
sichthon, à partir du moment où celui-ci abat le bois sacré de Deme-
ter, ne nous éclaire pas beaucoup au sujet des transformations.
Mestra est « une magicienne (çxpf^.r/.iç), qui se changeait en toute
espèce d'animal ». Son père « la vendait chaque jour, et il se nourris-
sait du prix de la vente » ; elle ,« de son côté, changeait de forme et,
s 'enfuyant, reven?it chez son père ». — A quel moment se changeait-
elle en animal ? Il semble bien que ce soit, comme dans Ovide, au
moment de s'enfuir de chez l'acheteur, et que les expressions « la
(1) Pour Callimaque et Lycophron, voir dans le Lexikon der griecliischen und
rœmischen Mythologie de Roscher, v° Erysichthon, l'article de M. Otto Crusius, et
aussi l'édition Teubner de V Alexandra de Lycophron (v. 1393 et suiv.).
(2) Scholia vetera ad I.ycophronis Alexandram (dans l'édition Teubner de Lyco-
phron), au vers 1393.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 603
vendait » (âTrirpaaxe ^àp a'jTr,v) doivent s'entendre, toujours comme
dans Ovide, d'une vente de la jeune fille non transformée.
En réalité, le texte d'Ovide est le seul qui soit clair, et les sup-
positions que l'on peut faire en dehors de ce texte n'ont pas grande
valeur. On en a fait pourtant, et de très risquées, par exemple quand
M. Zielinski dit qu'Ovide n'a pas donné la forme primitive du
« conte li('lléni([ue », qui devait contenir « un motif analogue à l'arti-
fice de la bride » (ein der Zaumlisi analoges Moliv). En effet, — sui-
vez bien ce raisonnement, — Ovide, qui n'a rien raconté de Mestra
que ses transformations, l'appelle 1' « épouse d'Autolycus » (Autolyci
conjux). « Si l'on combine ce qu'on sait de Mestra et d'Autolycus,
(' il en résulte que le dernier acheteur, l'acheteur définitif de Mes-
« tra (der endgïillige Kœufer der Mesira) a été Autolycus. » Comme
c'était un malin (er, der listenreiche ) « il a dû découvrir facilement
« (leichl) la nature de cet enchantement qui ramenait toujours la
« jeune fille à son père ». Il a donc pu ainsi l'empêcher de s'échapper
de sa maison à lui, et c'est ainsi qu'il est devenu le gendre d'Erysich-
thon « bien malgré celui-ci », lequel, n'ayant plus sa fille à vendre
quotidiennement, en a été réduit à se dévorer lui-même.
A la suite de ces « combinaisons » ultra-ingénieuses vient cette
réflexion du combinateur lui-même : « Il est très regrettable (sehr
« zu bedauern) qu'au sujet des relations d'Autolycus avec Mestra
« nous soyons si complètement dépourvus de renseignements (dass
« ivir... so gar keine Kiinde haben). »... Très regrettable, en effet,
mais M. Zielinski y supplée de son crû.
En définitive, — et M. Zielinski le reconnaît lui-même (p. 153),
— dans le Magicien el son apprenti, le héros est vendu sous forme
d'animal et revient à la maison sous sa forme naturelle ; dans le
récit d'Ovide, Mestra est vendue sous sa forme naturelle et s'échappe
sous forme d'animal.
C'est là ce que Karl Schenckl appelait (toc. cil.) « un trait absolu-
ment semblable (ein ganz œlinlicher Zug) » dans les deux récits.
Supposons que l'histoire de la vente dans Mestra soit en réalité
« absolument semblable » à ce qu'elle est dans le Magicien et son
apprenti, aurait-on le droit d'en conclure que le Magicien et son
apprenti se trouvait tout entier, avec ses traits et épisodes caracté-
ristiques, dans la littérature ou, si l'on veut, dans le folklore de
l'antiquité ?
604 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Une première observation à taire, c'est que l'épisode de la vente
pourrait parfaitement être supprimé des contes du type du Magi-
cien el son apprenti, sans que ces contes cessent de posséder les élé-
ments véritablement constitutifs de ce type. Et, de fait, cet épi-
sode, — qui, en réalité, n'a d'autre utilité dans l'ensemble que de
remettre sous la puissance du maître l'apprenti échappé, — fait
défaut dans le conte gallois de Kéridwen que nous venons d'étudier.
C'est pourtant l'existence de cet épisode de la vente dans le conte
mongol ou plutôt mongolo-indien du Siddlii-Kûr, qui amène
M. Zielinski à déclarer (p. 150) que rien ne s'oppose à ce qu'on
admette pour ce conte, — et. par suite, pour tous les contes du type
du Magicien el son apprenti, — une « origine hellénique ».
Il faut serrer les choses de plus près. Quand bien même l'épisode
de la vente, — tel que le présentent les contes indiens et asiatico-
curopéens du type du Magicien et son apprenti, — serait d'origine
hellénique, il ne s'ensuivrait pas du tout que les autres éléments de
ces contes seraient helléniques aussi ; rien absolument ne le prouve.
Et quant à l'assemblage, à l'agencement de ces divers éléments,
duquel résulte ce type de conte, tout tend à nous persuader qu'il a
été fait dans l'Inde.
Que, dans cet assemblage, il soit entré des éléments de difîérentes
provenances^ la chose n'est pas impossible. En effet, si l'Inde a été
comme une grande fabrique de contes, — ce qui est, croyons-nous,
un fait historique, — on peut se demander quels matériaux y ont
été mis en œuvre. Parmi ces matériaux, s'en serait-il rencontré quel-
ques-uns qui, originairement seraient venus du dehors, tout tra-
vaillés déjà et parfois même tout assemblés, et qui, se trouvant ne
point faire disparate avec les produits de la maison, auraient été
employés, soit dans des combinaisons, soit à l'état isolé, puis réex-
portés avec les produits véritablement indigènes ; le tout, sous la
même marque de fabrique ? Cette possibilité, nous ne nous refusons
nullement à l'admettre.
Un des principaux adversaires de Benfey, du moins l'un de ceux
que l'on oppose le plus à Benfey. feu Edwin Rohde, l'auteur de
l'ouvrage très connu sur le Boman grec, n'est pas, au fond, si éloigné
de nous à ce sujet. Parlant d'une certaine légende occidentale
qui se serait peu à peu établie en Orient, il la montre sortant plus
tard de l'Inde, « ce grand lac dans lequel ont conflué tous les
fleuves de contes (dem grossen See, in welchen aile Strœme der
Fabulistik zusammenflossen) », et rentrant en Europe, où elle
reparait sous forme rajeunie dans un livre italien de nouvelles.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 605
« Née en Grèce, elle a donc été jetée de là en Orient, pour qu'enfin
« après bien des aventures elle revienne, tout à fait en étrangère,
« dans notre Occident par des voies mystérieuses. »
Par des voies mystérieuses ? Nous dirons, nous, par un des grands
courants historiques que nous avons tant de fois signalés comme
ayant charrié les contes de l'Inde à travers le monde (1).
SECTION III
THÉODORE BENFEY ET M. JOSEPH BÉDIER
SUR L'ORIGINE PREMIÈRE DE NOTRE CONTE
Dans la partie de son introduction au Panlchalanlra consacrée
au conte du Magicien et son apprenti (§ 167), Benfey cherche à
motiver, par l'examen du conte en lui-même, sa thèse de l'origine
bouddhique. « Ce combat de l'apprenti magicien contre les maîtres
« (dans le Siddfii-Kûr) seml)le, dit-il, procéder originairement des
« diverses luttes de magie ( Zauberksempfen ) entre les saints boud-
« dhistes et brahmanistes, que rapportent les légendes des Boud-
« dhistes. » Et Benfey renvoie notamment à une légende (le Prâ~
lihârya siitra), qu'Eugène Burnouf a traduite (2) :
Il y avait, du temps de Gautama (le Bouddha), « six maîtres (brahmanes)
qui ne savaient pas tout, mais qui s'imaginaient tout savoir » ; ils jalou-
saient Gautama. « Allons, se dirent-ils, lutter avec le Çramana (ascète) Gau-
tama dans l'art d'opérer, au moyen d'une puissance surnaturelle, des pro-
diges supérieurs à ce que l'homme peut faire. » Ils vont trouver le roi du Kô-
çala, qui fait construire un édifice pour que Gautarna y fasse ses prodiges ; les
auditeurs des six maîtres en font construire également un pour chacun d'eux.
Tout étant prêt, Gautama entre dans une méditation si intense, qu'une
flamme va mettre en feu l'édifice qui lui est destiné. Puis, le feu s'éteint
sans avoir rien brûlé. Alors, le roi dit aux maîtres : « Gautama vient d'opérer
un prodige ; opérez-en donc un aussi à votre tour. » Mais les maîtres répon-
dent : « O roi, il y a ici une foule immense de peuple ; comment sauras-tu
si le prodige est opéré par nous ou par le Çramana Gautama ? »
(1) Le passage cité d'Edwin Rohde se trouve dans un mémoire présenté au 30^
Congrès des Philologues allemands (Rostock, 1875) et reproduit,- avec quelques
additions, à la fin de la seconde édition du livre d'Edwin Rohde sur le Roman grec
{Der griechische Roman, 2'e Auflage. Leipzig, 1900) p. 600. — Au sujet du livre lui-
même, on peut faire remarquer que Rohde ne connaissait pas l'existence des romans
indiens, lesquels seraient, relativement à la forme, les prototypes du roman grec
à tiroirs. L'n indianiste distingué, M. Félix Lacôte, professeur à la Faculté des Let-
tres de Lyon, a posé dernièrement cette question toute nouvelle et l'a traitée avec
sa compétence spéciale (Sur l'origine indienne du roman grec, dans les Mélanges
Sylvain Levi, Paris, 1911).
(2) Eug. Burnouf, Introduction à Vhistoire du bjuldhisnie indien (f^ éd., Pari-,
1844), pp. 162 et suiv.
606 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Ils se dérobent de la même façon quand Gautama opère d'autres prodi-
ges de ce genre.
Ainsi, en fait, c'est le Bouddha seul qui opère des prodiges devant
le roi et devant le peuple ; les « maîtres » n'ont qu'une simple vel-
léité de lutter avec lui sur ce terrain. Où sont les « luttes de magie »
dont parle Benfey ? et quel rapport cette exhibition de prodiges,
quand même elle aurait lieu aussi du côté des six maitres, peut-
elle avoir avec le combat acharné, le duel vérital)!ement à mort
que, dans le conte, le magicien engage ù coups de transformations
contre son apprenti, et dans lequel il perd finalement la vie (1) ?
Nous n'avons donc rien à objecter quand M. Joseph Bédier, dans
son livre Les Fabliaux, rejette l'idée de Benfey, et se refuse à voir,
dans le Magicien el son apprenli, des « données bouddhiques » (2).
Mais, regardant les choses de haut et de loin, M. Bédier n'a pas
mis à nu ce qui est, en réalité, l'erreur de Benfey ; il censure, à
vrai dire, une thèse que Benfey n'a jamais soutenue.
Après avoir traduit, assez peu exactement, le passage de Benfey
que nous avons rapporté (3), M. Bédier procède à une exécution
sommaire : « On nous permettra, dit-il, de demeurer sceptique :
« le don de métamorphose est le privilège le plus élémentaire de
« tout sorcier, indien ou européen, et la Canidie d'Horace s'en se-
« rait fait un jeu. »
On nous permettra, à notre tour, de faire une petite remarque.
Benfey, dans le passage censuré, a parlé de « luttes de magie »
fZauberkœmpfe), et cela à propos des combats que se livrent, dans
le Magicien et son apprenti, deux personnages se métamorphosant,
prenant coup sur coup toute sorte de formes. Il n'a pas dit un mot
du « don de métamorphose », et jamais il n'a prétendu que l'idée
d'un pareil « don » serait une idée spécialement bouddhique ou,
si l'on veut, spécialement indienne. M . Bédier envoie donc sa Cani-
die enfoncer une porte ouverte.
(1) Benfey, qui renvoie en premier lieu au livre d'Eugène Burnouf, renvoie aussi
à un travail d'Anton Schiefner, Leben des Buddha, qui aurait été publié dans les
Mémoires de V Académie de Saint-Pétersbourg par divers sai'ants, 1851, VI, 260. —
Malgré toutes nos recherches, aidées de l'obligeant concours de bibliothécaires de
la Bibliothèque Nationale, il nous a été impossible de trouver cette Vie du Bouddha.
