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Full text of "Études sur les arts du Moyen âge"

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ÉTUDES 


LES    ARTS 

AU    MOYEN    AGE 


CALMANN   LÉVY,  EDITEUR 


OEUVRES  COMPLETES 

DE 

PROSPER  MÉRIMÉE 

Format  grand  in-S" 
Lettres  a  M.  Panizzi 2  vol. 

Forniut  grand  in-18 

Carmen,  Arsène  Guillot,  L'abbé  Aubain,  ctc 1  voL 

Chronique  du  règne  de  Charles  IX 

Colomba,  la  Yénus  d'Illc,  ctc 

Les  Gosaquks  d'autrefois 

Dernières  Nouvelles 

Les  Deux  héritages 

Episode  de  l'Histoire  de  Russie 

Études  sur  les  Arts  au  moyen  âge 

Études  sur  l'Histouie  romaine 

Lettres  a  une  inconnue 

Lettres  a  une  autre  inconnue 

MÉLANOES  historiques  et  LlTTiRAIRES 

Mosaïque  :  Mateo  Falcone,  Vision  de  Charles  XI,  etc. 

Portraits  historiques  et  littéraires 

Théâtre  de  Clara  Gazul 


Paris-  — Imp.  N.-IVI    DUVAL,  17,   'uo  de  l'Echiquier 


TTVV 


ÉTUDES 


SUR 


LES   ART 

AU    MOYEN   AGE 

PAR 

PROSPER  MÉRIMÉE 

DE    l'académie     française 

NOUVELLE-ÉDITION 


1?_ 


PARIS 

GALMANN  LÉVY,  ÉDITEUR 
ANCIENNE   MAISON   MICHEL   LÉVY  IP.ÈRES 

3,    RUE   AU  BER,    3 

1884 
Droits  do  reproduction  et  de  traduction   réservcsi 


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ÉTUDES 

SUR  LES  ARTS 

AU  MOYEN  ACAl 


ESSAI 

SUR 

L'ARCHITECTURE  RELIGIEUSE  DU  MOYEN  AbE 

l'AUTlCULlÈREME.NT     EN     FRANCE 


Si  l'on  étudie  les  monumenls  élevés  depuis  l'ère 
romaine  jusqu'à  la  renaissance,  l'histoire  de  chaque 
style  d'architecture  sera  la  même,  comme  si  sespro- 
i^rès  et  sa  décadence  élaient  soumis  à  une  loi  gé- 
nérale. Simples  d'abord,  les  édifices  s'ornent  peu  à 
peu;  lorsqu'ils  ont  acquis  toute  l'élégance,  toute  la 
richesse  que  comporte  le  style  auquel  ils  appar- 
tiennent, sans  fiu'il  en  soit  altéré,  l'époque  est  venue 
de  la  pcilcction  de  ce  slyle.  ou,  si  l'on  veut,  de  son 

1 


2  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

plus  grand  développement.  Mais  bientôt  celte  ten- 
dance à  orner,  à  enrichir  le  fond  original,  dépasse 
la  limite  que  nous  avons  marquée.  Au  lieu  d'être 
accessoire,  V ornementation  devient  le  but  principal. 
Naguère  on  admirait  le  génie  d'un  architecte,  main- 
tenant ce  sera  l'adresse  d'un  ouvrier. 

Dèslorsil  nefaut pluschercherdansunmonument 
une  règle,  une  pensée  générale  qui  aient  présidé  à 
sa  disposition.  D'ensemble,  de  système,  il  n'y  en 
a  plus,  et  le  seul  mérite  auquel  on  prétende,  c'est 
la  finesse  des  détails,  le  précieux  de  l'exécution. 
Mais  le  goût  se  lasse,  et  d'autant  plus  vite  qu'il 
s'est  attaché  à  des  minuties.  On  se  fatigue  donc 
bientôt  de  cette  ornementation  monotone  dans  ses 
caprices,  et  l'on  cherche  ailleurs  des  effets  plus 
puissants  et  plus  sûrs. 

Alors,  on  remet  en  honneur  des  types  oubliés,  ou 
bien  quelquefois,  choisissant  parmi  les  éléments  du 
style  qu'on  abandonne,  on  en  compose  un  système 
nouveau,  de  même  que  l'on  construit  un  palais  avec 
les  ruines  d'un  tem;^le  renversé. 

Ainsi ,  de  la  décadence  d'une  architecture  naît 
une  autre  architecture,  non  point  toujours  immé- 
diatement, car  il  faut  encore  des  circonstances  favo- 
rables à  cette  rénovation  périodique.  A  l'architec- 
ture splendide  et  surchargée  du  Bas-Empire  ne 
fiuccéda  pas  tout  de  suite  une  architecture  nouvelle. 


ESSAI  SUR  l'auciiiilgtuul;  uliliuiluse.  3 
L'art  mourut  en  quchiuc  sorte  avec  l'empire 
romain,  et  sa  résurrection,  au  moyen  âge,  fut  aussi 
lente  que  celle  de  la  société  qui  se  forma  de  l'amal- 
game des  Romains  et  des  barbares.  Au  contraire, 
lorsque  la  décadence  d'un  style  a  lieu  en  pleine  ci- 
vilisation et  quand  les  arts  sont  encore  cultivés, ilest 
aussitôt  remplacé  par  un  autre  style,  car  les  artistes 
ne  font  jamais  défaut,  lorsque  les  événements  ou  les 
mœurs  ne  leur  apportent  pas  des  obstacles  invinci- 
bles.C'est  une  mode  remplacée  par  une  autre  mode. 
Arrivée  au  dernier  terme  de  son  développement, 
l'architecture  byzantine  tomba,  vers  la  fin  du 
xii°  siècle,  étouffée,  pour  ainsi  dire,  sous  le  poids 
de  ses  ornements;  le  siècle  suivant  vit  s'élever  une 
autre  architecture,  grave  et  sévère  à  son  début, 
mais,  qui,  dans  la  suite,  oubliant  son  origine, 
périt  comme  celle  qui  l'avait  précédée,  et,  de  même 
que  celle-ci,  après  avoir  laissé  disparaître  sous  des 
ornements  étrangers  ses  formes  caractéristiques. 

Je  me  suis  proposé  d'étudier  principalement  la 
première  de  ces  révolutions,  qui  s'opéra  du  xu"  au 
xiii'  siècle,  et  de  montrer  comment  les  deux  styles, 
byzantin  et  gothique,  si  différents  en  apparence 
lorsqu'on  les  considère  chacun  à  son  point  de 
développement,  se  confondent  pour  ainsi  dire  in- 
.sensiblement  à  leur  point  de  transition.  En  effet, 
et  c'est  ce  que  je  m'attacherai  à  prouver,  l'art 


4  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AGE. 

nouveau  emprunta  tous  ses  éléments  à  l'art  qui 
le  précéda,  etlechangcmentd'anseul  ijrincipcsuriit 
pour  déguiser  ces  emprunts,  et  pour  l'ornicr  d'une 
masse  de  matériaux  étrangers  un  ensemble  har- 
monieux et  icvètu  d'un  caraclci'c  original. 


Pondant  phisiours  siècles,  Ips  monuments  de  l'ar- 
rliitecUire  romaine,  échappés  aux.  fureurs  des  bar- 
bares ,  furent  les  seuls  modèles  à  suivre  pour  les 
constructeurs  du  moyen  âge,  de  même  que  l'or- 
ganisation de  la  cité  romaine  offrit  aux  chefs  bar- 
bares les  bases  de  la  sociélc  qui  se  reforma  après 
leur  conquête.  Mais,  pour  reproduire  ces  chefs- 
d'œuvre,  il  fallait  des  ricliesses,  du  goût  et  du  repos, 
toutes  choses  qui  manquaient  alors  absolument. 
Les  imitations  furent  do;vj  très-incomplètes,  pro- 
portionnées qu'elles  étaient  aux  ressources  des 
imitateurs.  Dans  le  petit  nombre  de  ruines  où 
nous  pouvons  encore  juger  de  leurs  essais,  nous 
trouvons  toujours  la  preuve  de  leur  impuissance 
dans  les  palliatifs  grossiers  dont  ils  essayèrent  de 
la  cacher.  Ils  parvinrent,   il  est  vrai,  à  copier  la 


6  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

disposition  des  monuments  antiques;  mais,  au  lieu 
de  ces  blocs  énormes  taillés  avec  une  si  étonnante 
précision,  que,,  pour  me  servir  de  l'expression  d'IIô- 
rodien,  une  muraille  semblait  formée  d'une  seule 
pierre  ^  ,  ils  durent  se  contenter  d'un  appareil 
moins  beau  et  moins  solide,  mais  d'une  exécution 
plus  prompte  et  plus  facile.  L'emploi  de  la  brique, 
intercalée  dans  l'espèce  de  maçonnerie  appelée 
opus  incertum,  avec  le  but  évident  de  rétablir  le 
parallélisme  des  assises,  était  déjà  fréquent  dans 
les  derniers  temps  de  l'empire  ^  pour  les  con- 
structions rapides  et  d'une  importance  secondaire; 
le  moyen  âge  l'adopta  pour  ses  palais  et  ses  ba- 
siliques ^.  Tout  nous  prouve,  d'ailleurs,  l'embarras 
qu'on  éprouvait  à  entreprendre  toute  bâtisse  exi- 
geant quelque  adresse  ou  quelque  précision.  Aussi 
les  voûtes  furent-elles  rares,  les  arcades  étroites. 
On  donnait  aux  basiliques  des  toits  en  charpente, 
peut-être  môme,  dans  la  construction  d'une  église, 
entrait-il  plus  de  bois  que  de  pierre;  de  là  ces 
incendies  continuels  dont  Ihistoire  ecclésiastique 
fournit  des  exemples  à  chaque  page.  Quant  à  l'or- 

1.  Hérod.,  livre  III,  Septime  Sévère. 

2.  On  dit  que  l'usage  de  la  brique  intercalée  dans  Vopiis  in 
certiim  s'introduisit  sous  Gallien. 

3.  Restes  d'un  xenodochlum  (hospice)  à  Metz  ;  quelques 
portions  de  la  cathédrale  de  Trêves,  et  de  l'église  deSaint-Mar 
tin  à  Angers. 


ESSAI  SL'Il  L'ARCHITECTURE   RELIGIEUSE.        7 

nomentalion,  on  peut  juger  qu'elle  était  fort  gros- 
sière, souvent  presque  nulle.  Par  exemple,  à  peine 
pouvait-on  trouver  des  ouvriers  en  état  de  sculpter 
un  chapiteau,  peut-être  même  de  tailler  une 
colonne  monolithe.  Telle  était  la  détresse  à  cet 
égard,  que  la  ressource  la  plus  ordinaire  était  de 
dépouiller  les  édifices  anciens  pour  décorer  les 
modernes.  Charlemagnefit  transporter,  de  Ravenne 
à  Aix-la-Chapelle,  des  colonnes  de  granit  qu'on  ne 
sut  pas  même  disposer  convenablement  \  Enfin,  en 
voyant  dans  les  édifices  de  son  temps  et  des  siècles 
suivants,  le  soin  qu'on  a  mis  à  incruster  de  la  ma- 
nière la  plus  apparente  quelques  fragments 
antiques  mutilés,  on  peut  se  convaincre  et  de 
l'admiration  des  architectes  pour  l'art  ancien  et  de 
leur  désespoir  de  l'imiter. 

Outre  la  décadence  du  goût  et  l'ignorance  géné- 
rale, on  peut  encore  assigner  une  autre  cause  aux 
détestables  constructions  qui  s'élevèrent  du  vi*'  au 
X*  siècle.  Au  milieu  des  révolutions  continuelles,  des 
guerres  etdcs  pillages  auxquels  l'Europe  était  livrée, 
la  pensée  d'avenir  était  éteinte  en  quelque  sorte  ''  et 

1.  Elles  furent  placées  à  riutérieur  des  arcades  delà  gale- 
rie supérieure. 

2.  On  counait  cette  idée  bizarre  répandue  par  le  clergé,  que 
le  monde  devait  finir  en  l'an  1000.  Elle  fut  habilement  exploi- 
tée par  les  prêtres,  qui  vendaient  à  beaux  deniers  comptants 
une  place  en  paradis.  I^es  richesses  amassées  par  le  clergé,  4 


8  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

les  fondateurs  (l'un édifice,  loin  de  songer  ;i  la  pos- 
térité, semblaient  préoccupés  de  la  crainte  de  ne  pou- 
voir le  terminer  eux-mêmes.  Point  de  ces  grandes 
constructions  entreprises  sur  de  vastes  plans,  con- 
duites avec  une  sage  lenteur,  suivies  avec  un  désir 
constant  de  perfection  depuis  la  pose  des  fondements 
jusqu'au  couronnement  du  faîte.  On  sentait  le  besoin 
d'acbever  à  la  bâte,  sous  peine  de  ne  laisser  à  ses 
contemporains  qu'un  morceau  de  ruines  dont  l'ori- 
gine même  eût  été  méconnaissable. 

Tel  fut  l'état  de  l'arcbitecture  depuis  la  destruc- 
tion de  l'empire  romain  jusque  vers  la  fin  du 
x"  siècle.  Des  édifices  bâtis  pendant  cette  longue 
péiiode  de  barbarie,  il  reste  moins  de  souvenirs 
que  des  constructions  romaines  exposées  à  tant  de 
ravages,  minées  depuis  tant  de  siècles  par  la  main 
du  temps  et  celle  desbommes  \ 

cette  époque  contribuèrent  puissamment  à  favoriser  le  grand 
développement  de  l'architecture  au  xi*  siècle. 

1.  II  faut  cependant  noter  que,  sur  la  lin  du  règne  de  Char- 
lemagne  et  pendant  quelques  années  après  sa  mort,  une  amé- 
lioration dans  les  arts  se  manifesta  en  France.  Elle  fut  bien- 
tôt arrêtée  par  les  invasions  des  Normands  et  la  recrudescence 
de  la  barbario. 


Il 


An  xi'  pirclc  s'opéra  une  oppère  de  renaissance 
(lesai'ts,  prq)arée  sans  doute  par  la  conslitiition  de 
la  société  chrétienne.  «  C'est  à  partir  de  la  lin  du 
x"  siècle  que  l'être  social  qui  porte  le  nom  de  France 
est  pour  ainsi  dire  formé. Il  existe;  on  peut  assister 
à  son  développement  propre  et  extérieur.  Ce  dé- 
veloppement mérite,  pour  la  première  fois,  le  nom 
de  civilisation  française  \  »  De  cette  époque, 
seulement  date  en  France  l'architecture  du  moyen 
âge;  nous  avons  vu  qu'on  pouvait  à  peine  donner 
ce  nom  aux  informes  copies  dont  je  viens  de  parler. 

Ce  premier  style  d'architecture  moderne,  le  style 
roman,  byzantin,  lombard,  saxon,  quel  que  soi' 
le  nom  qu'on  lui  donne,  et  je  ne  les  ai  pns  cilés  tous 
se  forma  lui-même  de  plusieurs  éléments  distincts 
il  puisa,  mais  inégalement,  à   plusieurs  sources 

1.  M.  Guizot,  Cours  d'histoire  moderne,  tome  III. 

1. 


10  ETUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

En  première  ligne,  il  faut  toujours  citer  les  souvenirs 
de  l'architecture  romaine,  dont  la  puis:^ancc  est 
telle,  que  nous  en  reconnaissons  encore  les  lois  ; 
quant  aux  autres  causes  ,  influentes  aussi  ,  mais 
à  un  moindre  degré,  je  vais  essayer  d'en  distinguer 
les  principales. 

Les  voyages,  ou  plutôt  les  pèlerinages  en  Orient, 
qui  devinrent  fréquents  avec  l'exaltation  progres- 
sive de  l'esprit  religieux  ^  donnèrent  naturellement 
aux  pèlerins,  aux  ecclésiastiques  surtout,  alors  seuls 
dépositaires  des  arts  et  des  sciences,  l'occasion  de 
voir  et  d'étudier  dans  la  Grèce  les  monuments  du 
Bas-Empire,  et  sans  doute,  en  Asie,  ceux  que  ve- 
naient d'élever  les  conquérants  sarrasins.  Des  idées 
nouvelles,  des  procédés  industriels  furent  les  fruits 
immédiats  de  ces  voyages.  Nombre  de  pèlerins  s'in- 
struisirent dans  les  arts  de  Byzance  ou  rapportèrent 
le  récit  de  ses  merveilles  et  le  désir  d'appeler  dans 
leur  patrie  les  hommes  qui  savaient  les  pro- 
duire ^. 

Au  reste,  on  comprendra  combien  il  est  difficile 


1.  Voir,  dans  M.  Bodin,  Recherches  sur  l'Anjou,\es  nombreux 
voj'ages  en  terre  sainte  de  Foulques  Nerra. 

2.  Déjà,  et  deux  siècles  plus  tôt,  un  grand  nombre  d'artistes 
grecs  étaient  venus  en  Occident,  fuyant  les  persécutions  des 
iconoclastes.  Les  motifs  exposés  plus  haut  avaient  sans  doute 
empêché  les  résultats  heureux  que  pouvait  avoir  cette  émigra- 

ti..)!l. 


ESSAI  SUR  L'ARCHITECTURE  RELIGIEUSE.      H 

aujourd'hui  d'apprùcier  l'ûlenduc  de  l'influence 
que  la  Grèce  et  l'Orient  exercèrent  sur  l'architec- 
ture occidentale.  Tant  de  révolutions  ont  changé  la 
face  des  villes  de  l'Orient  !  et  nous  qui  pouvons  à 
])cine  deviner  quel  était  l'état  de  la  France  au  xi^ 
siècle,  comment  pourrions-nous  espérer  connaître 
celui  de  l'Asie?  Ces  recherches,  d'ailleurs,  toutes 
curieuses  qu'elles  seraient,  n'entrent  point  dans 
mon  plan.  Je  n'ai  à  parler  que  des  monuments  de 
la  France  et  je  dois  me  borner  à  signaler  en  général 
rinllucnce  que  l'Orient  exerça  sur  notre  architec- 
ture naissante.  Une  tradition  conservée  dans  toutes 
les  histoires  ecclésiastiques  suffirait  seule  pour  la 
constater.  Combien  d'églises  ne  citent-elles  pas, 
bâties  sur  le  plan  de  celle  du  Saint-Sépulcre  à  Jéru- 
salem î 

La  forme  et  la  disposition  des  édifices  religieux 
furent  encore  modifiées  par  les  besoins  ou  les  ha- 
bitudes de  la  portion  du  clergé  qui  les  faisait  con- 
struire. Les  ordres  monastiques  surtout,  disséminés 
sur  toute  l'étendue  de  la  France,  possManl  seuls 
quelque  savoir,  jouissant  de  nombreux  privilèges, 
de  grandes  richesses,  se  distinguaient  entre  eux  par 
des  pratiques  particulières,  que  chacun  regardait 
comme  plus  agréables  à  Dieu  que  celles  des  autres 
communautés.  Or,  on  sait  que  la  plupart  des  ar- 
chitectes d'alors  étaient  des  ecclésiastiques;   tou- 


12        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AOF". 

jours  préoccupés  d'idées  ascétiques,  ils  inlrodiii- 
sirent  dans  le  plan  et  les  détails  de  leurs  églises  une 
foule  d'allusions  dontlesens  mystique  nous  échappe 
souvent  aujourd'hui,  mais  dont  l'existence  n'en  est 
pas  moins  incontestable. 

Enfin,  il  faut  encore  tenir  compte  et  des  besoins 
nés  de  notre  climat,  et  des  mœurs  nationales,  qui 
durent  nécessairement  influer  sur  les  emprunts 
faits  aux  étrangers. 

Peut-être  même,  surtout  dans  les  procédés  de  con^ 
slruction  et  dans  les  détails  de  décoration,  doit-on 
admettre  comme  des  conséquences  de  nos  habitudes 
nationales,  et  certaines  pratiques  plus  ou  moins 
bizarres,  et  certains  ornements  d'usage  local ,  soit 
que  ces  pratiques  et  ces  ornements  fussent  trans- 
mis par  les  peuples  barbares  qui  formaient  une  si 
grande  partie  de  la  société  moderne,  soit  qu'ils 
fussent  introduits  seulement  par  le  caprice  des 
ouvriers  qui  dès  lors  voulurent  se  distinguer  par 
quelques  innovations. 

Je  résumerais  donc  ainsi  les  éléments  qui  concou- 
rurent à  former  l'architecture  du  xii«  siècle  : 

\°  Les  souvenirs  ou  l'hnitailon  de  l' architecture 
romaine.  Ils  sont  évidents  partout,  mais  plus  particu- 
lièrement dans  le  midi  de  la  France,  oîi  le*  mœurs 
et  les  arts  de  Rome  s'étaient  naturalisés  de  bonne 
heure,  et  se  conservèrent  le  plus  longtemps.  Rien  de 


ESSAI   SUll   L'AIlCllITF.CTlMil':   Ul^  LIGI  KUSi':.       i;} 

plus  commun,  en  ri'ovonce  et  dans  le  Languedoc, 
que  de  rencontrer  des  chapiteaux,  des  moulures, 
{)lusieurs  détails  d'ornement  exactement  copiés  d'a- 
près des  modèles  antiques.  Les  églises  de  Vienne, 
d'Arles,  de  Saint-Gilles,  d'Alct,  en  fourniront  de 
nombreux  exemples. 

2**  L'imitation  des  architectures  néo-grecque  et 
orientale,  importée  par  des  étrangers  ou  par  des 
artistes  nalionanx  qui  les  avaient  étudiées  dans 
leurs  voyages.  On  peut  citer  comme  preuves  le  plan 
et  la  disposition  d'un  grand  nombre  d'églises,  sur- 
tout sur  les  bords  du  Kliiii;  les  coupoles  et  beau- 
coup de  détails  d'ornementation;  l'emploi  d'ap- 
pai'cils,  présentant  des  alternances  de  couleui's, 
tels  qu'on  en  voit  au  portail  de  Sainte-Foy  à 
Scliclestadt,  à  Trêves  et  à  Maguelonne  ;  le  goût 
des  incrustations  et  des  mosaïques  ;  enfin,  le  style 
général  des  sculptures,  et  jusqu'aux  costumes  que 
l'on  donna  aux  statues  de  saints  et  de  rois. 

3"  Les  idées  mystiques  et  les  convenances  de  cer- 
taines corporations  religieuses.  J'attribue  à  ces  cau- 
ses, d'abord  les  plans  extraordinaires  de  quelques 
églises  %  leur  orientation,  l'allongement  des  chœurs, 

I.  Je  n'ai  pu  examiner  par  moi-même  certaines  églises  de 
templiers  à  deux  nefs,  comme  il  en  existe,  dit-on,  on  Alletua- 
gne.  J'en  connais  plusieurs  circulaires  ou  polygonales,  etcoidi 
forme  paraît  avoir  été  souvent  préférée  par  les  chevaliers  du 
Vemple. 


14        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AGE. 

la  disposition  des  chapelles,  rayonnant  autour  du 
chevet,  le  choix  des  sujets  dans  les  bas-reliefs,  et 
les  animaux  symboliques  qui  y  figurent  en  si 
grand  nombre;  enfin,  dans  la  décoration,  une 
foule  de  détails  qu'il  sérail  trop  long  d'énumérer. 

4°  Les  besoins  du  climat  et  les  mœurs  nationales. 
On  est  étonné  de  trouver  si  peu  de  traces  de  cette 
influence.  Les  toits  des  églises,  par  exemple,  furent 
longtemps  trop  plats  pour  le  climat  du  Nord  :  cepen- 
dant, si  on  les  compare  à  ceux  de  l'Orient,  ils  offri- 
ront des  différences  encore  sensibles.  Les  ouver- 
tures des  fenêtres,  la  clôture  des  églises,  les  gale- 
ries basses  et  couvertes  peuvent  encore  avoir  été 
modifiées  par  le  besoin  de  jour  et  la  nécessité  de  se 
prémunir  contre  le  froid  et  la  pluie.  On  peut  encore 
attribuer  aux  mœurs  du  temps,  aux  habitudes  des 
guerres  civiles,  l'apparence  toute  militaire  de  cer- 
taines églises  telles  que  celles  de  Maguelonne,  de 
Spire,  de  Gandes,  etc. 

5°  Le  goût  national.  Quelques  motifs  d'architec- 
ture, dont  on  ne  trouve  point  d'analiîgues,  dans 
l'Orient  ni  dans  l'antiquité,  sont  peut-être  des  in- 
ventions propres  à  l'Europe  du  moyen  âge.  De  ce 
nombre ,  je  citerai  les  toits  à  angles  saillants  et 
rentrants  des  tours  rhénanes,  et  plusieurs  variétés 
d'appareils  qu'il  serait  fastidieux  de  décrire;  enfin 
aussi,  quelques  ornements  ,   —  les  zigzags,  par 


ESSAI  SUR  L'AIICIIITECTUHE  RELIGIEUSE.      15 

cxomple  —  qu'on  ti-ouve  dans  les  plus  anciens  do 
nos  édillcos  *,  les  billelles,  les  frcltes,  etc. 

Au  surplus,  il  faut  bien  observer  que,  dès  les 
débuts  de  cette  renaissance,  les  effets  en  furent  très- 
différents  dans  nos  provinces,  selon  qu'elles  se  liou- 
vaient  plus  ou  moins  immédiatement  placées  sous 
l'une  ou  l'autre  des  influences  que  je  viens  d'énu- 
mérer.  Telle  ville,  par  exemple,  qui  avait  conservé 
de  grands  monuments  romains,  s'efforça  toujours  de 
les  reproduire;  ou  trouvera  là  des  souvenirs  anti- 
ques qu'ailleurs  on  chercherait  vainement.  Dans 
l'architecture  romane,  on  le  sait,  les  pilastres  sont 
fort  rares;  or,  on  n'en  trouve  guère  que  dans  les 
villes  oii  de  grandes  constructions  romaines  encore 
existantes  en  fournissent  des  modèles  naturels,  pour 
ainsi  dire.  ALangres,  saint  Mammès  copia  les  pi- 
lastres cannelés  de  l'arc  de  Constance  Chlore;  Saint- 
Lazare  d'Autun,  ceux  des  portes  d'Arroux  et  de 
Saint-André.  La  nature  des  matériaux  contribua 
beaucoup  aussi  à  produire  des  différencesmarquées 
entre  les  constructions  contemporaines  de  nos  pro- 
vinces. Là,  par  exemple,  oîi  pour  bâtir  on  avait  une 
pierre  calcaire  facile  à  tailler,  la  sculpture  fit  des 
jjrogrès  rapides. 

L'emploi  du  granit,  au  contraire,  en  arrêta  l'es- 

1.  On  dit  cependant  qu'on  en  voit  un  exemple  dans  le  palais 
de  Dioclétien  à  Spalatro. 


IC        ETUDES  SUR  LES  AUTS  AU   MOYEN  AGE. 

SOI',  Celle  obscrvalion  ne  peut  éch:ipi)cr  au  voya- 
geur qui  visite  sucessivement  les  églises  du  Poiiou 
et  celles  de  la  Bretagne.  —  Les  couleurs  tranchées 
des  produits  volcaniques  donnèrent  aux  architectes 
de  l'Auvergne  et  du  Velay,  une  grande  facilité  pour 
décorer  leurs  édifices  par  des  incrustations  et  des 
alternances  de  couleurs.  —  Enfin,  l'emploi  de  la 
brique,  seule  ou  mêlée  à  la  pierre,  donna  lieu  à  do 
notables  modifications  dans  la  bâtisse,  et,  dans  les 
pays  oi!i  l'on  en  fait  usage,  elle  joue  un  lûle  dans 
l'ornementation. 

Beaucoup  de  moulures,  peut-élre  entre  autres 
les  dénis  de  scie  ;  variété  très-commune  du  zigzag 
dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  durent  leur  origine  à 
une  certaine  disposition  des  briques  dans  l'appa- 
reil \ 

1.  M.  Eugène  Delacroix,  dans  son  voyngs  à  Maroc,  a  vu  les 
briques  employées  presque  comme  unique  moyen  d'ornemen- 
tation. Des  lits  de  briques,  en  encorbellement  les  uns  au-dessus 
des  autres,  forment  des  corniches  ;  placées  à  des  intervalles 
égaux,  elles  servent  de  motlillons  ou  de  rniitules;  rangées  obli- 
quement, elles  figurent  des  dents  de  scie,  etc. 


m 


Un  dos  premiers  eiïcls  de  la  renaissance  du 
xi''  siècle  se  fait  sentir  dans  les  soins  nouveaux  ap- 
portés à  l'exécution  matérielle  trcs-négligée  jusqu'a- 
lors. On  sent  l'augmentation  des  ressources, le  savoir- 
faire  des  ouvriers,  surtout  la  préoccupation  de  durée. 
Déjà  les  plans  s'agrandissent,  et  l'op  s'attache  en 
mém3  temps  à  donner  aux  églises  une  apparence 
monumentale,  et  à  les  mettre,  par  la  solidité  de 
leur  construction,  à  l'abri  des  catastrophes  qui  na- 
guère les  dévastaient  presque  périodiquement.  Des 
voûtes  remplacent  les  toits  en  charpente ,  et  leur 
portée  atteste  que  l'art  de  bâtir  a  fait  rapidement  de 
sensibles  progrès.  Aux  lourds  piliers  rectangulaires 
des  basiliques  carlovingiennes,  on  substitue  des  co- 
lonnes *  tantôt  isolées,  comme  à  Saint-Savin,  tantôt 
engagées,  comme  dans  la  nef  de  Saint-Germain  des 

1.  Comparez  l'église  circulaire  d'Aix-la-Chapelle  avec  celle 
de  Iliciix-Mérinville  (Aude). 


18        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AGE. 

Prés.  Presque  toujours  elles  sont  isolées  autour  du 
chœur  qu'elles  enferment  dans  un  hémicycle,  de- 
rière  lequel  circulent  les  bas  côtés.  Les  colonnes 
vont  devenir,  d'ailleurs,  un  des  éléments  les  plus 
ordinaires  de  la  décoration.  On  en  ilanque  les  por- 
tes, les  fenêtres;  on  en  fait  les  rayons  des  roses; 
souvent  même  elles  servent  à  décorer  une  surface 
lisse  en  soutenant  une  arcature  figurée. 

La  sculpture,  longtemps  abandonnée,  reparaît 
alors,  et  joue  même  un  rôle  considérable  dans  la 
décoration  deséglises.  Desstatues  souventcolossalos, 
des  bas-reliefs  garnissent  les  parois  et  les  tympans 
des  portails;  les  corniches,  les  modillons,  toutes  les 
parties  saillantes  de  la  bâtisse  reçoivent  mille  formes 
capricieuses  où  s'exerce  l'imagination  inventive  des 
sculpteurs;  souvent  même  les  façades  présentent 
des  suites  de  niches  ou  des  arcades,  qui  n'ont  d'autre 
but  que  de  servir  d'encadremenJ,  à  des  figures  de 
ronde  bosse  ou  de  bas-relief  *,  En  même  temps,  la 
peinture  s'unit  à  la  sculpture  ;  non-seulement  les 
parties  lisses  de  l'intérieur  des  églises  sont  revêtues 
de  fresques  ^  mais  les  statues,  les  bas-reliefs,  les 
chapiteaux,  tous  les  ornements  sculptés  sont  peints 
et  rehaussés  d'or  et  de  couleurs  brillantes. 

Il  n'est  peut-être  pas  hors  de  propos  de  remarquer 

1.  Voir  la  façade  de  Notre-Dame  à  Civray, 

2.  Voir  l'église  de  Saint-Savia, 


ESSAI  SUR  L'ARCHITECTURE  RELIGIEUSE.      19 

ici  l'étalage  de  luxe  el  de  richesse  où  se  complaît  la 
sculpture  de  celte  époque.  Non-seulement  les  rois, 
mais  les  saints  sont  représentés  couverts  de  vôte- 
]iionts  magnifiques,  où  sont  prodigues  les  broderies 
cl  les  perles^.  Les  chapiteaux  des  colonnes,  leurs 
fûts  mêmes,  les  archivoltes,  étalent  une  profusion 
de  pierreries.  L'éclat  des  couleurs  et  des  dorures  ne 
paraissant  pas  suffire  à  l'illusion,  on  a  souvent  in- 
crusté dans  la  pierre  ou  le  marbre  des  morceaux  de 
verre  coloré,  d'un  effet  plus  certain  que  la  peinture. 
On  dirait  que  les  artistes  ont  toujours  devant  les 
yeux  l'image  de  la  Jérusalem  céleste,  toute  resplen- 
dissante d'or  et  de  rubis. 

La  décoration  d'une  église  est  graduée.  Je  m'ex- 
plique :  la  façade  expose  tout  d'abord  la  richesse  du 
monument  ;  elle  est  destinée  à  donner  une  idée  gé- 
nérale de  sa  màignificence;  elle  est,  si  j'ose  me  servir 
d'une  comparaison  aussi  profane,  elle  est  à  l'église 
ce  que  l'ouverture  est  à  un  opéra.  On  entre  dans  un 
vestibule  sombre,    que  les  excommuniés   n'osent 

1.  Dans  un  âge  grossier,  lorsqu'un  artiste  veut  représenter 
un  personnage  vénérable,  sa  première  idée,  c'est  de  le  revêtir 
d'un  costume  magnifique.  Ce  ne  fut  que  par  un  raffinemenit; 
tardif  qu'on  parvint  à  produire  la  même  impression  par  un 
moyen  tout  contraire  :  \'expression  suffit  alors  pour  faire  res- 
sortir la  grandeur  morale  ;  mais  il  faut  non-seulement  que 
l'art  touche  à  la  perfection,  mais  encore  que  le  goût  du  pu- 
bi'C  soit -assez  culiivé  pour  comj)r'.'ndre  les  inteiitions  de  l'ar- 
tib'e 


20  ETUDES  SUR  LES   ARTS  AU   "lOYEN  Kn^. 

l'iMiicIiir;  puis  vient  la  nef,  \)\ua  ciaii'o,  oîi  l'ornc- 
mentation  est  répartie  avec  sobriété.  Tout  le  luxe, 
toute  la  recherche,  les  détails  les  plus  riches  et  les 
plus  élégants  sont  réservés  pour  le  chœur,  qui  est 
aussi  la  partie  de  l'édifice  la  plus  éclairée,  comme 
pour  attirer  forcément  les  regards  des  fidèles  vers 
la  partie  la  plus  sainte,  celle  où  se  célèbrent  les  di- 
vins mystères. 

Je  vais  brièvement  passer  en  revue  les  différentes 
parties  de  la  construction  byzantine. 

Les  plans  des  églises  sont  d'une  si  grande  variété, 
qu'on  ne  pourrait  guère  les  réduire  à  des  règles 
générales.  Quelquefois,  ils  conservent  la  forme  des 
premières  basiliques,  un  rectangle  terminé  à  l'O- 
rient par  un  hémicycle  ;  seulement,  le  chœur,  à 
partir  du  xi"  siècle,  prend  un  accroissement  consi- 
dérable et  le  chalcidique  ou  le  transept  tend  à  s'éloi- 
gner de  r^^w/c/e. Plus  fréquemment  on  trouvelaformc 
de  croix  latine,  rarement  la  croix  grecque  Mci,ron 
voitdes  églises  circulaires  ou  polygonales'  ailleurs, 
le  chœur  seul  a  cette  disposition  ^.  Enfin,  dans  quel- 
ques provinces,  un  hémicycle  termine  les  deux 
extrémités  orientale  et  occidentale,  et  un  transept 


1.  Saint-Geiiest  à  Nevers,  Sainte-Croix  à  Montmajour. 

2.  Sainte-Croix    à  Quimperié    et    l'église  de   Rieux-Mérin- 
ville. 

3.  CliarrouXr 


ESSAI  SUR  L'ARCUITECTUUE   RELIGIEUSE.      2i 

srparc  chaijue  hémicycle  do  la  nef'.  Co  ii'csl  pi'nt 
i"i  le  lieu  de  rechercher  la  cause  de  ces  variations 
de  plan;  il  serait,  d'ailleurs,  hien  difficile  aujour- 
d'hui de  faire  la  part  et  de  ce  qui  se  rapporte  aux 
idées  mvsLiques  de  l'époque,  et  de  ce  qu'il  faut  atlri- 
huer  soit  au  caprice  des  architectes,  soit  à  des 
causes  accidentelles  et  locales. 

De  très-bonne  heure  les  façades  furent  flanquées 
de  tours,  quelquefois  une  seule  tour  surmonte  la 
porte  principale"-;  ailleurs  on  en  voit  aux  extrémités 
orientale  et  occidentale,  encadrant  pour  ainsi  dire 
luule  l'église  '\  Les  tours  onlundoublebut,  d'abord 
elles  annoncent  de  loin  les  églises,  puis  elles  peuvent 
aussi  servir  à  la  défense,  car,  à  cette  époque,  il 
fallait  une  force  réelle  pour  s'assurer  le  repos. 
Cette  destination  des  tours  est  suffisamment  prou- 
vée parles  entraves  que  les  rois  et  fes  communes 
apportèrent  souvent  à  leur  érection,  craignant  sans 
doute  qu'elles  ne  devinssent  un  instrument  de  rébel^ 
lion  ou  de  tyrannie. Carrées  d'abord, puis  octogones, 
les  tours  romanes  dominent  les  toitsde  la  nef,maisnc 
s'élèvcntpasàuue  hauteur  considérable.  Leuramor- 
lissement  le  plus  ordinaire  fut  un  toit  aplati;  ce  ne 


1.  Cathédrale  do  Verdun,  cathédrales  de  \Vorms,  de  Bonn, 
etc. 
L'.  Sainte-lladegoiide  à  Toitiers. 
3.  Cathédrale  de  W'urnis,  el  plusieurs  fglises  de  Cologne.. 


22        ÉT«H)ES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

fut,  je  crois  qu'au  xu"  siècle  qu'on  commença  à  les 

surmonter  d'une  pyramide  de  pierre  *. 

La  muraille  occideniale(c'est  presque  toujours  la 
façade)  est  percée  d'ordinaire  d'une  ou  de  plusieurs 
portes,  en  nombre  correspondant  à  celui  des  nefs  *. 
Sur  leurs  archivoltes  et  leurs  pieds-droits,  la  sculp- 
ture a  réuni  toute  sa  puissance  d'ornementation  ;  on 
peut  considérer  la  porte  centrale  comme  le  morceau 
capital,  le  chef-d'œuvre  de  l'artiste.  Au-dessus  de 
cette  porte  se  trouve  une  fenêtre  souvent  en  rose, 
dont  le  diamètre,  très -médiocre  d'abord,  s'aug- 
mente progressivement  jusqu'à  devenir,  vers  la  fin 
du  xii"  siècle,  égal  ou  supérieur  à  celui  de  la  porte. 
Un  fronton  termine  la  façade,  plus  aigu  que  les 
frontons  antiques;  queIqucfois.il  contient  une  niche 
ou  bien  un  œil-de-bœnf.  Ainsi,  dans  la  façade  on 
compte  le  plus  souvent  trois  divisions  horizontales, 
marquées  par  deux  corniches  ou  deux  moulures 
très-saillantes,  la  première  au-dessus  de  la  porte,  la 
seconde   au-dessus  de  la  rose.  Je  ne  parle,   bien 

1.  Ce  fait  a  été  contesté  ;  je  citerai  pourtant  comme  un  exem- 
ple de  flèche  en  pierre,  dans  le  xii«  siècle,  le  clocher  qui  sur- 
monte le  transept  de  Sainte-Foy  à  Schelestadt.  Sa  forme  très- 
remarquable  (les  arêtes  sont  courbes)  rappelle  les  plus  ancien- 
nes constructions  indiennes. 

2.  Excepté  dans  les  églises  à  double  apside  ;  leurs  portes 
sont  alors  percées  ou  sur  les  faces  latérales,  comme  à  Verdun 
et  à  Worms,  ou  bien  à  droite  et  à  gauche  de  l'apside  occiden- 
tale, comcie  à  Trêves. 


ESSAI  SUR  L'ARCHITECTURE  RELIGIEUSE.      23 

entendu,  que  des  cas  les  plus  ordinaires  et  des  édi- 
fices construits  avec  assez  de  soin  pour  qu'on  les 
puisse  considérer  comme  types. 

Passons  à  l'intérieur.  Outre  les  divisions  paial- 
K'ies  à  l'axe  de  l'église  et  formées  par  des  arcades, 
toute  église  romane  a  quatre  divisions  per- 
pendiculaiics  à  celles-ci  et  d'ordinaire  bien  mar- 
quées. D'abord,  c'est  ou  un  vestibule  intérieur, 
ou  bien  une  distribution  particulière  de  la  partie 
occidentale  de  la  nef,  indiquant  la  place  occupée 
dans  la  primitive  église  par  les  catéchumènes. 
Cette  séparation  paraît  s'être  conservée  par  tra- 
dition et  sans  objet  apparent,  fort  longtemps  après 
que  les  usages  des  premierschrétiens  étaient  tombés 
en  désuétude  ;  vient  ensuite  la  nef;  puis  le  transept, 
ou,  dans  les  basiliques,  le  chalcidiquc  ;  enfin,  le 
chœur.  Cette  disposition,  toujours  marquée  par  des 
différences  dans  l'architecture ,  ne  souffre  guère 
d'exception  que  dans  les  églises  circulaires  ou  dans 
celles  qui  ont  une  double  apside.   . 

En  général,  la  couverture  d'une  église  se  com- 
pose de  trois  toits,  dont  un  pour  la  nef  principale, 
et  deux  autres  pour  les  nefs  latérales,  ces  derniers 
n'ayant  qu'une  seule  pente.  Plus  rarement  voit-on 
un  seul  toit  pour  toute  une  église,  et,  dans  ce 
cas,  les  bas  côlés  ont  d'ordinaire  un  étage  supérieur. 
Au  lieu  de  cet  étage  supérieur ,  on  trouve  plus 


24        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

communément  une  étroite  galeric.pratiquée  clans 
répaisscur  du  mur  de  la  nef  et  se  prolongeant  au- 
tour du  chœur  *.  Des  arcades  marquent  cette  gale- 
rie, et  son  emploi  est  devenu  si  hahiluel  dans  l'ar- 
cliitecture  byzantine,  que,  lorsqu'elle  manque 
réellement,  on  la  voit  presque  toujours  figurée  '. 

Les  fenêtres  sont  rares  dans  l'architecture  byzan- 
tine. Il  n'y  en  a  qu'une  dans  le  haut  de  chaque 
travée  de  la  nef,  une  autre  dans  les  bas  côtés,  toutes 
fort  étroites;  ou,  si  leur  diamètre  dépasse  quel- 
ques pieds,  on  les  divise  par  des  colonncttes  en  deux 
arcades  que  surmonte  un  œil-dc-bœuf.  Quoique 
plus  éclairées  que  les  basiliques  orientales,  nos 
églises  sont  encore  fort  sombres. 

Rarement  dans  les  transepts  existc-t-il  de  division 
longitudinale  semblable  à  celles  de  la  nef  ;  on  en 
voit  cependant  qui  ont  de  véritables  bas  côtés  dis- 
tingués par  une  ou  deux  rangées  d'arcades  ^.  La  dis- 
position la  plus  ordinaire  présente  uns  chapelle 
semi-circulaire  pratiquée  dans  un  renforcement  du 
mur  orientai.  Au  milieu  du  transept  s'élève  une 

1.  Il  y  a  des  églises  cù  cette  galerie  est  extérieure,  comme 
à  Spire  et  dans  quelques  villes  rhénanes. 

2.  Il  me  semble  que  la  pratique  la  plus  ancienne  a  été  de 
donner  aux  bas  côtés  un  étage  supérieur;  la  galerie  fut  une  in- 
novation, ou,  si  l'on  veut,  une  altération  du  style  primitif. 

3.  Sainte-Marie  du  Capitoie  à  Cologne,  la  cathédrale  de 
Soissons.  —  Je  crois  qu'une  disposition  semblable  existait  au- 
trefois dans  l'église  de  Cluny.  i 


ESSAI  SUR  L'AUCllITECTLUE  RELIGIEUSE.      25 

coupole,  c'est  la  voûte  la  plus  haute  de  l'ôglisc; 
quelquefois,  elle  est  encore  surmontée  d'une  tour 
moindre  que  celle  de  la  façade.  Cette  addition  de 
hauteur  et  de  poids  nécessite  un  renforcement  con- 
sidérable des  piliers  placés  à  l'orient  de  la  nef,  et 
de  ceux  qui  leur  correspondent  à  l'entrée  du  chœur. 
Là,  sans  doute  pour  cacher  le  nu  de  ces  quatre 
piliers,  on  multiplia  les  colonnes  engagées,  peut- 
être  aussi  observa-t-on  des  lors  qu'en  groupant  un 
faisceau  de  colonnes,  il  résultait  du  jeu  de  la  lumière 
et  de  l'ombre  une  apparence  de  diminution  dans  la 
masse.  De  l'entrée  des  transepts,  on  transporta  bien- 
tôt les  faisceaux  de  colonnes  dans  la  nef,  et  dans 
la  suite,  lorsque  l'art  gothique  eût  remplacé  leslylo 
hvzantin,  onappiit  à  tirer  de  cet  agencement  un 
parti  tout  nouveau. 

L'aire  du  chœur  fut  presque  toujours  plus  éle- 
vée que  celle  de  la  nef,  d'abord  afin  de  permettre 
aux  assistants  de  voir  l'oflicianl  à  l'autel,  puis 
alln  de  donner  un  peu  de  jour  aux  cryptes  ou  ca- 
veaux sur  lesquels  le  chœur  est  placé,  car  l'eni- 
[)lacement  du  chœur  fut  ordinairement  marqué  par 
le  tombeau  d'un  saint*;  à  son  défaut,  la  crypte  rap- 
pelait les  premières  persécutions  du  christianisriio 
et  le  mystère  dont  il  entourait  ses  pratiques.  Elle 

1.  Saiuto-Radegonde  à  Poiiiers,  la  catliécLi-ale  de  Bonn. 

2 


20        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AGE, 

servait  encore  de  dépôt  pour  les  reliques,  et  même 
de  chapelle  privilégiée. 

Lorsque  l'allongement  du  chœur  devint  une 
règle  constante,  l'apside,  qui  longtemps  avait  ren- 
fermé le  maître-autel,  se  transforma  en  une  grand(3 
chapelle,  qui  de  très-honne  heure  fut  dédiée  à  la 
Vierge.  Sa  forme  la  plus  commune  fut  semi-cir- 
culaire, ou  hexagonale  ;  cependant,  il  existe  des 
exemples  anciens,  rares  il  est  vrai,  d'une  autre 
forme*,  ou  môme  de  la  suppression  totale  de  l'ap- 
side -.  D'autres  chapelles,  d'abord  au  nombre  de 
deux,  puis  de  quatre,  de  six,  quelquefois  même 
davanlago,  cnlourèrcnt  le  chevet  de  l'église,  dis- 
posées de  chaque  côté  de  la  chapelle  de  la  Vierge. 
L'idée  bizarre  de  représenter  dans  le  plan  d'une 
église  l'instrument,  l'emblème  de  notre  salut,  pa- 
raît avoir  cherché,  dans  l'addition  de  ces  chapelles, 
l'imitation  de  la  couronne  du  Christ  ou  du  nimbe 
qui  entoure  sa  tète.  On  doit  encore  peul-êlre  attri- 
huer  à  une  allusion  mystique  le  nombre  presque 
constamment  impair  de  ces  chapelles.  Je  ne  me 
rappelle  qu'un  seul  exemple  qui  fasse  exception  à 
cette  pratique,  c"cst  le  chœur  de  Saint-Hilairc  à 


1.  Saint-Martin  d'Angers  :  le  chœur,  du  xii«  siècle,  a  la  forme 
d'un  trapèze. 

2.  Saint-Pierre  à  Poitiers,  Saint-Martin  à  Worms,  plusieura 
églises  d'Auvergne. 


ESSAI  SUR  L'ARCHITECTURE  RELIGIEUSE.     27 

Poitiers.  On  peut  dire  en  général  que  le  nombre  des 
cliapellcs  correspond  à  celui  de  arcades  dans 
l'hémicycle  du  chœur. 

L'ornementation  des  églises  byzantines  est  extrê- 
mement variée,  et,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  il  n'y 
a  guère  de  parties  de  la  construction  qui  n'aient 
oITert  des  motifs  à  la  sculpture.  Les  représentations 
d'hommes  ou  d'animaux  de  ronde  bosse  ou  de  bas- 
relief  y  sont  fort  nombreuses.  Non-seulement  les 
tympans  et  les  frises  en  sont  couverts,  mais  ce 
même  genre  de  décoration  s'applique  encore  aux 
modillons,  aux  corniches,  aux  chapiteaux.  On  voit 
jusqu'à  des  soubassements  formés  par  une  masse 
d'hommes  et  d'animaux  sculptés  *,  D'ailleurs,  il  ne 
faudrait  pas  croire  que  celte  immense  variété  de 
compositions  ne  fût  pas  réglée  par  quelques  lois 
ou  par  quelques  usages.  On  est  frappé,  au  con- 
traire, de  la  répétition  continuelle  d'un  certain 
nombre  de  sujets.  Ainsi  la  figure  du  Christ  entouré 
des  Apôtres  occupe  presque  toujours  le  tympan 
de  la  porte  principale.  Le  Jugement  dernier,  les 
Vierges  sages  et  les  Vierges  folles,  la  Nativité,  etc. 
sont  des  sujets  de  prédilection  qu'on  croirait  af- 
fectés aux  portes.  Quelquefois,  mais  plus  rarement, 
Cl  trouve  l'illustration  de  la  légende  qui  retrace 

1.  A  f^aint-Gilles,  par  ecemple. 


2>S         ÉTUDES  SUR  LES  AliTS  AU   MOYF.::   A  HE. 

i,i  vie  du  jialron  de  l'église'.  Ce  l'uL  |ioiU-èli'e,  un 
souvenir  antique  qui  fil  placer  en  évidence  sur  les 
portails  les  douze  signes  du  zodiaque  ;  mais  je  crois 
que  c'est  plutôt  ù  l'ignorance  des  ouvriers  qu'à  cer- 
tains calculs  mystiques  ou  astronomiques  qu'il 
faut  attribuer  les  inlerverlissements  qu'on  remar- 
que très-souvent  dans  la  disposition  des  signes. 

A  part  ces  sujets,  et  d'autres  faciles  à  expliquer,  et 
dont  la  [)osition  semble  soumise  à  certaines  règles, 
il  serait  impossible  d'entrer  dans  le  détail  ou  même 
de  spécifier  le  caractère  de  tous  ceux  qu'on  a  jetés 
avec  profusion  sur  les  stylobates,  les  archivoltes, 
les  pieds-droits,  sur  presque  tous  les  membres  de 
l'architecture.  Rien  de  plus  commun  que  d'en 
trouver  de  ridicules  ou  d'obscènes.  On  peut  remar- 
quer pourtant  la  prédilection  des  artistes  pour  les 
compositions  tragiques  et  effrayantes,  surtout  pour 
la  représentation  des  supplices  que  l'enfer  réserve 
aux  pécheurs.  Ils  se  sont  complu  à  montrer  des 
diables  hideux,  des  monstres  bizarres  déchirant, 
tûrlurant  des  damnés.  L'intention  d'agir  par  la 
teireur  sur  les  imaginations  est  évidente, et  l'on  di- 
rait (jue,  par  ces  images  de  supplice,  les  artistes  ont 
voulu  venir  en  aide  à  l'éloquence  des  prédicateurs*. 

1.  Église  d'Andlau. 

2.  Il  faut  se  rappeler  qu'alors  les  prédicateurs  et  les  sculp- 
teurs appartenaient  souvent  au  même  couvent.  Plusieurs  moi- 


ESSAI  SUU  L'ARCHITECTURE  RELIGIEUSE.      20 

Eniin  il  n'csl  pas  inutile  do  faire  observer  le  grand 
noiiil-re  d'animaux  réels  ou  l'anlasliques  originaires 
de  rOricMil  qui  ligureiil  sur  ces  bas-reliefs.  Ce  sont, 
je  crois,  autant  de  souvenirs  des  pèlerinages  qui 
formaient  alors  le  texte  de  tous  les  récits  pojju- 
1  aires  \ 

L'emploi  des  compositions  de  bas-i'cliefs  repré- 
sentant des  êtres  animés  à  la  décoration  des  cha- 
piteaux, que  pour  cette  raison  on  nomme  historir's, 
bien  que  très-répandu,  ne  fut  pourtant  point  géné- 
ral ;  quelques  provinces,  celles  de  l'Est  surtout, 
en  ont  usé  sobrement.  En  xVlsace,  un  chapiicau 
historié  est  une  exception  ,  tandis  que,  dans  le 
centre  et  le  midi  de  la  France,  c'est  une  forme 
presque  constante. 

Concurremment  avecles  chapiteaux  historiés,  on 
en  voit  d'autres  ornés  de  feuilles  fantastiques,  tou- 
jours variées  d'espèce,  mais  offrant  presque  toutes 
dans  leur  corbeille  le  galbe  du  chapiteau  corin- 
thien. Je  ne  connais  guère  qu'un  seul  chapiteau 
dont  le  profil  soit  tout  à  fait  propre  au  moyen  âge,  du 
moins  je  n'ai  jamais  vu  son  analogue  dans  le  Bas- 

lies  se  rendirent  cé'èbres  par  leurs  talents  dans  les  arts  aussi 
lii'jn  que  par  leur  éloquence. 

1.  A  Vezelay,  par  exemple,  on  voitdes  chameaux,  des  lions: 
à  Saint-Sauveur  de  Nevers,  des  élojiiiants,  des  dromadaires,  ctc; 
[)'res(iue  partout  la  fameuse  SUnorrjue,  si  célèbre  dans  les  con- 
tes orientaux. 

2. 


30         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

Empire.  C'est  le  chapiteau  cubique  de  l'Alsace  et  des 
bords  du  Rhin.  C'est  un  type  constant  dans  ces  pro- 
vinces pendant  toute  la  durée  de  la  période  byzan- 
tine *.  Une  remarque  fort  importante  que  je  ne 
dois  point  oublier  ici,  c'est  qu'à  la  mode  du  chapi- 
teau historié,  même  dans  les  provinces  oîi  elle  fut  le 
plus  en  vogue,  succéda,  vers  la  fin  du  xii°  siècle, 
celle  du  chapiteau  à  feuillages  fantastiques,  laquelle 
régna  presque  exclusivement  pendant  toute  l'époque 
de  transition^. 

Je  viens  de  passer  en  revue  les  détails,  et,  si  je 
puis  m'exprimer  ainsi,  les  membres  de  l'architec- 
lure  des  xi'  et  xii^  siècles;  je  vais  maintenant  es- 
sayer d'apprécier  le  caractère  de  son  ensemble.  — 
Je  suppose  qu'un  voyageur  absolument  étranger  à 
l'élude  de  l'architecture  entre  dans  une  église 
comme  il  y  en  a  tant  en  France,  commencée  dans  un 
style  et  finie  dans  un  autre,  ayant  par  exemple,  une 
nef  du  xi^  au  xii"  siècle,  et  un  chœur  du  xiii^  auxiv*. 
L'impression  générale  qu'il  recevra  de  ces  deux 
parties  sera  toute  différente;  pourtant,  s'il  vient  à 

1.  Sainte-Marie  du  Capitole  à  Cologne;  Rosheim  et  Maur- 
moutier  (Bas-Rhin). 

2.  On  suit  comme  pas  à  pas  cette  transition  dans  la  nef  de 
Saint-Julien  au  Mans.  Les  bas  côtés  du  xi^  siècle  ont  des  cha- 
piteaux historiés  ;  la  grande  nef  du  xn^  a  des  chapiteaux 
à  feuillages,  parmi  lesquels  on  en  voit  deux  ou  trois  qui  offrent 
de  petites  figurines  sortant  de  l'aisselle  des  feuilles.  Ce  mé- 
lange oITre  les  ilernitTS  souvo:!::-  ■]■'.  clnpiîO'Ui  h'sforié. 


ESSAI  SUR  L'ARCniTECTURE  RELIGIEUSE.      31 

comparer  leurs  détails,  il  n'en  pourra  point  d'abord 
saisir  aussi  facilement  la  dissemblance;  car  je 
suppose  qu'il  ne  connaît  point  les  nuances  d'or- 
nementation, d'ailleurs  fugitives,  dont  l'habitude  de 
l'observation  permet  d'apprécier  la  date  au  premier 
coup  d'œil-Des  deux  côtés,  il  verra  des  colonnes 
groupées  en  faisceaux,  des  chapiteaux  de  feuillages, 
une  riche  ornementation,  une  sculpture  finie  et  mi- 
nutieuse. Cependant,  il  emportera  l'idée  que  la  nef 
et  le  chœur  ne  datent  point  du  même  temps.  Il 
est  même  impossible  qu'il  ne  fasse  pas  cette  re- 
marque, savoir,  que  la  nef  offre  l'apparence  de  la 
solidité,  qu'on  a  même  sacrifié  à  cette  apparence  et 
qu'on  l'a  exagérée,  tandis  que  le  chœur  lui  semblera 
d'une  surprenante  légèreté,  et,  partant,  il  sera  con- 
duit à  croire  que  cette  légèreté  a  été  systématique. 

Dans  cette  différence  d'impression,  je  trouve,  en 
dernière  analyse,  un  jugement  plus  sûr  que  celui 
qu'on  ferait  porter  uniquement  sur  certains  dé- 
tails, dans  lesquels  plusieurs  antiquaires  ont  fait 
résider  toute  la  différence  entre  le  style  byzantin  et 
celui  qui  lui  a  succédé  et  que  l'on  nomme  com- 
munément gothique.  En  effet,  toutes  les  parties  de 
la  construction  gothique,  on  pourrait  les  retrouver 
dans  la  fabrique  byzantine;  les  détails  d'orne- 
mentation offriraient  même,  dans  bien  des  cas,  des 
analogies  frappantes. 


32  ÉTUDES  SUR  LES  AUTS  AU   MOYEN   AGE. 

Apparence  de  solidité  d'une  part,  apparence 
de  légèreté  de  l'autre,  voilà  des  caractères  qui  ne 
peuvent  se  confondre.  Je  me  hâte  de  les  dévelop- 
per, A  la  première  vue  d'une  église  romane,  on  est 
frappé  de  sa  largeur  comparée  à  sa  hauteur.  Sur 
ce  point,  il  serait  inutile  de  formuler  une  règle 
mathématique;  mais,  si  le  rapport  de  ces  dimen- 
sions est  variable  quant  aux  chiffres,  l'apparence 
d'une  large  base  est  constante.  Ni  les  voûtes  ni  les 
arcades  ne  sont  fort  élevées.  Toujours  remarqua- 
blement épais,  les  murs  sont  encore  renforcés  de 
contre-forts,  dont  les  dimensions  s'accroissent  avec 
la  hauteur  du  monument.  Si  l'on  examine  la  masse, 
01  observera  la  prédominance  des  parties  pleines 
sur  les  vides.  Ainsi  les  fenêtres  n'occupent,  dans 
chaque  travée,  qu'une  fort  petite  place,  et  leur  ou- 
verture est  encore  rétrécie  par  des  colonnes  qui 
leur  servent  de  chambranle  ou  les  divisent  par  le 
milieu.  Les  colonnes  sont  fortes,  souvent  trapues, 
les  piliers  massifs,  et  les  colonnes  engagées  qui 
montent  le  long  des  murs  de  la  nef  jusqu'aux  re- 
tombées des  arcs  doubleaux,  peuvent,  en  raison  de 
leur  importance,  passer  pour  de  véritables  contre- 
forts intérieurs. 

Etudions  les  mêmes  parties  dans  une  église  go- 
thique; nous  remarquerons  d'abord,  à  l'extérieur, 
la  hauteur  de  sa  façade  et  l'élancement  de  toute 


ESSAI  SUR  L'ARCillTECTL'RE  RELIGIEUSE.      33 

la  constriuiion  ;  à  rinlériinir,  l'élévalion  des  arca- 
des, celle  dos  voûtes  pour  ainsi  dire  suspendues 
sur  de  minces  colonnelles.  Au  lieu  de  ces  piliers 
lourds  et  robustes,  nous  verrons  des  piliers  élevés 
dont  le  diamètre  réel  est  déguisé  par  leur  plan  en 
étoile,  et  par  la  multiplicité  des  colonnelles  grêles 
qui  les  composent.  On  peut  comparer  les  premiers  à 
un  tronc  de  chêne,  les  seconds  à  un  faisceau  de  ro- 
seaux légers.  Les  fenêtres,  tout  à  l'heure  si  étroites, 
occupent  maintenant  tout  le  haut  de  la  travée,  et 
les  meneaux  qui  les  divisent  sont  si  longs  et  si 
minces,  que,  loin  de  paraître  ajoutera  la  solidité 
de  l'arc  qui  les  surmonte,  on  conçoit  à  peine  qu'ils 
résistent  à  l'effort  du  vent.  Au-dessus  des  premières 
arcades  règneiine  galerie, non  plus  sombre  comme 
dans  les  églises  romanes,  mais  ouverte  à  jour  des 
deux  côtés,  en  sorte  qu'on  dirait  que  toute  la  partie 
sui)érieure  de  l'édifice,  son  toit  et  ses  voûtes,  n'ont 
pour  tout  appui  que  des  colonnelles  fragiles, 
qu'un  faible  choc  mettrait  en  pièces. 

Eh  bien  ,  ces  galeries,  nous  les  avons  vues  dans 
les  basiliques  romanes,  mais  basses  et  ouvertes 
seulement  à  l'intérieur;  ces  faisceaux  de  colonnes, 
nous  les  avons  vus,  mais  lourds  et  massifs. Celle  divi- 
sion des  fenêtres  par  meneaux,  nous  en  avons  vu 
le  principe  dans  les  colonnes  qui  séparent  en 
deux   arcades    les    fenêtres  byzantines  ;    ces   co- 


34         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

loniies,  appliquées  au  mur  de  la  nef  pour  soutenir 
les  retombées  des  voûtes ,  nous  les  avons  vues, 
mais  épaisses  et  comme  une  garantie  surabondante 
de  force  et  de  résistance.  En  un  mot,  chaque  tra- 
vée, dans  les  deux  styles,  se  compose  des  mêmes 
éléments  :  seulement,  dans  l'une  le  but  des  archi- 
tectes a  étélasolidité  ;  dans  l'autre  la  légèreté. 


IV 


Jusqu'ici,  j'ai  évité  de  parler  d'une  forme  que,  1b 
plus  souvent,  on  regarde  comme  absolument  carac- 
téristique, et  qu'on  propose  même  comme  une  dis- 
tinction suffisante  entre  les  deux  architectures  que 
je  viens  de  comparer.  Le  lecteur  a  déjà  nommé 
l'ogive.  C'est  ici  le  lieu  d'exposer  mon  opinion  sur 
l'importance  qu'il  convient  de  lui  donner,  et  d'exa- 
miner si  sa  substitution  au  plein  cintre  constitue 
véritablement  une  révolution  dans  l'architecture. 

L'origine  de  l'ogive  est  encore  fort  obscure; 
mais  je  crois  qu'il  serait  ridicule  de  la  croire  uni- 
que, c'est-à-dire  trouvée  par  un  seul  homme  qui 
l'aurait  transmise  ensuite  à  une  foule  de  nations 
différentes.  En  effet,  on  la  voit  dans  les  plus  an- 
ciennes constructions  de  peuples  entre  lesquels  on 
chercherait  en  vain  à  établir  des  relations.  Tous 


36        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  DU   MOYEN  AGE. 

les  ouvrages  d'architcclure  offrent  des  dessins  et 
des  coupes  du  tombeau  d'Atrée,dcs  portes  de  villes 
pélasgiques  en  Italie,  des  nurages  de  Sardaigue  et 
de  Corse.  En  Nuhic  et  en  Amérique,  on  trouve  des 
exemples  des  formes  ogivales*.  Presque  partout 
l'ogive  naît  d'un  arc  formé  par  un  encorbellement, 
et  celte  manière  de  produire  un  arc  ou  une  voùlc 
étant  la  plus  simple,  poir  ne  pas  dire  la  plus  gros- 
sière de  toutes,  il  n'est  pas  extraordinaire  qu'elle 
ait  été  employée  en  beaucoup  de  lieux  simultané- 
ment, partout  où  des  matériaux  convenables  se 
trouvaient  à  la  disposition  des  architectes. 

Que  les  Orientaux,  au  moyen  âge,  aient  fait  les 
premiers  un  assez  grand  usage  de  l'ogive,  c'est  ce 
qui  parait  constant  aujourd'hui;  il  est  moins  cer- 
tain que  ce  soit  à  leur  importation  immédiate 
que  les  peuples  du  Nord  en  soient  redevables;  du 
moins  son  emploi,  dans  les  plus  anciens  édiOces  de 
notre  pays  où  nous  l'ayons  observée,  est-il  très-dif- 
férent de  celui  qu'on  lui  adonné  dans  les  premières 
constructions  sarrasines.  En  effet,  dans  leMéquias, 
l'ogive  forme  un  ornement  de  ses  faces;  dans  la 
mosquée  de  Tayloûn,  elle  figure  dans  les  fenêtres 
et  les  portes;  il  en  est  de  même  au  château  de  la 
Ziza,  en  Sicile.  En  France,  au  contraire,  l'ogive  ne 

1.  Voyez  ArcJiUcciurc  viodcrnc  de  la  Sicile,  par  Ilittorf, 
planclies  73  et  74 


ESSAI  SUR  L'ARClilTECTURE  RELIGIEUS':.      37 

paraît  d'abord  qu'à  l'inlérieiH'  des  édilices  ;  son 
usage  est  restreint  aux  arcades  et  auwoûles.  Long- 
temps afl'ecléeà  certaines  parties  inférieures  de  la 
construction,  ce  n'est  que  fort  tard  qu'elle  se  mon- 
tre dans  l'amortissement  des  portes  et  surtout  des 
fenêtres,  de  même  que  dans  la  décoration  propre- 
n;ent  dite. 

Quelle  que  soit  chez  nous  l'origine  de  l'ogive, 
question  qu'on  ne  peut  espérer  résoudre  complète- 
ment que  lorsque  l'histoire  de  l'architecture  orien- 
tale nous  sera  révélée,  ce  qu'il  importe  de  faire 
remarquer,  quant  à  présent,  c'est  que  l'arc  brisé  a 
paru  de  bonne  heure  dans  nos  constructions  du 
moyen  âge,  et  qu'il  y  a  paru  sans  les  modifier  d'une 
manière  sensible.  On  voit,  dans  le  midi  de  la  France, 
nombre  d'arcades  et  de  voûtes  ogivales,  évidem- 
ment de  construction  primitive,  qui  remontent  au 
XI'-'  et  au  xii'^  siècle.  Je  crois  même  qu'il  n'en  existe 
pas  de  plus  anciennesV  Le  genre  d'ornement  qui  les 
accompagne,  les  parties  de  bâtisse  qui  s'y  lient, 
ne  peuvent  laisser  aucun  doute  sur  leur  date,  con- 
lirmée  d'ailleurs  par  des  témoignages  historiques 
incontestables.  Au  xii°  siècle,  l'arc  brisé  était  de- 


1.  La  chapelle  de  Saint-Quinia  à  Vaisou,  est  du  vin^  siècle; 
Tancienne  cathédi-ale  de  la  même  ville  date  du  commencement 
duxie.  Voyez  la  lettre  de  M.  Ch.  Lenormant  à  M.  de  Caumout, 
sur  l'origine  de  l'oijive. 


38  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

venu,  dans  plusieurs  de  nos  provinces,  une  forme 
constante  pour  les  voûtes  et  les  arcades,  sans  que 
pour  cela  le  style  byzantin  en  fût  altéré  le  moins  du 
monde  ^;  c'était,  au  contraire,  l'époque  la  plus 
brillante  de  celte  architecture.  Saint-Maurice  d'An- 
gers, où  l'on  voit  tant  d'ogives,  passe  avec  raison 
pour  un  des  plus  élégants  modèles  du  style  byzan- 
tin. Enfin,  Saint-Gilles,  qu'il  faut  toujours  citer 
comme  le  type  le  plus  achevé  de  ce  style,  présente 
des  arcades  ogivales  dans  ses  parties  les  plus  an- 
ciennes. 

Prenons  une  église  byzantine  d'un  caraclère  bien 
prononcé,  Saint-Germain-des-Près  à  Paris,  par 
exemple  ^  :  supposons  qu'au  lieu  des  deux  seules 
ogives  qu'on  voit  à  l'orient  du  chœur,  supposons, 
dis-je,  que  toutes  les  arcades  aient  cette  foi'me  :  qu'en 
résultera  t-il?  Saint-Germain  cessera-t-il  d'être 
une  basilique  byzantine  ?  son  style,  lourd  et  sévère, 
pourra-t-il  se  confondre  avec  celui  des  églises  go- 
thiques? seméprendra-t-on  enfin  sur  sa  date,  et 
la  Irouvera-t-on  beaucoup  plus  moderne?  Que  si  l'on 
retourne  la  proposition,  si  l'on  donne  à  une  église 
gothique  des  arcs  en  plein  cintre,  on  n'en  détruira 
pas  pour  cela  le  caractère  essentiel;  et,  sans  parler 

1.  Voir  léglise  Saint-André  à  Chartres,  bâtie    en  1108. 

2.  Bien  entendu  que  je  ne  parle  que  des  parties   inférieures 
de  l'église. 


ESSAI  SUR  L'ARCHITECTURE  RELIGIEUSE.     39 

de  nombreuses  galeries  du  xiii"  siècle  dont  les  ar- 
cades sont  des  cintres  trilobés,  on  voit  dans  quel- 
ques contructions  du  xv°  siècle  le  plein  cintre  mèlè 
à  l'ogive,  sans  que  le  système  gothique  cesse  de  do- 
miner dans  l'ensemble  *. 

Ceux-là  mêmes  qui  ont  fait  de  l'ogive  la  forme 
caractéristique  du  style  gothique,  ont  été  forcés 
d'admettre  l'existence  d'ogives  byzantines  fort  an- 
ciennes. Ce  sont  des  exceptions,  disent-ils;  singu- 
lière forme  qui  caractérise  un  style  d'architecture, 
et  qui  pourtant  existe  dans  un  autre  style  sans  le 
caractériser. 

Pour  nous,  l'ogive  est  un  élément  d'architecture 
applicable  à  plusieurs  styles,  mais  qui  n'est  ca- 
ractéristique d'aucun.  On  ne  peut  pas  plus  la 
prendre  pour  caractère  essentiel,  qn'on  ne  peut 
prendre  la  colonne  ou  l'archivolte,  ou  tout  autre 
membre  d'architecture.  Autant  vaudrait,  ce  me 
semble,  attribuer  au  marbre  un  certain  caractère, 
un  autre  à  la  brique,  un  autre  à  la  pierre  et  au 
moellon.  L'ogive  est  un  moyen,  non  un  système. 

Le  docteur  Milner,  dont  le  patriotisme  se  révol- 
tait à  l'idée  qu'une  découverte  eût  été  faite  hors  de 

1.  On  remarquera  dans  les  premiers  essais  de  la  renaissance 
au  xvie  siècle,  que  l'on  conserva  quelque  temps  l'ordonnance 
et  la  disposition  gothiques,  tout  en  substituant  aux  détails  de  ce 
style  d<;s  détails  classiques.  Voir  les  niches  de  Solesmeset  latri- 
b'ino  de  Vitré. 


40         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AGE. 

son  pays,  a  prétendu  trouver  l'origine  de  l'ogive 
dans  un  ornement  fréquemment  reproduit  dans  les 
plus  anciennes  constructions  du  moyen  âge,  et 
qui  consiste  dans  une  suite  de  cintres  entre-croisés. 
De  leur  intersection  naissent  des  ogives.  IMilner 
déclare,  bien  entendu,  que  cet  ornement  a  paru 
pour  la  première  fois  en  Angleterre  ;  il  en  cite  la 
date  précise.  Il  est  inutile  de  faire  observer  la 
faiblesse  de  l'argument.  L'intersection  des  cintres 
se  trouve  dans  l'ornementation  de  tous  les  peuples. 
On  ne  peut  dire  qu'elle  ait  été  inventée,  pas  plus 
qu'on  ne  peut  inventer  un  cercle  ou  bien  un  triangle. 
Enfin,  de  l'observation  d'une  certaine  forme  de 
décoration,  à  l'emploi  de  cette  forme  comme  moyen 
de  construction,  la  distance  est  immense. 

Loin  d'attribuer  au  hasard  la  découverte  de 
l'ogive,  je  crois  remarquer  dans  le  premier  usage 
qu'on  en  a  fait  en  Europe  une  espèce  de  raison- 
nement et  de  calcul.  L'utilité  de  l'arc  brisé,  ses 
propriétés  de  résistance,  surtout  la  facilité  de  sa 
construction,  qui  exige  une  bien  moins  grande 
précision  que  l'arc  en  plein  cintre,  durent  la  faire 
adopter  de  préférence  par  des  artistes  timides  et 
mcore  peu  habiles.  L'emploi  de  l'ogive  était  pour 
ainsi  dire  forcé  dans  beaucoup  de  cas.  On  sait, 
par  exemple,  que,  dans  la  partie  demi-circulaire 
d'un  chœur,  le  besoin  de  solidité  exige  le  rappio- 


ESSAI  SUR  L'ARCHITECTURE   RELIGIEUSE.      41 

chôment  des  piliers.  Si  les  arcades  de  ces  piliers 
sont  en  plein  cintre,  il  s'ensuivra  que  le  rayon  de 
ces  arcs,  que  leur  hauteur  ne  sera  pas  la  même  que 
celle  des  autres  arcades.  Il  en  résulterait  un  effet 
dc'sagréable  à  l'œil.  Si,  pour  y  remédier,  on  essaye, 
en  surhaussant  les  cintres,  de  leur  donner  partout 
une  hauteur  égale,  il  en  résultera  un  vice  notable 
de  construction,  la  poussée  des  masses  s'exerçanl 
d'une  manière  inégale  sur  des  courbes  diiïéreiites. 
L'ogive  remédie  à  tout,  en  permettant  à  la  fois  de 
reproduire  des  courbes  semblables  et  de  conserver 
la  hauteur  désirée.  Voilà  de  ces  cas  où  l'ogive  est 
une  nécessité  *. 

Une  nécessité  semblable, ou,  si  l'on  veut, la  même 
raison  d'utilité,  fit  préférer  l'ogive  jiour  les  arcs 
d'une  grande  portée,  comme  offrant  plus  de  garantie 
de  résistance  que  les  cintres.  Rien  de  plus  commun 
que  devoir  la  voûte  d'une  nef  en  ogive,  tandis  que 
ses  bas  côtés  sont  en  plein  cintre.  Je  pourrais 
accumuler  les  exemples  d'ogives  évidemment  em- 
ployées dans  le  seul  but  de  solidité.  Je  citerai  seule- 
ment celles  de  la  cathédrale  de  Vaison,  si  larges 
qu'on   ne  compte  que  trois  arcades  dans  l'étendue 

1.  Nulle  mesure  exacte,  nulle  symétrie  dans  les  édifices  du 
moyen  âge.  Tout  se  faisait  de  senliment.  Dans  des  arcades, 
même  en  ligne  droite,  les  largeurs  sont  rarement  égales;  aussi 
voit-on  l'ogive  employée  souvent  pour  corriger  cette  irrégula- 
rité et  pour  conserver  l'égalité  de  hauteur  dans  les  arcades. 


42         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN   AGP- 

de  la  nef ,  et  celle  qui  termine  la  crypte  du 
Munster  à  Strasbourg,  et  qui  est  destinée  à  renfor- 
cer le  mur  oriental  de  l'église  *.  Rarement,  même 
à  la  fin  du  xu''  siècle,  l'ogive  paraît-elle  dans  la 
décoration.  On  ne  la  voit  point  ou  presque  point 
dans  les  façades.  Elle  ne  forme  point,  nous  l'avons 
déjà  dit, l'amortissement  des  fenêtres  ou  des  portes^, 
parties  ordinairement  décorées  avec  un  grand  luxe 
de  moulures  et  d'ornements.  Ajoutons  encore  que 
l'ogive  se  montre  plus  fréquente  et  plus  ancienne 
dans  les  églises  de  médiocre  importance  ,  que  dans 
celles  qui  ont  été  bâties  sur  de  vastes  plans  et  avec 
depuissantesressources.  C'est  que  longtemps  l'ogive 
ne  fut  qu'une  espèce  de  pis  aller, une  ïorme  nécessaire 
il  est  vrai,  mais  dont  il  semblait  qu'on  eût  honte, 
et  que  l'on  n'osait  mettre  en  évidence.  Le  plein  cin 
tre  était  la  forme  noble,  si  je  puis  m'exprimer 
ainsi, tant  parcequ'elle  existait  dans  tous  les  grands 
monuments  antiques  qui  servaient  de  modèles,  que 
parce  qu'elle  était  d'une  exécution  savante  et 
difficile.  Dans  le  Midi,  l'arc  en  plein  cintre  persista 
comme  forme  noble  jusque  fort  avant  dans  le  xiii° 

1.  Pareil  emploi  de  l'ogive  se  voit  à  Saint-Maurice  d'An- 
gers, et  au  Mans  dans  l'église  de  Notre-Dame  de  la  Coulture  ; 
seulement,  ce  sont  les  murs  latéraux  qui  sont  renforcés  de  la 
sorte. 