(2) l'c édition, 1893, p. 122.
(3) M. Bédier traduit le Zauherkœmpje (« luttes de magie ») de Benfey, par le
simple mot « conflits » ; ce qui fausse le sens général du passage cité.
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 607
Oui, Benfey s'est trompé ici, mais non de cette façon grossière :
on l'a vu. C'est d'une tout autre façon que trop souvent il exagère
le rôle du bouddhisme, dans l'histoire des contes asiatico-euro-
péens. Mais ce serait être souverainement injuste que de résumer
dans ces exagérations toute son œuvre : si l'on considère l'en-
semble de ses travaux, on peut dire que, dans les études folklo-
riques, l'action de Benfey a été scientifiquement bienfaisante ; elle
a déterminé une poussée en avant, une ardeur d'exploration, à la
fois entretenue et réglée par un plan de campagne qui, dans ses
lignes principales, est excellent. Reste la grande affaire, synthétiser
les résultats de toutes ces investigations ; c'est ici que notre rôle, à
nous autres Français, paraît tout indiqué : faisons constamment
appel à ce sens de Vordre, lucidus ordo, qui a si longtemps carac-
térisé notre race, et nous pourrons, à force de rapprochements
minutieusement exacts entre tant de documents recueillis parfois
sans qu'on en ait soupçonné l'importance, à force de classements
méthodiques, arriver à des groupements non point factices, m?is
nalurels, et alors, après avoir pris contact avec certains grands
faits historiques, établir solidement des conclusions qui, pour
plus d'un folkloriste, seront vraiment révélatrices.
SECONDE ET DERNIÈRE PARTIE
LE CONTE DE « L'ARTIFICIEUX YOGHI ET LE VÉTALA »
Nous avons, croyons-nous, examiné à peu près sous toutes ses
faces la première moitié de l'Introduction du Siddhi-Kûr, la seule
à laquelle Benfey attribuait de l'importance au point de vue de
la propagation des contes indiens vers notre Occident. Ce que
nous dirons de la seconde, aura son utilité en montrant que, pas
plus que la première, elle n'est bouddhique d'origine.
Cette seconde moitié de l'Introduction du livre mongol est un
arrangement de l' Introduction-cadre du livre indien la Vetâla-
pankhavinqali (les « Vingt-cinq [Récits] du Vétâla », sorte de Vam-
pire), rattachée tant bien que mal au conte du Magicien el son
apprenti. Il convient de donner d'abord le résumé du récit indien,
non encore arrangé à la bouddhique (1) :
(1) Nous avons déjà parlé de cette Introduction de la Vetâla-pantchavinçati dans
un précédent travail publié ici même, en 1910, Le Conte de « la Chaudière bouillante
et la Feinte maladresse », § 2.
608 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Un ascète mendiant, un yoght magicien, a besoin, pour ses incantations,
d'un cadavre qui est pendu à un certain arbre. L'intrépide roi Vikramâditya
promet par générosité à ce yoghi de lui procurer ce cadavre, entreprise
difficile, durant laquelle le roi ne doit pas prononcer une seule parole : autre-
ment, le cadavre lui échapperait et retournerait aussitôt à son arbre. A peine
Vikramâditya a-t-il chargé le cadavre sur ses épaules, qu'un vétâla, une
sorte de vampire qui s'est logé dans le corps du mort, se met à raconter
une histoire, à la fin de laquelle il adresse au roi une question se rapportant
au dénouement. Vikramâditya se laisse entraîner à répondre, et le cadavre
retourne à l'arbre. — Cette aventure se reproduit encore vingt-trois fois.
A la vingt-cinquième, Vikramâditya garde obstinément le silence, et le
charme est rompu.
Alors le vétala dit au roi que le yoghî veut le prendre, lui, Vikramâditya,
pour victime d'un sacrifice humain, et il lui indique le moyen de déjouer
ses mauvais desseins. Vikramâditya peut ainsi trancher au yoghî la tête
d'un coup de sabre.
Voici maintenant ce que cette Introduction-cadre est devenue
dans le Siddhi-Kûr (nous rappellerons que la première partie du
récit mongol s'est arrêtée au moment où les sept magiciens gisent
morts devant le Maître Nâgardjouna) :
En voyant les sept cadavres, le Maître est troublé dans son cœur, et il
dit au prince : « Pour protéger ta vie à toi seul, j'ai réussi à anéantir sept
vies : voilà une très mauvaise chose. » Le prince alors se déclare prêt, pour
expier la faute et témoigner sa reconnaissance envers le Maître, à exécuter
toutes les tâches que celui-ci voudra lui assigner. Le Maître lui dit : « S'il en
est ainsi, dans un frais bocage, au cimetière, se trouve Siddhi-Kùr (le « Mort
doué du siddhi », d'une vertu magique) ; au-dessus de la ceinture, il est d'or ;
au-dessous, d'émeraude, et sa tête est de nacre. Il faut, pour ta pénitence, que
tu l'apportes ici. Si tu y réussis, je pourrai, par son moyen, produire de l'or ;
les gens de Djamboudvîpa (l'Inde) pourront atteindre l'âge de mille ans et
parvenir à la plus haute perfection. »
Le Maître explique" au prince ce que celui-ci doit faire pour prendre Siddhi-
Kùr, qui, à l'arrivée du prince, grimpera sur un manguier. Grâce à ces ins-
tructions, le prince s'empare de Siddhi-Kùr, le met dans un sac que le Maître
lui a donné et, chargeant le sac sur ses épaules, il s'en retourne vers le Maître,
qui lui a bien recommandé de ne pas laisser échapper un mot en route. Il a
déjà marché bien des journées, quand Siddhi-Kùr lui dit : « La journée est
longue ; nous nous ennuierons ; raconte une histoire, ou, moi, j'en raconte-
rai une. » N'ayant pu tirer du prince autre chose qu'un signe de tète, Siddhi-
Kùr commence une histoire, et, à la fin, le prince fait de lui-même une
réflexion. Aussitôt Siddhi-Kùr se dégage du sac et s'enfuit. C'est seule-
ment après la vingt-troisième histoire qu'il est apporté au Maître Nâgard-
jouna.
On voit combien est affaibli, dans ce récit bouddhique, — avec
son homme d'or et de pierres précieuses remplaçant le cadavre
où s'est logé le vétâla, — le caractère étrange et macabre de la
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE 609
Vetâla-panlchavinçali. Cet homme d'or, du reste, n'est point par-
ticulier au Siddlii-Kûr, témoin, la variante suivante de l'introduction
du livre indien :
Le roi Vikramâditya a vaincu le Vétala Agni, qui faisait mourir, chaque
nuit, le roi qu'avaient choisi dans la journée les ministres du pays cl'Avantî,
et ce vétâla est devenu son ami. Or, un jour, un yoghî se présente devant
Vikramâditya et obtient du généreux roi que celui-ci soit son assistant
dans une cérémonie l'unèbre. Vikramâditya suit donc le yoghî au cimetière
où le yoghî lui dit d'apporter un mort qui est attaché dans un arbre. Le roi
monte sur l'arbre et coupe avec son glaive les liens du cadavre, qui tombe
sur le sol. A peine le roi est-il descendu, que le cadavre se retrouve sur l'arbre
dans la même position. Vikramâditya remonte sur l'arbre, prend le cadavre
et descend. En ce moment apparaît le Vétâla Agni, et « il fit au roi vingt-
cinq récits qui dissipèrent sa fatigue ». Après quoi, le vétâla révèle à Vikra-
mâditya que le yoghî est un grand magicien ; il veut offrir le roi en sacrifice
« pour gagner Vhomme d'or ». Ainsi averti, Vikramâditya tranche la tête du
yoghî. « A peine cette tête fut-elle coupée qu'un homme d'or apparut et
loua la majesté du roi. » Le roi prend l'homme d'or et retourne dans son
palais. « Par la faveur de cet homme d'or, il devient aussi riche que Kou-
vera (le dieu des riche.sses). »
Cette histoire fait partie d'un livre écrit dans un des dialectes
de l'Inde, le bengali, et qui, sous le titre de Balris Sinhasan, est
une version d'une des recensions d'un livre sanscrit de même titre,
la Sinhâsana-dwâlrinçika (les « Trente-deux [Récits] du Trône ») ;
elle est racontée par une des trente-deux statuettes entourant le
trône donné par le dieu Indra à Vikramâditya et retrouvé sous
terre par un de ses successeurs (1). Cette recension montre bien que,
dans le récit niongolo-indien, Siddhi-Kijr réunit en sa personne le
vétâla et « l'homme d'or ».
Nous ferons remarquer que, dans cette même recension, il n'y
a pas trace de bouddhisme (2).
(1) Léon Feer, Les Trente-Deux Récits du Trône (Paris, 1883), pp. 14-22.
(2) Un conte analogue a été versifié au xi^ siècle par Somadeva de Cachemire
dans son Kathâ Sarit Sâgara (V « Océan des Fleuves de contes ») où Vikramâditya
est secouru par le dieu Yichnou (traduction anglaise de C.-H. Tawney, Calcutta,
t. I, 1880, pp. 349 et suiv.). C'est ce dieu qui apparaît en songe au roi pour lui dire
de se méfier de l'ascète mendiant Prapantchabouddhi, à qui Vikramâditya a pro-
mis de prendre part à une incantation dans un cimetière ; c'est Vichnou aussi qui
indique au roi le moyen de tuer l'ascète. Quand le roi a tranché la tête de Prapan-
tchabouddhi, il entend dans les airs la voix du dieu Kouvera, qui l'applaudit. Le
dieu lui donne le pouvoir de s'envoler partout où il veut aller et lui fait présent, sur
sa demande, de cinq gigantesques statues cVhommes en or, indestructibles : si on leur
ciiupe un membre pour en employer l'or, ce membre repousse à l'instant.
3n
610 ÉTUDES FOLKLORIQUES
On pensera peut-être que c'est seultMuent daii> la version hnud-
dliicisée, mise en langue mongole, que s'est faite la combinaison
entre le thème du Magicien el son apprenti et le thème de V Artifi-
cieux yoghî et le vélâla ; car cette comltinaison est tout arbitraire, et
l'idée ne peut en être venue spontanément k deux, à dix conteurs
n'ayant aucune relation les uns avec les autres. Or cette môme com-
binaison se rencontre dans un conte oral indien, mais entre thèmes
non bouddhicisés, par conséquent sans le moindre Nâgardjouna ou
personnage analogue : elle existe dans le conte du Haut-Indus
dont nous avons donm"' ci-dessus ce (jui se rapporte au thème du
Magicien et son apprenti, et ce fait est la ]»reuve que les bouddhistes
Tont trouvée, déjà tout efTectuée, dans le répertoire des contes
indiens, où, plus que probablement, la forme (jue le combinateiir
primitif a donnée à son idée de réunir les deux thèmes, n'est pas
restée sans se modifier dans le cours des âges.
Dans notre résumé du conte du Haut-Indus (Première j)artie,
chap. 2, B, d), nous nous sommes arrêté à l'endroit où le fils du
brahmane, qui s'est changé en poisson et qui est en danger d'être
pris par le fakir son maître, changé en alligator, saute sur la rive
et, se transformant en moustique, va se cacher dans une des narines
d'un pendu.
Le fakir, avec un petit morceau d'argile molle, bouche les narines du
cadavre ; puis, pour plus de sûreté, il bande la tète avec un linge qu'il se
fait donner par un passant. Puis il va trouver un riche et généreux mar-
chand, nommé Ali, qui, à sa prière, lui promet de lui rendre service. Le
fakir lui dit alors : « Dans un certain endroit, il y a un cadavre pendu à un
arbre. Vas-y, coupe la corde et apporte-moi le corps. » Ali le Marchand, bien
que très ennuyé de cette commission, s'en va pendant la nuit à l'endroit
désigné. Il ne réussit pas d'abord dans son entreprise ; car le pendu lui
échappe plusieurs fois et va se rependre. Enfin, le fakir dit au marchand que
pour arriver à ses fins, il devra ne pas ouvrir la bouche, ne pas dire un mot,
quoi qu'il arrive.