2.  Les  fenêtres  de  la  cathédrale  de  Cûartres  sont  encore  en 
plein  cintre. 


ESSAI   SUH  L'ARCHITECTURE  RELIGIEUSE       i3 

siècle.  Il  ne  disparut  même  que  lorsque  rindiience 
des  hommesduNord  eut  prévalu  dans  ces  provinces 
et  y  eut  détruit  l'art  national. 

L'ogive  futlonglemps  à  se  naturaliser  en  Europe, 
au  point  d'être  admise  à  figurer  dans  la  décoration. 
Mais,  lorsqu'elle  en  fut  arrivée  à  ce  point, on  dut  tout 
naturellement  la  préférer,  on  dut  môme  être  forcé 
de  la  choisir  lorsqu'il  s'agit,  avant  tout,  de  donner 
à  l'archileclure  de  l'élévation  et  de  la  légèreté. 


V 


II  est  à  remarquer  que,  dès  ses  premiers  débuts, 
l'art  gothique  s'essaya  sur  des  monuments  très-con- 
sidérables, et  cette  circonstance  ne  cont\'ibua  pas  peu 
sans  doute  à  lui  donner  ce  caractère  de  grandeur 
auquel  conduisait  d'ailleurs  la  tendance  générale  du 
système.  Au  moment  de  son  apparition  en  France, 
le  pouvoir  longtemps  divisé  entre  une  multitude  de 
petits  tyrans  féodaux,  commençait  à  se  concentrer 
entre  les  mains  d'un  moindre  nombre  de  seigneurs 
plus  riches  et  plus  influents.  De  cette  centralisation 
i-ésullait  l'accroissement  des  ressourceset, avec  elles, 
la  possibilité  d'entreprendre  de  vastes  construc- 
tions ;  ajoutons  que  jamais  les  richesses  du  clergé 
n'avaient  été  si  considérables,  son  influence  moins 
contestée.  Avec  des  indulgences,  il  pouvait  disposer 
de  millieis  de  travailleurs    Jusqu'alors,  on  avait 


ESSAI  SUR  L'ARCHITECTURE  RELIGIEUSE.      -iS 

beaucoup  bâti,  il  est  vrai,  mais  isolément  en  ôpar- 
pillant  pour  ainsi  dire  ses  ressources.  Il  semblait 
qu'aux  XI*  etxii"  siècles,  on  se  fût  plus  allaclic  à 
multiplier  les  églises  qu'à  en  construire  de  mo- 
numentales. Au  xiii°  siècle,  au  contraire,  le  zèle 
religieux  se  porta  sur  un  moindre  nombre  de  fon- 
dations ;  mais,  en  revanclie,  il  agit  d'autant  plus 
puissamment  que  ses  efforts  étaient  moins  divisés. 
Les  plans  s'agrandirent  à  mesure  que  le  nombre 
des  constructions  isolées  diminuait.  Jadis,  cliaque 
seigneur,  chaque  abbé,  avait  voulu  attacher  son 
nom  à  l'érection  d'une  chapelle;  maintenant,  on 
verra  des  princes,  des  villes,  des  nations  même 
s'associer  pour  élever  des  cathédrales. 

L'art  gothique  parut  avec  un  système  nouveau  : 
il  choisit  dans  l'archi lecture  romane,  s'appropria 
les  éléments  déjà  en  usage  et  les  perfectionna  tous  ; 
il  sut  composer  un  ensemble  de  ces  éléments,  et 
l'on  eût  dit  qu'il  les  transformait  en  les  mettant 
en  œuvre.  Son  principe,  je  l'ai  déjà  indiqué  :  c'est 
la  légèreté.  Suivons-le  dans  une  de  ses  applica- 
tions. 

L'architecture  byzantine  avait  multiplié  les  co- 
lonnes; mais,  toujours  timide,  elle  les  avait  faites 
énormes  et  trapues,  ou  bien  engagées  dans  des 
massifs  épais.  Tout  d'abord,  l'architecture  gothique 
les  allonge  démesurément,  et  on  diminue  le  dia 

3. 


46         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   4GE 

mètre.  Elle  en  fait  un  des  principaux  moyens  de 
décoration.  C'est  même  leur  seul  but,  car  elles  ces- 
sent d'êlre  nécessaires  pour  assurer  la  solidité. 
Souvent  les  architectes  se  plaisent  à  isoler  de  lon- 
gues et  frêles  colonnettes,  qui,  par  leur  position, 
rappellent  leur  usage  ancien,  mais  qui,  par  leur 
forme  grêle  et  par  leur  fragilité,  semblent  plutôt 
offrir  un  sujet  d'effroi  qu'un  moyen  de  résistance  '. 
Ainsi,  de  très-bonne  heure,  nous  voyons  de  hautes 
nefs  divisées  par  des  colonnettes  sur  lesquelles 
semble  reposer  la  masse  d'une  voûte  élevée.  Par 
un  artifice  de  construction,  cette  masse  en  réalité 
ne  porte  point  sur  des  colonnettes,  elle  se  décharge 
sur  des  murs  latéraux  d'une  solidité  à  toute 
épreuve^.  Une  disposition  semblable,  mais  sur  une 
très-petite  échelle,  s'observe  dans  quelques  cryptes 
byzantines, par  exemple  dans  celles  de  Neuwiller,  du 
Munster,  de  Notre-Dame  de  la  Goulture,  etc.  Mais 
il  n'y  a  là  aucune  prétention  à  faire  illusion.  On 
n'a  voulii  que  rappeler  la  disposition  d'une  église, 
et  c'est  une  preuve  de  plus  de  l'art  avec  lequel  les 
arch'lectes  du  xiii^siècle  perfectionnèrent  toutes  les 
inventions  de  leurs  devanciers.  On  poussa  si  loin  le 


1.  Voir  la  nef  de  la  cathédrale  de  Dol  en  Bretagne. 

2.  Voir  le  chœur  de  Saint-Serge  et  l'hôpital  d'Angers,  le  ré- 
fectoire du  prieuré  de  Saint-Martin  à  Paris,  et  la  chapelle 
basse  de  la  Sainte- Chapelle, 


ESSAI  SUR  L'ARCHITECTURE  RELIGIEUSE.       47 

goût,  la  passion  pour  l'apparence  de  la  légèreté, 
qu'on  s'étudia  à  dissimuler  tous  lesmoyens  qui  peu- 
vent garantir  la  solidité.  Je  citerai  un  exemple 
remarquable  de  cette  prétention  à  la  légèreté.  Les 
piliers  du  chœur  de  Saint-Julien,  au  Mans,  repré- 
sentent en  plan  deux  ovales ,  se  pénétrant  à  leur 
sommet  et  ayant  leur  grand  axe  commun.  Deux  co- 
lonnettes  isolées  très-grêles  cachent  le  point  de  jonc- 
tion des  deux  ovales.  De  l'intérieur  du  chœur  ou  des 
bas  côtés,  l'œil  n'aperçoit  qu'une  partie  du  pilier, 
lequel  paraît  une  colonne  ronde  d'une  légèreté  sur- 
prenante, les  colonnettes  ne  permettant  pas  de  voir 
à  la  fois  plus  que  le  sommet  de  l'un  des  deux 
ovales.  Perçant  partout  les  murailles,  on  voulut 
forcer  le  spectateur  à  l'étonnement,  et  le  raison- 
nement seul  peut  lui  faire  croire  à  la  solidité  des 
masses  suspendues  au-dessus  de  sa  tète.  Pourtant, 
il  fallut  bien  songer  à  cette  solidité,  et,  pour  sou- 
tenir en  l'air  des  voûtes  à  une  prodigieuse  hauteur, 
on  dut  augmenter  successivement  les  contre-forts; 
il  fallut  étayer  de  tous  côtés,  par  des  arcs-bou- 
tants  \  ces  masses  pyramidales  qui  menaçaient  le 
i 

1.  Les  architectes  du  xi«  siècle  avaient  déjà  fait  usage  des 
arcs-boutants,  mais  à  l'intérieur  des  églises.  Couvrant  les  bas 
côtés  d'une  nef,  et  partie  des  transepts  d'une  demi-voiite,  ils 
appuyaient  ainsi  d'une  manière  très-énergique  les  murs  des 
hautes  nefs  et  les  coupoles  qui  surmontent  les  transepts. 
Voir  les  églises  de  Saint-Sauveur  à  Nevers,  de  Conques,   et 


48        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AGE. 

ciel  et  aussi  les  habitants  de  la  terre.  On  ne  recula 
devant  aucune  conséquence  du  système,  et  l'on 
n'hésita  pas  à  sacrifier  l'extérieurdes  faces  latérales, 
à  l'effet  que  l'on  espérait  de  l'intérieur  :  l'accrois- 
sement des  contre-forls ,  la  multiplicité  des  arcs- 
boutants,  n'en  déplaise  aux  amateurs  passionnés 
du  style  gothique,  voilà  de  tristes  nécessités,  des 
palliatifs  assez  grossiers.  Si,  en  entrant  dans  une 
église  gothique,  nous  admirons  la  liardiesse  des 
voûtes,  l'élancement  des  colonnes,  en  un  mot,  sa 
fabrique  tout  aérienne,  pour  me  servir  de  l'ex- 
pression si  juste  de  M.  Dusomraerard,  on  éprouve, 
en  la  contemplant  de  loin,  le  sentiment  pénible 
qu'excite  la  vue  d'une  ruine  chancelante  et  soute- 
nue par  des  étais. 

presque  toutes  les  églises  byzantines  de  l'Auvergne  et  du 
Velay. 


VI 


En  cherchant  à  caractériser  la  différence  des  ar- 
chitoclures  byzantine  et  gothique,  j'ai  déjà  signalé 
les  modifications  partielles  amenées  par  le  chan- 
gement d'un  principe.  Je  crois  inutile  d'insister 
davantage  sur  une  comparaison  que  tous  mes  lec- 
teurs auront  déjà  faite;  je  me  contenterai  de  la 
résumer  en  quelque  sorte  en  indiquant  une  des 
conséquences  principales  du  système  gothique, 
conséquence  dans  laquelle  on  suivra  le  développe- 
ment constant  du  principe   que  nous  avons  posé. 

Tout  le  monde  remarque,  dans  l'architecture  by- 
zantine, la  saillie  des  corniches,  la  manière  très- 
accentuée  de  marquer  les  lignes  horizontales  ; 
dans  rarchitecture  gothique  au  contraire,  ce  sont 
les  lignes  verticales  qui  prennent  celte  prépondé- 
rance; et  je  n'ai  pas  besoin  de  faire  observer  le  but 


50         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

évident  de  ce  changement.  Les  divisions  horizonta- 
les des  travées  sont  faiblement  indiquées  dans  une 
église  gothique,  quelquefois  même  déguisées  par  de 
faibles  ornements,  tandis  que  la  forte  saillie  des  co- 
lonnettes  qui  les  séparent  verticalement  attire  l'œil 
sur  une  ligne  dont  rien  n'interrompt  la  longueur. 
De  même,  dans  la  disposition  des  façades,  les 
architectes  du  xiv^  siècle  se  sont  particulièrement 
étudiés  à  faire  pyramider  l'ensemble  du  frontispice, 
en  rompant  par  la  multitude  de  leurs  pinacles  les 
lignes  horizontales,  que  leurs  devanciers  accu- 
saient, au  contraire,  avec  une  espèce  d'alTectation. 
Pour  citer  un  exemple  frappant,  je  prierai  le  lec- 
teur de  jeter  les  yeux  sur  un  dessin  de  la  façade 
de  Saint-Gilles  et  sur  un  autre  de  la  façade  de  la 
cathédrale  de  Reims.  La  comparaison  de  ces  deux 
édifices,  admirables  chacun  dans  leur  système,  en 
dira  plus  que  tout  ce  que  je  pourrais  ajouter.  Je 
ferai  remarquer  pourtant  encore  la  multitude  des 
plans  en  saillie  et  en  retraite  sur  la  façade  gothique 
et  le  plan  uni  de  la  façade  byzantine;  enfin,  la  divi- 
sion de  la  première  en  une  infinité  de  parties  dis- 
tinctes, et  toutes  d'une  importance  secondaire  en 
soi,  mais  qui,  de  loin,  se  réunissent  facilement  en  un 
ensemble  systématique;  et  la  division  de  la  seconde 
en  un  moins  grand  nombre  de  parties,  mais  beau- 
coup plus  indépendantes  les  unes  des  autres 


VII 


Il  me  reste  à  dire  un  mot  de  l'ornementa  lion 
gothique,  de  son  origine  et  de  son  développement. 
A  son  début,  elle  n'eut  point  de  caractère  qui  lui 
fût  propre  ;  car  nous  voyons  les  cathédrales  du 
xin^  siècle  commencer  avec  les  ornements  du 
xii*  à  peine  modifiés.  On  se  rappellera  seulement 
que  dès  lors  on  avait  déjà  presque  entièrement  re- 
noncé aux  représentations  d'hommes  ou  d'animaux 
formant  le  relief  autour  de  la  corbeille  des  chapi- 
teaux. Le  chapiteau  historié  était  définitivement 
remplacé  par  le  chapiteau  à  feuillages  fantastiques. 
A  mesure  que  les  ouvriers  se  perfectionnaient,  la 
sculpture  faisait  des  pas  rapides  vers  l'imitation. Les 
statues  roides  et  longues  outre  mesure  du  xii^  siècle, 
s'animent  au  xiii'',  prennent  du  mouvement  et  de 
la  grâce.  On  étudie  les  draperies,  et  l'on  commence  ô 


S2         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

travailler  d'après  nature.  Dès  lors  seulementj'ornc- 
lîientation  gothique  se  sépare  tout  à  fait  des  tradi- 
tions byzantines,  et  son  caractère  propre  s'est  formé. 
A  mesure  que  l'on  faisait  des  progrès  dans  la  pra- 
tique, que  les  difficultés  d'exécution  disparaissaient 
petit  à  petit,  on  remplaçait  les  feuilles  fantastiques 
duxii^siècle  par  desfeuillages  fidèlement  copiés, lels 
que  les  olfrc  la  nature.  On  commença  par  rendre  les 
feuilles  les  plus  larges  et  d'un  contour  nettement 
dessiné  ;  ainsi  la  feuille  d'eau,  celle  du  chêne,  du 
châtaignier  se  présentent  d'abord.  Bientôt  il  n'y  eut 
pas  une  feuille  des  champs  ou  des  bois  qu'on  ne 
parvînt  à  rendre  avec  une  surprenante  vérité. 
Sous  le  rapport  de  la  naïveté  dans  l'imitation  des 
formes  végétales  et  de  la  finesse  du  travail,  la 
sculpture  avait  atteint,  dès  le  xiv®  siècle,  un  de- 
gré de  perfection  qu'on  ne  pouvait  plus  dépasser'. 
D'ailleurs,  l'emploi  des  ornements  était  le  même, 
je  veux  dire  qu'ils  s'appliquaient  aux  mêmes  par- 
lies  que  dans  les  siècles  précédents:  seulement, on 
ne  les  prodiguait  plus  comme  dans  les  dernières 
années  de  l'architecture  byzantine,  où  il  semblait 
que  l'on  eût  à  cœur  de  ne  pas   laisser  une  seule 

1.  Les  chapiteaux  byzantins  conservèrent  presque  tous  le 
profil  corinthien;  mais,  quand,  aux  végétaux  conventionnels, 
on  en  substitua  de  réels,  ces  profils  s'altérèrent.  En  effet,  com- 
ment conserver  les  volutes  quand  on  remplaça  les  feuilles 
d'acanthe  par  des  feuilles  de  chêne  et  de  peuplier? 


ESSAI  SUR  L'ARCHITECTURE  RELIGIEUSE.      o3 

pnrtie  lisse.  La  décoration  gothique  eut  quelque 
chose  de  plus  large  et  de  plus  grand.  Puis,  par 
celte  tendance  à  généraliser,  à  systématiser,  propre 
à  cette  période  du  moyen  âge,  on  adopta  presque 
exclusivement  pour  l'intérieur  des  églises  les  mo- 
tifs tirés  du  régne  végétal;  du  moins  les  figurines 
et  les  compositions  de  bas-relief  ne  parurent- 
elles  plus  d'ordinaire  que  dans  les  voussures  et  les 
tympans  des  poilails.  Au  demeurant,  pas  plus 
alors  qu'auparavant,  on  ne  pensait  donner  à  toutes 
les  parties  de  l'édifice  une  ornementation  uniforme 
et  symétrique.  La  plus  grande  variété  dans  les 
détails  continuait  à  être  en  usage.  Il  fallut  que 
les  ouvriers  fussent  devenus  des  machines  pour 
qu'on  songeât  à  tout  régulariser. 

C'est  donc  au  xix"  siècle  que  l'architecture  go- 
thique arrive  à  son  plus  haut  point  de  splendeur. 
Hardiesse  de  plan,  habileté  d'exécution,  finesse  de 
travail,  elle  possède  toutes  ces  qualités.  Son  sys- 
tème est  complet,  homogène;  elle  a  des  écoles  et 
des  principes  arrêtés.  Déjà  elle  peut  rendre  à  l'O- 
rient les  emprunts  que  lui  avait  faits  rarchitecture- 
Ijzantine. 


18  37. 


II 


L'EGLISE  DE   SAINT-SÂVIN* 

ET 

SES    PEINTURES    MURALES 


La  peinture  est,  de  tous  les  arts  du  moyen  âge, 
celui  dont  les  monuments  sont  les  plus  rares  en 
France;  et  cependant  il  est  certain  que  la  plupart 
de  nos  églises  ont  été  revêtues  autrefois  d'uiie  riche 
ornementation  coloriée,  et  que  leurs  voûtes  et  leurs 
parois,  enduites  aujourd'hui  d'un  badigeon  uni- 
forme, présentaient  de  vastes  compositions  peintes 
à  fresque  ou  en  détrempe.  «  On  ne  comprend  pas  le 
moyen  âge,  dit]\L  Vitet^;  on  se  fait  l'idée  la  plus 

1,  Dans  le  département  de  la  Vienne. 

2.  Rapport  au  ministro  de  Tintérieur,  1831,  page  35. 


se         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

mesquine  et  la  plus  fausse  de  ces  grandes  créations 
d'architeclure  et  de  sculpture,  si,  dans  sa  pensée, 
on  ne  les  rêve  pas  couvertes  du  haut  en  bas  de  cou- 
leurs et  de  dorures.  » 

Pour  expliquer  comment  le  goût  de  ladécoraliun 
polychrome  s'est  perdu  parmi  nous,  il  faut  se  re- 
porter au  temps  où  l'art,  transformé  sous  une  in- 
fluence étrangère,  subit  en  France  une  transfor- 
mation complète.  Le  xvi^  siècle,  si  glorieux  pour 
l'Italie,  estmarqué  dans  l'histoire  de  notre  architec- 
lu)-e  par  l'abandon  de  ce  style, que  nous  pouvons  ap- 
peler national,  et  auquel  nous  devons  tant  de  monu- 
ments originaux.  D'inventeurs  qu'ils  étaient,  nos 
artistes  devinrent  d'ingénieux  copistes,  qui  mirent 
leur  gloire  à  reproduire  et  à  naturaliser,  pour 
ainsi  dire,  en  France  les  chefs-d'œuvre  admirés 
dans  d'autres  pays.  Dès  ce  moment,  les  arts  du 
dessin  ,  qui  jusqu'alors  avaient  été  cultivés  à  la 
fois  par  les  mêmes  hommes  ,  ou  ,  du  moins , 
soumis  à  une  direction  unique,  se  divisèrent  et  de- 
vinrent comme  indépendants  les  uns  des  autres. 
Au  moyen  âge,  le  génie,  aveugle  peut-être  en  son 
ambition,  aspirait  à  l'universalité.  La  renaissance, 
plus  froidement  pratique,  ouvrait  au  talent  une 
multitude  de  routes  distinctes  :  il  devint  plus  fa- 
cile d'atteindre  le  but;  la  raison  l'avait  abaissé,  ou 
plutôt  chaque  artiste  s'en  était  fait  un  à  sa  portée 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  j7 

et  pour  lui  soûl.  Le  sculpteur  s'éloigna  de  l'arc!) i- 
tccte,  le  peintre  du  sculpteur,  et,  si  quelquefois  ils 
se  réunirent  encore,  ce  fut  dans  une  espèce  de 
lutte,  où  chacun  s'efforça  de  prouver  la  supériorité 
de  son  art  et  d'enlever  à  son  émule  les  suffrages  du 
public.  La  peinture  murale,  florissante  au  delà  des 
monts,  se  perdit  en  France,  soit  parce  que  nos 
peintres  furent  assez  modestes  pour  reconnaître 
leur  infériorité  vis-à-vis  des  maîtres  italiens,  soit 
parce  qu'ils  furent  assez  orgueilleux  pour  rougir 
du  litre  de  décorateur.  Le  perfectionnement  des 
procédés  matériels  leur  permit  de  faire  de  leurs 
tableaux  des  meubles,  en  quelque  sorte,  dont  le 
fini  et  la  délicatesse  devinrent  le  mérite  principal, 
et  qu'on  pouvait  vendre  ou  échanger,  comme  un 
candélabre  ou  bien  un  vase  ciselé,  à  chaque  varia- 
tion de  la  mode.  Réduites  à  de  faibles  proportions, 
les  compositions  peintes  cessèrent  de  se  produire 
dans  nos  églises,  ou  ne  s'y  montrèrent  que  par 
hasard,  n'étant  déjà  plus  considérées  comme  né- 
cessaires à  la  décoration.  Au  lieu  de  se  concerter 
avec  l'architecte  pour  embellir  la  maison  de  Dieu, 
le  peintre  suspendit  ses  tableaux  au  jour  le  plus 
favorable,  heureux  s'il  pouvait  attirer  sur  son  œu- 
vre une  attention  exclusive.  En  même  temps,  l'af- 
faiblissement des  croyances  religieuses,  les  raille- 
ries du  scepticisme,  l'oubli   des   traditions,  et,  il 


58        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

faut  l'avouer  aussi,  le  raffinement  du  goût,  amenè- 
rent l'indifférence  et  bientôt  le  mépris  pour  les  an- 
ciennes peintures,  productions  d'une  époque  que 
déjà  l'on  taxait  de  barbarie.  L'action  seule  du 
temps  suffisait  pour  altérer  ou  détruire,  dans  la 
plupart  de  nos  grands  édifices,  une  décoration  na- 
turellement peu  durable  ;  les  ravages  de  la  guerre, 
l'ignorance,  et  surtout  les  caprices  de  la  mode,  se 
réunirent  pour  la  faire  disparaître  plus  rapide- 
ment. Mais,  je  n'hésite  point  à  le  dire,  ni  les  fu- 
reurs iconoclastes  du  protestantisme,  ni  le  vanda- 
lisme stupide  de  la  Révolution,  n'ont  imprimé  sur 
nos  monuments  des  traces  aussi  déplorables  que  le 
mauvais  goût  du  xviii"  et  du  xix^  siècle.  Les  bar- 
bares laissaient  au  moins  des  ruines  :  les  prétendus 
réparateurs  ne  nous  ont  laissé  que  leurs  tristes  ou- 
vrages. 

L'existence  d'une  vaste  église  conservant  encore 
un  ensemble  immense  de  peintures  murales,  qui 
remontent  à  une  époque  fort  reculée  du  moyen 
âge,  est  une  espèce  de  prodige  aujourd'hui  :  aussi 
l'on  n'en  cite  plus  qu'une  seule  en  France,  c'est 
Saint-Savin.  Après  huit  siècles,  ses  fresques  sub- 
sistent, et,  bien  que  dégradées,  elles  offrent  tou- 
jours un  vaste  sujet  d'études  à  l'artiste  et  à  l'anti- 
quaire. Depuis  peu  d'années  seulement,  elles  sont 
l'objet    de    la    sollicitude   d'une    administration 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAYIN.  59 

éclairée,  cl  Tauleur  de  ce  travail  s'applaudit  d'avoir, 
un   des    premiers,  signalé  son    importance.    Des 
sommes  considérables  accordées  par  M.  le  ministre 
de  l'intérieur  pour  les  réparations  de  l'église,  les 
soins  minutieux  et  intelligents  qui  dorénavant  ne 
leur  manqueront  plus,  permettent  d'espérer  que 
ces  grandes  compositions  auront  encore  une  longue 
durée.  Malheureusement,  les  secours  ont  été  tardifs, 
et  ne  pouvaient  d'ailleurs  avoir  d'autreeffet  que  de 
reculerl'époque  d'une  destruction  complète.  Chaque 
jour,  cependant,  doit  effacer  quelques  traits,  affai- 
blir quelque  couleur.  Le  seul  moyen  de  coiserver 
efficacement  ces  peintures,  ou  j-lutôt  d'en  perpé- 
tuer le  souvenir,  c'était  de  les  reproduire  par  le 
dessin  et  la  gravure.  Tel  est  le  but  d'une  publi- 
cation que  M.  Villemain,  ministre  de  l'instruction 
publique,  a  bien  voulu  autoriser  avec  sa  libéralilé 
ordinaire  *.  Le  talent  du  dessinateur,  M.   Gérard 
Seguin,  les  ressources  fécondes  de  l'industrie  mo- 
derne, garantissent  la  fidélité  de  la  copie,  et,  s'il 
est  impossible  de  reproduire  ces  peintures  telles 
qu'elles  furent  autrefois,  on  a  pu  du  moins  donner 
l'idée  la  plus  exacte  de  ce  qu'elles  sont  aujourd'hui. 
Chargé  ^  de  rédiger  ce  travail  sur   les  fresques 

1.  Peintures  de  l'église  de  Saint-Savin,  imprimerie  royale; 
in-folio,  1845. 

2.  Par  le  comité  des  art3  et  monuments. 


CO        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

de  Saint-Savin,j'ai  pensé  que  ma  tâche  ne  se  bornait 
pas  à  rinterprélation  des  sujets  peints  sur  lesmurs 
de  l'église;  il  m'a  semblé  que  je  devais  encore 
rechercher  l'origine,  la  date,  les  procédés  matériels 
de  ces  peintures.  Dès  lors,  une  étude  complète  de 
l'église  qui  les  renferme  m'a  paru  nécessaire.  En 
effet,  dans  l'absence  ou  l'insuffisance  des  renseigne- 
ments historiques,  les  caractères  particuliers  à 
l'arciiitecture  du  monument  peuvent  nous  fournir 
des  témoignages  de  la  plus  haute  importance.  11 
était  difficile  d'ailleurs  de  séparer  la  peinture  de 
l'architecture  dans  l'œuvre  d'une  époque  où  elles 
étaient  si  étroitement  unies;  enfin,  l'abbaye  dô 
Saint-Savin  offrant  dans  ses  fresques  un  système 
de  décoration  complet  et.  original,  c'eût  été  en 
méconnaître  l'harmonie  que  de  ne  pas  le  considé- 
rer dans  ses  rapports  avec  la  disposition  architecte- 
nique  de  l'édifice. 

Je  décrirai  donc  d'abord  l'église  telle  qu'elle 
existe  actuellement,  et  je  m'occuperai  ensuite  de 
rassembler  tous  les  documents  historiques  que  j'ai 
pu   recueillir  sur   l'abbaye  de    Saint-Savin  '.  Je 

I.  M.  le  maire  de  Poitiers  a  bien  vcalu  m'envoyer  en  com- 
munication les  deux  volumes  du  recueil  de  dom  Fonteneau,  qui 
contiennent  un  certain  nombre  de  pièces  relatives  à  l'abbaye 
de  Saint-Savin  ;  ces  renseignements  m'ont  été  de  la  plus  grande 
utilité  pour  mon  travail.  Je  dois  encore  des  remerciraents 
au  savant  M.  Redet,  archiviste  de  la  préfecture  de  la  Vienne, 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  61 

commencerai  par  un  abrégé  de  la  légende  du  saint 
dont  elle  porte  le  nom.  Bien  que  absolument  dé- 
pourvue de  toute  critique  liistoriquo,  cette  légende 
conserve  le  souvenir  d'une  tradition  évidemment 
fort  ancienne,  et  dont  il  était  impossible  de  ne  pas 
tenir  compte.  Elle  est,  en  outre^  nécessaire  à  l'in- 
telligence d'une  partie  des  peintures  qui  retracent 
la  vie  de  saint  Savin. 

J'écris  l'histoire  d'un  monument,  et  non  celle 
d'une  communauté  religieuse  :  aussi  je  m'attache- 

qui  m'a  indiqué  avec  beaucoup  de  complaisance  quelques  do- 
cuments curieux  conservés  dans  le  dépôt  important  confié  à 
ses  soins. 

«  Dom  Léonard  Fonteneau,  né  à  Jully,  diocèse  de  Bourges, 
a  fait  profession,  à  l'âge  de  vingt  et  un  ans,  dans  l'abbaye  de 
Saint-Allyre,  à  Clermont,  le  7  septembre  1726.  Il  entreprit  en 
1741,  conjointement  avec  dom  Marie-Joseph  Boudet,  non- 
seulement  de  travailler  à  l'histoire  du  Poitou,  mais  encore  à 
celle  de  toute  l'Aquitaine.  La  mort  ayant  enlevé  son  compa- 
gnon d'études  en  1743,  il  ne  perdit  pas  courage.  Il  s'appliqua 
sans  relâche  à  la  recherche  des  diplômes,  chartes  et  autres 
monuments  relatifs  à  l'histoire  des  provinces  de  Poitou, 
d'Aunis  et  de  Saintonge.  Il  a  collationné  ses  copies  sur  les 
oi'iginaux  avec  beaucoup  de  soin  et  d'exactitude.  Ces  maté- 
riaux^ ramassés  pendant  vingt-sept  ans  et  mis  en  ordre,  for- 
ment une  collection  très-nombreuse.  »  (Notice  de  dom  Tas- 
sia.  Histoire  litt.  de  la  congrégation  de  Sainl-Maur.)  Les  ma- 
nuscrits de  dom  Fonteneau,  conservés  à  la  bibliothèque  de 
Poitiers,  composent  quatre-vingt-sept  volumes  in-folio.  Voir 
l'intéressante  notice  publiée  sur  les  travaux  de  ce  laborieux 
bénédictin  par  M.  Foucart,  dans  le  tome  II  des  Mémoires 
de  la  société  des  Antiquaires  de  VOuest. 

Le  recueil  de  dom  Fonteneau  contient,  outre  un  assez  grand 
nombre   de   chartes,   diplômes,  actes  judiciaires,   etc.  :  quel 


62        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

rai  principalement  aux  faits  qui  ont  quelque  rap- 
port à  la  fondation,  à  l'agrandissement,  à  la  dégra- 
dation de  léglise.  Toutefois,  je  noterai  avec  soin 
les  périodes  de  prospérité  de  l'abbaye  et  celles  de 
décadence  ;  car,  de  même  que  les  richesses  de  ses 
religieux  ont  eu  la  plus  grande  influence  sur  sa 
décoration  monumentale,  de  même  sa  pauvreté  l'a 
préservée  des  altérations  que  tant  d'autres  églises 
ont  subies  aux  époques  de  révolutions  dans  les 
arts. 

ques  mémoires  manuscrits  sur  l'abbaye  de  Saiut-Savin.  Plu- 
sieurs de  ces  mémoires  me  semblent  des  copies  ou  des  abré- 
gés du  même  ouvrage,  que,  d'après  une  note  inscrite  sur  l'un 
des  manuscrits,  je  crois  devoir  attribuer  à  dom  Nozereau, 
de  la  congrégation  de  Saint-Maur.  Je  n'ai  pu,  d'ailleurs,  me 
procurer  aucun  renseignement  sur  ce  religieux  ou  sur  ses 
ouvrages.  Pour  la  rédaction  de  cette  notice,  je  me  suis  servi 
principalement  d'un  manuscrit  de  la  même  collection,  écrit  en 
latin  par  dom  Estiennot,  qui  paraît  avoir  visité  l'abbaye  de 
Saint-Savin  et  exploré  ses  archives  avec  un  soin  particulier. 
Dom  Claude  Estiennot  de  la  Serre ,  né  à  Varennes,  diocèse 
d'Autun,  en  1639,  prit  les  ordres  dans  l'abbaye  de  Vendôme 
en  1658.  Il  fut  intimement  lié  avec  Mabillon,  et  fit  avec  lui,  à 
pied,  le  voyage  de  Flandre.  Il  mourut  en  1699,  dans  les  bras 
de  B.  de  Montfaucon.  Ses  manuscrits  formaient  quarante-cinq 
volumes  in-folio,  presque  tous  écrits  de  sa  main.  «  Ce  ne  sont 
pas  seulement  des  copies,  dit  dom  Tassin;  on  y  rencontre 
souvent  des  notes  très-judicieuses  qui  supposent  un  goût  ex- 
quis, une  grande  justesse  d'esprit  et  une  profonde  érudition.  » 
Les  manuscrits  de  dom  Estiennot  ont  été  mis  en  œuvre  par 
Mabillon,  les  auteurs  du  Gallia  Chrisdana,  dom  Vaissette, 
dom  Bouquet,  etc.  :  Mal)illon  le  cite  souvent  sous  le  nom  de 
Steplianotius.  (Voir  dom  Tassin,  flisloire  littéraire  de  la  con- 
grégation de  Saint-Maur,  page  177  et  suivantes.) 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  63 

Après  avoir  comparu  entre  eux  les  renseigne- 
ments que  nous  auront  fournis  l'histoire  et 
l'étutle  du  monument,  j'examinerai  les  procédés 
d'eKécubion  et  les  caractères  généraux  des  pein- 
tures; j'essayerai  d'en  indiquer  l'âge,  et  même 
de  présenter  l'hypothèse  la  plus  probable,  à  mon 
avis,  sur  leur  origine.  La  dernière  partie  de  ce 
travail  sera  consacrée  à  l'explication  des  pein- 
tures. 

Quatre  visites  à  l'abbaye  de  Saint-Savin  m'ont 
permis  d'étudier  son  architecture  avec  tout  le 
soin  qu'elle  mérite,  et  le  concours  le  plus  géné- 
reux de  la  part  d'artistes  et  d'antiquaires  instruits 
ne  m'a  pas  manqué  pour  l'accomplissement  de 
la  tâche  que  j'avais  entreprise.  M.  Denuelle,  qui 
a  séjourné  assez  longtemps  à  Saint-Savin  depuis 
que  les  travaux  de  restauration  ont  fait  décou- 
vrir des  fresques  inconnues  il  y  a  peu  d'an- 
nées, a  bien  voulu  mettre  à  ma  disposition  plu- 
sieurs beaux  dessins  inédits.  M.  Joly  Leterme, 
architecte  de  l'église,  m'a  communiqué  ses  plans 
et  une  foule  d'observations  importantes.  M.  VioUet- 
Leduc,  qui  m'avait  accompagné  dans  mon  dernier 
voyage,  m'a  ouvert  son  précieux  portefeuille.  Je 
dois  enfin  à  M.  de  Chergé,  correspondant  du  mi- 
nistère de  l'intérieur,  et  l'un  des  antiquaires  les 
plus  savants  et  les  plus  zélés  du  Poitou,  beau- 


64        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AGE. 

coup  de  renseignements  utiles  sur  un  monument 
qu'il  connaît  depuis  son  enfance.  Je  suis  heureux 
d'offrir  ici  à  ces  messieurs  l'expression  de  ma  re- 
connaissance. 


DESCRIPTION    DE    L  EGLISE 

L'î'glisecb  Saint-S:',vin  est  située  dans  une  vallée 
étroite,  ou.,  pour  mieux  dire,  dans  un  de  ces  longs 
ravins  qui  sillonnent  et  séparent  les  grands  pla- 
teaux du  Pailou.  Dans  le  thalweg  du  ravin  coule, 
du  sud  vers  le  nord,  la  Gartempe,  petite  rivière  qui 
va  se  jeter  quelques  lieues  plus  loin  dans  la  Creuse; 
l'apside  de  l'église  n'est  séparée  de  la  rivière  que 
par  un  chemin  large  de  quelques  mètres.  Malgré 
sa  llèche  fort  élevée,  on  n'aperçoit  l'ahbaye  que 
lorsqu'on  en  estasse?,  près,  et,  pour  juger  de  lagran 
deur  de  l'église,  il  faut  la  regarder  du  haut  des 
plateaux  qui  la  dominent.  On  sait  que  la  plupart 
des  monastèies  de  l'ordre  de  Saint-Benoît  sont  si- 
tués, comme  Saint-Savin  ,  dans  des  vallées  pro- 
fondes. 

Sauf  la  flèche  dont  je  viens  de  parler,  et  qui  esf 

4. 


66        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

une  addition  évidente  du  xv*^  siècle,  tout  l'édifice 
présente,  au  premier  coup  d'œil,  l'apparence  d'une 
construction  homogène  et  d'un  même  jet,  si  l'on  peut 
s'exprimer  ainsi.  Dans  son  ensemble,  de  même  que 
dans  ses  détails,  il  offre  un  type  très-complet  de 
l'architecture  romane,  telle  qu'elle  se  montre  dans 
le  Poitou,  pendant  la  première  moitié  du  xi®  siècle. 
Plus  légères  et  plus  élancées  que  dans  le  nord  de 
la  France,  les  églises  poitevines  se  distinguent 
par  l'absence  de  triforium  et  de  fenêtres  dans  la 
nef  centrale.  Celle-ci  n'est  éclairée  que  par  les  fe- 
nêtres des  collatéraux,  qui,  par  une  conséquence 
nécessaire,  ont  leurs  voûtes  presque  aussi  hautes 
que  celles  de  la  nef  centrale.  Cette  disposition  ca- 
ractéristique, et  presque  constante  dans  le  Poitou 
et  la  Saintonge,  se  retrouve  à  Saint-Savin  très- 
distinctement  exprimée. 

L'église,  régulièrement  orientée,  a  la  forme  d'une 
croix  latine.  Ses  transepts  sont  fort  courts.  A  l'en- 
trée de  la  nef  s'élève  une  tour  carrée,  surmontée 
de  la  haute  flèche  dont  j'ai  déjà  parlé.  Le  chœur 
est  entouré  de  cinq  chapelles  ;  deux  autres  s'ouvrent 
dans  les  transepts.  Les  murs  sont  élevés,  d'appa- 
reil régulier  à  l'extérieur,  flanqués  au  nord  de 
contre-forts  puissants,  mais  qui,  je  le  crois,  sont 
des  additions  au  plan  primitif.  Au  sud,  les  cloîtres 
et  les  bâtiments  réguliers  de  l'abbaye,  contre-bou- 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SAVIN.  67 

tant  les  murs  latéraux,  ont  suppléé  au  peu  de  sail- 
lie des  conlre-forts,  très-faibles  de  ce  côté.  A  Saint 
Savin,  ce  qui  frappe  surtout  le  voyageur  habitué 
à  la  richesse  des  églises  poitevines,  c'est  la  nudité 
des  murailles,  l'absence  presque  complète  de 
toute  sculpture,  enfin  une  apparence  austère,  qui 
suffirait  à  faire  assigner  une  date  très-ancienne  à 
l'église,  surtout  si  on  la  compare  aux  églises  voi-. 
sines,  dont  les  plus  pauvres  étalent  souvent  un 
luxe  d'ornementation  remarquable. 

On  peut  diviser  l'église  de  Saint-Savin  en  qua- 
tre parties  distinctes,  sur  lesquelles,  pour  plus  de 
clarté,  j'appellerai  successivement  l'atlenlion  du 
lecteur  :  ce  sont  le  porche  et  la  tour  qui  le  sur- 
monte, la  nef,  les  transepts,  le  chœur.  Je  termi- 
nerai cette  description  en  ajoutant  quelques  obser- 
vations générales  sur  la  construction  de  l'église. 

A.  —  Vestibule. 

De  la  place  du  bourg,  on  descend  par  quelques 
marches  dans  le  vestibule  placé  sous  la  tour.  La 
porte  d'entrée  est  moderne  ;  mais  il  est  facile  de 
voir  que  la  porte  qu'elle  a  remplacée  devait  être  en- 
coie  plus  étroite  et  tout  aussi  dépourvue  d'ornemen- 
tation; elle  annonçait  plutôt  l'entrée  d'une  for- 
teresse que  celle  d'une  édifice  religieux.  Cette  appa- 


C8         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

rence  militaire  est  aussi  celle  de  la  partie  infé- 
rieure de  la  tour,  carrée,  très-solidement  bâtie, 
flanquée  de  contre-forts  épais,  avec  deux  fausses  ar- 
cades sur  chacune  de  ses  faces.  Dans  la  maçonne- 
rie qui  remplit  les  arcades  du  côté  de  l'orient,  on 
aperçoit  de  longues  ouvertures  destinées  à  la  ma- 
nœuvre d'un  pont-lcvis.  On  doit  noter  que  la  ma- 
çonnerie de  la  tour  ne  se  lie  pas  à  celle  de  la  nef. 
Plus  tard,  j'aurai  occasion  d'exposer  mes  conjec- 
tures à  ce  sujet,  en  m'occupant  de  l'histoire  du 
monastère.  Le  vestibule  est  une  salle  carrée,  basse, 
recouverte  par  une  voûte  cintrée  en  berceau, 
renforcée  dans  son  milieu  pas  un  arc  doubleau 
très-épais.  Pas  une  colonne  engagée  auprès  de  la 
porte  qui  donne  dans  la  nef,  pas  une  moulure,  pas 
la  plus  légère  trace  d'ornementation  sculptée.  La 
décoration  ne  consiste  qu'en  peintures,  dont  j'aurai 
tout  à  l'heure  à  rendre  compte.  A  gauche,  au  fond 
du  vestibule,  s'ouvre  une  porte,  donnant  sur  un 
escalier  en  vis,  pratiqué  dans  une  tourelle  acco- 
lée à  la  tour  carrée,  qui  conduit  aux  combles  de 
l'église  et  à  une  tribune  élevée  au-dessus  du  vesti- 
bule, laquelle  communiquait  autrefois  avec  la  nef 
par  une  large  arcade^  ;  celte  pièce,  que  j'appelle 
tribune,  .se  retrouve  dans  beaucoup  d'églises  ro- 

1.  Cette  arcade  est  bouchée;  aujourd'hui,  un  autel,  évider.i- 
ûieut  moderne,  est  placé  au-devant. 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SAVIN.  6» 

mânes  et  môme  gothiques:  il  est  malaisé  d'en  dé- 
teiininer  l'usage.  Souvent  on  y  trouve  un  autel, 
quelquel'ois  une  cheminée,  en  sorte  que  deu\  des- 
tinations fort  différentes  semblent  avoir  été  données 
à  la  tribune:  l'une  en  ferait  une  chapelle,  l'autre 
un  lieu  privilégié  pour  assister  aux  offices  sans  se 
mêler  à  la  foule.  Aujourd'hui,  la  tribune  de  Saint- 
Savin  ne  reçoit  Ki  lumière  que  par  les  ouvertures 
destinées  à  la  manœuvre  du  pont-levis.  Autrefois, 
elle  tirait  du  jour  de  la  nef;  peut-être  y  avait-il 
originairement  des  fenêtres  à  l'orient,  que  l'on  au- 
rait bouchées  pour  les  remplacer  par  les  longues 
baies  du  pont-levis.  Cependant,  je  ne  vois  aucune 
trace  de  cette  disposition  dans  l'appareil,  et  je  serais 
plutôt  porté  à  croire  que  le  pont-levis  appartenait 
à  l'époque  de  la  construction  primitive  *. 

De  môme  que  le  vestibule  inférieur,  la  trilume 
est  couverte  par  une  voûte  cintrée,  renforcée  par 
un  arc  douLleau  qui  la  divise  en  deux  parties 
égales;  elle  est,  comme  le  vestibule,  dépourvue 
de  toute  ornementation  sculptée.  Je  reviendrai 
sur  sa  décoration  peinte,  retrouvée  depuis  peu  de 
temps  ,  mais  malheureusement  trop  dégradée 
pour  qu'il  fût  possible  de  la  reproduire  aujour- 
y   d'hui. 

1.  Ou  du  moins  à  réporjue  de  la  construction  de  l'église.  Je 
crois  la  base  de  la  tour  plus  ancienne  encore. 


10         ÉTUDES  SUR  LES  AUTS  AU  MOYEN  AGE. 


B.  —  Nef. 

La  grande  nef  de  l'église  est  vasle,  et  très-haute 
si  on  la  compare  aux  constructions  romanes  du 
nord  de  la  France  ;  elle  est  également  remarqua- 
ble parla  légèreté  des  piliers  ou  plutôt  des  colon- 
nes qui  soutiennent  les  voûles,  et  rappelle  par  son 
apparence  les  basiliques  romaines.  Les  collaté- 
raux, d'une  hauteur  presque  égale  à  celle  de  la  nef 
centrale,  ont  de  grandes  fenêtres  en  plein  cintre, 
percées  à  peu  près  à  la  hauteur  des  arcades  de  la 
nef.  Destinées  à  donner  du  jour  à  toute  l'église,  on 
conçoit  pourquoi,  dans  leur  disposition  et  leurs 
proportions,  elles  n'ont  rien  de  commun  avecles 
fenêtres  romanes  du  nord  de  la  France  *.  J'ai  déjà 
dit  que  la  plupart  des  églises  du  Poitou  étaient 
construites  dans  le  même  système  :  Saint-Savin 
en  offre  un  des  exemples  les  plus  anciens,  et  la 
cathédrale  de  Poitiers  un  des  plus  modernes. 

Les  voûtes  de  la  nef  et  celles  des  collatéraux 
sont  épaisses,  en  plein  cintre  et  en  berceau,  les 
unes  et  les  autres  sans  arc  doubleau,  si  ce  n'est 
aux  trois  premières  travées,  à  partir  de  la  porte 

l.On  sait  que  les  fenêtres  basses  des  églises  romanes  du  nord 
de  la  France  sont  étroites  à  l'extérieur,  et  fort  ébrasées  à 
l'iutérieur. 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  71 

occidentale.  Dans  cette  partie  de  l'église,  l'arc  dou- 
bleau  n'a  point  pour  but  d'ajouter  à  la  solidité 
de  la  voûte;  il  est  destiné  plutôt,  ce  me  semble,  à 
marquer  une  division  dans  la  nef.  Cette  division 
est  encore  mieux  indiquée  par  la  forme  des  piliers. 
Les  deux  premières  travées  s'appuient  sur  des  pi- 
liers formés  par  un  faisceau  de  quatre  colonnes 
engagées  ;  vient  ensuite  un  autre  pilier  carré  avec 
une  colonne  engagée  sur  ses  quatre  faces.  Dans 
la  nef,  au  lieu  de  piliers,  on  ne  trouve  plus  que 
de  longues  colonnes  cylindriques.  Ne  pouvant 
attribuer  une  différence  si  marquée  dans  la  forme 
des  piliers  à  un  changement  dans  les  plans  de  l'ar- 
chitecte, encore  moins  à  des  époques  de  construc- 
tion distinctes,  je  pense  qu'il  faut  y  voir  l'inten- 
tion de  conserver  un  souvenir  de  la  disposition 
particulière  aux  premières  basiliques  chrétiennes. 
On  sait  que,  pendant  longtemps,  une  place  fut  réser- 
vée vers  l'entrée  de  la  nef,  aux  catéchumènes  et  aux 
excommuniés.  Cette  place,  marquée  par  une  bar- 
rière plus  ou  moins  fortement  accusée,  s'appelait 
le  narthex  intérieur.  A  Vezelay,  à  Tournus,  des 
portes  séparent  le  narthex  intérieur  de  la  nef.  A 
Saint-Savin,  toute  barrière  a  disparu  ;  il  ne  reste 
plus  qu'une  indication  de  séparation,  souvenir  tra- 
ditionnel d'unedisposilion  qui  peut-être  n'avait  plus 
d'objet  à  l'époque  où  on  l'exprimait  de  la  sorte. 


72        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

L'ornementation  de  cette  partie  de  l'église  se 
distingue  encore  de  celle  de  la  nef  à  proprement 
parler:  dans  les  travées  du  narthex,  les  chapi- 
teaux, presque  nus,  ne  présentent  qu'une  coi'beiile 
lisse,  avec  des  saillies  au  sommet  qu'on  peut  con- 
sidérer comme  des  rudiments  de  volutes  ;  les  cha- 
piteaux de  la  nef  ont  une  forme  toute  différente  : 
leur  corbeille,  fort  évasée,  est  entourée  de  rinceaux 
et  d'entrelacs,  d'un  travail  grossier  sans  doute, 
mais  qui  dénote  pourtant  quelque  recherche.  On 
verra  tout  à  l'heure  que  l'on  s'est  efforcé  de  donner 
encore  plus  de  richesse  aux  chapiteaux  des  colon- 
nes qui  entourent  le  chœur.  Au  reste,  on  se  ferait 
l'idée  la  plus  inexacte  de  la  sculpture  poitevine,  si 
l'on  en  jugeait  par  les  chapiteaux  de  Saint-Savin. 
Ces  derniers  se  font  remarquer  par  leur  rudesse, 
dans  une  province  où  la  sculpture  d'ornementation 
est  parvenue  de  bonne  heure  à  l'élégance  la  plus 
ra fil  née. 

Les  colonnes  do  la  nef  n'ont  point  de  base,  à 
moins  qu'on  ne  veuille  donner  ce  nom  à  une  fai- 
ble saillie,  sans  la  moindre  moulure,  ménagée  au 
bas  du  fût,  à  quelques  centimètres  au-dessus  du 
pavement. 

L'axe  de  la  nef  ne  correspond  point  exactement 
à  celui  du  chœur,  et  les  piliers  de  la  nef  sont  fort 
mal  alignés.  Ces  irrégularités  tiennent,  soit  à  une 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SWIN.  73 

négligence  très-commune  à  l'époque  romane,  soit 
à  une  cause  particulière  que  j'aurai  plus  lard  à  re- 
chercher. 

J'ai  encore  à  répéter  ici  ce  que  je  disais  tout  à 
l'heure  de  l'absence  de  décoration  sculptée  dans  le 
vestibule.  Je  citerai  comme  un  fait  caractéristique 
la  nudité  des  fenêtres,  sans  archivoltes  ornées, 
sans  colonnes  engagées.  Sauf  les  chapiteaux,  on 
ne  voit  pas  trace  de  sculpture  dans  toute  la  nef. 

C.  —  Transepts. 

Les  piliers  placés  au  centre  des  transepts,  et  des- 
tinés à  soutenir  la  coupole  et  le  clocher,  ayant  une 
très-forte  saillie  sur  l'alignement  des  colonnes  de  la 
nef,  le  chœur  est  masqué  en  grande  partie  au  spec- 
tateur entrant  dans  l'église,  qui,  de  loin,  pourrait 
croire  que,  pour  arriver  au  maître-autel,  il  a  une 
porte  à  franchir.  Cette  disposition  nuit  à  l'effet 
pittoresque  qu'on  pourrait  attendre  de  la  gran- 
deur réelle  de  l'édifice,  et  a,  de  plus,  ce  désavan- 
tage, qu'elle  empêche  de  voir  le  chœur  du 
point  de  vue  oïi  le  chevet  et  les  chapelles  qui 
l'entourent  paraîtraient  de  la  manière  la  plus 
favorable.  A  Saint-Sernin  de  Toulouse,  on  ob- 
serve une  disposition  semblable,  mais  elle  n'ap- 
partient pas  au  plan  primitif.  L'érection- tardive 


74        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

d'une  très-haute  tour  au-dessus  de  la  coupole  des 
transepts  a  nécessité  le  renforcement  des  piliers 
au  centre  de  l'église.  Ici,  l'on  serait  tenté,  au  pre- 
mier abord,  d'attribuer  à  un  motif  analogue  la  sail- 
lie extraordinaire  des  piliers  des  transepts.  Un 
examen  plus  attentif  ne  permet  point  cependant 
d'admettre  cette  hypothèse.  En  eil'et,  le  clocher  a 
des  proportions  médiocres,  et  rien  dans  ses  détails 
ne  semble  appartenir  à  une  époque  postérieure  à 
la  construction  générale.  Le  rétrécissement  dis- 
gracieux de  la  nef  et  la  saillie  de  ces  piliers  pour- 
raient s'expliquer  simplement  par  la  timidité  ordi- 
naire aux  premiers  architectes  de  l'époque  romane. 
Bien  dilïérenls  de  leurs  successeurs,  qui  recher- 
chaient les  constructions  difficiles  et  hardies,  ils 
craignaient  de  doiiner  à  leurs  voûtes  une  porlée 
trop  grande,  et  exagéraient  la  force  des  massifs 
destinés  à  les  soutenir.  Je  reviendrai,  au  reste,  sur 
ce  point,  et  je  proposerai  une  autre  explication,  peut- 
êlre  plus  satisfaisante,  qui  me  sera  fournie  par 
l'histoire  du  monastère. 

Les  croisillons  des  transepts  sont  fort  courts,  et 
leurs  murailles  absolument  nues.  Chacun  a  une 
petite  chapelle  semi-circulaire  qui  s'ouvre  à  l'ouest, 
et  qui  forme  comme  la  base  de  la  couronne  d'ap- 
sides et  d'autels  qui  entoure  le  chevet. 

Au  xvif  siècle,  on  avait  fait  une  sacristie  dans 


L'ÉGLISE  DE  SAIM-SAVIN.  75 

le  croisillon  nord,  au  moyen  d'un  mur  qui  l'isolait 
du  reste  de  l'église.  En  démolissant  ce  mur,  au 
commencement  de  la  présente  année  (1845),  on  l'a 
trouvé  formé  en  partie  de  débris  sculptés,  a|ipartc- 
nant,  comme  il  semble,  au  xii*^  ou  au  xni'' siècle. 
Le  fragment  le  plus  considérable  et  le  plus  curieux 
est  une  grande  statue  d'ange,  complètement  peinte, 
mais  malheureusement  mutilée.  Elle  était  encastrée 
dans  le  mur  du  transept,  sous  la  retombée  de 
l'arc  que  forme  l'ouverture  de  l'apside.  Il  est  évi- 
dent qu'elle  n'avait  été  mise  là  qu'à  une  époque 
assez  récente,  et  pour  faire  office  de  moellons. 
Ou  ignore  où  elle  a  pu  être  placée  dans  l'ori- 
gine. 

Un  peu  plus  loin,  à  l'angle  rentrant  du  même 
croisillon  ,  le  long  de  la  muraille  orientale  du 
transept,  entre  le  mur  nord  et  l'apside,  on  a  trouvé 
en  1844  un  tombeau  de  pierre  déforme  trapézoïde, 
composé  de  deux  pièces  :  l'une  en  façon  d'auge, 
avec  une  place  creusée  et  arrondie  pour  la  tète 
du  cadavre  ;  l'autre  servant  de  couvercle,  plate  en 
dessous  et  présentant  à  l'extérieur  un  angle  très- 
obtus.  Sur  le  côté  plat,  à  l'intérieur,  on  lit  l'in- 
scription suivante,  tracée  en  creux  : 

HIC  RCnVIilZGTODO  ABBAZ 

Ilic  Requiescit  Odo  Abbas 


7C        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE- 

Les  caractères  sont  très-frustes  et  de  la  forme  la 
plus  barbare.  11  paraît  que  ce  tombeau  aurait  été 
déjà  fouillé,  car  on  n'y  a  trouvé  ni  ossements,  ni 
aucun  de  ces  objets  que  renferment  d'ordinaire  les 
sépultures  du  moyen  âge.  La  tête  du  mort,  ou  plu- 
tôt la  partie  du  tombeau  destinée  à  la  recevoir,  était 
tournée  au  nord. 

On  connaît  deux  Odon,  abbés  de  Saint-Savin, 
—  le  sixième  et  le  neuvième;  —  l'un  mort  en  942, 
l'autre  vers  le  milieu  du  xi^  siècle.  Il  est  impossi- 
ble de  déterminer  aujourd'hui  auquel  des  deux  ap- 
partient ce  tombeau.  D'ailleurs,  il  est  si  étrange  de 
tracer  une  inscription  à  l'intérieur  d'un  sépulcre, 
qu'on  se  demande  si  le  couvercle  n'a  point  été  re- 
tourné et  taillé  pour  une  nouvelle  destination.  On 
pourrait  peut-être  expliquer  cette  inscription  ca- 
chée, par  un  motif  d'humilité,  qui  aurait  porté 
l'abbé  Odon  à  vouloir  dérober  sa  dépouille  mor- 
telle aux  hommages  de  ses  successeurs  immé- 
diats. 

Dans  l'apside  de  l'autre  croisillon,  et  dans  l'é- 
paisseur du  massif  de  maçonnerie  qui  supportait 
l'autel,  on  a  découvert  tout  récemment  un  tom- 
beau en  pierre  dont  l'origine  est  inconnue.  D'a- 
près sa  forme,  et  surtout  d'après  l'ornementation 
des  chapiteaux  des  colonnettes  qui  le  soutiennent,  on 
doit  présumer  qu'il  remonte  aux  premières  années 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  77 

du  xiii*^  siècle.  Sa  disposition  m'a  paru  curieuse. 

Un  peu  plus  loin,  et  dans  le  mur  même,  on  a 
trouvé  une  liole  en  verre  blanc,  de  forme  allongée, 
avec  un  goulot  étroit,  scellée  à  ses  deux  extrémités 
du  sceau  de  l'abbaye,  et  renfermant  une  substance 
jaunâtre  qui  s'est  solidifiée  après  avoir  été  liquide. 
Auprès  de  la  fiole  était  un  méreau  de  l'ordre  de 
saint  Benoît,  portant  les  initiales  ordinaires  de  ces 
sortes  de  jetons  \  La  forme  de  la  liole,  celle  du  ca- 
chet, enfin  la  présence  du  méreau  ne  permettent 
pas  de  croire  que  ce  singulier  dépôt  ait  été  fait  à 
une  époque  fort  ancienne.  Très-probablement,  il 
ne  remonte  pas  au  delà  du  xvii"  siècle.  Pourquoi 
ces  objets  ont-ils  été  cachés  de  la  sorte  dans  l'inté- 
rieur d'un  mur?  C'est  ce  qu'il  serait,  je  crois,  diffi- 
cile de  deviner  aujourd'hui. 

Du  croisillon  sud,  on  passait  autrefois  dans  le 
cloître  et  dans  les  bâtiments  réguliers  de  l'abbaye. 


1.  Au  droit,  le  monogramme  IHS;  une  croix  au-dessus  et 
trois  clous  au-dessous  ;  puis  les  lettres  suivantes  disposées  en 
cercle  :  f\'IlSM\lSV-fSMQLIVB,  c'est-à-dire  «  ^■a^le  Rétro 
Satanas;  Nuiiquani  Mihi  Suade  Vana;  Sunt  Mala  Qu;e  Libas; 
Ipse  Venena  Bibas.  »  Revers:  une  croix  ancrée, avec  les  initiales 
suivantes  :  sur  la  ligne  horizontale,  NDSMD,  «  Non  Draco 
Sit  Mihi  Dux  ;  »  sur  la  ligne  verticale,  CSSML,  «  Crux  Sacra 
Sit  Mihi  Lux  ;  »  enfin,  dans  les  angles  rentrants  de  la  croix 
sont  disposées  les  lettres  suivantes  :  CSPB,  «  Crux  Sancti  Pa- 
t;-is  Benedicti.»  (Voyez  Dcby,  Trailé  des  monnaies  des  barons 
et  des  prélats.  T.  1,  p.  74.) 


78        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

Le  cloître  est  absolument  détruit;  ce  qui  reste  des 
bâtiments  réguliers  date  du  xvii^  ou  xviii^  siè- 
cle, et  sert  maintenant  de  logement  à  la  brigade  de 
gendarmerie  de  Saint-Savin. 

D.  —  Chœur. 

Le  chœur  est  élevé  de  quelques  marches,  et  les 
colonnes  qui  l'entourent  reposent  sur  un  stylobate 
orné  d'une  arcature  qui  se  répète  dans  les  chapel- 
les du  chevet  et  sur  les  murs  latéraux  ;  ce  choeur  est 
fort  court.  Il  n'a  que  onze  arcades  assez  étroites 
disposées  en  demi-cercle,  et  surmontées  aulrcfois 
de  petites  fenêtres  ou  de  niches  ;  au-dessus  est  une 
voûte  de  la  même  hauteur  que  celle  de  la  nef  et 
de  même  construction.  Les  chapiteaux  du  chœur, 
les  plus  riches  qui  se  voient  dans  l'église,  sont  d'un 
travail  assez  médiocre,  mais  pourtant  recherché; 
ils  sont  alternativement  historiés  et  ornés  de  feuil- 
lages fantastiques.  Les  arcades,  revêtues  d'un  crépi 
de  mortier,  n'ont  point  d'archivoltes  sculptées,  et 
si,  comme  il  est  probable,  le  sculpteur  de  Sainl- 
Savin  a  épuisé  tout  son  talent  sur  les  chapiteaux  du 
chœur,  il  est  facile  de  juger  combien  l'art  était  en- 
core loin  de  l'éclat  où  il  parvint  dès  les  premières 
années  du  xii®  siècle. 

Les  cinq  chapelles   semi-circulaires  autour  du 


L'Ér.LISE  DE   SAINT-SAVIN.  79 

chœur  n'oiïrent  rien  de  remarquable.  Toutes  sont 
foif  rtroitcs  et  chacune  est  percée  d'une  fenêtre 
assez  grande  pour  donner  du  jour  au  chœur,  qui 
sans  cela  serait  fort  mal  éclairé*. 

Il  faut  remarquer  que  l'entrée  du  passage  semi- 
circulaire  entre  le  chœur  et  les  chapelles  ne  s'ouvre 
point  dans  l'axe  des  collatéraux  de  la  nef, disposi- 
tion singulière  et  assurément  peu  gracieuse.  Je  me 
borne  à  présent  à  la  signaler;  j'essayerai  d'en  re- 
chercher les  motifs  en  étudiant  l'histoire  de  l'abbaye. 

On  descend  dans  la  crypte  par  un  escalier  prati- 
qué dans  l'axe  du  chœur,  en  face  de  la  chapelle  n°  4 
dite  de  Saint-Marin.  L'entrée  de  cet  escalier,  re- 
couverte par  une  espèce  de  trappe,  rétrécit  ou 
plutôt  envahit  le  passage  entre  le  chœur  et  les 
chapelles,  et  il  me  paraît  très-probable  que  l'ar- 
chitecte, pour  adopter  une  disposition  aussi  peu 
commode,  a  dû  obéir  à  des  nécessités  résultant  de  la 

1.  J'ai  déjà  parlé  d"un  manuscrit  de  dora  Estiennot,  qui 
fait  connaître  les  noms  des  différents  autels  et  les  inscriptions 
très-anciennes  que  l'on  y  a  tracées.  J'ai  suivi,  dans  l'indication 
des  autels  de  l'église,  l'ordre  marqué  dans  ce  manuscrit.  II 
désigne  par  le  n"  1  l'autel  placé  dans  le  transept  nord  ;  le 
no  2  est  l'autel  du  choeur  voisin  du  n"  1,  et  ainsi  de  suite.  En 
faisant  le  tour  du  chœur  de  gauche  à  droite,  on  revient  au 
transept,  et  l'autel  placé  dans  le  croisillon  sud  porte  le  n»  7. 
Il  y  avait  encore  deux  autels  situés  entre  le  narthex  et  la  nef, 
et  dédiés  l'un  à  Marie,  l'autre  à  saint  Joseph  ;  leur  construc- 
tion ne  remontait  qu'à  l'année  16G4.  Aujourd'hui,  l'on  n'en 
trouve  plus  la  moindre  trace. 


80        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

sainteté  particulière  de  ce  lieu.  La  crypte  n'a  d'autre 
ornemeiUalion  que  ses  peintures.  C'est  une  salle 
basse,  voûtée  en  plein  cintre,  qui  occupe  à  peu 
près  tout  l'espace  entouré  par  les  colonnes  du 
chœur.  Sous  la  chapelle  de  Saint-Marin,  il  existe  un 
petit  caveau  carré,  communiquant  avec  une  sorte  de 
puits  récemment  découvert  ;  peut-être  était-ce  un 
trésor  ou  plutôt  une  cachette  comme  il  en  existeune 
dans  la  crypte   de  la  cathédrale  de  Chartres. 

E.  —  Remarques  sur  la  construction  de  l'église. 

A  ne  voir  l'église  qu'à  l'extérieur,  ses  assises  en 
moellons  uniformes  et  régulièrement  disposés,  on  ne 
devinerait  pas  la  grossièreté  singulière  de  l'appa- 
reil. Ces  assises  de  moellons  ne  sont  qu'un  parement 
derrière  lequel  on  trouve  un  opus  incertttmcomi>o&é 
de  pierres  de  toute  grandeur,  de  briques  et  degra- 
vois  noyés  pêle-mêle  dans  le  ciment,  et  revêtus  d'un 
crépissage  à  l'intérieur  de  l'édifice.  Les  colonnes 
ne  sont  pas  construites  en  meilleurs  matériaux; 
leurs  tambours  sont  de  moellons  assemblés  sans 
beaucoup  de  soin,  et  séparés  par  des  lits  de  mortier 
d'une  épaisseur  remarquable.  Le  tout  est  couvert, 
ainsi  que  les  arcades,  les  voûtes  et  les  parois,  d'un 
enduit  assez  lin,  évidemment  destiné  à  recevoir  des 
peintures. 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  81 

Les  voûtes  sont  fort  épaisses,  en  moellons,  et 
cintrées  en  berceau.  Avant  les  dernières  réparations, 
elles  étaient  dans  l'état  le  plus  alarmant.  La  char- 
pente est  moderne,  ou  du  moins  très-postérieure 
au  xvi"  siècle.  Le  clocher,  à  l'intersection  des  tran- 
septs et  de  la  nef,  est  octogone,  percé  de  fenêtres 
en  plein  cintre,  flanquées  de  colonnettes  courtes  et 
d'un  travail  grossier.  L'une  d'elles  se  distingue 
par  l'ornementation  à  la  fois  curieuse  et  barbare 
de  son  fût  :  il  est  guilloché  ou  cannelé  horizon- 
talement. 

Résumons  en  quelques  mots  les  caractères  de 
l'église  de  Saint-Savin  : 

Rudesse  et  timidité  de  la  construction  ;  mau- 
vaise qualité  des  matériaux  ;  emploi  excessif  du 
mortier; 

Voûtes  en   berceau   non  contre-boutées  par  les 
voûtes  des  collatéraux  ; 
•   Rareté  et  grossièreté  de  l'ornementation  sculptée; 

Emploi  exclusif  de  l'arc  en  plein  cintre. 

Toute  personne  familiarisée  avec  l'architecture 
du  moyen  âge  assignera  sans  hésiter  à  l'église  de 
Saint-Savin  une  date  fort  reculée  dans  le  xi®  siècle, 
soit,  pour  plus  de  précision,  de  l'an  1000  à  Tan 
lOoO. 


II 


LEGENDE  DE  SAINT  SAVIN. 

J'ai  tiré  le  récit  qu'on  va  lire,  d'un  manuscrit 
lalin  faisant  partie  du  recueil  de  dom  Fonteneau,  et 
copié  sur  le  légendaire  de  saint  Cypricn  à  Poitiers. 
Ce  manuscrit  est  un  petit  in-4°  de  vingt-huit  pages, 
d'une  écriture  très-fine  qui  me  paraît  appartenir  au 
commencement  du  xvif  siècle.  On  lit  à  la  fin  du 
cahier  cette  note,  écrite  d'une  autre  main  :  «  Nota 
que  ledit  extrait  nous  fut  laissé  par  ]\1M.  les 
anciens  et  ceux  qui  officiaient  à  Notre-Dame  l'An- 
cienne, qui  est  une  paroisse  proche  Saint-Pierre  le 
Puellier.  On  dit  qu'il  y  avait  un  autre  légendaire, 
mais  qu'on  ne  put  trouver.  »  La  vie  des  saints  Savin 
et  Cyprien,  telle  qu'elle  est  rapportée  dans  la  Bi- 
bliothèque de  Labbe,  tome  II,  page  G65,  ne  diffère 
pas  essentiellement  du  manuscrit  dont  je  vais  don- 
ner l'extrait;  peut-être  même  n'en  est-elle  qu'un 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  83 

abrégé.  J'ai  pensé  que,  poui-  l'explication  clos  pein- 
tures qui  se  rapportent  à  la  vie  de  saint  Savin, 
je  devais  donner  la  préférence  au  légendaire  con- 
servé dans  l'abbaye.  Quant  à  l'aullienlicité  de  la 
légende  même,  je  ne  puis  que  m'en  lappoi ter  aux 
propres  paroles  du  P.  Labbe  :  «  Hinc  patet  ab  ini- 
peritis  temporum  scriptoribus  aut  conficta,  aut  sal- 
Irm  vitiala,  in  plerisque  fuisse  marlyrum  acla.  » 

Il  m'a  paru  inutile  de  traduire  littéralement  le 
latin  détestable  et  le  style  ampoulé  de  l'auteur  de  la 
légende,  qui  emprunte  les  noms  des  compagnons 
des  deux  martyrs,  et  de  donner  une  idée  de  la 
manière  du  narrateur  et  de  sa  latinité. 

En  l'an  458  de  l'incarnation  de  N.-S.,  Maximus 
et  Ladiciusétanlconsuls  à  Ampliipolis,  ville  d'Ilalie 
(sic),  un  redoublement  de  ferveur  se  manifesta  par- 
mi les  gentils,  par  des  sacrifices  continuels  à  Diony- 
sius,  leur  principale  idole.  1!  y  avait  alors  àAm- 
phi polis  deux  frères  d'une  naissance  illustre,  Savin 
et  Gvprien,  natifs  de  Brixia(Brescia),  ville  voisine, 
célëlues  l'un  et  l'autre  par  leur  sagesse  et  leurs  ver- 
tus, il?  voyaient  avec  borreiir  les  grossières  super- 
sfiiioîis  dos  Anipbi|)o!itains  et  les  exhortaient  à 
quitter  leurs  idoles  de  bois  ou  de  métal,  pour 
adorer  ie  seul  vrai  Dieu. 

Cinq  mois  après  la  fête  de  Dionysius,  que  les 
gentils  avaient  célébrée  par  des  danses  et  dos  or- 


84        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

gies,  Laclicius  vint  à  Amphipolis,  et  tout  le  peuple, 
animé  contre  les  chrétiens,  courut  les  dénoncer  et  de- 
mander leur  mort  au  proconsul  (sic).  Celui-ci  lit 
aussitôt  comparaître  les  deux  frères  devant  son  tri- 
bunal, et  les  interrogea  d'abord  avec  douceur.  Sa- 
vin,  comme  l'aîné,  parla  le  premier,  et,  plein 
d'une  noble  audace,  confessa  qu'il  étah,  clirétien. 
Il  reprocha  même  à  Ladicius  son  aveuglement.  Le 
magistrat,  espérant  que  la  jeunesse  de  Gyprien  se- 
rait plus  facile  à  séduire,  tâcha  d'obtenir  de  lui 
une  rétraclation.  Prières,  menaces  furent  inutiles  ; 
les  tourments  n'eurent  pas  plus  d'eiïet.  D'abord 
on  les  suspendit  à  un  poteau,  et  on  les  déchira  avec 
des  ongles  de  fer  ^ .  Les  bourreaux  se  fatiguaient, 
lorsque  Ladicius  voulut  tenter  encore  une  fois  de 
séduire  les  deux  chrétiens  et  d'obtenir  d'eux  qu'ils 
sacrifiassent  aux  idoles.  Il  s'aperçut  alors  que  leur 
constance  n'était  pas  ébranlée.  Savin,  s'approchant 
de  l'idole  de  Dionysius,  lit  le  signe  de  la  croix,  et 
aussitôt  l'idole,  tomhantde  son  piédestal,  se  rom- 
pit en  morceaux.  Furieux  à  ce  spectacle,  Ladicius  fit 
jeter  les  deux  soldats  du  Christ  dans  une  fournaise 
ardente;  mais  le  feu  les  respecta  et  n'endommagea 
pas  même  leurs  vêtements.  Sous  cette  voûte  ar- 
dente, ies  deux  jeunes  martyrs  louaient  le  Sei- 

1.  L'auteur  invente  un   verbe  pour  ce  supplice  :  c'est  uiigii- 
lari. 


L'EGLISE  DE   SAINT-SAVIN.  80 

giiciir,  lorsque  tout  à  coup  les  llnmines,  sortant 
avec  impétuosité  de  la  fournaise,  consumèrent  La- 
dicius  et  cent  soixante  des  gentils  qui  assis- 
taient au  supplice.  On  ne  put  retrouver  le  moin- 
dre débris  de  leurs  cadavres.  Un  des  principaux 
de  la  ville,  nommé  Gelasius,  peu  touché  de  ce  mi- 
racle, fit  conduire  les  saints  dans  la  prison. 

Quelques  jours  après  arriva  Maximus,  collègue 
et  parent  de  Ladicius,  attiré  à  Araphipolis  par  la 
nouvelle  de  la  mort  de  ce  dernier.  On  lui  amena 
les  deux  saints.  «  Parle,  dit-il  à  Savin,  toi  qui  es 
supérieur  de  taille  et  d'années  ;  comment  te  nom- 
mes-tu *  ?  »  Or,  Savin  était  d'une  haute  stature,  ter- 
rible à  voir,  le  visage  gracieux  et  rondelet  -  bien 
proportionné  de  tous  ses  membres,  et,  quant  à 
l'esprit,  le  plus  doux  et  le  plus  aimable  des  hom- 
mes. «  Mon  père,  répondit  Savin,  se  nommait 
Magnus,   ma  mère    Tatia,    je   m'appelle   Savin. 

1.  «  Die  mihi  qui  jetatis  corpore  es  prolexior  et  temporis 
quantitate,  quo  censeris  nomine  ?  » 

2.  Je  traduis  ainsi  les  mots  ciceriiia  fade,  que  je  ne  com- 
prends guère.  L'auteur  veut-il  dire  que  le  saint  avait  le  visage 
rond  comme  un  pois  chiche,  cicer,  ou  'biea  le  mot  est-il  déti- 
guré  dans  le  manuscrit,  et  faut-il  dire  :  cincinnata  facie,  tète 
frisée  ?  Voici  le  texte  :  «  Erat  nempe  Savinus  statura  procerus, 
terribilis  visu,  venusta  et  ciceriua  facie,  decens  corpore,  et 
mente  benignissimus.  »  L'auteur  ayant  dit  aans  sa  préface  qu'il 
écrivait  pour  le  vulgaire,  avec  un  style  rustique,  j'ai  donné 
ja  préférence  à  la  leçon  cicerina  facie,  qui  sent  son  paysan  en 
cire  t. 


86        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

Élevé  par  eux  clans  l'étude  des  bonnes  lettres,  je 
suisunhumbie  clerc. — Et toi,queIest tonnom ?  de- 
manda le  proconsul  à  Cyprien.  —  Moi,  je  suis 
Cyprien.  Nous  sommes  frères  de  père  et  de  mère, 
fils  de  Magnus  de  Brescia,  trois  fois  consul,  et  re- 
vêtu de  la  dignité  préfectorale.  Nolie  mère  est 
également  de  famille  consulaire,  étant  lillede  Cam-. 
padia  *.  —  Eh  bien  ,  dit  Maximus,  en  dépit  de 
voire  illustre  naissance,  sachez  que,  si  vous  n'ado- 
rez pas  sur  l'heure  le  dieu  Apollon,  vous  serez 
mis  à  la  gêne,  puis  livrés  aux  bêtes  de  l'aniphithéa- 
tre.On  devine  la  réponse  des  deux  héros  chrétiens. 
Trois  jours  leur  supplice  fut  différé,  non  point  par 
commisération  ;  mais  on  voulait  faire  jeûner  une 
lionne  et  deux  lions  terribles,  afin  de  rendre 
inévitable  la  mort  des  martyrs.  Le  jour  venu, 
Maximus  assis  sur  son  tribunal,  tout  le  peuple  se 
pressant  dans  l'amphithéâtre,  on  lâcha  d'abord  la 
lionne,  qui,  d'un  bond,  s'élança  au  milieu  de  l'arène 
en  poussant  un  rugissement  effroyable.  Mais,  ù  sur- 
prise !  à  la  vue  des  deux  frères,  sa  fureur  dispa- 
raît; elle  remue  la  queue  comme  un  chien,  et 
leur  lèche  les  pieds.  Les  deux  lions  qu'on  lâche 
ensuite  montrent  la  même  douceur,  et  caressent 

1.  Le  texte  porte  que  la  mère  des  saints  était  conseil  aussi: 
«.Mater  autem  nostraœque  consul  de  matre  sua  Campadia  est 
orta.  » 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SAVIN.  87 

humblement  les  victimes  offertes  à  leurs  dents  ho- 
micides. Mais  tout  le  peuple  s'écria  :  «  Ils  char- 
ment les  lions  par  art  magique  !  qu'on  leur  donne 
la  mort!  »■  Le  proconsul  les  fit  ramener  en  pri- 
son, pour  méditer  quelque  genre  de  supplice  aussi 
nouveau  qu'épouvantable.  Trois  jours  les  deux  frères 
demeurèrent  en  prison,  restaures  par  la  noiurilure 
dujeûtie.  Au  bout  de  ce  temps,  un  ange  leur  ap- 
parut :  »  Sortez,  leur  dit-il,  prenez  le  chemin  des 
Gaules;  là,  vous  trouverez  la  récompense  que  le 
Seigneur  vous  destine.  »  Aussitôt  les  murailles  de 
la  prison  s'écartèrent  à  droite  et  à  gauche,  et  les 
chrétiens  se  virent  libres. 