Ali décroche donc le pendu, qui lui raconli- une histoire et provoque de
sa part des réflexions. Cette même scène se reproduit la nuit suivante. La
troisième nuit, le cadavre, avant de commencer une nouvelle histoire, dit
à Ali qu'il fait bien chaud et le prie de défaire soii bandeau et d'enlever
Targile de ses narines. Ali, dans sa simplicité, lui donne satisfaction. Aussi-
tôt le moustique s'échappe et redevient le fils du brahmane.
Le conte se termine comme il peut ; — car nous avons certai-
nement affaire ici à une forme altérée de la combinaison primi-
tive. — A la suite d'un défi du jeune homme au fakir, celui-ci se
LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE éli
Iransforiuc en ligrc, tt le jeune hom;ne en chèvre. Les gens du vil-
lage, prévenus par le brahmane et par son fils, se mettent aux aguets
et tirent sur le tigre ; ils le tuent, mais ils tuent aussi la chèvre.
A la différence du conte du Magicien et son apprenti, le conte du
Vélâla paraît ne pas avoir voyagé vers l'Occident, pas plus sous sa
bonne forme que sous sa forme bouddhicisée : il était trop bizarre.
CONCLUSION
Ainsi, contrairement à ce que croyait Benfey, le conte qui sert
d'introduction au Siddhi-Kûr mongol, n'est d'origine bouddhique,
ni pour sa première, ni pour sa seconde partie.
Contrairement à ce que Benfey croyait aussi, le Siddhi-Kûr
n'a joué aucun rôle dans la propagation du conte du Magicien et
son apprenti vers notre Occident.
Mais, à ces résultats négatifs, cette longue étude peut ajouter des
résultats parfaitement positifs : dans l'histoire des voyages de ce
conte du Magicien, tout nous reporte à l'Orient ; tout témoigne de
l'existence historique des courants qui, partant du grand « lac
indien », sont allés, de l'Est à l'Ouest, vers l'Asie occidentale, l'Afri-
que septentrionale, l'Europe, tandis que d'autres courants, partant
du même point, se dirigeaient vers le Nord (Chine, Til)et, Mon-
golie) et vers l'Est (Indo-Chine et Indonésie).
A propos du Magicien et son apprenti, nous avions à nous occu-
per surtout des courants se dirigeant vers l'Occident ; nous avons
indiqué, par exemple, ces courants qui, de l'Inde, ont passé par les
pays turcs, par les pays russes, amenant à l'une des extrémités occi-
dentales de l'Ancien Continent le « musicien » des contes indiens, ce
musicien qui, pour se faire livrer son ennemi transformé, joue et
chante devant un râdjâ ou devant le dieu Indra. Installé en Bretagne
sous forme de « ménétrier », le musicien s'y rencontre avec le « méde-
cin » des contes de la Russie et de bien d'autres contrées. — Toujours
en Bretagne, nous avons vu le héros, qui, là comme dans tant de
pays, se change d'ordinaire en bague, devenir parfois une orange,
comme dans l'Inde et à Blida, et l'orange toml»er par la cheminée au
milieu de gens rassemblés, comme la pomme d'un conte bulgare. —
En Bretagne encore, nous n'avons pas toujours trouvé le héros
réduit à ses proprt's inspirations chez le n;agicien : là, comme dans
dans l'Inde, comme à Blida, comme dans le Caucase, il rencontre
6lâ ÉTUDES FOLKLORIQUES
parfois une secourable conseillère, qu'il épouse après sa victoire sur
son ancien maître.
Ce serait chose facile de dire que l'imagination des conteurs
aurait, en Bretagne, varié le thème ; mais ce serait se payer de mots.
En fait, le ménétrier breton est ailleurs un musicien russe, un musi-
cien turc, un musicien hindou. Le médecin breton est un médecin
italien, un médecin portugais, un médecin noi'végien, un médecin
lithuanien, etc.
Le conte du Magicien el son apprenti est donc arrivé en Bretagne,
non comme un thème à varier ; des courants paralèlles ont apporté
en cette « fin de la terre » diverses variations toutes composées.
Personne, nous aimons à le croire, n'ira soutenir qu'à l'inverse ce
serait en Bretagne que ces multiples courants auraient pris nais-
sance pour aller jusqu'en Orient.
Notons encore, au sujet de notre conte, le double courant qui,
passant par des pays orientaux que l'on sait avoir reçu les contes
indiens, a emporté vers l'Occident la double variante dans laquelle
une exclamation, soit de fatigue et de douleur, soit de contentement,
fait apparaître le magicien qui sera le maître du héros. — Enfin,
c'est un courant d'Orient en Occident qui a apporté dans les pays
russes et dans d'autres p^ays slaves le trait de la princesse se trou-
vant sur le bord d'une rivière, quand le héros transformé vient se
mettre en sa possession ; car ce trait, nous l'avons relevé dans un
conte indien de la région de Bénarès.
Nous nous bornons à rappeler, très sommairement, ces quelques
faits ; bien d'autres sont entrés dans l'enchaînement de notre argu-
mentation, qui n'a rien de l'a priori. Et ces faits peuvent, ce nous
semble, nous autoriser à poser de nouveau notre vieille thèse : ce
n'est pas seulement une forme de chaque conte qui a voyagé de
l'Inde dans toutes les directions et notamment vers l'Occident ;
c'est une foule de variantes ; on le verra de plus en plus, à mesure
qu'on aura recueilli plus de contes indiens.
A la fin d'un de ses chapitres, ^L Bédier estime (jue le résultat
de ses discussions, c'est que l'on doit « renoncer à lonl jamais «, —
le mot y est, — « à l'hypoilièso do l'origine indienne ou orientale des
contes populaires (1) ».
Les lecteurs qui nous ont fait l'honneur de nous suivre dans nos
investigations, fiirfmt si cet arrêt tranchant peut et doit s'appliquer
à notre conte du Magicien el son apprenti.
(1) Op. cit., fin dudiapitr.' VII, p. 224 de la l"édiliori.
m EPISODE D'D^ EVMGILE SVIlHaHE
ET LES CONTES DE L'INDE
(Extrait de la Revue biblique publiée par CÉcole pratique
d'Etudes bibliques des Dominicains de Jérusalem.
Janvier et Avril 1919.)
LE SERPENT INGRAT. — L'ENFANT ROI ET JUGE
II faut que nous nous acquittions aujourd'hui d'une vieille dette,
dont la libération de la Belgique nous permet enfin de faire parve-
nir le montant à destination.
En 1914, peu avant la guerre, notre excellent et distingué ami, le
R. P. Paul Peeters, Bollandiste, faisait paraître son curieux volume.
Les Évangiles apocryphes. — L'Évangile de l'Enfance. Rédaclions
syriaques, arabe el arméniennes, Iraduiles el annolees (1), et, dans
V Inlroduclion (p. vu), à propos d'un épisode des rédactions syria-
ques, il annonçait que nous donnerions à la Revue Biblique une
« note », traitant de l'épisode en question.
Cette note, quelque peu développée, nous la pu]>lions au lende-
main de la victoire, et le R. P. Peeters va pouvoir la lire dans son
Bruxelles délivré.
II y a une quarantaine d'années, le grand dictionnaire allemand de
théologie catholique, le Kirchenlexikon, dit de Wetzer et Welte, résu-
mant ce que l'on savait alors de l'Apocryphe intitulé VEvangile de
l'Enfance du Sauveur, constatait qu'on ne connaissait cette pro-
duction hérétique que par un texte arabe, publié en 1697 par H. Sike;
il ajoutait qu'à en juger par certaines particularités de la langue, ce
texte arabe devait dériver d'un texte syriaque (2). Maintenant, le
(1) Paris, A. Picard, 1914.
(2) Vol. I, (1880), col. 1074.
614 ÉTUDES FOLKLORIQUES
fait o^t certain : le tcxto syriaque a été découvert, eu 1890, dans la
Mésopotamie, à Alkôsh (vilayet de Mossoul), par M, E. A. Wallis
Budge, et ce savant l'a publié, en 1899, accompagné d'une traduc-
tion anglaise, après l'avoir collationné avec le texte d'un autre
nunuiscrit syriatiue, appartenant à la Société Asiatique de Lon-
dres (1).
On possède donc actuellement, pour VEvangile de iEnfance, une
rédaction syro-arahe, que le H. P. Peeters a constituée, en notant
soigneusement, sur la traduction du texte arabe de Sike, les variantes
fournies par les deux manuscrits syriaques.
D'après le Kirchenlexikon, cet Évangile de V Enfance a toujours joui
d'un grand crédit cliez les nestoriens, en Syrie et aussi en Perse et en
Egypte. Et un tait que signale le R. P. Peeters, la condamnation
qui a été portée contre cet Apocryphe par l'archevêque de Goa à
la fin du xvi<^ siècle (condamnation sur laiiuclle nous reviendrons)
montre que ce prétendu Évangile avait pénétré dès avant cette épo-
que dans l'Inde chez les chrétiens du Malabar.
C'est seulement dans les deux manuscrits syriaques que se ren-
contre l'épisode dont nous avons à nous occuper (2). Si le Kirchen-
lexikon l'avait connu, il l'aurait rangé parmi les historiettes « dans
lesquelles l'imagination orientale se donne libre cours et va jusqu'à
l'absurde ». Mais notre épisode peut, du moins, être le point de
départ de recherches qui, pour notre part, ont été loin de ne nous
avoir rien appris.
Notons d'abord que, pour ce qu'on peut appeler son introduc-
tion, le récit syriaque a toute une partie commune avec l'arabe
(p. 50) : l'Enfant Jésus rassemble autour de lui les petits garçons
du pays et ils lo font leur roi ; ••
Ils étendirent leurs vêtements par terre, et Jésus s'assit dessus. Ils lui
tressèrent une couronne de fleurs et la lui posèrent sur la tête en guise de
diadème. Et ils se placèrent autour de lui, à droite et à gauche, comme des
chambellans qui se tiennent aux côtés du roi. Et quiconque passait par la
route, les petits garçons l'attiraient de force et lui disaient : « Venez, pros-
ternez-vous devant le roi, et puis poursuivez votre chemin ».
(1) Introduction du R. P. Peeters, p. v.
(2) Cet épisode n'existe ni dans l'arabe ni dans une rédaction arménienne, publiée
intéf^ralement pour la première fois en 1898 {Introd., p. xxix), et dont le R. P. Pee-
ters donne la traduction.
UN ÉPISODE d'un Évangile syriaque 615
Vient ensuite (pp. 51-53), — très longuement racontée dans
l'arabe, abrégée dans les deux manuscrits syriaques, — l'histoire
d'un enfant mordu par un serpent, et qui, emporté par ses parents,
est guéri par le petit roi, auprès duquel il passe.
Dans un autre chapitre, qui suit immédiatement dans les deux
manuscrits syriaques et que ne donne pas l'arabe, figure encore un
serpent, et il sem'olerait qu'une sorte d'allrariion a juxtaposé cette
seconde histoire du serpent à la première ; mais, intercalée ou non
dans le récit primitif, elle est la seule des deux qui mérite d'être
examinée, en même temps que leur commune introduction.
Un homme arriva de Jérusalem. Les enfants allèrent à lui et l'arrêtèrent
en disant : « Venez saluer notre roi ». Quand cet homme arriva, Jésus remar-
qua qu'un serpent était enroulé autour de son cou, et tantôt le suiïoquait,
tantôt lâchait prise. Jésus lui dit : « Depuis combien de temps ce serpent
est-il à votre cou ? » 11 lui dit : «Depuis trois ans ». Jésus lui dit : « D'où est-il
tombé sur vous ? » L'homme dit : « Je lui ai fait une belle et bonne action,
et il m'a rendu le mal ». Jésus lui dit : « De quelle façon lui avez-vous fait
le bien et vous a-t-il rendu le mal ? » L'homme dit : « Je l'ai trouvé en hiver,
raidi de froid. Je le mis dans mon sein et, arrivé à la maison, je le déposai
dans une cruche de terre, dont je fermai l'ouverture. Et, quand j'ouvris la
cruche pour l'en retirer, l'été venu, il se jeta autour de mon cou et s'y enroula.
Il me tourmente et je ne parviens pas à m'en délivrer ».
Jésus dit : « Vous avez mal agi et lui avez fait tort sans le savoir. Dieu a
créé le serpent dans la poussière, pour y vivre et avoir alternativement
froid et chaud. Que ne l'avez-vous laissé vivre dans la poussière, comme
Dieu l'a créé ? Mais vous l'avez emporté et enfermé dans une cruche,
sans nourriture. Vous avez mal agi à son endroit ». Et Jésus dit au ser-
pent : « Descends de dessus cet homme et va-t'en vivre sur le sol ». Et le ser-
pent se détacha du cou de l'homme. Et cet homme dit : « En vérité, vous
êtes roi, le roi des rois, et tous les enchanteurs et tous les esprits rebelles re-
connaissent votre empire ».
Cette bizarre petite histoire peut se diviser en deux parties :
— Un homme prend chez lui un serpent, raidi par le froid, auquel
il veut sauver la vie ; le serpent se montre ingrat, non point, sans
doute, en tuant l'homme, mais en le tourmentant ;
— L'affaire se trouve portée devant l'Enfant Jésus, jouant le
rôle de roi et de juge. Le petit roi donne tort à l'homme, tout en le
débarrassant du serpent.
Il y a là une combinaison de deux thèmes folkloriques, le thème
du Serpent ingrat et le thème de VEnfant roi et juge. Nous aurons
à prendre successivement ces deux thèmes et à en rechercher les
. éléments dans l'épisode de l'Apocryphe syriaque.
616 ' ÉTUDES FOLKLORIQUES
CHAPITRE I
LE SERPENT INGRAT
Un ihèmo qui se rencontre fréquinninont dans le folklore de l'Inde,
c'est le thème du Serpenl sauvé, thème qui a deux branches :
1» Le serpent se montre reconnaissant envers son bienfaiteur ;
2° Le serpent se montre ingrat.
.Naturellement, nous n'avons à nous occuper ici que du Serpent
ingral. Nous en examinerons deux formes qui se trouvent, l'une
et l'autre, dans, les Fables de La Fontaine et qui, chose curieuse,
se réunissent en partie dans l'historiette syriaque.
L'étude de ces deux formes, bien distinctes, fera, dans le présent
travail, l'objet de deux Sections, que nous désignerons par les noms
de deux personnages, aussi peu historiques l'un que l'autre, Ésope
et celui que La Fontaine appelle « Pilpay, sage indien » (1).
SECTION A
LA FABLE ÉSOPIOUE
Le comnjencement du récit de l'Apocryphe syriaque, tout le
monde l'a reconnu : c'est celui de la fable de La Fontaine Le Villa-
geois et le Serpent (livre V, fable xiii), laquelle, d'après La Fontaine
lui-même, est une fable ésopique (2). Serpent raidi par le froid (urb
y.pjo'j TîZTjVCTa ; gela rigenlem, dans Phèdre) ; paysan qui le trouve
et le réchauiïe dans son sein (Oirb xoX-bv sOito- %ip\i.x^S-\ç iï ï/.iho:... ;
sinuque fovil), voilà bien le syriaque ; mais un dénouement tragi-
que termine brusquement la fable : dès que le serpent est-réchaufïé,
il se jette sur l'homme, qu'il mord et fait périr.
Donc, ici, à la différence du syria({ue, pas de contestation à juger
entre les deux acteurs du petit drame, l'un étant immédiateuicut
supprimé. C'est la victime elle-même qui s'accuse et qui condamne
sa folie : « J'ai ce que j'ai niérité : pourquoi ai-je eu compassion
d'un méchant » (3) ?
(1) Avertissement de l'auteur, en tête du « Second Recueil de fables », publié en
1678 et commençant par le livre VII.
(2) Fabulœ sesopi se collecta:, éd. C. Halm (Leipzig, 1872), n»» 97 et 97''. — Phrdre,
lib. IX, fab. XVI. — L'éditeur des Fables de La Fontaine, dans Les Grands Écrivains
de la France, M. Henri Régnier, donne, 'à ce sujet, bon nombre de renseignements.
(3) Dans Phèdre, par une invraisemblance un peu trop forte, c'est le serpent lui-
même qui fait une réflexion analogue. Un autre serpent lui ayant demandé quelle
UN ÉPISODE d'un Évangile syriaque 617
Pour avoir, comme dans le syriaque, un jugement, un vrai juge-
ment, rendu par un tiers entre l'iiomme et le serpent, il faut arriver
à la seconde forme du thème du Serpent ingrat, à celle de « Pilpay »,
dans laquelle, — toujours comme dans le syriaque, — l'homme n'est
pas tué, mais torturé par le serpent, qui s'enroule autour de son cou.
Et cet intermédiaire nous amènera au thème de ï Enfant roi et juge,
que le syriaque adapte à ce thème du Serpent ingrat.
La seconde forme du thème du Serpent ingrat et le thème de V En-
fant roi^ et juge sont incontestablement indiens : on le verra. La
forme dite « ésopique » le serait-elle ég^-lement ? Il n'y aurait là rien
d'impossible.
Mais, objectera-t-on, l'Inde est un pays tropical, et ce serpent
raidi par le froid ?... L'Inde est aussi, on l'oublie trop, le pays de
l'Himalaya, ce « Séjour de la neige », comme le dit son nom (1).
Avant d'aller plus loin, ouvrons un vieux livre, d'un auteur de la
fin du xiv^ siècle, la Summa Prsedicantiwn, du Dominicain anglais
Jean de Bromiard, et voyons comment, d'après diverses sources,
est racontée notre fable (2) :
Un homme, creusant la terre en hiver, trouva un serpent, comme mort de
froid (quasi frigore mortuuni) dans son trou (in camerâ suâ). Pris de pitié,
il le porta près du feu et le réchaufTa, ou, selon quelques livres (sicuti aliqui
tiabent libri), il le mit dans son sein pour le réchauffer.
Une fois réchauffé, le serpent mord l'homme, et à la plainte de
celui-ci, il répond qu'il obéit à sa nature, laquelle ne connaît pas la
reconnaissance (Sic natura docet, quse grates solvere nescit) (3).
était « la cause de son forfait » (causam facinoris ), il répond : « C'est pour qu'on
apprenne à ne pas rendre service aux méchants (Ne guis discat prodesse improbis ).■»
— Quant à La Fontaine, il a changé du tout au tout le dénouement : ce n'est pas le
serpent qui tue l'imprudent villageois ; c'est le villageois qui, à coups de hache, tue
le serpent ranimé et devenu -agresseur. Et la fable finit par cette réflexion conso-
lante sur les ingrats :
« ...qu'il n'en est point
Qui ne meure enfin misérable ».
(1) Dans une des Monographies folkloriques, en cours de publication dans la
Revue des Traditions populaires, nous avons étudié assez longuement cette question
du froid et de la neige dans l'Inde {Le Sang sur la neige, année 1915, pp. 164 et
suiv.).
(2) Joannes de Bromiard, Summa Prœdicantium (éd. de Lj-on, 1527), G. IIII,
Gratitude, 17.
(3) Dans sa Ballade XXXVI, dont la source paraît être la même que celle de
V Exemplum de Bromiard, le poète Eustache Deschamps (mort en_1422) a aussi le
618 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Ce s»erpont, engourdi dans son irou ])ondant l'Iiivri-, c'est, dans
Bromiard, — ou plutôt dans la version de la faMe reproduite par
le vieux Dominicain, — un trait parfaitement observé des mœurs
des serpents, dans l'Indo comme ailleurs. Nous avons, à ce sujet,
l'avantage de pouvoir citer une autorité de premier ordre.
Consulté par nous, M. Louis Roule, professeur au Muséum d' His-
toire naturelle, a l»ien voulu nous donner d'intéressantes précisions :
« Les serpents, dans les pays tempérés et les régions montagneuses
des pays chauds, sont souvent des animaux hibernants. Beaucoup
deviennent inertes sous l'action du froid, même modéré, ne mangent
point et ne se meuvent plus. Ils se pelotonnent sous un abri, et
attendenL là le retour des jours tièdes. Si on les prend en cet état,
et si on les place dans un lieu chaud (au voisinage d'un feu de chemi-
née, par exemple, ou d'un poêle), le résultat obtenu est semblable
à celui du retour de l'été ; leur léthargie s'atténue et ils redeviennent
capables de se mouvoir ».
Examinant, à notre demande, la fable d<' La Fontaine, et notam-
ment les vers qui montrent le Serpent
...Sur la neige étendu,
Transi, gelé, perclus, immobile, rendu,
N'ayant pas à vivre un quart d'heure,
M. Roule continue ainsi : a La fable de La Fontaine ex[>riine con-
venablement le fait, si on la dépouille di^s amplifications qu'elle
contient : sur la neige étendu, — en temps de neige, les serpents
sont déjà terrés, et incapa!)les de sortir do leurs trous ; — n'ayant
pas à l'ivre un quart d'fieure, — le phénomène d'engourdissement par
le froid e^-t normal ; seul, un refroidissement prolongé et intense,
qui serait causé par un accident, pourrait tuer l'individu. »
L'Inde, dit ensuite M. Roule, est riche en serpents. Le Catalogue
de Boulenger [Fauna of Briliscli India. Iteptilia and Batrachia. Lon-
dres, 189()) en mentionne 264 espèces. Beaucoup d'entre elles halu-
tent les massifs montagneux, où la plupart, comme celles de notre
pays, subissent les alternatives saisonnières d'un engourdissement
passager et d'un retour à la vie active. »
^'oilà ce que nous apprend un savant naturaliste.
paysan qui « cavait [rreusait] terre » et qui trouve un serpent « ainsi que mort
Œuvres complètes, Paris, 1878, I, p. 120).
UN ÉPISODE d'un Évangile syriaque 619
S'il fallait traiter une fable comme un document liiblorirjuc,
serait-ce se montrer trop pointilleux que de risquer tout au moins à
l'occasion de la fable de Broiniard, cette léflexion, en api)arence
paradoxale : L'homme a-i-il rf-clicment rendu service au serpent ? —
A vrai dire, faire sortir troj) tôt un serpent de son engourdissement
hibernal, c'est agir en imbécile. A un pareil iml^écile, le serpent
doit-il de la reconnaissance ?
Finalement, la solution que le syriaque donne de ce cas est-elle
si mauvaise ? il fallait le laisser tranquille.
Mais nous n'en avons pas fini avec l'Inde.
Un djâlaka, — un de ces récits se rapportant aux faits et gestes
du Bodhisallva (c'est-à-dire du futur Bouddha, du Bouddha in fieri),
dans ses innombrables existences successives, — est, lui aussi, une
histoire de serpent ingrat. Ce djâlaka est le 43^ dans le grand recueil
canonique du bouddhisme du sud, rédigé en langue pâli; nous en
devons une traduction, serrant le texte de plus près que la traduc-
tion anglaise du recueil, à l'obligeance de notre ami tant regretté,
le grand indianiste Auguste Barth, membre de l'Institut.
Le Bodhisattva était jadis un ascète dans l'Himalaya et avait réuni
autour de lui cinq cents (c'est le chifTre ordinaire pour dire un grand nom-
bre) autres ascètes, ses disciples. Un de ceux-ci était d'un caractère intraita-
ble. Ayant trouvé un serpent, il le recueillit, le logea dans un creux de
bambou (1), le nourrit et le chérit comme un fds. De là, le serpent reçut le
nom de Veluka, c Petit Bambou " (2), et l'ascète fut nommé Velukapitâ,
« le Père de Petit Bambou ».
Le Bodhisattva, l'ayant appris, essaya de l'en dissuader : « Il ne faut
jamais se fier à un serpent. — Mais je l'aime comme un fils ; je ne saurais
me passer de lui. — Soit ; mais sache qu'il t'en coûtera la vie. »
Quelque temps après, étant allé dans la forêt, avec les autres ascètes,
et y étant resté quelques jours, il voulut, au retour, donner sa nourriture
au serpent, qui devait avoir faim. « Viens, mon cher fils, viens manger. »
Ce disant, il mit la main dans le récipient. Le serpent, irrité d'avoir jeûné,
le mordit, et l'ascète mourut.
Dans l'Apocryphe syriaque, l'homme, — qui n'a mis qu'un ins-
tant le serpent « dans son sein » et n'a nullement essayé de le réchauf-
fer, — le dépose, en rentrant à la maison, dans une cruche de terre,
(1) Les segments creux du bambou, entre deux nœuds, servent de récipients
pour divers usages (Note de M. Barth).
(2) Velu, en pâli (sanscrit venu), « bambou », avec le sufTixe ka, qui a souvent le
sens d'un diminutif (N. de M. Barth).