Les  saints  sortirent  de  la  prison  vers  les  calen- 
des de  mai.  Ils  se  rendirent  d'abord  chez  deux 
prêtres  chrétiens,  Asclepius  et  Valère,  qui  jus- 
qu'alors avaient  échappé  à  la  persécution  en  dé- 
guisant leur  croyance.  Animés  par  la  fermeté  de 
Savin  et  de  Cyprien,  ils  trouvèrent  assez  d'audace 
non-seulement  pour  les  accompagner  dans  leur 
long  voyage,  mais  même  pour  les  suivre  jusqu'à 
leur  martyre.  Tous  ensemble  ils  traversèrent  les 
Alpes  pennines,  et  parvinrent  au  bord  du  Rhône; 
leur  renommée  les  précédait  et  partout  ils  étaient 
entourés  d'un  grand  concours  de  peuple  avide  de 
les  voir  et  d'entendre  leurs  touchantes  exhorta- 
tions. Une  femme  païenne,  nommée  Emmcnia,  vint 


88         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

déposer  à  leurs  pieds  son  enfanl  mort.  «  Si  vous  êtes, 
leur  dit-e^le,  comme  on  le  préiend,  les  amis  du 
grand  Dieu,  faites,  par  vos  prières,  qu'il  me  rende 
ma  seule  espérance,  mon  fils  unique.  Je  suis  chré- 
tienne si  vous  me  le  rendez.  »  Saint  Savin  fit  une 
courte  oraison  ;  puis,  prenant  la  main  de  l'enfant, 
il  le  releva  plein  de  vie.  Avertis  par  un  ange,  les 
saints  et  leurs  compagnons  poursuivirent  leur 
voyage.  A  Lyon,  ils  passèrent  la  Saône  à  la  nage 
(sic),  et,  cheminant  par  la  haute  Bourgogne,  ils 
parvinrent  jusqu'à  Auxerre.  Là,  ils  trouvèrent  le 
Irès-glorieux  Germain,  et  Loup,  évoque  de  Troyes, 
l'un  et  l'autre  revenant  d'un  voyage  en  Irlande, 
île  habitée  par  les  Scots  et  les  Bretons,  vers  lesquels 
le  souverain  pontife  les  avait  dépêchés  pour  extir- 
per l'hérésie  des  Pélagiens  {sic).  D'abord,  Germain 
voulut  le  retenir;  mais,  éclairé  par  une  révélation 
divine,  il  les  bénit  et  les  accompagna  jusqu'à  trois 
milles  d'Auxerre.  Après  avoir  passé  la  Loire  et  tra- 
versé le  pays  de  Tours,  saint  Savin  et  ses  compa- 
gnons se  trouvèrent  sur  le  territoire  des  Poitevins, 
au  conlluent  de  la  Gartempe  et  de  la  Creuse  :  là, 
comme  ils  prenaient  quelque  repos,  il  aperçurent 
le  proconsul  Maximus  qui  les  poursuivait. 

Maximus  avait  juré  de  ne  revoir  l'Ausonie  (sic) 
que  lorsqu'il  aurait  vengé  la  mort  de  son  parent 
Ladicius;  il  s'était  mis  en  route  avec  deux  r^nls 


L'ÉGLISE  DE  SAI.NT-SAVI  N.  80 

satollilos  italiens, et,  suivant  iiartout  les  saints  à  la 
piste,  il  venait  cnlin  de  les  découvrir.  Déjà  les 
chrétiens  se  croyaient  parvenus  au  terme  fatal 
de  leur  voyage,  quand  tout  à  coup  une  barque  pa- 
rut au  bord  de  l'eau.  Ils  y  entrèrent,  et  la  barque, 
sans  voiles,  sans  rames,  les  porta  en  un  instant  à 
l'autre  rive.  Aveuglé  par  la  fureur,  Maximus  se 
jeta  sans  balancer  dans  la  rivière  pour  les  attein- 
dre. Il  y  perdit  la  moitié  de  son  monde,  qui  se  noya 
dans  les  ilois.  Sans  se  décourager,  il  recommença 
sa  poursuite,  et  atteignit  enfin  les  illustres  fugitifs 
sur  le  bord  de  la  Gartempe,  à  un  mille  environ 
d'Antigny,  dans  un  lieu  nommé  Ccvlsïer  (Cerasiis) . 
Aussitôt,  il  les  fil  garrotter,  et  les  conduisit  dans 
une  île  de  la  Gartempe,  en  face  d'un  champ  appelé 
Sceaux  (Sellis  ou  Psellis).  Là,  il  leur  fit  souffrir 
tous  les  supplices  que  sa  rage  sut  imaginer.  Un 
malheureux,  tourmenté  par  un  esprit  de  ténè- 
bres, assistait  à  ce  triste  spectacle.  «  Tu  vois  ce 
fou,  dit  Maximus  à  Savin;  ne  saurais-tu  faire  sur 
ce  misérable  quelqu'un  de  ces  miracles  que  lu  fai- 
sais en  Ausonie,  par  la  vertu  de  ton  Christ  cruci- 
fié ?  »  Savin,  levant  les  yeux  et  les  mains  au  ciel, 
supplia  le  Seigneur  de  délivrer  le  possédé  :  incon- 
tinent l'esprit  immonde  sortit  du  corps  de  ce  mal- 
heureux avec  une  horrible  puanteur.  Le  possédé 
demanda  le  baptême,  et  avec  lui  dix  des  satellites 


90         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

de  Maximus.  Nul  miracle  ne  pouvant  loucher  ce 
maudit,  il  fit  trancher  la  tête  à  Savin  et  à  ses  dix 
soldats;  quant  à  Cyprien  et  à  ses  deux  compa- 
gnons, Asclepius  et  Valère,  il  les  emmena  avec  lui 
à  Antigny. 

La  nuit  même,  les  deux  prêtres  Asclepius  et 
Valère,  miraculeusement  délivrés  de  leurs  fers, 
se  rendirent  dans  l'île  oîi  gisait  ahandonné  le  ca- 
davre du  martyr  ;  ils  le  portèrent  de  l'autre  côté 
de  la  rivière,  sur  une  hauteur  que  l'on  nommait 
alors  le  mont  des  Trois-Cyprès  (ad  Tres-Cupressos). 
Il  y  avait  une  chapelle  ruinée  par  les  Vandales, 
consacrée  jadis  au  bienheureux  saint  Vincent.  Ce 
fut  ce  saint  lieu  que  les  deux  prêtres  choisirent 
pour  la  sépulture  de  Savin.  Ils  l'y  déposèrent  le  9 
des  ides  de  juillet.  Cyprien  trouva  le  martyre  à 
Antigny  et  fut  enterré  à  côté  de  son  frère.  Pour 
Maximus  et  ses  soldats,  livrés  au  démon  et  agités 
d'une  fureur  divine,  ils  périrent  tous  misérable- 
ment bientôt  après.  Ainsi  finit  la  légende.  —  L'île 
de  la  Gartempe,  où  Savin.  soufi'rit  le  martyre, 
'existe  à  quelque  distance  du  bourg  actuel  de  Saint- 
Savin,  non  loin  d'Antigny  :  on  la  nomme  l'ile  du 
Gué  de  Sceaux  ;  elle  est  en  face  d'un  hameau 
nommé  Saint-Cyprien,  qui  longe  une  voie  ro- 
maine. On  voyait  encore,  il  y  a  vingt-cinq  ou 
trente  ans,  près  de  l'île,  sur  la  rive  gauche  de  la 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  91 

Gartempe,  les  ruines  d'un  village  nommé  le  Gu6 
de  Sceaux.  Quant  au  mont  des  Trois-Cyprcs,  il 
est  connu  aujourd'hui  sous  le  nom  de  Saint-Savin. 
On  pa«se  par  celte  hauteur  pour  aller  au  hameau 
du  Breuil.  Je  n'y  ai  observé  nul  vestige  de  cha- 
pelle; mais,  au  xvii*  siècle,  il  y  avait,  sur  le  co- 
teau, une  église  dédiée  cà  saint  Vincent.  Le  P.  Labbe 
l'appelle  l'église  paroissiale   de  Saint-Savin*. 

Un  des  religieux  réformés  de  l'abbaye  de  Saint- 
Savin,  à  propos  de  la  légende  dont  on  vient  de  lire 
l'abrégé,  a  écrit  en  note  :  «  L'endroit  qu'on  appelle 
le  mont  Saint-Savin,  oîi  l'on  prétend  que  ce  saint 
a  été  martyrisé  "^  n'est  décoré  d'aucune  marque  ni 
aucun  monument  d'antiquité.  L'église  est  d'un  goût 
très-moderne.  Tout  ce  qu'on  dit  sur  le  martyre  de 
saint  Savin ,  arrivé  dans  ce  lieu,  n'est  fondé  que 
sur  une  tradition,  aussi  bien  que  ce  qu'on  dit  sur 
le  martyre  de  saint  Cyprien,  son  frère,  au  Gué  de 
Sceaux.  » 

1.  Bibli  :  Labb.  II,  665. 

2.  L'auteur  de  cette  note  confond  les  faits  et  les  lieux.  Le 
jnont  (les  Trois-Cyprès  est  le  lieu  de  la  sépulture  et  non  celui 
du  martyre  de  saint  Savin.  Saint  Cyprien  fut  décapite  à  An- 
tigny ,  et  non  au  Gué  de  Sceaux. 

Le Martyrologhim  galiicanum  (p.  1144),  d'André  Dusaussay 
rapporte  en  Jeux  mots  le  martyre  des  saints  Savin  et  Cyprien 
Il  croit  à  tort  que  le  monastère  de  Cerisier  fut  consacré  à  un 
autre  saint. 


ilï 


HISTOIRE    DE  L   ABBAYE    DE    SAINT-SAVIN. 

Les  archives  de  l'abbaye  de  Saint-Savin  ont  été  dé- 
truites pendant  les  guerres  civiles  du  xvi"  siècle. 
Le  titre  le  plus  ancien  qui  se  soit  conservé,  d'ail- 
leurs sans  importance,  ne  remonte  qu'au  commence- 
ment du  \f  \  Auparavant,  on  ne  trouve  qu'inexacti- 
tudes et  contradictions. 

Plusieurs  mémoires  recueillis  dans  la  précieuse 
collection  de  dom  Fonleneau,  bien  que  d'une  date 
assez  récente  (ils  sont  tous  du  xvif  ou  même 
du  xviii^  siècle),  m'ont  paru  cependant  offrir  le 
témoignage  d'une  tradition  locale  qui  ne  pouvait 

1.  C'est  une  lettre  de  Guillaume,  duc  d'Aquitaine,  à  Aribert, 
abbé  de  Saint-Savln,  auquel  il  demande  dix  de  ses  religieux 
pour  établir  la  réforme  à  Charroux.  Cette  pièce  paraît,  d'ail- 
leurs, incertaine.  Dans  le  texte,  Aribert  n'est  point  qualifié 
d'abbé  de  Samt-Savin,  et  ce  titre  lui  serait  contestable,  si  j'en 
crois  une  note  de  dom  Fonteneau,  t.  XXV,  p.  585. 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN,  03 

être  négligée,  et  j'en  ai  l'ait  un  fréquent  usage. 
On  allrihue  généralement  à  Charlemagne  la  fon- 
dation (le  l'abbaye  de  Saint-Savin.  Vers  800,  sui- 
vant la  chronique  de  Maillezais\  en  810,  suivant 
un  mémoire  manuscrit  du  recueil  de  dom  Fon- 
teneau,  Charlemagne  fit  bâtir  un  monastère  et  une 
forteresse  dans  un  lieu  nommé  Cerasus  ou  Ceri- 
sier, et  y  déposa  quantité  de  reliques  qu'il  avait 
rapportées  d'une  expédition  au  delà  des  Pyrénées. 
Cerasus  est,  ainsi  qu'on  l'a  vu  dans  la  légende,  le 
lieu  011  saint  Savin  aurait  été  arrêté  par  les  sol- 
dats de  Maximus,  et  toutes  les  traditions  sont  d'ac- 
cord pour  y  reconnaître  l'emplacement  actuel  de 
l'abbaye.  Aujourd'liui,  il  peut  paraître  surprenant 
qu'un  prince  guerrier  comme  Charlemagne  ait 
choisi  f'ette  localité  pour  y  construire  un  château 
fort.  En  elïet,  c'est  une  vallée  commandée  par  des 
hauteurs  facilement  accessibles.  La  Gartempe,  qui 
coule  au  milieu,  étant  presque  toujours  guéable, 
on  ne  peut  guère  supposer  que  le  château  de  Ce- 
risier fût  destiné  à  défendre  un  pont  ou  un  pas- 
sage. Mais  sans  doute  l'aspect  des  lieux  a  changé 
considérablement.  Autrefois,  lorsque  les  plateaux 
du  Poitou  étaient  boisés,  la  Gartempe  avait  peut- 
être  assez  de  profondeur  pour  former  un  obstacle 

1.  Chronicon  Malleacense,Bih\.  Labb.  II,  199. 


94        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

sérieux;etilétaitfacile,  au  reste,  par  quelques  tra«i( 
vaux, de  la  fairecontribuer  puissamment  à  la  défense 
d'une  forteressebâliesursesbords.liy  a  deux  siècles, 
l'abbaye  était  encore  entourée  de  fossés.  En  1626, 
on  arrivait  par  un  pont-levis  à  la  porte  occiden- 
tale, et  probablement  ce  pont-levis  traversait  un 
fossé  rempli  par  la  rivière.  Qu'il  lut  défendu  par 
la  nature  ou  par  l'art,  l'emplacement  choisi  par 
Charlemagnc  n'offrait  pas  les  inconvénients  qu'il 
présenterait  aujourd'hui,  car  la  dislance  qui  le 
sépare  des  coteaux  voisins  est  plus  que  suflisante 
pour  le  mettre  hors  de  la  portée  des  machines  de 
guerre  connues  au  moyen  âge. 

Alors  même  que  le  hameau  de  Cerisier  n'eût 
pas  été  célèbre  au  temps  de  Gharlcmagne  comme 
le  théâtre  d'un  martyre,  le  voisinage  du  château 
fort  offrait  à  une  communauté  religieuse  une  pro- 
tection trop  nécessaire  à  cette  époque  pour  qu'elle 
ne  fût  pas  recherchée  avec  empressement.  On  n'a, 
d'ailleurs,  aucune  raison  de  penser  que  l'établisse- 
ment du  monastère  ait  été  postérieur  à  celui  de 
la  forteresse  de  Cerisier  ;  mais  il  est  incertain  que 
Charlemagne  ait  terminé  ces  constructions.  Selon 
la  chronique  de  Maillezais,  Louis  le  Débonnaire 
les  aurait  trouvées  détruites  et  les  aurait  réparées. 
Dans  l'impossibilité  d'expliquer  comment  les  bâti- 
ments auraient  pu  être  renversés  si  peu  de  temps 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  95 

ajiivs  leur  fondalioii,  les  auteurs  de  \ixGalliaChi-it>- 
tiaiia  supposent  avec  beaucoup  de  vraisemblance 
que  le  (ils  acheva  l'œuvre  de  son  père.  Quoi  qu'il 
ensoil,  Louis  le  Débonnaire  dota  riclunnenl  l'ab- 
baye et  en  remit  la  direction  à  saint  lienoit  d'A- 
niane. 

La  découverte  des  reliques  de  saint  Savin  et  de 
saint  Cyprien  mit  en  réputation  le  monastère  de 
Cerisier,  et  sans  doute  occasionna  son  changement 
de  nom.  Je  lis,  dans  un  des  mémoires  manuscrits 
déjà  cités,  que  cet  événement  arriva  sous  le  règne 
de  Charlemagne;  mais  les  noms  de  quelques  per- 
sonnages qui  figurent  dans  le  récit  font  soupçon- 
ner que  c'est  au  temps  de  Charles  le  Chauve  qu'il 
faut  le  rapporter.  «  C'est,  dit  l'auteur  du  mémoire, 
d'après  un  vieux  bréviaire  escript  en  lettres  gothi- 
ques, gardé  au  monastère,  en  la  translation  de 
saint  Savin,  qu'il  a  trouvé  la  relation  des  miracles 
qui  lirent  découvrir  les  corps  saints.  »  Une  brebis 
égarée  du  troupeau,  passant  dans  un  taillis,  tomba 
tout  à  coup  frappée  d'un  engourdissement  surna- 
turel. Le  berger,  qui  la  suivait  à  la  piste,  se 
frayant  avec  le  fer  un  passage  au  milieu  des  brous- 
sailles, voulut  faire  lever  l'animal,  et  reconnut  à 
son  immobilité  qu'il  s'était  abattu  sur  le  tombeau 
d'un  saint.  Il  se  hâta  d'en  informer  le  voisinage. 
Bientôt  après,  un  prêtre,  nommé  Bonitus,  perdit 


96  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

son  cheval  qu'on  lui  déroba.  Plein  d'une  naïve  con- 
fiance, il  alla  porter  selle  et  bride  sur  la  sépulture 
des  martyrs,  protestant  qu'il  les  y  laisserait  jus- 
qu'à ce  que  son  cheval  fût  retrouvé  \  De  rcLour  à 
sa  maison,  il  le  vit  qui  rentrait  de  lui-même  à 
l'écurie. 

Ces  miracles,  et  bien  d'autres  encore,  furent  at- 
testés à  Gharlemagne,  suivant  le  vieux  bréviaire, 
par  Baydilo,  abbé  de  Maurmoutier,  près  Tours,  et 
comte  palatin,  qui  s'empressa  de  donner  au  nou- 
veau monastère  la  terre  de  Cerisier  qu'il  possé- 
dait. 

Dès  le  commencement  du  ix*  siècle,  l'abbaye  de 
Cerisier  ou  de  Sainl-Savin  jouissait  de  grands  pri- 
vilèges. Elle  est  citée,  en  817,  comme  franche  et 
libre  de  toute  prestation  et  de  tout  service  militaire 
envers  l'empereur,  tenue  seulement  à  prier  pour 
son  salut,  celui  de  ses  fils  et  la  stabilité  de  l'em- 


1.  Ce  trait  caractéristique  me  semble  prouver  l'ancienneté, 
sinon  l'authenticité  de  la  tradition.  Voici  la  traduction  du  texte 
cité  dans  le  mémoire  manuscrit  :  «  Il  prit  la  selle  et  la  bride, 
les  porta  au  sépulcre  de  ces  martjrs,  et,  avec  une  simplicité  qui 
a  été  souvent  suivie  de  miracles  dans  la  vie  des  pères,  protesta 
qu'il  les  laisserait  là  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  réparé  cette 
perte,  lui  rendant  son  cheval.  »  Le  même  miracle  est  raconté 
dans  la  Translation  de  saint  Savin,  attribuée  au  moine  Rimoin, 
mais  en  d'autres  termes  ;  le  même  auteur  rapporte  un  autre 
miracle  de  saint  Savin,  presque  aussi  notable  que  celui  du 
cheval. 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  97 

pire*.  Le  second  abbé  de  Sainl-Savin,  Odon.  ou  plu- 
tôt Dodon,  fit  exécuter  de  grands  travaux  dans  le 
monaslère,  ainsi  que  l'attestait  rinscri|)lion  gravée 
sur  son  tombeau;  ce  qui  donnerait  lieu  de  croire 
que  les  bâtiments  fondés  par  Charlemagne  ou 
Louis  le  Débonnaire  n'avaient  qu'une  médiocre  im- 
portance. Les  formidables  remparts  élevés  autour 
du  couvent  assuraient  à  ses  religieux  une  sécurité 
enviée  par  toutes  les  communautés  voisines  dans 
ce  temps  de  troubles  et  de  pillages.  Saint-Savin 
était  un  lieu  de  refuge  pour  les  moines  chassés  de 
leurs  couvents  par  la  terreur  que  répandaient  dans 
toute  la  Gaule  les  incursions  des  barbares  du  Nord. 
En  840,  les  religieux  de  plusieurs  monastères  y 
arrivaient  en  fugitifs,  apportant  de  villes  fort  éloi- 
gnées leurs  reliques  et  leurs  trésors.  Les  portes  de 
la  forteresse  s'ouvrirent  à  la  fois  pour  recevoir  les 
châsses  de  saint  Maixent,  de  saint  Florent  et  de 
saint  Romard.  Les  moines  de  Glanfeuil  y  déposè- 
rent les  dépouilles  sacrées  de  saint  Maur;  enfin, 
ceux  de  Saint-Martin  d'Autun  vinrent  y  demander 

1.  Gallia  Christiana,  II,  J285, 

Jacques  Loubbes,  dernier  abbé  régulier  qui  avait  encore  les 
titres  de  la  maison,  déclare,  dans  l'hommage  qu'il  rendit  au 
roi  en  1537,  «  que  l'abbaye  de  Saint-Savin  est  de  fondation 
royalle,  et  qu'il  la  tient  de  la  franche  aumosne  des  roys  de 
France,  à  la  charge  d'une  messe  chaque  jour  de  l'année,  qui 
est  la  conventuelle,  de  deux  messes  à  chaque  muance  de  roy, 
etc.  ))  Recueil  de  dom  Fonteneau,  t.  XXV,  p.  601. 

6 


98  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

un  asile.  Moins  confiants  que  les  étrangers  dans  la 
force  de  leurs  murailles,  les  religieux  de  Saint-Sa- 
vin,  sur  le  bruit  d'une  irruption  de  pirates,  trans- 
portèrent à  Bourges  la  châsse  de  leur  patron  et  l'y 
laissèrent  trente  années.  Pourtant,  au  milieu  de  la 
dévastation  générale,  il  ne  paraît  pas  que  l'abbaye 
de  Saint-Savin  fut  attaquée.  Elle  demeurait  de- 
bout, presque  seule,  en  878,  parmi  les  ruines  fu  • 
manies  que  les  barbares  venaient  de  laisser  partout 
dans  l'Aquitaine. 

En  môme  temps,  la  réputation  de  sainteté  de  ses 
religieux  s'étendait  au  loin.  C'était  aux  abbés  de 
Saint  Savin  qu'on  demandait  des  réformateurs 
pour  rétablir  la  discipline  dans  les  monastères  du 
midi  de  la  France.  Depuis  le  ix*  jusqu'au  xi*  siè- 
cle, ils  envoient  de  pieuses  colonies  dans  le  Poitou, 
l'Angouniois,  le  Limousin  et  jusque  dans  la  haute 
Bourgogne  ^  S'il  en  faut  croire  les  traditions  loca- 
les du  monastère,  la  fameuse  abbaye  de  Cluny  se- 
rait une  fille  de  Saint-Savin. 

Je  ne  puis  m'empècher  de  rapporter  ici  une  anec- 
dote intéressante  qui  fait  connaître  quelle  était  la 
rigueur  de  la  règle  de  saint  Benoît  et  la  ferveur  de 
ses  disciples.    «  Nous  lisons  dans  un  vieux  manu- 

1.  ARuffee,Saiut-Cybardd'Angouléme,  Saint-Martial  deLi- 
moges,  la  Baulme  (probablemeat  Baulme-les-Messieurs  dans 
le  Jura). 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  99 

scrit  de  Limoges,  dit  l'auteur  anonyme  de  l'histoire 
de  saJntSavin  d'où  nous  lirons  ces  détails,  el  qui 
fait  partie  des  manuscrits  de  dom  Fonteneau,  que, 
CCS  barbares  (des  pirates  normands)  ayant  rencon- 
tré un  soir,  près  de  Chàtellerault,  un  de  nos  reli- 
gieux et  l'ayant  fait  prisonnier,  ils  lui  firent  en 
vain  éprouver  tous  les  tourments  que  leur  malice 
put  inventer,  pensant  l'obliger  à  parler,  sans  en  ve- 
nir à  bout;  dont  étant  extrêmement  surpris,  ce 
saint  personnage  leur  fît  réponse,  lorsque  l'heure 
de  primes  du  lendemain  fut  passée,  que,  s'il  ne  leur 
avait  pas  parlé,  ce  n'était  pour  autre  raison,  sinon 
que  sa  règle  ne  lui  permettait  pas  de  rompre  le  si- 
lence depuis  compiles  jusqu'au  lendemain  après 
primes.  » 

Peu  après  leur  translation  de  Bourges,  les  reli- 
ques de  saint  Savin  disparurent  sans  qu'on  pût  sa- 
voir où  elles  avaient  été  déposées.  A  l'i.pproche 
d'une  troupe  de  pillards,  les  religieux  avaient  en- 
terré la  châsse  dans  leur  église,  qui,  bientôt  après, 
fut  saccagée  et  détruite.  Probablement  les  moines 
qui  avaient  pris  part  au  dépôt  des  reliques  périrent 
dans  la  catastrophe  qui  suivit,  et  avec  eux  s'étei- 
gnit le  secret.  La  destruction  du  château  et  de 
l'église  est  niée  par  quelques-uns  des  historiens  de 
l'abbaye  :  il  est  im|)ossible,  néanmoins,  d'expli- 
quer autrement  la  disparition  des  reliques  de  saint 


iOO      ■  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

Savin  dans  une  communauté  si  pieuse  et  si  intéres- 
sée à  leur  conservation. 

Lorst]ue  la  tranquillité  fut  un  peu  rétablie  dans 
le  Poitou,  vers  888  ou  890,  un  prêtre  nommé  Bo- 
nilus  (si  je  lis  bien  un  nom  surchargé  dans  le  ma- 
nuscrit d'où  je  tire  ces  renseignements)  répara  le 
monastère  et  probablement  aussi  le  château  de 
Cerisier. 

Au  commencement  du  xi"  siècle,  Adelmondis  ou 
Almodie,  comtesse  de  Poitiers,  première  femme  de 
Guillaume  IV,  surnommé  Fier-à-bras,  duc  d'Aqui- 
taine, laissa  une  somme  d'argent  très-considérable 
^)ar  testament,  à  Odon  II,  abbé  de  Saint-Savin, 
pour  qu'il  en  fit  l'usage  qui  lui  semblerait  le  plus 
utile  au  salut  de  son  âme.  Odon  fit  aussitôt  recon- 
struire l'église  de  son  monastère  sur  un  plan  plus 
vaste,  et  l'église  actuelle  de  Saint-Savin  passe  pour 
être  son  ouvrage. 

Odon  prit  en  1023  la  direction  de  l'abbaye  de 
Sainl-Savin,  pendant  l'absence  de  Gombauld,  qui 
s'était  rendu  a.  Charroux  pour  v  établir  la  réforme. 
On  ignore  la  date  précise  de  la  mort  de  la  comtesse 
Adelmondis;  mais  son  mari,  qui  lui  survécut, 
mourut  en  1030.  En  1040,  Odon  assistait  à  la  con- 
sécration de  l'abbaye  de  la  Trinité,  à  Vendôme. 
L'époque  de  sa  mort  est  inconnue.  Gervais,  son 
siccesseur,  non  pa.s  imraèdiui,  était  abbè  de  Sain! 


1 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SAVIN.  101 

Savin  en  1074.  Il  réforma,  dit-on,  la  disci- 
pline, qui  s'était  relâchée  sous  l'abbé  son  prédé- 
cesseur :  or,  il  est  évident  que  le  reproche  ne  peut 
s'adresser  à  Odon,  qui  avait  tant  fait  pour  le  mo- 
nastère. Il  est  donc  probable  que  Odon  mourut 
au  plus  lard  vers  1050.  Si,  comme  l'attestent 
les  traditions  de  l'abbaye,  l'église  fut  entière- 
ment construite  par  lui,  on  ne  peut  douter  qu'elle 
re  fût  terminée  au  milieu  du  xi^  siècle.  Com- 
mencés vraisemblablement  vers  1023  ,  avec  des 
ressources  considérables,  on  ne  peut  guère  sup- 
poser que  les  travaux  aient  duré  plus  de  vingt- 
sept  ans. 

Ainsi  que  nous  l'avons  vu,  les  caractères  archi- 
tectoniques  de  l'église  de  Saint-Savin  se  rapportent 
parfaitement  à  cette  date,  et  l'archéologie,  par  ses 
inductions,  confirme  le  témoignage  de  l'histoire.  11 
est  vraisemblable  que  le  plan  d'Odon  fut  modifié, 
par  l'existence  de  l'église  du  ix®  siècle  sur  le  même 
emplacement.  D'un  côté,  le  désir  de  conserver  la 
crypte  et  certains  autels  a  pu  obliger  Odon,  soit  à 
respecter  la  disposition  primitive,  soit  à  la  repro- 
duire dans  l'édifice  qu'il  a  fait  élever;  d'un  autre 
côté,  les  anciennes  fondations  pouvaient  être  assez 
solides  pour  que  les  architectes  en  voulussent  tirer 
parti.  J'ai  fait  remarquer  l'espèce  de  désaccord  qui 
existe  entre  la  nef  et  le  chœur  de  Saint-Savin.  Ce 


102       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  ÂGE. 

désaccord  tient  peut-être  aux  deux  causes  que  je 
viens  d'indiquer*. 

Admettons  un  moment,  comme  une  pure  suppo- 
sition, que  l'église  du  ix"  siècle  ait  eu  la  l'orme 
d'une  croix  latine,  qu'elle  n'ait  eu  qu'une  seule 
nef,  et  que  le  chœur  n'ait  consisté,  comme  dans  la 
plupart  des  édifices  de  ce  temps,  qu'en  une  grande 
abside,  laquelle  aurait  occupé  tout  l'espace  compris 
aujourd'hui  par  le  stylobate  semi-circulaire.  Sup- 
posons encore  que,  par  un  motif  de  respect  reli-. 
g.ieux,  ou  seulement  pour  la  commodité  et  l'écono- 
mie de  la  construction,  on  ait  conservé  dans  le 
nouveau  plan  les  murs  anciens  ou  du  moins  leurs 
fondations  et  leurs  soubassements,  qu'en  serait-il 
résulté?  Les  murs  de  l'abside  seraient  devenus  1« 
stylobate  du  chœur;  les  murs  dos  transepts  au- 
raient servi  à  soutenir  la  coupole  et  le  clocher  cen- 
tral; les  fondations  des  murs  latéraux  de  la  nef 
ancienne  auraient  reçu  les  colonnes  de  la  nef  mo- 
derne. Cette  hypothèse,  que  je  ne  présente  qu'avec 
la  plus  grande  réserve,  pourrait  expliquer,  ce  me 


1.  «  Ce  futen  jetant  les  rondements  de  cette  nouvelle  église 
telle  que  nous  la  voyons  aujourd'hui,  qu'on  retrouva  les  corps 
de  saint  Maixent  ou  Adjutor,  de  saint  Romard,  de  saint 
Florent,  de  sainte  Prudence,  de  saint  Savin  et  de  saint  Marin; 
ce  qui  causa  une  joie  incroyable  à  tous  ces  bons  religieux,  ainsi 
qu'a  tout  le  peuple  des  lieux  circonvoisins.  »  Bccueil  de  dom 
FoiUeneau,  t.  LXXX, 


L'EGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  103 

semble,  le  rùtrécissemenl  de  l'église  à  l'intersection 
des  transepts  et  la  position  des  collatéraux  du 
chœur  sur  un  autre  axe  que  celui  de  la  nef.  J'ajou- 
terai que  la  tour  occidentale  ou  plutôt  la  base  de 
cette  tour,  qui  n'est  pas  liée  à  la  nef,  a  probable- 
ment fait  partie  des  fortifications  du  cbàleau  de 
Cerisier,  et  qu'elle  ne  s'est  réunie  à  l'église  que 
par  suite  de  l'agrandissement  de  cette  dernière  sous 
Odon  II.  Le  caractère  tout  militaire  qu'on  observe 
à  la  base  de  cette  tour  et  l'absence  de  liaison  avec 
les  murs  de  la  nef,'  me  semblent  une  forte  pré- 
somption en  faveur  de  ma  conjecture. 

Je  dois  dire  ici  quelques  mots  d'une  tradition 
du  pays,  à  laquelle  il  ne  faut  pas  attacher  trop 
d'importance,  mais  que  l'on  ne  doit  pas  négliger 
pourtant.  Les  habitants  de  Saint-Savin,  probable-, 
ment  d'après  les  religieux  de  l'abbaye,  tiennent 
pourconstant  quela  tour  occidentate  a  été  construite 
par  Charlemagne,  et  en  allèguent  une  preuve  sin*. 
gulière.  Sur  un  grand  nombre  de  pierres  de  pare- 
ment, on  observe  des  E  gravés  au  ciseau,  et  voici, 
dit-on,  le  sens  mystérieux  de  cette  lettre.  Charle- 
magne aurait  fait  vœu  de  fonder  autant  de  monas- 
tères qu'il  y  a  de  lettres  dans  l'alphabet.  Chaque 
monastère  aurait  été  pour  ainsi  dire  numéroté  sui- 
vant son  ordre  de  fondation,  et  Saint-  Savin,  comme 
le  cinquième,   aurait  été  désigné  par  un  E.    En 


104      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

eiïet,   un  E  figure  clans  les  armes   de  l'abbaye. 

Mon  savant  confrère  M.  Natalis  de  Wailly  a 
bien  voulu  me  communiquer  un  document  fort  cu- 
rieux relatif  à  ces  fondations  attribuées  à  Cliarle- 
magne,  que  les  Bolkindistes  supposent  avoir  été 
écrit  peu  après  dlG5.  Ils  n'en  ont  publié  que  le 
prologue  et  la  table  des  chapitres.  Les  extraits  du 
manuscrit  concordent  parfaitement  avec  ceux 
qu'ont  donné  les  Bollandisles  *,  en  sorte  qu'on  ne 
peut  douter  qu'ils  n'appartiennent  au  môme  ouvra- 
ge ■-.  Ce  manuscrit,  en  confirmant  le  fait  de:>  vingt- 
trois  fondations  carlovingiennes,  contredirait  la  tra- 
dition relative  à  Saint-Savin,  puisque,  d'après  lui, 
sa  lettre  serait  l'I  et  non  pas  l'E.  On  ne  peut,  d'ail- 
leurs, considérer  ce  manuscrit  comme  une  autorité 
irrécusable.  Il  atteste  seulement  une  tradition  ré- 
pandue au  XII*  siècle,  qui,  suivant  toute  apparence, 
était  conservée  avec  des  variantes  dans  les  difi"é- 
rents  monastères  dont  elle  intéressait  l'histoire. 

Je  citerai,  à  cette  occasion,  un  fait  curieux  que 
j'ai  observé  par  moi-même.  Il  existe  dans  l'église 
de  Conques  (Aveyron),  parmi  un  assez  grand 
nombre  de  reliquaires  anciens,  un  objet  de  forme 
triangulaire,  en  bois  recouvert  de  cuivre  doré  ou 
peut-être  de  vermeil,  incrusté  de  pierres  précieuses 

1,  Tome  II  de  janvier  1845. 

2.  Biblie^thèque  royale,  manuscrits  Bouhler,  n»  29,  page  189. 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  105 

et  (le  quelques  intailles  antiques,  parmi  lesquelles 
on  remarque  une  Victoire  écrivant  sur  un  bou- 
clier, d'un  très-beau  style.  La  base  du  triangle  a 
été  évidemment  raccommodée,  et  très-maladroite- 
ment à  une  époque  fort  ancienne  ;  mais  les  parties 
qu'on  peut  regarder  comme  intactes  sont  d'un 
travail  qui  conviendrait  au  viii"  siècle  ou  au  i\* 
siècle.  On  appelle  ce  reliquaire  l'A  de  Gharlema- 
gnc  *  et  il  passe  pour  être  un  présent  de  ce  prince. 
Il  paraît  qu'au  xvii*  siècle  plusieurs  monastères 
conservaient  d'autres  reliquaires  en  forme  de 
lettres  auxquels  on  attribuait  la  même  origine. 

Pour  revenir  à  Saint-Savin,  alors  même  que,  ad- 
mettant l'authenticité  de  la  tradition  locale,  on 
supposerait  que  les  pierres  de  la  tour  portent,  en 
effet,  le  chiffre  particulier  à  ce  monastère,  il  ne 
s'ensuivrait  pas,  comme  une  conséquence  néces- 
saire, que  ces  lettres  ont  été  gravées  au  temps  de 
Charlemagne.  Il  est  impossible,  en  effet,  de  préten- 
dre apprécier  la  date  de  ces  E  par  la  comparaison 
de  leur  forme  avec  celle  de  quelques  E  empruntés 
à  des  inscriptions  ou  des  manuscrits  carlovingiens. 
On  conçoit  qu'il  n'y  a  nulle  conclusion  à  tirer  de  la 
forme  de  lettres  grossièrement  tracées  à  la  pointe 
u  ciseau  par  des  ouvriers  inexpérimentés. 

1.  D'après  le  manuscrit  dont  j'ai  parlé,  Conques  devrait  avoi -^ 
un  D. 


100       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

J'avais  toujours  regardé  les  E  de  la  tour  de 
Saint-Savin  comme  des  marques  d'appareilleurs  ; 
la  présence  d'un  E  dans  le  blason  de  l'abbaye  a 
quelque  peu  ébranlé  ma  conviction,  et  m'a  engagé 
à  réunir  ici  le  petit  nombre  de  renseignements  que 
j'ai  pu  recueillir.  Pour  avoir  une  opinion  arrêtée 
sur  ce  sujet,  attendons  que  d'autres  faits  du  même 
genre  viennent  jeter  un  jour  nouveau  sur  la  ques- 
tion. 

Vers  le  milieu  du  xiii*  siècle,  le  monastère  de 
Saint-Savin  reçut  des  donations  considérables. 
«  En  1230,  le  comte  Ildefonse,  ou  Alplioase, 
quatrième  fils  de  Louis  VIII  et  frère  de  saint 
Louis,  donna  à  l'abbaye  de  Saint-S;:\in  sa  belle, 
nq^ile  et  seigneuriale  terre  du  Juillet,  avec  toutes 
ses  dépendances  s'étendant  dans  neuf  paroisses 
circonvoisines...  »  Dans  le  même  temps,  les  do- 
maines de  la  communauté  s'agrandissaient  par 
suite  d'un  legs  aussi  important.  Une  mère  désolée, 
dont  les  deux  fils  étaient  morts  à  la  chasse,  la 
dame  de  Toiray,  laissait  tous  ses  biens  au  monastère 
de  Saint-Savin.  «  La  terre  seigneurie  de  Toiray, 
dit  le  moine  dont  je  transcris  la  relation,  est  un 
membre  très-considérable  de  l'abbaye.  »  Par  un 
sentiment  d'humilité  fréquent  à  cette  époque,  la 
noble  légataire  voulut  être  enterrée  sous  le  clocher 
de  l'église,  devant  la  porte,   «  afin  d'être  foulée 


L'ÉGLISE   DE  SÂINT-SAVIN.  107 

aux  pieds  de  ceux  qui  cntraiciil  et  sorlaient  de  la 
nef.  »  —  «  Il  faut  convenir,  ajoute  mon  auteur, 
qu'on  n'enterrait  personne  dans  l'église  dans  ces 
temps,  parce  qu'on  la  regardait  comme  remplie  de 
corps  saints.  On  enterrait  les  abbés  dans  le  cloître.  » 
Les  religieux  de  Saint-Savin  étaient  tenus  de 
célébrer  quatre  services  chaque  carême  pour  leurs 
bienfaiteurs  ;  le  premier,  pour  les  rois  fon- 
dateurs ,  le  second ,  pour  la  comtesse  de  Poi- 
tou, Adelmondis;  le  troisième,  pour  le  comte 
lldefonse  ;  le  dernier,  enfin,  pour  la  dame  de 
Toiray.  Je  rapporte  ces  donations  parce  qu'elles 
peuvent  donner  une  idée  des  richesses  de  l'abbaye, 
et  que,  dans  le  moyen  âge,  les  grandes  constructions 
avaient  presque  toujours  lieu  à  la  suite  de  legs 
ou  de  présents  fails  à  des  communautés  monasti- 
ques. L'église  de  Saint-Savin,  cependant,  n'a  poiqf 
conservé  les  traces  de  travaux  considérables  exéct 
tés  dans  le  courant  du  xiii®  siècle.  Peut-être  faut- 
il  attribuer  à  cette  époque  l'érection  d'un  jubé  dont 
j'ignore  l'emplacement,  eldont  je  n'ai  connu  l'exis- 
tenceque  par  une  pièce  manuscrite  qui  en  mentionne 
la  destruction.  Il  est  probable,  en  outre,  que  les 
bâtiments  conventuels  s'agrandirent  ou  même  se 
renouvelèrent  au  moyen  d'autres  libéralités 
dont  le  monastère  fut  alors  l'objet.  Enfin,  on 
pourrait  encore  rapporter  au  même  temps  la  con- 


lOS       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

slruction  des  cloîtres  détruits  vers  la  lui  du  xvi' 
siècle. 

Du  xiii'  au  xiv^  siècle,  l'histoire  de  l'abbaye  de 
Saint-Savin  n'offre  aucun  fait  qui  mérite  d'être  re- 
laté. Déjà  la  prospérité  du  monastère  touchait  à  sa 
fin,  et  une  série  de  catastrophes  allait  fondre  sur 
son  église. 

Les  guerres  acharnées  du  xiv®  siècle  entre  la 
France  et  l'Angleterre  lui  portèrent  le  premier 
coup.  En  1368,  une  troupe  d'Anglais  s'était  re- 
tranchée à  Saint-Savin,  de  l'aveu  do  l'abbé, nommé 
Jocelin,  Anglais  lui-même,  ou  du  moins  dévoué 
aux  intérêts  de  la  Grande-Bretagne.  Un  religieux, 
en  1370.  pour  se  venger  de  lui,  livra  l'abbaye  aux 
Français,  qui  en  massacrèrent  la  garnison.  L'année 
suivante,  le  prince  Noir  reprit  le  monastère  et  y 
mit  tout  à  feu  et  à  sang. 

Nous  touchons  à  l'époque  des  guerres  de  religion, 
si  fatales  à  nos  monuments.  Je  laisse  parler  un 
des  historiens  de  l'abbaye  : 

«  Il  n'y  a  rien  de  remarquable  de  cette  maison, 
depuis  l'an  1400  jusqu'en  l'an  1500,  que  des  alié- 
nations, des  usurpations  et  des  démembrements, 
dont  on  trouve  encore  des  mémoires,  quoique  fort 
imparfaits,  de  sorte  que,  pendant  ce  siècle,  par  la 
négligence  des  abbés  et  des  religieux  particuliers, 
qui,  bien  loin  de  s'opposer  à  ces  aliénations,  y  prê- 


L"1:;GL1SE   DK   SAINT-S.WIN.  lO'J 

laiciil  la  main  autant  qu'il  dépendait  d'eux,  tou- 
tes les  maisons,  particulièrement  de  noblesse,  des 
environs  de  Saint-Savin  se  sont  enrichies  des  dé- 
pouilles de  cette  pauvre  abbaye... 

»  Les  édits  du  roi  Charles  IX,  de  1562,  qui  or- 
donnaient de  grosses  impositions  sur  les  ecclésias- 
tiques, et  qui  permettaient,  pour  le  payement 
d'icelles,  d'aliéner  le  bien  d'Église,  donnèrent  lieu 
à  bien  des  usurpations,  et  il  n'y  eut  point  d'oflicier 
ni  de  bénéficier  qui  n'imitât  son  abbé  en  déchirant 
lés  entrailles  de  sa  mère,  c'est-à-dire  en  aliénant 
le  plus  beau  et  le  meilleur  de  l'abbaye  et  du  cou- 
vent... 

»  11  n'est  pas  possible  de  marquer  en  détail  tou- 
tes les  pilleries  non  plus  que  toutes  les  prises  et  re- 
prises qui  ont  été  faites  de  ladite  abbaye,  tant  par 
les  huguenots  que  par  les  catholiques,  depuis  l'an- 
née 1550  ou  environ  que  commencèrent  les  trou- 
bles; mais  il  sera  parlé  des  principales. 

»  En  1562,  le  sieur  de  Bourdeille  fut  envoyé 
avec  cinq  cents  chevau-légers  à  Saint-Savin,  qu'il 
prit  et  pilla  avec  un  grand  carnage, 

»  En  1568,  le  10  novembre,  le  comte  de  Choisy 
et  Beauvoisin  et  autres  capitaines,  s'étant  saisis  de 
l'abbaye  sans  beaucoup  de  résistance,  firent  de  ce 
sanctuaire  un  lieu  de  désolation.  Nous  ne  lisons 
pas  qu'ils  tuèrent  les  moines,  comme  ils  firent  à 

7 


110  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 
Saint-Michel  en  Erm  la  même  année  ,  car  ils 
s'étaient  retirés  de  là,  ne  pensant  qu'à  sauver  leur 
vie,  sans  pourvoir  aux  choses  sacrées.  Les  hugue- 
nots pillèrent  tout  ce. qu'ils  purent  et  ce  qui  était 
resté  du  pillage  de  1562;  ils  mirent  le  feu  à 
l'église,  à  la  charpente  du  clocher,  qui  allait  jus- 
qu'au sommet  de  la  (lèche,  et  aux  chaises  du 
chœur,  qui  étaient  magnifiques;  les  grandes  et  les 
petites  orgues  et  les  images  eurent  le  même  sort. 

»  L'image  de  Notre-Dame,  qui,  avec  le  chef  de 
saint  Savin,  était  en  grande  vénération  parmi  le 
peuple  (on  appelait  cette  Notre-Dame  Notre-Dame 
des  Enfants)^  fut  jetée  dans  la  rivière,  dans  un 
grand  trou  qui  est  sous  la  chute  de  l'eau  du  mou- 
lin. Un  habitant  de  Saint-Savin,  âgé  de  quatre-vingts 
ans,  a  raconté  que,  les  troubles  étant  passés,  le 
peuple,  s'étant  assemblé,  avait  fait  plonger  un 
homme  dans  l'eau  pour  attacher  ladite  image  avec 
des  cordes,  qui,  avec  des  chevaux  et  des  bœufs, 
n'avait  pas  eu  l'industrie  de  la  retirer.  Outre  cela, 
dans  le  même  pillage,  le  comte  de  Ghoisy  détruisit 
le  monastère  et  se  saisit  des  papiers  et  titres  de 
l'abbaye  ;  il  en  fit  brûler  beaucoup  et  emporta  le 
reste  à  Naillé. 

»  Il  y  a  aussi  apparence  que  ces  brigands  firent 
brûler  les  reliques  qu'ils  purent  découvrir  et  qui 
étaient  en  grand  nombre  dans  ce  mouastèrCj  ou 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  III 

qu'ils  les  jetèrent  dans  la  rivière,  quoique  quel- 
ques-uns assurent  qu'elles  sont  cachées  dans  quel- 
que lieu  secret...   » 

L'abbaye  n'eut  pas  moins  à  souffrir  de  l'indisci- 
pline  des  troupes  catholiques.  En  1574,  elle  fut 
saccagée  par  l'armée  royale,  qui  y  tint  garnison 
jusqu'à  la  paix  de  1576. 

Les  fortifications  de  Saint-Savin,  impuissantes 
pour  défendre  l'abbaye  contre  un  siège  régulier, 
suffisantes  cependant  pour  protéger  les  bandes  de 
pillards  qui  rançonnaient  la  province,  attirèrent 
de  nouveaux  malheurs  sur  l'église  pendant  les 
guerres  de  la  Ligue.  Le  monastère  fut  pris  et  repris 
plusieurs  fois,  et  toujours  de  plus  en  plus  maltraité. 
En  1585,  les  ligueurs  y  assiégèrent  le  capitaine 
Taillefer,  qui  s'était  retranché  dans  l'église. 

«  lis  appliquèrent  le  pétard  du  côté  de  l'église 
qui  regarde  le  jardin  de  Saint-Marin  \  dans  le 
coin  qui  joint  la  chapelle  de  la  croisée;  et,  ayant 
fait  une  large  ouverture,  qui  n'a  été  bouchée 
qu'avec  de  la  terre,  s'en  rendirent  par  force  les 
maîtres  et  y  firent  un  grand  butin,  en  ce  que  ledit 
capitaine  Taillefer  y  avait  amassé  beaucoup  de  ri- 
cb(L-s('s. 

»  Aiirès  la  mort  d'Aymé  rie  de  Rochechouart, 

l.'Cliapelle  n"  7,  d'après   le  manuscrit  de  dom  Estiennot. 
M.  July  a  retrouvé  des  traces  évidentes  de  rexpiosion. 


H2      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   iMUYEN  AGL'. 

abbé  de  Saint-Savin,qui  arriva  en  1580,  M.  Claude 
de  Villequier,  père  du  vicomte  de  la  Gucrcho,  trouva 
moyen  d'obtenir  l'abbaye  de  Saint-Savin,  va- 
cante, pour  un  tiers  contidencier  nommé  Malluuin 
Vincent,  sous  le  nom  duquel  il  en  jouit  douze  ans 
ou  environ,  car  Vincent  n'était  abbé  que  de  nom... 
Son  lils,  le  vicomte  de  la  Guerche,  voyant  que  la 
garnison  qu'il  y  fallait  entretenir  pour  défendre  la 
place,  consommait  la  plus  grande  partie  des  reve- 
nus, et  que  les  moines  demandaient  qu'on  réparât 
les  lieux  réguliers  brûlés  et  détruits  par  les  hu- 
guenots, et  qui  n'avaient  été  réparés  que  par  des 
bousillages  et  de  la  terre,  sur  les  magniiiques  rui- 
nes de  l'ancien  cloître  et  de  l'ancien  bâtiment,  la 
condamna  à  être  démolie  et  détruite,  sous  prétexte 
de  la  ruine  que  sa  forteresse  apportait  au  pays, 
quoiqu'on  pût  dire  que  c'était  plutôt  pour  mieux 
recueillir  les  revenus,  qui  bien  souvent  étaient 
dissipés  par  les  garnisons. 

»  Le  sieur  de  Champagne,  prévôt  des  marchands 
de  Montmorillon,  qui  était  sujet  de  l'abbaye,  eut 
commission  de  détruire  la  forteresse  de  Sainl-Savin. 
On  avait  lieu  d'espérer  qu'il  userait  sobrement  de 
son  pouvoir;  mais,  bien  loin  de  là,  il  outre-passa 
tellement  sa  commission,  qu'il  démolit  non-seule- 
ment la  forteresse,  il  démolit  et  fit  mettre  par  tcvc 
tout  le  monastère,   sans  épargner  le  cloilrc  ni  le 


T/r:r,Lisi-:  dr  saint-swin.  113 

chapilro,  ni  le  doiioir,  ni  le  rérocloiro,  ni  la  cui- 
sine, ni  les  logis  des  officiers  particuliers,  ni  les 
chambres  des  hôtes.  On  prétend  aussi  que  son  im- 
piété le  porta  jusqu'à  vouloir  faire  sauter  le  clo- 
cher, que  les  huguenots  mémi^s  avaient  épai-gné  ; 
car  les  religieux  de  la  congrégation  de  Saint-Maur, 
faisant  restaurer  ledit  clocher  en  1604,  pour  répa- 
rer le  dommage  que  le  feu  et  les  injures  du  temps 
y  avaient  porté,  découvrirent  un  conduit  qui  avait 
été  pratiqué  sous  les  fondements  dudit  clocher, 
dans  lequel  dix  hommes  se  seraient  tournés,  ce  qui 
avait  été  fait  pour  faire  sauter  le  clocher  par  le 
moyen  de  la  poudre  \  On  présume  que  M.  de  Cham- 
pagne fit  cela,  en  ce  que  ni  les  huguenots  ni  les 
Normands  n'ont  jamais  si  fort  maltraité  cette  pau- 
vre maison  qu'il  fit,  ny  laissant  aucun  vestige  de 
maison  religieuse.  Ledit  sieur  de  Champagne  fit 
aussi  conduire  beaucoup  de  matériaux  des  débris 
de  l'abbaye  en  sa  maison  de  Champagne  pour  l'em- 
bellir... 


1.  Il  s'agit  probablement  de  la  tour  qui  s'élève  au-dessus  du 
vestibule,  laquelle  avait  un  pont-levis  et  pouvait  être  considé- 
rée comme  une  espèce  de  donjon,  en  raison  de  a  uteur  et 
de  l'épaisseur  de  ses  murs.  est  évident,  d'ailleurs  que  ac- 
cusation portée  contre  le  sieur  de  Champagne  n  est  pas  fondée. 
Un  conduit«  où  dix  hommes  se  seraient  tournés»  n  est  pas  une 
mine.  Un  petit  baril  de  poudre  eût  suffi  pour  renverser  a  tour 
de  Saint-Savm. 


H4      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

»  Il  paraît  encore  évidemment  aujourd'hui  que 
le  cloître  a  été  démoli  deux  fois,  par  la  naissance 
des  voûtes  dont  il  reste  encore  quelques  vestiges  du 
côté  de  l'église,  dont  l'une  (sic)  paraît  avoir  été 
d'une  structure  magnifique,  c'est-à-dire  celle  qui 
fut  faite  du  temps  d'Odo  par  la  libéralité  de  la 
comtesse  Adelmondis,  duchesse  d'Aquitaine  ;  l'au- 
tre en  berceau,  qui  n'étai-t  qu'une  faible  répara- 
tion de  l'entretien  et  selon  que  le  temps  le  per- 
mettait*.  » 

Charles  d'Enan,  évêque  de  Poitiers,  puis  de 
Langres,  abbé  de  Sainl-Savin,  se  démit,  en  1011, 
de  son  abbaye  en  faveur  d'un  certain  Vautron, 
créature  d'un  misérable  nommé  le  baron  des 
Francs,  qui,  s'établissant  dans  le  monastère,  en  fit 
bientôt  une  demeure  de  bandits.  Pendant  plusieurs 
années,  à  la  tête  de  quelques  coupe-jarrets,  il 
renouvela  dans  les  environs  de  Suint-Savin  toutes 
les  violences  et  les  pillages  qu'on  raconte  des  ca- 
pitaines d'aventure  du  xiv"  siècle.  Les  crimes  de 
ce  scélérat  ont  laissé  de  telles  traces  dans  le  mo- 
nument dont  j'écris  l'histoire,  qu'il  m'est  impos- 
sible de  les  passer  sous  silence. 

1.  Le  bon  moine  montre  ici  peu  de  connaissance  en  archi- 
tecture. La  voûte  en  berceau  est  la  seule  qui  puisse  apparte- 
nir à  l'époque  d'Odon.  L'autre  partie  du  cloitre  datait  proba- 
blemect  du  xiii^  siècle.  Il  ne  reste  plus  rien  de  ces  cloîtres 
aujourd'hui. 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  115 

Quand  on  lit  dans  le  recueil  de  dom  Fonteneau 
ou  dans  les  archives  de  la  préfecture  de  la  Vienne 
le  récit  des  excès  de  tout  genre  commis  par  le  ba- 
ron des  Francs,  on  peut  se  croire  transporté  à  l'é- 
poque où  les  barbares  campaient  en  vainqueurs 
sur  les  ruines  des  cités  gallo-romaines.  Le  seigneur 
des  Francs  arrive  à  Saint-Savin  escorté  de  quel- 
ques bandits  et  suivi  d'une  troupe  de  concubines  et 
de  bâtards.  Aussitôt  il  s'installe  militairement 
dans  le  monastère;  de  la  tribune  il  fait  son  corps 
de  garde  ;  il  prend  son  bois  de  chauffage  dans  la 
charpente  du  couvent.  Il  démolit  une  partie  des 
voûtes  ;  on  n'arrive  plus  à  lui  qu'en  traversant  une 
planche  jetée  sur  cette  coupure,  car  il  ne  peut  dor- 
mir tranquille  que  derrière  un  retranchement. 
Tant  qu'il  y  aura  de  la  poudre  et  des  balles,  il 
n'est  point  en  peine  pour  faire  vivre  sa  petite  gar- 
nison. Voyez-le  sortir  au  fourrage  :  il  monte  son 
bon  cheval  de  bataille  et  se  met  en  marche  avec 
dix  ou  douze  valets  armés  jusqu'aux  dents.  «  Voici 
un  troupeau  de  moutons  :  il  est  à  nous  !  Voici  des 
bœufs  :  choisissez  les  plus  gras  ;  ce  sera  pour  le 
saloir.  Il  faut  penser  à  l'hiver.  »  Si,  par  hasard, 
quelque  paysan,  le  bonnet  à  la  main  et  la  larme  à 
l'œil,  vient  supplier  le  baron  d'avoir  pitié  de  lui  : 
«  Tu  raisonnes  1  Qu'on  me  charge  de  coups  ce 
maraud.  »  La  vendange  n'embarrasse  pas  davantage 


■::G      ETUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

le  seigneur  des  Francs.  Comme  .ses  ancêtres,  il  ne 
plante  ni  ne  sème;  mais  il  sait  bien  recoller,  et 
militairement.  Au  mois  de  septembre,  ses  vendan- 
geurs prennent  la  serpette,  sans  oublier  la  dague 
au  côté  et  le  pistolet  à  la  ceinture.  «  Quel  est  le 
meilleur  clos?  C'est  celui  de  ce  genlillâtr.3  qui  ose 
se  croire  notre  égal.  N'est-ce  pas  une  bonté  qu'un 
petit  noble  d'hier  ait  de  si  bon  vin  ?  Mais,  mort- 
Dieu  !  il  n'en  boira  pas  !  Allons,  enfants,  à  l'ou- 
vrage !  et,  si  le  hobereau  vous  dérange,  souvenez- 
vous  que  vous  avez  au  côté  un  porte-respect.  » 

Le  baron  des  Francs  n'a  pas  toujours  ce  ton 
terrible  :  de  bandit,  il  sait  devenir  escroc.  Il  rencon 
Ire  un  bourgeois  de  Saint-Savin  qui  passe  pou;* 
riche  :  »  Bonhomme,  que  faites-vous  de  votre  fils? 
Il  est  bien  fait,  il  a  une  belle  voix,  il  a  tout  ce  qu'il 
faut  pour  être  d'Église.  Çà,  voulez-vous  que  nous 
en  fassions  un  chantre?  S'il  me  convient,  pour- 
quoi ne  serait-il  pas  prieur  un  jour?  Mais  je  suis 
mal  en  fonds,  et  vous  m'obligeriez  en  me  donnant 
cent  pistoles  pour  sa  réception...  »  Qu'on  s'avise, 
plus  tard,  l'argent  payé,  de  parler  de  l'office  pro- 
mis :  «  Ton  argent,  bonhomme  !  il  me  servira  à 
te  plaider,  à  te  ruiner.  Vraiment  !  c'est  pour  ton 
fils  qu'il  y  a  des  offices  dans  l'abbaye  royale  do 
Saint-Savin  !  » 

Outre  son  sérail ,  le  baron  des  Francs  a  une  femme 


lGCLISR    de    S.MNT-SAYIN.  117 

Ic'gitimo,  belle  et  do  liaul  li.unago,  dame  Elècnorc 
Tnr|iin,  des  comtes  de  Crissé  ;  clic  n'est,  point  ja- 
louse et  aime  les  bâtards  de  son  mari  comme  s'ils 
étaient  ses  enfants.  La  noble  dame  passe  une  moi- 
tié de  son  temps  à  la  ville,  l'autre  dans  son  abbaye. 
Sa  vie  de  Paris  ne  ressemble  guère  à  sa  vie  de 
campagne.  A  la  cour,  elle  sollicite  les  juges,  car  le 
baron  plaide  toujours,  et  de  temps  en  temps  est 
condamné   à  mort  ;    elle  visite   les  grands,  elle 
voit  le  ministre  et  les  seigneurs  les  plus  puissants  ; 
elle  séduit  tout  ce  qui  l'approche.  C'est  une  femme 
aimable,  spirituelle,    de  bel   air   et    de   grandes 
manières.  Vient-elle  à  Saint-Savin,  elle  fait  d'au- 
tres visites  :  elle  va  chez  les  femmes  du  bourg,  sui- 
vie de  porteurs  d'épée  et  de  pistolets  ;  elle  aira- 
che   les  coilîes  des  pauvres  bourgeoises,  distribue 
des  soufflets  libéralement,  force  les  armoires,  prend 
le  linge,  l'argent  :  tout  lui  est    bon.  D'ailleurs, 
elle  sait  bien  se  faire  rendre  les  respects  qui    lui 
sont  dus.  On  a  sonné  la  messe  depuis  une  heure  ; 
qu'importe  !  la  messe  attendra.  Si  les  moines  ont 
commencé,  tant  pis  pour  eux.  Elle  entre  à  grand 
bruit  ;  son  écuyer  tire  son  sabre,  et  d'un  revers 
coupe  les  cierges  de  l'autel.  Ces  façons  toutes  mi- 
litaires réussissent  peu  auprès  des  moines  de  Saint- 
Savin.  Aussi  le  baron  des  Francs  a-t-il  eu  soin  de 
placer  parmi  les  religieux  un  homme  à  lui,  qui. 

7. 


118      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

bien  que  tonsuré,  porte  une  courte  épée  sous  sa 
robe,  et  dans  \e  chapitre  il  en  laisse  voir  la  poi- 
gnée, et  plus,  lorsque  les  discussions  ne  sont  pas 
conduites  au  gré  du  baron.  Son  emploi  est  de  me- 
nacer de  couper  bras  et  jambes  :  il  s'en  acquitte  à 
ravir  ;  mais  on  veut  qu'il  assassine,  et  il  faiblit. 
La  vengeance  du  baron  est  terrible  :  on  prend  ce 
misérable,  on  l'enchaîne  ;  puis  on  le  jette  dans  le 
coin  d'une  chambre,  replié  sur  lui-même.  Bientôt 
on  trouve  qu'il  a  trop  d'air  pour  respirer  :  on  bâ- 
tit autour  de  lui  une  prison  ;  elle  n'a  que  trois 
pieds  de  long,  deux  pieds  et  demi  de  large.  On  l'y 
laisse  huit  mois  !... 

Comme  je  ne  veux  point  que  l'on  m'accuse  d'exa- 
gérer les  traits  de  ce  tableau,  je  vais  citer  les  pro- 
pres expressions  d'un  des  chroniqueurs  de  l'ab- 
baye ,  auteur  d'une  enquête  judiciaire  ,  où  se 
trouvent  ces  renseignements  curieux  sur  l'état  où 
le  baron  des  Francs  mit  l'église  de  Saint-Savin. 

«  Ledit  Descards,  en  1611,  se  démit  de  son  ab- 
baye en  faveur  de  Vautron,  confidentaire  et  à  la 
puissance  du  baron  des  Francs,  qui  épousa  la 
fille  naturelle  dudit  Descards.  Ledit  des  Francs, 
sieur  de  Neuchèze,  était  d'une  grande  qualité, 
mais  fort  dépourvu  de  biens  :  c'est  pourquoi  sa 
femme  lui  apporta  en  mariage  l'abbaye  de  Saint- 
Savin.  Il  s'en  vint,  l'année  même,  avec  ses  armes 


'.'ÉCtI  ISF   DE  SAINT-SAVIN.  119 

et  bagf-'5cs,  faire  sa  demeure  audit  Saint-Savin, 
car  fi  11  avait  pas  d'autre  bien.  Le  premier  meuble 
qu'il  envoya  fut  une  charge  de  bâtards,  et  la  pre- 
mière chose  qu'on  vit  fut  un  mulet  avec  des  pa- 
niers chargés  de  cette  denrée.  Les  mères  accompa- 
gnaient leur  marchandise  et  le  fruit  de  leurs  dé- 
bauches; elles  mirent  pied  à  terre  et  se  logèrent  au 
milieu  des  masures  dans  quelques  cabanes  que 
quelques  pauvres  religieux  avaient  raccommodées 
du  mieux  qu'ils  avaient  pu,  pour  y  faire  leur  de- 
meure. Ces  nouvelles  abbesses  commencèrent 
d'abord,  sous  l'autorité  et  la  violence  de  ceux  qui 
les  entretenaient,  à  faire  la  recette  des  revenus  de 
la  maison,  et  en  donner  des  acquits  comme  de  leur 
propre  bien.  Les  religieux  furent  obligés  de  prendre 
la  fuite,  les  uns  à  Laullier,  les  autres  à  Mérigny, 
les  autres  ailleurs.  Les  violences  et  les  concussions 
se  répandirent  aussi  sur  les  vassaux  de  l'abbaye; 
les  plaintes  en  urent  portées  par  tous  les  tribu- 
naux de  justice,  ce  qui  obligea  ledit  des  Francs, 
pour  s'assurer  le  bénéfice,  de  demander  au  roi 
un  nouveau  brevet,  qu'il  obtint  en  1613,  par  le- 
quel le  roi  déclare  vouloir  que  ledit  des  Francs 
jouisse  de  l'abbaye  de  Saint-Savin  sous  le  nom  de 
Claude  Vautron,  et  ce  à  la  prière  et  recommanda- 
tion de  M.  le  duc  du  Maine. 

»  CoDMiie  il  y  avait  des  décrets  de  prise  de  corps 


i20       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN'  AGE. 

contre  ledit  sieur  des  Francs,  il  l'ut  contraint  de  se 
retirer  sous  les  voûtes  de  l'église,  où  il  lit  bâtir 
une  cheminée  qui  y  est  encore  *;  il  fit  aussi  rom- 
pre la  voûte  du  côté  du  clocher  à  l'entrée  du  degré 
pour  faire  une  espèce  de  chausse-trappe  ou  pont- 
levis,  pour  éviter  les  mains  des  prévôts  qui  le  cher- 
chaient. Là  accoucha  la  fille  d'un  procureur  de 
lièse  que  ledit  des  Francs  avait  enlevée  et  séduite 
sous  promesse  de  mariage,  et  naquit  Charles  de 
Neuchèze,  dit  de  l'Épine,  qui  depuis  a  été  abbé. 
Ainsi  les  gueuses  étaient  sur  les  voûtes  de  l'église 
et  les  chevaux  dans  la  nef.  Il  avait  fait  murer  la 
grande  porte  de  l'église  aussi  bien  que  les  deux  qui 
sont  pour  entrer  dans  le  monastère,  n'ayant  rien 
laissé  d'ouvert  que  la  moitié  de  celle  du  cloître, 
dont  il  avait  fait  murer  l'autre  moitié,  de  sorte 
qu'on  avait  peine  à  y  faire  passer  un  cheval. 

«  Il  y  avait  aussi  une  petite  porte  du  côté  de  la 
rivière,  par  laquelle  ledit  des  Francs  se  donnait  du 
large,  sans  passer  par  la  ville,  de  crainte  d'être 
arrêté;  mais  il  passait  la  rivière  à  gué.  Vautron, 
tout  méchant  qu'il  était,  ne  l'était  pas  assez  pour 
prêter  la  main  à  tous  ces  désordres  :  c'est  pourquoi 
le  sieur  des  Francs  lui  ht  faire  une  démission  de 
l'abbaye  en  faveur  d'un  misérable  appelé  Pierre 

1.  On  en  voit  les  traces    aujourd'hui  dans  les  combles  de 
l'église  du  coté  nord. 


L'KGLISE  nE  SAIM-SAVIN.  121 

Prandion.  C'est  sous  le  nom  de  celui-ri  qu'il  lit  pis 
que  jtimais...  Tous  ces  désordres  firent  tant  d'éclat, 
que  le  marquis  d'EITiat  se  résolut  de  prendre  lo 
dévolu  sur  ladite  abbaye  et  envoya  le  prévôt  de 
rile-de-France  avec  ses  archers  sur  les  lieux,  tant 
pour  lever  lesdits  fruits  que  pour  mettre  en  exécu- 
tion les  décrets.  Il  fut  obligé  d'y  demeurer  long- 
temps, et,  n'y  trouvant  pas  de  logement,  se  retran- 
cha dans  la  tour  du  Chantre  \  où  il  demeura  plus 
de  huit  mois  avec  tout  son  monde.  Ledit  sieur  des 
Francs  obligea  son  confidentaire  de  résigner  ladite 
abbaye  à  son  fils  naturel  Charles  de  Neuchèze,  qui 
avait  environ  douze  ans,  et  s'en  alla  à  Paris  pour 
soutenir  son  droit  contre  le  sieur  d'Effiat,  qui  mou- 
rut sur  ces  entrefaites.  Mais  la  dame  d'Efliat  sou- 
tenait les  prétentions  de  feu  son  mari.  Ledit  sieur 
des  Francs  mena  sa  femme,  qui  avait  de  l'esprit  ei 
de  la  beauté  (Éléonore  Turpin  de  Crissé),  car  iV 
n'osait  pas  se  produire,  de  peur  d'être  pris.  Sa 
femme  se  servit  si  adroitement  des  talents  que  la 
nature  lui  avait  donnés,  tant  envers  la  dame  d'Ef- 
fiat qu'envers  les  juges,  qu'enfin  elle  obligea  ladite 
dame  de  se  désister.  Le  gain  de  ce  procès  les  enfin 
tellement,  qu'on  peut  dire  qu'ils  ne  s'en  revinrent 

1.  Cette  tour,  aujourd'hui  détruite,  faisait  partie  autrefois  de 
l'enceinte  fortifiée  de  l'abbaye.  Elle  flanquait,  au  sud-ouest,  la 
courtine  levée  devant  la  façade  de  l'église. 


122      ÉTUDES  SUR  I.F.S   *RTS  AU  MOYEN  AGK. 

de  Paris  que  pour  augmenter  les  désordres.  Toui  le 
monde  était  scandalisé  de  leurs  désordres  :  les  re- 
ligieux, par  la  rétention  de  leurs  pensions;  les 
gentilshommes,  par  l'usurpation  de  leurs  droits; 
et  les  habitants,  par  les  violences  qu'on  leur  fai- 
sait. En  1G27  et  1628,  il  y  eut  encore  des  plaintes 
et  des  arrêts  par  lesquels  il  fut  ordonné  que  visite 
serait  faite  par  l'ordinaire.  En  1C34,  les  grands 
jours  se  tinrent  à  Poitiers.  Les  plaintes  de  tous  ces 
désordres  y  furent  portées  et  la  cour  députa  un 
commissaire  sur  les  lieux,  pour  faire  visite  et  in- 
former. Sur  son  rapport,  intervint  un  arrêt  en 
exécution  duquel  l'évêque  de  Poitiers  donna  com- 
mission à  son  grand  vicaire  de  se  transporter  sur 
les  lieux,  pour  en  faire  la  visite  et  remédier  au 
désordre.  Il  en  dressa  procès-verbal  .e  28  jan- 
vier 1634,  et  fit  plusieurs  ordonnances  touchant  le 
service  divin,  les  réparations  de  l'abbaye,  etc..  Il 
n'y  eut  rien  d'exécuté,  par  les  violences  du  sieur 
des  Francs. 

»  Charles  de  Neuchèze,  son  fils  naturel,  ayant 
reçu  quelques  mécontentements  de  la  dame  des 
Francs,  prit  un  cheval  la  nuit  et  s'enfuit,  dans  le 
dessein  de  se  démettre  de  son  abbaye  en  faveur  de 
quelque  personne  puissante,  moyennant  quelque 
récompense,  ce  qui  étonna  beaucoup...  Le  sieur 
des  Francs  se  préparait  à  le  poursuivre;...  mais 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  423 

Charles  de  Neuchèze  n'alla  pas  bien  loin  sans  se 
drpartir  de  sa  résolution  :  il  s'en  revint  trouver  son 
])('ie,  ce  qui  le  réjouit  beaucoup.  C'est  pourquoi  il 
lui  fit  tant  de  caresses,  qu'il  'obligea  à  se  dé- 
mettre de  son  abbaye  en  faveur  de  Bénigne  de 
Neuchèze,  qui  n'avait  pas  douze  ans.  Après  quoi, 
la  guerre  ouverte  fut  déclarée  entre  lui  et  les  ha- 
bitants de  Saint-Savin.  Il  ne  sortait  plus  de  la  ville 
qu'avec  des  coupe-jarrets  ;  il  fut  contraint  de  quitter 
les  masures  de  l'abbaye,  ne  pouvant  s'y  mettre  à 
couvert,  et  résolut  d'aller  rester  à  Saint-Cyprien  % 
où  il  fit  garnir  de  guérites  '  une  méchante  mai- 
son qui  y  était,  et  s'y  retrancha  avec  des  gens  de 
sac  et  de  corde,  faisant  tous  les  jours  quelque  nou- 
velle violence  sur  les  uns  et  sur  les  autres.  Un  jour, 
il  prenait  les  bœufs  d'un  paysan,  les  faisait  tuer  et 
saler;  le  lendemain,  il  enlevait  les  meubles  d'un 
autre  et  maltraitait  encore  ceux  qui  s'y  opposaient, 
de  sorte  qu'il  ne  se  passait  point  de  jour  qu'il  ne 
fît  quelque  tour  de  son  métier. 

B  M.  Jacques  d'Allemagne,  sieur  de  Naillé,  se 
voyant  inquiété  par  ce  méchant  homme,  trouva 
moyen  de  faire  avertir  Son  Éminence  monseigneur 

1.  Hameau  près  de  Saint-Savin,  entre  ce  bourg  et  Antigny. 

2.  On  appelait  alors  guérite  une  barricade  avec  des  embra- 
sures qui  permettent  de  tirer  à  couvert.  Le  mot  guérite  est 
emprunté  à  l'espagnol  rjuaridu,  retraite,  asile. 


124      ÉTUnKS  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AGE. 

le  cardinal  de  IViclieliou,  ministre  d'Élat,  do  sa 
mauvaise  vie,  et  Son  Éminonce,  bien  informée  do 
ses  désordres  et  de  l'inexéciition  des  arrêts  de  la 
cour,  Y  apporta  l'autorité  du  roi,  et  fit  expédier 
une  commission  au  grand  prévôt  du  Poitou ,  de 
l'arrêter  prisonnier.  Cet  ordre  fut  donné  si  secrè- 
tement, que  ledit  des  Francs  n'en  put  rien  décou- 
vrir, et  sa  femme,  qui  était  à  Paris  depuis  deux  ans 
pour  poursuivre  son  procès,  lui  marquait  toujours 
que  dans  les  greiïes  il  n'y  avait  rien  contre  lui. 