620 ÉTUDES FOLKLORIQUES '
et c'est de cette cruche qu'il retire, l'été venu, l'animal ranimé par
la bonne saison, lequel aussitôt se jette sur lui et s'enroule autour
de son cou.
Le creux de bambou, c'est la cruclie de terre du syriaf[ue ; mais
il y a plus ressemblant encore, et toujours dans l'Inde, témoin cer-
tain conte, recueilli par l'un des hommes qui connaissent le mieux le
folklore indien, notre ami M. W. Crooke, dans le district de Bijnour
(Provinces Nord-Ouest) (1). Là, un prince, forcé par son père de se
séparer d'un serpent, qu'il a apprivoisé et qu'il aime beaucoup,
prend « un pot, dans lequel il avait l'habitude de le tenir », et l'em-
porte flans la jungle, où il met le serpent en liberté. Dans ce conte,
le serpent se montre reconnaissant.
SECTION B
LA FABLE DE « PILPAY, TACE INDIEN »
Nous arrivons à la seconde forme du thème du Serpent ingrat,
dans laquelle le serpent, — ingrat, ici, bel et bien, — s'enroule autour
du cou de son bienfaiteur, tout comme le serpent de l'Apocryphe.
Et, en même temps, dans cette seconde forme, — ce qui n'est pas
insignifiant ; car nous retrouvons, encore ici, l'Apocryphe, — il y a
un procès à juger entre l'homme et le serpent.
Ce thème, très intéressant, se rencontre dans une des fables que
La Fontaine déclare « devoir » à « Pilpay, sage indien » (toc. cit.), la
fable de L'Homme et la Couleuvre (livre X, fable II). La traduction
française que La Fontaine avait sous les yeux peut se résumer
ainsi (2) :
(1) Aorth Indian Notes and Queries, janvier IS'JG, n" 475.
(2) L'ouvrage auquel La Fontaine a fait les emprunts, dont il parle dans son
Avertissement, est intitulé Liire des Lumières ou la Conduite des Roys, composé par
le sage Pilpay, Indien, traduit en français par David Sahid d'Ispahan. A Paris,
chez Siméon Piget, 1644. C'est la traduction (faite, en réalité, par l'orientaliste
Gaulmin) d'un livre persan, qui a été traduit plus littéralement, en anglais, de nos
jours, par Edward B. Eastwick, sous le titre de The Anvar-i Suhaili, or the Lights
of Canopus... (Hertford, 1854). — Au sujet de la fable de La Fontaine et de son
original oriental, on trouvera un grand nombre de notes, rapprochements, etc.,
dans le commentaire de M. Henri Régnier sur L'Homme et la Couleuvre (édition
mentionnée plus haut) ; dans les Remarques de M. René Basset sur un conte berbère
(Contes populaires berbères, Paris, 188", pp. 140-144) ; dans la Ribliographie des
auteurs arabes, de M. Victor Chauvin, fascicule II (Liège, 1897), pp. 120-121 ; dans
Pantschatanira, de Théodore Benfey (Leipzig, 1859), Introduction, § 36 ; dans l'édi-
tion des Gesta Romanorum, de Hermann Oeslerley (Berlin, 1872), p. 741, notes sur
le n° 174. — Nous aurons aussi occasion de mettre à profit nos recherches per-
sonnelles.
UN ÉPISODE d'un Évangile syriaque 621
Un homme, monté sur un chameau, traverse une forêt, dans laquelle
un incendie a été allumé par l'imprudence d'une caravane. Du milieu des
flammes, une couleuvre (un serpent venimeux, dans le texte original) le
supplie de lui sauver la vie. « Sans doute, se dit le voyageur, ces animaux
sont les ennemis des hommes ; mais aussi, les bonnes actions sont très esti-
mables, et quiconque sème la graine des bonnes œuvres, ne peut manquer
de recueillir le fruit des bénédictions. » Cette réflexion faite, il prend un
sac, et, l'ayant attaché au bout de sa lance, il le tend à la couleuvre qui se
jette aussitôt dedans. L'homme retire le sac et en fait sortir la couleuvre,
lui disant qu'elle peut aller où bon lui semble, pourvu qu'elle ne nuise plus
aux hommes, après en avoir reçu un si grand service.
Le serpent répond qu'il ne s'en ira pas de la sorte et qu'aupara-
vant, il veut « jeter sa rage sur l'homme et sur son chameau ». Alors,
sans que le serpent mette à exécution sa menace, s'engage, entre lui
et son libérateur, un débat qui, on le verra, sera soumis à des arbitres.
Il y a ici, dans cet arrangement persan d'un conte indien, une
lacune, qu'un conte, faisant partie d'un livre arabe, nous permet
de combler (1). Dans ce conte, dérivant évidemment delà même
source que le conte persano-indien, et dont l'introduction est toute
semblable (serpent au milieu du feu, appelant à son aide ; sac au
bout d'une lance, etc.), le serpent délivré « s'enroule autour du cou »
de son libérateur, et alors vient le débat.
La forme primitive ainsi rétablie, nous reprenons le résumé du
« Pilpay » de La Fontaine :
En réponse à la menace du serpent, l'homme lui demande « s'il est per-
mis de récompenser le bien par le mal «. Le serpent ayant répliqué que c'est
là précisément ce que les hommes font eux-mêmes tous les jours, la ques-
tion est portée devant des arbitres, une vache d'abord, puis un arbre ;
e' tous les deux répondent qu'ils savent, par expérience, combien les hommes
r.^connaissent mal un bienfait reçu. Alors l'homme propose au serpent de
« prendre pour juge le premier animal qu'ils rencontreront (2) ».
Un renard, qui passe par là, est prié de mettre fin au différend. L'homme
1 li ayant raconté de quelle manière il a retiré le serpent des flammes, au
m )yen du sac qu'il exhibe, le renard déclare que cela est impo.ssible. « Si
le serpent veut entrer dans ce petit sac pour me convaincre, ajoute-t-il,
j'aurai bientôt jugé votre affaire. — Très volontiers, » dit le serpent, et, en
même temps, il rentre dans le sac. Alors le renard dit à l'homme : « Main-
tenant, tu es maître de la vie de ton ennemi. » L'homme, aussitôt, lie le sac
et le frappe tant de fois contre une pierre, qu'il assomme le serpent.
(1) Le conte en question a été extrait par M. Aug. Cherbonneau d'un livre arabe,
sans nom d'auteur, dont le titre signifie Le Conteur d'anecdotes, ou Délassements des
esprits et des âmes [Journal Officiel, n° du l"""" août 1880).
(2) A propos de ces arbitres, feu l'abbé J. A. Dubois, missionnaire dans l'Inde,
fait cette remarque : « C'est la coutume, parmi les Indiens qui se querellent, de
prendre le premier venu comme arbitre de leur différend. » (Le Pantcha-Tanira,
Paris, 1826, p. 342).
62^ ÉTUDES FOLKLORIQUES
Le serpent sawvé dans un de ces incendies de forêts qui, paraît-il,
sont fréquents dans l'Inde, est. le plus souvent, dans le folklore
indien, un serjtent qui se montre reconnaissant ; mais nous n'avons
pas à nous engager ici dans l'étude de ce thème, du Serijenl recon-
naissant, quelcfue cvirieux qu'il puisse être.
Dans « Pilpay » un petit trait a été ajouté au thème général du
Serpent sauvé du feu, le « sac », que l'homme attache au bout de sa
lance et dans lequel se jette le serpent. (D'ordinaire, le serpent s'en-
roule autour du bâton que lui tend son liliérateur.) On a remarqué
que ce sac prépare le dénouement, la ruse du renard, la délivrance de
l'homme et le châtiment du serpent ingrat. Tout, du reste, dans le
conte persano-indien, est parfaitement agencé, et l'intérêt qui s'atta-
che à l'homme, si menacé, va croissant justpi'au salut imprévu
qu'amèn<' l'intervention du renard (1).
Dans cette affaire entre l'homme et le serpent, on dirait ((ue l'au-
teur de l'Apocryphe et La Fontaine se sont donné le mot pour pren-
dre parti en faveur du serpent contre l'homme ; mais leurs argu-
ments sont tout diiïérents. L'auteur de TApocryphe, qui combine
« Ésope » avec « Pilpay », fait reproche à l'homme, on se le rai)pelle,
d'avoir porté préjudice au serpent, en troublant à son égard l'ordre
de la nature. La Fontaine, — opérant seulement sur « Pilpay », —
fait de la fable du Serpent ingrat une fable de VHomnie ingrat. Il
traite son original indien comme il fait traiter le serpent par le
« villageois » de son autre fable, imitée d'Ésope : il lui coupe « queue »
et « tête ». Plus de renard ; pas davantage d'incendie de forêt, auquel
le serpent échappe, grâce à l'homme. L'homme, chez La Fontaine,
« voit » un serpent, et il veut tuer la méchante bête. Le serp(;nt,
bonnement, « se laisse attraper », et, non moins bonnement, « mettre
en un sac » ; car La Fontaine n'a pas supprimé le sac de « Pilpay »,
et l'homme s'en va. promenant le serpent dans ce sac, d'arbitre en
arbitre, de la vache au bœjf, du bœuf à l'arbre, jus({n'à ce que...
Mais n'anticipons pas.
(1) Le sac se retrouve dans un conte indien du Panichatanira en langue tamoule,
traduit par l'abbé Dubois {op. cit., p. 63), où un crocodile tient la place du serpent.
Ce crocodile, apprenant qu'un certain brahmane, qu'il rencontre, va Taire le pèleri-
nage sacré du Gange, le prie de l'y transporter, parce que, dit-il, h\ rivière où il vit,
est souvent à sec. Le brahmane, par compassion, l'y transporte « dans son sac de
voyage (sicj ». Suit l'ingratitude du crocodile ; puis la vache et l'arbre (un man-
guier) arbitres, et enfin la ruse du renard, qui fait rentrer le crocodile dans le sac.
UN ÉPISODE d'un Évangile syriaque 623
Résolu de tuer le scipout, riiuiiuiic lui fait préalablement une
« harangue », laquelle va être le |i(iint de déjtart tTautres harangues,
en sens contraire au sien, faites par le serpent, i)uis par les divers
arl)itres, pour convaincre les humains d'ingratitude foncière. Finale-
ment l'humme, « voulant à tout*' force avoir cause gagnée » :
« Je suis bien bon, dit-il, d'écouter ces gens-là ! »
Du sac et du serpent aussitôt il donna
Contre les murs, tant qu'il tua la bête.
Bref, de la fable indienne il ne reste, avec le sac, que les disserta-
tions plus ou moins philosophiques, un assemblage de « pièces d'élo-
quence, hors de leur place »... hélas ! oui, hors de leur place ; car ce
sont des variations sur le thème de l'ingratitude, dans un récit où per-
sonne, ni le serpent ni l'homme, n'a fait acte d'ingratitude, et où tout
l'édifice oratoire est bâti sur cette apostrophe : « Symbole des ingrats »
lancée, on ne sait pourquoi, par l'homme au serpent, et immédiate-
ment renvoyée par celui-ci à son auteur ;
« Le symbole des ingrats,
Ce n'est pas le serpent, c'est l'homme ».
Dans La Fontaine, toute Vorienlalion du la fab'e est changée, et
les sympathies vont à ce pauvre serpent, si méchamment mis à mort
par l'homme, par le représentant de ce genre humain, convaincu
d'ingratitude envers tous les êtres de la nature. — Taine, qui le
constate en y applaudissant (1), morigène « Pilpay » à propos du
« commencement » de son récit (la compassion de l'homme à l'égard
du serpent, et l'ingratitude de celui-ci). « Peut-on, dit-il gravement,
plaindre la couleuvre et s'indigner de la tyrannie de l'homme, quand
on a lu ce commencement ?» Aussi, d'après Taine, La Fontaine
a-t-il très bien fait de « retrancher le maladroit début du conteur
indien » {op. cit., p. 272). Ni critique ni poète ne paraissent avoir
distingué, dans la fable indienne, ce qui en est le molif générateur,
cette étrange charité d'\s Hindous eiivers tout être vivant, qui ins-
pire à l'homme, dans « Pilpay », ses réflexions sur les mérites c|u'on
acquiert à sauver la vie, même d'un serpent (2).
(1 ) La Fontaine et ses fables, p. 265.
(2) Une remarque accessoire peut être de quelque utilité. Le folklore hindou
présente, à côté du thème du Serpent ingrat (ou plutôt, ainsi qu'on le verra, de
V Animal ingrat), le thème de VHomme ingrat ; mais il s'agit là d'une ingratitude
véritable, de l'ingratitude d'un certain homme à l'égard d'un autre homme, vérita-
blement son bienfaiteur. Il ne s'agit nullement des prétendus " bienfaits », dont la
vache, dans La Fontaine, s'attribue le mérite, « bienfaits » qui, de la part d'êtres
comme les vaches ou les arbres, n'ont absolument rien de libre et, par suite, n'ont
624 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Un certain nomlire de contes indiens, tout en étant du type de
« Pilpay » pour l'ensemble du récit, remplacent le serpent pard'autres
animaux sauvages (tigre, lion), pris au piège et délivrés par un pas-
sant. Le rôle du renard est joué parfois par un chacal, parfois (chez
les Laotiens) par un lièvre, animal regardé dans ^Im^.• ^.hine comme
très rusé.
Le conte du Laos mérite que nous nous y arrêtions un instant (1).
Un tigre, s'étant couché sur le trou d'un serpent venimeux, est mordu
et meurt de sa blessure. Un ermite (bouddhiste), qui passe, lui rend la vie. Le
tigre, alors, déclare que son droit de tigre est de dévorer quiconque a osé
entrer « sur son terrain », même pour lui faire du bien. Le bœuf, le châchak
(sorte de loup), le singe, le vautour, le génie gardien d'un certain arbre,
donnent raison au tigre, les uns par crainte, les autres par intérêt personnel
ou par hostilité contre les hommes. Seul, le lièvre, consulté en dernier lieu,
voit que le tigre « oublie les principes saints, qui obligent à la reconnaissance
envers un bienfaiteur ». Et il sauve l'ermite, en faisant, par ruse, périr le
tigre : il feint de ne pouvoir se bien rendre compte des faits, que si l'on se
transporte sur les heux. Quand il y est, avec l'ermite et le tigre, il invite ce
dernier à se coucher de nouveau sur le trou du serpent. Le tigre le fait ;
il est mordu et meurt. « O ermite, dit alors le lièvre, ne sais-tu pas que le tigre
est ingrat de nature et féroce ? Une autre fois, garde tes bienfaits pour de
meilleures gens. »
Le conteiu" laotien ajoute : « Cette sentence est juste. » Et il paraît
que ce conte a été inséré dans le livre des Lois laoliennes, qui le
fait suivre de cette note : « Toutes les affaires semblables doivent
le droit de réclamer aucune reconnaissance. On peut citer, à ce sujet, le conte du
Pantchatantra, La reconnaissance des animaux et l'ingratitude de l'homme : Un
paysan tire d'une fosse, dans laquelle ils sont tombés, plusieurs animaux (dont un
serpent) et enfin un homme. Les animaux, chacun à sa manière, témoignent au
paysan leur reconnaissance ; l'homme, par une accusation calomnieuse, le fait jeter
en prison. Le serpent réussit à le délivrer. — Ce conte, foncièrement hindou, a péné-
tré en Occident, et Richard Cœur de Lion aimait à le raconter (voir, dans la Revue
des Traditions populaires de 1916, les pages 63 et suivantes de notre travail Le
« joyau du serpent » et l'Inde).
Certains contes occidentaux, du type de « Pilpay », accolent au dénouement ordi-
naire une dernière partie, où l'Homme ingrat succède au Serpent ingrat : suppliant
le renard de le sauver, l'homme lui a promis tout son poulailler en récompense.
Quand le renard se présente pour recevoir le salaire convenu, l'homme lâche ses
chiens contre son libérateur. Ce conte a été raconté par Mélanchthon à la table de
Luther (Régnier, op. cit., p. 360). Un vestige de ce thème dans un conte berbère
(R. Basset, op. cit., p. 16) peut faire penser que cette dernière partie viendrait,
elle aussi, de l'Orient.
(1) Adhémard Ledère, Contes laotiens et Contes ramhndgiens (Paris, 1903), p. 92_
UN ÉPISODE d'un Évangile syriaque 6'25
être examinées et jugées de cette manière, qui est doimée en exem-
ple. »
Ainsi, le vieux conte d^' l'Inde, dont La Fontaine et l'auteur de
l'Apocryphe syriaque ont fait, chacun de son côté, une thèse soi-
disant philosophique, a été promu, dans l' Indo-Chine, à la dignité
de texte juridique.
Parmi les variantes de cette seconde forme du Serpent ingrat, il en
est certaines, oij les arbitres se réduisent à un, celui qui sauve
l'homme. Gela est à noter ; car cela nous rapproche du juge unique
de l'Apocryphe. Il en est ainsi dans un curieux conte serbe, recueilli
à Belgrade.
Là, c'est sahit Sabbas qui sauve un serpent du feu, en lui tendant son
bâton, et, un instant après, le serpent est déjà enroulé autour du cou de
son libérateur et commence à l'étrangler. Sabbas se plaint d'une telle ingra-
titude, mais en vain. Un renard venant à passer, Sabbas fait appel à lui,
pour qu'il rende un jugement au sujet de la conduite du serpent. Le renard
y consent ; mais il demande qu'avant tout le serpent lâche le cou de Sabbas
et aille se mettre sur une pierre voisine, « afin que lui, renard, puisse pro-
noncer son jugement avec impartialité ». Le serpent l'ayant fait, le renard
dit à Sabbas de l'assommer à coups de bâton. Par reconnaissance, Sabbas
donne au renard sa bénédiction avec ces mots (que nous ne nous chargeons
pas d'expliquer) : « Dieu fasse que, nulle part, on ne puisse sans ta présence
prononcer un jugement >* (1).
Même réduction des arbitres au seul renard, dans un livre du
moyen âge, écrit au commencement du xii^ siècle par un juif d'Espa-
gne, converti au catholicisme en l'an 1106, Petrus Allonsi (c est-à-
dire F^ierre (filleul) d'Alphonse, médecin d'Alphonse P?"" roi d'Ara-
gon. UExeniptum VI de sa Disciplina dericalis (2) donne notre fable,
mais transposée, si l'on peut parler ainsi, du chaud au froid :
Un serpent, dans une forêt, a été lié, tout de son long, à des troncs d'arbres
par des pâtres. Un passant le délie et le récJiauffe. A peine ranimé, le serpent
se jette sur l'homme et le serre à l'étouffer. «. Pourquoi me rends-tu le mal
pour le bien ? dit l'homme. — Je fais ce qui est de ma nature », répond le
serpent.
L'affaire est portée devant le renard. Celui-ci déclare ne pouvoir juger,
(1) Archi\> jûr slavische Philologie, i (1876), p. 279. — Dans un autre conte serbe
(Wuk Stephanowitsch, Karadschitsch, Volksmserchen der Serben, Berlin. 18.5 i. n" 3),
le serpent sauvé du feu par un berger, se montre reconnaissant.
(2) Édition d'Alphonse Hilka et Wernçr SiJderjebu (Heidelberg, 1911), p. 12. — •
La Disciplina dericalis (l'Instruction morale qui, d'après l'explication même de
l'auteur, « rend les clercs bien réglés », reddit clericum disciplinatum) se compose
en partie, comme le dit la Préface, de « fables arabes », nrahiris ei jabnlis...
41)
626 ÉTUDES FOLKLORIQUES
s'il n'a pas sous les yeux l'état de choses, tel qu'il existait au moment où
l'homme est intervenu. Le serpent est lié de nouveau, et alors le renard lui
dit de se dégager, s'il le peut.
La iV.Me di: la Dittciplina cicricalis, avec son serpent //(', a été tra-
iluito ou imilée en divers pays au moyen âge. On la retrouve notam-
ment dans les Gesla nomanorum, le gr?nd recueil de contes et de
fables avec moralisalions pieuses, rédigé vers l'an 1300, probable-
ment en Angleterre. La version des Gesla, très mauvaise, du reste,
a ceci de particulier, que le renard est remplacé par un philosophas,
lequel est également le seul arbitre (1).
Dans un conte roumain (2), le juge n'est pas un « })liilosophe »
anonyme. C'est devant Salomon lui-même, devant le sage Sal(»mon,
que se présente l'homme qui, après avoir sauvé du feu un serpent,
ne peut se débarrasser de l'ingrat, enroulé autour de son cou.
Un vieux conte judéo-allemand est plus curieux encore. 11 lorme
le chapitre 144 d'un livre à l'usage des juifs allemands, imprimé à
Bâie, en 1602 et portant le titre hébraïco-allemand de Maase Bnch
(« Livre des Histoires «) (3).
Au temps du roi David, un vieillard trouve, en hiver, sur la route un ser-
pent presque gelé. « On doit avoir pitié de toutes les créatures de Dieu »,
se dit-il, et il ramasse le serpent, qu'il met dans son sein pour le réchauffer.
Quand le serpent réprend ses sens, il s'enroule autour du vieillard et le
serre à le faire mourir.
Suit la consultation des arbitres, qui sont ici un bœuf, puis un âne. Alors,
les contestants se présentent devant le roi David, lequel les renvoie sans
rien décider.
Finalement, ils rencontrent le jeune Salomon (qui, d'après ce que le
vieillard l'a entendu dire à ses valets, lui paraît un garçon d'esprit). Et c'est
le jeune homme qui, avec l'autorisation de son père, tranche l'affaire, en
fournissant au vieillard l'occasion d'assommer le serpent (4).
(1) Gesta Romanorum, édition Hermann Oesleiley (Berlin, 1872), n" 174.
(2) M. Gaster, Rumanian Bird and Beast Stories (Londres, 1915), n° CXII.
(3) Le texte de ce conte est reproduit dans Max Grinhnnin, Jiidisclideuische
Chrestomathie (Leipzig, 1882), p. 411.
(4) Un autre conte juif, dont nous devons la communication à l'obligeance de
M. Isratl Lévi, professeur à l'École des Hautes Études, ofîre une singulière combi-
naison du thème du Serpent reconnaissant avec le thème du Serpent ingrat (manus-
crit du Midrasch Tanliounia, décrit par Buber, dans son édition de cet ouvrage,
p. 157) : Un homme, portant un pot de lait, rencontre dans la campagne un serpent
qui gémit. < Pourquoi gémis-tu ? — Parce que j'ai soif. Qu'as-tu donc dans la main?
— Du lait. — Donne-m'en, et je te montrerai un grand trésor, qui pourra t'enri-
chir. • L'homme donne du lait au serpent, et celui-ci le mène à une grosse pierre :
sous cette i»ierre, l'homme découvre un trésor, qu'il einjiorte chez lui... Alors, brus-
quement, le serpent reconnaissant devient un serpent ingrat, (jui saute sur l'homme
et s'enroule autour de son cou, en disant : « Je vais te faire mourir, parce que tu as
pris tout mon avoir. — Viens avec moi, dit l'homme, devant le tribunal de Salo-
mon. » Etc.
UN ÉPISODE d'un Évangile syriaque 627
On voit que le trait du serpent raidi par le froid (forme éso|»i(|ue
du Serpent ingrat), en conil)inaison avec le trait du ser[)enl, entarant
son sauveur (secoud(! forme), n'est pas une 'particularilé de I'Ajjo-
cryplic syria((ue, l(>(iuel a trouvé ct^rtainement ({uehiue part e.etLe
combinaison toute faite.
CHAPITRE II
l'enfant roi et juge
L'histoire du jeune Salomon, fils de roi, jugeant mieux que son
père une même afïaire, nous anîène au petit cadi des Mitte et une
Nuits de Galland, revisant, dans un jeu avec ses petits camarades, un
jugement rendu par un vrai cadi (1).
Mais, dans le folklore oriental, ce n'est pas seulement un petit
juge que nous avons à mettre en regard de l'Enfant Jésus de l'Apo-
cryphe syriaque : le petit juge est parfois aussi un petit roi, pronon-
çant un arrêt du haut de son trône, lequel, en la circonstance, n'est
pas tout à fait imaginaire.
Dans l'Inde, au Bengale, il a été recueilli deux contes popu-
laires présentant à peu près de même façon ce thème de V Enfant
roi et juge (2) :
Des petits pâtres, en gardant leurs vaches, ont coutume de jouer au roi.