»  Un  nommé  Boisjoli,  habitant  de  Saint-Savin, 
fut  accusé  d'avoir  dit  qu'il  avait  vu  le  sieur  des 
Francs  dans  la  garenne  qui  faisait  une  très-mau' 
vaise  action  que  la  pudeur  ne  permet  pas  de  nom- 
mer, dont  ledit  des  Francs  témoigna  être  fort  of- 
fensé. Un  jour  de  dimanche,  ledit  Boisjoli  étant  à 
la  porte  avec  ses  voisins,  un  des  coupe-jarrets  dudi 
sieur  des  Francs,  passant  par  là,  lui  tira  un  cou[i 
de  pistolet,  le  tua  sur  place  et  s'enfuit.  La  ville, 
en  fut  émue,  et  les  habitants,  qui  se  voyaient  as- 
sassinés jusque  chez  eux,  se  liguèrent  tous  ensem- 
ble contre  le  sieur  des  Francs  et  les  siens.  Ils  furent 
trouver  le  grand  prévôt  et  lui  promirent  de  le  lui 
mettre  entre  les  mains,  ce  qui  se  lit  de  la  sorte. 
Ayant  été  averti,  par  une  des  femmes  qu'il  avait 
débauchées  et  qu'il  entretenait,  qu'il  la  devait  venir 
voir  cette  nuit,  et  qu'on  le  trouverait  à  Saint- 


I.'Kr,LISE   DK  SAINT-SAVIN.  12j 

Cvprion.  ils  eu  avriliinU  proiniilcincnl  le  grand 
prrvûl  cL  lui  (lonnèirnl  li'  rendez-vous  la  nuit  dans 
un  petit  bois  qui  est  auprès  du  village  des  Buissons, 
d'où  ils  purent  investir  la  maison  de  Sainl-Cvprien  ; 
et  le  grand  prévôt,  ayant  disposé  tout  son  monde 
autour  d'icclle,  frappa  à  la  porte.  Incontinent  le 
sieur  des  Francs  cria  à  ses  malheureux  :  «  Aux  gué- 
rites !  aux  guérites  !  »  Mais,  ayant  appris  que  la  mai- 
son était  investie,  il  leur  défendit  de  tirer,  et,  ayant 
ouvert  une  fenêtre  qui  regarde  vers  Saint-Savin 
pour  se  sauver,  il  en  fut  empêché  par  ceux  qui 
avaient  investi  la  maison.  Il  courut  d'abord  à  la 
porte  pour  demander  au  prévôt  qui  il  était,  et, 
après  l'avoir  reconnu,  il  se  rendit  à  lui.  Il  lui 
demanda  quel  ordre  il  avait  de  le  prendre ,  et, 
après  avoir  su  que  c'était  par  ordre  de  Sa  Majesté, 
il  fut  tout  étonné.  Le  jour  étant  venu,  le  prévôt 
commanda  à  ses  gens  de  monter  sur  les  chevaux 
du  sieur  des  Francs,  car  il  en  avait  huit  ou  neuf 
des  plus  beaux;  il  fit  monter  le  sieur  des  Francs 
sur  un  petit  bidet  sur  lequel  il  le  fit  lier;  et  le 
mena  passer  à  Saint-Savin  pour  le  conduire  à 
Poitiers.  Quand  il  vit  qu'on  le  menait  à  Saint- 
Savin,  il  s'écria  fort,  disant  au  prévôt  que  ce  n'é- 
tait pas  ce  qu'il  lui  avait  promis,  qu'il  l'allait 
livrer  à  la  rigueur  et  à  la  rage  de  ses  ennemis,  à 
quoi  le  prévôt  répli(jua  qu'il  avait  ordre  de  le  faire 


126      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

passer  par  là,  mais  qu'il  ne  lui  serait  fait  aucun 
mal.  Je  ne  dis  rien  des  imprécations  et  malédic- 
tions dont  il  fut  chargé  dans  toutes  les  rues  de 
Saint-Savin  où  il  fut  promené  en  cet  état,  et  en- 
suite il  fut  conduit  en  prison  à  Poitiers,  d'où,  après 
quelque  temps,  mené  à  la  Bastille  par  ordre  du 
roi-,  où  il  mourut  peut-être  bien  de  poison,  comme 
l'or»  croît,  n'ayant  pu  se  tirer  d'affaire,  quoique  des 
proches  se  fussent  empressés  de  solliciter  pour  lui.» 
Le  monastère  de  Saint-Savin  ne  jouit  pas  de  plus 
de  tranquillité  après  la  détention  et  la  mort  du  ba- 
ron des  Francs  ;  sa  veuve  et  son  fils.  Bénigne  de 
Neuchèze,  malgré  vingt  arrêts  rendus  contre  eux, 
continuèrent  à  disputer  la  possession  de  l'abbaye  et 
à  vexer  les  habitants  dubourg  avec  une  audace  incon- 
cevable. En  1639,  dameÉléonore  de  Turpin-Crissé, 
veuve  de  Henri  de  Neuchèze,  baron  des  Francs, 
accompagnée  d'une  troupe  d'hommes  armés,  se 
rendaildansla  vigne  de  messire  Gabriel  Casseloup, 
notaire  à  Saint'Savin,  et  la  vendangeait  de  force. 
L'information  judiciaire  d'où  je  tire  ces  détails 
rapporte,  d'après  plusieurs,  qu'elle  avait  dit,  en  ju- 
rant, «  qu'elle  voulait  que  le  diable  lui  mangeât 
le  corps  si  ledit  Casseloup  buvait  le  vin  de  sa  vigne  » , 
Une  lettre  du  roi  Louis  XIII  avait  chargé  l'évêque 
de  Poitiers  et  l'inlendaiil  de  la  généralité  du  Poitou 
d'établir   la   réforme  dans   le  monastère,  et   de 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  127 

prendre  à  cet  elTct  toutes  les  mesures  qui  lui  sem- 
Llcraient  convenables.  Des  religieux  de  la  congré- 
gation de  Saint-Maur  furent  établis  dans  l'abbaye 
le  ^9  août  1G40,  et  défense  fut  faite  [sous  peine 
de  la  vie,  à  l'abbé  de  Neuchèze,  à  sa  mère  * 
et  à  ses  domestiques,  de  se  présenter  dans  la 
ville  de  Saint-Savin  ou  sur  les  domaines  de  l'ab- 
baye. On  régla  que  les  biens  du  monastère  seraient 
administrés  par  une  commission  d'ecclésiastiques 
et  de  laïques,  et  qu'une  partie  des  revenus  serait 
employée  aux  réparations  des  édifices  sacrés.  Mais 
l'abbé  Bénigne  de  Neuchèze,  ou  plutôt  sa  belle- 
mère,  pendant  sa  minorité,  avait  su  se  ménager 
des  protecteurs  puissants.  L'évêque  de  Châlons, 
Cbarles  de  Neuchèze,  son  parent,  avait  reçu  ses 
pouvoirs  et  obtint,  en  1G41,  la  suppression  de 
cette  commission,  dont  l'autorité  lui  fut  remise 
en  partie.  Bientôt  l'abbé,  avec  sa  belle-mère,  re- 
parut à  Saint-Savin,  accompagné  [d'une  troupe  de 
trente  ou  quarante  hommes  armés,  et  renouvela  les 
violences  de  son  père  :  il  pillait  les  métayers,  enle- 
vait de  force  les  récoltes  et  battait  ceux  qui  osaient 
résister.  Chaque  année,  les  mêmes  scènes  se  repro- 


1.  Il  semblerait  que  la  dame  des  Francs  avait  adopté  Bénigne 
de  Neuchèze,  ou  que  sa  naissance  adultérine  eût  été  déguisée; 
car,,  dans  tous  les  actes,  on  appelle  la  veuve  du  baron  des  Francs 
«  mère  da  l'abbé». 


12cs       ETUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AG[;. 

(luisaient.  Un  fermier  nommé  Ililairc  Taîïel,  [ilus 
hardi  que  les  autres,  après  s'être  pourvu  du  lieute- 
nant général  de  Poitiers,  s'était  fait  accompagner  de 
quelques  gens  armés  pour  faire  la  vendange.  «  Mais 
ledit  sieur  abbé  ne  manqua  pas  d'y  venir  à  main 
forte  avec  ses  domestiques  et  autres  personnes,  qui 
étaient  au  nombre  de  plus  d'une  centaine,  armés 
d'épées,  de  fusils,  de  pistolets  et  de  bâtons,  lesquels 
jurant  et  blasphémant  le  saint  nom  de  Dieu,  en  la 
présence  même  du  lieutenant  particulier  assesseur 
criminel  de  Poitiers,  qui  s'y  était  transporté  à  la 
requête  dudit  TafTet,  pour  lui  faire  prêter  main 
forte,  se  jetèrent  impétueusement  sur  ledit  Taffet 
et  ses  assistants,  les  battant,  frappant  et  excédant 
de  plusieurs  coups  de  leurs  armes  et  bâtons,  en 
sorte  que  plusieurs  en  furent  cruellement  blessés 
et  endangerde  leurs  personnes,  dont  l'un  d'eux, 
appelé  Rousseau,  mourut  de  ses  blessures  en  1652.  » 

Les  plaintes,  les  enquêtes,  les  arrêts,  se  succé- 
daient, sans  que  la  situation  changeât  en  rien. 
L'abbé,  devenu  d'âge  à  se  faire  craindre,  semblait 
avoir  pris  le  baron  des  Francs  pour  modèle,  et, 
dans  une  enquête  faite  à  Saint-Savin  en  1654,  il 
disait  tout  haut  «  qu'il  voulait  venger  la  mort  de 
son  père,  mort  en  prison  pour  de  semblables  vio- 
lences commises  sur  les  mêmes  lieux  ». 

Un  m'ocès-verbal  de  visite  faite  par  ordre   du 


L'ÉGLISE   DE  SAl  M-SAVIN.  129 

lieutenant  général  de  Poitieis  nous  appriMul 
quelle  était  la  situation  de  l'abbaye  au  moment, 
de  sa  réforme. 

«  Une  partie  des  voûtes  de  l'église  était  fon- 
due, les  piliers  endommagés,  les  chapelles,  et  le 
jubé  ruinés,  la  charpente  des  couvertures  pourrie, 
les  fenêtres  sans  vitres,  à  demi  murées,  le  chœur 
sans  cloisons  et  sans  stalles.  Il  n'y  avait  que  deux 
cloches,  une  fêlée  et  l'autre  usée.  Pour  tous  orne- 
ments, une  aube,  une  chasuble,  un  calice  et  un  ci- 
boire d'étain  ;  une  croix  de  bois,  avec  un  christ 
de  cuivre  brisé,  était  attachée  avec  une  corde.  L'of- 
fice divin  avait  cessé,  les  religieux  étaient  disper- 
sés ;  tous  les  bâtiments  qui  composaient  autrefois 
h;  cloître,  le  dortoir  et  les  autres  lieux  réguliers, 
entièrement  ruinés  et  renversés,  n'y  restant  d'iceux 
que  quelques  pans  de  murailles.  » 

Les  réparations  étaient  estimées,  en  1650,  à 
77,683  livres. 

Un  autre  procès-verbal  de  visite  faite  par  le  lieu- 
tenant général  de  Poitiers,  le  3  juin  1652,  contient 
quelques  détails  intéressants  sur  l'église,  et  par- 
ticulièrement sur  la  tour  occidentale. 

<r  ...  Et,  étant  entrés  sous  le  clocher  de  pierre  do 
ladite  église,  nous  ont  fait  voiricsdits  religieux,  sur 
lamaindroite  en  entrant,  un  lieu  toutnoirde  fumée, 
là  où  il  paraît  y  avoir  eu  du  feu  depuis  peu  de  temps. 


130  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  ÂGE. 
à  cause  de  la  noirceur  de  la  fumée  et  à  cause  de 
l'odeur  qui  y  est  encore  très-grande,  quoique  le 
lieu  soit  beaucoup  exposé  à  l'air.  La  première 
voûte  dudit  clocher  paraît  tout  enfumée  ;  et  nous 
ont  prié  lesdits  religieux  de  remarquer  que,  à 
cause  que  les  soldats  dudit  sieur  abbé  faisaient  leur 
corps  de  garde  ordinaire  sous  ledit  clocher  et  y 
faisaient  du  feu  continuel,  ayant  la  plupart  du 
temps  la  porte  fermée,  que  la  fumée  qui  sor- 
tait dudit  feu  n'ayant  pas  d'autre  sortie,  elle  en- 
trait toute  en  l'église  par  la  porte  qui  entre  dudit 
clocher  dans  le  bout  de  la  nef*,  comme  il  paraît  par 
la  noirceur  qui  est  à  ladite  porte  et  à  la  muraille 
au-dessus  d'icelle,  tant  du  côté  du  clocher  que  par 
le  dedans  de  l'église,  laquelle  noirceur  va  jusqu'au 
haut  de  la  voûte  ;  et  nous  ont  pareillement  lesdits 
religieux  montré  plusieurs  grotesques  contre  la 
muraille  dudit  clocher.  En  sortant  de  ladite  église, 
nous  ont  lesdits  religieux  fuit  voir  à  la  porte  qui  y 
est  du  côté  où  ont  été  d'autre  part  tous  les  cloîtres 
et  bâtiments  de  ladite  église,  qui  sont  présentement 
tous  en  mazures  (sic).  » 

l.Il  semble  qu'il  s'agit  ici  du  vestibule;  mais  on  se  rappelle  que 
la  «  grande  porte  de  l'église  avait  été  murée  »;  que  par  consé- 
quent, dans  le  vestibule,  les  soldats  n'auraient  pas  eu  de  porte 
à  fermer.  Le  corps  de  garde  n'aurait-il  pas  été  placé  dans  la 
tribune?  Peut-être  faut  il  entendre  par  «  la  porte  qui  entre  dans 
lebout  de  la  nef»  l'arcade  delà  tribune  bouchée  aujourd'hui. 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  131 

Un  accommodement  eut  lieu,  en  1C55,  entre 
l'abbi''  Bénigne  de  Neuchèze  et  les  religieux,  je  n'en 
ai  pu  retrouver  les  conditions.  Le  Gallia  christicna 
place  en  cette  année  seulement  l'avènement  de  l'ab- 
bé; il  faut  croire  qu'à  dater  de  cette  époque  une 
administration  moins  irrégulière  succéda  à  tant  de 
désordres. 

Probablement  les  bâtiments  conventuels  (aujour- 
d'bui  la  caserne  de  gendarmerie)  furent  alors  con- 
struits. Il  ne  paraît  pas  que  des  réparations  impor- 
tantes furent  faites  à  l'église  ;  je  n'en  ai  trouvé  nul 
indice.  Peut-être  commença-t-on  à  recouvrir  les 
fresques  des  chapelles  de  ce  badigeon  blanc  si  sou- 
vent renouvelé  dans  la  suite. 

La  Révolution  n'a  pas  laissé  dans  l'abbaye  de 
Saint-Savin  les  traces  hideuses  que  conservent  tant 
d'églises  en  France.  Lorsque  commença  la  guerre 
contre  les  saints  et  les  fleurs  de  lis,  toutes  les 
fresques  à  la  portée  des  vandales  étaient  déjà  ca- 
chées sous  plusieurs  couches  de  badigeon;  pour  at- 
teindre à  la  voûte  du  chœur,  il  eût  fallu  des  écha- 
fauds  ;  d'ailleurs,  ce  qui  restait  de  peintures  était 
protégé  par  le  respect  traditionnel  des  habitants  du 
bourg. 

Je  crois  devoir  rapporter  au  commencement  du 
isix"  siècle  quelques  travaux  exécutés  dans  la  tour, 
qui  l'ont  gravement  compromise.  On  voulut  garnir 


132       ETUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

de  volets  les  fenêtres  supérieures  :  sans  doute  on 
avait  des  volets  tout  faits  qu'il  ne  fallait  pas  lais- 
ser perdre;  mais  ils  étaient  carrés  et  les  fenêtres 
étaient  en  plein  ceintre.  Que  fit-on?  On  coupa  les 
claveaux  des  cintres.  Déjà  l'incendie  allumé  par  les 
soldats  du  comte  de  Ghoisy  avait  calciné  les  trom- 
pes sur  lesquelles  repose  la  flèche.  Nulle  répara- 
tion n'y  fut  exécutée;  il  semble  même  qu'on  ait 
entaillé  au  marteau  les  pierres  que  le  feu  n'avait 
que  légèrement  altérées.  En  dépit  de  tant  d'efforts, 
l'immense  flèche  de  fer  subsista  suspendue  en  quel- 
que sorte.  Cependant,  les  trumeaux  des  fenêtres, 
horriblement  surchargés,  se  lézardaient  en  tous 
sens;  les  pierres  s'écrasaient,  heureusement  sans  se 
disjoindre;  une  longue  crevasse  se  manifesta  depuis 
les  fenêtres  mutilées  jusqu'à  la  base  de  la  tour; 
les  contre-forts  se  déversaient  et  avaient  cessé  d'ad- 
hérer à  la  muraille  qu'ils  devaient  soutenir. 

Le  reste  de  l'église  était  dans  une  situation 
presque  aussi  alarmante  ;  depu  .s  longtemps,  la  toi- 
ture délabrée  laissait  pénétrer  les  eaux  pluviales. 
La  voûte  de  la  nef  était  lézardée  suivant  son  axe 
dans  toute  sa  longueur,  et  les  crevasses  avaient 
en  quelques  endroits  plus  de  cinq  centimèlres  de 
large.  Le  pilier  nord-ouest  de  la  coupole,  à  l'inter- 
section de  la  nef  et  des  transepts,  présentait  de 
nombreuses  fissures  verticales  qui  indiquaion'  rnç 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SAVIN.  133 

solution  de  continuité  dans  la  maçonnerie,  d'où 
pouvait  résulter  l'écroulement  du  clocher  central. 

C'était  surtout  du  côté  nord  do  l'église  que  les 
dégradations  étaient  le  plus  menaçantes.  Plusieurs 
piliers  s'écrasaient,  et  le  mur,  hors  d'aplomh,  était 
poussé  en  dehors  par  le  poids  énorme  d'une  voûte 
en  moellons,  surchargée  encore  par  une  couche  de 
cendres,  de  tuiles  et  de  toute  sorte  de  débris,  haute 
de  plus  d'un  mètre. 

Pour  prévenir  la  chute  imminente  de  la  voûte, 
je  ne  sais  quel  détestable  maçon,  soi-disant  archi- 
'^cte,  avait  entrepris  de  reprendre  les  piliers  en 
sous-œuvre.  Il  avait  entaillé  les  chapiteaux  de  deux 
cotés  pour  recevoir  des  pièces  de  bois  transversales 
servant  de  chapeau  à  un  chevalement  destiné  à 
soutenir  les  arcs  des  bas-côtés,  pendant  qu'on  répa- 
rerait les  piliers  endommagés.  Tout  l'échafaudage 
était  combiné  de  telle  sorte,  que,  si  les  travaux 
eussent  été  continués,  l'édifice  se  scr:.;!  \":T)".r'  ::> 
failliblement. 

Tel  était  l'état  de  l'église  de  Saint-Savin  lorsque 
je  lavis  pour  la  première  fois  il  y  a  quelques  an- 
nées. M.  le  ministre  de  l'intérieur,  informé  de 
l'imminence  du  danger,  résolut  d'y  porter  remède. 
L'église  fut  aussitôt  classée  au  nombre  des 
monuments  historiques,  et  les  autorités  locales 
furent  invitées  à  faire  rédiger  promptcmcnt  unpro- 


134  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 
jet  de  restauration.  A  cette  époque,  les  fonds  alloués 
au  budget  de  l'intérieur  pour  la  conservation  de 
nos  monuments  étaient  tellement  bornés,  que  toutes 
les  réparations  s'exécutaient  sous  la  direction  des 
architectes  des  départements,  car  le  déplacement 
d'artistes  envoyés  de  Paris  eût  absorbé  les  faibles 
allocations  qu'on  pouvait  accorder.  Le  premier  se- 
cours que  reçut  l'abbaye  de  Saint-Savin  lui  fut 
bien  fatal.  En  attendant  le  projet  général  de  res- 
tauration, une  somme  de  quinze  cents  francs,  seule 
disponible  alors,  avait  été  destinée  à  subvenir  aux 
travaux  de  consolidation  les  plus  urgents  que  ré- 
clamait la  voûte  de  la  nef.  L'architecte  du  départe- 
ment de  la  Vienne  avait  eu  l'ordre  de  prévenir  l'écar- 
tement  de  la  voûte  par  un  système  de  tirants  en  fer; 
on  lui  avait  recommandé  de  boucher  les  lézardes 
avec  du  ciment,  et  les  instructions  é4,aient  tellement 
minutieuses,  qu'on  lui  prescrivait  expressément  de 
couler  le  mortier  par  l'extrados  de  la  voûte  et  de 
veiller  à  ce  qu'il  ne  se  répandît  pas  à  l'intrados 
suiMes  peintures.  L'architecte  ne  tint  aucun  compte 
de  ces  avertissements  :  il  fit  ouvrir  la  voûte  par 
l'intrados,  remplit  les  crevasses  sans  le  moindre 
soin,  et,  qui  pis  est,  fit  remplacer  dans  le  narthex 
une  notable  portion  du  crépissage  intérieur,  détrui- 
sant ainsi  plusieurs  compositions,  à  la  vérité  fort  al- 
térées déjà,  mais  encore  reconnaissables.  Ces  in- 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  13o 

concevables  travaux  furent  exécutés  avec  une  si 
grande  rapidité,  que  le  ministre  n'en  fut  instruit 
que  lorsqu'il  était  trop  tard  pour  y  porter  remède. 
Quelques  mois  après,  l'architecte  qui  les  avait  pres- 
crits entra,  me  dit-on,  dans  une  maison  d'aliénés. 
En  1841,  la  direction  des  travaux  fut  remise  à 
M.  Joly-Leterme,  architecte  de  Saumur,  qui  venait 
de  donner  des  preuves  de  son  habileté  dans  la 
restauration  de  l'église  de  Gunault.  Désormais 
les  réparations  furent  conduites  avec  intelligence. 
Toutes  les  parties  menacées  du  monastère  fu- 
rent consolidées,  quelques-unes  reprises  en  sous- 
œuvre,  non  sans  des  précautions  infinies.  Les 
trompes,  les  trumeaux,  les  cintres  de  la  tour  furent 
remplacés,  opération  périlleuse  entreprise  avec 
audace,  on  peut  dire  avec  courage,  et  terminée 
aujourd'hui  avec  un  bonheur  complet.  Maintenant, 
les  contre-forts  sont  réparés,  les  murs  raffermis  ; 
les  lézardes  ont  disparu.  La  consarvation  de  l'église 
est  désormais  assurée  pour  longtemps,  et  il  ne 
reste  plus  à  y  faire  que  de  légères  réparations  de 
détail,  dont  on  peut  d'avance  prédire  le  succès. 
En  même  temps  que  M.  Joly  dirigeait  les  travaux 
de  consolidation,  il  prenait  les  précautions  les 
plus  minutieuses  pour  conserver  tout  ce  qui  restait 
des  anciennes  fresques.  Bientôt  il  essaya  d'en  re- 
hercher  de  nouvelles.  En  détachant  le  badigeon 


13b  ETUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 
avec  prudence,  écaille  parécailio,  il  conçut  l'espoir 
(le  relroiivcr  mainte  ancienne  peinture  barbouillée 
peut-être  depuis  des  siècles.  Le  succès  a  dépassé 
ses  espérances.  Grâce  à  ses  soins,  à  sa  patience, 
il  est  parvenu  à  rendre  au  jour  une  assez  grande 
quantité  de  fresques  inconnues  et  à  découvrir  des 
traces  certaines  de  la  décoration  générale. 

Tout  l'intérieur  de  l'édifice  était  peint  ou  du 
moins  badigeonné  à  fresque.  Partout  on  a  pu 
wonstater  les  couleurs  et  le  dessin  des  ornements 
courants.  Une  restauration  complète  de  l'ancienne 
décoration  était  devenue  facile.  Cette  restauration, 
]e  n'ai  pas  besoin  de  le  dire,  ne  s'applique  qu'au 
badigeonnage  et  aux  ornements  courants,  dont  il 
existait  des  indications  incontestables.  M.  Joly  a 
conservé  scrupuleusement  jusqu'aux  moindres 
traces  de  la  peinture  primitive,  autant  comme  une 
relique  ancienne  pour  l'antiquaare  que  comme  un 
témoignage  de  son  exactitude.  Enfin,  ce  n  est  que 
sur  les  parties  de  l'église  renouvelées  entièrement, 
pour  ainsi  dire,  qu'il  a  reproduit  les  motifs  d'orne- 
mentation calqués  sur  ceux  qu'il  venait  de  décou- 
vrir. 

En  commençant  cette  notice,  je  disais  que  ni  le 
temps  ni  les  efforts  malveillants  des  hommes  n'ont 
porté  à  nos  monuments  des  coups  aussi  funestes 
que  des  soins  ignorants  et  une  triste  manie  d'amé- 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-S.WIN.  137 

liorer.  Lï'iiliso  do  Saint-Saviii  ne  fournit-elle  pns 
la  preuve  la  plus  '.'omplèle  de  la  vérilé  d'une  as- 
sertion qu'on  a  peut-être  regardée  comme  un  para- 
doxe? Saccagée  parles  Anglais,  brûlée  par  les  pro- 
testants, dévastée  dans  toutes  nos  guerres  civiles, 
repaire  d'une  horde  de  bandits  pendant  un  dcmi- 
siécie,  elle  se  distingue  aujourd'hui,  parmi  les  nom- 
breuses églises  du  même  temps,  par  l'unité  de  sa 
disposition  et  par  la  conservation  de  son  caractère. 
Les  malheurs  de  l'abbaye  ont  préservé  l'église  des 
réparations  que  subirent,  dans  le  xviu''  siècle,  la 
plupart  des  monastères  de  l'ordre  de  saint  Benoît. 
Si  l'architecture  du  xi"  siècle  subsiste  à  Saint- 
Savin,  c'est  parce  que  ses  religieux  i'urent  trop  pau- 
vres pour  l'aitérer. 


8. 


IV 


DISPOSITIONS   DES    PEINTURES   DANS    L   ÉGLISE. 


Tout  l'intérieur  de  l'église,  ainsi  qu'on  l'a  déjà 
dit,  était  revêtu  d'un  enduit  de  mortier  peint  ou 
badigeonné  à  fresque.  Aujourd'hui,  une  partie  seu- 
lement des  peintures  est  assez  bien  conservée  pour 
pouvoir  être  distinguée;  partout,  cependant,  on  a 
retrouvé  des  traces  qui  suffisent  pour  faire  juger 
de  la  nature  de  la  décoration. 

Voici  comment  cette  décoration  était  disposée: 
Le  porche,  du  moins  la  portion  de  voûte  et  de 
paroi  comprise  entre  l'arc  doubieau  et  'e  mur  do 
la  nef,  présente  plusieurs  compositions  tirées  de 
l'Apocalypse.  L'arc  doubieau  était  orné  d'une  suite 
de  médaillons,  presque  tous  détruits  maintenant  : 
il  m'a  semblé  y  reconnaître  quelques-uns  des  signes 
du  zodiaque.  Au-dessus  de  la  porte  qui  donne 
dans  la  nef,  on  voit  un  Christ  colossal  assis  sur 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  130 

un  trône  et  entouré  d'une  gloire.  Enfin,  de  chaque 
côté  de  la  porte,  on  distingue  trois  compartiments 
l'un  au-dessus  de  l'autre,  remplis  de  figures  fort 
cU'acées.  Les  deux  compartiments  inférieurs  repré- 
sentent, je  crois,  les  apôtres  :  ils  sont  assis  trois 
par  trois,  la  tête  entourée  d'un  nimbe  et  le  corps 
dans  une  espèce  de  gloire.  Dans  l'encadrement 
supérieur,  on  voit  trois  anges,  qui  paraissent  sa- 
luer le  Christ,  et  on  peut  observer  l'attitude  tout 
orientale  que  le  peintre  leur  a  donnée.  On  salue 
encore  dans  tout  le  Levant  un  personnage  de  dis- 
tinction en  portant  la  main  à  terre,  puis  à  son 
cœur,  à  ses  lèvres  et  à  son  front.  En  Perse,  on  sa- 
luait de  la  sorte  le  grand  roi,  comme  on  peut  le 
conclure  de  l'anecdote  si  connue  d'Ismenias,  qui, 
pour  concilier  le  cérémonial  persan  avec  la  rai 
dcur  républicaine  de  la  Grèce,  laissa  tomber  son 
anneau  devant  Artaxercès  et  le  ramassa  aussitôt. 

Sur  la  voûte  de  la  nef  sont  peints  un  assez  grand 
nombre  de  sujets  empruntés  à  la  Genèse  et  à  la 
l'Exode. 

La  salle  principale  de  la  crypte  offre,  sur  les  deux 
parois  nord  et  sud,  la  légende  des  saints  Savin  et 
Cyprien.  Un  grand  Christ  dans  une  gloire,  entouré 
des  attributs  symboliques  des  quatre  évangélistes 
occupe  toute  la  voûte  de  l'escalier  qui  conduit  à 
celte  crypte. 


140      CTL-:;C5  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AGE. 

D'autres  IVcsqucs  couvronl  les  parois  de  l'opcaliof 
el  les  chambranles  de  l'espèce  de  porte,  ou  [)julût 
la  saillie  de  mur  qui  sépare  l'escalier  de  la  ci-yple. 
On  reconnaît  la  Vierge  et  quelques  saints  de  gran- 
deur naturelle;  mais  tout  est  horriblement  salpêtre, 
et  l'enduit  même,  partout  crevassé,  tombe  en 
larges  écailles.  On  remarque,  autour  d'une  figui-e 
de  sainte  peinte  dans  l'escalier  de  la  crypte,  la  dis- 
position de  l'arcade  sous  laquelle  elle  est  représen- 
tée. A  sa  droite,  au-dessus  de  la  colonne,  est  une 
petite  niche  en  ogive.  C'est  une  singularité  assez 
notable  pour  l'époque  à  laquelle,  suivant  toute  ap- 
parence, ces  peintures  ont  été  exécutées. 

Les  murs  de  la  nef,  des  transepts  et  du  chœur, 
ainsi  que  les  voûtes  des  collatéraux  et  des  tran- 
septs, étaient  badigeonnés  en  blanc,  et  sur  ce  lond 
on  avait  figuré  par  des  lignes  rouges  un  appareil 
régulier  de  moellons  à  assises  horizontales,  A  2 
mètres  GO  centimètres  du  sol  (mesure  prise  du  sol 
à  la  partie  inférieure  de  la  bordure),  dans  la  nef 
et  le  transept,  règne  une  espèce  de  litre  ou  d(^ 
large  bordure,  sur  laquelle  sont  tracés  des  orne- 
ments bizarres  en  blanc,  jaune  et  rouge  sur  ii:i 
fond  bleu.  Cà  et  là,  on  en  a  retrouvé  des  portions 
assez  bien  conservées  pour  qu'il  fût  possible  de  cal 
quer  le  motif  des  ornements  et  de  le  reproduire, 
là  où  l'enduit  s'était  détaché  de  la  muraille. 


I/1^^,IJSE   DE  SAINT-SAVIN.  iM 

Lpscolonnr'^i  rlaicnl  (''galomont  badigeonnées,  ou 
plulûl  peintes  de  manière  à  repiî'senter  des  mar- 
bres et  des  agates.  Il  ne  faut  point  s'attendre  à  une 
imita''on  fort  e\a  '?  ;  on  devine  l'intention  de  l'ar- 
liste,  voilà  tout.  Qu'on  se  représente  de  larges 
veines  rouges,  jaunes,  vertes  ou  grises,  toujours 
accompagnées  d'autres  veines  blanches  et  se  dé- 
veloppant depuis  le  haut  jusqu'au  bas  des  fûts, 
tantôt  en  spirales  ,  tan  H  en  zigzags  opposés  ,  tan- 
tôt en  longues  lignes  légèrement  ondulées.  Cha- 
que colonne  a  sa  teinte  particulière  :  on  en  voit  de 
rouges,  de  jaunes,  de  grises,  etc.,  mais  toujours  des 
veines  blanches  alternent  avec  des  veines  d'une  autre 
couleur.  Les  tailloirs  étaient  peints  de  même.  Quant 
aux  chapiteaux,  on  n  a  retrouvé  que  des  traces 
très-incertaines  de  leur  coloration.  Les  piliers  qui 
séparent  le  narthex  intérieur  de  la  nef  avaient  une 
décoration  plus  recherchée,  La  colonne  engagée  du 
côté  de  la  nef  est  divisée  en  un  grand  nombre  de 
compartiments  carrés,  contenant  chacun  un  animal 
fantastique  d'une  exécution  très-grossière,  mais  fa- 
cile et  hardie.  Ces  compartiments  sont  accompa- 
gnés de  quelques  ornements  courants  d'un  dessin 
bizarre,  mais  tout  aussi  lâchés  d'exécution. 

A  l'intérieur  de  la  nef,  au-dessous  de  la  porte  occi- 
dentale, est  pratiquée  une  assez  grande  niche  dans 
laquelle  on  voit  une  Vierge  assise,  couverte  de  riches 


142      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

vêtements  et  tenant  l'Enfant  Jésus  sur  ses  genoux. 
Cette  peinture,  très-élégante  et  d'une  assez  bonne 
conservation,  a  été  découverte  récemment,  sous 
une  épaisse  couche  de  badigeon,  par  les  soins  de 
l'architecte  M.  Joly.  Il  est  facile  de  voir  qu'elle 
n'appartient  pas  à  la  même  époque  que  les  autres 
peintures.  Elle  est  d'un  style  moins  sévère  et  d'une 
exécution  plus  précieuse.  Je  doute  qu'elle  soit 
peinte  à  fresque,  car  les  couleurs  ont  une  transpa- 
rence qu'on  n'observe  point  dans  les  fresques  voi- 
sines ;  je  serais  disposé  à  croire  qu'elle  a  été  peinte 
à  l'œuf  ou  par  quelque  autre  procédé  analogue. 
C'est,  je  pense,  un  ouvrage  du  xiii''  siècle. 

Les  derniers  travaux  exécutés  au  commencement 
de  cette  année  (1845)  dans  la  nef  de  Saint-Savin 
ont  fait  découvrir  une  série  de  peintures  jusqu'a- 
lors ignorées  :  ce  sont  de  grandes  figures  debout, 
les  bras  étendus  et  tenant  des  phylactères,  qui 
occupent  les  pendentifs  des  arcades.  îfl  Joly  en  a 
reconnu  dix,  presque  toutes  fort  endommagées. 
L'une  d'entre  elles  est  un  Jonas,  comme  l'indique 
l'inscription  sur  le  phylactère  :  Jonas  in  ventre..., 
probablement  ceti. 

Sur  les  grands  murs  du  transept,  sauf  l'appa 
reil  figuré  et  la  bande  ou  litre  que  j'ai  déjà  décrits, 
on  ne  voit  d'autres  traces  de  peinture  qu'un  grand 
saint  Christophe  presque  entièrement  effacé,  et  qu' 


L'ÉGLISE  DE  SAlNT-SAVlN.  143 

ressemble  beaucoup  à  celui  de  Cuuault.  D'après 
quelques  vestiges  fort  incertains  d'ailleurs,  on  peut 
présumer  que  cette  figure  est  du  xv°  siècle.  Je 
ne  la  crois  pas  exécutée  à  fresque,  mais  peinte  en 
détrempe  sur  l'ancien  badigeon. 

On  aperçoit  quelques  restes  de  peintures  repré- 
sentant des  anges  ou  des  saints  dans  la  chapelle 
du  transept  nord.  Le  nom  de  l'un  d'eux,  Gabriel, 
est  encore  visible.  Ces  peintures  touchent  à  la 
statue  d'ange  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 

Autrefois,  la  voûte  du  chœur  était  entièrement 
couverte  de  peintures  ;  mais,  par  suite  du  délabre- 
ment de  la  toiture,  l'humidité  a  fait  tomber  l'en- 
duit de  presque  tout  le  haut  de  l'hémicycle.  Sur 
quelques  rares  écailles  encore  adhérentes  aux  moel- 
lons, on  a  reconnu  un  fragment  d'un  nimbe  cru- 
cifère colossal,  puis  un  autre  nimbe  plus  petit  dans 
lequel  paraissait  une  tête  d'oiseau.  C'en  est  assez 
pour  faire  deviner  le  motif  de  la  composition. 
L'oiseau  nimbé  étant  évidemment  l'aigle  de  sain-t 
Jean,  la  voûte  devait  représenter  le  Christ  entouré 
des  attributs  symboliques  des  quatre  évangélistes. 
Aux  retombées  de  la  voûte,  et  dans  les  niches  pla- 
cées au-dessus  des  arcades,  on  a  découvert  sous  le 
badigeon  plusieurs  grandes  ligures,  fort  eri'acées 
il  est  vrai,  mais  dont  l'attitude  et  même  le  carac- 
tère sont  encore  reconnaissables.  11  y  en  a  quelques 


144       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MU'.  ZN  AGE. 

autres  semblables,  peintes  sur  les  piliers  du  tran- 
sept du  côté  qui  regarde  le  chœur.  Plusieurs  ont 
des  vêtemenls  pontificaux,  des  mitres  et  des  crosses. 
La  plupart  sont  nimbées.  Toutes,  d'ailleurs,  ont 
tellement  souffert  de  l'humidité  et  des  insultes 
des  badigeonneurs,  qu'il  serait  bien  difficile  aujour- 
d'hui de  les  reproduire  par  le  dessin.  Ce  ne  sont 
plus  que  des  ombres  colorées,  dont  l'œil  saisit 
l'ensemble  à  distance  et  qui,  de  près,  deviennent 
des  taches  confuses. 

Les  archivoltes  des  arcades  du  chœur  sont  ornées 
d'une  bordure  et  de  chevrons,  d'une  disposition 
originale,  peints  en  rouge,  en  jaune  et  en  blanc. 
Des  rinceaux  de  motifs  variés,  tous  très-simples 
et  un  peu  lourds,  couvrent  l'intrados  de  l'arcade 
qui  sépare  le  chœur  du  transept,  l'ébrasement 
de  quelques-unes  des  fenêtres,  ou  bien  sont  jetés 
çà  et  ta  dans  des  entre-colonnements  entre  les  fe- 
nêlres  des  chapelles. 

La  chapelle  de  Saint-Marin  a  conservé  des  vestiges 
plus  distincts  d'une  décoration  fort  élégante.  A 
l'intérieur,  comme  dans  toutes  les  autres  chapelles, 
règne  une  arcature  à  hauteur  d'appui.  Dans  cha- 
que arcade,  on  voit  une  figure  de  saint  peinte, 
de  proportion  médiocre  et  sur  un  fond  jaune  uni. 
Les  archivoltes  sont  peintes  en  vert  et  entourées 
de  bordures  rouge  et  jaune.    D'autres  sa  in  (s  en 


L'ÉGLISE    UE    SAIM-SAVIN.  145 

buste  occupent  les  pendentifs  de  l'arcatiire,  et  au- 
tour d'eux  se  groupent  de  petits  anges  vêtus  de 
longues  draperies,  dans  dilîérentes  attitudes. 

On  lit  auprès  de  deux  personnages  peints  dans 
r  in  ' -rieur  de  l'arcature  :  HÉLiSABEï  (i/c)  et  ZACHARiAS . 
Dans  un  des  trumeaux  au-dessus  de  l'arcalure,  on 
distingue  une  figure  en  buste  d'assez  grande  pro- 
portion, la  tête  entourée  d'un  nimbe  ailé,  et  tenant 
un  livre  à  la  main.  On  voit  dans  la  même  chapelle 
un  autre  sujet  de  plus  petite  proportion  également 
sur  un  trumeau  :  deux  personnages  nimbés  dépo- 
sent dans  un  cercueil  une  figure  nimbée  aussi,  et 
revêtue  d'une  longue  draperie  noire  ;  une  main  di- 
vine sort  du  ciel  et  se  dirige  vers  le  bienheureux 
qu'on  va  ensevelir.  D'après  le  nom  très  ancien  de 
la  chapelle,  je  suppose  que  c'est  l'enterrement  de 
saint  Marin  qu'on  a  voulu  représenter. 

Dans  la  chapelle  voisine,  paraissent  encore  quel- 
ques gra  des  figures  de  saints  et  d'évêques  fort 
semblables  à  celles  du  chœur  et  tout  aussi  altérées; 
auprès  de  l'une  d'elles,  on  lit  :  ses.  mcolavs. 

Il  me  reste  à  décrire  la  salle  supérieure  du  ves- 
tibule, ou  la  tribune  placée  au  premier  étage  de 
la  tour  occidentale;  elle  a  soulïert  plus  qu'aucune 
autre,  et  il  suflit  de  rappeler  qu'elle  a  servi  d'an- 
tichambre et  peut-être  de  corps  de  garde  au  baron 
des  Francs.  Un  assez  grand  nombre  de  compositions 

9 


146       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

sont  cependant  encore  reconnaissables,  et  ce  qu'on 
peut  distinguer  fait  vivement  regretter  la  perle  du 
reste.  Il  y  a  quelques  années,  tous  les  murs  de  cette 
salle  étaient  couverts  de  cette  singulière  couleur 
rose  qu'on  voit  si  souvent  dans  les  vieux  édifices, 
et  qu'on  pourrait  prendre  pour  un  badigeon  :  c'est 
m'a-t-on  dit,  un  lichen  qui  s'implante  dans  les 
pierres  exposées  à  riiuraidité.  En  balayant  celte 
espèce  d'efilorescence  rose,  on  observa  dessous, 
d'abord  des  couleurs,  puis  des  figures  ;  on  parvint 
même  à  reconnaître  plusieurs  sujets.  Malheureuse- 
ment, l'enduit  a  été  rongé  presque  partout,  et  les 
couleurs  y  sont  encore  moins  adhérentes  que  sur 
les  parois  qu'on  a  badigeonnées.  A  force  de  soins 
et  de  précautions  minutieuses,  M.  Joly  est  parvenu 
à  mettre  à  découvert  ces  vestiges  précieux.  S'ils 
sont  trop  altérés  pour  être  facilement  reproduits 
par  le  dessin,  du  moins  on  peut  se  faire  une  idée 
de  la  décoration  remarquable  de  cette  salle,  et 
apprécier  même  le  caractère  très-original  de  ses 
peintures. 

On  sait  que  la  tribune  est  partagée  en  deux  parties 
par  un  arc-doubleau  ;  la  paroi  du  côté  de  l'ouest 
est  la  seule  qui  soit  demeurée  nue. 

Sur  la  portion  de  voûte  comprise  entre  l'arc-dou- 
bleau  et  la  nef,  paraissent  deux  figures  colossales; 
l'une,  nimbée  est  assise  sur  un  trône,  dans  une  de 


L'ÉGLISE    DE    S.UM-SAVIN.  147 

ces  .gloires  que  quelques  antiquaires  nomment 
vesicn  piscis,  doit  représenter  le  Christ  dans  ses 
attributions  de  juge  suprême;  quant  à  l'autre  figure, 
placée  sous  une  arcade  ou  dans  une  gloire,  elle  est 
trop  mutilée  par  la  chute  de  grandes  plaques  d'en- 
duit pour  qu'il  soit  possible  de  la  déterminer  avec 
quelque  certitude.  Peut-être  avait-on  voulu  réunir 
dans  le  même  lieu  le  Père  et  le  Fils,  ou  même  la 
Trinité,  ainsi  que  l'ont  fait  plusieurs  artistes  du 
moyen  âge  \  L'état  de  ces  fresques  est  tel  aujour- 
d'hui, que  l'on  ne  peut  présenter  pour  leur  explica- 
tion que  des  conjectures. 

Paroi  faisant  face  à  l'est. 

Entre  l'intrados  de  la  voûte  et  l'extrados  de 
l'arcade  très-profonde  dont  la  muraille  de  la  nef 
forme  le  fond  : 

Trois  grandes  figures  presque  effacées,  dont 
l'attitude  même  n'est  pas  facile  à  distinguer.  Peut- 
être  l'artiste  a-t-il  voulu  représenter  la  Transfigu- 
ration. Le  Christ  serait  placé  entre  Moïse  et  Élie. 

Deux  anges  drapés  de  longues  robos,  grands 
comme  nature,  se  dirigeant  l'un  et  l'autre  vers  le 

{.  Dans    la    chapelle    de    Montoire,  près  de  Vendôme,  par 
exemple,  au  xti^  ou  xin^  siècle,  ou  bien  dans    le  tableau  at 
tribué    au    roi  René,   qu'on  voit  à  l'tiôpital  de  Villeneuve-lez 
Avic-non. 


148      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

sommet  de  l'archivolte,  où  l'on  voit  un  iinklail- 
lon  ',  soutenu  par  deux  autre?  anges,  de  proportion 
plus  petite,  dans  l'attitude  des  Renommées  an- 
tiques. 

Intrados  de  la  niche. 

Répétitiondu  motif  précédent  :  deux  anges  soute- 
nant un  médaillon. 

Côté  droit  de  la  niche;  un  personnage,  tête  nue, 
assis  sur  une  chaise  et  sous  une  arcade  :  son  man- 
teau est  rouge  brun,  sa  robe  jaune.  Sa  main  droite 
est  sur  sa  poitrine;  la  gauche  est  légèrement  soule- 
vée, l'index  et  le  pouce  élevés  en  signe  de  comman- 
dement. Les  compositions  suivantes  étant  évidem- 
ment tirées  de  la  Passion  de  Notre-Seigneur,  je 
suppose  que  cette  figure  représente  Pliate;  si  c'était 
Hérode,  il  aurait  la  couronne  en  tête. 

Du  côté  opposé,  en  regard,  un  homme  pendu  à 
un  arbre.  Évidemment,  c'est  Judas. 

Fond  de  la  niche  ou  tympan  au-dessus  de  l'arcade  donnant 
dans  la  nef. 

Dans  la  partie  supérieure  de  ce  tympan,  on  aper- 
çoit, disons  mieux,  on  devine  une  comjiosition  qui 

1.  Sans  doute  ce  médaillon  représentait  le  Christ  en  buste. 
C'est  un  motif  assez  fréquent  dans  les  peintures  du  moyeu 
Ase. 


L'ÉGLISE    DE   SAINT-SAVIN.  149 

n'a  été,  je  crois,  traitée  que  rarement  par  les  ar- 
tistes byzantins:  c'est  une  descente  de  croix.  Tout 
le  haut  du  corps  du  Christ  a  disparu,  le  mortier 
s'étant  depuis  longtemps  détaché  de  la  muraille. 
Celte  figure  est  colossale.  Ses  pieds  touchent  pres- 
que à  terre;  les  disciples  et  les  saintes  femmes,  d'une 
moindre  proportion,  mais  cependant  grands  connue 
nalui-e,  paraissent  s'empresser  autour  du  Sauveur. 
Les  jambes  et  la  partie  inférieure  des  draperies, 
seules  parties  conservées,  font  juger  de  leurs  mou- 
vements. Deux  personnages,  qui  vont  recevoir  le 
Christ  dans  leurs  bras,  sont  montés,  non  point  sur 
une  échelle,  mais  sur  une  espèce  de  petit  tabouret 
placé  au  pied  de  la  croix. 

Deux  anges,  de  faible  proportion  et  fort  effacés, 
occupent  les  espèces  de  pendentifs  entre  le  bas  de 
la  composition  précédente  et  l'archivolte  de  l'arc  qui 
donne  dans  la  nef.  Cette  archivolte  est  ornée  d'un 
rinceau,  qui  se  termine  par  des  têtes  fantastiques 
d'un  très-mauvais  dessin. 

Deux  compositions  peintes  l'une  au-dessus  de 
l'autre,  sur  le  côté  gauche  de  la  niche,  sont  deve- 
nues absolument  méconnaissables.  On  lit  cependant 
sur  le  fond  de  l'une  d'elles,  le  mot  c/<W.s//co//s,  ainsi 
écrit  :  xpicolis. 

Sur  le  côté  opposé  de  la  niche,  on  trouve  des  ves- 
tiges un  peu  plus  distincts.  Il  est  facile  de  recon- 


IbO      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

naître  un  sarcophage  vide,  à  cannelures  ondées, 
dans  un  édicule  ou  une  espèce  de  crypte  voûtée,  au- 
dessous  de  laquelle  quelques  soldats  paraissent  à 
mi-corps,  couchés  sur  leurs  boucliers  et  endormis. 
Dans  l'édicule,  au-dessus  du  cercueil,  on  voit  un 
objet  carré,  peint  en  rouge  avec  des  ornements 
jaunes;  c'est,  je  le  présume,  une  lampe  funéraire. 
On  lit  sur  le  fond  et  près  du  sarcophage  :  sepvlgro 
DM  (sic).  Les  soldats  ont  des  cuirasses  à  écailles 
et  des  casques  à  nasal,  pointus  du  cimier,  fort 
semblables  à  ceux  de  la  tapisserie  de  Bayeux.  Le 
sujet  n'a  besoin  d'aucune  explication. 

On  voit  plus  loin  une  apparition  de  Jésus-Christ 
à  Marie-Madeleine.  Les  têtes  seules  sont  assez 
bien  conservées  :  celle  de  la  sainte  est  remarquable 
par  l'expression  de  vive  tendresse  mêlée  de  dou- 
leur. La  recherche  de  l'expression  est  rare,  comme 
on  sait,  chez  les  artistes  du  moyen  âge.  Cette  fres- 
que se  distingue  encore  par  le  type  des  têtes,  qui 
s'éloignent  de  cet  ovale  de  convention  qu'on  ob- 
serve presque  toujours  dans  les  peintures  byzan- 
tines. 

Paroi  sud. 

Il  s'y  trouve  :  1°  Trois  figures  revêtues  de  longues 
draperies,  debout  sous  des  arcades.  2°  Trois  per- 
sonnages (assis?).  3"  Deux  personnages  nimbés. 


L'ÉGLISE    DE    SAINT-SAVIN.  loi 

ensevelissant  un  cadavre,  nimbé  également,  dans  un 
caveau;  au-dessus  du  cercueil  volent  deux  anges. 
Le  nimbe  qui  entoure  la  tète  du  cadavre  m'a  paru 
crucifère:  ce  serait  alors  l'ensevelissement  du 
Christ  par  Joseph  d'Arimathie  et  Nicodème.  4°  Deux 
figures  deboul,  tenant  des  phylactères. 

Coiitre-fort  intérieur,  paroi  sud. 

Il  contient  1"  Quatre  saints  ou  quatre  évoques, 
deboul  l'un  au-dessus  de  l'autre,  séparés  par  des 
lignes  de  couleur  ou  des  encadrements  fort  minces. 
Dans  le  compartiment  inférieur,  on  lit  ces  mots  : 
s.  GELAsivs.  On  m'assure  qu'on  distinguait  en- 
core, il  y  a  quelques  années,  le  nom  de  saintFortu- 
nat;  ce  qui  donnerait  lieu  de  croire  que  l'on  avait 
peint  sur  ce  contre-fort,  et  sans  doute  sur  celui  qui 
lui  est  opposé,  les  premiers  évêques  du  diocèse 
de  Poitiers.  2"  Quatre  saints  presque  entièrement 
effacés.  Une  grande  meurtrière  a  été  percée  au  mi- 
lieu de  ces  peintures. 

Paroi  nord. 

On  y  voit  :  1°  Trois  figures  sous  des  arcades. 
S*'  Une  figure  nimbée  ;  deux,  anges  volent  au-dessus 
de  sa  tête;  une  grande  foule  se  presse  alentour.  Un 
des  personnages  semble  désigner  le  saint  d'un  gesto 


io-2      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

de  menace.  Ou  lit  sur  le  fond  :  diomsivs.  Ce 
seul  mol  me  semltle  donner  la  clef  de  celle  compo- 
sition. Sainl  Savin  fut  mené,  comme  on  l'a  vu, 
devant  l'idole  de  Dionysius  par  le  proconsul  Ladi- 
cius.  Ce  serait  donc  une  scène  de  son  martyre  qui 
serait  représentée  ici  ;  et  l'on  peut  supposer,  non 
sans  vraisemblance,  que  deux  compositions  qui 
précédaienlcclle-ci,el  qui  sont  aujourd'hui  effacées, 
se  rappoilaient  à  la  même  légende. 

Sur  le  contre-fort  intérieur  du  même  côté,  quatre 
saints  ou  quatre  évêques,  font  pendant  aux  per- 
sonnages semblablement  disposés  sur  la  paroi  sud. 

Les  peintures  du  panneau  le  plus  élevé  de  la 
paroi  nord  sont  encore  un  pendant  aux  peintures 
de  la  portion  de  muraille  opposée.  On  y  dislingue 
trois  personnages  sous  des  arcades  ;  probablement 
ce  sont,  comme  les  précédents,  des  saints,  patrons  de 
l'église. 

Le  reste  de  la  paroi  nord  a  perdu  son  enduit  de 
mortier.  La  paroi  occidentale  ne  paraît  pas  avoir 
été  jamais  recouverte  de  peintures;  on  se  rappelle 
qu'elle  est  percée  d'ouvertures  pour  la  manœuvre 
d'un  pont-levis. 

Résumons  en  peu  de  mots  cette  immense  décora- 
tion historiée  : 

Dans  le  vestibule,  une  série  de  sujets  tirés  de 
l'Apocalypse; 


L'ÉGLISE    DE    SAINT-SWIN.  lo3 

Sur  la  voûte  de  la  nef  une  suite  de  compositions 
prises  dans  la  Genèse  et  l'Exode  ; 

Le  chœur  réunissait  autour  du  Christ  les  saints 
prolecteurs  de  l'ahbaye,  ou  (jui  ont  illustré  la  pro- 
vince d'Aquitaine; 

Les  chapelles  offraient  également  les  images  des 
patrons  de  l'église  et  des  évéques  du  pays  ; 

La  crypte  était  consacrée  à  la  légende  des  saints 
Savin  et  Cyprien  ; 

La  tribune  enfin,  outre  une  série  de  sujets  em- 
pruntés à  la  Passion  et  à  la  légende  locale,  réunis- 
sait, comme  en  une  espèce  d'iconostase,  les  images 
d'une  foule  de  saints  honorés  parliculiércment  dans 
le  monastère. 


9. 


OBSERVATIONS     SUR     LES     PEINTURES    DE 
SAINT-SAVIN. 


Les  peintures  de  Saint-Savin,  du  moins  toutes 
celles  que  j'ai  pu  observer  de  près,  sont  des  fres- 
ques \  c'est-à-dire  qu'elles  ont  été  appliquées  sur 
un  enduit  de  mortier  humide  dans  lequel  les  cou- 
leurs, préparées  à  l'eau  de  chaux,  ont  pénétré  à 
quelques  millimètres.  L'action  de  la  lumière  a  beau- 
coup affaibli  la  vivacité  des  teintes  ;  on  peut  s'en 
convaincre  en  comparant  les  peintures  de  la  nef 
exposées  au  jour,  avec  celles  de  la  crypte,  qui  sont 

1.  Il  faut  en  excepter  la  Vierge  du  narthex  et  le  saint  Chris- 
tophe du  transept,  l'un  et  l'autre  peints  assez  longtemps  après 
es  grandes  compositions  de  la  nef  et  de  la  crypte.  Les  mor- 
tiers sur  lesquels  les  peintures  sont  appliquées  sont  faits  avec 
la  chaux  du  pays  et  le  sable  tamisé  ;  on  les  a  lissés  avec  beau- 
coup '!e  soin,  et  sur  la  dernière  couche  on  a  passé  un  lavage 
de  chaux,  pour  faire  disparaître  toutes  les  aspérités  et  boucher 
les  inlei  stices. 


L'ÉGLISE    DE    SAINT-SAVIN.  155 

demeurées  dans  une  obscurité  continuelle  :  les 
premières  sont /jflSiv'<?i',  tandis  que  les  autres  ont 
conservé  toute  leur  Iraiclieur.  Mais  la  cause  prin- 
cipale de  destruction  paraît  avoir  été  l'humidité; 
Iors(|u'elle  n'a  pas  occasionné  la  chute  du  mortier, 
comme  cela  est  arrivé  malheureusement  pour  la 
voûte  du  chœur,  elle  a  produit  une  espèce  d'eflïo- 
rescence  (c'est  cette  végétation  rose  dont  j'ai  parlé 
tout  a  liicure)  qui  a  détaché  les  couleurs  de  l'en- 
duit avec  lequel  elles  devaient  s'incorporer.  Il  ne 
reste  plus  alors  qu'une  poussière  qui  s'enlève  au 
moindre  frottement.  En  quelques  places,  les  cou- 
leurs, soit  qu'elles  fussent  trop  épaisses  \  soit 
qu'elles  aient  été  appliquées  sur  du  mortier  trop 
sec,  soit  enfin  qu'elles  soient  des  retouches  en  dé- 
trempe, se  sont  soulevées  par  écailles,  ne  laissant 
plus  sur  l'enduit  qu'une  empreinte  très-faiblement 
colorée  et  souvent  incertaine. 

Les  bliiucs  et  les  tons  de  chair  se  sont  altérés  plus 
que  les  autres  teintes.  Sur  les  pendentifs  du  chœur 
et  dans  la  chapelle  de  saint  Marin,  il  y  a  des  roses 
qui  sont  devenus  d'un  noirverdàtre.  Probablement 

1.  Le  moine  srrec,  auteur  du  Guide  de  la  peinture  traduit  pav 
le  docteur  Paul  Durand, recommande  d'appliquer  les  différentes 
couches  de  iieinture  fort  minces,  atin  qu'elles  adhèrent  bien 
les  unes  aux  autres.  Il  paraît  que  cette  reconimandation  n'é- 
tait pas  toujours  exactement  suivie.  Voir  Manuel  d'iconogra- 
phie chfctieiiue,  p.  35,  comment  il  faut  faire  les  carnations. 


136       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

les  couleurs  décomposées  de  la  sorte  sont  des  re- 
touches anciennes,  car  on  remarque  qu'elles  sont 
plus  épaisses  que  les  autres  et  imparfaitement  fon- 
dues avec  les  teintes  qu'elles  recouvrent.  Je  pense, 
d'ailleurs,  que  ces  peintures  du  chœur  cl  des  cha- 
pelles sont  d'une  autre  date  que  celles  de  la  nef 
et  de  la  crypte,  ou  tout  au  moins  exécutées  par  des 
artistes  à  qui  les  procédés  de  la  fresque  étaient 
moins  familiers. 

On  sait  que  les  maîtres  italiens  se  servaient 
d'un  si  vie  ou  d'une  pointe  de  métal  pour  ébaucher 
leurs  composit'onssur  l'enduit  du  mortier.  Ce  trait, 
gravé  plus  ou  moins  profondément,  n'existe  pas 
dans  les  fresques  de  Sainl-Savin '.  L'ébauche  a 
été  faite  au  pinceau:  c'est  un  trait  e?quissé  en 
rouge.  Grâce  à  la  solidité  de  cette  couleur,  le  trait 
s'est  conservé,  tandis  que  les  teintes  qui  le  recou- 
vraient ont  disparu.  Les  contours  sont  tracés  avec 
une  facilité  singulière  et  une  sûreté  de  main  qui 
indique  autant  d'adresse  que  d'habitude.  On  ne 
voit  point  de  repentirs,  et,  pour  la  netteté  du 
trait,    ces  compositions   rappelleui    la  hardiesse 

1.  On  voit  cependant  quelques  traits  d'une  ébauche  à  la 
pointe  dans  une  des  chapelles.  M.  Joly,  qui  les  a  observés 
le  premier,  jieuse  que  cette  ébauche  n'a  jamais  été  exécutée 
Il  a  reconnu  d'ailleurs  qu'elle  était  tracée  d'une  main  hardie, 
et  il  la  compare  à  l'esquisse  d'un  artiste  exercé  plutôt  qu'à  un 
calque  timide  d'après  un  poncif. 


L'ÉGLISE    DE    SAINT-SAVIN.  iol 

des  peintures  antiques  de  Pompéi  et  d'IIercu- 
lanum. 

I^a  peinlure  à  fresque  n'admet  qu'un  nombre  Tort 
horné  de  teintes,  la  chaux  décomposant  toutes  les 
couieuis  végétales  et  beaucoup  de  couleurs  métal- 
liques. La  palette  des  artistes  qui  ont  travaillé 
à  Saint-Savin  était  des  plus  restreintes,  et  je  doute 
qu'ils  aient  lait  usage  de  toutes  les  ressouices  que 
comportait  ce  genre  de  peinture,  même  Je  leur 
temps.  Les  couleurs  qu'ils  ont  employées  sont  le 
blanc,  le  noir,  deux  teintes  de  jaune,  plusieurs 
teintes  de  rouge,  plusieurs  nuances  de  vert,  du 
bleu,  et  les  teintes  résultant  de  la  combinaison  des 
couleurs  précédentes  avec  le  blanc. 

Le  blanc  des  fresques  de  Saint-Savin  couvre  peu  ; 
il  s'est  décomposé  souvent,  et  parfois  il  est  devenu 
comme  translucide.  Les  inscriptions  de  la  nef  tra- 
cées en  blanc  sont  maintenant  illisibles. 

Le  noir  a  été  rarement  employé  pur.  Mêlé  au 
blanc,  il  servait  à  faire  diverses  nuances  de  gris. 

Les  rouges  se  sont,  en  général,  très-bien  conser- 
vés. Ce  sont,  je  crois,  des  ocres,  et,  par  consé- 
quent, ils  n'ont  jamais  une  grande  vivacité.  La 
teinte  qui  se  reproduit  le  plus  fréquemment  est 
très-intense,  un  peu  violacée  et  tirant  sur  le  pour- 
pre. 

Les  jaunes  sont  également  bien  conservés.  Il  y  a 


158       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

des  draperies  peintes  en  jaune  qui  ont  un  éclat 
remaïquable,  et  que  nos  ocres  n'ont  point,  ce  me 
semble,  aujourd'hui. 

Le  bleu  est  fortement  altéré.  On  s'en  est,  d'ail- 
leurs, servi  assez  rarement.  Presque  toujours,  il  a 
pris  une  teinte  verdàlre  et  ?ale.  L'analyse  que 
M.  Ghevreul  a  bien  voulu  faire,  à  ma  prière,  a  dé- 
montré que  le  cobalt  était  la  base  de  cette  couleur '. 

Le  vert  est  quelquefois  très-brillant  et  très-vif. 
J'ignore  sa  composition,  mais  je  doute  que  ce  soit 
une  terre  naturelle.  La  teinte  la  plus  claire  man- 
que, je  crois,  à  la  fresque  moderne. 

Il  est  inutile  de  dire  qu'aucune  de  ces  couleurs 
n'a  de  transparence.  Toutes  ont  un  aspect  terreux 
et  terne.  11  est  évident  qu'on  ne  les  a  jamais  recou- 
vertes d'un  vernis  et  d'un  encaustique,  comme 
quelques  peintures  murales  des  anciens. 

1.  «  La  matière  bleue  provenant  de  l'église  de  Saint-Savin 
est  colorée  par  le  verre  bleu  de  cobalt  appelé  smalt.  Après 
avoir  enlevé,  au  moyen  de  l'acide  chlorhydrique,  le  sous-car- 
bonate de  chaux  dont  la  matière  était  mêlée,  j'ai  isoTé  parfai- 
tement l'oxyde  de  cobalt  de  verre  bleu,  qui  ne  s'était  pas  dissous 
dans  l'acide. 

»  Il  est  certain  que  les  anciens  connaissaient  la  propriété 
qu'ont  certains  minerais  de  former  un  verre  bleu  avec  la  ma- 
tière du  verre,  c'est-à-dire  avec  la  silice  et  un  alcali,  potasse 
ou  soude.  H.  Davy  a  constaté,  en  1814_,  que  des  vases  d'un 
verre  bleu  transpainfcit,  trouvés  dans  des  tombes  de  la  grande 
Gi'èce,  étaient  colorés  avec  le  cobalt,  etc.  » 

(Extrait  d'une  note  de  M.  Chevreul.) 


L'ÉGLISE    DE    SAl  NÏ-SAVIN.  159 

Les  couleurs  ont  été  appliquées  par  larges  teinles 
plates,  sans  marquer  les  omhres,  au  point  qu'il 
est  impossible  de  déterminer  de  quel  côté  vient  la 
lumière.  Cependant,  en  général,  les  saillies  sont 
indiquées  en  clair,  et  les  contours  accusés  par  des 
teintes  foncées  ;  mais  il  semble  que  l'artiste  n'ait 
eu  en  vue  que  d'obtenir  ainsi  une  espèce  de  modelé 
de  convention,  à  peu  près  tel  que  celui  qu'on  voit 
dans  notre  peinture  d'arabesques.  Dans  les  drape- 
ries, tous  les  plis  sont  marqués  par  des  traits  som- 
bres, ordinairement  rouges,  quelle  que  soit  la  cou- 
leur de  l'étofle.  Les  saillies  sont  accusées  par 
d'autres  traits  blancs  assez  mal  fondus  avec  la 
teinte  générale  \  Il  n'y  a  nulle  part  d'ombres  pro- 
jetées, et, quanta  la  perspective  aérienne,  ou  même 
àla  perspective  linéaire,  il  est  évident  que  les  artistes 
de  Saint-Savin  ne  s'en  sont  nullement  préoccupés. 

1.  On  observe,  dans  les  fresques  de  Jiaint-Savin,  l'applica- 
cation  des  procédés  indiqués  par  Théophile  et  par  le  moine 
grec  auteur  du  Traité  de  la  peinture  récemment  publié  par 
M.  Didron.  Ces  deux  auteurs  recommandent  de  cerner  les  cou- 
tours  avec  une  teinte  foncée  et  de  marquer  les  saillies  avec  des 
teintes  plus  claires.  L'un  et  l'autre  enseignent  à  couvrir  d'a- 
bord l'esquisse  avec  une  teinte  plate  uniforme  assez  foncée, 
que  Théophile  nomme  posch,  et  le  Grec  Tzp6i{ky.7[j.%.  Sur  ce 
fond,  ou  appliquait  d'autres  teintes  plus  foncées  ou  plus  clai- 
res. Sans  doute  il  faut  attribuer  à  ce  procédé  singulier,  sur- 
tout à  la  composition  du  posch  ou  proplasma,  les  singulières 
altérations  que  certaines  couleurs  ont  subies,  notamment  la 
ti'ansformation  de  certains  roses  en  verts. 


ICO       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

J'ai  parlé  de  la  mauvaise  qualité  des  bleus  em- 
ployés dans  ces  fresques.  Le  bleu  de  la  plupart  des 
fonds  de  ciel  a  disparu.  La  partie  inférieuro  des 
fonds,  je  n'ose  dire  le  terrain,  s'est  mieux  con- 
servée. Presque  toujours  les  figures  se  détacbent 
sur  une  couleur  claire  et  tranchante  ;  mais  il  est 
difficile  de  deviner  ce  que  le  peintre  a  voulu  lepré- 
senter.  Souvent  une  suite  de  lignes  parallèles  de 
teintes  différentes  offre  l'apparence  d'un  tapis  ; 
mais  cela  n'est,  je  pense,  qu'une  espèce  d'orne- 
mentation capricieuse,  sans  aucune  prétention  à  la 
vérité,  et  le  seul  but  de  l'artiste  semble  avoir  été 
de  faire  ressortir  les  personnages  et  les  accessoires 
essentiels  à  son  sujet. 

A  vrai  dire,  ces  accessoires  ne  sont  que  des  es- 
pèces d'hiéroglyphes  ou  des  images  purement  con- 
ventionelles.  Ainsi  les  nuages,  les  arbres,  les  ro- 
chers, les  bâtiments,  ne  dénotent  pas  la  moindre 
idée  d'imitation;  ce  sont  plutôt,  en  quelque  sorte, 
des  explications  graphiques  ajoutées  aux  groupes 
défigures  pour  l'intelligence  des  compositions. 

Blasés  aujourd'hui  par  la  recherche  de  la  vé- 
rité dans  les  petits  détails  que  l'art  moderne  a 
poussée  si  loin,  nous  avons  peine  à  comprendre 
que  les  artistes  d'autrefois  aient  trouvé  un  public 
qui  admît  de  si  grossières  conventions.  Rien  cepen- 
dant de  plus  facile  à  produire  que  l'illusion,  même 


L'ÉGLISE    DE    SAINT-SAVIN.  ICI 

avec  celte  naïvetù  de  moyens  qui  semblent  l'éloi- 
gner. Assurément  un  mur  de  scène  en  marbre, 
avec  sa  décoration  immobile,  n'empêchait  pas  les 
Grecs  de  s'intéresser  à  une  action  qui  devait  se 
passer  dans  une  forêt  ou  parmi  les  rochers  du 
Caucase  :  et  le  parterre  de  Shakspeare,  en  voyant 
deux  lances  croisées  au  fond  de  la  grange  qui  ser- 
vait de  théâtre,  comprenait  qu'une  bataille  avait 
lieu  :  la  péripétie  l'agitait,  etchacun  frémissait  aux 
cris  de  Richard  offrant  tout  son  royaume  pour  un 
cheval  \ 

A  côté  de  cette  indifférence  pour  les  détails  ac- 
cessoires, ou,  si  l'on  veut,  de  cette  ignorance  primi- 
tive, on  remarque  parfois  une  imitation  très-jusle 
et  un  sentiment  d'observation  très-tin  dans  les  atti- 
tudes et  les  gestes  des  personnages.  Les  têtes, 
bien  que  dépourvues  d'expression,  se  distinguent 
souvent  par  une  noblesse  singulière  et  une  régu- 
larité de  traits  qui  rappelle,  de  bien  loin,  il  est 
vrai,  les  types  que  nous  admirons  dans  l'art  anti- 
que. Rarement  les  visages  sont  peints  de  profil,  et, 

1.  Il  me  semble  voir  un  commencement  de  prétention  à  l'i- 
mitation de  détail,  à  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  la  vérité  de 
la  mise  en  scène,  dans  une  note  de  Cervantes,  qu'il  plaça  en 
tête  de  son  Siérje  de  Numance,  probablement  pour  l'instruc- 
tion  des  directeurs  de  théâtre.  Scipion  se  dispose  à  faire  une 
allocution  à  son  armée: 

«  Ici  entreront  autant  de  soldats  que  faire  se  pourra, 
habillés  à  la  romaine,  et  sans  arquebuse.  » 


1G2       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

lorsque  l'artiste  les  a  rendus  de  la  sorte,  il  s'est 
presque  toujours  écarté  de  cette  noblesse  qu'il  re- 
cherche ailleurs  avec  soin.  11  semble  qu'il  eut  ses 
modèles  de  prédilection,  qu'il  savait  reproduire, 
incapable  d'ailleurs  d'inventer  dès  qu'il  était  réduit 
à  ses  propres  ressources. 

Dans  les  dilïérentes  compositions  de  la  nef,  de 
la  crypte  et  de  la  tribune,  les  fabriques  sont  tou 
jours  peintes  de  couleurs  vives  et  tranchées,  à  l'ex- 
térieur comme  à  l'intérieur.  Évidemment  ce  n'est 
point  là  une  invention  de  l'artiste  ;  il  n'a  fait  qu'ex- 
primer un  usage  général  de  son  temps. 

Le  Seigneur  est  toujours  représenté  revêtu  d'une 
robe  talaire  et  d'un  manteau  très-ample;  ses  pieds 
sont  nus.  Un  nimbe  crucifère  entoure  sa  tôle.  On 
sait  que  les  artistes  du  moyen  âge  ont  toujours 
identifié  le  Seigneur  ou  le  Père  avec  Jésus-Christ. 

Partout  on  observe  les  mêmes  costumes  à  peu 
près.  Sauf  les  rois  et  les  magistrats,  qui  portent 
de  longues  robes,  tous  les  hommes  sont  revêtus 
d'une  tunique  à  manches,  fort  serrée  à  la  taille  et 
tombant  au-dessus  du  genou.  Les  poignets  et  le  bas 
de  la  tunique  sont  souvent  ornés  d'une  broderie  ou 
d'une  bande  d'étofîe  tranchante.  Les  jambes  sont 
couvertes  d'un  pantalon  étroit,  et  la  chaussure  la 
plus  ordinaire  paraît  ne  consister  qu'en  une  se- 
melle attachée  à  la  jambe  par  des  courroies  qui 


L'ÉGLISE    DK    SAINT-SAVIN.  1G3 

s'enlre-croisent  et  inonlcnl  quelquefois  jusqu'au 
genou.  Sur  l'épaule  droite  s'attache  un  manteau 
assez  étroit  et  court,  tombant  jusqu'au  jarret  ;  il 
est  fixé  non  point  par  une  agrafe,  mais  par  un  nœud 
fait  j)ar  léloiïe  même  du  manteau,  de  la  même 
manière  exactement  que  les  Bédouins  fixent  aujour- 
d'hui sur  leur  épaule  la  longue  draperie  blanche 
dont  ils  s'enveloppent.  Les  anges,  les  rois.  Moïse, 
et  quelques  personnages  principaux,  ont  des  robes 
qui  descendent  jusqu'à  la  cheville,  et  par-dessus 
un  manteau  long,  tourné  autour  du  corps  de  ma- 
nière à  laisser  un  bras  et  une  épaule  libres;  cet 
ajustement  rappelle  tout  à  fait  celui  de  plusieurs 
statues  antiques. 

Les  femmes  ont  la  robe  lalaire  et  le  manteau 
médiocrement  ample.  Les  rois  portent  un  bandeau 
sur  le  front  ;  mais,  sauf  quelques  exceptions  assez 
rares,  tous  les  personnages  sont  figurés  la  tète  nue. 
Dans  la  nef  et  dans  la  crypte,  bien  que  quelques- 
unes  des  compositions  représentent  des  soldats,  on 
ne  voit  aucune  armure  ^  La  seule  arme  défensive 
est  un  bouclier  arrondi  par  le  haut,  pointu  par  le 
bas.  Quebiues  personnages  semblent  encore  porter 
soit  des  casijues,  soit  une  espèce  de  bonnet  plat  et 
serrant  la  tète,  dont  la  forme  m'est  nouvelle.  J'ai 

1.  Voir  une  exception  probable  à  l'explication  des  peintu- 
res, p.  213. 


IGi      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AG^^, 

dc'jà  remarqué  qu'il  y  avait  dans  la  triluinc  des 
soldats  dont  l'accoutrement  rappelle  celui  des  guer- 
riers de  la  tapisserie  deBayeux.  Il  faut  noter  comme 
un  fait  curieux  que  les  cavaliers  de  Suint-Savin 
n'ont  point  d'ctriers.  J'en  conclus  encore  une  tradi- 
tion antique  ;  car,  pour  ne  point  copier  le  liarna- 
chemenl  en  usage  à  son  époque,  le  peintre  devait 
avoir  l'autorité  d'anciens  modèles.  Peut-rtie  tant  de 
détails  sembleront  minutieux  :  à  mon  avis,  ils  ont 
leur  importance  pour  constater  l'origine  de  nos 
peintures.  Ce  n'est  point  dans  les  costumes  de  son 
temps  que  l'artiste  de  Sainl-Savin  a  trouvé  ces  lar- 
ges manteaux  qui  drapent  si  élégamment  ses  prin- 
cipaux personnages.  Ni  au  xi'^  ni  au  xii*'  siècle,  on 
n'allait  tête  nue  en  France  :  les  soldats  se  cou- 
vraient de  mailles,  les  cavaliers  se  servaient  d'é- 
Iriers.  Si  les  personnages  de  Saint-Savin  ont  un 
costume  de  convention,  si  dans  ces  peintures  on 
observe  maints  détails  qui  ne  se  rapportent  pas  au 
temps  oîi  elles  ont  été  exécutées,  il  faut  reconnaî- 
tre que  l'artiste  n'a  pas  pris  ses  modèles  dans  la 
nature  de  son  époque,  mais  qu'il  a  copié  des  types 
anciens  et  consacrés  par  la  tradition. 

Le  mouvement  des  draperies,  accusé  en  général 
assez  correctement,  et  souvent  très-gracieux,  suffi- 
rait seul  à  prouver  des  réminiscences  de  l'antique. 
Il  est  facile  d'y  surprendre  un  souvenir  non-seule- 


L'ÉGLISE    DE    SAINT-SAVIN.  163 

ment  de  l'ajustement  familier  aux  artistes  des  beaux 
temps  de  la  Grèce,  mais  encore  de  leurs  procédés 
d'exécution.  Cela  est  surtout  remarquable  dans  la 
manière  d'indiquer  par  un  petit  nombre  de  plis 
le  mouvement  des  membres  que  les  draperies  re- 
couvrent. A  Saint-Savin,  ces  plis  semblent  tracés 
au  moyen  d'un  poncif,  tant  leur  disposition  est 
constante  dans  la  plupart  des  figures.  Je  dois  sur- 
tout insister  sur  un  point,  c'est  que  les  plis  dessi- 
nés par  l'artiste  sont  les  plis  essentiels,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi,  et  que  leur  indication  tient  à  un 
système  tout  antique,  qui  consiste  à  marquer  les  dé- 
tails importants  et  à  négliger  les  détails  inutiles  ^ 
A  la  première  vue  des  peinturesde  Saint-Savin,  on 
est  frappé  de  l'incorrection  du  dessin,  de  la  gros- 
sièreté de  l'exécution,  en  un  mot  de  l'ignorance  et 
de  l'inhabileté  de  l'artiste.  Un  examen  plus  attentif 
y  fera  reconnaître  un  certain  caractère  de  grandeur 
tout  à  fait  étranger  aux  ouvrages  qui  datent  d'une 
époqueplusrécente.  Comparez  une  des  compositions 
de  la  nef,  avec  un  tableau  de  Jean  van  Eyck,  par 
exemple  :  celui-ci  est  sans  doute  bien  plus  correct, 
bien  plus  exact,  bien  plus  près  delà  nature, mais  If» 
style  en  est  bas,  et  bourgeois,  pour  me  servir 
d'une  expression  d'atelier.  Les  fresques  de  Saint 

1.  Comparer  les  draperies  des  fresques  de  Saint-Saviiiavec 
celles  des  vases  grecs  et  des  fresques  de  Pompéi. 


166       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AGE. 

Saviii,  au  milieu  de  mille  défauts,  ont  quoique 
chose  de  celte  noblesse  si  remarquable  dans  les 
œuvres  d'art  de  l'antiquité.  Oue  si  l'on  poursuit 
l'examen  jusque  dans  les  détails  de  l'exécution,  on 
observe  une  simplicité  singulière  de  moyens  et  de 
procédés,  des  contours  franchement  accusés,  une 
sobriété  de  détails,  en  un  mot  un  choix  dans  l'imi- 
tation, qui  n'appartient  jamais  qu'à  un  art  très- 
avancé.  La  plupart  des  statues  ou  des  tableaux  du 
moyen  âge  présentent  une  minutie  de  détails  qui 
trahit  l'inexpérience  de  l'artiste.  Hors  d'état  de 
distinguer  dans  son  modèle  les  parties  véritablement 
importantes,  il  s'attache  aux  petits  accessoires, 
dont  l'exécution  est  toujours  plus  facile.  Depuis 
les  enfants  qui  charbonnent  des  soldats  sur  les 
murs  jusqu'aux  artistes  médiocres  de  tous  les 
temps,  le  procédé  d'imitation  est  le  même  :  les  uns 
comme  les  autres  cherchent  un  but  à  leur  portée; 
ils  ne  voient  dans  la  nature  que  ce  qu'ils  peuvent 
comprendre  et  reproduire.  Les  écoles  de  l'antiquité, 
au  contraire,  savaient,  avec  un  admirable  discer- 
nement, négliger  les  accessoires  inutiles  pour  faire 
ressortir  avec  plus  d'énergie  ce  qu'il  y  avait  de  ca- 
ractéristique et  de  beau  dans  l'objet  qu'ils  voulaient 
imiter.  Il  sufïit,  pour  s'en  convaincre,  de  jeter  les 
yeux  sur  les  vases  peints  ou  les  statues  grecques 
de  la  belle  époque.  Peut-on  concevoir  un  modèle 


L'ÉGLISE    DE    SAINT-SAVIN.  107 

plus  exact  et  plus  correct  que  celui  de  la  ligure  de 
rilissusdansle  tympan  du  Parlhénon?Et  cependant 
il  n'y  a  là  nulle  recherche,  nulle  prétention  à  la 
science  de  l'anatomie  '  ;  c'est  une  nature  d'élite,  où 
le  statuaire  n'a  exprimé  que  ce  qui  servait  à  carac- 
tériser la  force,  la  grâce  et  la  beauté.  Outre  le  ta- 
lent d'imitation,  il  y  a  toujours  dans  les  œuvi-es 
des  grands  maîtres  cette  délicatesse  de  goiît  qui  sait 
distinguer  et  choisir.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que 
je  ne  veux  établir  aucune  comparaison  entre  les 
fresques  de  Saint-Savin  et  les  chefs-d'œuvre  que 
nous  a  transmis  l'antiquité.  Il  faut  cependant  re- 
connaître qu'un  système  commun  a  présidé  à  l'cKé- 
cution  d'ouvrages  si  différents.  Dans  les  uns  et  les 
autres  paraît  ce  sentiment  délicat  qui  fait  discerner, 
dans  l'imitation ,  l'utile  de  l'inutile.  Legoût  antique 
éclate  surtoutdans  ce  choix  souvent  difficile.  Ce  goût, 
Irès-afïaibli  sans  doute,  se  montre  encore  pourtant 
dans  nos  compositions  de  la  Genèse  et  de  l'Apoca- 
lypse. On  y  aperçoit,  comme  dans  la  copie  d'une 
copie,  des  traces  d'un  art  supérieur,  et,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi,  la  mauvaise  application  d'une 
méthode  excellente.  Je  le  répète,  les  peintres  de 
Saint-Savin  ont  reçu  leur  art  des  maîtres  de  la 
Grèce.  L'héritage  s'est  transmis  par  une  succession 

1.  Comparer  la  simplicité  d'exécution  de  Phidias  avec  la  re- 
cherche et  parfois  l'exagération  des  maîtres  du  xvi*  siècle. 


1G8       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

non  interrompue  ;  mais  chaque  siècle  a  diminué  le 
dépôt  précieux,  et  c'est  à  peine  si  l'on  en  peut  de- 
viner la  richesse  originelle  lorsqu'on  voit  la  misère 
des  derniers  légataires. 

En  décrivant  ces  peintures,  j'espère,  par  des 
observations  de  détail,  confirmer  cette  assertion 
liciiérale,  et  faire  passer  ma  conviction  dans  l'esprit 
du  lecteur. 

Quelle  date  doit-on  assigner  aux  fresques  de 
Saint-Savin? 

La  solution  rigoureuse  de  cette  question  est  im- 
possible, on  le  sent,  faute  de  renseignements  his- 
toriques ;  mais  on  peut,  je  crois,  par  des  inductions, 
arriver  à  resserrer  les  limites  de  l'incertitude. 

Personne  n'ignore  qu'au  moyen  âge  la  peinture 
eut  un  développement  beaucoup  moins  rapide  que 
la  sculpture.  Si  l'on  place  une  statue  du  xii''  siè- 
cle à  côté  d'une  statue  du  xiii%  on  les  distin- 
guera l'une  de  l'autre  au  premier  coup  d'œil.  Exa- 
minons ensuite  plusieurs  verrières  de  dates  diffé- 
rentes, du  xii"  et  du  XIV®  siècle  :  il  sera  souvent 
difficile  de  désigner  l'époque  de  chacune,  surtout 
si  l'on  ne  s'attache  qu'à  la  comparaison  des  figures 
peintes,  et  les  connaisseurs  les  plus  habiles  con- 
viendront que  les  indices  les  plus  sûrs  pour  se 
guider  dans  cette  appréciation  ne  peuvent  être 
tirés  ni  des  costumes,  ni  du  plus  ou  moins  de  pu- 


L'ÉGLISE    DE    SAINT-SAVIN.  169 

relé  dans  le  dessin.  11  en  est  de  même  pour  les 
peintures  murales.  Les  costumes  de  convention  ou 
de  tradition,  les  types  byzantins,  pour  tout  dire 
en  un  mot,  se  sont  conservés  dans  les  monuments 
peints  longtemps  après  que  la  sculpture  était  en- 
trée dans  une  voie  d'imitation  nouvelle  et  s'était 
fait  un  style  original.  S'il  fallait  rechercher  la 
cause  d'un  fait  que  personne  ne  peut  méconnaître, 
je  serais  tenté  de  l'attribuer  à  l'influence  d'une 
école  étrangère,  opposée  de  sa  nature  au  progrès, 
et,  en  quelque  sorte,  immobile  par  système. 

La  peinture  byzantine  est  essentiellement  conven- 
tionnelle et  fondée  sur  la  tradition.  Les  iconostases 
modernes  des  .églises  grecques  reproduisent  avec 
une  fidélité  ejitraordinaire  les  types  les  plus  an- 
ciens, et  telle  était,  telle  est  encore  l'habileté  d'imi- 
tation dos  artistes,  qu'à  moins  d'être  extrêmement 
familiarisé  avec  ce  genre  de  peinture,  il  est  facile 
de  se  tromper  de  plusieurs  siècles  en  essayant  de 
deviner  la  date  d'une  image  de  saint  ou  d'une  com- 
position religieuse'. 

Ce  n'est  donc  ni  dans  les  costumes  des  fresques 

1.  En  1841,  mon  savant  ami  M.  Lenormant  et  moi,  nous 
vîmes  dans  l'église  de  Sainte-Photine,  à  Smyrne,  une  Vierge, 
peinte  en  1830,  que  nous  aurions  pu  croire  du  xiii^  siècle. 
Cependant,  nous  avions  vu  des  peintures  byzantines  assez  an- 
ciennes en  Grèce  et  à  Constantinople.  Qu'on  se  représente  une 
copie  très-exacte  d'après  Ciniabué, 

10 


170       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

de  Saint-Savin,  ni  dans  les  pioctdés,  ni  dans  le 
style  même  de  la  peinture,  que  nous  devons  espérer 
de  trouver  des  renseignements  précis  pour  nos  re- 
cherches. Demandons  à  l'architecture,  dont  les 
caractères  sont  beaucoup  moins  contestables,  des 
indications  plus  positives. 

On  pourrait  être  tenté,  au  premier  abord,  de 
conclure  la  date  des  fresques  de  celle  de  l'église 
même.  En  effet,  une  décoration  peinte  si  complète 
semble  indiquer  un  système  général,  conçu  a  priori 
et  rapidement  exécuté.  Ces  voûtes,  ces  colonnes, 
ces  murs  si  mal  construits,  dont  l'appareil  se  cache 
sous  le  crépi,  furent  incontestablement  destinés  à 
être    recouverts  de  peinture. 

Plusieurs  faits  positifs,  et  qui  ne  me  sont  connus 
que  depuis  peu  de  temps,  viennent  démentir  for- 
mellement les  conclusions  trop  hâtives  que  l'obser- 
vateur pourrait  former. 

Dans  quelques-unes  des  chapelles,  notamment 
dans  celle  de  saint  Marin,  où  le  mortier,  en  se 
détachant,  a  laissé  à  nu  la  muraille,  on  voit  que 
les  moellons,  assez  régulièrement  appareillés  en 
cette  partie  de  l'église,  ont  été  couverts  d'un  badi- 
geon rouge,  uniforme,  appliqué  en  détrempe, autant 
qu'on  en  peut  juger  maintenant.  C'est  par-des- 
sus ce  badigeon    rouge  qu'est  étendu  l'enduit  de 


L'ÉGLISE    DE   SAINT-S.VVIN.  171 

mortier  destiné  h  la  pcinluie  des  fresques  \ 
Dans  la  tribune,  on  reconnaît  que  l'archivolte 
de  l'arcade  donnant  dans  la  nef  a  été  autrefois 
sculptée  ;  elle  pré^^^ente  une  moulure  très-simple, 
mais  cependant  ornée,  et  évidemment  destinée  à 
être  vue.  Puis  on  a  piqué  cette  même  moulure, 
afin  d'y  faire  adhérer  le  crépi  de  mortier,  et,  sur 
cet  enduit,  on  a  peint  une  archivolte  d'un  autre 
motif.  Or,  comme  on  ne  s'est  pas  donné  la  peine 
de  raser  la  saillie  de  la  moulure  ancienne,  l'enduit, 
en  cet  endroit,  forme  un  renflement,  dont  on  ne 
soupçonnerait  pas  la  cause  si  le  temps  n'avait  fait 
tomber  de  larges  écailles  du  mortier. 

Il  est  donc  évident  qu'il  s'est  écoulé  un  certain 
espace  de  temps  entre  la  construction  matérielle 
et  la  décoration  peinte  de  la  tribune  et  des  cha- 
pelles; de  plus,  que  l'intention  primitive  de  l'ar- 
chitecte n'était  pas  de  faire  usage  de  cette  décoration, 
puisque,  dans  un  cas,  il  a  fait  usage  d'un  badigeon 
uniforme,  et  qu'ailleurs  il  demandait  à  la  sculpture 

1.  Par-dessus  les  fresques,  oa  a  peint,  probablement  dans  le 
XVII*  siècle,  des  armoiries  et  de  grandes  fleurs  rouges,  non- 
seulement  dans  les  chapelles,  mais  sur  les  colonnes  du  chœur. 
Je  pense  que  c'est  là  une  trace  des  réparafions  exécutées  par 
les  bénédictins  de  Saint-Maur.  Ce  n'est  pas  tout:  par-dessus 
les  fleurs  du  xvii*  siècle,  on  a  étendu  un  badigeon  blanc  à 
plusieurs  reprises,  et  avec  tant  de  persévérance,  que  M.  Joly 
en  a  pu  compter  jusqu'à  quatorze  couches  bien  distinctes,  for- 
mant ensemble  une  épaisseur  de  près  d'un  centimètre. 


{72       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  ÂGE. 

un  motif  d'ornementation,  caché  depuis  par  la 
peinture.  Ce  qui  est  constant  pour  les  deux  extré- 
mités de  l'église  paraît  très-probable  pour  la  nef  ^ 
cl  le  chœur,  surtout  si  l'on  fait  attention  à  la  dis- 
position des  fenêtres,  fort  mal  calculée  pour  éclairer 
la  voûte.  Et  cependant  c'est  cette  voûte  sur  laquelle 
se  voient  aujourd'hui  les  peintures  les  plus  remar- 
quables, les  mieux  exécutées. 

S'il  faut  reconnaître  qu'un  intervalle  de  temps 
s'est  écoulé  entre  la  construction  de  l'église  et  sa 
décoration  par  de  grandes  compositions  historiques, 
il  y  a  de  fortes  probabilités  pour  que  cet  intervalle 
n'ait  pas  été  très-considérable. 

Lorsqu'on  étudie  les  progrès  de  l'architecture 
dans  le  Poitou,  on  ne  peut  douter  que  la  sculpture 
de  décoration  n'ait  pris  de  bonne  heure  un  déve- 
loppement notable  dans  cette  province. 

On  sait  combien  la  nature  des  matériaux  a  par- 
tout exercé  d'influence  sur  les  caractères  de  l'archi- 
tecture. Là  où  la  pierre  s'est  trouvée  tout  à  la  fois 
facile  à  tailler  et  susceptible  de  recevoir  un  travail 

1.  A  mon  dernier  voyage  à  Saint-Savin,  j'ai  observé  que 
l'intrados  d'un  des  arcs-doubleaux  du  narthex  avait  été  revêtu 
de  deux  couches  de  mortier  superposées,  l'une  et  l'autre  cou- 
vertes d'ornements  à,  fresque.  Les  ornements  les  plus  anciens 
se  montrent  dans  un  endroit  où  la  couche  supérieure  s'est  dé- 
tachée. Il  n'est  pas  douteux  par  conséquent  que  la  net  n'ait  été 
décorée  à  deux  reprises,"  de  même  que  la  tribune  et  la  cha- 
pelle de  saint  Marin. 


L'ÉGLISE    DE    SAI NT-SAVIN.  173 

fini,  la  sciil|)tiire  d'ornements  a  irès-vilo  acquis 
une  grande  importance,  et  son  usage  est  devenu 
Pîénéral  à  l'intérieur  et  à  l'exlérieur  des  édifices. 
Le  calcaire,  qu'on  trouve  en  abondance  dans 
tout  lé  Poitou,  s'exploite  aisément.  Au  sortir 
de  la  carrière,  il  se  taille  sans  peine,  il  durcit  à 
l'air  et  conserve  les  détails  les  plus  fins  qu'y  laisse 
le  ciseau  de  l'artiste.  Aussi,  peu  de  provinces 
peuvent  se  comparer  au  Poitou  pour  la  richesse 
de  leur  ornementation  sculptée.  Les  chapiteaux, 
les  archivoltes,  les  moulures,  y  sont  travaillés 
avec  une  élégance  et  une  recherche  extraordinaires. 
Les  façades  sont  couvertes  non-seulement  d'une 
profusion  incroyahle  d'ornements  courants,  mais 
elles  présentent  souvent  encore  un  nombre  prodi- 
cicuK  de  statuettes  et  de  fiççures  d'hommes  ou  d'à- 
nimaux.  Il  y  a  telle  église  dont  la  façade  ressemble 
à  un  immense  bas-relief  \ 

Dès  le  milieu  du  xi*'  siècle,  ce  goût  de  sculpture 
se  manifeste  dans  le  Poitou,  et  il  s'y  est  répandu  si 
vile,  qu'une  église  dépourvue  d'ornementation 
sculptée  y  est,  pour  ainsi  dire,  une  rareté.  On  ne 
})euldouterque  les  imagiers  poitevinsne fussent  très- 
nombreux,  et  que  leur  talent  ne  lut  mis  en  réquisi- 
tion pour  tous  les  édifices  de  quelque  importance. 

1.  Il  suffira  de  citer  les  églises  de  Notre-Dame  de  Poitiers, 
de  Civray,  de  Saint-Pierre  à  Melle. 

10. 


174      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

Cependant  Saint-Savin,  nous  l'avons  remarqué 
plus  d'une  fois,  est,  sous  le  rapport  de  la  sculpture, 
inférieur  à  presque  toutes  les  églises  qui  l'entou- 
rent. Gomment  expliquer  la  rudesse  de  ses  chapi- 
teaux, la  nudité  de  ses  archivoltes,  l'absence,  dans 
toutes  les  parties  de  l'édifice,  de  cette  ornementa- 
tion taillée  en  pierre,  prodiguée  partout  ailleurs? 
ComL  ont  un  monastère  dont  les  richesses  étaient 
immenses,  et  qui,  par  l'étendue  de  ses  relations, 
pouvait  connaître  et  attirer  dans  ses  murs  les  ar- 
tistes les  plus  illustres,  est-il  demeuré  étranger 
au  grand  mouvement  qui  animait  alors  l'architec- 
ture dans  toute  la  France,  et  surtout  dans  les  pro- 
vinces méridionales?  Une  seule  hypothèse  peut, 
ce  me  semble,  rendre  raison  de  cette  anomalie 
singulière.  Il  faut  supposer  que,  si  les  abbés  de 
Saint-Savin  n'employèrent  ni  sculpteurs  ni  imagiers 
dans  leur  église,  depuis  sa  construction  jusqu'au 
milieu  du  xii®  siècle,  c'est  que  leur  église  avait 
déjà  reçu  leur  ornementation  particulière,  aussi 
riche  sans  doute  dans  leur  opinion,  et  peut-être 
plus  rare  que  celle  des  monastères  voisins.  Je  con- 
çois que  l'entrée  de  la  tour  occidentale  ait  conservé 
ce  caractère  de  simplicité  commandée  par  sa  des 
tination  toute  militaire  ;  mais  que  le  tympan  de  la 
porte  qui  s'ouvre  dans  le  narlliex  soit  de  même  nu, 
tandis  que  la  plus  médiocre  église  de  village  ornai* 


L^ÉGLISE    DÉ    S.VIN'Ï-SAVIN.  175 

sa  porte  de  bas-relid's  et  de  rinceaux,  je  ne  puis 
le  comprendre,  si  je  n'admets  qu'alors  tout  le  ves- 
tibule était  couvert  de  peintures  qui  ne  laissaient 
plus  de  place  au  travail  du  sculpteur. 

Il  est  probable  qu'une  circonstance  particulière, 
telle  que  l'arrivée  d'artistes  en  renom,  aura  engagé 
le?  religieux  de  Saint-Savin  à  choisir  pour  leur 
église  un  genre  de  décoration  encore  peu  commun, 
suivant  toute  apparence.  Les  rapports  remarqua- 
bles qu'on  observe  entre  les  peintures  de  la  nef 
et  les  plus  anciennes  peintures  byzantines  m'onf 
donné  lieu  de  croire  que  ces  artistes  étaient  des 
Grecs,  ou  tout  au  moins  qu'ils  appartenaient  à  une 
école  de  la  Grèce.  De  quelque  pays  que  fussent  ces 
h  mmes,  ils  ^levaient  assurément  avoir  obtenu  ou 
conservé  des  traditions  de  l'art  antique. 

Les  peintures  du  vestibule,  de  la  nef  et  de  la 
crypte,  les  mieux  conservées  aujourd'hui,  me 
p..raissent  avoir  été  exécutées  simultanément,  non 
pas  sans  doute  par  le  môme  artiste,  mais  sous  la 
direction  d'un  seul  maître  et  par  les  talents  réunis 
de  son  école.  En  effet,  non-seulement  on  remarque 
une  conformité  frappante  entre  les  procédés  maté- 
riels, mais  encore  les  mêmes  types  de  physionomie, 
les  mêmes  altitudes,  les  mêmes  mouvements  de 
draperies,  se  reproduisent  dans  ces  trois  parties 
d(  l'église,  avec  quelques  différences  légères  d'exé- 


476       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

cution  qui  dénotent  seulement  des  mains  plus  ou 
moins  exercées.  J'incline  à  croire  que  la  tribune  a 
été  peinte  à  la  môme  époque;  mais  l'étal  de  dégra- 
dation de- toutes  ses  fresques  ne  permet  que  des 
conjectures,  car  une  comparaison  rigoureuse  est  de- 
venue aujourd'hui  impossible. 

Je  trouve  une  diiïérence  sensible  entre  les  pein- 
tures précédentes  et  celles  du  chœur.  Los  der- 
nières, incontestablement  inférieures  sous  le  rap- 
port de  l'exécution,  accusent  une  connaissance 
moins  parfaite  des  procédés  particuliersà  la  fresque. 
C'est  dans  le  chœur  et  dans  les  chapelles  qu'on 
voit,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  ces  changements  de 
couleur  si  étranges,  qu'on  ne  peut  attribuer  qu'à 
l'ignorance  des  effets  de  la  chaux  sur  certaines 
préparations,  applicables  dans  un  autre  mode  de 
peinture.  Enfin,  les  tètes  n'ont  point  ce  caractère 
de  noblesse,  les  draperies  cette  élégance  d'ajuste- 
ment, que  j'ai  attribués  à  des  souvenirs  tradition- 
nels de  l'art  antique.  On  observe  dans  le  chœur,  à 
côté  de  ces  longues  et  roides  figures  de  saints,  des 
rinceaux  très-grossiers,  et  surtout  l'ornement  de 
t'intrados  des  arcades  formé  par  des  dents  de  loup 
peintes  en  rouge.  N'est-ce  pas  là  l'enfance  de  l'art, 
le  barbouillage,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  de 
nos  premiers  peintres  nationaux?  Le  moyen  de 
croire  que  ces  dents  de  loup  ont  été  badigeonnées 


L'ÉGLISE    DE   SAIM-SAVIN.  177 

par  les  mêmes  artistes  qui  ont  peint  l'arc-doubleau 
(lu  narthex  et  la  bande  transversale  qui  pailage 
les  fresques  de  la  nef?  A  mon  avis,  la  décoration 
irès-grossière  du  chœur  serait  conlomporaine  de 
!;i  reconstruction  de  l'église  par  OJon  If.  Quantaux 
fresques  de  la  chapelle  de  saint  Marin,  je  les  crois 
exécutées  à  une  époque  intermédiaire  entre  la  dé- 
coration du  chœur  et  celle  de  la  nef. 

La  comparaison  des  fresques  du  chœur  avec 
celles  de  la  nef,  et  l'évidente  infériorité  des  pre- 
mières, suffiraient,  ce  me  semble,  à  donner  à  mon 
opinion  une  grande  vraisemblance;  mais  une  au- 
tre considération  vient  encore  la  fortifier.  Personne 
n'ignore  que,  dans  la  décoration  d'une  église,  le 
jilusgi'and  luxe,  la  plus  grande  recherche  ,  les  res- 
sources les  plus  puissantes  de  l'art,  sont  réservés 
pour  le  lieu  le  plus  saint,  pour  le  chœur.  Toute 
grossière  qu'est  la  sculpture  de  Samt-Savin,  elle 
contirme  cette  règle  générale  ,  et  l'on  en  a  vu  un 
exemple  manifeste,  en  comparant  les  cliapileaux 
du  nailhex  et  de  la  nef  avec  ceux  du  chœur.  Cela 
posé,  il  est  évident  qu'à  l'époque  où  fut  e:\écutéc  la 
décoration  du  chœur,  elle  devait  être  supérieure 
à  celle  de  la  nef;  or,  si  l'on  remarque  le  contraire 
aujourd'hui,  n'est-ce  pas  une  très-forte  présomp- 
tion pour  croire  que  le  chœur  a  été  peint  avant  la 
nef? 


178      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  \U  MOYEN  AGE, 

En  résumé,  si  mes  inductions  sont  admises  par 
le  lecteur,  voici  les  dates  approximatives  aux- 
quelles on  peut  s'arrêter  avec  quelque  vraisem- 
blance : 

De  1023  à  1050,  construction  de  l'église,  badi- 
geonnage  de  ses  murs  et  de  ses  voûtes.  Décoration 
du  chœur.  Décoration  de  la  chapelle  de  saint 
Marin,  postérieure  de  peu  de  temps  à  celle  du 
chœur. 

De  1050  à  1150, au  plus  tard,  peinture  des  fres- 
ques de  la  nef,  de  la  crypte,  du  vestibule  et  de  la 
tribune,  par  des  artistes  appartenant  à  uno  école 
originaire  de  la  Grèce. 

De  1200  à  1300,  peinture  de  la  Vierge  du  nar- 
Ihex. 

A  partir  de  cette  époque,  il  n'y  a  plus  que  d'i- 
gnobles badigeonnages,  dont  il  est  inutile  de  s'oc- 
cuper. 


VI 


DESCRIPTION     DES     PEINTURES. 


Le  frontispice  de  la  publication  dont  nous  avons 
parlé  au  coramencemeni  de  ce  travail,  dessiné  par 
M.  VioUet-Leduc,  est  com/jo^c' d'ornements  tirés  de 
différentes  parties  de  l'église.  Voici  la  place  que 
chacun  de  ces  ornements  occupe  dans  la  décoration 
générale. 

1°  Niche  dans  le  mur  occidental  du  narlhex. 

La  Vierge,  assise  sur  un  trône,  entourée  d'une 
gloire,  tenant  son  tils  sur  ses  genoux;  à  droite  et  à 
gauche,  dans  la  partie  supérieure  de  la  niche, 
deux  anges  portés  sur  des  nuages,  dans  une  atti- 
tude d'adoration  ;  plus  bas,  deux  personnages  nim- 
bés, revêtus  d'un  costume  monastique  et  tenant 
une  crosse  à  la  main  :  l'un,  placé  à  la  droite  de  la 
Vierge,  est  probablement  saint  Benoît  d'Aniane, 
premier  abbé  de  Saint-Savin  ;  l'autre,  qui  paraît 


180       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

êtie  une  femme,  est  peut-être  sainte  Savine,  dont 
le  nom  se  trouve  dans  une  inscription  de  la  crypte 
et  sur  l'un  des  autels. 

Les  Bolhindistes  rapportent  très-brièvement  la 
légende  de  sainte  Savine  ou  Sabine,  vierge.  Née  à 
Samon,  elle  quitta  ses  parents  idolâtres,  et  vint 
se  faire  baptiser  à  Rome.  Après  avoir  longtemps 
voyagé,  elle  se  lixa  à  Troyes,  où  elle  mourut  en 
odeur  de  sainteté,  ayant  fait  plusieurs  miracles. 
On  place  sa  mort  au  commencement  du  iv®  siècle. 

Ce  serait  peut-être  seulement  à  cause  de  la  con- 
formité du  nom  que  la  tradition  locale  aurait  mis 
sainte  Savine  en  relation  avec  saint  Savin.  Si, 
comme  l'ont  prétendu  quelques-uns  des  historiens 
de  l'abbaye,  et  comme  cette  inscription  semble  l'in- 
diquer :  Requiescit  sanctissima  Savina  virgo,  in- 
scription trouvée  sur  un  tombeau  en  pierre,  vide, 
placé  sous  le  grand  autel,  vulgairement  appelé  le 
sépulcre  (la  crypte),  la  crypte  de  notre  église  ren- 
fermait le  corps  de  sainte  Savine,  vierge,  comment 
ce  fait  serait-il  demeuré  inconnu  aux  BoUandistes, 
qui  placent  la  sépulture  de  cette  sainte  dans  le 
monastère  de  Celles,  près  de  Troyes?  —  Peut-être 
y  at-il  eu  deux  saintes  du  même  nom,  l'une  en 
Champagne,  l'autre  en  Poitou. 

•â*^  L'arcade  sous  laquelle  l'artiste  a  placé  la 
Vierge,  les  archivoltes  qui  l'entourent  et  leuis  rc- 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SAVIN.  ISl 

tombées  échancrôes,  sont  copiées  d'après  l'arcade 
(le  la  tribune,  percée  autrefois  dans  le  mur  occidental 
de  la  nef. 

3"  Bande  longitudinale  peinte  au  sommet  de  la 
voûte  de  la  crypte. 

4°  Les  entrelacs,  ainsi  que  les  deux  pendentifs  de 
l'arcade,  sont  empruntés  à  des  trumeaux  ou  aux 
pendentifs  de  quelques  arcades  du  chœur  et  des  cha- 
pelles. 

o°  Bande  transversale  peinte  dans  la  nef,  entre 
la  deuxième  et  la  troisième  arcade,  à  parlir  du 
nartbex. 

G"  Bande  ou  litre  qui  règne  le  long  des  murs  de- 
là nef  des  transepts. 

1'^  Ornement  peint  à  l'intrados  d'un  arc-doubleau 
du  narthex. 

8°  Ornement  qui  sépare  longitudinalenient  les 
deux  moitiés  de  la  voûte  de  la  nef.  On  voit  qu'il  a 
remplacé  un  ornement  plus  ancien  qui  reparaît  par 
places,  là  où  la  peinture  nouvelle  s'est  détachée. 

Fresques  du  vestibule. 

J.  —  Le  Christ  assis  sur  un  trône,  entouré  d'un.î 
gloire,  la  tête  nimbée,  les  bras  étendus,  il  donne 
la  bénédiction  de  la  main  droite.  Plusieurs  anges, 
portant  les  instruments  de  la  Passion,  sont  placés 
à  droite  et  à  gauche  du  Christ  dans  les  angles  du 

11 


182      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

tympan.  Ces  figures  de  petite  proportion,  et  fort 
altérées,  quoique  pourtant  reconnaissables  aujour- 
d'hui, étaient  autrefois  presque  entièrement  ca- 
chées sous  les  lichens  et  le  badigeon.  Elles  ont 
été  retrouvées  par  les  soins  de  M.  Joly. 

L'expression  du  Christ  est  remarquable  par  sa 
douceur  mêlée  de  tristesse.  Évidemment  l'artiste  a 
voulu  représenter  le  Sauveur  dans  la  fleur  de  la 
jeunesse  :  caractère  assez  rare  dans  les  images  exécu- 
tées en  France.  Ses  cheveux  sont  blonds  et  flottent 
sur  ses  épaules,  partagés  symétriquement  sur  le 
front.  Il  n'a  qu'une  barbe  naissante,  à  peine  visible. 
Il  faut  noter,  comme  une  singularité  très-rare  dans 
notre  pays,  la  manière  dont  les  doigts  de  la  main 
droite  sont  placés  pour  donner  la  bénédiction:  le 
pouce  s'incline  vers  l'annulaire,  qui  est  fléchi  ; 
les  trois  autres  doigts  sont  élevés,  mais  inégale- 
meiït.  Je  ne  doute  pas  que  le  geste  de  la  bénédiction 
à  la  manière  grecque  ne  soit  exprimé  ici  II  est  vrai 
que,  pour  le  rendre  parfaitement,  il  faudrait  que 
le  petit  doigt  et  le  médius  fussent  arqués,  de  ma- 
nière à  présenter  la  forme  du  sigma  (C)  dans 
l'alphabet  grec  de  l'époque  chrétienne  (on  sait  que 
la  position  des  doigts,  leur  flexion  ou  leur  rigidité 
doit  former,  suivant  les  liturgistes  grecs,  les  lettres 
IC  XC,  lyjo-oTjç  Xpjcrrdç)  ;  mais  la  courbure  du  mé- 
dius et  du  petit  doigt  en  raccourci  n'était  pas  facile 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  iSS 

à  rendre  clans  une  peinture  où  il  n'y  a  pas  d'om- 
bres ;  c'c'tiiil,je  crois,  un  problème  au  delà  des 
limites  de  l'art  à  cette  époque.  La  position  du  pouce 
et  du  petit  doigt  suflît,  ce  me  semble,  pour  carac- 
tériser la  bénédiction  grecque.  Elle  n'est  pas  expri- 
mée [)lus  clairement  dans  quelques  fresques  de  la 
Grèce  ou  de  l'Asie  Mineure  que  j'ai  examinées.  On 
peut  ajouter,  je  crois,  la  position  de  cette  main  et 
làge  donné  au  Christ,  aux  arguments  que  j'ai  déjà- 
fait  valoir  en  proposant  d'attribuer  les  peintures  de 
Saint-Savin  à  des  artistes  grecs. 

11.  —  Voûte  du  vestibule,  à  la  gauche  du  specta- 
teur placé  devant  le  Christ.  Première  composition 
(la  plus  élevée)  *  :  Ouverture  du  puits  de  l'Abîme. 

Le  peintre  s'est  conformé  fort  exactement  à  la 
description  qu'on  lit  dans  l'Apocalypse,  pour  re- 
présenter les  sauterelles  qui  sortent  du  puits  de 
l'Abîme.  Leurs  cuirasses  sont  à  écailles  :  il  me 
semble  qu'un  peintre  du  Nord,  au  xi**  ou  xii^  siècle, 
leur  aurait  donné  une  armure  de  mailles.  Ces 
écailles,  à  mon  avis,  sont  encore  un  souvenir  anti- 
que. —  La  sortie  impétueuse  de  ces  monstres,  et  la 
confusion  de  la  foule  qu'ils  renversent  sous  leurs 

1.  Les  compositions  de  l'Apocalypse  peintes  dans  le  vesti- 
bule se  suivent  dans  l'ordre  suivant  :  1»  paroi  nord  (à  gauche 
en  entrant  dans  l'église),  compartiment  supérieur;  2"  paroi 
su'l,  compartiment  supérieur;  3"  paroi  nord,  compartiment 
inférieur;  4"  paroi  sud,  compartiment  inférieur. 


184      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

pieds,  sont  exprimées  avec  énergie.  Je  ne  puis 
m'empécher  de  remarquer  que  le  peintre  évite  le 
laid.  Assurément,  au  xii*'  siècle,  un  artiste  de  notre 
pays  aurait  donné  à  ses  fantômes  les  têtes  les  plus 
hideuses  que  son  imagination  eût  pu  lui  suggérer; 
ici,  au  contraire,  ils  ne  sont  que  terribles.  N'y 
a-t-il  pas  là  encore  quelques  traces  de  cet  art  grec 
si  amoureux  du  beau,  qu'il  représentait  Méduse 
même  comme  une  vierge  d'une  noblesse  idéale  ? 

L'ange  qui  ouvre  le  puits  de  l'Abîme  tient  de  la 
main  droite  un  objet  qu'il  n'est  pas  facile  de  dé- 
terminer :  cela  ressemble  à  une  scie  ou  à  une  palme; 
je  voudrais  y  voir  un  oliphant  ou  une  trompette. 
Peut-être  quelque  ornement  peint  sur  l'oliphant  lui 
donne-t-il  cette  apparence  dentelée,  qui,  autrement, 
me  semble  inexplicable. 

Le  couvercle  du  puits,  appuyé  sur  sa  margelle, 
ressemble  parfaitement  à  un  bouclier,  tel  que  celui 
qu'on  verra  tout  à  l'heure  dans  le  combat  de  saint 
Michel  et  du  dragon.  La  forme  en  serait  singulière 
pour  couvrir  un  puits.  Peut-être,  dans  l'idée  de 
l'artiste,  dans  la  tradition  populaire,  le  puits  de 
l'Abîme  était-il  fermé  par  un  bouclier,  ou  bien 
encore  est-ce  un  effet  de  perspective  que  le  peintre 
aurait  voulu  rendre,  fort  malheureusement  sans 
doute. 

IIL  —  Voûte  du  vestibule,  côté  sud,  comparti- 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SAVIN.  1  ]5 

ment  supérieur:  Délivrance  des  quatre  anges  liés 
dans  l'Euphrate. 

Je  présente  ici  l'explication  qui  me  paraît  la  plus 
naturelle  :  l'état  déplorable  de  cette  fresque  permet 
peut-être  d'autres  interprétations  :  je  les  indiquerai 
plus  bas. 

On  remarquera  que  les  anges  paraissent  être  dans 
une  livière,  au  moins  leurs  pieds  sont  sur  un  fond 
d'une  autre  couleur  que  le  fond  général  du  tableau. 
Leur  mouvement  conviendrait  assez  à  celui  de  cap- 
tifs qu'on  va  délier  ;  mais  aujourd'hui  les  chaînes 
sont  devenues  invisibles.  Cependant,  en  examinant 
celte  composition  par  un  très-beau  jour,  on  croit 
y  voir  des  chaînes  attachées  à  leurs  mains.  Celte 
fresque  est  si  altérée,  que  tous  les  dessins  qu'on  en 
ferait  présenteraient  des  variantes  de  détail.  Il  faut 
non-seulement  voir,  mais  interpréter  ce  qu'on  voit, 
pour  le  rendre  intelligible  dans  une  copie.  L'heure 
du  jour,  du  soleil,  ou  un  temps  couvert,  changent 
complètement  l'apparence  de  quelques  détails  im- 
portants pour  l'intelligence  du  sujet. 

Au-dessus  des  cavaliers,  dans  une  gloire,  pa- 
raît une  espèce  d'autel,  et  tout  près  quelque  chose 
de  rouge,  qui  probablement  est  une  hgure  placée 
sous  l'autel.  Plusieurs  personnes  qui  ont  vu  cette 
fresque  à  une  époque  où  elle  était  moins  endom- 
magée m'ont  assuré  qu'elles  avaient  reconnu  une 


186       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

figure  de  saint,  nimbée,  sortant  à  mi-corps  de  des- 
sous l'autel.  Peut-être  alors  se  rapporterait-elle  aux 
versets  9  et  10  du  chapitre  vi  de  l'Apocalypse  ;  on 
peut  objecter  que,  d'après  le  texte  sacré,  les  martyrs 
furent  revêtus  d'une  robe  blanche,  tandis  que  nous 
voyons  ici  un  vêlement  rouge;  mais  on  peut  répon- 
dre que  l'apparition  des  martyrs,  et  le  don  d'une  robe 
blanche,  appartiennent  à  deux  moments  distincts 
de  la  vision,  et  que  le  peintre  n'en  pouvait  représen- 
ter qu'un  seul. 

Quelques  autres  versets  de  l'Apocalypse  pour- 
raient encore,  à  la  rigueur,  s'appliquer  à  cette 
peinture.  J'avais  pensé  d'abord  qu'elle  offrait  une 
représentation  des  fléaux  qui  apparaissent  à  l'ou- 
verture des  quatre  premiers  sceaux  du  livre  mysté- 
rieux :  les  cavaliers  seraient  la  Guerre,  la  Famine 
etlaMort.  Mais  alors  la  couleur  des  chevaux,  très- 
minutieusement  décrite  dans  le  texte  sacré,  aurait 
été  fort  inexactement  rendue  par  l'artiste.  Enfin,  les 
anges,  à  l'exception  de  celui  qui  sonne  de  la  trom- 
pette, demeureraient  inexplicables.  Au  surplus,  je  le 
répète,  l'état  de  cette  fresque  est  tel  aujourd'hui, 
qu'il  est  extrêmement  difficile  d'en  apprécier  exacte- 
ment les  détails,  et,  à  plus  forte  raison,  de  les  copier. 

IV.  —  Voûte  du  vestibule,  côté  nord,  comparti- 
ment inférieur  :  La  femme  poursuivie  par  le  dragon. 

L'artiste  a  réuni  dans  la  même  composition  des 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SWIN.  187 

détails  qui  se  rapporicnt  à  différents  moments  de 
la  vision  de  l'évangéliste.  Ainsi  le  fleuve  coule 
entre  la  femme  et  le  dragon;  elle  a  des  ailes,  et 
cependant  elle  tient  encore  son  fils,  qui  déjà  était 
ravi  au  ciel  quand  le  dragon  vomit  le  fleuve  pour 
l'engloutir. 

On  remarquera  quelques  points  rouges  sous  le 
dragon  :  ce  sont  sans  doute  les  étoiles  que  sa  queue 
abat  sur  la  terre. 

La  portion  de  disque  rouge  qui  renferme  une 
forteresse  au  milieu  de  laquelle  on  distingue  une 
petite  maison  est  le  ciel,  la  demeure  de  Dieu.  Un 
peintre  du  moyen  âge  ne  pouvait  se  représenter  la 
céleste  demeure  autrement  que  comme  un  château 
fort. 

Le  grand  disque  rouge  sur  lequel  la  femme  pa- 
raît assise,  est,  je  pense,  le  soleil.  C'est  ainsi  que 
le  peintre  a  traduit  ces  mots  du  premier  verset  : 
Amicta  sole. 

L'attitude  de  la  femme  est  remplie  de  noblesse 
et  de  grâce.  Son  expression  mélancolique  est  heu- 
reusement rendue.  Le  personnage  placé  à  sa  droite 
est  sans  doute  saint  Jean,  dont  le  geste  exprime  la 
crainte  et  l'horreur  à  l'approche  du  monstre. 

On  observera  que  la  tête  du  dragon  est  entourée 
d'un  nimbe.  Le  nimbe  n'exprime  pas  seulement  la 
sainteté  ;  c'est  un  caractère  surhumain  et  mystérieux, 


ISS       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

une  marque  divine  imprimée  soit  comme  un  signe 
d'élection,  soit  comme  un  signe  de  réprobation.  Il 
a  les  deux  sens  opposés  qu'avait  le  mot  sacer  chez 
les  Latins. 

Le  dragon  paraissait  d'abord  figuré  sur  la  fres- 
que, contrairement  au  texte  sacré,  avec  une  seule 
tète  et  dix  cornes;  aujourd'hui  qu'elle  a  été  nettoyée 
complètement,  les  sept  tètes  sont  bien  visibles. 
Cinq  fort  petites  tôles,  couronnées  de  nimbes  jaunes, 
sortent  de  la  nuque  du  monstre  et  forment  la  base 
de  ses  cornes,  avec  lesquelles  il  est  facile  de  les 
confondre  à  moins  d'un  examen  attentif.  Derrière 
la  tête  principale,  une  septième  tète  pend  sous  la  . 
gueule  du  dragon.  Cette  dernière,  entourée  d'un 
nmihe  de  couleur  sombre,  est  la  tète  blessée  qui 
guérit  d'une  plaie  mortelle.  On  voit  que  le  peintre 
a  identifié  le  dragon  du  chapitre  xii  avec  la  bête 
du  chapitre  xiii. 

V.  —  Voûte  du  vestibule,  côlè  sud,  comparti- 
ment inférieur  :  Combat  de  l'archange  Michel  contre 
le  dragon. 

L'archange  est  monté  sur  un  cheval  blanc  dont  la 
selle  a  le  plus  grand  rapport  avec  le  harnachement 
des  Orientaux.  Il  dirige  contre  le  dragon  une  jave 
line  très-mince;  d'ailleurs,  il  n'a  pas  d'armes  dé- 
fensives. Je  crois  qu'il  n'a  pas  d'élriers  ;  cependant, 
un  trait  jaune  qui  cerne  sa  jambe  droite  peut  à 


L'ÉGLISE  DE  SAIM-SAVIN.  189 

toute  force  être  pris  pour  une  (''trivière.  Un  ange, 
à  côlc  de  lui,  tient  un  bouclier  pointu  par  le  bas. 

On  voit  deux  autres  anges  à  pied,  armés  d'épécs, 
derrière  le  dragon.  L'attaquent-ils,  ou  biensonl-co 
les  satellites  du  dragon  ?  Il  est  assez  difficile  de 
résoudre  la  difliculté.  Rien  dans  leur  costume  et 
dans  leur  caractère  ne  semble  convenir  à  des 
anges  de  ténèbres;  mais  le  texte  est  positif:  le  dra- 
gon, comme  Michel,  est  suivi  de  son  armée. 

VI.  — Voûte  du  vestibule,  côté  nord,  rangée  infé- 
rieure, au-dessous  de  la  femme  poursuivie  par  le 
Dragon  :  Glorification  de  la  Vierge  (?). 

On  croyait,  il  y  a  quelques  années,  qu'il  n'exis- 
tait plus  que  deux  compositions  peintes  de  chaque 
côté  de  la  voûte  du  vestibule;  les  derniers  travaux 
de  M.  Joly  en  ont  fait  découvrir  une  nouvelle. 

Une  femme  assise,  la  tête  entourée  d'un  voile, 
nimbée;  la  main  droite  élevée  comme  pour  bénir, 
la  gauche  rapprochée  de  la  poitrine;  la  tête  et  le 
haut  du  corps  se  détachent  sur  une  gloire; 
deux  anges  volent  au-dessus,  étendant  la  main 
gauche  vers  la  femme,  et  relevant  la  droite,  lepoinq 
fermé.  A  droite  de  la  femme  assise,  deux  per- 
sonnages nimbés  semblent  s'approcher  d'elle  et  lui 
adresser  la  parole  :  le  premier,  barbu  et  tonsuré, 
revêtu  de  l'habit  monastique,  lient  une  châsse  ou 
un  livre  ;  le  second,  imberbe,  la  tête  couverte  d'une 

11. 


190       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE 

espèce  de  capuchon,  me  paraît  être  une  femnie.  Un 
peu*  plus  loin,  en  arrière,  une  foule  dhommos  se; 
presse  alentour;  à  leur  tête,  on  distingue  doux 
rois  portant  des  diadèmes.  A  gauche,  on  voit  plu- 
sieurs personnages  tonsurés,  conduits,  comme  il 
semble,  par  un  homme  barbu,  iatête  recouverte  d'ua 
capuchon,  et  tenant,  de  la  main  gauche,  une  ba- 
guette, un  sceptre,  ou  peut-être  une  crosse. — Il  faut 
noter  les  deux  ornements  en  losange  qui  se  lient  au 
nimbe  de  la  femme  :  ils  me  sont  tout  nouveaux,  et 
je  ne  sais  comment  les  expliquer.  Tout  le  bas  de 
cette  fresque  a  beaucoup  souffert  de  l'humidité,  et 
la  partie  supérieure  elle-même  n'est  visible  que 
depuis  le  nettoiement  dont  j'ai  parlé. 

L'explication  du  sujet  me  semble  diflicile.  J'avais 
essayé  de  la  chercher  dans  l'Apocalypse.  En  effet,  le: 
vestibule  présentant  une  suite  assez  nombreuse  de 
compositions  tirées  de  ce  livre,  il  paraissait  naturel 
d'y  rattacher  celle-ci;  mais  je  n'ai  pu  trouver  au- 
cun texte  qui  s'y  appliquât  convenablement.  Un 
moment  j'avais  été  tenté  de  voir  dans  la  femme  as- 
sise la  Grande  Prostituée  {Magna  Meretrix),  entou- 
rée de  ses  adorateurs,  et  prêle  à  verser  le  sang  des 
saints  qui  se  présentent  hardiment  devant  elle. 

On  a  déjà  remarqué  que  le  nimbe  n'est  pas  tou- 
jours un  attribut  de  sainteté,  puisque  la  tête  du 
dragon  en  est  couronnée.  Un  signe  semblable  pou-» 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  101 

vait  donc  élre  donné  à  la  More  des  abominations. 
Enfin,  les  deux  anges  levant  leur  main  dio\le  fermée 
me  semblaient  faire  un  geste  de  menace,  et  je  voyais 
en  eux  les  exécuteurs  de  la  sentence  divine  pro- 
noncée contre  Babylone.  Mais  ni  la  béte,  monture 
de  la  Grande  Prostituée,  ni  surtout  la  coupe  d'abo- 
mination, son  attribut  constant  et  caractéristique 
ne  se  retrouvent  ici;  on  ne  peut  admettre  qu'on  les 
eût  omises  dans  un  pareil  sujet.  D'un  autre  côté, 
les  deux  rois  et  les  moines  qui  environnent  la  femme 
assise  ne  sauraient  s'expliquer  dans  cette  hypothèse. 
Enfin,  le  caractère  calme,  grave  et  tout  religieux  de 
cette  peinture  suffirait  seul  pour  obliger  de  chercher 
une  autre  interprétation. 

Pourjusti-fier  celle  que  je  crois  pouvoir  proposer, 
j'ai  besoin  de  rapprocher  cette  composition  de  celle 
qui  occupe  l'intérieur  de  la  niche  du  narthex.  On 
se  rappelle  que  la  Vierge  du  narthex  est  placée  en- 
tre un  saint  et  une  sainte  agenouillés  devant  son 
trône.  Ce  saint  et  cette  sainte,  qui  occupent  une 
place  si  importante  dans  la  composition  du  nar- 
thex, je  crois  les  retrouver  ici  dans  les  deux  person- 
nages debout  auprès  de  la  femme  assise,  et  les  diffé- 
rences notables  qu'on  peut  remarquer  dans  leurs 
costumes  ne  doivent  pas  surprendre,  puisque  les 
deux  sujets  ne  sont  pas  l'œuvre  des  mêmes  artistes, 
et  que,  suivant  toute  apparence,  ils  ont  été  exécutés 


192       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

à  un  intervalle  de  temps  considérable.  J'ai  déjà 
exposé  les  motifs  qui  m'engagaient  à  reconnaître 
dans  les  deux  personnages  nimbés  du  narthex  saint 
Savin  et  sainte  Savine.  Sans  doute  une  tradition, 
perdue  aujourd'hui,  associait  les  deux  saints  ho- 
monymes au  patronage  de  l'abbaye. 

Je  pense  donc  que  cette  composition  représente  la 
glorification  de  la  Vierge.  Il  était  naturel  dans  l'ab- 
baye de  Saint-Savin  de  placer  au  premier  rang  de  ses 
adorateurs  deux  saints  de  l'ordre  de  saint  Benoît. 
On  ne  doit  pas  s'étonner  de  voir  dans  la  foule  qui 
entoure  le  trône  divin  un  si  grand  nombre  de  reli- 
gieux, puisque  le  peintre  travaillait  pour  des  moi- 
nes. Quant  aux  deux  rois,  ce  sont  probablement  les 
princes  qui  ont  bien  mérité  de  l'Église,  Constantin, 
par  exemple,  et  Charlemagne  ;  ou  bien,  si  l'on  sup- 
pose à  l'artiste  des  sentiments  français,  ces  deux 
monarques  seraient  Glovis,  qui  détruisit  l'aria- 
nisme,  et  Charlemagne,  qui  dota  l'Église. 

La  composition  qui  faisait  pendant  à  celle-ci  du 
côté  du  sud  est  entièrement  effacée.  L'enduit  de 
mortier  a  disparu  même,  en  grande    partie. 

Fresques  de  la  nef. 

Nous  suivrons  pour  l'explication  des  fresques  de 
la  nef,  l'ordre  indiqué  par  le  texte  sacré.  Voici  la 
disposition  des  peintures  dans  la  nef: 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SAVIN.  193 

La  série  commence  à  la  rangée  supérieure  do  la 
seconde  travée  nord  du  narthex,  et  se  continue  de 
gauche  à  droite  ;  après  la  troisième  travée,  on  passe 
à  la  rangée  inférieure  du  même  côté  du  narthex. 
Il  fautensuite  remonter  h  la  rangée  supérieure  des 
peintures  de  la  nef,  toujours  du  côté  nord,  et  les 
suivre  de  gauche  à  droite  jusqu'au  chœur.  De  là  on 
passe  à  la  rangée  supérieure  du  côté  sud,  et,  en 
partant  du  chœur,  on  les  suit  encore  de  gauche  à 
droite  jusqu'à  l'extrémité  du  narthex.  On  revient 
ensuite  vers  le  chœur,  du  même  côté,  en  partant  du 
narthex,  et  descendant  à  la  rangée  inférieure,  dont 
les  compositions  se  suivent  cette  fois  de  droite  à 
gauche.  Du  côté  sud  de  l'église,  les  fresques  pré- 
sentent donc  l'apparence  de  deux  lignes  d'écriture 
boustrophédon.  De  la  dernière  composition  du  côté 
sud,  il  faut  passer  au  côté  nord,  à  partir  de  l'entrée 
-  de  la  nef,  et  se  diriger  vers  le  chœur. —  Je  ferai  ob- 
server que  la  disposition  des  fresques,  du  moins  au 
commencement  de  la  série,  contribue  à  marquer  la 
séparation,  déjà  indiquée  par  l'architecture,  entre  le 
narthex  et  la  nef. 

Il  est  douteux  que  la  première  travée,  des  trois 
qui  composent  le  narthex.  ait  jamais  présenté  des 
compositions  peintes.  Probablement  il  y  avait  au- 
trefois une  ornementation  tracée  sur  la  voûte  de 
cette  travée,  ainsi  que  dans  tout  le  reste  de  l'église. 


i94      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  ACE. 

mais  je  suppose  que  ce  n'était  qu'un  badigeonnage. 
Quoiqu'il  en  soit,  l'enduit  étant  entièremeiil  déta- 
ché, il  ne  reste  aujourd'hui  aucune  trace  de  la  dé- 
coration primitive. 

I.  —  Deuxième  travée  du  narthex,  rangée  supé- 
rieure ;  Création  du  ciel  et  de  la  terre. 

Deux  sujets  y  sont  réunis.  Le  premier  paraît  être 
la  création  du  firmament  ou  bien  celle  de  la  terre, 
ou  plutôt  enfin  celle  des  végétaux.  La  fresque  étant 
presque  entièrement  effacée,  on  n'aperçoit  plus 
qu'une  tête  dans  un  nimbe  crucifère,  quelques  traces 
d'un  manteau  jaune  et  un  arbre.  Le  second  sujet  est 
mieux  conservé  et  facile  à  comprendre  :  Le  Seigneur 
est  représenté  plaçant  le  soleil  et  la  lune  dans  le  fir- 
mament. Le  soleil  est  un  disque  rouge,  dans  le  centre 
duquel  on  voit  un  buste  d'homme;  la  lune  est  fi- 
gurée par  un  disque  jaune,  avec  un  buste  de  femme 
dont  la  tête  est  surmontée  d'un  croissant.  Voilà  des  ■ 
souvenirs  du  paganisme  encore  bien  conservés. 

J'ai  déjà  parlé  des  formes  toutes  convention- 
nelles des  accessoires.  Les  arbres  ou  les  plantes 
qu'on  distingue  dans  le  fond  de  cette  composition 
sont  de  véritables  hiéroglyphes  ;  ils  rappellent  les 
mêmes  objets,  tels  qu'on  les  trouve  exprimés  sur 
quelques  vases  grecs. 

Le  haut  de  la  troisième  travée  du  narthex  es* 
couvert  d'un    enduit  nouveau,  mais  personne  à 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  193 

Saint-Savin  ne  se  souvienl  d'avoir  vu  les  peinliires 
qui  devaient  occuper  cette  place.  Il  est  évident 
que  la  création  de  l'homme  devait  être  le  sujet  prin- 
cipal. 

II.  —  Deuxième  travée  du  narlhex,  2®  rangée  : 
Trois  sujets  :  A,  Sommeil  d'Adam  ;  B,  Le  Seigneur 
présente  Eve  au  premier  homme  ;  G,  Tentation 
d'Eve. 

On  remarquera  avec  étonnement  que  les  deux 
figures  nues,  Adam  et  Eve,  dans  la  composition 
centrale,  ont  l'une  et  l'autre  une  barbe  naissante 
au  menton.  J'attribue  cette  singularité  kunrepentir 
du  peintre,  dont  une  retouche  à  la  détrempe  au- 
rait été  effacée  parle  temps.  Je  suppose  qu'ayant 
d'abord  placé,  par  inadvertance,  Adam  à  la  gauche 
du  Seigneur,  il  aura  voulu  le  remettre  à  la  place 
la  plus  honorable.  Son  dessin,  très-chaste,  ne  mar- 
quant d'autre  difTérence  entre  l'homme  et  la  femme 
que  la  barbe  au  menton,  il  lui  suffisait  de  donner 
de  la  barbe  à  Eve,  placée  à  droite,  pour  en  faire 
un  Adam,  puis  d'effacer  la  barbe  de  la  figure  à 
gauche,  pour  la  changer  en  une  Eve.  Probablement 
le  mortier  était  sec  quand  cette  transformation  eut 
lieu,  et  la  fresque  repoussant,  comme  cela  est  iné- 
vitable, Eve  est  demeurée  barbue.  Cette  explication 
me  semble  plus  vraisemblable  que  celle  qu'on 
pourrait  chercher  dans  l'hermaphroditisme  des  pre- 


iO()       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

r.:irrs  humains,  résultant  de  l'interprétation  litté- 
rale du  verset  27  au  premier  chapitre  de  la 
Genèse. 

Au  lieu  de  représenter  le  serpent  enroulé  autour 
de  l'arhre  de  vie,  à  la  manière  des  modernes,  on 
l'a  posé  droit,  dehout  sur  sa  queue. 

m.  —  Troisième  travée  du  narthex,  rangée  infé- 
rieure :  Trois  sujets  :  A,  Tentation  d'Adam  ;  B, 
Reproches  du  Seigneur  ;  G,  Adam  et  Eve  chassés  du 
paradis. 

Toute  la  partie  supérieure  de  ces  fresques  est  dé- 
truite. Les  sujets  sont  cependant  faciles  à  reconnaî- 
tre. On  ne  peut  savoir  si  la  figure  en  robe  blanche 
et  en  manteau  rouge  de  la  dernière  composition 
est  le  Seigneur,  ou  bien  son  ange  qui  chasse  les  cou- 
pables du  paradis. 

IV. —  Nef,  première  rangée  à  gauche  :  Offrandes 
de  Gain  et  d'Abel. 

Vers  l'entrée  de  la  nef,  il  y  a  une  lacune  d'un 
ou  deux  sujets.  En  cet  endroit,  il  y  a  une  crevasse 
considérable,  résultat  d'anciennes  infiltrations.  Le 
morlier  s'était  détaché  presque  entièrement  alen- 
tour; cependant  je  me  rappelle  que,  lorsque  je  vi- 
sitai l'église  pour  la  première  fois,  on  voyait  encore 
quelques  traces  des  peintures,  et  je  retrouve  même 
dans  mes  notes  l'indication  d'un  des  sujets,  qui  pa- 
raissait  être  les   travaux  des  premiers  hommes. 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SAVIN.  197 

Tout  a  disparu  dans  la  déplorable  restauration 
dont  j'ai  déjà  parlé;  on  n'aperçoit  plus  aujour- 
d'hui, et  encore  très-confusément,  que  le  buste 
d'une  femme  (Eve)  assise  et  filant  avec  une  que- 
nouille fixée  à  sa  ceinture. 

Le  sujet  suivant  ne  peut  être  méconnu.  Abel 
a  la  tète  entourée  d'un  nimbe  qui  exprime  ici 
sa  sainteté.  Il  présente  un  agneau  en  s'enveloppant 
les  mains  d'une  draperie,  suivant  l'usage  ancien  des 
sacrifices,  conservé  dans  l'étiquette  de  quelques 
cours  orientales.  11  n'est  pas  aisé  de  deviner  quelle 
est  l'oirrande  de  Caïn.  Ce  n'est  pas,  comme  il  sem- 
ble, une  gerbe  de  blé.  D'après  la  couleur  de  l'ob- 
jet qu'il  présente,  on  pourrait  croire  que  c'est  une 
masse  d'argile..  Peut-être  est-ce  un  vase,  ou  bien 
encore  une  grosse  racine  ;  peut-être  enfin  la  teinte 
de  l'ébauche  (le  posch)  s'est-elle  conservée,  la 
couleur  appliquée  par-dessus  ayant  été  détruite. 
Dans  ce  cas,  on  peut  admettre  que  l'offrande 
dfi  Gain  est  une  gerbe.  L'attitude  de  Caïn  exprime 
assez  heureusement  le  dépit  orgueilleux.  L'artiste 
l'a  représenté  chauve  ;  j'ignore  si  quelque  tradition 
l'y  autorisait,  ou  s'il  a  voulu  marquer  ainsi  le 
résiîllat  de  ses  fatigues,  ou  enfin  si,  au  point  de 
vuf^  |uiremeiit  pittoresque,  il  a  cherché  à  l'enlaidir 
pour  le  rendre  plus  odieux. 

Le  Seigneur  bénit  Abel  à  la  manière  latine. 


190       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

V.  —  Nef,  deux  sujets  :  A,  Meurtre  d'Abel  ;  B, 
Malédiction  de  Gain. 

Gain  frappe  Abel  avec  une  espèce  de  casse-tête. 

Dans  la  seconde  composition,  la  tête  du  fratricide 
est  entourée  d'un  nimbe  :  c'est  le  signe  dont  il 
vient  d'être  marqué  par  Dieu.  En  rapprochant  ce 
sujet  du  précédent,  on  voit  les  différentes  significa- 
tions du  nimbe  dans  les  idées  des  anciens  artistes. 

VI. —  Nef,  rangée  supérieure  :  Deux  sujets:  A, 
Unefigure  debout, les  brasélevés  vers  le  ciel.  Prière 
d'Enos  (  ?  );  B,  Vocation  de  Noé. 

Le  premier  sujet  est  douteux  ;  le  second  s'expli- 
que par  sa  position,  la  composition  suivante  re- 
présentant l'arche  au  milieu  du  déluge.  Au  lieu 
d'Enos,  il  faut  peut-être  voir,  dans  le  personnage 
les  bras  étendus,  Noé  invoquant  le  Seigneur.  Quelle 
qu'elle  soit,  cette  figure  est  d'un  très-beau  dessin,  et 
l'ajustement  des  draperies  d'une  rare  élégance.  On 
remarquera  l'ornement  très-gracieux  du  bas  de  la 
robe  ;  il  est  tout  à  fait  hellénique. 

VII.  —  Nef,  rangée  supérieure  :  L'arche. 
'  L'arche  est  figurée  comme  un  grand  vaisseau  dont 
une  des  extrémités,  la  poupe  ou  la  proue,  il  est 
difficile  de  le  décider,  se  termine  par  une  tête  fan- 
tastique. Cet  ornement  qui  se  retrouve,  avec 
quelque  différence  de  caractère,  dans  la  tapisserie 
de  Bayeux,  est  évidemment  emprunté  à  l'antiquité 


L'EGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  199 

grecque  et  romaine.  Sur  le  vaisseau  s'ôlève  un  bâti- 
ment à  trois  étages.  Des  animaux  de  diverses  espèces, 
et  par  couples,  paraissent  à  chaque  ouverture  des 
deux  premiers  étages.  Noé  et  sa  famille  se  montrent 
aux  fenêtres  de  l'étage  supérieur  :  ils  sont  hors  de 
toute  proportion  avec  la  grandeur  de  ces  fenêtres  et 
celle  des  animaux  représentés  au-dessous  d'eux. 
Toutes  les  ouvertures  de  l'arche  sont  des  arcs 
surbaissés. On  n'y  peut  guère  voir  qu'une  fantaisie  ou 
bien  une  maladresse  du  peintre,  car  cette  sorte  d'arc, 
bien  qu'elle  ne  fût  pas  absolument  inconnue  au 
xii®  siècle  \  n'était  du  moins  que  très-rarement 
employée. 

Quelles  sont  ces  deux  figures  qui  semblent  cher- 
cher à  grimper  sur  le  toit  de  l'arche?  Les  traditions 
rabbiniques  rapportent  qu'un  géant,  s'accrochant  à 
l'arche,  échappa  de  la  sorte  au  naufrage.  Suivant 
une  autre  version,  des  géants  auraient  essayé  de  faire 
chavirer  l'arche  et  d'entraîner  Noé  avec  eux  dans 
la  destruction  générale.  Serait-ce  un  souvenir  de 
cette  tradition  que  l'artiste  aurait  retracé  dans  son 
tableau?  Il  est  impossible  de  voir  dans  ces  deux 
figures  des  membres  de  la  famille  de  Noé,  car 
l'Écriture  représente  l'arche  comme  entièrement 
fermée  jusqu'au  retour  de  la  colombe. 

1.  On  peut  en  voir  un  exemple  dans  l'église  de  Montmajou», 
près  d'Arles. 


200      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

Sous  l'arche,  les  flots  roulent  des  cadavres.  Les 
vagues  sont  exprimées  par  des  traits  bleus  ondulés. 

Un  oiseau  vole  au-dessus  de  l'arche  ;  mais  la 
couleur  est  tellement  altérée,  qu'il  est  impossible 
de  savoir  si  s'est  le  corbeau  ou  la  colombe  que  le 
peintre  a  voulu  représenter. 

VIII. —  Nef,  rangée  supérieure  :  Deux  sujets  :  A, 
Sortie  de  l'arche;  B,  Sacrifice  de  Noô. 

Dans  ces  deux  compositions,  le  Seigneur  bénit 
Noô  à  la  manière  latine.  Noé  présente  une 
colombe  blanche.  L'arche  est  entourée  d'une  nappe 
ou  d'un  voile  qui  paraît  en  être  le  complément  in- 
dispensable, car  il  se  retrouve  dans  toutes  les  re- 
présentations figurées  du  moyen  âge. 

IX.  —  Nef,  côté  nord,  rangée  supérieure,  et  côté 
sud,  première  travée  à  partir  du  chœur,  rangée 
supérieure  :  Deux  sujets  :  A,  Noé  cultivant  la 
vigne;  B,  Ivresse  de  Noé. 

Toute  la  partie  inférieure  de  la  première  com- 
position est  détruite,  et  le  haut  n'est  visible  que 
depuis  que  M.  Joly  est  parvenu  à  enlever  la  couche 
épaisse  de  lichens  et  de  poussière  qui  couvrait  les 
dernières  travées  de  la  nef. 

Noé  debout,  une  large  serpe  à  la  main,  sous  une 
espèce  de  treille,  coupe  des  grappes  de  raisin.  Le 
nom  du  patriarche  est  tracé  en  lettres  jaunes  sur 
le  fond  môme  du  tableau. 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  201 

La  disposition  de  la  vigne  est  fort  remarquable. 
Elle  est  évidemment  soutenue  par  une  espèce  de 
per(jol(i  ou  treille  italienne.  Cette  manière  de  cul- 
tiver la  vigne,  inusitée  en  France,  me  semble  carac- 
téristique et  je  n'ai  pas  besoin  d'insister  de  nouveau 
sur  les  conséquences  qu'on  en  dcJtt  tirer.  Un  passage 
de  Xénophon  indique  l'origine  de  ce  mode  de 
culture,  que  l'on  voit  encore  en  Grèce  et  dans  une 
grande  partie  de  l'Italie, 

Les  premiers  mots  d'un  verset  de  la  Genèse  ont 
se rvidetexteau  peintre  pourlaseconde  composition: 
Noé  goûle  le  jus  de  la  vigne.  Il  est  revêtu  d'une 
tunique  brune  et  d'un  manteau  bleu,  les  jambes 
nues  ;  de  la  main  droite  il  tient  une  grande  coupe. 
On  aperçoit  derrière  lui  une  maison  ou  plutôt 
une  suite  de  bâtiments  renfermés  dans  une  enceinte 
de  pierre  dont  la  porte  est  ouverte.  Il  est  difficile 
de  décider,  vu  le  mauvais  état  de  cette  peinture, 
si  le  patriarche  est  assis ,  ou  bien  s'il  danse, 
éprouvant  déjà  les  effets  du  breuvage  qu'il  vient 
d'inventer.  On  n'aperçoit  pas  de  siège  derrière 
lui,  et  la  complaisance  avec  laquelle  le  peintre 
s'est  arrêté  sur  un  texte  qui  plaisait  à  sa  malice 
me  disposerait  à  croire  qu'il  a  voulu  s'amuser  à 
représenter  les  premiers  symptômes  de  l'i- 
vresse. —  Deux  mains  appartenant  à  des  figures 
effacées  aujourd'hui  prouvent  que  l'artiste  avait 


202      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

représenté    Noé    au     milieu     de     sa     famille. 

X.  —  Nef,  côté  sud,  rangée  supérieure  :  Les  fils 
de  Noé  se  moquent  de  son  ivresse. 

Il  y  a  dans  la  représentation  de  ce  sujet  une  cer- 
taine naïveté  grossière  qui  peut  surprendre,  après 
une  observation  toute  contraire  que  l'on  a  faite 
au  sujet  des  personnages  nus  des  premières  com- 
positions. —  Gham,  de  la  main  droite,  dont  un 
doigt  est  replié,  fait  les  cornes  au  dormeur,  geste 
de  mépris  fort  usité  encore  en  Italie;  l'autre  main, 
développée  perpendiculairement  à  l'horizon,  semble 
indiquer  le  mouvement  de  tailler.  Tout  cela  n'a 
pas  besoin  de  commentaire. 

Sem  et  Japhet  ne  détournent  point  la  tête  et  ne 
s'avancent  pas  à  reculons.  Le  peintre  n'a  pas  suivi 
à  la  lettre  le  texte  de  la  Bible. 

Noé  est  couché  sur  un  matelas  recouvert  d'un 
drap  sur  lequel  on  voit  de  larges  bandes  bleues 
ondulées,  accompagnées  d'autres  bandes  jaunes 
plus  étroites.  Le  lit  semble  être  en  l'air. 

Des  femmes  sortant  de  la  maison  assistent  à  la 
scène  et  semblent  l'observer  avec  quelque  curio- 
sité. 0«  voit  que  Gozzoli,  en  plaçant  sa  Vergognosa 
dans  le  Campo-Santo,  n'a  fait  que  se  conformer  à 
une  tradition  déjà  conservée. 

A  la  droite  du  spectateur  est  un  arbre,  ou  plu- 
tôt un  signe  qui  doit  représenter  un  arbre.  Un  aui- 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  203 

mal  y  est  pendu  ,  un  chien  se  dresse  comme  pour 
le  flairer  et  pour  le  mordr'e.  Faut-il  voir  là  sim- 
plement un  caprice,  une  bamboche  de  l'artiste,  ou 
bien  plutôt  celte  bêle  exposée  ne  rappclle-t-elle 
pas  un  châtiment  infligé  par  Noé  aux  animaux  qui 
nuisent  à  la  vigne  ?  Cet  animal  pendu  est  un  che- 
vreau, je  pent-e,  et  son  crime  est  d'avoir  brouté 
les  bourgeons  de  la  vigne.  Probablement  quelque 
réminiscence  classique  de  Bacchus  attribuant  au 
patriarche  planteur  de  la  vigne  la  haine  que  les 
l)oëles  prêtent  au  dieu  du  vin  contre  le  bouc  des- 
tructeur des  jeunes  plants  ;  ainsi  Servius  rapporte 
que  le  bouc  était  sacrifié  à  Bacchus  comme  souvenir 
de  la  vigne. 

XI.  —  Nef,  côté  sud,  rangée  supérieure  :  Malé- 
diction de  Chara  (?). 

La  pantomime  de  cette  scène  n'est  point  claire- 
ment exprimée,  et,  pour  l'interprétation  que  je 
propose,  je  n'ai  d'autre  argument  à  faire  valoir 
que  l'ordre  des  tableaux  de  la  nef,  qui  correspond 
avec  celui  des  textes  de  la  Genèse.  Entre  l'ivresse 
de  Noé  et  la  tour  de  Babel,  deux  compositions  dont 
les  sujets  ne  sauraient  être  méconnus,  on  ne  peut 
placer,  je  pense,  que    la   malédiction  de  Gham. 

XII.  —  Nef,  côté  sud,  rangée  supérieure  :.  Tour 
de  Babel. 

Parmi  les  travailleurs  qui  s'empressent  autour 


204      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

de  la  construction  nouvelle,  on  remarque  une  es- 
pèce de  géant  tenant  une  brique,  qu'il  passe  par- 
dessus la  tète  de  tous  ses  compagnons.  Je  crois  (ja'on 
a  voulu  représenter  Nembrod  le  géant,  chasseur  con- 
tre le  Seigneur,  Nembrod,  suivant  une  antique  Ira- 
dition,  avait  conseillé  la  construction  de  la  tour. 

XIII.  —  Nef,  côté  sud  :  Apparition  du  Seigneur 
à  Abraham,  auprès  du  grand  chêne  de  Sychem  (?). 

L'arbre,  derrière  le  personnage  représenté  dans 
une  attitude  d'adoration  devant  le  Seigneur,  me 
paraît  un  accessoire  caractéristique  de  cette  scène. 
Le  petit  homme  qui  grimpe  à  cet  arbre  est  là,  je 
pense,  uniquement  pour  servir  de  terme  de  com- 
paraison ,  et  montrer  la  grandeur  du  chêne  de 
Sychem,  quercus  alta. 

Pour  l'interprétation  delà  composition  suivante, 
je  crois  qu'il  faut  réunir  deux  groupes  de  person- 
nages détachés.  J'y  suis  conduit,  non-seulement 
par  l'impossibilité  d'expliquer  séparément  le  se- 
cond, mais  encore  par  cette  considération  qu'il 
n'existe  aucune  division  marquée  entre  les  deux 
groupes  représentés.  On  observera  que  la  plupartdes 
compositions  qui  piécèdent  ou  qui  suivent  sont 
séparées  les  unes  des  autres,  soit  par  un  encadre- 
ment donné  par  l'architecture,  tel  qu'un  arc-dou- 
bleau,  soit  par  quelque  accessoire  peint,  tel  qu'un 
arbre  ou  une  maison.  Ici,  rien  de  semblable.  Les 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  20d 

deux  groupes  de  figures  se  touchent,  et  je  ne  vois 
aucun  motif  pour  les  considérer  isolément.  Quant 
au  sujet,  je  crois  pouvoir  afiirmer  qu'il  est  tiré 
de  l'histoire  d'Abraham;  mais  sa  détermination 
pieuse  me  paialt  ofîrir  beaucoup  de  difficultés,  et 
ce  n'est  qu'une  conjecture  que  j'offre  au  lecteur. 

XIV.  —  Nef,  côté  sud  :  Abraham  et  Lot  se  sé- 
parent. 

Il  me  semble  que  le  geste  du  personnage  prin- 
cipnl  indique  la  séparation  amiable  des  deux  pa- 
triarches. Les  deux  figures  du  second  groupe  se- 
raient Lot  et  un  de  ses  gendres  se  dirigeant  vers 
Sodome.  La  porte  et  la  tour  marquent  une  ville  ; 
et  quant  à  cette  espèce  de  nain  sonnant  de  l'oliphant 
sur  la  terrasse  du  beffroi,  il  est  là,  je  pense,  pour 
faire  voir  qu'il  s'agit  d'une  ville,  et  d'une  ville 
fortifiée. 

En  dessinant  cette  composition  pour  l'ouvrage 
déjà  cité,  M.  Gérard  Seguin  a  commis  une  légère 
en-eur,  inévitable  en  quelque  sorte  à  l'époque  oîi 
il  travaillait  à  Saint-Savin.  Il  n'a  vu  que  deux 
personnages  se  disposant  à  entrer  dans  la  ville;  au- 
jourd'hui on  en  distingue  au  moins  quatre.  D'après 
son  dessin,  on  pourrait  croire  que  l'un  de  ces  per- 
sonnages est  revêtu  d'une  tunique  mi-partie  rouge 
et  jaune,  et  d'un  pantalon  ayant  une  jambe  blanche 
et  l'autre  jaune.  Les  vêtements  mi-partis ,  très- 

12 


206       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

communs  au  xiv®  siècle,  étaient  inconnus,  je  crois, 
à  l'époque  byzantine.  Dans  la  réalité,  il  y  a  deux 
tuniques,  et  les  jambes  appartiennent  à  deux  per- 
sonnages différents. 

Cette  composition  peut  encore  recevoir  une 
autre  explication,  mais,  à  mon  avis,  moins  pro- 
bable que  la  précédente;  on  pourrait  y  voir  les 
reproches  du  pharaon,  qui,  trompé  par  Abraham, 
lui  vend  Sara,  qu'il  avait  prise  pour  la  sœur  de  ce 
dernier.  Mais,  outre  qu'il  est  peu  vraisemblable  que 
cette  scène  dont  le  sens  mystique  échappe  à  la  foule 
ait  été  choisie  de  préférence  pour  être  retracée  dans 
une  église,  je  ne  vois  point  de  personnage  portant 
u.iB  couronne, et  le  pharaon  ne  pouvait  être  représen- 
té autrement.  De  plus,  si  tel  était  le  sujet  du  tableau 
qui  nous  occupe,  il  faudrait  supposerque  le  pharaon 
est  le  personnage  vêtu  d'un  manteau  et  qui  semble 
s'éloigner  du  groupe  où  l'on  voit  deux  femmes. 
Abraham  alors  serait  imberbe,  ce  qui  n'est  point 
admissible,  puisque,  dans  la  composition  précé- 
dente et  dans  les  suivantes,  il  est  représenté  barbu 
et  dans  la  force  de  l'âge.  Enfin,  la  ville  et  les  deux 
hommes  qui  vont  y  entrer  demeureraient  sans 
explication  dans  cette  hypothèse. 

XY.  —  Troisième  travée  sud  du  narthex  : 
Défaite  des  quatre  rois  par  Abraham  (?). 

L'action  me    parait  assez  clairement  exprimée 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  207 

pour  laisser  peu  de  doutes  sur  le  sujet.  Abraham, 
la  lance  à  la  main,  à  la  tête  d'une  petite  troupe 
d'infanterie,  poursuit  la  cavalerie  des  rois.  Lot, 
qui  vient  d'être  délivré  embrasse  son  oncle,  qui  le 
repousse  doucement  pour  achever  la  défaite  de  l'en- 
nemi. Derrière  Abraham  est  une  femme  tenant  une 
lance  à  la  main  :  c'est  sans  doute  une  des  captives  qui 
a  pris  celte  arme  pour  l'offrira  Lot.  Je  ne  connais 
point  d'amazone  dans  la  Genèse;  mais  il  en  est  si 
souvent  question  dans  tous  les  romans  grecs  du 
moyen  âge,  que  des  peintres  byzantins,  ont  pu,  à 
l'imitation  des  poêles,  se  complaire  à  les  représen- 
ter dans  leurs  ouvrages. 

Aucun  des  personnages  de  ce  tableau  ne.  porte 
de  cuirasse.  AiDraham  a  la  tête  couverte  d'un  casque 
ou  plutôt  d'une  espèce  de  capuchon  d'étoffe  ou  de 
cuir  :  telle  est  la  coiffure  de  ses  gens  et  des  cavaliers 
ennemis.  Les  rois  vaincus  portent  en  tête  des  dia- 
dèmes ornés  de  pierreries  ;  quelques-uns  de  leurs 
soldats  ont  des  boucliers.  Il  faut  noter  que  pas  un 
seul  de  ces  boucliers  n'a  d'armoiries  ni  même  d'em- 
blèmes. A  une  époque  où  cette  fresque  était  bien 
mieux  conservée,  je  me  souviens  d'avoir  remarqué 
que  le  cavalier  vêtu  de  jaune  du  premier  plan 
n'avait  point  d'étriers.  J'ai  déjà  indiqué  ce  qu'il 
faut  penser  de  ce  trait  d'archaïsme. 

L'absence  de  mouvement  est  remarquable  dans 


208       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

toule  cette  composition.  Si  le  lecteur  veut  bien  me 
pardonner  mon  insistance  à  lui  présenter  les  mêmes 
observations,  je  dirai  qu'ici,  dans  los  altitudes  com- 
passées de  toutes  ces  figures,  il  me  semble  retrouver 
quelque  trace  du  système  de  l'art  antique,  qui 
évite  les  mouvements  violents,  parce  qu'ils  nuisent 
à  la  beauté. 

XVI.  —  Deuxième  travée  sud  du  narthex  :  Mel- 
chisédech  donne  le  pain  et  le  vin  à  Abraham  et  le 
bénit. 

Bien  que  cette  fresque  soit  fort  mutilée,  le  sujet 
ne  me  semble  pas  incertain.  Les  Pères  de  l'Église 
ont  vu  dans  cette  scène  une  figure  de  la  communion, 
et  l'artiste  a  suivi  leur  interprétation  en  mettant 
dans  les  mains  de  Melchisédech  un  calice  et  un  pain 
rond  et  plat  au  milieu  duquel  est  tracée  une  croix. 
Une  main  divine  bénit  le  grand  prêtre  et  derrière 
lui  un  chœur  d'anges  paraît  prendre  part  à  la  scène 
dans  une  altitude  d'adoration. 

XVII.  —  Deuxième  travée  du  narthex,  rangée  in» 
férieure  :  Abraham  refuse  la  part  du  butin  que  lu< 
offre  le  roi  de  Sodome  (?). 

Tout  le  haut    de  celle  composition   a  disparu 
Mais  on  voit  sur   son  trône,  auprès  duquel  son* 
couchés  des  bœufs  et  des  moutons,  un  personnage 
qui  s'éloigne  du  roi  ;  enfin,  la  position  de  ce  tableau 
rapproché  des  précédents,  me  paraissent  des  motifs 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SAVIN.  209 

suffisants  pour  juslilier  l'inlerpréUUion  que  je  pro- 
pose. Le  roi  a  un  manteau  et  une  chaussure  de 
pourpre  :  on  sait  que  c'était  la  couleur  essentielle- 
ment royale  chez  les  Grecs  du  Bas-Empire. 

Jusqu'à  présent,  l'ordre  des  compositions  s'est 
toujours  maintenu  de  gauche  à  droite;  nous  de- 
vons à  présent  suivre  l'ordre  contraire. 