Celui qui est élu par ses camarades, a son vizir, son tyotwal (préfet de police)
et autres officiers. Un jour, ces enfants voient passer un brahmane qui pleure
et se lamente. Le petit roi se le fait amener et apprend de lui que, dans
un procès d'une importance capitale, le râdjâ du pays lui a très injustement
donné tort. Avec l'assentiment du râdjâ, le petit roi évoque l'affaire à son
tribunal et sa perspicacité et son ingéniosité lui font rendre justice au
brahmane (3).
(1) Ce conte arabe à' Ali Cogia, raconté à Galland par un certain Hanna, Maro-
nite d'Alep, venu à Paris en 1709, est résumé, à la date du 29 mai de cette même
année, dans le Journal manuscrit de Galland, conservé à la Bibliothèque Nationale.
(2) LalBehari Dey, Folk-tales of Bengal (Londres, 1883), n° 12. — G. H. Damant,
Bengali Folklore. Legends from Dinajpur, dans Indian Antiquary, Vol. i (1872),
p. 345.
(3) La manière ingénieuse dont le petit roi tranche le procès n'est pas sans rap-
port avec la ruse du renard dans « Pilpay ». Quelques mots sur ce procès ne seront
pas de trop : Un brahmane très pauvre s'est expatrié pour chercher fortune, laissant
à la maison sa femme et sa mère. Peu après son départ, un mauvais génie, une
sorte de démon, prend la forme de l'absent et s'établit dans sa maison, en disant
qu'il a trouvé en route de quoi vivre. Quelques années se passent, et le vrai brah-
mane revient. Conflit entre lui et l'occupant, d'apparence identique ; procès ; juge-
ment rendu par le râdjâ en faveur de celui qui est en possession, c'est-à-dire de
l'intrus ; désolation du brahmane. L'affaire étant portée devant le petit roi, celui-ci,
628 ÉTUDES FOLKLORIQUES
Dan> i'un des doux (miiiIos bengalais, (celui ae fou Damant), deux
détails, dont le second surtout semblerait insignifiant, sont à rele-
ver : le râdjâ est Dhodj liâdjâ, et le petit roi a le siège de sa soi-disant
royauté sur une pelile élévalion de lerrain. Or, ces aeux détails mettent
le conte oral indien en relation étroite avec la littérature sanscrite,
avec un conte formant le cadre du recueil la Sinhâsana-dvâlrinçikâ
(« Les Trente-deux [Récits] du Trône »).
Ce conte-cadre, dont l'écrivain bindoustani Afsos a donné un
résumé, a pénétré, probablement par voie tibétaine, chez les Mon-
gols, avec une traduction fragmentaire du recueil sanscrit (1). Ici
et là, le râdjâ est Bâdjà Bliodja {Ardji Bordji. dans le mongol), et
nous retrouvons les petits pâtres et leur petit roi, jugeant un procès,
le même dans le mongol que dans les deux contes oraux beng?lais ;
mais, — ce qui manquait dans ces derniers contes, — la perspicacité
quasi-surhumaine du petit roi est expliquée. Tï'nt qu'il siège sur une
certaine éminence, il décide de tout avec autorité et débrouille avec
aisrnce les afïaires les plus difficiles. Mais, quand Râdjâ Bliotlja se le
fait amener, le petit roi s'intimide et se met à pleurer en vrai enfant.
Dès que, par ordre du râdjâ, on le replace sur l'émincnce. il reprend
toute son autorité. D'où le râdjâ tire cette conclusion : " Il y a là
un effet, non de l'esprit de l'enf; nt, mais du lieu où il est placé. »
Et, faisant creuser à cet endroit, Râdjâ Bhodja rend à la lumière
un trône magnifique, que le dieu Indra a donné, plusieurs siècles
prenant un vase à étroite embouchure (ou un bambou creux), décide que le vrai
brahmane se reconnaîtra à ce qu'il pourra entrer dans ce vase (ou dans ce bambou).
Le brahmane se récrie en pleurant ; le mauvais génie, changeant de forme une nou-
velle fois, s'empresse de faire ce que le petit roi exige. Aussitôt le petit roi ferme
l'orifice du vase (ou du bambou), et fait jeter au feu contenant et contenu.
Ce dénouement est, ce nous semble, apparenté au conte bien connu des Mille et
une yuits. Le Pécheur et le Génie. Enfermé depuis des siècles dans un vase scellé
puis mis en liberté par un pêcheur qui a ouvert le vase, le génie veut tuer son libé-
rateur. Alors celui-ci feint de croire que le génie n'a pu tenir dans un si petit vase.
Blessé par ce doute injurieux, le génie rentre aussitôt dans le vase, que le pécheur
sp hâte de fermer. — La ruse du pêcheur est le pendant de la ruse du renard de
« Pilpay », affectant de douter que le serpent ait pu tenir dans un si petit sac... Ce
n'est pas, du reste, la .seule fois, il s'en faut, que, dans ce monde si complexe du
folklore, on ait à constater, entre des thèmes en apparence bien différents, des affi-
nités aussi certaines qu'imprévues.
(1) Journal Asiatique, t. III (18i V) : Histoire des rois de VHindoustan,... traduite
du texte hindoustani de Mir Cher-i .Mi .\fsos par l'abbé Bertrand', p. 354 [Afsos,
écrivain hindou musulman, né à Delhi en 1754, mort à Calcutta en 1809]. — B. JiJlg,
Monf;olische Marchen... Geschichte des Ardschi-Bordschi Chan (Innsbruck, 1868),
p. 63 et suiv. — Sur la littérature, toute d'importation, des Mongols, et l'action du
bouddhisme tibétain, on peut voir notre travail Les Mongols et leur prétendu rôle
dans la transmission des contes indiens vers l'Occident européen (Revue des Tradi-
tions populaires, 1912), pp. 339-dil (pp. 499-501 du présent volume).
UN ÉPISODE d'un Évangile syriaque 629
auparavant, à l'illuslre Râdjâ Vikramâdilya. Aubuii- d" rc trône,
sont rangées trente-deux statuettes, et chaque fois que Hâtljâ Bliodja
veut s'asseoir à la place occupée jadis par son prédécesseur, uikî des
statuettes l'arrête et, après lui avoir raconté une grande action
du héros, lui demande s'il a jamais rien fait de comparable (1).
Il a été affirmé que le thème de r Enfant roi et juge se rencontre
déjà dans une vieille légende perse, rapportée, au commencement
du v^ siècle avant notre ère, par Hérodote, dont Cyrus est le petit
héros (I, cxiv et suiv.) : là, Cyrus eniant, que l'on croit et qui lui-
même se croit fils d'un pâtre, est choisi pour roi, dans leurs jeux,
par les petits pâtres, ses compagnons ; il prend son rôle tout à fait
au sérieux, attribue à chaque enfant un des emplois de sa cour,
exige de tous l'obéissance et fait châtier les récalcitrants.
Tel est le récit d'Hérodote. Des enfants qui jouent au roi, cela
s'est certainement vu plus d'une fois dans la vie réelle, et rien de
caractéristique ne rapproche vraiment la légende perse du thème
de ÏEnfant roi et juge. Ce qu'amorce cet épisode, est absolument
différent : sévèrement fustigé pour rébellion, par ordre du petit
roi, un de ses compagnons, fils d'un grand personnage, va se plaindre
à son père, et cette histoire est le point de départ d'une suite d'inci-
dents, qui aboutissent à la découverte de l'origine véritablement
royale du petit Cyrus.
Dans la légende perse, l'autorité de l'enfant roi ne se manifeste
pas en dehors de son petit monde. Il en est autrement dans les récits
que nous avons résumés. Ainsi, dans le conte indien que reflète le
livre mongol F Histoire d'Ardji-Bordji, quiconque passe dans le voisi-
nage du petit roi, doit lui rendre hommage et se mettre à genoux
devant lui. De même, on a vu, dans l'Apocryphe, les enfants forcer
les passants à venir se prosterner devant « le roi ».
Cette autorité sur le monde extérieur est, en même temps, dans
(1) Il ne sera peut-être pas sans intérêt de voir quelle transformation, prosaïque
et utilitariste, le thème héroïque a subie dans un conte oral du district de Mirzâ-
pour, Inde du Nord {Xorth Indian Xotes and Queries, année 1893, n° 175, in fine) :
Quatre frères font interpréter le testament de leur père par le petit roi, et ils admi-
rent la sagesse dont il a fait preuve. Ils lui demandent qui lui a enseigné cette
sagesse. L'enfant répond que, sous l'endroit où il siège, est le trône, orné de pierres
précieuses, qui appartenait jadis au Mahâràdjà Vikramâdilya. Les quatre frères
déterrent le trône, et sa valeur en espèces sonnantes leur permet de vivre princiè-
rement (!).
40*
630 ÉTUDES FOLKLORIQUES
l'ApocrypliL-, une puissance agissante et bienfaisante, puissance
surhumaine, qui guérira de la morsure d'un serpent un enfant que
ses parents, entraînés par les petits garçons devant « le Seigneur
Jésus, faisant le personnage de roi », lui présentent mourant.
Ailleurs (et c'est le thème primitif) ce ne sera pas sa puissance que
manifestera l'Enfant-roi : il sera juge ; il fera acte de perspicacité
dans un procès mal jugé par un tribunal officiel ; il fera aussi acte
d'ingéniosilé pour que le bon droit triomphe.
Dans les deux contes bengalais et dans le conte-cadre indien
(Afsos, Ardji Bordji), l'être malfaisant (un démon), reconnu sous
son apparence humaine par la perspicacité du petit roi, est amené,
par une ruse ingénieuse de ce même enfant, à entrer dans un étroit
récipient et à se mettre ainsi à la merci de l'homme qui plaide contre
lui. Le démon remplace ici cet autre être malfaisant, le serpent, que,
dans « Pilpay », la ruse du renard fait entrer (ou plutôt rentrer) dans
le sac, et l'enfant roi et juge remplace le renard, comme le rempla-
çait le jeune Salomon dans le conte juif, où un serpent, un serpent
ingrat, plaide également contre un homme.
Et nous arrivons ainsi tout près d'un dei'nier type de conte, pro-
duit de la combinaison du thème de V Enfant roi et juge avec le thème
complet du Serpent ingrat. Ce type de conte, prototype de l'épisode
de l'Apocryphe, nos explorations folkloriques ne nous l'ont pas
encore fourni ; mais la forme arrangée et simplifiée, sous laquelle
il se présente dans l'Apocryphe, présuppose certainement la forme
première en son intégrité.
CONCLUSION
Où et quand s'est fait l'arrangement, la christianisation telle
quelle du conte indien, et, en même temps, l'insertion du récit ainsi
fabriqué parmi des récits, aussi peu chrétiens, du reste, et, de plus,
parfaitement ineptes ? Aurait-ce été dans l'Inde même ? Nous nous
l'étions demandé, et voici pourquoi.
Au commencement de ce travail, il a été dit un mot de la condam-
nation portée en 1599, au synode de Diamper (Malabar), par l'arche-
vêque de Goa contre des « livres syriaques », très répandus dans le
diocèse et remplis des erreurs des « hérétiques nestoriens » et d'autres
sectes (1).
(1) La traduction latine de ce décret, primitivement rédigé en portugais se
trouve dans la Conciliorum Collectio de Mansi (nouvelle édition), t. XXXV (Paris,
1902), col. 1161 etsuiv.
UN ÉPISODE d'un Évangile syriaque 631
Des livres ncstoriens en langue syriœjue, au Maialjar, sur la côte
occidentale de l'ilindoustan ? avions-nous bien compris ? Un des sa-
vants les plus compétents en cette matière, M. l'abbé J.-B. Chabot,
Membre de l'Institut, a bien voulu nous éclain'r à ce sujet, et voici
ce que nous avons appris.
Les premiers missionnaires latins qui, au moyen âge, allèrent
prêcher l'Évangile dans les pays baignés par la mer des Indes (Mala-
bar, etc.), ne furent pas peu surpris de rencontrer des communautés
chrétiennes, de rite oriental, déjà établies dans ces contrées. Les fon-
dateurs de ces chrétientés étaient venus de la Mésopotamie, et des
documents authentiques nous montrent ces diverses Églises, au
viii^ siècle, placées sous l'autorité du patriarche nestorien de Séleucie-
Ctésiphon, la grande ville du Tigre, en Babylonie. L'Église syrienne
du Malabar a subsisté justju'à nos jours.