XVIII.  —  Troisième  travée  sud  du  narthex,  ran- 
gée inférieure  :  Funérailles  d'Abraham  (?). 

Les  deux  jeunes  gens  qui  soutiennent  le  ca- 
davre me  déterminent  à  croire  que  le  sujet  de 
cette  fresque  est  l'enterrement  d'Abraham.  On 
remarque  que  l'un  et  l'autre  sont  vêtus  d'une 
tunique  sans  ceinture  :  c'est,  je  crois,  un  signe 
de  deuil. 

XIX.  —  Nef,  côté  sud,  rangée  inférieure  :  Jacob 
envoie  Joseph  à  Sjchem  (?). 

Les  compositions  suivantes,  se  rapportant  à  l'his- 
toire de  Joseph,  nous  donnent,  je  pense,  la  clef  de 
celle-ci,  qui,  si  elle  était  isolée,  serait  d'une  expli- 
cation difficile.  On  pourrait,  à  la  rigueur,  y  voir  la 
bénédiction  donnée  par  Isaac  à  Jacob  ;  mais  les 
mains  du  jeune  homme  sont  nues,  et  il  est  douteux 
que  la  main  du  vieillard  soit  étendue  pour  une 
bénédiction.  Il  fait  plutôt  uu  geste  de  commande- 
ment ;  il  montre  à  son  fils  la  direction  qu'il  doit 
prendre.  D'ailleurs,  il  faut  tenir  compte  des  habi- 

12. 


210      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

tudes  du  peintre  ou  de  celui  qui  le  dirigeait  dans 
ses  travaux.  On  voit  qu'il  choisit  dans  l'Ecriture 
quelques  personnages  à  l'histoire  desquels  il  s'atta- 
che particulièrement  et  qu'il  se  complaît  à  dévelop- 
per. C'est  ainsi  que  Gaïn  a  ét(^  le  sujet  de  deux  ou 
trois  tableaux.  Noé  en  a  inspiré  sept;  Abraham, 
sept.  Nous  commençons  ici  l'histoire  de  Joseph, 
qui  en  fournira  un  aussi  grand  nombre. 

XX. — •  Nef,  côté  sud,  rangée  inférieure  :  Joseph 
vendu  par  ses  frères  aux  marchands  madianites. 

La  scène  me  paraît  assez  clairement  indiquée  par 
la  pantomime  des  personnages.  Un  des  marchands, 
saisit  Joseph  par  le  bras,  tandis  que  l'un  de  ses 
frères  le  pousse  par  les  épaules. 

XXI. —  Nef,  côté  sud,  rangée  inférieure  :  Joseph 
vendu  à  l'eunuque  Putiphar  par  les  marchands  ma- 
dianites. 

Plusieurs  des  acteurs  de  la  scène  précédente  figu- 
rent dans  ce  tableau.  Joseph  et  les  marchands  ont 
le  môme  costume;  ces  derniers  sont  revêtus  du 
bournous  arabe.  Il  est  assez  singulier  que  deux 
compositions  presque  semblables  aient  été  placées 
de  la  sorte  à  la  suite  l'une  de  l'autre.  C'est  pour 
moi  une  raison  de  croire  que  le  choix  des  sujets  o, 
été  abandonné  au  peintre.  Assurément,  si  l'abbé  de 
Saint-Savin  lui  avait  donné  un  programme,  il  au 
rait  évité  cette  espèce  de  répétition. 


L'ÉGLISE   DE  SAINT-SAVIN.  211 

XXII.  —  Nef,  côté  sud,  rangée  inférieure  :  Josepli 
accusé  par  la  femme  de  Putipliar, 

Quoique  la  femme  de  Putiphar  ne  tienne  point 
le  manteau  de  Joseph,  je  pense  que  l'explication 
que  je  propose  est  la  véritable.  Putiphar  est  proba- 
blement le  personnage  vêtu  d'une  longue  robe  et 
d'une  espèce  de  voile,  costume  féminin  qui  rap- 
pelle sa  position.  L'homme  à  sa  droite  est  sans  doute 
le  gardien  de  la  prison  royale. 

XXIII.  —  Nef,  côté  sud,  rangéeinférieure  :  Deux 
sujets  :  A,  Josephen  prison  ;  B,  Joseph  conduit  devant 
le  pharaon. 

L'artiste  n'a  point  suivi  fort  exactement  le  texte, 
sacré.  En  elïet,  Joseph  a  le  même  costume  dans  la 
prison  qu'en  présence  du  roi.  On  lit  le  nom  de  Jo- 
seph au-dessus  de  sa  tête.  Vraisemblablement  au- 
trefois les  principaux  personnages  étaient  partout 
désignés  de  la  sorte  par  des  inscriptions.  Il  y  avait 
encore  au-dessous  de  chaque  sujet  une  légende  ex- 
plicative; mais  aujourd'hui  toutes  ces  inscriptions 
sont  devenues  absolument  illisibles, 

XXIV.  —  Nef,  côté  sud,  rangée  inférieure  :  Deux 
sujets  :  A.  Joseph  explique  les  songe?  du  pharaon; 
B,  Triomphe  de  Joseph. 

Un  des  versets  de  l'Ecriture  me  parait  expliquer 
la  présence  d'une  femme  auprès  de  Joseph  et  lu 
pharaon.  Ce  serait  cette  Aseneth  que  le  roi  lui  donna 


212       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

en  mariage.  La  forme  du  char  est  singulière  :  il 
n'a  |ioinl  de  timon,  mais  on  voit  dessous  une  pièce 
de  bois  qui  paraît  faire  office  de  ressort. 

Il  faut  maintenant  revenir  au  côté  nord  de  la  nef, 
et  poursuivre  notre  examen,  en  allant  du  narthex 
vers  le  chœur.  D'abord  se  présente  une  lacune  con- 
sidérable, à  partir  de  l'arc-doubleau  du  narlhex. 
L'enduit  ancien  est  complètement  disparu.  Vient 
ensuite  une  grande  composition  trop  mal  conservée 
pour  pouvoir  être  appréciée  ici.  Grâce  au  dernier 
nettoiement,  on  distingue  ou  plutôt  on  devine  un 
roi  assis  sur  son  trône  et  plusieurs  personnages 
debout  auprès  de  lui.  Dans  l'étal  où  se  trouve  cette 
peinture,  toutes  les  suppositions  sont  possibles,  et 
il  est  inutile  d'en  fatiguer  le  lecteur.  Ce  qu'on 
peut  affirmer,  c'est  que  le  sujet  est  tiré  de  l'Exode 
et  qu'il  appartient  à  l'histoire  de  Moïse. 

Vers  le  troisième  pilier  de  la  nef  commence  une 
série  de  peintures  d'explication  facile,  toutes  tirées 
de  l'Exode. 

XXV.  —  Nef,  côté  nord,  rangée  inférieure  :  Pas- 
sage de  la  mer  Rouge. 

Dans  la  première  partie  de  la  composition,  on 
voit  le  pharaon,  reconnaissable  à  son  diadème,  de- 
bout sur  son  char,  dont  les  chevaux  se  cabrent.  Un 
ange  étend  la  main  vers  lui,  et  les  eaux  s'élèvent 
pour  l'engloutir.  L'ange  est  une  invention  du  pein- 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  213 

tre.  C'est,  d'ailleurs,  une  des  meilleures  figures  de 
toute  l'église,  et  son  attitude  est  remplie  de  noblesse 
et  de  grandeur. Moïse,  tenant  on  mainsa  verge  divine, 
est  suivi  du  peuple  hébreu,  hommes  et  femmes.  La 
colonne  de  flamme  et  de  fumée  sépare  l'armée  israé- 
lile  des  Égyptiens. 

La  première  fois  que  je  visitai  l'église  de  Saint- 
Savin,  je  remarquai  la  tunique  du  pharaon  semée 
de  paillettes  dorées,  que  l'altération  de  la  peinture 
a  fait  disparaître  aujourd'hui.  Peut-être  était-ce  une 
armure  du  genre  de  la  cotte  d'armes  attribuée  à 
Philippe  le  Bel,  que  l'on  conserve  au  musée  de 
Chartres,  et  dont  l'étoffe  est  doublée  intérieurement 
de  petites  plaques  de  fer  attachées  avec  des  clous 
rivés.  Cette  sorte  d'armure  est,  je  crois,  fort  an- 
cienne en  Asie;  on  en  voit  souvent  dans  les  musées, 
qui  viennent  de  la  Chine  ou  du  Japon.  Les  Tartares 
en  faisaient  usage.  Si  ces  clous  n'étaient  pas  une 
simple  broderie,  ce  serait  le  seul  exemple  d'ar- 
mure qu'offriraient  les  fresques  de  la  nef. 

On  entrevoit  plusieurs  cavaliers,  galopant  der- 
rière le  char  du  pharaon.  Ces  figures,  bien  que 
débarrassées  aujourd'hui  de  la  poussière  qui  les  dé- 
robait entièrement  à  la  vue  il  y  a  quelques  années, 
sont  trop  effacées  pour  pouvoir  être  décrites.  Je 
crois  pouvoir  assurer  cependant  que  le  cavalier  du 
premier  plan  n'a  point  d'étriers. 


214-      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

XXVI.  —  Nef,  côté  nord,  rangée  inférieure  :  Le 
Seigneur  apparuîl  à  xMoïse  sur  le  mont  Siiiaï,  et 
lui  remet  le.s  tables  de  la  Loi. 

Après  cette  composition,  il  devait  y  en  avoir 
encore  une  ou  deux  ;  mais  tout  l'enduit  est  tombé 
jusqu'au  mur  du  transept,  et  il  ne  reste  plus  la 
moindre  trace  de  peinture.  Probablement  l'adora- 
tion du  veau  d'or  et  la  punition  des  coupables  ter- 
minaient la  série  des  peintures  de  la  nef. 

Nous  passerons  maintenant  à  celles  de  la  crypte^ 

Fresques  de  la  crypte. 

L  —  Voûte  de  l'escalier  conduisant  à  la  crypte; 
Le  Christ  '  dans  une  gloire,  entouré  des  attributs 
symboliques  des  quatre  évangélistes.  Deux  vers 
latins  étaient  tracés  autour  du  Christ;  ils  sont  illi- 
sibles aujourd'hui,  à  l'exception  de  quelques  mots. 

IL  —  Crypte,  paroi  nord,  à  partir  de  l'autel  : 
Saint  Savin  et  saint  Cyprien  sont  arrêtés  par  le 
peuple  d'Amphipolis  et  accusés  de  professer  la 
religion  chrétienne. 

lïl.  —  Même  paroi  :  Saint-Savin  et  saint  Cy- 
prien sont  conduits  devant  le  proconsul  Ladicius. 

1.  Dans  le  chapitre  iv  de  ce  travail,  j'ai  qualifié  de  grand 
le.  Christ  peint  sur  la  voûte  de  l'escalier  de  la  crypte.  Cette  ex- 
pression doit  être  rectifiée.  Cette  figure  est  de  proportion 
médiocre,  mais  d'un  style  noble  qui  trompe  sur  ses  véritables 
dimensions.  -, 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  215 

IV.  —  Crypte,  paroi  nord,  à  partir  de  l'aulcl  : 
Les  deux  saints  sont  déchirés  avec  des  ongles 
de  fer. 

V.  —  Même  paroi  :  Ils  sont  ramenés  devant  La- 
dicius,  qui  essaye  vainement  de  les  faire  sacrifier 
à  l'idole  de  Dionysius. 

Les  deux  personnages  derrière  saint  Savin  et 
saint  Cyprien  sont  ou  les  satellites  du  proconsul, 
ou,  peut-être,  Asclepius  et  Valère,  qui  n'osent  en- 
core se  déclarer  chrétiens. 

YI  —  Paroi  sud,  à  partir  de  la  porte  en  allant 
vers  l'autel  :  Saint  Savin  et  saint  Cyprien  amenés 
devant  le  proconsul  Maximus, 

VIL  —  Même  paroi  :  Saint  Savin  est  mis  à  la 
torture  dans  mie  roue. 

VIII.  —  Même  paroi  :  Saint  Cyprien  subit  le 
même  supplice. 

Quelques  mots  de  la  légende  écrite  au-dessous 
de  chaque  composition  subsistent  encore.  On  voit 
qu'elle  était  en  vers  léonins.  Voici  la  seule  qui 
existe  à  peu  près  intacte  : 

Dvm  torqvere  negant,  sanctos  tormenta  laborant... 

IX.  —  Même  paroi  :  Saint  Savin  et  saint  Cy- 
prien sont  exposés  dans  le  cirque.  Une  lionne  et 
deux  lions  lâchés  contre  eux  leur  lèchent  lespieds. 


216      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

Le  proconsul  et  le  peuple  attribuent  ce  miracle  à 
la  magie. 

On  lit  ce  fragment  de  la  légende  : 

...patres  (ou  plutôt  fratres)  veneraritvr. 

Une  rangée  de  compositions  disposées  au-dessous 
des  précédentes,  et  offrant  sans  doute  la  suite  de 
la  légende,  a  été  complètement  détruite  par  une 
inondation  dont  on  conserve  encore  le  souvenir  à 
Saint-Savin.  On  attribue  à  la  même  cause  la  perte 
d'autres  peintures  qui  couvraient  la  muraille  occi- 
dentale du  caveau. 

Fresques  de  la  chapelle  de  saint  Marin. 

Décoration  de  larcature  inférieure  et  d'un  tiii- 
meau  de  cette  chapelle.  Bien  que  fort  altérées,  ces 
peintures  nous  ont  paru  dignes  d'attention,  parce 
qu'elles  peuvent  donner  une  idée  exacte  de  l'en- 
semble du  système  qui  a  présidé  à  l'ornementa- 
tion. 

On  remarquera  dans  la  coloration  de  l'ange 
peint  à  la  base  du  trumeau,  l'effet  singulier  produit 
par  le  posch,  qui  a  subsisté  après  la  destruction  des 
teintes  qui  le  recouvraient.  Les  carnations  esquis- 
sées en  rerf  prouvent  combien  était  générale  la  re- 
cette donnée  par  Théophile  et  par  le  moine  grec. 


L'ÉGLISE  DE  SAINT-SAVIN.  217 

Les  lûls  el  les  chapiteaux  des  colonnettes  ne  pa- 
raissent pas  avoir  été  jamais  peints,  du  moins  on 
na  pu  y  découvrir  la  moindre  trace  de  coloration. 

Les  cheveuK  blonds  de  l'ange  se  confondant 
avec  le  fond  jaune  du  nimbe,  on  pourrait  croire 
au  premier  abord  que  le  peintre  a  voulu  le  faire 
chauve. 

Post-scriptum. 

Une  cinquième  visite  que  je  viens  de  faire  à 
l'éLîTise  Saint-Savin  m'obli^^e  à  si!2;naler  une  erreur 
qui  m'est  échappée  dans  la  première  partie  de  ce 
travail.  J'avais  cru  que  la  muraille  occidentale  de 
la  tribune  n'avait  jamais  été  peinte  :  M.  Joly  m'a 
montré  des  restes  certains  d'enduit  coloré  sur  plu- 
sieurs pierres  de  cette  muraille.  Il  est  impossible 
aujourd'hui  de  savoir  si  cette  paroi  a  été  couverte 
de  peintures  ou  simplement  badigeonnée.  — =  Je 
puis  afTirmer  encore,  d'après  un  dernier  examen, 
que  tout  le  vestibule  était  revêtu  de  fresques,  mais 
il  n'y  a  de  conservées  ou,  pour  mieux  dire,  de  re- 
connaissables  que  celles  qui  se  trouvent  entre  l'arc- 
doubleau  central  et  la  muraille  de  la  nef. 

1845. 


13 


m 


L'ARCHITECTURE   MILITAIRE 


AU     MOYEN    AGE 


L'art  de  la  fortification,  jusqu'à  l'invention  de 
la  poudre,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  jus- 
qu'au perfectionnement  de  l'artillerie,  consista 
dans  une  observation  plus  ou  moins  exacte  des  tra- 
ditions laissées  par  les  Romains.  Leurs  monuments 
militaires,  nombreux  en  France,  servirent ,  long- 
temps de  modèles;  entre  les  forteresses  romaines 
et  les  forteresses  du  moyen  âge,  on  ne  reconnaît 
guère  d'autre  différence  que  celles  qui  résultent 
du  changement  des  mœurs  et  des  institutions. 
D.iiis  un  castellum  antique,  le  choix  du'  site, 
l'uniformité  des  dispositions,  la  construction  mé- 
thodique et  régulière,  dénotent  le  vaste  système  de 


220       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

la  cenlralisatioii  impériale  ;  le  château  du  moyen 
<âge  offre  les  mêmes  défenses;  il  a,  de  même,  fossés, 
tours  et  courtines;  mais  une  certaine  rudesse,  une 
bizarrerie  frappante  dans  le  plan  et  dans  l'exécu- 
tion, attestent  une  volonté  individuelle,  et  cette 
tendance  à  l'isolement,  si  caractéristique  de  la  so- 
ciété féodale. 

Les  moyens  d'attaque,  contre  lesquels  les  ingé- 
nieurs du  moyen  Age  avaient  à  se  prémunir,  étaient 
l'escalade  ou  la  brèche,  pratiquée  soit  par  la  sape, 
soit  par  la  mine,  soit  par  le  jeu  des  machines  des- 
tinées à  renverser  les  remparts.  Nous  parlerons 
ailleurs  des  opérations  de  siège:  nous  nous  bor- 
nerons, quant  à  présent,  à  remarquer  que  l'emploi 
des  engins  ou  machines  de  guterre  fut  moins  fré- 
quent au  moyen  âge  qu'à  l'époque  romaine.  Elles 
jouent  cependant  un  rôle  encore  important 
dans  les  sièges  des  xii*  et  \m°  siècles.  Au 
xiv",  leur  emploi  est  presque  nul,  particu- 
lièrement dans  le  Nord,  même  au  milieu  des 
guerres  acharnées  de  la  France  et  de  l'Angleterre. 

On  peut  attribuer  ce  changement  notable  dans 
l'art  de  la  guerre  à  l'affaiblissement  lent  mais 
continu  des  traditions  romaines;  mais  il  paraît 
plus  probable  que  l'usage  des  machines  de  guerre, 
au  XII*  et  au  xiii*  siècle,  avait  été  introduit 
ou  plutôt  restauré  en  Europe,  à  la  suite  des  re- 


L'ARCniTECT['nE  MILITAIRE.  221 

huions  que  les  croisades  élahliront  cuire  les  guer- 
riers du  Nord  et  les  ingénieurs  grecs  et  musul- 
mans, longtemps  les  seuls  dépositaires  des  connais- 
sances de  l'antiquilé.  Cette  opinion  acquerra 
quelque  vraisemblance,  si  l'on  observe  que  les 
Espagnols,  ou  plutôt  les  Maures  à  leur  service, 
construisaient  encore  des  machines  au  xiv" 
siècle,  lorsque  l'usage  de  celles-ci  s'était  déjà 
perdu  en  France  et  en  Angleterre  '. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  doit  noter  qu'au  moyen  âge 
les  moyens  de  défense  étaient  supérieurs  aux 
moyens  d'attaque,  et  qu'une  place  était  imprena- 
ble de  vive  force,  lorsqu'elle  était  située  dans  un 
lieu  de  difficile  accès  et  que  ses  remparts  étaient 
assez  élevés  et  assez  épais  pour  braver  l'escalade 
ou  la  sape. 

Il  n'y  a  point  de  caractères  particuliers  à  l'ar- 
chitecture militaire,  qui  puissent  marquer  avec 
précision  l'âge  d'une  forteresse.  On  en  est  réduit 
à  l'observation  des  indices  communs  à  toute  espèce 
de  constructions.  L'appareil,  la  forme  des  arcs, 
le  galbe  des  moulures,  fuiiniissent  dans  l'examen 
d'un  monument  militaire  les  mêmes  renseigne- 
ments qu'ils  offrent  pour  l'appréciation  d'un  édi- 
fice civil  ou  religieux.  Naturellement,  ces  rensei- 

1.  Comparez  les  relations  des  sièges  clans  Froissart  avoo 
çc  les  d'Ajala, 


222       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

gnements  sont  rares  dans  une  construction  mili- 
taire, dépourvue,  en  général,  d'ornementation, 
toujours  sévère  et  massive,  et  qui  a  pour  but  prin- 
cipal la  solidité  et  la  durée.  En  outre,  les  encein- 
tes fortifiées  ont  éprouvé,  pour  la  plupart,  des 
modifications  continuelles.  Il  en  est  peu  qui  aient 
été  bâties  d'un  seul  jet,  et  presque  toujours  elles 
offrent  la  réunion  d'une  suite  de  défenses,  ajoutées 
les  unes  aux  autres  à  mesure  que  le  besoin  s'en 
est  fait  sentir. 


DISPOSITIONS    GENERALES 


Le  problème  dont  les  ingénieurs  de  tous  les 
temps  se  sont  proposé  la  solution,  est  celui-ci  : 

«  Construire  des  ouvrages  qui  puissent  se  proté- 
ger les  uns  les  autres,  et  cependant  susceptibles 
d'être  isolés,  en  sorte  que  la  prise  de  l'un  n'entraîne 
pas  celle  des  ouvrages  voisins.  » 

D'où  résulte  ce  corollaire  :  «  que  les  ouvrages 
intérieurs  doivent  commander  les  ouvrages  exté- 
rieurs. » 

L'architecture  militaire  du  moyen  âge  présente 
l'application  continuelle  de  ces  principes. 

Dès  les  temps  les  plus  reculés,  toute  fortification 
permanente  se  composait  : 

1°  D'un  fossé  continu, 

2°  D'une  enceinte  continue, 

3°  D'un  réduit  où  la  garnison  trouvait  un  refuge 
après  la  prise  de  l'enceinte, 


2ii       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU    MOYEN   AGE. 

Dans  les  villes,  ce  réduit  était  une  citadelle;  dans 
les  châteaux,  un  donjon,  c'est-à-dire  une  tour  plus 
forte  que  les  autres,  indépendanlc  par  sa  situation 
et  par  sa  construction.  Ces  dispositions  s'appliquent 
aussi  bien  aux  fortifications  du  moyen  âge,  qu'à 
celles  de  l'antiquité. 

Les  premières  enceintes  fortifiées  du  moyen  âge, 
surtout  celles  des  châteaux,  ne  furent  formées  que 
d'un  parapet  en  terre,  bordé  par  un  fossé  et  cou- 
ronné de  palissades,  de  troncs  d'arbres,  de  fagots 
d'épine,  ou  quelquefois  môme  de  fortes  haies  vives. 
Au  centre,  s'élevait  une  tour  en  maçonnerie,  soli- 
dement bâtie  et  entourée  d'un  fossé,  comme  l'en- 
ceinte extérieure.  La  plupart  des  villes,  ayant  eu 
de  bonne  heure,  soit  des  enceintes  romaines,  soit 
des  remparts  construits  sous  l'influence  des  arts  de 
Rome,  ne  s'entourèrent  pas  de  ces  fortilications 
barbares  ,  qui  furent  principalement  à  l'usage 
des  seigneurs  ou  chefs  militaires  vivant  à  la  cam- 
pagne. 

Aux  parapets  en  terre  ,  on  substitua,  dans  la 
suite,  des  murs  de  pierre,  flanqués  de  tours  plus 
ou  moins  espacées;  on  multiplia  le  nombre  des  en- 
ceintes, et  l'on  augmenta  la  hauteur  des  donjons. 
Vers  la  fin  du  xii"  siècle ,  les  ingénieurs  re- 
cherchaient avec  curiosité  les  ouvrages  anciens  sur 
l'ait  de  la  guerre,  et  l'on  a  lieu  de  croire  qu'à  cette 


L'ARCIIITECTLUE   MILITAIRE.  22o 

époque  on  remit  en  pratique  les  principaux  pré' 
ceples,  consignés  dans  les  écrivains  militaires  la 
tins  ou  grecs,  préceptes  qui,  d'ailleurs,  paraissent 
n'avoir  jamais  été  complètement  oubliés  en  France. 
Geoffroy  Plantagenet  lisait  Végèce,  en  faisant  le 
siège  de  ^lontreuil-Bellay  \ 

1.  Bodiu,  liecherclies  hiUorigues  sur  V Anjou.  T.  I,  p.  iCu. 


TI 


SITUATION 


Avant  d'étudier  en  détail  toutes  les  parties  qu' 
composent  une  forteresse,  on  doit  dire  quelques 
mots  des  emplacements  qu'on  regardait,  au  moyen 
âge,  comme  favorables  à  la  défense. 

En  pays  de  montagnes,  on  recherchait  de  préfé 
rence  une  espèce  de  cap  ou  de  plateau  étroit,  s'a- 
vançant  au-dessus  d'une  vallée,  surtout  si  des  es- 
carpements naturels  le  rendaient  inaccessible  de 
presque  tous  les  côtés. 

Rarement  on  bâtissait  les  châteaux  sur  des  cimes 
élevées;  on  préférait  les  construire  à  mi-côte,  soit 
pour  la  facilité  des  approvisionnements,  soit  pour 
ne  pas  se  priver  des  moyens  d'avoir  de  l'eau  com- 
modément. On  bâtissait  même  dans  les  vallées  ; 
mais  c'était,  en  général,  quand  elles  offraient  de 
ces  passages  naturels  dont  la  possession  assure  de 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  227 

grands  avantages  pour  préparer  uu  pour  repousser 
une  invasion.  D'ailleurs,  on  était  assez  indifîércnt 
sur  le  voisinage  des  hauteurs  qui  dominaient  les 
enceintes  fortifiées,  pourvu  qu'elles  fussent  hors 
de  la  portée,  assez  faible,  des  machines  en  usage 
alors  pour  lancer  des  traits. 

En  plaine,  on  choisissait  les  bords  des  rivières, 
surtout  les  îles  et  les  presqu'îles  qu'on  pouvait 
facilement  isoler,  et  qui  commandaient  la  naviga- 
tion. 

Faute  de  rivière,  on  recherchait  le  voisinage  d'un 
ruisseau  qui  remplît  les  fossés  d'eau,  ou  bien  d'une 
Loue  profonde,  obstacle  tout  aussi  efficace  que 
l'eau;  enfin,  une  butte  isolée,  élevée  de  quelques 
mètres,  était  considérée  comme  une  bonne  posi- 
tion, que  l'on  s'efforçait  d'améliorer  encore,  en 
augmentant  artificiellement  la  raideur  des  pentes. 
D'ordinaire  même,  on  élevait  une  motte,  ou  butte 
factice,  pour  y  placer  le  donjon  ou  la  principale 
tour  d'un  château. 

Quelques-unes  de  ces  mottes  paraissent  avoir  été 
des  lumulus  antiques.  Il  faut  bien  se  garder  de 
généraliser  ce  fait,  assez  rare,  mais  qui,  pour  cela 
même,  mérite  d'être  mentionné. 


m 


DIVISIONS     l'RINCIPALES 


Les  parties  principales  et  caractéristiques  d'un»» 
forteresse,  au  moyen  âge,  à  commencer  l'examen 
par  l'extérieur,  peuvent  être  rangées  dans  les  di 
visions  suivantes  : 

1.  —  Fossés.  —  2.  Ponts.  —  3.  Barrières 
ou  retranchements  extérieurs.  —  4.  Portes.  — 
5.  Tours.  —  6.  Couronnement,  créneaux,  plates- 
formes,  etc.  —  7.  Courtines.  —  8.  Fenêtres, 
meurtrières.  —  9.  Cours  intérieures.  —  dO 
Donjon.  —  11.  Souterrains. 

1.  —  Fossés. 

Les  plus  anciens  fossés  étaient  creusés  dans  la 
terre  et  dépourvus  de  revêtements,  du  moins  du 
côté  de  la  campagne,  car,  du  côté  de  la  place,  les 
murs,   s'élcvanl    verticalement   ou   en  talus   fort 


l'ARCHITECTURE   MILITAIRE.  229 

raide,  formaient  un  des  bords  du  fossé.  L'incli- 
naison des  bords  opposés  était  celle  qu'exigeait  la 
nature  des  terres  excavées  \ 

Dans  les  châteaux  plus  modernes,  la  contres- 
carpe, ou  le  bord  extérieur  du  fossé,  est  revêtue 
de  maçonnerie.  Quelquefois  c'est  un  mur  vertical, 
plus  souvent  un  talus.  Il  est  fait  mention  de  fossés 
en  terre  à  parois  verticales,  mais  alors  probable- 
ment les  terres  étaient  retenues  par  des  madriers, 
et  il  est  présumable  que  ce  n'était  qu'une  disposi- 
tion temporaire  adoptée  au  moment  d'un  siège. 
On  les  désignait  par  le  nom  de  fossés  à  fond  de 
cuve. 

La  profondeur  d'un  fossé  et  sa  largeur  étaient 
proportionnées  à  la  hauteur  des  murs  et  à  l'impor- 
tance de  la  forteresse.  Dans  tous  les  cas,  la  con- 
trescarpe devait  être  à  portée  des  traits  lancés  des 
remparts. 

1.  Voir  dans  la  Chronique  de  du  Guesclin,  l'accident  qui 
occasionna  la  prise  de  Saint-Sévère.  Un  chevalier  français, 
nommé  Geoffroy  Payen,  se  promenait  le  long  de  la  contres- 
carpe. 

Geoffroy  ot  une  hache  dont  le  tranchant  li.isi; 

Un  bout  sur  le  fossé  en  la  terre  feri. 

La  terre  de  la  contrescarpe  cédant,  la  hache  tomba  dans  la 
fossé;  pour  la  reprendre,  Payen  y  descendit,  malgré  les  traits 
des  Anglais.  11  demanda  une  échelle  pour  remonter.  On  la  lui 
apporta.  Alors,  la  trouvant  assez  haute  pour  atteindre  le  rem 
part,  il  monta  bravement  à  l'assaut,  entraînant  à  sa  suite  toute 
l'armée  française.  (Cuvelier,  T.  II,  p.  224). 


230      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

Autant  que  la  chose  était  possible,  les  fossés 
étaient  remplis  d'eau,  ou,  du  UT^iViS,  susceptibles 
d'être  inondés  au  besoin.  Quelquefois  l'eau  bai- 
gnait le  pied  des  remparts;  d'autres  fois  elle  rem- 
plissait seulement  la  cunette^  c'est-à-iire  un  canal 
pratiqué  au  milieu  du  fossé,  entre  deux  berges  qui 
restaient  à  sec. 

Lorsque  les  fossés  étaient  dans  une  telle  situa- 
tion qu'ils  ne  pussent  jamais  être  inondés,  les 
difficultés  naturelles  du  terrain  rendaient  presque 
toujours  cette  précaution  inutile,  et  d'ailleurs  on 
y  suppléait,  soit  par  une  profondeur  plus  grande, 
soit  par  l'emploi  de  chausse-trapes ,  de  pieux 
aiguisés,  etc.,  cachés  sous  les  herbes  qui  tapissaient 
le  fond  du  fossé. 

Outre  l'eau  destinée  à  remplir  la  cunette  du 
fossé,  et  qu'on  prenait,  comme  il  semble,  assez 
peu  de  soin  de  renouveler,  ce  fossé  recevait  encore 
les  égouts  du  château.  Les  ouvertures  des  canaux 
qui  y  portaient  les  immondices  étaient  soigneuse- 
ment munies  de  grilles  et  de  hérissons. 

L'absence  de  fossé  est  une  exception  rare,  même 
dans  les  châteaux  situés  sur  des  hauteurs  oîi  des 
escarpements  abrupts  paraissent  rendre  cet  obsta- 
cle tout  à  fait  superflu.  Presque  toujours,  à  moins 
que  les  remparts  ne  s'élevassent  au  bord  même 
d'un  précipice,  s'il  restait  un  peu  de  terrain  uni 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  231 

entre  les  escarpements  et  l'enceinle,  on  regardait 
comme  indispensable  de  creuser  un  fossé.  En  effet, 
la  destination  de  ce  genre  de  défenses  était  princi- 
palement d'empêcher  l'assaillant  de  conduire  au 
pied  du  mur  ses  machines  de  siège  ou  ses  mineurs. 
Aussi,  la  première  opération  de  celui-ci  était  de 
combler  le  fossé,  et  de  niveler  le  terrain  jusqu'en 
bas  du  rempart. 


2.  —  Ponts. 

Un  pont  porté  sur  des  piles,  ou,  plus  rarement, 
une  espèce  de  môle  traversant  le  fossé,  donnait 
accès  dans  la  place.  Quelquefois,  en  excavanl  le 
fossé,  on  ménageait  une  langue  de  terre,  qui  ser- 
vait de  passage;  mais,  d'ordinaire,  on  préférait  un 
pont  léger,  qui  oiîrait  l'avantage  de  rétrécir  le 
passage,  et  qui,  en  cas  de  siège,  était  détruit  ou 
retiré  à  l'intérieur. 

Dans  les  monuments  figurés,  dans  la  tapisserie 
de  la  reine  Mathilde,  par  exemple,  on  voit  des 
ponts  semblables  qui  ne  paraissent  composés  que 
d'une  seule  planche.  On  peut  y  observer  que  l'ex- 
trémité qui  aboutit  à  l'enceinte  fortifiée  est  plus 
élevée  que  l'autre.  Le  but  de  celte  disposition 
s'explique  suflisamment.  On  doit  y  remarquer  en- 


232       ÉTUDES  SUR  LES  aRTS  AU   MOYEN  AGE. 

core  des  espèces  de  marches  destinées  à   assurer 
le  jias  des  chevaux. 

Bientôt  on  imagina  de  construire  des  ponts, 
dont  le  tablier  pouvait  se  relever  au  besoin,  et,  de 
la  sorte,  fermer  le  passage.  Cette  invention,  qu'on 
nomma  pont-levis,  se  perfectionna  rapidement.  Le 
tablier  mobile  fut  manœuvré  par  un  système  de 
contre-poids,  en  sorte  qu'un  effort,  même  assez 
faible,  suffît  pour  le  lever  ou  l'abaisser. 

Il  est  fort  rare  aujourd'hui  de  retrouver  d'an- 
ciens ponts-levis.  On  reconnaît  qu'ils  ont  existé,  à 
de  longues  ouvertures  percées  dans  les  murs,  au- 
dessus  de  la  porte,  et  dans  lesquelles  se  mouvaient 
sur  un  axe  les  flèches,  c'est-à-dire  les  poutres  for- 
mant le  levier  auquel  le  tablier  mobile  était  sus- 
pendu. 

Si  le  pont-levis  était  très-léger,  comme  ceux  qui 
étaient  destinés  à  donner  passage  à  des  hommes  de 
pied  seulement,  les  poutres  étaient  remplacées  par 
une  armature  en  fer  moins  compliquée  et  d'une 
manœuvre  plus  facile. 

Lorsque,  au  lieu  d'un  fossé,  il  s'agissait  de  tra 
verser  quelque    obstacle    plus    considérable,    tel 
qu'un  large  ravin,  ou  bien  une  rivière,  un  pon< 
solide  en  pierre  était  substitué  aux  ponts  de  char 
pente,  réservés  aux  fossés  d'une  lai'geur  médiocre. 
Alors,  par  des  dispositions  parlicuiières,  on  s'étu 


L'AHCIlITECTL'nE   MILITAIRE.  233 

(liait  à  rendre  le  passage  dangereux  et  difficile 
pour  l'ennemi.  Presque  toujours  on  élevait  forte- 
ment le  milieu  du  pont,  et  l'on  y  plaçait  une  tour 
sous  laquelle  il  fallait  passer;  d'autres  tours  dé- 
fendaient les  extrémités  du  pont,  le  tablier  était 
très-étroit,  et  souvent  interrompu  par  des  ponts- 
levis  en  avant  et  en  arriére  des  tours.  Ces  ponts 
étaient  quelquefois  construits  pour  favoriser  le  pré- 
lèvement d'un  péage.  Dans  ce  cas,  ils  peuvent  se 
rencontrer  fort  éloignés  de  toute  autre  fortification. 
Quelques  châteaux  situés  sur  le  bord  d'une  rivière 
levaient  un  impôt  sur  la  navigation,  au  moyen 
d'un  barrage  ou  estacade  qui  ne  laissait  un  passage 
qu'assez  près  des  remparts  pour  que  les  bateaux 
ne  pussent  se  soustraire  au  payement  du  droit 
fixé.  11  y  avait,  par  exemple,  un  barrage  sur  la 
Seine,  auprès  du  Château-Gaillard.  Dans  quel- 
ques provinces,  on  voit  le  tablier  des  ponts  affecter 
en  plan  la  forme  d'un  Z  \  et  l'on  pensait  sans 
doute  que  cette  disposition  devait  rendre  plus  dif- 
iicile  une  surprise,  telle  qu'en  auraient  pu  tenter 
des  hommes  à  cheval  se  lançant  au  galop  pour 
forcer  le  passage. 

1,  Il  y  en  a  beaucoup  d'exemples  en  Corse,  du  xv<^   ot  du 
xvi"^  siècle. 


234       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 


3.  —  Retranchements  extérieurs,  barrières,  barbacanes, 
poternes,  etc. 

Au  del>à  du  fossé,  à  la  tête  du  pont,  on  élevait 
un  ouvrage  plus  ou  moins  considérable,  dont  la 
destination  était  de  protéger  les  reconnaissanees  et 
les  sorties  de  la  garnison.  Quel(|uefois  il  se  com- 
posait d'une  ou  de  plusieurs  tours,  ou  même  d  un 
petit  château,  auquel  on  donnait  souvent  le  nom 
de  bastille  ' . 

Plus  fréquemment,  surtout  dans  les  châteaux 
Je  moyenne  grandeur,  on  se  contentait  d'une  ou  de 
plusieurs  enceintes  de  palissades. 

Les  peintures,  les  tapisseries,  les  bas-reliefs 
peuvent  fournir  d'utiles  renseignements  sur  les 
ouvrages  de  cette  espèce,  encore  assez  imparfaite- 
ment connus.  Autant  qu'on  en  peut  juger  par  les 
récits  des  historiens,  on  doit  se  représenter  ces 
sortes  de  fortifications  comme  une  suite  de  bar- 
rières les  unes  derrière  les  autres.  C'était  là  que 
s'engageaient  les  premiers  combats,  et,  d'ordi- 
naire, l'assaillant  commençait  ses  opérations  par 
détruire    ces    postes    avancés.  On  leur  a  donné 

1.  Voir,  dans  Ayala,  Cronica  del  reij  don  Pedro,  les  sièges 
de  Toro  et  de  Tolède,  qui  commencèrent  par  des  attaques 
cuiiU'e  les  tours  >crv"ant  de  'été  de  pont. 


I 


L'ARCHITECTURE   MILITAIRE.  233 

plusieurs  noms,  tels  que  barrière,  harbacane,  po- 
terne, et  il  n'est  pas  facile  de  les  distinn:uer.  Il 
parait  cependant  que  le  mot  de  poterne  s'appliquait 
l)lus  particulièrement  à  une  espèce  de  porte  déro- 
Lée  donnant  accès  sur  le  fossé,  et  aux  ouvrages  qui 
la  défendaient. 

Une  forteresse  située  sur  une  hauteur  escarpée 
avait  souvent  une  barbacane  qui  donnait  sur  la 
plaine  et  se  lî^iit  au  corps  de  la  place.  C'était 
comme  un  long  passage  entre  deux  murs,  quelque- 
fois flanqués  de  tours,  et  se  terminant  par  une 
sorte  de  fort  détaché.  On  voit  une  disposition  de 
cette  espèce,  dans  les  fortifications  de  la  cité  de 
Carcassonne,  du  côté  qui  fait  face  à  la  ville  mo- 
derne. 


4.  —  Portes. 

Après  avoir  franchi  le  fossé,  on  arrivait  à  la 
porte  de  l'enceinte  principale.  La  même  observa- 
tion qui  avait  fait  construire  des  ponts  en  zigzag, 
avait  fait  reconnaître  qu'il  ne  fallait  point  placer 
la  porte  dans  l'axe  du  pont,  mais  à  gauche  de  ce- 
lui-ci. La  porte  s'ouvrait  à  gauche,  parce  qu'on 
obligeait  ainsi  l'assiégeant  de  présenter  aux  rem- 
parts son  flanc  droit  qui  n'était  point  couvert  par 


23(;        ÉTI'DES  SUR  LES  ARTS  AL'   MOYEN  AGE. 

les  grands  boucliers,  noimnùs  pavois,  qu'on  portait 
dans  les  sièges.  Cette  disposition,  qu'on  peut  re- 
marquer d(\jà  dans  les  forlilicalions  des  Romains, 
paraît  leur  avoir  été  empruntée,  ainsi  que  beau- 
coup d'autres,  par  les  ingénieurs  du  moyen  âge  : 
<  Curandum  maxime  videtur...  uti  portarum  iti- 
nera  non  sint  directa,  sed  beva  ;  namque  tum 
dextrum  latus  accedentibus  quod  scuto  non  erit 
tectum,  proximum  eritmuro'.  » 

La  porte  d'un  cbàteau  est  presque  toujours 
placée  dans  un  massif  épais  formé  par  deux  tours 
que  lie  entre  elles  un  corps  de  bâtiment  plus  ou 
moins  considérable.  Elle  présente  un  passage,  assez 
étroit,  qu'on  pouvait  fermer  à  ses  deux  extrémités 
et  quelquefois  même  au  milieu.  Ce  passage  traverse 
souvent  une  ou  plusieurs  petites  cours,  comprises 
dans  l'intérieur  du  massif  dont  nous  venons  de 
parler. 

Une  autre  disposition  paraît  avoir  existé  dans 
plusieurs  châteaux,  mais  on  ne  pourrait  en  citer  un 
exemple  bien  conservé  en  France.  Le  type  qui  re- 
présente le  mieux  ce  mode  de  fortification,  est  une 
porte  du  xiv*  siècle ,  existant  encore  aujour- 
d'hui dans  la  ville  d'Avila,  en  Espagne;  les  deux 
tours,  entre  lesquelles  s'ouvre  la  porte,  se  projet- 

1,  Yitruve,  î,  5, 


L'ARCniTECTl'RE   MILITAIRE  237 

tonl  Pli  avant  de  l'enceinte  continue;  un  passage 
assez  étroit  conduit  à  la  porte.  Le  pont  sert  non- 
seulement  à  établir  une  communication  entre  les 
doux  tours,  mais  encore  à  recevoir  des  soldats  qui, 
à  l'abri  de  forts  parapets,  pouvaient  contribuer, 
d'une  manière  Irès-efficace,  à  la  défense  de  la 
porte. 

Presque  tous  les  cbâleaux  ont  deux  portes,  l'une 
grande,  l'autre  petite,  très-rapprochées  l'une  de 
l'autre.  La  première  était  pour  les  chars  et  les  ca- 
valiers, la  seconde  pour  les  hommes  à  pied.  La 
prudence,  cette  vertu  si  nécessait-e  au  moyen  âge, 
é'xigeait  que  la  grande  porte  ne  s'ouvrît  qu'en  cas 
d'absolue  nécessité. 

Dans  les  maisons  partie "''lèrps,  -<n  iroave  assez 
fréquemment  ces  deux  portes.  La  maison  de  Jac- 
ques Cœur,  à  Bourges,  et  l'hôtel  de  Sens,  à  Paris, 
en  offrent  des  exemples  remarquables.  Le  pont-le- 
vis,  une  fois  relevé,  faisait  en  quelque  sorte  l'office 
d'un  large  bouclier  opposé  à  l'ennemi;  mais  celui- 
ci,  avec  des  crocs,  à  force  de  bras,  ou  bien  avec  des 
machines,  pouvait  parvenir  à  l'abaisser,  en  rom- 
pant les  chaînes  qui  le  tenaient  suspendu.  Il  fallut 
donc  opposer  un  autre  obstacle.  Ce  fut  la  herse,  es- 
pèce de  lourde  grille  en  fer,  ou  bien  un  système  de 
pieux  indépendants;  cette  seconde  espèce  de  clôture 
se  nommait  une  or^ue  ou  une  sarrazine,  expression 


238       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

qui  semblerait  indiquer  que  cette  invention  avait 
une  origine  orientale.  Cette  machine  s'élevait  ou 
s'abaissait,  en  glissant  dans  des  rainures  prati- 
quées aux  parois  des  murailles  du  passage.  On  éle- 
vait la  herse  à  l'aide  d'une  machine,  et,  à  l'appro- 
che d'un  danger,  on  la  laissait  tomber.  Dès  ce  mo- 
ment, le  passage  était  fermé,  et  il  fallait  briser  la 
herse  pour  pénétrer  plus  avant,  car  il  était  im- 
possible de  la  relever  à  l'extérieur. 

Les  hommes  qui  manœuvraient  la  herse  étaient 
placés  dans  une  salle  supérieure  ou  quelquefois  à 
côté  de  la  porte.  Des  ouvertures  étroites,  percées 
dans  la  muraille,  leur  permettaient  d'observer  ceux 
qui  se  présentaient  sur  le  pont-levis. 

Outre  la  herse,  pour  défendre  l'entrée  d'une 
place,  on  employait  encore  des  portes  massives  en 
bois,  hérissées  de  clous,  ou  revêtues  de  lames  de 
fer.  Presque  toujours  il  y  avait  deux  portes,  u  j  à 
chaque  extrémité  du  passage.  On  en  voit  un  exem- 
ple au  château  de  Saint-Sauveur-le-Vicomte. 

Si  quelque  accident  ou  quelque  ruse  de  l'en- 
nemi venait  à  empêcher  la  manœuvre  de  la  herse, 
on  avait  ménagé  des  moyens  de  défense  dans  l'in- 
térieur môme  du  passage.  On  se  servit  souvent, 
avec  succès,  dans  les  surprises,  de  charrettes  qui, 
conduites  sous  le  passage  de  la  porte,  empêchaient  la 
herse  de  s'abaisser.  Des  ouvertures  dans  les  voûtes 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  239 

OU  dans  les  plafonds  permettaient  aux  dél'enseurs 
de  la  place  de  tirer  à  couvert  sur  l'assaillant.  On 
voit  aussi,  dans  quelques  châteaux,  des  balcons 
soutenus  sur  des  consoles,  disposés  dans  les  passa- 
ges des  portes,  peur  recevoir  des  hommes  d'armes 
qui,  de  cette  position  élevée,  combattaient  avec 
avantage. 

Enfin,  aussitôt  que  les  armes  à  fewi  furent  en 
usage,  des  meurtrières  percées  dans  les  murs  laté- 
raux, et  même  des  embrasures  pour  des  canons, 
complétèrent  les  moyens  de  défense,  accumulés, 
comme  on  voit,  à  l'entrée  des  places  fortes. 

Une  partie  de  ces  dispositions  se  conserva  long- 
temps dans  l'intérieur  même  des  villes.  J'ai  déjà 
cité  l'hôtel  de  Sens,  qui  marque,  en  quelque  sorte, 
le  passage  de  l'architecture  militaire  à  l'architecture 
civile  :  on  peut  remarquer  les  meurtrières  percées 
au  sommet  des  ogives  de  ses  deux  portes;  la  prin- 
cipale devait  servir  pour  une  arnie  à  feu. 

Nous  avons  parlé  de  salles  où  se  tenaient  les 
gens  chargés  de  lever  ou  d'abaisser  la  herse.  Elles 
servaient  aussi  de  corps  de  garde.  On  y  trouve  de 
vastes  cheminées,  quelquefois  des  bancs  de  pierre 
et  des  niches  qui  contenaient  les  râteliers  d'armes. 


2i<;       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 


Tours 


Nous  ne  nous  occuperons,  dans  cet  article,  que 
des  tours  qui  flanquent  l'enceinte  continue  et  qui 
se  lient  à  un  système  de  fortifications  plus  ou  moins 
étendu.  Leur  usage  principal  était  de  protéger  les 
angles  de  l'enceinte,  plus  exposés  que  les  fronts, 
attendu  qu'ils  ne  peuvent  présenter  à  l'ennemi 
qu'un  fort  petit  nombre  de  défenseurs.  On  espaça 
encore  les  tours,  de  distance  en  distance  le  long  des 
murailles  de  l'enceinte,  afin  d'en  augmenter  la 
force,  de  défendre  l'accès  des  fossés  et  de  donner 
les  moyens  de  prendre  en  flanc  les  soldats  qui 
voudraient  assaillir  le  rempart.  Dans  ce  dessein 
on  leur  donna  souvent  une  saillie  considérable. 

En  outre,  les  tours,  s'élevant,  en  général,  au- 
dessus  des  murailles,  formaient  comme  autant  de 
petites  forteresses,  où  quelques  hommes  pouvaient 
résister  avec  succès  à  un  grand  nombre  ;  enfin,  les 
tours  servaient  encore  de  logements  et  de  magasins. 

Les  tours  sont  tantôt  verticales,  tantôt  elles  af- 
fectent la  forme  d'un  cdnc  tronqué  ;  souvent  on  a 
combiné  ces  deux  dispositions  en  élevant  un  rein- 
part  vertical  sur  une  base  conique,  ou  bien  en  forme 
de  pyramide. 


L'ARCHITECTURE   MILITAIRE  241 

A  l'extérieur,  les  murs  sont  lisses,  ou  quelque- 
fois ronforcésdecontre-fnrls  plus  ou  moins  saillants. 
La  [x'ésence  de  ces  contre-forts  indique  une  con- 
struction fort  ancienne.  Nous  ne  croyons  pas  qu'on 
en  trouve  d'exemple  postérieur  au  xii"  siècle.  Ils 
sont  toujours  très-épais,  surtout  à  leur  base. 

On  observe  la  plus  grande  variété  dans  la  forme 
des  tours,  aussi  bien  que  dans  leurs  dimensions  et 
leur  appareil.  La  plupart  sont  rondes  ou  carrées; 
mais  on  en  voit  de  semi-circulaires,  de  prismati- 
ques, de  triangulaires,  d'elliptiques. 

Quelques-unes  présentent,  à  l'extérieur,  un  an- 
gle aigu  perpendiculaire  à  l'enceinte;  telles  sont 
//lusieurs  tours  du  cbâteau  de  Loches  et  la  tour 
Blanche  ou  le  donjon  d'Issoudun.  Probablement, 
on  avait  adopté  cette  forme  pour  empêcher  l'enne- 
mi de  seservir  du  bélier.  En  effet,  contre  l'angle 
saillant,  le  bélier  ne  pouvait  agir  efficacement,  et, 
s'il  était  dirigé  à  droite  ou  à  gauche  de  cet  angle, 
les  hommes,  qui  le  manœuvraient,  prêtaient  le 
flanc  aux  traits  des  assiégés  placés  sur  les  cour- 
tines. 

Mais  cette  forme  bizarre  doit  être  considérée 
comme  une  exception.  Toutefois,  il  semble  qu'il 
n'y  ait  jamais  eu  de  forme  généralement  préférée, 
et  que  le  caprice  des  ingénieurs,  beaucoup  plus 
que  l'cxpùriencc,  ait  iuit  adopter  tel  ou  tel  mode 


242        ETUDES  SUR  LES  AI'.ÏS  AL'   MOYEN  AGE. 

de  construction.  Il  existait  à  Beaucaire,  en  1216,  à 
l'époque  du  siège  de  cette  ville  par  le  jeune  comte 
de  Toulouse,  une  tour  triangulaire  dont  les  angles 
étaient  abattus;  mais  son  couronnement  semble 
plus  moderne. 

On  voit  des  tours  ouvertes  à  l'intérieur,  mais, 
ordinairement,  elles  ne  dépassent  pas  la  hauteur 
des  murailles  d'enceinte,  et  ne  sont  alors,  à  pro- 
prement parler,  que  des  saillies  du  rempart. 

On  adopta  cette  disposition,  sans  doute  parce 
qu'avec  une  moindre  dépense  on  obtenait  la  plupart 
dos  avantages  qu'offraient  les  tours  ordinaires. 
Cependant  les  tours  fermées  furent  toujours  d'un 
usage  plus  général,  et  elles  étaient  justement  re- 
gardées comme  plus  fortes  que  les  précédentes. 


6.  —  Couronnement,  créneaux,  etc. 

Les  créneaux  sont  des  espèces  de  boucliers  en  ma- 
çonnerie, élevés  sur  un  parapet  et  espacés,  les  uns 
des  autres,  d/j  manière  à  couvrir  les  hommes  qui 
bordent  le  rempart,  et  à  leur  permettre  de  se  sci- 
vir  de  leurs  armes,  dans  les  intervalles  qui  sépa- 
rent ces  boucliers. 

L'usage  des  créneaux  est  fort  ancien,  et,  dès  le 
temps  d'Homère,  on  leur  donnait  différents  noms 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  243 

qui  semblent  indiquer  des  virictês  de  forme  et  de 
destination  *. 

En  général,  ils  sont  rectangulaires,  assez  élevés 
au-dessus  du  parapet  pour  couvrir  un  homme,  et 
espacés  suivant  la  nature  des  armes  employées  à 
l'époque  où  ils  furent  construits.  D'ordinaire,  le 
vide  entre  deux  créneaux  est  moindre  que  la  lar- 
geur de  l'un  d'eux. 

A  des  époques,  même  assez  anciennes,  on  a 
donné,  aux  créneaux,  des  formes  variées.  On  en 
voit  dont  l'amortissement  est  en  ogive,  ou  décrit 
par  une  courbe  quelconque;  d'autres,  et  surtout 
dans  les  pays  oîi  l'influence  arabe  s'est  fait  sentir, 
sont  dentelés  ou  découpés  de  différentes  manières. 

On  en  voit  aussi  qui  sont  couronnés  par  une 
espèce  de  pyramidion,  ou  qui  portent  un  rebord 
saillant  ou  une  sorte  de  corniche. 

On  observe  souvent  des  meurtrières  percées  dans 
les  créneaux;  mais  il  est  fort  douteux  quo  cette  dis 
position  soit  antérieure  à  l'usage  des  armes  à  feu. 

Au  moment  d'un  siège,  on  obstruait,  avec  des 
cliausse-trapes,   ou    des  branches  d'arbre  aiguL 
sées,  les  intervalles  entre  les   créneaux,   surtout 
lorsqu'une  escalade  était  à  craindre. 

Les  portes  et  les  fenêtres,  placées  à  une  liau- 

1.  IlMde,  XII.  :.^58. 


2'ti.       EïrUES  SUR  LES   ARTS  AU   MOYEN'  AGE. 

tcur  OÙ  rescahule  était  possible,  furent  dérendues 
debonneheurc  piirdes  balcons  munis  d'un  parapet 
élevé  et  à  jour  tJans  la  partie  inférieure. 

De  là,  on  pouvait  lancer,  à  couvert,  des  projec- 
tiles sur  les  ennemis  qui  tentaient  de  pénétrer  par 
ces  ouvertures.  Nous  avons  donné  le  nom  arabe  de 
moucharaby  à  ces  balcons,  qui  paraissent  emprun- 
tés à  l'Orient.  Bientôt,  on  imagina  de  les  multi- 
plier et  d'en  garnir  tout  le  haut  d'une  muraille. 
On  les  appelle  machecoulis  ou  mâchicoulis,  lors- 
qu'ils forment  ainsi  un  système  de  défense  con- 
tinu. L'emploi  n'en  devint  général  qu'au  xiv* 
siècle.  On  en  trouve  cependant  des  exemples  plus 
anciens,  notamment  à  Aigues-Mortes  et  au  Puy. 
Ces  derniers,  qui  datent  probablement  du  xii* 
siècle,  sont  les  plus  anciens  que  l'on  connaisse. 

La  plupart  des  mâchicoulis  consistent  en  un 
parapet,  souvent  crénelé,  et  porté  sur  une  suite  de 
corbeaux  ou  de  consoles  médiocrement  espacés. 

Ailleurs,  une  espèce  d'arcade,  jetée  contre  les 
contre-forts  extérieurs  d'un  rempart,  supporte  le 
parapet,  et  tout  l'espace  vide  compris  entre  deux 
contre-forts  pouvait  servir  à  jeter  des  projectile; 
considérables,  tels  que  de  grandes  pièces  de  bois. 
On  voit ,  au  château  des  papes,  à  Avignon , 
et  dans  le  bâtiment  de  l'évêché,  au  Puy,  des 
jïjachicoulis  disposés  de   la   sorte.  Au  Puy,  les 


L'ARCHITKCTCRE  .MILITAIRE.  245 

contre-forls  sont  dùrcncliis  par  des  moucharabys. 

La  forme  des  arcs,  qui  unissent  quelquefois  les 
consoles  ou  les  contre-fortset  qui  forment  l'ouverture 
verticale  des  mâchicoulis,  ou,  à  leur  défaut,  l'orne- 
mentation qui  rappelle  ces  arcs,  peut,  dans  beau- 
coup de  cas,  indiquer,  avec  quelque  précision,  l'épo- 
que à  laquelle  ils  appartiennent.  D'abord,  ces  arcs 
sont  en  plein  cintre,  puis  en  ogive  en  tiers-point, 
ensuite  en  ogive  à  contre-courbe,  enfin  ils  revien- 
nent au  plein  cintre. 

Souvent,  les  mâchicoulis  reçoivent  des  moulures 
et  des  sculptures,  et  deviennent  dans  les  construc- 
tions civiles  un  simple  motif  d'ornementation. 

En  cas  de  siège,  pour  augmenter  la  hauteur  des 
tours  ou  pour  suppléer  à  l'insuffisance  de  leurs  cou- 
ronnements, on  élevait  des  échafauds  en  bois,  sur 
lesquels  se  tenaient  les  hommes  d'armes.  Dans 
beaucoup  de  forteresses  anciennes,  des  trous  ou  des 
corbeaux,  disposés  dans  la  maçonnerie  de  dis- 
lance en  distance,  paraissent  avoir  servi  à  soutenir 
ces  échafauds,  que  l'on  plaçait  aussi,  comme  il 
semble,  à  l'extérieur  des  murailles  qui  n'avaient 
point  de  mâchicoulis.  C'est  probablement  à  ces 
charpentes  improvisées,  que  les  mâchicoulis  en 
pierre  ont  dû  leur  origine.  Le  nom  de  ces  écha- 
fauds était  hourd,  hurclel ;  en  lalm,  hurdicium.  Le 
verbe    hurdnre    exprime    l'action    d'employer    ce 

14. 


246        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGh. 

moyen  de  défense.  Du  C;inge  traduit  à  tort,  ce  nous 
somhlc,  \e  mol  hurdicium  par  cratis  lignea  qua  ob- 
ducebantnr  mœnia,  ne  ah  arietibiis  (œderentur.  Les 
citations  suivantes  peuvent  indiquer  plus  exacte- 
ment le  sens  de  ce  mot  : 

HurJari  turres  et  propugnacula,  muros 
Subtus  fulciri  facit... 

{Philippidos.) 

Les  mots  propugnacula  et  turres  indiquent  des 
échafauds  placés  au  sommet  des  remparts,  et  très- 
dilTérents  des  dispositions  de  défense  de  la  partie 
basse  des  murailles  ptay(^es  en  dessous. 

«  Attornati  siuit  4  homines  ad  uiium  quemque  q)iarnellu))l 
custodiendum  et  hurdandum.  »  (Charte  citée  par  Du  Gange, 
au  mot  HuRBiciuM.) 

Par  trois  fois  fut  évidemment  monstrée  (la  sainte  Véronique) 
A  tout  le  peuple,  en  moult  grant  révérence, 
Par  un  évesque,  sus  un  hourt,  à  l'entrée 
De  Saint-Pierre... 

(Saint-Gelais.) 

Le  mot  hourd  appartient  à  la  langue  d'oïl.  Dans 
la  langue  d'oc,  on  se  servait  du  mot  cadafalcs,  cc- 
dafaux,  échafaad. 

Mas  priraier  faisam  mur  sans  caus  et  sens  sablo, 
Ablos  cadafalcs  dobles  et  ab  ferm  bescaio. 

«  Faisons  d'abord  des  murs  sans  chaux  ni  sable,  avec  dos 
échafauds  doubles  et  des  escaliers  solides.  » 

(Histoire  de  la  croisade  contre  les  Albigeois.  N.  .3988.) 


L'ARCHITECTURE   MILITAIRE.  24-7 

Une  miiiialiirt'  du  xv*  siècle,  représentant 
l'enceinte  de  la  ville  de  Moulins,  semble  figurer 
également  ce  système  de  fortifications  en  bois,  que 
l'on  établissait  en  temps  de  siège. 

Ainsi  qu'on  l'a  vu  précédemment,  les  tours 
étaient  les  parties  de  la  fortification  qui  contri- 
buaient le  plus  efficacement  à  la  défense  d'une 
forteresse.  Leur  sommet  devait  donc  recevoir  un 
certain  nombie  d'hommes,  ainsi  que  des  machines 
et  des  provisions  de  pierres  et  d'autres  projectiles. 
Aussi,  les  tours  étaient-elles  couvertes  par  des 
terrasses,  soit  voûtées,  soit  soutenues  par  une  forte 
charpente.  Malgré  le  danger  du  feu,  beaucoup  de 
tours  n'avaient  que  des  plates-formes  en  bois. 

Les  tours  furent  quelquefois  couvertes  de  toits 
coniques,  les  uns  portés  sur  le  sommet  des  cré- 
neaux, les  autres  disposés  en  arrière,  de  manière 
à  laisser  un  passage  libre  autour  du  parapet. 

Ailleurs,  une  galerie  circulaire,  percée  de  nom- 
breuses fenêtres,  tenait  lieu  de  plate-forme,  et, 
comme  dans  les  exemples  précédents,  la  tour  était 
surmontée  par  un  toit  conique. 

Au  reste,  nous  avons  lieu  de  croire  que  ces  toits 
coniques  sont  rarement  des  dispositions  originelles, 
et  nous  pensons  qu'on  en  trouverait  difficilement 
des  exemples  avant  le  xv"  siècle. 

Sur  le  sommet  des  tours,    et  parfois  sur  les 


24S      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

courtines,  notamment  aux  angles  saillants  d'une 
enceinte,  on  trouve  souvent  de  petites  guérîtes  en 
pierre,  destinées  à  abriter  les  sentinelles  chargées 
d'observer  les  mouvements  de  l'ennemi  par  des 
ouvertures  percées  de  tous  les  côtés.  On  appelle 
échangiiettes  ces  petites  constructions,  ordinaire- 
ment de  forme  ronde,  et  terminées  par  une  calotte 
revêtue  de  dalles. 

Il  faut  se  garder  de  les  confondre,  soit  avec  les 
lanternons  qui  surmontent  les  cages  d'escalier,  et 
qui  ont  pour  but  d'empêcher  la  pluie  de  tomber 
dans  l'intérieur,  soit  avec  les  tourelles,  placées  aux 
angles  des  tours,  et  remplissant  à  l'égard  de  ces 
dernières  le  même  office  que  celles-ci  rendent 
aux  murailles  de  l'enceinte.  D'ordinaire,  les  écban- 
guettes  avancent  en  encorbellement  hors  du  rem- 
part, afin  de  permettre  aux  sentinelles  d'en  voir  le 
pied. 

Enfin,  sur  les  plates-formes  des  tours,  et,  d'or- 
dinaire, sur  la  tour  la  plus  élevée,  celle  qu'on 
appelait  la  guette,  il  y  avait  une  cloche  que  l'on 
sonnait  en  cas  d'alarme.  Souvent  la  cloche  était 
remplacée  par  un  cornet  ou  oliphant,  peut-être 
aussi  par  un  porte-voix,  avec  lequel  on  annonçait 
la  présence  de  l'ennemi. 


L'ARCIIITECTHRE   MILITAIRE.  2i9 


7.  —  Courtines. 

On  appelle  courtine  la  partie  du  rempart  com- 
orise  entre  deux  tours. 

Les  courtines  sont  les  portions  de  l'enceinte 
les  moins  pourvues  de  moyens  de  défense,  le  voi- 
sinage des  tours  suffisant  pour  les  protéger.  Au 
sommet,  un  passage  étroit,  ou  chemin  de  ronde, 
permet  de  circuler  le  long  des  remparts,  et  com- 
munique à  des  escaliers  ou  même  à  des  plans  in- 
clinés qui  conduisent  dans  la  cour  intérieure. 

Quelquefois,  mais  rarement,  c'est  une  espèce  de 
galerie  couverte  qui  sert  de  chemin  de  ronde;  très- 
souvent,  on  ne  voit  aucun  vestige  de  passage,  soit 
qu'il  n'y  en  ait  jamais  existé,  soit  qu'il  ait  consisté 
en  un  échafaudage  en  charpente.  La  difficulté 
qu'offrait  l'attaque  des  courtines  explique  d'ailleurs 
l'espèce  de  négligence  qu'on  mettait  à  les  fortifier. 
Il  est  extrêmement  rare  de  trouver  un  parapet  au 
chemin  de  ronde  du  côté  qui  regarde  l'intérieur  de 
la  place,  et  cependant  ce  chemin  de  ronde  est,  en 
général,  si  étroit,  que  l'on  a  peine  à  comprendre 
comment  les  soldats  pouvaient  y  faire  usage  de 
leurs  armes;  toute  chute  devait  être  mortelle.  On 
en  doit  conclure  que  des  échafaudages  temporaires 


250      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN   AGE. 

remédiaient  à  cet  inconvénient  pendant  les  sièges. 

On  a  remarqué  que  la  base  de  certaines  cour- 
tines, de  même  que  celle  de  quelques  tours,  for- 
mait un  plan  incliné.  Le  but  de  cette  disposition 
paraît  avoir  été  d'augmenter  la  force  des  murs 
sur  le  point  oii  l'on  pouvait  les  saper,  et,  en  outre, 
de  faire  ricocher  avec  force  les  projectiles  que  l'on 
jetait  par  les  mâchicoulis. 

On  voit,  dit-on,  dans  les  murs  de  quelques 
courtines,  des  arcades  figurées  à  l'extérieur,  qui, 
suivant  un  antiquaire  anglais,  n'auraient  eu  d'au- 
tre destination  que  de  donner  le  change  à  l'assié- 
geant :  ces  arcades  devaient  simuler  à  ses  yeux 
d'anciennes  ouvertures  récemment  bouchées,  et  lui 
faire  penser  naturellement  que,  sur  ce  point,  la 
résistance  de  la  maçonnerie  serait  moindre;  de  la 
sorte,  on  prétendait  l'engager  à  diriger  ses  attaques 
précisément  du  côté  où  il  devait  trouver  les  plus 
grands  obstacles.  Mais  ne  s'agirait-il  pas  plutôt 
d'anciennes  brèches  bouchées?  On  en  voit  un  exem- 
ple au  donjon  de  Ghauvigny  (Vienne)  :  la  brèche 
faite  par  le  canon  a  été  bouchée  avec  des  briques 
disposées  en  arête  de  poisson.- 

On  ne  peut  guère  établir  de  règle  constante  pour 
l'espacement  qu'il  convenait  de  donner  aux  tours, 
les  unes  par  rapport  aux  autres;  seulement,  il  pa- 
raît que,  dans  l'opinion  des  anciens  ingénieurs, 


l/AltCllITHCTrili:   MILlTAinC.  25i 

leur  rappmclicnient  iijoulail  à  la  I'oitc  d'uiir  [ilaco. 
Le  moine  de  Marmoutier,  pour  donner  une  idée 
d'un  château  imprenable,  dont  il  attribue  la  con- 
struction à  Jules  César,  décrit  des  tours  tellement 
rapprochées,  qu'entre  elles  il  y  avait  h  peine  )a 
longueur  d'une  pique,  Richard  Cœur-de-lion  com- 
posa le  donjon  de  Château-Gaillard  de  segments 
de  cercle  presque  tangents  l'un  à  l'autre.  C'est 
une  muraille  bosselée,  ainsi  que  la  nomme  très- 
heureusement  M.  Deville  dans  son  excellente  mo- 
nographie sur  cette  forteresse. 

En  résumé,  on  multipliait  les  tours  sur  les  points 
présumés  faibles,  tandis  que  la  muraille  d'enceinte 
passait  pour  une  défense  suffisante  là  oîi  la  na- 
ture offrait  à  l'ennemi  des  obstacles  matériels  qui 
rendaient  ses  attaques  peu  probables.  En  pays  de 
plaine,  nous  avons  remarqué  plus  d'une  fois  que 
les  tours  sont  assez  près  les  unes  des  autres  pour 
que  les  soldats  placés  dans  deux  tours  voisines 
pussent  lancer  leurs  traits  sur  toute  la  courtine 
intermédiaire.  On  peut  évaluer  cette  distance  à 
trente  mètres  environ,  ce  qui  est  à  peu  près  la  por- 
tée d'une  flèche  ou  celle  d'une  pierre  lancée  à  la 
main,  d'un  lieu  élevé  \  Amesureque  les  armes  de 
jet  se  perfectionnèrent,  l'espacement  des  tours  de- 

1.  «  Ne  longius  sit  alla  ab  alla  (turris)  sagittae  missione.  » 
Vuruve,  I.  5. 


2o2       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

A'int  plus  considérable,  en  sorte  qu'on  pourrait 
tirer  de  cet  espacement  quelques  inductions  sur 
l'âge  d'une  forteresse;  mais  nous  nous  empressons 
de  déclarer  ici  que  les  renseignements  de  cette  es- 
pèce ne  doivent  être  admis  qu'avec  une  grande  ré- 
serve. 

Nous  avons  dit  que  la  hauteur  des  tours  variait 
à  l'infini.  Tantôt,  en  effet,  elles  dépassent  à  peine 
les  remparts  qu'elles  flanquent;  et  c'est  le  cas  forf, 
souvent  pour  celles  qui  sont  placées  le  long  d'une 
courtine  en  ligne  droite  et  d'une  certaine  étendue. 
Tantôt  elles  s'élèvent  à  une  hauteur  considérable, 
et  c'est  surtout  aux  angles  saillants  d'une  enceinte, 
qu'on  leur  donne  le  plus  d'é'évation.  On  peut  dire 
en  général,  que,  la  hauteur  d'une  tour  donnant  de 
la  force  aux  ouvrages  voisins,  on  a  muni  de  la  sorte 
les  parties  de  l'enceinte  qui  paraissaient  les  plus 
exposées  ou  les  plus  faibles. 

Lorsque  les  tours  sont  plus  hautes  que  le  rem- 
part qui  les  lie  les  unes  aux  autres,  la  communica- 
tion entre  les  différentes  parties  de  l'enceinte  a 
lieu,  soit  par  un  passage  couvert  ou  découvert  qui 
contourne  la  tour  et  continue  le  chemin  de  ronde,  soit 
à  travers  les  chambres  des  tours,  dont  le  plancher 
est  alors  contigu  au  chemin  de  ronde  régnant  le 
long  des  courtines.  Il  y  avait  quelquefois  de  petits 
ponts-levis  sur  le  chemin  de  ronde  à  l'entrée  des 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  253 

tours.  Ce  n'est  point,  au  reste,  une  règle  absolue  ; 
car  souvent  cette  communication  n'existe  point,  et, 
pour  passer  d'une  tour  à  une  autre,  il  faut  descen- 
dre dans  la  cour  intérieure,  où  viennent  aboutir 
tous  les  escaliers.  Le  motif  de  cette  disposition  a 
été.  sans  doute,  d'isoler  les  tours  et  d'en  faire 
comme  autant  de  forteresses  indépendantes. 

Les  escaliers  qui  conduisent  aux  remparts  sont 
ordinairement  placés  à  l'intérieur  des  tours  \  Ils 
sont  faciles  à  défendre,  étant  fort  étroits,  et  fermés 
par  des  portes  basses  et  solides,  en  sorte  que  l'as- 
saillant, maître  d'une  tour  ou  d'une  partie  des  cour- 
tines, ait  encore  beaucoup  de  difficultés  pour  dé- 
boucher dans  l'intérieur  de  la  place.  Au  siège  de 
Tolède  par  Henri  II  de  Gastille,  ses  soldats  s'em- 
parèrent d'une  tour;  mais  les  assiégés,  entassant  de 
la  paille  et  des  sarments  au  pied  de  l'escalier, 
y  mirent  le  feu  et  obligèrent  les  assaillants  à  se 
retirer  *. 

On  observe  encore,  mais  plus  rarement,  les  es- 
caliers appliqués  contre  les  courtines.  Nous  dou- 

1.  «  Itioera  sint  interioribus  partibus  turrium  contignata, 
neque  ea  ferro  fixa.  Hostis  enim  si  quam  partem  mûri  occu- 
l)averit,  qui  repugnabunt,  rescindent,  et  si  celeriter  admi- 
iiistraverint,  non  patientur  reliquas  partes  turrium  murique 
hostem  penetrare,  nisi  se  voluerit  prtecipitare.  »  Vitruve, 
I.  5. 

2.  Voir  Ayala,  Cronica  de  don  Pedro. 


2K4      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

tons  que  l'on  trouve  des  exemples  de  cette  dernière 
disposition  avant  le  xvi°  siècle. 

La  plupart  des  escaliers  des  tours  sont  en  spirale, 
d'où  leur  vient  leur  nom  de  vis  au  moyen  âge.  Ra- 
rement, deux  personnes  de  front  y  monteraient  fa- 
cilement. Quelquefois  l'escalier  ne  conduit  pas  jus- 
qu'à l'étage  supérieur  ,  destiné  généralement  à 
servir  de  logement  à  un  personnage  de  marque. 
On  n'y  accédait  qu'au  moyen  d'une  échelle  qui  se 
retirait  dans  la  chambre  où  elle  conduisait.  Nous 
retrouverons  ces  dispositions  de  défense  intérieure, 
reproduites  avec  un  surcroît  de  prudence  dans  les 
donjons. 

On  a  vu  que  les  tours  servaient  de  logements  et 
de  magasins.  Dans  les  constructions  exécutées  avec 
soin,  et,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  avec  luxe, 
les  étages  sont  voûtés;  mais  les  planchers  en  bois 
étaient  d'un  usage  beaucoup  plus  fréquent.  Tantôt 
les  poutres  qui  les  soutiennent  s'appuient  sur  des 
corbeaux  saillant  à  l'intérieur,  tantôt  elles  s'en- 
gagent dans  des  cavités  ménagées  à  cet  effet  dans 
la  maçonnerie  \ 

3.  Voi»-   pour  compléter  cet  article,  le  §  10,  p.  162. 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  2oo 


8,  —  Fenêtres.  Meurtrières. 

Nous  n'avons  point  à  nous  occuper  ici  des  ren- 
seignements que  peuvent  fournir  les  formes  carac- 
téristiques de  quelques  ouvertures,  telles  que  l'o- 
give ,  le  plein  cintre  ,  les  fenêtres  carrées  avec 
meneaux  en  croix.  Nous  ne  nous  attacherons  qu'aux 
dispositions  propres  à  l'architecture  militaire. 

Toutes  les  ouvertures  pratiquées  dans  le  mur 
d'enceinte  d'une  place  de  guerre  sont  fort  étroites. 
On  ne  voit  de  fenêtres,  à  proprement  parler,  qu'à 
une  hauteur  telle  que  les  traits  de  l'ennemi  y  soient 
peu  à  craindre.  Beaucoup  de  tours  de  courtines 
n'offrent  même  pas  d'ouvertures  donnant  sur  la 
campagne. 

Il  faut  d'abord  prémunir  les  observateurs  contre 
les  inductions  qu'ils  seraient  tentés  de  tirer  de  la 
forme  des  ouvertures  étroites  connues  sous  le  nom 
de  meurtrières.  De  ce  qu'un  château  a  des  meur- 
trières ou  des  embrasures  évidemment  destinées  à 
des  armes  à  feu,  l'on  ne  doit  pas  conclure  que  la 
construction  de  cette  forteresse  soit  postérieure  à 
l'usage  de  l'artillerie.  En  effet,  il  est  toujours  facile 
de  percer  une  muraille,  et,  lorsque  les  armes  à  feu 
commencèrent  à  jouer  un  grand  rôle  dans  les  sièges, 
on  s'empressa  de  faire  aux  anciennes  fortifications 


2j6       études  sur  les  ARTS  AU   MOYEN   AGE 

les  travaux  nécessaires  pour  le  service  des  canons 
et  des  arquebuses.  Il  faut  donc,  avant  tout,  observer 
avec  le  plus  grand  soin  si  les  meurtrières  auc  Ton 
étudie  sont  de  construction  primitive  ou  si  elles  ont 
été  ajoutées. 

On  peut  distinguer  quatre  espèces  de  baies  dans 
l'épaisseur  des  remparts  d'une  place  forlifiôe  ;  ce 
sont  : 

1"  Des  trous  carrés  toujours  très-étroits,  quel- 
quefois un  peu  plus  longs  que  larges; 

i2°  De  longues  fentes  verticales,  hautes  de  trois  à 
six  pieds  et  plus,  très-étroites  à  l'extérieur,  s'élargis- 
sant  à  l'intérieur,  terminées  à  leur  sommet  pur  une 
portion  d'arc,  que  vient  quelquefois  interrompre  à 
l'intérieur  la  partie  supérieure  de  la  paroi  où  la 
meurtrière  est  pratiquée  ; 

3°  Des  fentes,  semblables  aux  précédentes,  mais 
moins  longues,  traversées  par  une  fente  horizon- 
tale :  même  disposition  intérieure  ; 

4°  Des  fentes  dont  le  centre  ou  la  partie  inférieure 
est  agrandie  et  présente  un  trou  circulaire  :  même 
disposition  intérieure. 

Les  premières  ouvertures,  n"  1,  ne  paraissent 
pas  avoir  eu  d'autre  usage  que  celui  de  donner  du 
jour  et  de  l'air,  et  peut-être  d'observer  l'ennemi  à 
couvert. 

Les  dernières,  n"  4,  semblent  avoir  été,  sinon 


L'.VRGIlITKCTrRK   MILITAIRE.  257 

construites,  du  moins  disposéos,  j)our  des  armes  à 
feu,  et,  lorsque  le  trou  rond  est  placé  au  bas  de  la 
fente,  et  qu'il  a  de  certaines  dimensions,  on  peut 
conclure  qu'il  a  servi  à  une  pièce  d'artillerie. 

Quant  aux  fentes  verticales,  n°  2,  et  aux  ouver- 
tures en  croix,  n°  3,  on  considère  ordinairement 
les  premières  comme  destinées  au  tir  de  l'arc,  et 
les  secondes  à  celui  de  l'arbalète.  (Quelques  archéo- 
logues nomment  les  premières  archères  ;  les  secon- 
des, arbalétrier  es.)  Or,  l'usage  de  cette  dernière 
arme  s'étant  introduit  en  France  vers  la  fin  du 
xii"  siècle,  on  pourrait,  de  la  forme  des  meur- 
trières, tirer  des  conclusions  sur  l'époque  de  la 
bâtisse  à  laquelle  ces  meurtrières  appartiennent,  si 
toutefois  Topinion  que  nous  venons  de  rapporter 
était  l'ondée.  Malheureusement,  ce  point  reste  encore 
sujet  à  bien  des  doutes.  L'arbalète  a  été  défendueewïre 
chrctie^is,  au  deuxième  concile  de  Latran,  en  1139. 
Guillaume  le  Breton  rapporte  que,  de  son  temps, 
les  Fiançais  n'en  faisaient  encore  que  peu  d'usage  : 

Francigenis  nostiis,  illis  iyiiota  diebus, 
Res  erat  omnino  quid  balistarius  arcus, 
Quid  balista  foret. 

{Philippidos,  t.  II,  315.) 

Il  ne  s'agit  que  de  l'arbalète  ayant  un  arc  d'ac/cr, 
car  les  arbalètes  avec  des  arcs  de  bois  ou  de  corne 
étaient  connues  dans  l'antiquité.   On  en  voit  la 


2S8       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

description  dans  Ammien  Marcellin,  sous  le  nom 
de  maniibalista,  et,  au  musée  du  Puy,  un  bas-relief 
curieux  ollre  un  chasseur  armé  d'une  arbalète  :  la 
grandeur  de  l'arc  montre  qu'il  ne  peut  être  que  de 
bois. 

Hâtons-nous  de  dire  qu'il  existe  des  preuves  que, 
bien  avant  l'invention  des  armes  à  feu,  les  longues 
fentes  pratiquées  dans  les  murs  des  places  fortes 
ont  servi  à  lancer  des  traits.  Un  passage  de  Guil- 
laume le  Breton  ne  laisse  point  de  doute  à  cet 
égard. 

.     .     .     .     .     .     .     Facit  aptarique  fenestris 

Strictis  et  longis,  ut  strenuus  arte  lateiiti 
Immittat  letlii  prsenuntia  tela  satelles. 

Mais  quelle  était  l'arme  au  moyen  de  laquelle  on 
lançait  ces  traits?  Voilà  ce  qu'il  est  plus  difficile 
de  déterminer  qu'on  ne  le  pourrait  croire  d'abord. 
La  plupart  des  ouvertures  que  nous  avons  appelées 
meurtrières,  d'après  l'usage  général,  sont  percées 
dans  des  murs  souvent  épais  de  sept  ou  huit  pieds, 
et,  en  s'avançant  aussi  loin  que  le  lui  aurait  per- 
mis le  rétrécissement  de  la  muraille,  du  côté  de 
l'ouverture  extérieure,  l'archer  qui  voulait  déco- 
cher une  flèche  ne  pouvait  guère  s'approcher  assez 
pour  bien  ajuster  et  manier  commodément  son 
arme.  On  comprend  qu'il  ne  découvrait  que  l'en- 


L'ARCniTECTURE  MILITAIRE.  259 

ncmi  placé  exactement  dans  l'axe  delà  meurtrière, 
en  sorte  qu'il  lui  eût  été  à  peu  prés  impossible  de 
tirer  sur  un  homme  en  mouvement.  On  observe 
encore  que  la  hauteur  de  la  meurtrière  est  rare- 
ment assez  grande  pour  qu'on  puisse  bander  un 
arc  dans  l'intérieur  de  son  embrasure.  L'arc  le 
plus  court  avait  au  moins  cinq  pieds;  il  aurait 
donc  l'allu  que  la  meurtrière  eût  plus  de  huit 
pieds  de  haut,  car,  pour  tirer,  l'archer  élevait  le 
milieu  de  son  arc  au  niveau  de  son  œil.  Si  l'on 
suppose,  au  contraire,  que  l'archer,  pour  tirer, 
restait  hors  de  l'embrasure  de  la  meurtrière,  il 
courait  le  risque  de  frapper  de  sa  flèche  l'une  ou 
l'autre  paroi  oblique  de  cette  embrasure.  En  outre, 
comment  pouvait-il  juger  alors  de  la  distance  de 
son  ennemi,  condition  indispensable  pour  lancer 
une  flèche?  Ajoutons  encore  qu'on  rencontre  sou- 
vent des  meurtrières  fort  exhaussées  au-dessus  de 
l'aire  de  la  salle  où  elles  sont  pratiquées,  et  qu'on 
ne  peut  découvrir  la  campagne  qu'en  montant  un 
escalier  de  plusieurs  marches  dans  l'intérieur  de 
l'embrasure. 

Même  observation  pour  les  meurtrières  en  croix, 
dont  la  plupart  sont  d'ailleurs  tellement  étroites 
qu'elles  ne  laisseraient  pas  de  place  au  jeu  de 
l'arc  de  l'arbalète,  lequel  est  horizontal,  comme 
on  sait 


260         ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

Il  faut  donc  admettre  que  la  plupart  de  ces 
meurtrières,  quelle  qu'en  soit  la  forme,  ont  servi 
à  des  armes  à  feu,  ou  bien  à  une  espèce  de  ma- 
chine qui  nous  est  inconnue,  ou  bien  encore,  ce 
qui  est  plus  probable,  que,  dans  le  plus  grand 
nombre  de  cas,  elles  n'ont  eu  d'autre  destination 
que  de  donner  de  la  lumière  et  de  l'air,  sans  com- 
promettre la  sûreté  des  habitants  d'une  place  de 
guerre. 

Quelle  que  fût  la  destination  de  ces  ouvertures, 
il  est  important  de  remarquer  les  précautions  pri- 
ses par  les  ingénieurs  pour  qu'elles  ne  servissent 
point  de  passage  aux  traits  de  l'ennemi.  On  a  vu 
qu'elles  sont  souvent  élevées  au-dessus  de  l'aire 
des  étages  qu'elles  éclairent  ou  qu'elles  défendent. 
Leur  amortissement,  ea  outre,  est  formé  par  une 
portion  de  voûte  dont  la  courbe  est  calculée  de  fa- 
çon à  rencontrer  toujours  un  trait  lancé  d'en  bas 
et  de  l'extérieur,  à  la  portée  ordinaire;  elle  em- 
pêchait ainsi  que  les  traits  n'arrivassent  de  but  en 
blanc  à  l'intérieur,  et  sa  courbe  contribuait  à  les 
faire  retomber  dans  l'embrasure,  au  lieu  de  leur 
permettre  de  ricocher  dans  l'intérieur. 

Avant  de  terminer  cet  article,  nous  devons  dire 
un  mot  des  latrines  disposées,  en  général,  à  une 
grande  hauteur  et  toujours  en  encorbellement  au- 
dessus  du  fossé.  On  les  plaçait  ordinairement  dans 


L'ARCHITECTURE   MILITAIRE.  -2(;i 

des  tours,  et  dans  des  angles  runtrants,  afin  qu'elles 
fussent  moins  exposées;  et,  pour  que  l'assiégeant 
ne  pût  s'introduire  par  ces  ouvertures,  on  prenait 
soin  d'en  défendre  l'orifice  extérieur  par  des  barres 
de  fer  transversales. 

9.  —  Cours  intérieures. 

Le  terrain  enclos  par  les  remparts  d'une  forte- 
resse se  nommait  la  basse-cour. 

Là  se  trouvaient  les  dépendances  du  château,  les 
magasins,  les  écuries,  quelques  logements  et  sou- 
vent la  chapelle.  Tous  ces  bâtiments  étaient  placés 
hors  de  la  portée  du  trait,  lorsque  les  dimensions 
de  la  basse-cour  pouvaient  s'y  prêter;  dans  le  cas 
contraire,  on  les  adossait  aux  murs  de  l'enceinte, 
du  côté  de  l'attaque  présumée,  afin  que  les  projec- 
tiles qui  dépasseraient  la  crèle  des  murailles  allas- 
sent se  perdre  dans  le  vide  en  achevant  leur  trajet. 

Lorsque  la  chapelle  n'était  point  un  bâtiment 
séparé,  on  la  plaçait  dans  une  tour,  souvent  à  un 
étage  fort  élevé.  On  en  peut  voir  un  exemple  dans 
le  château  d'Arqués  et  dans  celui  de  Chauvigny. 

La  basse-cour  renfermait  une  mare  et  des  citer- 
nes ou  des  puits.  Quelquefois  on  a  fait  des  travaux 
immenses  pour  arriver  au  niveau  de  l'eau  ;  (  n 
conçoit,  en  effet,  ,que,  faute  d'un   puits  suffisai  L, 

15. 


262       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

la  meilleure  position  n'eût  pas  été  tenable.  Au 
château  de  Polignac,  en  Velay,on  voit  une  énorme 
citerne  creusée  dans  le  roc  et  d'une  profondeur 
remarquable. 

Un  grand  nombre  de  châteaux  ont  des  basses- 
cours  si  étroites,  qu'elles  ne  paraissent  pas  avoir 
renfermé  des  bâtiments  d'habitation.  Construits 
dans  des  lieux  inaccessibles  aux  chevaux,  la  plu- 
part n'avaient  pas  besoin  d'écurie,  et  la  garnison 
qui  rarement  était  nombreuse,  se  logeait  facilement 
dans  les  tours  de  l'enceinte  ou  dans  le  donjon. 

10.  —  Donjons. 

Il  n'y  a  point  d'emplacement  fixe  pour  le  donjon 
d'une  forteresse.  On  peut  dire,  en  général,  qu'on 
choisissait  de  préférence  le  lieu  le  plus  élevé  et 
d'accès  le  plus  difficile.  Tantôt  le  donjon  s'élève 
au  milieu  de  l'enceinte,  tantôt  il  est  tangent  aux 
remparts,  tantôt  il  en  est  complètement  isolé. 

L'étendue  et  les  dimensions  du  donjon  sont  tou- 
jours proportionnées  à  celles  de  l'enceinte  dont  il 
doit  compléter  la  défense.  Quelquefois,  c'est  une 
citadelle  avec  tours  et  courtines,  renfermant  une 
basse-cour  et  de  nombreux  bâtiments.  Quelquefois 
aussi,  et  c'eut  le  cas  le  plus  ordinaire,  le  donjon 
consiste  en  une  haute  tour,  séparée  de  labasse-con;- 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  263 

par  un  fossé  avec  un  pont-levis,  souvent  élevée  sur 
une  base  conique  artificielle  et  toujours  fort  escar- 
pée. Ailleurs,  enfin,  on  donne  le  nom  de  donjon 
à  une  tour  plus  forle  que  les  autres  et  sans  com- 
munication avec  le  rempart.  De  ces  trois  espèces 
de  donjons,  la  première  se  trouve  dans  les  villes 
et  dans  quelques  cliàteaux  destinés  à  recevoir  une 
garnison  nombreuse.  La  seconde  s'applique  à  toutes 
les  forteresses  seigneuriales,  particulièrement  aux 
plus  anciennes;  enfin,  la  dernière  peut  être  consi- 
dérée comme  une  sorte  de  palliatif  destiné  à  rem- 
placer le  donjon  dans  des  circonstances  exception- 
nelles. 

Les  défenses  extérieures  des  donjons  ne  donne- 
ront lieu  à  presque  aucune  observation  nouvelle. 
Elles  peuvent  consister  dans  un  fossé,  des  lignes  de 
palissades,  un  système  de  tours  et  de  courtines,  etc. 
En  un  mot,  on  peut  considérer  le  donjon  comme 
une  place  renfermée  dans  une  autre,  et  ne  diffé- 
rant que  par  les  dimensions. 

On  doit  pourtant  noter  ici  quelques  dispositions 
qui,  si  elles  ne  sont  pas  caractéristiques  et  uni- 
quement applicables  aux  donjons,  s  y  rencontrent 
du  moins  assez  fréquemment  pour  que  nous  nous 
arrêtions  à  les  examiner. 

Rarement,  on  le  sait,  les  donjons  étaient  assez 
vastes  pour  renfermer  une   garnison  nombreuse. 


2Ci       ÉTUDES  SUR  fcES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

Lorsque  les  défenseurs  d'une  place  de  guerre  se 
retiraient  dans  ce  dernier  asile,  ils  avaient  lait  des 
pertes  pendant  le  siège,  et  l'espoir  de  prolonger 
la  résistance  était  fondé,  moins  sur  le  nombre  des 
combattants,  que  sur  la  force  et  la  hauteur  de  leurs 
murailles.  Le  donjon  n'avait  donc  point  de  vastes 
logements,  et  ne  recevait  presque  jamais  de  che- 
vaux. Tous  les  moyens  de  défense  étaient  calculés 
pour  une  petite  troupe  d'infanterie;  en  consé- 
quence, sa  porte  était  fort  étroite  et  fréquemment 
placée  à  une  hauteur  telle,  que  l'ennemi  n'y  pût 
parvenir  que  par  une  escalade  périlleuse;  sou- 
vent même,  il  n'y  avait  point  de  porte,  à  pro- 
prement parler,  et  l'on  n'entrait  que  par  une 
fenêtre  au  moyen  d'une  longue  échelle,  ou  bien 
d'une  espèce  de  panier  qu'on  élevait  et  qu'on 
abaissait  avec  des  poulies.  Quelquefois  encore,  un 
escalier  étroit  et  raide  conduisait  à  l'entrée,  tou- 
jours fort  élevée  au-dessus  du  sol.  Par  surcroît  de 
précautions,  cet  escalier  contournait  le  donjon,  de 
far  ju  que  l'assaillant,  pendant  toute  la  montée, 
fût  exposé  aux  projectiles  lancés  des  plates 
formes  ou  tombant  des  mâchicoulis.  On  conçoi* 
qu'une  attaque  de  vive  force  était  presque  impos 
sible  sur  cet  étroit  passage. 

On  voit  un  exemple  ancien  de  ces  escaliers  ex 
teneurs  dans  le  donjon  d'Alluyes  (Eure-et-Loir) 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  265 

Ils  sont  encore  très-communs  en  Corse,  et  ils 
étaient  même  usités  dans  les  constructions  civiles 
du  siècle  dernier.  Un  grand  nombre  de  donjons, 
même  fort  vastes,  n'ont  jamais  eu  des  portes.  On 
observe  un  exemple  curieux  de  ce  système,  dans 
le  château  de  Mauvoisin  (Hautes-Pyrénées),  dont 
l'enceinte  intérieure  est  un  carré  qui  n'a  pas  moins 
de  110  mètres  de  côté. 

Nous  avons  déjà  remarqué  qu'avant  l'invention 
de  la  poudre,  les  moyens  de  défense  étaient  bien 
supérieurs  aux  moyens  d'attaque;  aussi,  les  châ- 
teaux fortifiés  par  des  ingénieurs  habiles  n'étaient 
pris,  en  général,  que  par  un  blocus,  ou  bien  par 
une  surprise;  contre  ce  dernier  danger,  on  avait 
accumulé  ptusieurs  moyens  de  résistance  faciles 
à  employer  par  quelques  hommes  contre  une  troupe 
nombreuse.  C'est  ainsi  que  le  passage  des  escaliers 
conduisant  aux  salles  intérieures  était  barricadé 
par  des  grilles  ou  des  portes  solides,  défendu  par 
des  mâchicoulis  et  des  meurtrières,  interrompu 
quelquefois  par  des  lacunes  dans  les  marches;  la- 
cunes qu'on  ne  pouvait  franchir  que  sur  une  espèce 
de  pont  mobile.  Enfin,  des  boules  de  pierre,  d'un 
diamètre  considérable,  placées  en  réserve  dans  des 
paliers  supérieurs,  pouvaient  être  roulées  dans  les 
escaliers  de  manière  à  obstruer  le  passage  et  à  ren- 
verser même  un  ennemi  victorieux.  On  trouve  de 


2G6       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

semblables  boules  de  pierre  dans  beaucoup  de 
châteaux;  mais  leur  usage  n'est  pas  absolument 
certain.  Nous  avons  rapporté  l'opinion  la  plus  ac- 
créditée; toutefois  il  serait  possible  que  ces  espèces 
de  boulets  eussent  été  destinés  à  être  lancés  par  des 
machines  ou  même  par  des  bouches  à  feu. 

Si  le  donjon  a  quelque  étendue,  il  renferme  lui 
même  un  réduit  destiné  à  offrir,  après  la  prise  du 
donjon,  le  refuge  que  le  donjon  devait  donner  aux 
défenseurs  du  château  dont  il  dépendait.  Ce  rédui*^ 
est  une  tour,  plus  forte  que  les  autres,  qu'on  ap- 
pelle, tantôt  maîtresse-tour,  en  raison  de  ses  dimen- 
sions, tantôt  tour  du  belfroi  oubeffroi,  parce  que  la 
cloche  d'alarme  y  était  placée  d'ordinaire.  Dans  le 
Midi,  on  donne  souvent  à  cette  tour  les  noms  de 
tonrasse,  tourillasse,  et  même  trouillasse,  par  une 
transposition  de  lettres  très- ordinaire  aux  patois. 
Nous  ne  nous  occuperons  ici  que  de  cette  tour,  car, 
ainsi  qu'on  l'a  dit  plus  haut,  les  fortifications  du 
donjon  n'offrent  que  la  reproduction  réduite  de 
celles  de  l'enceinte  extérieure. 

La  maîtresse-tour  a  presque  toujours  son  esca- 
lier disposé  de  manière  à  ne  point  rétrécir  l'aire 
des  appartements  intérieurs.  De  là,  l'usage  de  ren- 
fermer cet  escalier  dans  une  tourelle  accolée  à  la 
tour  principale.  L'épaisseur  de  l'enveloppe  ou  cage 
de  l'escalier  étant  généralement  moindre  que  celle 


L'ARCniTECTURE  MILITAIRE.  267 

dos  autres  murs,  on  la  plaçait  sur  le  point  où  les 
machines  de  l'ennemi  étaient  le  moins  à  craindre, 
fnjs-souvent,  l'escalier  ne  conduit  pas  à  l'étage 
supérieur;  il  s'arrête  à  un  palier,  et,  pour  mon- 
ter plus  haut,  on  se  servait  d'une  échelle  qu'on  re- 
tirait à  l'intérieur.  Cette  disposition,  autant  que 
nous  en  avons  pu  juger,  est  plus  fréquente  dans  le 
Midi  que  dans  le  Nord.  Dans  les  Pyrénées  et  en 
Corse,  elle  est  pour  ainsi  dire,  générale.  Le  loge- 
ment que  le. pape  Pierre  de  Luna  occupa  au  châ- 
teau d'Avignon  est  ainsi  séparé  des  salles  infé- 
rieures  du  même  château. 

L'escalier,  en  raison  de  ses  dimensions  très-res- 
serrées, ne  pouvait  guère  servir  à  porter  aux  étages 
supérieurs  les  armes  et  les  provisions.  Pour  ohvier 
à  cet  inconvénient,  on  avait  coutume  de  laisser  un 
vide  assez  grand  dans  les  voûtes  ou  les  planchers 
des  différents  étages  et,  par  cette  ouverture,  on  mon- 
tait les  objets  dont  on  avait  besoin,  de  la  même  ma- 
nière qu'on  transporte  sur  le  pont  d'un  vaisseau 
les  provisions  contenues  dans  sa  cale. 

Le  rez-de-chaussée  de  la  tour  servait  de  maga- 
sin, et,  comme,  en  général,  il  n'y  avait  point  de 
porte  à  celte  hauteur,  on  n'y  accédait  que  par  l'ou- 
verture dont  on  vient  de  parler,  ou  par  un  esca- 
lier spécialement  destiné  à  ce  service.  D'ailleurs, 
les  salles  basses  étaient  à  peu  près  inhabitables,  en 


268       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

raison  de  l'obscurité  qui  y  régnait,  car  c'est  à 
peine  si  l'on  osait  y  percer  d'étroites  meurtrières. 
Ces  salles  cependant  contiennent  souvent  le  four 
à  cuire  le  pain;  en  outre,  des  cabinets  en  commu- 
nication avec  elles  servaient  de  cachot,  au  besoin, 
car  c'était  toujours  dans  les  donjons  que  l'on  ren- 
fermait les  prisonniers  d'importance.  Quelquefois, 
il  y  a,  sous  la  salle  basse,  un  ou  plusieurs  étages 
souterrains. 

Destinées  à  loger  le  propriétaire  du  château, 
les  salles  supérieures  de  la  maîtresse-tour  étaient 
décorées  fréquemment  avec  luxe  et  élégance,  et 
c'est  là  surtout  que  l'on  peut  trouver  ces  ornements 
qui  caractérisent  les  époques  de  construction.  Pre.s- 
quc  toutes  ont  de  vastes  cheminées  à  chambranles 
énormes,  surmontées  d'un  manteau  conique.  Les 
voûtes  sont  ornées  souvent  de  clefs  pendantes,  d'é- 
cussons,  de  devises  ou  de  peintures.  De  fort  pe- 
tits cabinets  pratiqués  dans  l'intérieur  des  murailles 
sont  attenants  à  ces  salles.  La  plupart  servaient  de 
chambres  à  coucher,  ainsi  qu'on  le  voit  à  la  tour 
C anche  d'Issoudun. 

En  général,  le  logement  du  châtelain  est  à  une 
lort  grande  hauteur,  soit  pour  être  plus  à  l'abri 
d'une  surprise,  soit  surtout  pour  être  hors  de  l'at- 
teinte des  projectiles  de  l'ennemi.  Les  fenêtres, 
presque  toujours  irrégulièrement  percées,  ne  se 


L'AEiClllTLCTURi:   MILITAIRE.  209 

correspondent  pas  d'étage  en  élage.  On  craignait 
sans  doute  d'aiTaiblir  les  murailles,  en  y  perçant 
des  ouvertures  sur  la  même  ligne.  Pratiquées  dans 
des  murs  très-épais,  leurs  embrasures  forment 
comme  autant  de  cabinets,  élevés  d'une  marche 
ou  deux  au-dessus  du  plancher  de  la  salle  qu'elles 
éclairent.  Des  bancs  de  pierre  régnent  de  chaque 
côté.  C'était  la  place  ordinaire  des  habitants  de  la 
tour,  lorsque  le  froid  ne  les  obligeait  pas  à  se  rap- 
procher de  la  cheminée. 

Par  une  dernière  conséquence  du  principe  gé- 
néral que  nous  avons  exposé  en  commençant  (qui 
consiste  à  rendre  les  parties  d'une  forteresse  sus- 
ceptibles d'être  isolées),  on  imagina  de  diviser  la 
maltresse-toiir  en  deux  parties  indépendantes  l'une 
de  l'autre,  séparées  par  un  mur  de  refend,  ayant 
chacune  un  escalier  distinct,  et  ne  communiquant 
l'une  avec  l'autre  qu'au  moyen  de  portes  étroites. 
Le  donjon  de  Chalusset  (Haute-Vienne)  offre  un 
exemple  de  cette  disposition,  assez  rare  d'ailleurs. 

Dans  beaucoup  d'anciennes  forteresses,  on  ob- 
serve, au  milieu  de  la  maçonnerie  des  murs,  des 
vides  ménagés  à  dessein,  formant  comme  des  puits 
étroits  et  dont  la  destination  est  encore  fort  pro- 
blématique, car  je  ne  sache  pas  qu'on  en  ait  encore 
exploré  aucun,  de  manière  à  savoir  où  il  aboutis- 
sait. Les  uns  ont  supposé  que  ces  vides  servaient 


270       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

au  même  usage  que  les  ouvertures  des  voûtes,  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut,  c'est-à-dire  au  trans- 
port des  munitions  aux  étages  supérieurs;  d'au- 
tres, avec  plus  de  vraisemblance,  y  ont  vu  des 
conduits  pour  la  voix,  destinés  à  établir  une  com- 
munication entre  les  personnes  placées  à  différents 
étages.  Les  dimensions  très-variables,  mais  ordi- 
nairement resserrées,  de  ces  tuyaux,  peuvent  don- 
ner lieu  encore  à  plusieurs  autres  interprétations, 
qu'il  serait  inutile  de  rapporter  ici.  Il  serait  à  dé- 
sirer qu'on  pût  connaître  les  aboutissants  de  ces 
cavités,  presque  toujours  encombrées  de  pierres,  et 
nous  ne  pouvons  que  recommander  cette  recherche 
au  zèle  des  antiquaires.  Ces  tuyaux  ou  ces  puits, 
car  il  est  difficile  de  leur  donner  un  nom,  sont,  en 
général,  verticaux  ou  légèrement  obliques.  On  ne 
doit  pas  les  confondre  avec  des  cavités  semblables, 
mais  horizontales,  qu'on  rencontre  dans  quelques 
châteaux,  notamment  à  Gisors.  On  suppose,  avec 
beaucoup  de  vraisemblance,  que  ces  cavités  renfer- 
maient primitivement  des  pièces  de  bois,  faisant 
office  d'anci-es  ou  de  chaînes,  pour  consolider  la 
maçonnerie  et  en  augmenter  la  résistance.  J'ai 
observé,  dans  ces  trous,  des  fragments  de  bois 
pourri,  qui  ne  permettent  guère  de  contester  la 
destination  qui  vient  d'être  indiquée. 
Il  existe  à  Tours,  rue  des  Trois-Pucelles,  une 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  271 

maison  en  briques,  du  xv°  siècle,  connue  sous 
le  nom  de  Maison  du  bourreau,  et  dont  une  tra- 
dition populaire  fait  la  demeure  de  Tristan  l'Er- 
mite. (L'origine  de  cette  tradition  est  des  plus  ri- 
dicules, et  repose  tout  entière  sur  une  cordelière 
sculptée  autour  des  chambranles;  or,  cette  corde- 
lière, ornement  très-fréquent,  comme  on  sait,  passe 
aux  yeux  du  vulgaire  pour  une  corde  à  pendre,  et 
l'on  en  a  conclu  que  pareille  enseigne  ne  pouvait 
convenir  qu'au  compère  de  Louis  XII)  Au  dernier 
étage  d'une  tourelle  de  cette  maison,  on  remarque 
une  petite  niche  où  aboutit  l'ouverture  d'un  tuyau 
circulaire,  d'environ  0"°  15  de  diamètre.  On  ne 
connaît  pas  l'autre  extrémité.  On  sait  seulement 
qu'il  descend  assez  bas,  car  des  réparations  récen- 
tes ont  fait  reconnaître  qu'il  se  prolongeait  jus- 
qu'au pied  de  la  tourelle.  A  partir  de  là,  le  tuyau 
est  obstrué.  Gomme  il  n'est  point  garni  de  plomb, 
ni  même  de  mortier,  à  l'intérieur,  on  ne  peut  sup- 
poser qu'il  ait  servi  de  conduit  pour  l'eau;  peut- 
(Hre  ce  tuyau  servait-il  de  porte-voix  pour  trans- 
;  :ettre  des  ordres  à  l'étage  inférieur. 

11  est  rare  que  la  maîtresse-tour  ne  soit  pas  ausFi 
la  plus  haute  (i'un  château.  Quelquefois,  cependaiil 
la  disposition  des  localités  a  nécessité  la  construc- 
tion d'une  tour,  s[)ccialemeiit  destinée  à  servir 
d'observatoire  ou  de  guette,  comme  on  disait  au 


272       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN   AGE. 

moyen  ûge.  Les  tours  de  cette  espèce  sont  fort  éle- 
vées, mais  d'une  bâtisse  légère,  n'ayant  point  de 
rôle  à  jouer  dans  la  défense  matérielle.  On  en  voit 
un  exemple  curieux  au  château  de  Gastelnau,  près 
d'Alby.  Souvent  ces  tours  correspondent  avec  d'au- 
tres tours  placées  sur  des  points  culminants,  en 
sorte  qu'au  moyen  d'un  signal  convenu  on  pouvait 
être  instruit,  en  fort  peu  de  temps,  de  l'approche 
d'une  troupe  ennemie.  On  voit  beaucoup  de  ces 
tours  dans  les  Pyrénées  (on  les  appelle  dans  le  Rous,- 
siWon  atalayes),  et,  en  Corse,  elles  forment  comme 
une  espèce  de  ceinture  autour  de  l'île.  On  en  trouve 
aussi  un  assez  grand  nombre  dans  les  pays  de  mon- 
tagnes et  le  long  dos  grands  lleuves.  La  liaison 
de  ces  tours  entre  elles  serait  intéressante  à  étu- 
dier, car  elle  pourrait  fournir  des  renseignements 
précieux  sur  les  frontières  des  provinces  au  moyen 
âge. 

Quelques  châteaux  ont  deux  donjons,  ou  même 
davantage.  C'est  le  développement,  ou,  si  l'on  veut, 
l'exagération  du  principe  de  l'isolement  des  ouvrages 
composant  un  système  de  fortification.  C'est  ainsi 
qu'à  Chauvigny  (Haute-Vienne),  on  voit,  compris 
dans  la  même  enceinte,  quatre  donjons  assez  grands 
chacun  pour  recevoir  le  nom  de  château. 

L'existence  simultanée  de  plusieurs  châteaux 
très-rapprochés  les  uns  des  autres,  mais  non  com- 


L'ARCIIITKCTURE   MILITAIRE.  273 

pris  dans  la  même  enceinte  et  appartenant  à  des 
propriétaires  difl'érenls,  est  un  fait  qui  n'est  pas 
rare,  mais  dont  l'explication  est  encore  bien  difti- 
cile.  Aune  époque  où  les  seigneurs  châtelains  vi- 
vaient les  uns  à  l'égard  des  autres  dans  un  état, 
sinon  d'hostilité,  du  moins  de  suspicion  continuelle, 
ce  rapprochement  a  quelque  chose  d'incompréhen- 
sible. Nous  en  avons  vu  un  exemple  fort  remar- 
quable, à  Tournemire,  près  d'Aurillac,  où  sur  le 
même  plateau  existent  les  ruines  de  cinq  châteaux 
ou  donjons ,  contemporains  en  apparence  (  du 
xiii"  au  xiv"  siècle),  ayant  eu  dilTérenls  maîtres, 
et  situés  à  un  trait  d'arc  l'un  de  l'autre.  Sur 
les  bords  du  Rhin  et  de  la  Moselle,  et  le  long 
des  versants  orientaux  des  Vosges,  on  voit  aussi 
nombre  de  châteaux  situés  si  près  les  uns  des 
autres,  qu'il  faut  supposer  que,  dans  le  principe, 
ils  auraient  été  bâtis  par  le  même  propriétaire,  et 
qu'ils  auraient  fait  partie  d'un  même  système  de 
fortifications.  (Voir,  dans  la  Chronique  de  don  Pero 
Nino,  la  description  très-curieuse  du  château  de 
l'amiral  Arnaud  de  Trie,  dont  la  femme  demeurait 
dans  un  château  séparé,  avec  pont-levis,  mais  com- 
pris dans  l'enceinte  fortifiée  qui  renfermait  celui  de 
l'amiral  ^) 

1.    Cronicas    de  Caslillu  ;    Cronica  de   don  Pero   .\ino, 
p.  116. 


2'Î4      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  Â^E. 

L'usage  des  donjons  s'est  conservé  jusque  dans 
les  fortifications  du  xvi^  siècle.  On  en  voit  un 
exemple  assez  curieux  à  la  tour  de  Glansayes 
(Diôme),  où  l'on  peut  remarquer  la  forme  bizarre 
de  la  construction,  dont  le  plan  varie  à  chaque 
étage,  et  le  système  des  meurtrières  (pour  des  ar- 
mes à  feu),  beaucoup  plus  compliqué  que  réelle- 
ment efficace. 

11.  —  Souterrains. 

La  plupart  dos  châteaux  et  surtout  des  donjons 
renferment  des  souterrains  plus  ou  moins  vastes  et 
qui  avaient  des  destinations  différentes.  Le  plus 
grand  nombre  servait  de  magasins;  quelques-uns 
recevaient  des  prisonniers;  d'autres,  enfin,  débou- 
chant à  une  assez  grande  distance  du  château  au- 
quel ils  appartiennent,  paraissent  avoir  fourni, 
dans  quelques  localités,  un  moyen  de  communiquer 
secrètement  avec  la  campagne,  et  de  quitter  le 
château,  lorsqu'il  était  devenu  impossible  de  le  dé- 
fendre. Froissart  fournit  quelques  exemples  de  faits 
semblable^.  On  voit,  dans  les  ruines  du  château  de 
Chinon,  quelques  galeries  auxquelles  on  peut  attri- 
buer la  même  destination. 

Nous  n'avons  rien  à  dire  des  caves  ou  magasins 
souterrains  qui  ne  présentent  que  les  dispositions 
usitées  dans  l'architecture  civile. 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  27S 

Quant  aux  cachots,  on  remarquera  quelquefois 
avec  quels  raHincments  barbares  on  privait  le  pri- 
sonnier de  lumière  et  presque  de  tout  moyen  de 
renouveler  l'air.  II  y  a  des  cachots  qui  ne  reçoi- 
vent l'air  que  par  des  tuyaux  étroits,  souvent 
coudés  dans  1-eur  trajet,  soit  pour  rendre  les  éva- 
sions plus  difficiles,  soit  pour  empocher  que  la  lu- 
mière ne  pénétrât  quelques  moments  dans  la  de- 
meure du  captif.  La  prison  de  Louis  Sforce,  dans 
le  château  de  Loches,  ne  reçoit  de  jour  que  par 
un  corridor  qui  l'isole  du  mur  de  la  forteresse.  Des 
fers,  des  bancs  de  pierre,  des  ceps  oîi  l'on  enga- 
geait, dit-on,  les  jambes  des  prisonniers,  se  ren- 
contrent parfois  dans  ces  horribles  lieux. 

C'est  encore  dans  les  souterrains  des  châteaux 
ou  du  moins  dans  les  salles  basses,  qu'on  interro- 
geait les  détenus  et  qu'on  leur  donnait  la  ques- 
tion. Souvent,  une  salle  a  été  destinée  particu- 
lièrement à  cet  usage,  et  l'on  en  voit  encore  une 
au  château  des  papes,  à  Avignon,  dont  le  nom,  la 
Veille,  rappelle  l'instrument  de  torture  qu'elle  ren- 
fermait. Toutefois,  nous  devons  avertir  nos  lecteurs 
de  se  tenir  en  garde  contre  les  traditions  locales 
qui  s'attachent  aux  souterrains  des  donjons.  On 
donne  trop  souvent  des  couleurs  atroces  au  moyen 
âge,  et  l'imagination  accepte  trop  facilement  les 
scènes  d'horreurs  que  les  romanciers  placent  dans 


270       ETUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

de  semblables  lieux.  Combien  de  celliers  ou  de  ma- 
gasins de  bois  n'ont  pas  été  pris  pour  d'affreux  ca- 
chots !  combien  d'os,  débris  de  cuisine,  n'ont  pas 
été  regardés  comme  les  restes  des  victimes  de  la  ty- 
rannie féodale! 

C'est  avec  la  même  réserve  qu'il  faut  examiner 
les  cachots  désignés  sous  le  nom  d'oubliettes,  espèce 
de  puits  où  l'on  descendait  des  prisonniers  destinés 
h  périr  de  faim,  ou  bien  qu'on  tuait  en  les  y  pré- 
cipitant d'un  lieu  élevé  dont  le  plancher  se  dérobait 
sous  leurs  pieds.  Sans  révoquer  absolument  en  doute 
l'existence  des  oubliettes,  on  doit  cependant  les 
considérer  comme  fort  rares,  et  ne  les  admettre 
que  lorsqu'une  semblable  destination  est  bien  dé- 
montrée. Les  oubliettes  probables,  que  nous  avons 
examinées,  consistent  en  un  puits  profond,  ménagé 
dans  un  massif  de  constructions,  et  recouvert  au- 
trefois par  un  plancher.  Quelquefois  des  portes 
s'ouvrent  vers  le  haut  de  ces  puits,  sans  apparence 
d'escalier  ou  de  machine  pour  y  descendre.  Telle 
est  à  peu  près  la  disposition  des  oubliettes  qu'on 
montre  dans  les  ruines  du  château  de  Chinon;  la 
porte  donne  abruptement  sur  l'intérieur  du  puits. 
Des  trous  disposés  à  quelques  mètres  au-dessus, 
dans  les  quatre  murs  qui  forment  les  parois  du 
puits,  annoncent  qu'un  plancher  a  existé.  On  sup- 
pose qu'il  était  percé  d'une  trappe  qu'on  pouvait 


L'ARC  II  ITEl'.TIKI':    MII.IT.MUE.  277 

faire  jouer  pur  la  porte.  L'usage  d'un  plan  incliné 
à  la  base  du  puils  n'est  pas  facile  à  comprendre. 
Au  reste,  le  fond  du  puits  étant  rempli  de  gravois, 
on  ne  peut  juger,  à  présent,  de  sa  profondeur. 

Peut-être  le  fond  de  ce  puits  était-il  formé  par 
un  angle  aigu,  afin  de  rendre  plus  pénible  la  po- 
sition du  malbeureux  qu'on  y  descendait,  en  l'em- 
nécbant  ainsi  de  se  coucher.  C'est  un  raffinement 
de  cruauté  dont  on  trouve  un  autre  exemple  dans 
les  oubliettes  de  la  Bastille. 

Nous  venons  d'analyser  successivement  toutes 
les  parties  qui  composent  une  forteresse  du  moyen 
âge  ;  nous  examinerons  maintenant  d'une  ma- 
nière sommaire  l'ensemble  de  quelques  fortifica- 
tions. 

A.  —  Enceinte  fortifiée. 

Cité  de  Carcassonne.  Elle  occupe  un  plateau, 
d'accès  très-difficile,  au  couchant.  Elle  a  deux  en- 
ceintes :  la  première  (l'enceinte  extérieure)  est  bâ- 
tie sur  le  versant  de  la  colline;  la  seconde,  plus 
élevée,  la  commande  par  conséquent.  Les  deux  en- 
ceintes ne  se  confondent  qu'en  un  seul  point,  du 
côté  du  couchant,  parce  que,  là,  les  escarpements 
naturels  paraissaient  une  défense  suffisante.  On  a 
placé  le  château  du  même  côté,  par  la  même  rai- 

16 


278       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

son,  et  parce  que  l'assaillunt  devait,  suirant  toute 
probabilité,  commencer  ses  attaques  du  côté  op- 
posé. Ce  château,  tangent  aux  deux  enceintes,  peut 
en  être  isolé  :  d'un  côté,  il  communique  à  la  ville; 
de  l'autre,  à  la  campagne,  par  une  barbacane.  On 
observera  que  l'enceinte  intérieure  de  la  ville  est 
sensiblement  plus  forte  que  l'extérieure,  et  que  ses 
tours  sont  beaucoup  plus  rapprochées  ;  enfin  qu'elle 
a  plusieurs  tours  fermées,  tandis  que  l'enceinte 
extérieure  n'a  que  des  tours  ouvertes  à  la  gorge. 
La  porte  principale  de  la  ville  (la  porte  Narbon- 
naise,  du  côté  du  levant)  s'ouvre  entre  deux  fortes 
tours,  liées  ensemble,  qui  forment  à  elles  seules 
comme  une  espèce  de  château  indépendant.  Une 
partie  de  l'enceinte  intérieure,  quelques  tours  et 
leurs  courtines,  bâties  à  jpetit  appareil,  entremêlé 
d'assises  de  larges  briques,  passe  pour  être  de  con- 
struction romaine,  mais  plus  probablement  elle  est 
l'œuvre  des  derniers  rois  visigolhs.  Le  -reste  de  la 
même  enceinte,  ainsi  que  le  château  paraissent  ap- 
partenir au  xiii*  siècle,  sauf  une  tour  et  quelques 
parties  de  murailles,  qu'on  peut  attribuer  au  xn*. 
L'enceinte  extérieui'e  date,  suivant  toute  appa 
rencc,  de  la  fin  du  xiii"  ou  du  commencement  du 
xiv°  siècle. 


L'ARCniTECTURE  MILITAIRE.  279 

B.  —  Château  dépendant  d'une  ville. 

Château  de  Fougères.  Il  est  bâti  dans  la  partie 
basse  de  la  ville.  Ici,  c'est  l'endroit  vulnérable  de  la 
ville  qu'on  a  défendu  par  un  château,  si  toutefois  le 
château,  ou  du  moins  son  donjon,  n'est  pas  plus 
ancien  que  la  ville.  Dans  l'intervalle  des  deux  rem- 
parts de  la  ville,  se  trouvent  les  deux  portes  suc- 
cessives du  château  ;  on  observera  que  la  pre- 
mière est  défendue  par  trois  tours,  qu'après  avoir 
surmonté  cet  obstacle  on  rencontre  un  pont  sur  un 
ruisseau  très-encaissé,  et  que  l'ennemi,  maître  de 
cette  première  porte  et  du  pont,  n'a  encore  obtenu 
qu'un  très-mince  avantage,  car  il  est  en  butte  aux 
traits  de  deux  tours  qui  dominent  la  cour  comprise 
entre  les  deux  portes  et  défendent  spécialement  la 
deuxième.  En  suivant  l'enceinte  du  château,  on 
trouve  la  tour  de  Raoul  et  celle  de  Surienne,  dont 
on  doit  noter  les  dimensions  extraordinaires;  elles 
ont  des  embrasures  pour  les  canons  et  devaient 
battre,  la  première,  l'espace  compris  entre  le  château 
et  la  ville,  l'autre,  la  courtine,  protégée  d'ailleurs 
par  des  rochers  qui  présentent  un  escarpement 
très-raide.  Ces  deux  tours  réunies  protègent  un 
angle  saillant  de  l'enceinte,  naturellement  le  plus 
exposé.  Elles  paraissent  de  construction  relative- 


2S0      ETUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

ment  moderne.  Ensuite  vient  la  maîtresse-tour  du 
donjon,  où  Melusine,  et  une  porte  ou  plutôt  une 
fenêtre  élevée  qui  paraît  avoir  eu  autrefois  un  pont- 
levis  pour  communiquer  à  un  ouvrage  avancé, 
aujourd'hui  détruit.  Puis  vient  la  tour  du  Gobelin, 
qui  forme,  avec  la  précédente,  les  défenses  du  don- 
jon, dont  la  cour  est  beaucoup  plus  élevée  que  la 
basse-cour.  Tout  le  donjon  paraît  antérieur  au 
reste  des  fortifications  ;  les  deux  tours  que  je  viens 
dénommer  remontent  probablement  au  xii*  siècle. 
Le  reste  du  château  paraît  dater  du  xiv®  au  xvi° 
siècle.  La  plupart  des  tours  et  des  courtines 
du  château  proprement  dit ,  appartiennent  au 
XIV*  siècle. 

Le  Louvre.  Tour  ronde  ou  donjon  isolé  au  cen- 
tre de  la  basse-cour.  Trois  portes,  défendues  cha- 
cune par  deux  tours.  Bâtiments  d'habitation  dis- 
posés le  long  des  courtines  flanquées  par  des  tours 
rondes  très-rapprochées.  Les  tours  d'angle  sont 
beaucoup  plus  saillantes  que  les  autres.  Un  fossé 
entoure  tout  le  château.  Petits  ouvrages  avancés 
aux  abords  des  ponts.  Le  Louvre  fut  commencé 
par  Philippe-Auguste,  dans  les  premières  années 
du  xiii'  siècle.  Il  était  tangent  à  la  muraille  de 
Paris,  et  défendait  la  ville  au  couchant. 

La  Bastille.  Son  plan  forme  à  peu  près  un  pa- 
rallélogramme. Huit  grosses  tours  rondes,  à  base 


L'ARCHITECTURE   MILITAIRE.  281 

conique,  fort  rapprochées,  liées  entre  elles  par  des 
courtines  aussi  hautes  que  les  tours;  créneaux  et 
nnichicoulis  ;  fossés  avec  parapets  extérieurs  sur 
la  contrescarpe;  appartements  dans  les  tours  et  le 
long  des  courtines;  deux  basses-cours  séparées  par 
un  corps  de  bâtiment.  Point  de  donjon  à  propre- 
mont  parler;  étages  des  tours  voûtés  ou  portés  sur 
des  charpentes  ;  ces  dernières  doubles,  afin  de 
rendre  plus  difficiles  les  communications  entre 
les  prisonniers  (disposition  moderne);  oubliettes, 
ou  cul  de  basse-fosse,  dont  le  fond  est  en  cône  ren- 
versé. 

La  Bastille  fut  commencée  en  1370. 

C.  —  Château  isolé. 

Château  de  Ghalusset.  Il  est  situé  sur  une  espèce 
de  presqu'île  triangulaire,  qui  forme  un  plateau 
élevé  entre  deux  ruisseaux  encaissés,  et  n'est  ac- 
cessible que  par  l'une  ou  l'autre  de  ses  extrémités, 
des  ruisseaux  et  des  escarpements  abrupts  proté- 
geant ses  flancs  contre  toute  attaque.  C'est  vers  le 
le  confluent  des  deux  ruisseaux  que  la  pente  est 
plus  douce  et  que  le  terrain  s'abaisse  le  plus.  On 
a  pensé  que  c'était  le  côté  vulnérable  de  la  place, 
et  c'est  sur  ce  point  que  l'on  a  accumulé  les  moyens 
de  défense. 

16. 


282      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

Après  avoir  franchi  le  pont  qui,  sans  doute,  était 
fortifié  autrefois,  on  trouve  une  muraille  continue 
qui  enveloppe  tout  le  plateau  ;  cette  muraille  fran- 
chie, on  rencontre  une  tour  carrée,  isolée,  avec  un 
fossé  profond.  C'est  un  fort  détaché  qu'il  fallait 
emporter  avant  d'attaquer  le  château.  Puis  se  pré- 
sente une  muraille  qui  intercepte  toute  communica- 
tion avec  la  partie  supérieure  du  plateau. 

Au  delà  s'offre  une  autre  muraille  basse,  qui 
forme  une  espèce  de  redoute  en  avant  de  la  porte 
du  château. 

Cette  porte  s'ouvre  à  gauche  de  celle  de  la  re- 
doute, et  est  protégée  par  un  massif  épais  et  par 
une  tour  qui  la  flanque,  en  se  projetant  en  avant 
du  périmètre  du  plateau.  On  trouve  une  première 
cour,  puis  une  seconde  porte.  On  est  alors  dans 
l'intérieur  du  château;  à  droite  et  à  gauche  sont  les 
bâtiments  d'habitation,  magasins,  etc. 

Le  donjon,  de  forme  très-irrégulière,  est  situé 
dans  un  angle  de  la  basse-cour.  Il  est  divisé  en 
deux  parties  par  un  grand  mur  de  refend  qui  s'é- 
lève jusqu'au  sommet.  Chaque  partie  de  ce  donjon 
a  son  escalier  indépendant. 

Du  côté  opposé,  c'est-à-dire  à  la  base  du  triangle 
formé  par  le  plateau,  le  rocher,  excavé,  présente 
pour  premier  obstacle  un  large  fossé;  derrière, 
s'élève  une  muraille  flanquée  de  tours  très-rappro- 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  283 

cliées;  puis  vient  l'enceinte  intérieure  du  château, 
qui  renferme  la  basse-cour. 

Bien  que  la  raideur  des  pentes  et  que  les  deux 
ruisseaux  semblent  mettre  les  deux  grands  côtés 
du  triangle  à  l'abri  de  toute  attaque,  les  escarpe- 
ments sont  partout  bordés  de  murs  et  quelquefois 
même  l'enceinte  est  double. 

Le  château  de  Ghalusset,  aujourd'hui  fort  ruiné, 
paraît  avoir  été  bâti,  ou  du  moins  très-agrandi, 
vers  la  fin  du  xii*  siècle.  C'est  à  celte  époque  qu'on 
peut  rapporter  toutes  ses  dispositions  principales, 
retouchées  d'ailleurs,  comme  il  semble,  jusqu'au 
XVI*  et  au  XVII*  siècle. 

D.  —  Tours  et  petits  châteaux  isolés. 

Le  Castéra,  près  de  Bordeaux.  Grosse  tour  car- 
rée avec  tourellies  aux  angles. Point  de  basse-cour; 
nuls  ouvrages  avancés.  En  raison  de  la  largeur  de 
celte  tour,  on  a  divisé  le  rez-de-chaussée  par  des 
murs  de  refend,  afin  de  donner  un  appui  au  plan- 
cher du  premier  étage. 

Le  Castéra  paraît  dater  du  xiii*  siècle. 

S.  —  Eglises  fortifiées. 

Il  existe  en  France  plusieurs  églises  construites 
ou  disposées  de  manière  à  pouvoir  au  besoin  recc- 


284       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

voir  une  garnison  et  soutenir  un  siège.  La  plupart 
ont  des  fenêtres  élevées,  des  galeries  régnant  le 
long  des  murs  et  bordées  de  créneaux  et  de  mâchi- 
coulis. Quelques-unes  sont  environnées  d'une  en- 
ceinte crénelée,  dans  l'intérieur  de  laquelle  les 
habitants  du  voisinage  trouvaient  un  refuge  au 
moment  d'une  invasion.  Dans  l'église  de  Luz 
(Hautes-Pyrénées),  on  pénètre  dans  l'enceinije,  qui 
consiste  en  une  forte  muraille  crénelée,  par  une 
porte  basse  percée  dans  une  tour  carrée  et  défen- 
due par  un  mâchicoulis.  L'église  est  surmontée 
d'un  clocher  fort  élevé  qui  sert  à  la  fois  de  donjon 
et  de  guette.  On  remarque  que  les  ouvertures  de 
ce  clocher  sont  irrégulièrement  pratiquées  dans  la 
maçonnerie;  chacune  regarde  un  des  débouchés  de 
la  vallée.  A  l'approche  d'un  ennemi,  la  cloche  d'a- 
larme se  faisait  entendre,  et  les  habitants  de  la 
campagne  se  renfermaient  aussitôt  dans  l'enceinte 
avec  leurs  bestiaux.  La  cloche  de  Luz  correspon- 
dait, d'ailleurs,  au  moyen  de  signaux,  avec  quel- 
ques tours  élevées  dans  les  montagnes. 


IV 


SIEGES. 


Pour  rendre  ce  travail  moins  incomplet,  nous  y 
joignons  un  exposé  très-sommaire  des  opérations 
usitées  au  moyen  âge  pour  l'attaque  et  la  défense 
(les  places. 

Avant  le  perfectionnement  de  l'artillerie,  il  y 
avait  un  grand  nombre  de  places  imprenables.  Tout 
cbâteau  construit  sur  des  bauleurs  assez  escarpées 
pourqu'on  n'y  pût  conduire  des  macbines,  tout  ro.ii- 
part  fondé  sur  le  granit,  et,  pai-  conséquent,  inat- 
taquable au  pic  du  mineur,  pouvnil  braver  une 
armée  nombreuse  et  ne  cédait  qu'à  la  famine  Or, 
dans  un  temps  où  il  n'y  avait  pas  d'armées  perma- 
nentes, un  blocus  rigoureux  était  difficile,  et,  pour 
l'ordinaire,  on  se  bornait  à  surveiller  une  place  par 
des  garnisons  établies  dans  les  châteaux  du  voisi- 


286      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 
nage;  elles  lâchaient  d'intercepter  les  convois,  et 
elles  épiaient  l'occasion  de  tenter  une  surprise. 

Plus  on  s'éloigne  de  l'époque  romaine,  plus  la 
science  de  l'ingénieur  paraît  perdre  de  son  im- 
portance dans  l'attaque  et  dans  la  défense  des 
places.  Au  xiv'  siècle,  les  sièges  se  réduisent,  en 
quelque  sorte,  à  des  escalades  hardies,  surtout 
dans  le  nord  de  l'Europe,  où  les  traditions  antiques 
s'oublièrent  plus  vite  qu3  dans  le  Midi;  et  l'on 
peut  remarquer,  à  ce  sujet  que,  tandis  que  Frois- 
sart  ne  raconte  aucun  siège  mémorable,  Avala  dé- 
crit avec  détail  des  travaux  immenses,  et  des  ma- 
chines puissantes,  employées  pour  réduire  des 
villes  de  premier  ordre.  Les  ingénieurs  espagnols 
étaient,  pour  la  plupart,  des  musulmans,  et,  jus- 
qu'au XVI®  siècle,  les  Turcs  et  les  Arabes  pas- 
sèrent pour  supérieurs  aux  occidentaux  dans  la 
poliorcétique. 

Après  avoir  reconnu  une  place,  la  première  opé- 
ration des  assiégeants  consistait  à  prendre  et  à  dé- 
truire les  ouvrages  avancés,  tels  que  poternes, 
barbacanes,  barrières,  en  un  mot  toutes  les  fortifi- 
cations élevées  en  avant  du  fossé.  La  plupart  de 
ces  ouvrages  étant  en  bois,  on  les  démolissait  à 
coups  de  hache,  ou  bien  on  les  brûlait  avec  des 
flèches  garnies  d'étoupes  soufrées  ou  de  toute  autre 
composition  incendiaire 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  287 

Si  le  corps  de  la  place  n'était  pas  trop  fortifié 
pour  rendre  impossible  une  attaque  de  vive  force,  on 
tentait  aussitôt  l'escalade.  A  cet  effet,  on  comblait 
le  fossé  avec  des  fascines,  ou  l'on  y  descendait  avec 
des  échelles  qu'on  dressait  ensuite  contre  le  rem- 
part. Cependant  des  archers  écartaient  à  coups  de 
flèches  les  défenseurs  des  plates-formes  et  des  fe- 
nêtres. Les  soldats  chargés  de  ce  service  portaient 
de  grands  boucliers,  nommés  pavois,  souvent  ter- 
minés à  leur  extrémité  inférieure  par  une  pointe 
de  fer  qui  permettait  de  les  ficher  dans  le  sol.  A 
l'abri  de  ces  boucliers,  les  gens  de  trait,  postés 
sur  le  revers  du  fossé,  protégeaient  les  soldats  qui 
montaient  à  l'assaut.  A  défaut  de  pavois,  on  se 
servait  de  planches,  souvent  de  portes  enlevées  aux 
maisons  du  voisinage.  Il  était  rare  que  les  archers 
s'exposassent  à  découvert  aux  décharges  de  l'as- 
siégé. Les  arbalétriers  surtout,  qui  bandaient  leurs 
arcs  au  moyen  d'un  appareil  assez  compliqué  et 
exigeant  du  temps  pour  mettre  l'arme  en  état  de 
tirer,  avaient  besoin  d'être  h'ien paveschiés  (couverts 
de  pavois),  selon  l'expression  de  Froissart.  Des 
parapets  portatifs  en  bois,  nommés  mantelets,  étaient 
employés  au  même  usage. 

Si  le  siège  tirait  en  longueur,  l'assiégeant  proté- 
geait ses  approches  par  des  ouvrages  en  bois,  en 
terre  et  même  en  pierre,  assez  élevés  pour  permet- 


288      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

tre  à  ses  archers  de  plonger  sur  les  plates-formes 
de  la  place  investie  et  de  tirer  d'en  haut  avec  avan- 
tage sur  ceux  qui  les  défendaient.  Des  tours  en 
bois  à  plusieurs  étages  étaient  montées  pièce  à 
pièce  au  bord  du  fossé,  ou  bien  on  les  construisait 
hors  de  la  portée  des  machines  de  l'ennemi,  et  on 
les  faisait  avancer  sur  des  rouleaux  jnsqu'au  pied 
des  murailles.  Au  siège  de  Toulouse,  en  1218, 
Simon  de  Montforl  fit  fabriquer  une  semblable 
machine,  qui,  si  l'on  en  croit  l'auteur  du  poëme 
des  Albigeois,  suspect  d'exagération,  il  est  vrai, 
devait  contenir  cinq  cent  cinquante  hommes. 

Yeu  fas  fer  una  gâta... 
Quelh  soler  e  las  alas,  el  trau,  el  cabiron, 
Elh  portai  e  las  voûtas,  el  fiai,  el  estaon, 
Son  de  fer  e  d'acer  tuit  lassât  eaviron. 
Quatre  cens  cavalier  dels  miilor  c'ab  nos  son, 
Cente  L  arquier  complits  de  garnison 
Mettrai  ins  on  la  gâta. 

(V.  7813.) 

«  Je  ferai  faire  une  chatte^  dont  les  planchers, 
les  côtés,  les  poutres  et  les  chevrons,  la  porte  et 
les  voûtes,  les  balcons  et  les  parapets  seront  de 
fer  et  d'acier  tout  à  l'entour  garnis.  Quatre  cents 
chevaliers,  des  meilleurs  que  nous  ayons,  cent 
cinquante  archers  pour  garnison  complète,  je  k.3 
mettrai  dans  la  chatte.  » 

Le  nom  roman  de  gâta.,  chatte,  donné  à  cette 


I/AliCllITLlCTlUlE   MILITAIHE.  289 

machine,  est  une  allusion  à  la  ruse  et  à  l'adresse 
(lu  chat  pour  saisir  sa  proie.  Dans  le  nord  de  la 
France,  ces  tours  sont  désignées  sous  les  noms  de 
clnils,  châteaux,  brotesches,  belfrois.  L'auteur  de  la 
Chronique  en  vers  de  Bertrand  Du  Gucsclin  appelle 
de  ce  dernier  nom  la  tour  que  les  Anglais  lircnt 
construire  au  siège  de  Rennes  en  1350. 

Un  grand  beJfroi  de  bois  orent  fait  cliarpenter 
Et  le  tirent  a  dont  à  Resnes  amener, 
Jusque  près  des  fossés  ils  le  firent  traisner 
Si  belfrois  fut  moult  hauz  quant  le  firent  lever; 
Grande  plenté  de  gent  y  pooit  bien  entrer. 

(V.  1853.) 

Quand  les  traits  lancés  des  étages  supérieurs 
de  ces  tours  avaient  chassé  les  assiégés  des  plates- 
formes,  on  abaissait  un  pont  sur  le  rempart,  et  le 
combat  s'engageait  alors  main  à  main. 

L'assiégé,  pour  empêcher  ou  retarder  l'approche 
de  ces  redoutables  machines,  lançait  contre  elles 
des  pierres  énormes  et  des  traits  enflammés;  quel- 
quefois, il  minait  ou  inondait  le  terrain  sur  lequel 
elLs  devaient  rouler,  en  sorte  qu'elle  se  renver- 
sassent par  leurp  ropre  poids.  On  a  vu,  par  les  vers 
romans  cités  plus  haut,  que  des  ferrures  multipliées 
paraissaient  suffisantes  pour  garantir  les  beffrois  du 
choc  des  projectiles.  On  les  recouvrait  de  peaux 
fraîchement  écorchées  et  enduites  de  glaise  pour 
les  préserver  du  feu;  enfin,  on  sondait  et  on  nive- 

17 


290      ÉTUDES  SUR  LES  AIîTl;  AU  MOYEN  AGE. 

lait  soigneusement  le  terrain  tju'elies  devaient  par- 
courir jusqu'au  pied  des  remparts. 

Les  tours  roulantes  avaient  pour  l)ut  d'amener 
rapidement  l'assaillant  sur  la  crête  des  murailles. 
On  employait  encore,  pour  réduire  les  places,  la 
sape,  la  mine  et  des  machines. 

Des  mineurs  arraôs  de  pics  descendaient  dans  le 
fossé,  sous  la  protection  d'un  corps  d'archers.  Un 
toit  incliné,  composé  de  madriers  épais  ou  bien  de 
mantelets,  les  mettait  à  l'abri  des  projectiles  qu'ofi 
lançait  sur  eux  du  haut  des  courtines.  Sous  ce  loil, 
ils  travaillaient  à  percer  la  muraille  en  arrachant 
pierre  à  pierre,  jusqu'à  y  faire  un  trou  assez 
large  pour  que  plusieurs  soldats  pussent  y  péné- 
trer à  la  fois. 

On  sent  que  l'assiégé,  voyant  de  quel  côté  l'en- 
nemi dirigeait  ses  efforts,  cherchait  à  réunir  sur 
ce  point  tous  ses  moyens  de  défense.  Tantôt  il  tâ- 
chait d'écraser  les  mantelets  sous  le  poids  de  grosses 
pierres;  tantôt,  en  construisant  un  contre-mur, 
il  retardait  indéfiniment  les  progrès  des  travail- 
le .rs. 

Les  mines  avaie::!  cet  avantage  sur  la  sape,  que 
l'assiégeant,  n'étant  pas  en  vue,  pouvait  surpren- 
dre son  ennemi. 

A  cet  effet,  on  creusait,  à  quelque  distance  de 
la  place  assiégée,  une  galerie  souterraine  que  l'rn 


L'AnClllTECTlllC   ?U!  ITAIUE.  201 

poussait  jusque  SOUS  les  i'uiulal ions  des  remparts  et 
surtout  des  tours.  A  mesure  que  la  galerie  se  creu- 
sait, on  soutenait  les  terres  par  des  blindages. 
Arrivé  sous  les  fondations,  ou  les  étançonnait  avec 
des  madriers,  en  sorte  qu'elles  ne  se  soutinssent 
plus  que  sur  cette  charpente.  Alors,  on  disposait, 
autour  des  étais,  des  sarments  et  des  matières  in- 
flammables où  l'on  mettait  le  feu.  Les  étais  consu- 
més, les  murailles  s'écroulaient,  offrant  à  l'as- 
saillant une  large  brèche  sur  laquelle  il  s'élanrait 
aussitôt. 

Cette  opération  offrait,  on  le  sent,  de  grandes 
diflicultés;  d'abord,  pour  dérober  le  travail  à  l'as- 
siégé, que  pouvaient  alarmer  le  bruit  des  pioches, 
l'enlèvementdes  terres  ou  les  oscillations  mêmes 
des  murailles  minées.  On  voit  cependant,  dans 
Ayala,  que  les  ingénieurs  deHenride  Transtamare, 
en  1368,  parvinrent  à  miner  une  tour  de  Tolède, 
sans  être  découverts;  mais  leurs  étais  avaient  été 
mal  disposés,  et,  quand  ils  les  eurent  brûlés,  la  tour 
demeura  debout  \ 

Les  Anglais  employèrent  la  mine  tout  aussi  inu- 
tilement au  siège  de  Rennes,  en  135C.  Le  gouver- 
neur de  la  place  découvrit  le  lieu  où  travaillaient 
les  mineurs,  en  faisant  placer,  en  différents  en- 

1.  Cronica  del  rey  don  Pedro,  p.  531. 


202      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

droits  de  la  ville,  des  bassins  de  métal  avec  une 
balle  dedans.  L'ébranlement  causé  par  les  coups 
de  pioche,  faisant  remuer  la  balle  et  résonner  le  bas- 
sin, révélait  la  présence  de  l'ennemi. 

I-à  fit  11  Turs  Boiteux  commandes  à  haut  ton 
Que  chascuM  fit  pendre  ung  bacin  en  sa  maison.,. 
Et  par  iceux  bacins  entendirent  le  son 
Là  ou  la  mine  étoit,  et  par  ce  le  seùt-on. 

{Chion.  de  Du  Guesclin,  v.  1185.) 

Le  travail  lent  et  pénible  du  mineur  était  rem- 
placé avec  avantage  par  l'action  plus  énergique 
de  machines  destinées  ù  renverser  les  murailles. 
Ces  machines,  d'ailleurs  très-iniparfaitcment  con- 
nues, paraissent  empruntées  aux  anciens;  et  il  est 
vraisemblable  que  les  ingénieurs  du  moyen  âge 
avaient  conservé  maintes  traditions  qui  se  sont 
l)erdues  depuis.  Alors  même  qu'on  l'ait  la  part  de 
l'exagération  naluielle  à  de  s  auteurs  étrangers  or- 
dinairement à  l'art  de  la  guerre,  on  ne  peut  mé- 
connaître la  puissance  formidable  des  engins  en 
usage  avant  l'invention  de  la  poudre.  Pendant  les 
guerres  des  guelfes  et  des  gibelins  aux  xu"  et 
xiii''  siècles,  notamment  au  siège  de  Ci'ème  en 
4150  ,  d'Alexandrie  en  1175  ,  de  Modène  en 
■1249,  on  vit  des  tours  renversées  par  le  clioc  des 
pierres  lancées  contre  elles;  et  des  auteurs  dignes 
de  fui  aUesleut  que  les //r<co/t'5  jetaient,  à  de  grandes 


L'ARCmïKCTrUK   MIMT.MUE.  203 

dislances,  des  qiuirlitMs  de  roc  a-'^sez  gros  pour 
servir  de  fondations  à  dos  c'dilices.  Les  Bolonais, 
au  siéi>c  de  Modène,  lancèrent  par-dessus  les  rem- 
parts, jusqu'au  milieu  de  la  ville,  un  âne  mort, 
ferré  d'arii;ent.  La  fontaine  où  l'animal  tomba  existe 
encore  et  porte  le  nom  de  Fontana  dell'Asino. 

Essayons,  au  moyen  de  quelques  rares  monu- 
ments et  des  descriptions  que  nous  ont  conservées 
quelques  historiens,  de  reconstruire  ces  machines 
que  la  puissance  plus  terrible  de  la  poudre  a  fait 
rapidement  oublier.  On  peut  les  diviser  en  deux 
classes  :  les  unes  destinées  à  battre  en  brèche  de 
près  ;  les  autres  à  opérer  à  une  distance  plus  ou 
moins  grande  des  murs  d'une  ville  assiégée. 

Le  bélier  paraît  avoir  été  connu  de  toute  anti- 
quité. Les  monuments  de  Ninive  en  donnent  une 
représentation,  et  on  le  retrouve,  au  moyen  âge, 
sous  un  grand  nombre  de  noms  diiîérenls,  parmi 
lesquels  on  remarque  celui  de  chat  ou  de  chatte, 
mot  générique  comme  il  semble,  applicable  à  toutes 
les  machines  servant  à  pi'ondre  des  places. 

L'auteur  anonyme  de  la  chronique  des  Albigeois 
le  décrit  sous  le  nom  de  hosson,  et  les  vers  suivants 
expriment  assez  bien  les  elTels  de  cet  engin  et  les 
moyens  employés  pour  le  combattre  : 


2l)i      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

A  la  santa  Pasqua  es  lo  bossos  teudutz, 
Ques  be  loncs  e  ferratz  e  adi'eitz  e  agutz  ; 
Tan  fer  e  trenca  e  briza  que  lo  murs  es  fondutz.., 
Aus  feiron  latz  de  corda  ques  ab  l'eiiyenh  tendutz, 
Al  quel  cap  del  bosso  fo  près  e  retengutz, 

(V.  4487.) 

«  A  la  sainte  Pâques,  le  bosson  est  mis  en  bat- 
terie; il  est  long,  ferré,  droit,  aiguisé;  tant 
frappe  et  tranche  et  brise,  que  le  mur  est  en- 
foncé; mais  ils  tirent  un  lacs  de  corde  tendu  par 
un  engin,  et  dans  ce  nœud  la  tête  du  bosson  est 
prise  et  retenue.  » 

Le  bélier  est  une  longue  poutre  suspendue  par 
son  milieu  à  un  chevalet.  Le  côté  tourné  vers  le 
mur,  contre  lequel  il  agit,  se  termine  soit  par  une 
chape  de  fer ,  soit  par  une  pointe  aiguë.  Cette 
poutre,  mise  en  mouvement  à  force  de  bras  et  heur- 
tant sans  cesse  une  muraille,  disjoignait  les  pierres 
et  les  renversait,  ou  bien  les  brisait  les  unes  après 
les  autres  jusqu'à  faire  une  brèche.  Quelques  ma- 
nu.--crlts  représentent  la  tête  de  l'instrument  ter- 
minée par  deux  ou  plusieurs  pointes,  et  il  paraît 
qu'après  avoir  choqué  contre  la  muraille,  on  im- 
primait quelquefois  à  la  poutre  un  mouvement  de 
rotation  sur  son  axe;  elle  opérait  alors  comme  une 
tarière  et  perçait  un  trou  dans  les  pierres  déjà  fen- 
dues par  les  premiers  chocs.  Lorsque  des  circon- 
stances particulières  ne  permettaient  pa^  de  sus- 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  295 

pendre  le  bôlicr,  on  le  disposait  sur  des  roues  et 
on  battait  les  murailles,  en  le  faisant  alternative- 
ment rouler  en  avant  et  en  arrière. 

De  leur  côté,  les  assiégés  faisaient  leurs  efforts 
pour  rom[)re  la  tête  ferrée  du  bélier,  en  lançant 
dessus  des  pierres  ou  de  grosses  poutres,  ou  bien, 
comme  on  l'a  vu  dans  les  vers  précédents,  en  la 
prenant  dans  un  nœud  de  cordes.  Un  puissant  le- 
vier et  un  système  de  contre-poids  enlevaient  alors 
le  bélier  et  le  rendaient  inutile.  Quelquefois,  on  lui 
opposait  un  épais  matelas  sur  lequel  ses  coups  ve- 
naient s'amortir. 

Si  les  murailles  n'avaient  qu'une  épaisseur  mé- 
diocre, on  ne  prenait  pas  la  peine  de  dresser  un 
cbevalet  ou  des  plates-formes  pour  mettre  le  bélier 
en  batterie.  Une  longue  poutre,  portée  par  plu- 
sieurs hommes,  qui  la  poussaient  tous  ensemble 
contre  le  mur,  suflisait  pour  faire  brèche.  Frois- 
sart  nous  fournit  un  exemple  curieux  de  ces  béliers, 
improvisés  au  moment  d'un  assaut. 

Le  comte  de  Hainaut,  après  une  attaque  infruc- 
tueuse contre  la  forteresse  de  Saint-Amandes,  réu- 
nit des  chevaliers  :  «  Adonc  fut  là  qui  dit  :  — 
«  Sire,  sire  à  cet  endroit  ici  ne  les  aurions  jamais, 
»  car  la  porte  est  forte,  et  la  voie  étroite  ;  si  couste- 
»  roit  trop  des  vostres  à  conquérir  :  mais  faites  ap- 
»  porter  de  grands  mairains  ouvrés  en  manière  de 


29G      ÉTUDES  SUR  LES  AUTS  AU   MOYEN  AGE. 

»  pilot,  et  heurter  aux  iiuii's  de  l'abbaye.  Nous  vous 
»  certifions  que  par  force  on  hi  perluisera  en  plu- 
»  sieurs  lieux,  et, si  nous  sommes  en  l'abbaye,  la 
»  ville  est  nostre,  car  il  n'y  a  point  d'cntre-deux 
»  entre  la  ville  et  l'abbaye.  »  Adonc  commanda  ledit 
comte  qu'on  lit  ainsi  comme  pour  le  mieux  on  lui 
conseillait,  et  pour  la  tost  prendre.  Si  quist-on 
grands  bois  de  chesne,  et  puis  furent  tantost  ou- 
vrés et  aiguisés  devant  ;  et  si  s'accompagnoient  à 
un  pilot  vingt  ou  trente,  et  s'écueilloient,  et  puis 
boutoient  de  grand  randon  contre  le  mur;  et  tant 
boutèrent  de  grand  randon  et  si  vertueusement, 
qu'ils  pertuisèrent  le  mur  de  l'abbaye  '.  » 

On  comprend  que  cette  manière  primitive  de  bat- 
tre en  brèche,  qui  pouvait  réussir  contre  l'enceinte 
d'un  couvent,  ne  pouvait  être  employée  avec  suc- 
cès contre  les  remparts  épais  d'une  place  de  guerre. 

Les  machines  destinées  à  lancer  au  loin  les  pro- 
jectiles sont  décrites  sous  des  noms  difl'érents,  en- 
tre lesquels  il  est  aujourd'hui  à  peu  près  impossi- 
ble de  découvrir  des  différences  de  forme  et  d'usage. 
Nous  n'essayerons  pas  d'établir  des  distinctions 
entre  les  pierriers,  les  bricoles,  les  mangonneaux,  les 
espringales,  les  aquerelles,  les  traiichs,  elc.  Toutes 
ces  machines  semblent  correspondre  à  la  catapulte 

1.  Liv.  I,  l'e  part.,  chap.  137. 


L'ARCIIITECTIUK   MII.ITAIIIR.  297 

des  aiu'iens,  et  servaient  à  lancer  des  boulets  ou 
des  pierres,  quelquefois  des  matières  incendiaires. 

Un  engin  à  jeter  des  pierres  est  figuré  dans  un 
l)as-relief  existant  aujourd'hui  dans  l'église  de 
Sainl-Xazaire  à  Carcassonne.  Le  sujet  et  l'époijue 
en  sont  également  inconnus.  Une  poutre  fort  lon- 
gue est  posée  en  équilibre  sur  un  chevalet  de  itois 
et  se  meut  sur  un  axe.  A  l'une  de  ses  extrémités, 
elle  porte  une  espèce  de  poche  ou  un  double  cro- 
chet, où  se  place  une  pierre  arrondie.  A  l'autre 
bout  de  la  poutre  sont  attachées  des  cordes  ma- 
nœuvrées  par  plusieurs  hommes  placés  en  arrière, 
au-dessous  du  projectile.  En  tirant  fortement  à  eux 
les  cordes,  ils  font  tourner  rapidement  la  poutre 
sur  son  axe,  et,  dans  ce  mouvement  de  rotation,  la 
pierre  s'échappe  lancée  au  loin.  Cette  machine  est 
une  grande  fronde  attachée  à  un  bras  gigantesque. 
Une  figure  d'un  manuscrit  du  xiii"  siècle,  offre 
la  représentation  grossière  et,  pour  ainsi  dire, 
abrégée  de  la  même  machine;  seulement,  on  peut 
conjecturer  que,  pour  donner  plus  de  force  et  de 
rapidité  au  mouvement  de  la  poutre,  les  cordes 
attachées  à  son  extrémité  étaient  mises  en  commu- 
nication avec  de  grandes  roues  qui,  en  tournant,  la 
faisaient  brusquement  basculer. 

Une  autre  espèce  d'engin,  décrit  sous  le  nom  Je 
mangonneau,  bricole,  trabuch,  etc.,  consistait  en  un 

17. 


208     ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

alïûl  de  bois,  formé  d'épais  madriers  assemblés 
d'équerre.  Entre  les  deux  pièces  latérales,  on  ten- 
dait des  nerfs,  des  cordes  de  chanvre,  ou  des  crins 
fortement  tordus.  Au  milieu  de  ces  cordes  tordues 
s'élevait  une  perche,  nommée  style  par  les  Romains 
au  temps  d'Ammien-Marcellin,  et  que  le  chevalier 
Folard,  qui  a  reconstruit  cette  machine,  appelle 
un  cuilleron.  Par  l'action  des  cordes  tendues,  le 
style  est  ramené  en  avant  contre  une  traverse  éle- 
vée au-dessus  de  l'affût.  Elle  est  garnie  d'un  fort 
cous?in  pour  amortir  le  choc.  Des  hommes  placés  à 
un  treuil,  au  bout  de  l'affût,  abaissent  le  style  ho- 
rizonlalement  et  tendent  ainsi  les  cordes,  de  même 
que  ion  bande  une  scie  en  faisant  mouvoir  sa  clef. 
Le  style  peut  être  fixé  momentanément  à  la  partie 
postérieure  de  l'affût  par  un  crochet  qui  se  meut 
au  moyen  d'un  déclic,  espèce  de  détente.  On  charge 
alors  l'engin,  en  plaçant  un  projectile  dans  la  cuil- 
ler qui  est  h  l'extrémité  du  style.  Dès  qu'on  lâche 
le  déclic,  le  style,  violemment  ramené  contre  la 
traverse  par  l'action  des  cordes  tordues,  lance  avec 
force  le  projectile  qu'il  porte.  Selon  Vitruve,  il  y 
avait  des  catapultes  qui  lançaient  des  pierres  de 
deux  cent  cinquante  livres.  On  peut  voir,  dans 
son  dixième  livre,  les  détails  de  la  construction  de 
ces  engins  et  les  règles  d'après  lesquelles  il 
établit  le  rapport  qui  doit  exister  entre  le  poids  du 


L'ARCniTECTURE  MILITAIRE.  290 

projnclile   et    le    diamètre   des    cordes    tordues. 

Le  recul  ou  plutôt  les  réactions  de  cette  machine 
élaient  telles,  dit  Ammien-Marcellin,  qu'elles  au- 
raient ébranlé  et  renversé  les  plates-formes  sur  les- 
quelles on  les  mettait  en  batterie,  si  l'on  n'avait  eu 
la  précaution  de  placer  sous  l'affût  un  lit  épais  de 
paille  ou  de  gazon.  Cette  espèce  de  matelas  décom- 
posait le  contre-coup  qui  suivait  chaque  décharge. 

Du  temps  de  l'historien  d'après  lequel  nous  don- 
nons ces  détails,  le  style  était  retenu  dans  la  posi- 
tion horizontale  au  moyen  d'une  cheville  et  d'un 
crochet.  L'ingénieur,  chargé  de  pointer,  lâchait  le 
style  en  faisant  sauter  la  cheville  d'un  coup  de 
maillet.  Ce  procédé  un  peu  barbare  paraît  avoir 
été  perfectionné  au  moyen  âge.  C'était  une  détente, 
m\  déclic  qui  mettait  le  style  en  liberté:  de  là  le 
mot  déciiquer,  fréquemment  employé  par  nos  an- 
ciens écrivains,  dans  le  sens  de  décharger  un  pro- 
jectile. On  l'appliqua  même  aux  canons,  bien  qu'ils 
n'eussent  pas  de  déclic. 