Or, les misssionnaires nestoriens syriens ont apporté avec eux, au
Malal)ar comme ailleurs, l'usage de la liturgie syrienne nestorienne,
qui était celle de toutes les chrétientés de Mésopotamie et de Perse,
depuis le v^ siècle. Actuellement encore, il y a des chrétientés au
Malabar, qui se servent de livres liturgiques en syriaque (très peu
altéré). Les livres dont parle le synode de Diamper étaient surtout
à l'usage du clergé. Il devait y avoir peu de fidèles sachant le
syriaque ; mais plusieurs de ces ouvrages devaient être traduits en
langue vulgaire.
Cet Evangile de l'Enfance, signalé au synode de Diamper, parmi
les livres « syriaques » nestoriens, répandus au Malabar à la fin du
xvi^' siècle, était donc resté, quant à la langue, ce qu'il était au
moment de son importation dans l'Inde, c'est-à-dire écrit en syriaque.
Était-il resté absolument le même, quant à son texte primitif, et
serait-ce au Malabar que, dans ce texte, aurait été intercalé un
thème folklorique du pays, ce thème indien du Serpent ingrat,
arrangé à la chrétienne ? Les chrétiens de Salsette, près de Bombay,
ne racontent-ils pas, à l'heure actuelle, des contes foncièrement
indiens (polygamie comprise), où sont introduits (très accessoire-
ment, il est vrai) des éléments chrétiens, tels que l'assistance à la
messe (1) ?
Dans cette hypothèse, l'Apocryphe syriaque, arrivé au Malabar
(1) Voir, dans notre travail Le Lait de la mère et le Coffre flottant {Revue des ques-
tions historiques, 1908), les pages 363-364 ; pp. 208-209 du présent ouvrage.
632 ÉTUDES FOLKLORIQUES
avec les nct.turions, aurait, plus tard, — augmenté d'un (diaiiitro, —
repris le clu niiu du i)ays d'origine, c'est-à-dire do Ja Mi'sopdtainie.
Allées et V( nues qui, après tout, n'ont rien en soi d'impossihle.
D'autres diiTuuiltés sont plus sérieuses.
Et d'abtud, les nestoriens indigènes du Malabar auraient-ils pu
avoir jan.ais l'idée de manipuler, — en y intercalant n'importe quoi,
et surtout un arrangement de conte populaire du pays, — ce texte
écrit dans une langue liturgique qu'ils devaient considérer comme
sacrée ? Du reste, auraient-ils été capables d'y ajouter une page
en bon syriaque ?
Mais une autre objection nous paraît plus radicale. Ce qui a été
condamné au synode de Diamper, ce qui avait cours dans les chré-
tientés du Malabar, était-ce bien la recension de l'Apocryphe syria-
que, dans laquelle, à une époque inconnue, a été insérée l'histoire
indienne du Serpent ingrat ?
De ce que le décret du synode ne numtionne point, parmi les
« fables » relevées par lui dans l'Apocryphe condamné, cette histoire
du Serpent ingrat, nous ne prétendons rien conclure, le décret n'ayant
évidemment pas l'intention d'énumérer toutes les « fables » du livre.
Une rcm.arque l>ien autrement importante, c'est que le décret en
mentionne expressément une, qui présente l'Enfant Jésus comme
« prenant plaisir à des jeux mauvais et odieux » (quod... lusibus pra-
vis odioqiie digûis obleclarelur ) . Or, cette fable ne figure pas dans
la recension syriaque où a été intercalé le conte indien, mais dans
une tout autre recension syriaque, reflétée, nous dit le R. P. Peeters
p. XLVi), par une version arménienne. Dans cette version (laquelle,
par parenthèse, n'a rien du Serpent ingrat, ni de V Enfant roi et juge),
sont racontées(/6ici., p. 234) les étranges espiègleries de l'Enfant
Jésus, qui s'amuse à rendre ses petits compagnons de jeux tantôt
sourds, tantôt aveugles, tantôt paralysés, pour les guérir subitement
ensuite, ou bien (pp. 257-258) qui casse leurs cruches, et ensuite,
quand ils pleurent, dans la crainte d'être châtiés par leurs parents
en rentrant à la maison, raccommode tout d'un mot.
Il paraît donc certain que la recension syriaque de VEvangile de
l'Enfance, importée au Malabar et que le synode de Diamper avait
sous les yeux, était distincte de celle qui a été, dans ce travail, l'objet
de notre examen, et rien ne peut faire supposer que cette dernière
recension ait existé, elle aussi, sur la côte indienne.
Les choses étant ainsi, il nous semble que, dans cette (juestion de
l'intcrcalation, nous pouvons laisser en paix les nestoriens du Mala-
bar.
UN ÉPISODE d'un Évangile syriaque 633
C'est dans la patrie même du nestorianisme, — dans cette Méso-
potamie où s'est formé le corps de l'Apocryphe, — que doit s'être
faite l'intercalation ou plutôt, pour préciser, la double intorcala-
tion.
Nous disons : la double intercalation. Une première intercalation,
en efïet, a introduit dans le syro-arabe, on se le rappelle peut-être,
un thème indien, dont n'a pas trace cette autre recension syriaque
que reflète la version arménienne, le thème de l' Enfant roi et juge;
mais, dans le syro-arabe, l'Enfant Jésus joue seulement le rôle de
roi, exerçant sa puissance (une puissance surhumaine) à l'égard d'un
serpent et d'un enfant mordu par ce serpent. Cette intercalation en
préparait une autre, dans laquelle l'Enfant Jésus sera juge en même
temps que roi, l'intercalation du thème du Serpent ingrat, combiné
dans les deux manuscrits syriaques, avec le premier thème, moins
écourté.
Les nestoriens ont parfaitement pu trouver, en Mésopotamie cette
combinaison des deux thèmes indiens qu'ils ont arrangée. Ce n'est
pas d'aujourd'hui que les contes indiens ont pénétré dans cette
région de l'Asie, où, de notre temps, on en a recueilli bon nombre (1).
Au VI^ siècle, un nestorien considérable, Bud Periodeutes (Bud le
« Visiteur » ecclésiastique), qui, dans ses tournées d'inspection des
chrétientés de la côte indienne, s'était rendu familier avec la langue
du pays donnait, sous le titre de Catilagfi et Damnag, une traduction
syriaque du Panldialantra. le célèbre recueil indien des contes et
fables (2).
(1) En 1884 et 1888, la Bibliothèque Royale de Berlin a acquis, de l'orientaliste
M. Ed. Sachau, deux recueils manuscrits de contes populaires syriaques, échos du
folklore indien, comme les contes populaires de tant de pays. Ces recueils {Cod.
Sachau 146 et 337) ont été formés en Mésopotamie, le prenii.er en 1880, le second
vers la même époque, par des indigènes, un prêtre et un diacre d'Alkôsh (vilayet
de Mossoul), cet Alkôsh ovi M. Budge a découvert son vieux manuscrit de l'Apo-
cryphe (coïncidence qui n'est du reste que fortuite). Et il ne faut pas confondre ces
deux recueils de contes vivants avec un autre recueil (Cod. Sachau 145), provenant
de livres et notamment de ce Calilagh et Damnag, dont il sera parlé plus loin. On
trouvera des renseignements à ce sujet en tête de la traduction allemande que
M. Mark Lidzbarski a publiée de ces divers recueils [Geschichten und Lieder aus den
neu-aramœischen Handschriften der Kœniglichen Bibliothek zu Berlin. Weimar, 1896)
(2) Au xviii" siècle, un érudit bien connu, J. S. Assemani, publiait dans sa Bi-
bliotheca Orientalis (1719-1728), tome III, première partie, pp. 1-362, un Catalogue
d'ouvrages syriaques, dressé entre 1291 et 1318 par l'évêque syrien Ebedjesu. Au
chapitre cli, consacré à Bud Periodeutes, nous lisons, dans la traduction latine
d'Assemani : « Ipse quoque inierpretatus est ex Indigo sermone librum Calilagh et
Damnagh. » Les quelques détails que nous avons donnés sur le traducteur syriaque
634 ÉTUDES FOLKLORIQUES
licsluiis donc en .Mi'Sdpotamie. C'est là, snloii toute apparence,
qu'à une époque lointaine est arrivée, sans doute avec d'autres contes
de rind<\ cette variant'- du thème du Serpenl ingral, coni])iné avec
le tliènie de VEnfanl roi el juge, et c'cbt là que les hérétiques nesto-
riens oi i pris cette production de la riche fantaisie indienne pour
la défoiir(>r et rincor]i(irer à ce tissu d'ine])ties, d(»nt leur pauvre
iniagin;;i,ion, prétendant ; upplécr au silence voulu et presque ahs(»lu
des vrais Evangiles sur les premières années de Jésus, ont fait leur
soi-disai.t Évangile de l'Enfance du Sauveur.
sont cxtijiit.s des .\otes d'Assemani. On y lit, p. 219 : « Bud, sive Buddas, Periodeulcs
hoc est, preabyter circuitor seu visitator... siib Ezechiele Patriarcha circa A. Ch. 570
vivebat : ( hristianoruin in Perfide finitimisquo Indiarum regionibus curam gcrens.
Hinc sernionem Indinnn caliuisse dicitur, ex quo librum Calilagh et Darnnagh
syriacc rcddidit... » — Assemani affirme (p. 222) que Bud Periodeutes fit sa traduc-
tion syriaque peu après la première traduction persane (proximc posi primais
pcrsicamj, c'est-à-dire d'après la traduction en pehlvi, faite par Barz i, médecin
de Chosro s le Grand, roi de Perse (de 531 à 579), traduction aujourd'hui perdue.
Et Assemani ajoute que la traduction syriaque fut faite - sous le même Chosroes et,
— il insiste. — « d'après la source indienne » (et qiiidem ex fonte Indien sub eodem
Chosroë Persarum ref'e). — En 1876, M. G. Bickell publiait le texte et la traduction
allemande de la ver.sion syriaque, retrouvée en 1871 par feu Albert Socin dans un
monastère chaldéen près de Mardîn (vilayet de Diarbekir).
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Los Contes populaires (;t, l(Mir ori{,'iii(> |
La I/gciidc fifs saillis liarlaiiiii ri J()sa|)h,il. Son ocij^'iiif 27
L'Orif^ine des coiiUîs pojnilaircs l'iiioïK-i-iis d li-s lliéorics di; M. Ijaiij^ ftO
(.,)iicl(|iics ()bs(!rval.ions sur Ifs inridciils {Miiiimiiis aux (lonlis ciiro-
fx'M'iis ol aux (boules oriciiiaiix (',',
La Lt''t,'('ii(l(' du l'a^c de sainte IOIisai)r||i du I'oiIii^mI il Iciinnlr
indien des « Bons (ionseils » 7;{
La Légende du J'age de sainji' i;iis;d)il li du i'iiilugjii cl les (Juitrs
orientaux (l'osl-sciipl uni) 10'.)
La Légendr du l'agc dr saiiilc lOiisalx'lli du i'oil 111,^1! fl ic, unii-
veaux (loriiineiils orientaux \1\
l'^anlaisies bil)liei)-riiyllii»logi<pies d'un «licj d'ridjc. \|. l'idouarij
yiuckeii (d il' l'olk-liiri' IC.'J
Le Lait de la mère id le (iollir lldll.inl. I .c^n'iidcs, ciMilfs cl myllics
comparée, à propos iriinc jcccudc hi.^lDi i(|uc inusuiinaiic de .i;iva. l'I'J
Le Prologue-eadre des Miili' il une Nuits. Les légendes perses et le
Livre d'Lstlier 2r,r,
Etud<' de l'olk-lon; comparé. Jvi; (jjnte de ^ la < liaudiérc hnuillantc
ot la f<'iiite Maladresse!» dans Flnde et luirs de rindc .... ;!V.)
IjC Cont(! du Chat et de la (.lia nd cl le d;ln-^ ri;uro|ic du Moyen \ec cl
en r)rienl '.ol
Les Mongols (d leur prétendu rùle dans la Iransniission des contes
indiens vers r()eeideiit européen. lOlude de folk |i ne coiiipaié sur
l'introdiudion du Siddlii-Kùi- et le Cmile du Mneiiien cl son
aj)prenli \'M
Un Kpisode d'un évangile syria(iue cl les coules de rimle .... (JLJ
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