On  pointait  les  bricoles,  en  haussant  ou  abais- 
sant, au  moyen  de  coins  de  bois,  un  des  petits 
côtés  de  l'alTùt,  en  allongeant  ou  raccourcissant 
le  style  ;  enfin,  on  augmentait  la  force  de  torsion  des 
cordes  en  les  arrosant  d'eau. 

On  conçoit  que  des  pierres  de  cent  livres,  frap- 
pant coup  sur  coup  une  muiaille,  pouvaient  y  faire 


3(  ^      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

brèche;  cependant,  l'usage  le  plus  ordinaire  des  bri- 
coles était  d'écraser  les  toits  des  maisons  et  de  briser 
les  kourds  élevés  sur  les  remparts.  On  lançait,  parle 
même  moyen,  des  boulets  incendiaires  et  des  vases 
remplis  de  matières  inflammables.  Une  chronique 
d'Alsace  mentionne  un  singulier  moyen  d'attaque 
employé  avec  succès  contre  un  de  ces  petits  tyrans 
féodaux  qui,  retranché  dans  un  château  bien  forti- 
fié, mettait  toute  une  province  à  contribution.  Il 
était  assiégé  par  les  milices  de  Strasbourg,  L'ingé- 
nieur de  cette  ville,  qui  était  en  même  temps  le 
doyen  de  la  corporation  des  orfèvres,  fit  venir  dans 
son  camp  toutes  les  immondices,  toutes  les  charo- 
gnes qu'on  put  trouver  aux  enviroas.  Chargées  de 
ces  singuliers  projectiles,  les  bricoles  strasbour- 
geoises  tirèrent  pendant  trois  jours  sur  le  château.. 
On  était  à  l'époque  des  plus  grandes  chaleurs.  La 
garnison,  resserrée  dans  un  petit  espace  et  accablée 
par  cette  pluie  hideuse,  ne  put  résister  à  l'infection 
et  mil  bas  les  armes.  Ce  moyen  étrange  de  prendre 
les  places  est  d'ailleurs  enseigné  dans  un  manuscrit 
curieux  de  la  Bibliothèque  nationale,  et  voici,  d'a- 
près ce  manuscrit,  la  machine  qui  sert  à  lancer  soit 
du  feu,  soit  des  immondices.  C'est  une  poutre  mo- 
bile sur  un  axe,  chargée  à  l'une  de  ses  extrémités 
de  rondelles  de  fer  fort  lourdes.  A  l'autre  bout  do 
la   poutre  est  attachée  une   es[)èce  de  fourche,  et 


L'ARCIIITECTIHK   MILITAIRE.  301 

une  corde  terminée  par  un  œil,  qui  s'engage  dans 
an  crochet.  On  place  le  projectile  sur  la  fourche,  et 
on  l'assujétit  au  moyen  de  la  corde  ;  puis,  avec  un 
Ireuii,  on  fait  hasculer  la  poutre,  jusqu'à  ce  que 
l'extrémité  chargée  d'un  poids  soit  élevée  en  l'air. 
Si  on  fait  cesser  tout  à  coup  l'action  du  treuil,  la 
poutre  pivote  rapidement  sur  son  axe,  le  contre- 
poids s'abaisse,  et  la  force  centrifuge  fait  échapper 
l'œil,  du  crochet.  Alors,  le  projectile  dirigé  par  la 
fourche  est  lancé  au  loin.  L'auteur  du  manuscrit 
suppose  que  cette  machine  est  placée  sur  un  vais- 
seau, et  protégée  par  un  mantelet. 

On  voit,  dans  les  musées,  des  arbalètes  gigantes- 
ques qui,  montées  sur  des  affûts,  lançaient  des 
traits  énormes.  Je  ne  sais  si  l'usage  en  fut  aussi 
fréquent  au  moyen  âge  que  chez  les  anciens.  Au 
siège  de  Marseille  par  Jules  César,  les  assiégés  dé 
cochaient,  avec  leurs  balistes,  des  pièces  de  bois 
longues  de  douze  pieds  et  garnies  d'une  pointe  de 
fer,  qui  perçaient  quatre  parapets  d'osier  avant  de 
s'enfoncer  en  terre  '.  L'arc  de  ces  balistes  n'étai' 
point  en  acier,  mais  en  bois.  Il  se  composait  de 
deux  pièces,  chacune  engagée,  comme  le  style  de 
la  catapulte,  dans  des  cordes  t(3idues,  mais  ten 
dues  verticalement.  L'élasticité  du  bois,  jointe  à 

1.  César,  Cotnmenldircft,  liv.  II. 


302      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

la  lorsion  des  cordes,  imprimait  aux  traits  une  ra- 
pidité prodigieuse. 

Il  semblerait,  par  la  description  très-peu  claire 
que  donne  Ammien-Marcellin  de  la  baliste,  que 
cette  machine  n'était  qu'une  catapulte  dont  le  style 
chassait  une  flèche  placée  dans  une  rainure  servant 
à  la  diriger.  Le  style  de  la  baliste,  comme  celui 
de  la  catapulte,  était  mû  par  l'action  de  cordes 
tordues. 

L'usage  des  machines  que  nous  venons  de  dé- 
crire subsista  assez  longtemps  après  l'invention  de 
la  poudre.  On  voit,  dans  les  guerres  du  xiv® 
siècle,  notamment  aux  sièges  de  Tarazona,  de 
Barcelone  et  de  Burgos,  les  trabuchs  employés 
en  même  temps  que  les  canons.  Le  perfectionne- 
ment de  celle  artillerie  nouvelle,  qui  permettait 
de  battre  en  brèche  à  une  distance  assez  grande, 
lit  abandonner  les  engins  de  bois  et  de  cordes,  vers 
la  fin  du  xv^  siècle.  Bientôt  après,  une  grande 
révolution  s'opéra  dans  l'art  de  l'attaque  et  de 
la  défense  des  places.  On  inventa  les  bastions 
qui,  s'avançant  dans  la  campagne  et  se  proté- 
geant les  uns  les  autres,  éloignaient  l'assaillant 
beaucoup  plus  efficacement  que  les  tours  construites 
autrefois  dans  le  même  dessein. 

L'histoire  de  ce  grand  changement  n'entre  point 
dans  le  plan  de  ce  travail  ;  nous  nous  bor/ierons  à 


L'ARCHITECTURE  MILITAIRE.  303 

C'A  remaniuor  un  des  principaux  résultats.  Le  per- 
frctionnenient  de  l'artillerie  n'a  point  rendu  la 
guerre  moins  meurtrière,  comme  on  le  croit  trop 
facilement;  et,  si  l'on  compare  les  campagnes  de 
Napoléon  à  celles  de  César,  on  ne  sait  lesquelles  ont 
fait  couler  le  plus  de  sang.  Mais  la  découverte  d'un 
instrument  de  destruction  qui  ôte  sa  supériorité  à 
la  force  physique,  et,  il  faut  le  dire,  à  la  force 
morale,  a  donné  aux  masses  un  irrésistible  avan- 
tage. Autrefois,  il  fallait  une  trahison  pour  qu'un 
million  d'hommes  triomphât  de  trois  cents  Spar- 
tiates retranchés  aux  Thermopyles;  aujourd'hui,  un 
ingénieur  calcule,  à  quelques  kilogrammes  près,  ce 
que  coûtera  de  fer  et  de  poudre  la  place  la  mieux 
défendue.  Layictoireest  désormais  assurée  aux  gros 
bataillons;  et,  s'il  faut  s'applaudir  de  n'avoir  plus 
à  craindre  les  petites  tyrannies  de  castes  privilé- 
giées qui  affligèrent  le  moyen  âge,  n'est-il  pas  à 
craindre  que  des  nations  puissantes  n'abusent  de 
leur  force  pour  opprimer  des  peuples  généreux, 
trop  pauvres  pour  exposer  à  leurs  envahisseurs  un 
nombre  suffisant  de  fusils  et  de  canons? 

1843-1851. 


TV 

CONSTANTINOPLE 
EN  1403 


Henri  III,  roi  de  Castilie  et  de  Léon,  envoya, 
en  1403,  à  Tamerlan,  une  ambassade  dont  faisait 
partie  Ruy  Gonzalez  de  Clavijo,  qui,  à  son  retour, 
olTriL  à  son  maître  le  journal  de  son  voyage.  Cet 
itinéraire,  extrêmement  curieux,  fut  publié  pour  la 
première  fois  en  1582,  par  Argote  de  Molina,  sous 
le  titre  de  :  Historia  ciel  gran  Tamorlan.  Itine- 
rario  y  enaracion  ciel  viacje  y  relacion  de  la  emhci- 
iacla  que  Ruy  Gonzalez  de  Clavijo  le  hizo  por  man- 
ilado  ciel  mny  poderoso  reij  y  senor  don  Eurique 
Tercero  de  Castilla.  En  Sevilla,  in-fol.  La  seconde 
édition,  qui  fait  partie  de  la  grande  collection 
in-4"  des  chroniques  espagnoles,  est  de  1782.  C'est 
de  cette  édition  que  j'ai  extrait  le  morceau  qs'on 


306        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

va  lire,  et  qui  contient  une  description  des  monu- 
ments les  plus  remarquables  de  Conslantinople  à 
l'époque  ou  Clavijo  y  arriva,  c'est-à-dire  à  la  fin 
de  rauloninc  de  1403. 

Clavijo,  comme  on  peut  le  penser,  n'était  ni  un 
archéologue  ni  un  architecte,  mais  c'était  un  bon 
observateur.  On  a  de  lui  une  description  de  la  gi- 
rafe, qu'il  R^peWe  jornufa,  très-supérieure  à  toutes 
celles  que,  d'après  d'autres  voyageurs  modernes, 
on  avait  du  môme  animal  il  y  a  moins  de  cin- 
quante ans.  Je  cite  ce  fait  comme  preuve  que  Cla- 
vijo savait  voir.  Son  style  a  les  défauts  de  son  épo- 
que, phrase  embarrassée,  quelquefois  obscure,  ré- 
pétition des  mêmes  mots,  nul  artifice  dans  l'arran- 
gement de  ses  périodes.  En  essayant  de  le  traduire, 
j'ai  reconnu  qu'il  était  impossible  d'être  exact  si 
l'on  se  servait  de  notre  français  moderne,  et  j'ai 
été  conduit  involontairement  à  chercher  dans  notre 
vieux  langage  des  formes  qui  se  prêtassent  mieux  à 
rendre  la  naïveté  de  l'original. 

<  La  première  chose  qui  fut  montrée  aux 

ambassadeurs,  fut  une  église  de  saint  Jean-Bap- 
tiste, qu'ils  appellent  Saint-Jean-de-la-Pierre  \ 
laquelle  église  est  proche  du  palais  de  l'empereur. 

1.  Probablement  Saint- Jean,  êv'E6ûÔ]j.w.  V.  Procope,  De 
{edificiis,  lib.  I,  cap.  8.  J'ignore  le  motif  qui  aurait  fait  donner 
à  cette  église  le  surnom  que  cite  Clavijo. 


CONSTAiNTINOPLE  EN  1403.  307 

Et  d'abord,  au-dessus  de  l'entrée  de  la  première 
porte  de  cette  église,  il  y  avait  une  ligure  de  saint 
Jean  très-riche  et  bien  pourtrailée  d'ouvrage  de 
mosaïque;  ensemble  avec  cette  porte  un  haut  pa- 
villon ^  porté  sur  quatre  arceaux,  et  faut  passer 
dessous  pour  entrer  au  corps  de  l'église;  et  le 
ciel  -  dudit  pavillon  et  ses  parois  sont  imagés  d'i- 
mages et  de  ligures  très-belles,  en  œuvre  de  mosaï- 
que, c'est  à  savoir  certains  morceaux  très-petits, 
desquels  les  uns  sont  dorés  d'or  fin,  aucuns  d'é- 
mail bleu,  blanc,  vert,  rouge  et  de  beaucoup  d'au- 
tres couleurs,  comme  il  est  convenable  pour  pour- 
traire  les  figures,  images  et  entrelacs  ^  qui  là  sont 
représentés.  Et  croyez  que  c'est  œuvre  étrange  à 
voir.  Et  tôt  a]Drès  ledit  pavillon,  on  trouve  une 
grande  cour  entourée  de  maisons  à  galeries  hau- 
tes *,  avec  arceaux  en  bas  %  et  dans  ladite  cour 
beaucoup  d'arbres  et  de  cyprès.  Et  contre  la  porte 
par  où  l'ai  entre  au  corps  de  l'église,  il  y  a  une 


1.  Chapifel,  dôme,  flèche,  amortissement  d'une  construction 
plus  haute  (jue  large. 

2.  Cielo,  toit,  voûte,  plafond.  J'ai  traduit  littéralement  pour 
conserver  l'ambiguïté  de  l'expression  originale. 

3.  Lazos. 

4.  Casas  sobradadas.  Dans  l'espagnol  moderne,  il  faudrait 
traduire  :  maisons  ayant  des  greniers.  Il  s'agit  ici,  je  pense, 
de  galeries  découvertes  élevées  qui,  daus  l'ancien  langage, 
s'i;,'ipellent  également  sobradûS. 

5.  Poiiales,  portiques. 


30S        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

bolle  fontaine  sous  un  dôme  porté  sur  huit  co/onw^s^ 
de  pierre  blanche,  et  le  bassin  de  la  fontaine  est 
d'une  pierre  blanche.  Et  le  corps  de  l'église  est 
comme  une  grande  salle  ronde  "  ;  et  au-dessus  un 
dôme,  Icijuel  est  très-élevé  et  porte  sur  des  colonnes 
de  jaspe  vert.  Et  en  face,  quand  on  entre,  on  a 
devant  soi  trois  chapelles,  petites,  dans  lesquelles 
il  y  a  trois  autels,  desquels  celui  du  milieu  est  le 
principal,  et  les  portes  de  la  chapelle  du  milieu 
sont  couvertes  d'argent  doré.  Et  auxdites  portes 
il  y  a  quatre  colonnes  de  jaspe,  petites,  et  dessus, 
certaines  bandes  ou  rubans  '\  d'argent  doré  qui  les 
croisent  et  y  font  la  croix,  et  sont  garnies  de  toute 
manière  de  pierreries.  Et  aux  portes  desdites  cha- 
pelles sont  certaines  cloisoiiH  en  drap  de  soie,  a(in 
que,  lorsque  le  prêtre  s'en  va  dire  la  messe,  on  ne 
le  voie  point.  Le  ciel  de  ladite  salle  est  très-riche  et 
ouvragé  d'œuvre  de  mosaïque.  Et  dans  le  ciel  en 
haut  on  voit  une  ligure  de  Dieu  le  Père,  et  les  pa- 
rois de  ladite  chapelle  sont  ouvrées  de  même,  jus- 
que  bien  près  du  pavé,  puis  de  là  jusqu'au  sol, 

1.  Marmoles,  mot  à  mot,  marbres.  Marmol  se  prend  aussi 
pour  pilier  ou  colonne  de  marbre.  Colonne  est  le  sens  que  ce 
mot  a  le  plus  généralement. 

2.  Cuadra  redonda.  Grande  salle  de  réception.  Clavijo  dési- 
gne toujours  ainsi  lé  grand  espace  vide,  couvert  d'une  roupole, 
au  centre  d'une  église  grecque.  On  verra  qu'il  ne  faut  paa 
prendre  cette  épithète  de  ronde  à  la  lettre. 

3.  Cinlu,  ruban. 


CONSTANTIN OPLE  EN  1403.  309 

ce  sont  dalles  vertes  de  jaspe,  et  le  pavé  est  de 

dall(>s  do  jaspe  de  beaucoup  de  couleurs  à  toutes 
manières  d'enlrclacs,  cl  ladite  chapelle  est  bordée 
tout  alentour  de  chaires  de  bois  taillé,  très-bien 
ouvrées,  et  entre  chacune  il  y  a  comme  un  brazero 
de  cuivre,  avec  de  la  cendre,  où  le  monde  crache, 
alin  qu'on  ne  crache  pas  sur  le  pavé.  Aussi  beau- 
coup de  lampes  d'argent  et  de  verre.  El  dans  la- 
dite église  il  y  a  beaucoup  de  reliques  dont  c'est 
l'empereur  qui  a  la  clef.  El  ce  jour  leur  fut  montré  le 
bras  gauche  de  saint  .Jean-Baptiste,  lequel  est  de- 
puis l'épaule  jusqu'à  la  main,  et  ce  bras  fut  brûlé 
cl  n'y  a  rien  d'entier  hormis  la  peau  et  l'os;  et  les 
jointures  du  coude  el  du  poignet  sont  garnies  d'or 
avec  des  pierreries.  En  ladite  église,  il  y  avait 
beaucoup  d'autres  reliques  de  Jésus-Christ,  mais 
les  ambassadeurs  ne  les  virent  pas  ce  jour-là,  pour 
tant  que  l'empereur  était  allé  à  la  chasse,  laissant 
les  clefs  à  l'impératrice  sa  femme,  laquelle,  les  don- 
nant, oublia  de  donner  quant  et  quant  celles  qui 
ouvraient  lesdites  reliques.  Mais  ensuite,  un  autre 
jour,  elles  leur  furent  montrées  comme  il  sera  dit 
et  raconté  tout  à  l'heure.  Et  ladite  église  est  mo- 
naslère  de  moines  religieux;  ils  ont  un  réfectoire 
dai  s  une  salle  haute  très-grande,  el  au  milieu  il  y 
a  une  table  de  marbre  blanc  de  trente  pas  en  lon- 
gueur, et  devant  force  sièges  de  bois,    ensemble 


310       ÉTUDES  SUR  LES  AUTS  AU  MOYEN  AGE. 

vingt  et  un  bancs  *  de  pioire  blanche,  qui  servent 
comme  de  dressoirs  pour  mettre  la  vaisselle  ou  les 
viandes;  semblablement  trois  autres  tables  de  pierre 
aussi,  mais  plus  petites.  Dans  l'intérieur  du  mo- 
nastère, il  y  a  force  vergers,  vignes  et  assez  d'au- 
tre:, choses  qui  ne  se  peuvent  raconter  en  bref. 

Puis,  le  môme  jour,  s'en  allèrent  voir  dans  une 
autre  église  de  Sainte-Marie,  qui  a  nom  Péribéli- 
que  ^  et  à  l'entrée  de  ladite  église,  se  voit  une  cour 
avec  cyprès,  noyers,  ormeaux  et  beaucoup  d'au- 
tres arbres,  et  le  corps  de  l'église,  du  côté  du  de- 
hors, est  tout  imagé  d'images  etde  figures  de  toutes 
façons,  riches  et  faicticement  travaillées  d'or,  azur 
et  autres  couleurs.  Et  d'abord,  en  entrant  au  corps 
de  l'église,  à  main  gauche,  il  y  avait  force  images 
figurées,  et,  parmi,  une  image  de  sainte  Marie,  et 
tout  contre,  d'un  côté,  une  image  d'empereur,  et 
de  l'autre  côté,  une  image  d'impératrice,  et,  aux 
pieds  de  l'image  de  sainte  Marie,  sont  figurés  trente 

1.  Poyos,  bancs  de  pierre.  Il  s'agit  ici  d'espèces  de  ser- 
vantes en  pierre,  probablement  adaptées  à  la  muraille,  car 
poyo  n'indique  pas  un  banc  isolé.  C'est,  à  proprement  parler, 
un  banc  à  la  porte  delà  maison. 

2.  Lisez  Peribolique,  c'est-à-dire  Sainte-Marie-de-l'Enceinte 
des  remparts.  Ou  voit  le  sens  de  ce  mot  dans  Procope.  «  Ces 
églises,  dit-il  {De  ced.  I,  chap.  3.)  étaient  placées  en  ce  lieu 
pour  qu'elles  fussent  les  gardiennes  invincibles  de  l'enceinte 
de  la  ville.  Q-wç  5'ri  àij.cpw  dcxaxayojvis-Ta  tpuXavcTTipwt  tw  T.içi:6o)M 
Tr^<;  xôXtiwç  ïtev.  »  Les  Grecs  l'appelaient  Sainte -Maiûe-de-la 
Fontaine  ;  sv  irrcch. 


CONSTANTINOPLE  EN   1403.  311 

châteaux  et  villes  avec  les  noms  de  chacun  écrits  en 
grec.  Et  leur  fut  dit  que  Icsdites  villes  et  châteaux 
étaientdu  domaine  de  ladite  église,  donnés  à  icelle 
par  un  empereur  qui  l'avait  dotée,  lequel  avait  nom 
Romain,  et  y  est  enterré.  Et  aux  pieds  de  l'image 
susdite  sont  appendus  certains  privilèges  écrits  sur 
acier  '  scellés  de  sceaux  de  cire  et  de  plomh,  et 
dit-on  que  ce  sont  les  privilèges  que  l'église  avait 
reçus  desdites  villes  et  châteaux.  Au  corps  de  l'église 
il  y  a  cinq  autels.  Or,  le  corps  de  l'église,  c'est  une 
salle  ronde,  très-grande  et  haute,  et  porte  sur  des 
piliers  '  de  jaspe  ^  de  beaucoup  de  couleurs.  El  le 
pavé  et  les  parois  sont  semblablement  revêtus  de 
dalles  de  jaspe.  Ladite  salle  est  bordée  tout  autour 
de  trois  nefs^^  qui  s'y  joignent,  et  le  ciel  couvre 
tout  ensemble,  salle  et  nefs,  et  est  ouvré  fort  ri- 
chement de  mosaïque.  Et,  dans  un  bout  de  l'église, 
à  main  gauche,  il  y  avait  une  grande  sépulture  de 
pierre  de  jaspe  rouge,  où  repose  ledit  empereur 
Romain,  et  disait-on  que  jadis  cette  sépulture  fut 

1.  En  acero.  Probablement  il  y  a  une  faute  dans  le  manu- 
scrit. C'est,  je  suppose,  en  lettres  d'or  qu'il  faut  lire.  Dans  la 
vieille  orthographe  espagnole,  on  trouve  quelquefois  aiiro  poftr 
oro-  La  méprise  du  copiste  s'explique  alors  facilement. 

2.  Marmoles  ici  ne  peut  se  prendre  que  pour  des  piliers. 

3.  Jaspe  de  muchas  colores.  Il  paraît  que  notre  auteur  ap- 
pelle jaspe  non-seulement  la  pierre  de  ce  nom,  mais  encore 
tous  Ici  marbres  de  couleur,  le  granit,  etc. 

4.  Naves. 


312       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

couverte  d'or  avec  force  pierreries  enchâssées,  mais 
que,  lorsque  les  Latins  gagnèrent  Conslanlinople, 
il  y  avait  quatre-vingt-dix  ans  ',  ils  volèrent  ladite 
sépulture.  Dans  la  même  église,  se  voyait  une  au- 
tre grande  sépulture  de  pierre  de  jaspe  et  en  icelle 
un  autre  empereur  enterré.  Semblablement  il  y 
avait  l'autre  bras  du  bienheureux  saint  Jean-Bap- 
tiste, qui  fut  montré  auxdits  ambassadeurs.  C'était 
le  bras  droit,  depuis  le  coude  en  bas,  avec  la  main, 
et  paraissait  frais  et  sain,  et  combien  que  l'on  dise 
que  le  corps  du  bienheureux  saint  Jean  fut  brûlé, 
hormis  le  doigt  de  la  main  droite,  dont  il  avait 
montré  le  Sauveur  en  disant  :  Ecce  agnus  Dei,  ce 
nonobstant,  tout  le  bras  susdit  était  sain  et  entier 
comme  il  semblait.  Il  était  enchâssé  dans  des  rtr^^i- 
d'or  déliées  -  et  le  ppucc  manquait,  et  la  raison 
pourquoi,  disent  les  moines,  était  telle  :  Dans  la 
ville  d'Antioche,  ce  disaient-ils,  au  temps  qu'il  y 
avait  des  idolâtres,  soûlait  exploiter  un  dragon,  et 
ceux  de  la  ville  avaient  accoutumé  de  donner 
chaque  année  une  personne  vivante  à  manger 
audit  dragon.  Et  jetaient  les  sorts,  à  celui  à 
qui  tombait  le  sort,  fallait  qu'il  fût  mangé  dudit 
dragon,  et  ne  le  pouvait  amender.  Or,  le  sort  tomba 

1.  C'est  une  erreur.  Constantiuople  fut  prise  par  les  Latins 
en  1204. 

2.  Vergas.  C'est  un  travail  Je  filigrane. 


CONSTANTINOPLE  EN   1  i03.  313 

en  ce  temps  à  la  liilo  d'un  prud'homme,  lequel, 
voyant  qu'il  ne  puuvail  l'aire  aulrcnient  quil  ne 
donnât  sa  fille  au  dragon  ,  en  eut  grand  dépit 
au  cœur,  et,  dans  son  cliagrin  pour  sa  fille,  s'en 
vint  à  une  église  de  moines  chrétiens,  qui  demeu- 
raient dans  ladite  cilé,  et  dit  aux  moines  qu'il  avait 
ouï  comment  Dieu  avait  fait  miracles  par  saint 
Jean;  que  pourtant  il  croyait  que  ce  fût  vérité,  et 
voulait  adorer  son  hras  qu'ils  avaient  en  garde.  Et 
lui  demanda  qu'en  outre  des  miracles  que  Dieu 
Notre-Seigneur  avait  faits  par  lui,  il  voulût  l'aire 
celui-ci,  et  lui  accorder  cette  grâce  que  sa  (il le  ne 
mourût  pas  de  si  malemort,  comme  d'être  mangée 
par  icelle  bete,  et  qu'il  la  délivrât  de  ce  péril.  Par 
quoi  les  moines  touchés  de  compassion  lui  montrè- 
rent le  bras  susdit,  et,  se  mettant  à  genoux  pour  l'a- 
dorer, outré  de  douleur,  pensant  à  sa  bile,  coupa 
avec  les  dents  le  pouce  du  glorieux  saint  Jean,  et 
le  détacha  et  l'emporta  dans  sa  bouche  sans  être 
vu  des  moines.  Puis,  quand  vint  le  moment  de 
donner  la  pucelle  au  dragon,  et  que  la  bête  ouvrait 
la  gueule  pour  la  manger,  alors  il  lui  lança  le 
doigt  du  bienheureux  saint  Jean  dans  la  gueule, 
dont  le  dragon  creva  sur  l'heure,  ce  qui  fut  un 
grand  miracle.  Ce  pourquoi  cet  homme  se  convertit 
à  la  foi  de  Jésus-Christ, 

De  plus,  leur  fut  montrée  dans  ladite  église,  une 

18 


314      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

petite  croix,  haute  d'une  palme,  avec  un  pied  d'or, 
et  aux  extrémités  des  verges  d'or;  et  au  milieu  un 
petit  crucifix  :  et  était  enchâssé  dans  un  relief  cou- 
vert d'or,  et  se  pouvait  ôter  et  remettre  dans  ladite 
croix,  laquelle,  disait-on,  fut  faite  du  même  bois 
auquel  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  fut  attaché,  et 
était  de  couleur  noirâtre,  et  fut  faite  quand  la 
bienheureuse  sainte  Hélène,  mère  de  Constantin, 
qui  peupla  la  cité  de  Constantinople,  y  apporta  la 
vraie  croix,  laquelle  tout  entière  y  fut  charriée  de 
Jérusalem,  d'où  on  la  fît  chercher  et  déterrer.  De 
plus,  leur  fut  montré  le  corps  du  bienheureux  saint 
Grégoire,  qui  était  sain  et  entier.  Et  hors  de  l'église 
il  y  avait  un  cloître  d'œuvre  très-belle  avec  beau- 
coup de  belles  histoires.  Et  y  avait-on  figuré  la 
verge  de  Jessé;  c'est  le  lignage  dont  fut  issue  la 
Vierge  sainte  Marie.  C'était  œuvre  de  mosaïque 
tant  merveilleusement  riche  et  artislement  travail- 
lée, que  celui  qui  l'a  vue  n'en  a  pas  vu  d'autre  si 
merveilleuse.  Dans  ladite  église  y  avait  beaucoup 
de  moines  qui  montrèrent  aux  ambassadeurs  les 
choses  susdites,  ensemble  un  réfectoire  Irès-lai  c 
et  haut;  ensemble,  au  milieu,  une  table  de  marbre 
blanc  si  poli  et  artistement travaillé  que  rien  plus; 
et  au  bout  du  réfectoire,  il  y  avait  deux  autres 
petites  tables  de  marbre  blanc.  Le  ciel  était  tout 
d'œuvre  de  mosaïque,  et  sur  les  parois  on  voyait 


CONSTANTINOPLE  EN  1403.  315 

historiés  en  œuvre  de  mosaïque  de  beaux  traits 
de  l'histoire  sainte  depuis  que  l'ange  saint  Gabriel 
solua  la  Vierge  sainte  Marie,  jusqu'à  la  naissance 
de  Jésus-Christ  Notre-Seigncur,  puis  comme  il 
alla  par  le  monde  avec  ses  disciples,  et  toute  la 
suite  de  sa  bienheureuse  vie,  jusqu'à  ce  qu'il  fût 
crucifié.  Et  dans  ce  réfectoire,  il  y  avait  quantité 
de  bancs  de  pierre  blanche,  séparés  les  uns  des  au- 
tres, qui  étaient  faits  pour  poser  la  vaisselle  et  les 
viandes.  Finalement,  dans  ce  monastère,  il  y  avait 
plusieurs  maisons  où  demeuraient  les  moines,  et 
aux  maisons  ne  manquait  rien  de  leurs  apparte- 
nances, car  il  y  avait  jardins,  eaux  et  vignes,  en 
sorte  qu'il  semblait  que  dans  ce  lieu  on  eût  pu  as- 
seoir une  grande  ville. 

Le  même  jour,  leur  fut  montrée  une  autre  église 
qui  s'appelle  Saint-Jean  ;  c'est  un  monastère  oii 
demeurent  beaucoup  de  moines  religieux,  qui  ont 
un  supérieur  parmi  eux.  Et  la  première  porte  ^  de 
l'église  est  très-haute  et  très-richement  ouvrée;  et 
après  celte  porte  il  y  a  une  grande  cour,  et  tout 
de  suite  on  entre  au  corps  de  l'église,  lequel  est 
comme  une  salle  ronde  sans  coins  ^,  très-haute,  et 


1.  Il  y  a  dans  le  texte  par(e  pour  puerta.  C'est  une  faute 
évi  fiente. 

L.  Tout  à  l'heure,  il  appelait  ronde  la  salle  de  Saint-Jean- 
de-la-Pierre.   Celle-ci  est  ronde  sans  coins.  Il  veut  dire  sans 


316       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

est  bordée  de  trois  graudos  nefs  (jui  sont  couvertes 
d'un  ciel,  les  nefs  et  la  salle.  11  y  a  sept  autels 
dans  l'église,  f  l  le  ciel  de  la  salle  et  des  nefs,  en- 
semble les  païûls,  sont  d'œuvre  de  mosaïque  trop 
richement  tiT.vaillée  atout  beaucoup  d'histoires.  El 
la  salle  est  soutenue  par  vingt-quatre  piliers  de 
jaspe  vert,  et  lesdites  nefs  ont  une  galerie  élevée  ^  ; 
cette  galerie  donne  sur  le  corps  de  l'église  ,  et  là 
sont  vingt-quatre  autres  piliers  de  jaspe  vert.  Et 
le  ciel  et  les  parois  sont  d'œuvre  de  mosaïque,  et 
les  çfakries  hautes-  des  nefs  donnent  sur  le  corps 
de  l'église,  et  là,  au  lieu  de  balustrades,  il  y  a  de 
petites  colonnes  de  jaspe;  et  hors  du  corps  de  l'é- 
glise, il  y  avait  une  chapelle  merveilleusement  belle 
et  ornée  à  tout  œuvre  de  mosaïque,  où  se  voyait 
très-richement  pourtraitée  l'image  de  sainte  Marie, 
et  bien  semblait  que  ce  fût  en  son  honneur  et  révé- 
rence que  fût  bâtie  la  chapelle  susdite.  De  plus,  il 
y  avait  dans  ladite  église  un  réfectoire  avec  une 
grande  table  de  marbre  blanc  et  sur  les  parois  du 
réfectoire  virent  historié  en  mosaïque  le  mystère  du 
jeudi  de  la  Cène,  comme  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  était  assis  ^  à  table  avec  ses  disciples;  et 

doute  que  la  première  était  un  polygone  qu'on  peut  inscrire  dans 
un  cercle. 

1.  Sobrado. 

2.  Andamios,  galeries  élevées,  échafauds. 

3.  Seiilado,  assis,  et  non  pas  couché  à  la  manière  antique. 


CONSTANTINOPLE  EN  1403.  317 

croyez  que  no  manquaient  audit  monastrre  aucu- 
nes dépendances  accoutumées,  comme  maisons, 
fontaines,  jardins  et  maintes  autres  choses. 

Le  lendemain  leur  fut  montrée  une  place  que 
l'on  nomme  Hipodiame  \  oîi  l'on  voulait  faire 
joutes  et  tournois,  laquelle  est  fermée  dé  colonnes 
en  marbre  blanc,  si  grosses  qu'il  faut  trois  hommes 
pour  les  mesurer  avec  les  bras,  et  hautes  comme 
deux  lances  d'armes,  voire  plus.  Et  ces  colonnes 
étaient  dressées  alentour  en  grande  symétrie,  au 
nombre  de  trente-sept  %  et  étaient  posées  sur 
des  bases  blanches  très-grandes ,  et  au-dessus 
étaient  fermées  par  des  arcs  qui  allaient  de 
l'une  à  l'autre,  de  manière  qu'on  pouvait  aller 
tout  le  long  par  en  haut;  et  en  haut  il  y  avait  des 
galeries  avec  leurs  balustrades  *  et  leurs  créneaux* 
plantés  de  part  et  d'autre,  et  ce  parapet  fait  au- 
dessus  des  arcs  était  de  hauteur  à  ce  qu'un  homme 

1.  Hippodrome.  Il  semble  qu'à  l'époque  ou  Clavijo  éfiiit  à 
Constantinople,  le  souvenir  des  courses  de  chars  fût  perdu 
pour  les  Grecs  eux-mêmes.  Au  reste,  son  guide  ordinaire  était 
un  messer  Hilario,  Génois,  marié  à  une  tille  naturelle  de  l'em- 
pereur Manuel  Paléologue. 

2.  Il  est  probable  que  le  nombre  aura  été  mal  copié.  Peut- 
être  faut-il  lire  370. 

3.  Antepechos. 

4.  Almenas,  créneaux.  11  désigne  aussi  des  acrotères.  Les 
créneaux  en  Hlspagne,  surtout  ceux  des  murailles  moresques, 
sont  souvent  découpés  et  comme  dentelés.  Le  mot  almenn  est 
d'origine  arabe. 

18. 


318       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

s'y  appuyât  de  la  poitrine,  et  t'tail  fait  de  pierres 
et  marbres  blancs  taillés  et  découpés  entre  les  ga- 
leries. Et  le  tout  avait  été  fait  pour  qu'en  ces  ga- 
leries se  tinssent  les  dames  et  damoiselles  quand 
elles  regardaient  les  joutes  et  tournois  qui  se  fai- 
saient en  celte  place.  Et  en  avant  de  cette  bâtisse  \ 
en  lieu  plan  et  uni,  venait  une  rangée  de  piliers 
plantés  au  droit  l'un  de  l'autre;  et,  après  vingt  ou 
trente  pas,  entre  cette  rangée  de  piliers,  avait  une 
assise  de  pierres  ^  portée  sur  quatre  piliers  de 
marbre,  et  au-dessus  une  chaire  ^  de  marbre  blanc 
avec  quatre  bases  alentour,  et  de  ces  bases  mon- 
taient jusqu'en  haut  quatre  images  de  pierre 
blanche,  grandes  chacune  comme  un  homme;  et 
sur  cette  chaire  et  ce  plancher  se  tenaient  les  em- 
pereurs quand  ils  regardaient  les  joutes  et  tour- 
nois *.  Un  peu  en  avant  des  piliers  susdits,  il  y 
avait  deux  bases  de  marbre  très-grandes,  l'une  sur 
l'autre,  et  chacune  haute  comme  une  lance  d'armes, 
voire  plus;  et  dessus  quatre  dés  de  cuivre,  sur  les- 
quels était  dressée  une  pierre  en  manière  de  fu- 

1.  Clavijo  veut  parler  de  la  Spina  de  l'hippodrome. 

2.  Asenfamiento.  Entablement,  sans  doute. 

3.  Silla. 

4.  Voilà  sans  doute  une  des  explications  de  messer  Hilario. 
Il  est  assez  difficile  de  deviner  ce  qu'était  cette  chaire.  Peut- 
être  y  avait-il  là  autrefois  une  statue.  On  sait  qu'on  décorait 
ainsi  fréquemment  la  Spina. 


CONSTANTINOPLE   EN  1403.  310 

soau  *,  aiguë  vers  le  sommet,  laquelle  pouvait  bien 
être  haute  comme  six  lances  d'armes,  et  ladite 
jiierre  était  dressée  sur  ces  dés  sans  y  être  scellée 
ni  fixée  par  chose  aucune,  si  bien  que  c'était  mer- 
veille de  voir  une  si  grande  pierre,  si  déliée  et  si 
aiguë,  comment  on  l'avait  pu  poser  là,  par  quel 
engin  ou  quelle  force  on  l'avait  pu  dresser  et  fixer 
si  haut;  car  elle  est  si  élevée,  que,  venant  de  la 
mer,  on  la  voit  bien  plus  tôt  que  non  pas  la  ville. 
Or  dit-on  que  cette  pierre  fut  ainsi  posée  en  mé- 
moire d'un  grand  exploit  qui  fut  fait  au  temps  où 
elle  fut  posée  ;  et  sur  les  bases  au-dessous  était  écrit 
qui  fit  mettre  là  cette  pierre  et  pour  quel  exploit. 
L'ais,  pour  ce  que  l'écriture  était  en  latin-grec  %  et 
qu'il  se  faisait  tard,  lesdits  ambassadeurs  ne  se 
purent  arrêter  jusqu'à  ce  que  vînt  quelqu'un  qui  la 
leur  sût  expliquer;  seulement,  leur  fut  dit  que 
c'était  à  l'occasion  d'un  trop  grand  exploit  qu'elle 
avait  été  là  placée,  et  de  là  en  avant  se  continuait 
la  rangée  de  piliers  susdits,  non  point  toutefois  si 
hauts  que  les  premiers,  et  dessus  avait-on  taillé  et 

1.  L'obélisque. 

2.  Latin-griego.  Notre  auteur  ne  désigne-t-il  point  par  ce 
terme  bizarre  le  grec  ancien,  qui  déjà  était  difficile  à  com- 
prendre pour  les  habitants  de  Constantinople  illettrés?  Peut- 
être  encore  faut-il  lire  ;  en  latin  y  en  griego,  en  latin  et  en 
grec;  Tinscription  est  effectivement  en  ces  deux  langues.  Elle 
relate  en  vers  très-prétentieux  que  l'oliélisque  fut  élevé  sous 
Théodose,  par  Proclus,  en  trente-deux  jours. 


320      ÉTUDES  SUR  LES  AUTS  AU   MOYEN  AGE. 

peint  les  grands  exploits  qu'en  ce  temps  faisaienl  les 
chevaliers  et  gentilshommes  \  Et  parmi  ces  piliers 
il  y  avait  trois  figures  de  serpents  de  cuivre,  ou 
d'autres  métaux  ^,  lesquelles  étaient  tordues  en- 
semble comme  une  corde,  et,  en  haut,  leurs  têles 
s'écartaient  l'une  de  l'autre  ouvrant  la  gueule.  Et 
l'on  disait  que  ces  images  de  serpents  avaient  été 
là  placées  par  un  enchantement  qui  fut  fait,  car 
dans  la  ville  autrefois  il  y  avait  force  serpents  et 
telles  autres  bêtes  venimeuses  qui  tuaient  les 
hommes  et  les  empoisonnaient  ;  et  qu'un  empereur 
qui  régnait  alors  les  lit  enchanter  au  moyen  de  ces 
figures  de  serpents,  ce  pourquoi  d'ores  en  avant 
elles  ne  firent  oncques  mal  à  personne  dans  la  ville. 
Ladite  place  est  fort  grande  et  tout  autour  fetniée 
de  hauts  degrés  s'élevant  les  uns  au-dessus  des 
autres  et  fort  élevés,  et  furent  faits  pour  que  s'y 
plaçât  le  menu  peuple  et  vît  le  spectacle.  Et  sous 
les  degrés  il  y  avait  de  grandes  loges  ^  avec  des 
portes  donnant  sur  la  place  où  s'armaient  et  se 

1.  Voyez  dans  Gyllius  la  description  de  ces  bas-reliefs,  dont 
quelques-uns  se  rapportent  aux  travaux  pour  l'érection  de  l'o- 
belisque,  les  autres  aux  courses  du  cirque.  {De  top.  C.  P. 
page  375.) 

2.  Celte  colonne  aux  serpents  a  été  élevée  par  Constantin, 
et,  suivant  Sozomène,  ce  serait  le  trépied  consacré  à  Deiplios 
par  les  villes  grecques  après  la  bataille  de  Platée  (Gyll.  £>e 
top,  O.P.  375). 

3.  Casas,  maisons. 


CONSTANTINOPLE   EN  1403.  321 

désarmaient  les  cheval iors  es  joutes  et  tournois  \ 
Et  le  même  jour  allèrent  voir  l'église  qu'on  ap- 
pelle Sancla-SopJiin.  VJ  Saucla-Sophia  \àul  autant, 
on  lanj^age  grec,  comme  vraie  sagesse,  c'est  le  (ils 
de  Dieu  ^,  sous  lequel  vorahle  fui  ln\tie  cette  église, 
et  c'est  la  plus  grande  et  la  plus  honorée  et  privi- 
légiée de  toutes  quantcs  il  y  a  dans  la  ville.  Et 
dans  cette  église  sont  des  chanoines  qu'ils  nomment 
caloj/ers  '\  qui  la  servent  comme  église  cathédrale 
et  semhialilement  y  officie  le  patriarche  des  grecs 
qu'ils  nomment  marpollit  \  Et  sur  une  place  qui 
se  trouve  au-devant  de  l'église  sont  neuf  colonnes 
de  pierre  blanche,  les  plus  grandes  et  les  plus 
grosses  qu'homme  ait  oncques  vues,  je  pense;  et 
au-dessus  voyait-on  leurs  haaes  ^.  Et  nous  fut  dit 
qu'au-dessus  il  y  avait  autrefois  un  grand  palais 
bâti,  oîi  soûlaient  de  réunir  et  tenir  chapitre  le 
patriarche  et  ses  chanoines.  Et  en  la  même  place, 
devant  l'église,  s'élevait  une  colonne  de  pierre  ", 
haute  cà  merveille  ;  et  au-dessus  y  avait  un  cheval 

1.  Clavijo  explique  tout  ce  qu'il   voit  d'après  les  idées  che- 
valeresques de  son  temps. 

2.  V.  Procope.  De  scd.  T.  I.  < 

3.  Du  grec  y.a)vOYSGO<;.  " 

4.  l'rohableiuent  métropolitain,  jit.too-oaîxt,. 

5.  Basas.  C'est  un  mot  mis  à  la  place  d'un  autre.  Clavijo  ■     ', 
partout  la  même  faute.  Il  faut  lire  cfiap/fcles,  chapiteaux. 

fj.  Elle  était  portée  sur  un  soubassement  de  sept  assises  l'a 
pierre  formant  escalier.  (V.  Procope,  De  xd.  I,  2).  La  colon  e 


32  ,       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

de  cuivre,  aussi  haut  et  grand  comme  pourraient 
cl ie  quatre  grands  chevaux,  et  sur  le  cheval  une 
figure  de  chevalier  armé  *,  aussi  de  cuivre,  ayant 
en  la  tête  un  fort  grand  panache,  ressemblant 
à  une  queue  de  paon  ^  Et  le  cheval  avait  des 
chaînes  de  fer  qui  lui  traversaient  le  corps  et  s'at- 
tachaient à  la  colonne,  afin  qu'il  ne  tombât  ni  ne 
fût  renversé  par  le  vent.  Or,  ledit  cheval  est  fort 
l)i  n  fait,  et  on  l'a  figuré  avec  un  pied  de  devant  et 
un  pied  de  derrière  levés,  comme  s'il  voulait  sau- 
ter à  bas  ^;  et  le  cavalier  a  le  bras  droit  levé  et 
la  main  ouverte,  et  de  la  main  gauche  il  tient  les 
rênes  du  cheval.  Et  il  a  dans  la  main  une  pelote  * 
ronde  dorée.  Or,  le  cheval  et  le  chevalier  sont  si 
grands,  et  la  colonne  si  haute,  que  c'est  chose  trop 

se  composait  de  plusieurs  tambours  (où  jxovou8)^i;  (lèv  toi) 
assemblés  avec  art  et  reliés  par  des  plaques  et  des  cercles  de 
bronze.  Peut-être  était-elle  entièrement  revêtue  de  métal. 

1.  E<;Ta>aat  5è  Aj^iVaelk;  f,  sixwv.  La  statue  a  l'air  d'un  Achille. 
(Procope,  ib.) 

2.  «  Une  aigrette  jetant  des  éclairs,  suivant  Procope,  un 
astre  d'automne.  » 

3-  «  Le  cheval  lève  le  pied  gauche  de  devant  comme  pour  en 
frapper  la  terre  et  rassemble  l'arrière-main,  en  sorte  que  ses 
membres  semblent  prêts  à  se  mettre  en  mouvement  aussitôt 
que  ce  sera  leur  tour  d'agir.  »  (Procope.) 

4.  Pella.  Il  tient  de  la  main  gauche  un  globe,  par  quoi  l'ar- 
tiste a  donné  à  entendre  que  tout  le  monde  obéit  à  l'empereur. 
Il  ne  porte  ni  lance  ni  épée,  mais  le  globe  est  surmonté  d'une 
croix,  car  c'est  à  elle  qu'il  doit  ses  victoires.  (Procope,  ibid.)  — 
Coosultez  aussi  l'anonyme,  De  aniiquiiat.  Const.) 


CONSTANTl.NOl'I.E  EN  1103.  '23 

merveilleuse  ta  voir.  El  colle  merveilleuse  figure  en 
haut  de  la  colonne,  on  dit  que  c'est  celle  de  l'em- 
pereur Justinien,  qui  l'a  fait  faire,  comme  aussi 
l'c^i^lise,  lequel  fit  en  son  temps  de  grands  et  no- 
tables exploits  à  rencontre  des  Turcs. 

Et,  à  l'entrée  de  l'église,  au-devant  de  la  porte, 
on  voit  un  grand  arceau  porté  sur  quatre  colonnes, 
et  dessous  il  y  a  une  petite  chapelle  très-riche  et 
belle,  et  après  la  chapelle  vient  la  porte  de  l'église, 
laquelle  est  fort  grande  et  haute,  couverte  de 
cuivre  ',  et  au  delà  une  petite  cour,  et  autour,  des 
galeries  hautes.  On  trouve  par  après  l'autre  porte, 
revêtue  de  cuivre  comme  la  première,  et  de  cette 
porte  on  entre  dans  une  nef  fort  vaste  et  élevée,  qui 
a  un  ciel  de'  bois  ;  et,  à  main  gauche,  il  y  a  un 
cloître  très-grand  et  artistement  fait,  avec  force 
dalles  et  colonnes  de  jaspe,  de  couleurs  infinies; 
et,  à  main  droite,  sous  ladite  nef,  couverte  comme 
il  a  été  dit,  après  la  seconde  porte,  vous  arrivez  au 
corps  de  l'église,  lequel  a  cinq  portes  hautes  et 
grandes,  couvertes  de  cuivre,  dont  celle  du  milieu 
est  la  plus  haute  et  la  plus  grande;  et,  par  ces 
portes,  vous  entrez  au  corps  de  l'église.  C'est 
comme  une  salle  ronde,  la  plus  grande  et  la 
haute,  ensemble  la  plus  riche  et  belle  qu'i' 

l.Cfr.  V anony me  Antiq.C.  P.  lib,  IV,p.74.  Suivar 
les  portes  de  Sainte-Sophie  auraient  été  revêtues 


324     ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE- 

je  crois,  au  monde.  Et  ladite  salle  est  au  cenlre  de 
l'église ,  bordée  alentour  par  trois  nefs  très- 
grandes  et  larges,  communiquant  avec  la  salle  sus- 
dite, car  il  n'y  a  point  de  séparation  marquée.  Or, 
la  salle  et  les  nefs  ont  des  galeries  hautes  donnant 
sur  la  salle,  en  sorte  que,  de  là,  on  peut  entendre  la 
messe  et  les  offices.  Or,  ces  dites  galeries  commu- 
niquent par  des  escaliers  les  unes  avec  les  autres, 
et  sont  portées  sur  des  colonnes  de  jaspe  vert; 
semblablement  le  ciel  des  nefs  est  porté  par  des  co- 
lonnes, et  va  linir  à  la  grande  salle;  mais  celui  de 
la  salle,  c'est  un  dôme,  et  s'élève  bien  plus  haut 
que  le  ciel  des  nefs.  C'est  un  dôme  arrondi  très- 
élevé,  et  croyez  qu'il  est  besoin  de  bons  yeux  j)0ur 
y  voir  lorsqu'on  est  en  bas.  La  salle  a  en  lon- 
gueur iOo  pas  et  en  largeurï)3,  et  repose  sur  quatre 
piliers  très-grands  et  gros,  revêtus  de  dalles  de 
jaspe  decouleurs variées,  etd'un  pilieràl'autrevont 
des  arcs,  montés  sur  douze  colonnes  de  jaspe  vert, 
très-hautes  et  grandes,  lesquelles  soutiennent  ladite 
salle.  Et  de  ces  colonnes  il  y  en  avait  quatre  fort 
grandes,  deux  au  côté  droit  et  deux  à  gauche,  les- 
quelles sont  couvertes  et  colorées  d'un  enduit  com- 
posé de  certaines  poudres  faiclicemertt  composées, 
et  les  appel le-t-on  porfide  V   Quant  au  ciel  de  la 

1.  Clavijo  a  cru  sans  cloute  que  Je  porphyre  était  composé 
artificiellement,  l^eut-étre  s'ai;it-il  d'un  enduit  de  stuc. 


CONSTAMINÛI'LE  EN   I 'i03.  323 

salle,  il  est  peint  et  imagé  en  œuvre  de  mosaïque  fort 
riche  ;  et,  au  milieu  du  ciel,  au-dessus  du  maître- 
aulel,  se  voit  une  image  fort  dévote  de  Dieu  le  Père, 
iR's-grande  et  naturelle,  pourtrailée  en  œuvre  de 
mosaïque  de  beaucoup  de  couleurs.  Et  si  haute  est 
la  voûte  où  se  trouve  ladite  image,  que  d'en  bas 
elle  ne  parait  pas  plus  grande  qu'un  homme,  ou 
bien  peu  davantage  ;  pourtant  elle  est  si  grande  de 
fait,  que,  d'un  œil  à  l'autre,  on  dit  qu'il  y  a  trois 
palmes  ;  et  qui  la  regarde  d'en  bas,  il  la  croit 
haute  ni  plus  ni  moins  comme  un  homme  ;  jugez 
par  là  la  grandissime  hauteur  dudit  vaisseau.  Et 
sur  le  carreau  d'icelle  salle,  il  y  avait  comme  une 
chaire  à  prêcher,  élevée  sur  quatre  colonnes  de 
jaspe  et  semblablement  revêtue  de  jaspe  de  beau- 
coup de  couleurs;  et  ladite  chaire  était  couverte 
d'un  dôme  reposant  sur  huit  colonnes  très-hautes, 
de  jaspe  de  couleurs  variées.  Et  là  on  prêchait  ;  en- 
semble y  lisait-on  l'Évangile  les  jours  de  fête.  Et 
toute  ladite  église  est  revêtue  de  jaspe,  aussi  bien 
les  parois  comme  le  pavé;  ce  sont  de  grandes  dalles 
de  jaspe  de  couleurs  variées,  artistement  polies, 
lesquelles  sont  ouvrées  et  disposées  en  lacs  et  com- 
partiments bien  agréables  à  voir.  Et  partie  des  ar- 
ceaux qui  soutiennent  ladite  salle  est  revêtue  do 
dalles  de  marbre  blanc  très-beau,  où  l'on  a  taillé 
l<)rce  figures,  toutes  variées  et  naturelles;  et  ladite 

19 


326        ÉTUDES  SUR  LES  AlITS  AU  MOYEN  AGE. 

partie  ouvi'L^e  de  la  sorle  est  aussi  haule  qu'un 
homme  debout  en  pied  sur  le  pavé.  Et  de  là  en 
haut,  c'est  œuvre  de  mosaïque  bien  belle  et  riche. 
Et  les  galeries  des  nefs  de  ladite  église  régnent 
tout  autour  de  ladite  salle,  sinon  là  où  est  le  maître- 
autel  ;  et  croyez  que  c'est  chose  qu'il  fait  bon  voir.  Et 
ces  galeries  ont  biencnlargeurquatre-vingt-di\  pas, 
plus  ou  moins,  et  en  longueur,  dans  leur  pourtour, 
environ  quatre  cent  dix  pas.  Et  ces  galeries  et 
tribunes  hautes,  avec  leur  ciel,  sont  ouvrées  de  mo- 
saïques, bien  et  faicticement.  Et  dans  une  paroi  de 
l'une  des  susdites  galeries,  à  main  gauche  en  mon- 
tant, on  faisait  voir  une  bien  grande  dalle  blanche, 
enchâssée  en  ladite  paroi,  au  milieu  d'un  nombre 
infini  d'autres  dalles,  laquelle  était  de  soi  et  par 
nature  pourtraite  et  imagée,  sans  aucun  artifice 
humain,  non  point  sculptée  ni  peinte,  et  c'était  la 
très-sainte  et  bienheureuse  Vierge  sainte  Marie  avec 
Notre-Seigneur  Jésiis-Christ  dans  ses  très-saints 
bras;  et,  à  côté,  le  très-glorieux  précurseur  saint 
Jean-Baptiste.  Et  lesdites  images,  ainsi  que  je  di- 
sais, ne  sont  ni  pc""?es  ni  dessinées  en  couleur  au- 
cune; aussi  peu  sont-elles  taillées  ou  gravées,  ains, 
sont  ainsi  faites  par  elles-mêmes,  la  propre  pierre 
s'étant  ainsi  faite  et  formée  avec  ses  veines  propres 
et  ses  marques,  qui  dessinaient  naïvement  et  au  na- 
turel les  imaiîes  susdites.  Et  fut  dit  aux  ambassa- 


CONSTANTINOPLE  KN  1403.  327 

(leurs,  que,  quand  ladite  pierre  fut  tirée  de  la  car- 
rière et  équarrie  pour  être  posée  en  ce  très-saint 
lieu,  on  vit  ces  très-merveilleuses  et  très-bien- 
heureuses images  ;  et,  ayant  vu  un  mystère  et  mi- 
racle si  grand,  on  mena  ladite  pierre  dans  ladite 
église,  comme  en  la  plus  grande  de  la  ville.  El 
noterez  que  lesdites  images  semblaient  comme  si 
elles  fussent  au  milieu  des  vapeurs  et  nuées  du  ciel, 
lorsqu'il  est  clair;  ou  bien  comme  s'il  y  eût  eu  de- 
vant un  voile  bien  délié,  d'autant  plus  merveil- 
leuses qu'on  eût  dit  que  ce  fût  chose  spirituelle 
que  Dieu  voulût  ainsi  montrer.  Et  au  pied  desdites 
images  il  y  avait  un  autel  et  une  petite  chapelle  où 
l'on  disait  la  messe.  Et,  en  outre,  virent  Icsdits 
ambassadeurs  dans  ladite  église  un  corps  saint  de 
patriarche,  lequel  était  en  chair  et  en  os. 

De  plus,  leur  fut  montré  le  gril  sur  lequel  le 
bienheureu;^  saint  Laurent  fut  rôti.  Et  dans  ladite 
église,  il  y  a  des  citernes,  souterrains  et  salles 
basses,  qui  sont  choses  trop  étranges  et  merveil- 
leuses à  voir;  item  beaucoup  de  bâtiments  et 
toutes  manières  de  dépendances,  mais  la  plupart 
s'en  va  ruinant  et  perdant,  joint  à  ce  que  près  de 
Téglise  ce  ne  sont  qu'édifices  renversés  ;  et  les 
portes  par  où  l'en  entrait  à  l'église  sont  tombées 
et  bouchées,  et  on  disait  que  le  circuit  de  l'é 
glise,  je  dis  par  le  dehors,  s'étendait  bien  pendan» 


328       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

dix.  milles  '.  El  dans  ladile  église  avait  une  cilerne 
très-grande  sous  terre,  laquelle  contenait  beaucoup 
d'eau;  si  grande,  que,  disait-on,  elle  eût  |)u  tenir 
cent  galères  "".  Lesdils  ambassadeurs  virent  tous 
lesdits  ouvrages,  et  d'autres  encore,  si  nombreux, 
qu'on  ne  pourrait  les  décrire  ni  les  nombrer  en 
bref;  tant  est  grand  l'édifice  et  sa  fabrique  mer- 
veilleuse ,  qu'on  n'aurait  pas  fini  de  le  voir  en 
bien  du  temps;  et  qui  s'appliquerait  à  le  voir 
chaque  jour,  chaque  jour  il  verrait  des  choses 
neuves.  Les  toits  de  cette  église  sont  couverts 
en  plomb ,  et  ladite  église  est  très-privilégiée, 
mèmement  que,  si  une  personne,  aussi  bien  un 
Grec  qu'un  homme  d'aucune  autre  nation  que  ce 
soit,  ayant  commis  un  méfait,  soit  par  vol,  rapine 
ou  meurtre,  s'il  s'y  réfugie,  on  ne  l'en  tirera 
point. 

Et  le  môme  jour  lesdits  ambassadeurs  allèrent 
voir  une  autre  église  qui  a  nom  Saint-George.  Au- 


1.  Voir  plus  bas  ce  que  dit  Clavijo  de  l'enceinte  de  Constan- 
tinople.  Probablement  il  confond  l'étendue  de  la  juridiction 
ecclésiastique  de  l'église  avec  son  enceinte  matérielle. 

2.  Decian  que  podrian  estar  en  ella  cie.n  galeas.  Est-ce 
une  hyperbole  grecque,  ou  bien  Clavijo  a-t-il  mal  compris  son 
cicérone,  qui  lui  disait  peut-être  qu'il  y  avait  assez  d'eau  dans 
la  citerne  pour  approvisionner  cent  galères?  S'agit-il  de  la 
citerne  nommée  autrefois  Baa'A'.xT, ,  la  royale,  aujourd'hui 
Yerebatan-Seraï,  qui,  au  rap|>ort  du  général  Andréossi,  s'é- 
tendait jUs(£u'à  Sainte-Sophie  ? 


CONSTANTINOPLE  EN  1403.  329 

devant  de  la  première  porte,  il  y  a  une  grande  cour 
avec  plusieurs  jardins  et  maisons,  et  le  corps  de 
l'église  est  au  milieu  de  ces  jardins;  et  devant  la 
porte  de  l'église,  en  dehors,  il  y  a  un  bassin  pour 
baptiser,  bien  grand  et  beau,  et  au-dessus  un  dôme 
porté  sur  huit  colonnes  de  marbre  blanc  taillé  à 
toutes  manières  de  figures;  et  le  corps  de  l'église 
est  trcs-élevé  et  tout  couvert  de  mosaïque,  et  l'on  y 
voit  la  représentation  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  quand  il  monta  au  ciel.  Le  pavé  de  ladite 
église  est  aussi  merveilleusement  travaillé,  étant 
couvert  de  dalles  de  jjorphire  et  de  jaspe  de  plu- 
sieurs couleurs  ;  et  y  voit-on  force  entrelacs  très- 
délicats,  comme  aussi  sur  les  parois.  Et  au  milieu 
du  ciel  de  ladite  église  on  voit  figuré  Dieu  le  Père, 
en  l'ace  de  l'entrée,  en  œuvre  de  mosaïque.  En- 
semble est  figurée  la  vraie  croix,  que  montre  un 
nnge,  entre  les  nuages  du  ciel,  aux  apôtres,  ce  pen- 
dant que  descend  sur  eux  le  Saint-Esprit  en  figure 
de  fou,  et  le  tout  en  œuvre  de  mosaïque  merveil- 
leusement travaillée.  Il  y  a  encore  dans  ladite 
église  une  grande  sépulture  de  jaspe,  couverte 
d'un  drap  de  soie  :  c'est  là  qu'est  enterrée  une  im- 
pératrice; et,  pour  ce  que  la  nuit  approchait,  les- 
dits  ambassadeurs  durent  remettre  au  lendemain 
mercredi  à  retourner  à  Constantinople,  ayant  fait 
appointement  de  se  trouver  à  la  porte  qu'on  nomme 


330      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

Quinigo,  là  où  devait  se  rendre  ledit  messire  Ili- 
laire,  avec  chevaux  pour  les  porter,  afin  qu'ils 
vissent  le  reste  de  la  ville  et  des  choses  qu'elle  ren- 
ferme. Ce  pourquoi  lesdits  ambassadeurs  s'en  re- 
vinrent à  Péra,  où  ils  étaient  logés,  et  les  autres 
susdits  pareillement  s'en  furent  à  leurs  maisons. 
Le  jeudi,  premier  jour  de  novembre,  lesdits  am- 
bassadeurs passèrent  à  Constanlinople,  et  trouvè- 
rent ledit  messire  Hilaire  et  autres  seigneurs  de  la 
maison  de  l'empereur,  qui  les  attendaient  à  la  porte 
de  Quinigo,  et  ils  montèrent  à  cheval  et  allèrent 
voir  une  église  qui  s'appelle  Sainte-Marie-de-la- 
Cherne  ',  laquelle  église  est  dans  la  ville,  près  d'un 
château  détruit  où  logeaient  autrefois  les  empe- 
reurs, et  fut  détruit  par  un  empereur,  parce  qu'il 
y  fut  pris  par  son  lils,  comme  vous  sera  conté  tout 
à  l'heure.  Or,  ladite  église  de  Sainte-Marie-de-la- 
Gherne  servait  de  chapelle  aux  empereurs  ;  et  dans 
le  corps  de  l'église,  il  y  avait  trois  nefs,  et  celle  du 
milieu  était  la  plus  grande  et  la  principale,  et  la 
plus  haute;  les  deux  autres,  au  contraire,  étaient 
assez  basses,  mais  avaient  des  galeries  qui  don- 
naient sur  la  grande  nef.  Toutes  les  trois  d'ailleurs 
étaient  soutenues  de  la  même  manière,  c'est  à  sa- 
voir sur  des  colonnes  de  jaspe,  et  d'icelles  les  bases 

1.  Blacheroe.  B>ia)C£pvai. 


CONSTANTINOPLE  EN  1403.  331 

îiinsi  que  les  chapiteaux  élaienl  taillés  avec  force 
figures  cl  toutes  manières  d'ornements.  Le  ciel 
flestlilos  nefs  et  leurs  parois  jusqu'à  la  moitié  de 
leur  hauteur,  étaient  de  dalles  de  jaspe  de  cou- 
leur, assemblées  avec  grand  artifice,  et  formant  des 
entrelacs  et  des  ornements  magnifiques.  Quant  au 
ciel  de  la  grande  nef,  il  était  encore  plus  riche, 
fait  de  bois  avec  de  curieux  caissons  et  assemblages, 
et  tout  ce  ciel,  caissons  et  solives,  dorés  de  fin  or, 
de  sorte  que,  bien  que  l'église,  en  plusieurs  de  ses 
parties,  fiît  mal  en  ordre  et  gâtée,  ce  nonobstant 
les  ouvrages  de  ce  ciel  et  sa  dorure  étaient  aussi 
frais  et  brillants  que  si  on  eût  achevé  de  les  ouvrer; 
et  dans  la  grande  nef  il  y  avait  un  autel  fort  ri- 
che et  une  chaire  à  prêcher  riche  également,  et 
qui  dut  coûter  cher.  Pour  ce  qui  est  de  la  toiture, 
clic  était  couverte  en  plomb... 

Le  même  jour,  les  ambassadeurs  espagnols  allè- 
rent voir  les  reliques  de  l'église  de  Saint- Jean,  que, 
faute  de  clefs,  ils  n'avaient  pu  examiner  lors  de 
leur  première  visite  à  cette  église.  Elles  étaient  ren- 
fermées dans  une  espèce  de  tour.  Suit  la  descrip- 
tion des  reliques.  —  Dans  le  même  coffre  d'ar- 
gent était  le  vêtement  do  Jésus-Christ  Notre-Sei- 
gneur,  lequel  les  chevaliers  de  Pilate  jouèrent  aux 
dés,  et  était  ployé  el  scellé  de  sceaux,  crainte  que 
ceux  qui  viendraient  le  voir  n'en  dérobassent  quel- 


332      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

que  pièce,  ainsi  que  déjà  il  était  arrivé.  Une  man- 
che seulement  était  déployée  et  hors  des  sceaux,  et 
le  vêtement  était  doublé  de  (limite  rouge  qui  res- 
semble à  du  cendal  (gaze  ou  éloiïe  très-claire),  et 
la  manche  était  étroite  et  de  celles  qui  s'agrafent, 
et  était  fendue  jusqu'au  coude.  Il  y  avait  trois  pe- 
tits boutons  faits  comme  avec  du  cordonnet,  sem- 
blables à  des  attaches  de  faucon  *,  et  les  boutons, 
la  manche  et  ce  qui  se  pouvait  voir  du  jupon  sem- 
blaient d'un  rouge  pâle  comme  rosat,  et  telle  était 
la  couleur  et  nuance  qui  s'en  approchait  le  plus,  et 
ne  semblait  pas  tissue,  ains  ouvrée  à  l'aiguille  -,  et 
les  fils  paraissaient  comme  tordus  trois  par  trois  et 
très-serrés.  Et  quand  les  ambassadeurs  allèrent  voir 
lesdites  reliques,  les  gentilshommes  etmanantsde  la 
ville  qui  lesurent,vinrent  aussi  lesvoir,ettouspleu- 
raient  h  chaudes  larmes  et  récitaient  des  oraisons. 
Et  le  même  jour  allèrent  visiter  un  monastère  de 
dames,  appelé  Omnipotens  ^,  dans  l'église  duquel 


1.  Piguelas.  Probablement  les  nœuds  ou  grelots  qui  termi- 
nent les  lacets  qui  retiennent  les  faucons. 

2.  Je  suppose  qu'il  veut  dire  que  cette  robe  lui  semblait 
tricotée  à  la  main  et  non  tissue  au  métier,  car  il  n'est  pas  pro- 
bable qu'elle  eut  des  coutures.  «  La  robe  était  sans  couture, 
d'un  seul  tissu  depuis  le  haut  jusqu'en  bas.  »  (Saint  Jean, 
XIX,  23). 

.3.  Ce  mot  est  également  en  latin  dans  le  texte.  Au  nord  de 
!a  quatrième  colline  de  Constantinople.  (V.  Pocoke  's  truvels, 
t.  III,  130.) 


CONSTANTINOPLE   EN   1103.  333 

le*' fut  montré  un  bloc  de  marbre  taillé,  de  plu- 
sieurs couleurs,  qui  avait  neuf  palmes  de  long,  et 
leur  fut  dit  que  sur  icelle  pierre  avait  été  déposé 
Notre-Seigneur  quand  on  le  descendit  de  la  croix  ; 
et  sur  icelle  pierre  étaient  les  larmes  des  trois 
Maries  et  de  saint  Jean,  qui  pleurèrent  quand 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  fut  descendu  de  la 
croix.  Or,  lesdites  larmes  semblaient  proprement 
que  fussent  gelées,  comme  si  en  effet  se  fussent 
alors  solidifiées  par  le  froid. 

Il  y  a  encore  dans  ladite  ville  de  Constantinople 
une  église  très-dévote  qu'on  nomme  Sainte-Marie 
de  la  Dessetria  *.  Elle  est  petite,  et  y  demeurent  des 
chanoines  religieux  qui  ne  mangent  point  de  viande 
ni  ne  boivent  de  vin.  Pareillement  s'abstiennent 
d'huile,  graisse,  et  de  tels  poissons  qui  ont  du 
sang.  Le  corps  de  leur  église  est  orné  de  belles  mo- 
saïques, et  dans  icelle  se  voit  une  image  pourtraite 
de  sainte  Marie,  sur  un  marbre,  laquelle,  ce  dit- 
on,  fut  faite,  tirée  et  pourtraite  de  la  propre  main 
du  très-glorieux  etbienheureuxsaintLuc;  et  a  fait  et 
fait  encore  miracles  tous  les  jours;  et  les  Grecs  ont 
en  icelle  grande  dévotion  et  lui  font  grandes  fêtes. 
Ladite  image  est  peinte  sur  une  table  carrée,  large 
de  six  palmes  et  longue  d'autant,  et  pose  sur  deux 

1.  Aeuxeocix  ?  Procou.  De  adif.,  I,  1. 

19. 


334       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

pieds,  et  ladite  table  est  recouverte  d'argent  où 
sont  enchâssés  force  éméraudes,  saphirs,  turquoi- 
ses, perles  et  autres  pierreries.  Et  on  la  met  dans 
un  coffre  de  fer,  et  tous  les  mardis  on  lui  fait  une 
grande  fête,  ce  pourquoi  se  réunissent  grand  nom- 
bre de  religieux  dévots  et  toutes  manières  de  gens  ; 
ensemble,  nombre  de  prêtres  d'autres  églises.  Et 
sur  le  point  de  dire  les  heures,  on  tire  cette  image 
de  l'église  et  on  la  porte  sur  une  place  voisine;  et 
est  si  lourde  qu'il  faut  pour  la  tirer  dehors  trois  ou 
quatre  hommes  avec  courroies  et  crochets  ;  et  quand, 
à  force  de  bras,  ils  l'ont  tirée  au  milieu  de  la  place, 
un  chœur  dit  ses  oraisons  avec  grands  soupirs,  gé- 
missements et  larmes.  Étant  en  la  place,  vient  un 
vieillard  qui  dit  ses  oraisons  devant  ladite  image, 
puis  tout  seul  il  la  prend  très-souplement  comme 
si  elle  ne  pesait  rien,  et  la  porte  en  la  processio:i 
et  la  remet  tout  seul  en  l'église.  Et  c'est  merveille 
qu'un  homme  seul  lève  un  si  grand  poids  comme 
est  celui  de  ladite  image,  et  dit-on  que  nul  autre 
homme  ne  la  pourrait  soulever  ,  fors  celui-là, 
parce  qu'il  descend  d'une  lignée  oîi  Dieu  permet 
qu'on  la  soulève.  Et,  en  certaines  fêtes  de  l'année, 
ils  portent  ladite  image  en  l'église  de  Sainte-Sophie 
avec  grande  pompe,  pour  la  grande  dévotion  que 
les  gens  mettent  en  icellc. 
Dans  ladite  ville,  il  y  a  une  citerne  bien  belle  à 


GONSTANTINOPLE   EN   1103.  335 

voir.  On  l'appollc  la  citerne  de  Mahomet  ',  laquelle 
a  des  voûtes  de  mortier,  et  elle  est  portée  par  des 
colonnes.  Et  on  compte  en  icelle  jusqu'à  seize  nefs, 
et  son  ciel  pose  sur  quatre  cent  soixante-dix  co- 
lonnes de  marbre  fort  grosses,  et  en  ce  lieu  se  con- 
serve beaucoup  d'eau  et  il  yen  aurait  en  suffisance 
[tour  beaucoup  de  gens. 

La  ville  de  Gonstantinople  est  fermée  d'une  mu- 
raille haute  et  forte  et  de  tours  grandes  et  fortes, 
et  sa  forme  est  en  manière  de  triangle.  Et  d'un  an- 
gle à  l'autre  il  y  a  six  milles,  ainsi  le  tour  de  toute 
la  ville  mesure  dix-huit  milles,  ce  sont  six  lieues. 
Or,  deux  côtés  du  triangle  regardent  la  mer  et  l'au- 
tre côté  la  terre,  et  à  un  bout  de  l'angle  que  la  mer 
n'environne  pas,  sur  une  hauteur,  sont  les  palais 
de  l'empereur.  Et  combien  que  la  ville  soit  grande 
et  de  grande  contenance,  ce  néanmoins  est  mal  pou- 
plée,  car  au  milieu  on  voit  des  collines  et  des  val- 
lées où  il  y  a  des  jardins  et  des  terres  à  blé.  Et 
parmi  oos  jardins  sont  des  maisons  comme  celles 


1.  Procop.  De  œdif.,  I,  11. 

On  peut  expliquer  ce  nom  en  supposant  que  la  personne  qui 
possédait  le  manuscrit  de  Clavijo  aurait  écrit  à  la  marge  l'ap- 
pellalion  moderne  de  cette  citerne,  et  que  cette  note  aurait 
cto  intercalée  dans  le  texte  lors  de  l'impression.  S'il  s'agit  de 
la  citerne  nommée  M'i7.oÇ£VT,,  ou  Bin-Bir-dirok,  elle  aurait 
contenu,  suivant  le  général  Andréossi,  l,2.'n,909  pieds  cubes 
d'eau. 


336        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

des  faubourgs,  et  cela  au  milieu  de  la  ville.  En  ou- 
tre, il  y  a  dans  Gonstanlinople  de  grands  édifices, 
maisons,  monastères,  églises,  desquels  la  plupart 
sont  tombés  et  ruinés  ;  mais  il  paraît  manifesle- 
racnt  que,  lorsque  cette  ville  était  en  sa  jeunesse  ', 
ce  dut  être  une  des  plus  notables  du  monde.  Et 
dit-on  qu'aujourd'hui  il  y  a  bien  encore  trois  cents 
églises  tant  grandes  que  petites.  Au  dedans  de  la 
ville  il  y  a  des  puits  et  fontaines  d'eau  douce  :  no- 
tamment, sous  l'église  qu'on  Si^^eWe  Saint- Apôtre,  il 
y  a  une  partie  d'un  pont  qui  venait  d'une  vallée  à 
une  autre  entre  lesdits  jardins  et  maisons,  et  par 
ledit  pont  venait  autrefois  l'eau  avec  quoi  l'on 
arrosait  ces  jardins,  aussi  un  chemin  qui  menait  à 
l'une  des  portes  de  la  ville,  de  celles  qui  condui- 
sent en  voiture  à  Péra.  Au  milieu  de  la  rue  oii  se 
tiennent  les  changeurs,  il  y  a  des  ceps  à  demi  en- 
foncés dans  le  sol,  lesquels  ceps  sont  pour  ceux  qui 
encourent  quelque  châtiment  de  prison  ou  trans- 
gressent quelque  mandement  ou  ordonnance  de  la 
cité,  comme  ceux  qui  vendent  de  la  viande  ou  du 
pain  à  faux  poids.  Telles  gens  met-on  aux  ceps  en  ce 
lieu,  et  on  les  y  laisse  de  jour  et  de  nuit,  à  la  pluie 
et  au  vent,  sans  que  personne  s'en  ose  approcher. 
Et  Constantinople  est  sur  le  bord  de  la  mer  comme 

1.  En  su  juvcntud,  expression  originale  de  Clavijo  traduite 
littéralement. 


CONSTANTINOPLE  EN  1403.  337 

je  VOUS  ai  dit.  Deux  parts  de  la  ville  touchent  à 
la  mer,  et  en  face  est  la  ville  de  Péra,  et  entre  les 
deux  villes  est  le  port.  Et  Constantinople  est  ainsi 
comme  Séville,  et  la  ville  de  Péra  comme  Triana, 
et  le  port  et  les  vaisseaux  sont  au  milieu.  Et  les 
Grecs  n'appellent  point  Constantinople  comme  nous 
l'appelons,  ains  la  nomment  Escomboli  *.  »    , 

«84t. 


1.  Mot  corrompu,  comme  le  Stamboul  des  Turcs,  du  grec 
Itç  TT.v  no>»tv.  Is  tim  Bolin,  à  la  ville,  c'est-à-dire  à.  Constan- 
tinople. Les  Grecs  appellent  encore  Constantinople  r\  noAtî, 
la  ville  par  excellence. 


\ 


LE  RETABLE  DE   BALE 


M.  le  ministre  d'État  vint  d'acqn(^rir  pour  le 
musée  des  Thermes  et  de  l'hôtel  de  Cluny  un  des 
monuments  les  plus  rares  et  les  plus  curieux  qu'ait 
produits  l'orfèvrerie  du  moyen  âge  :  c'est  le  fa- 
meux retable  d'or  donné  à  la  cathédrale  de  Bàle 
pai-  Flenri  IL  empereur  d'Allemagne.  On  sait  quf 
les  oltjets  d'art  exécutés  en  métaux  précieux  par- 
viennent difficilement  à  la  postérité.  Le  prix  de  la 
matière  qui  s'ajoute  au  mérite  du  travail  et  de 
l'antique  origine,  dégoûte  la  plupart  des  amateurs, 
et  la  facilité  de  réaliser  sur-le-champ  une  somme 
considérable,  en  transformant  l'objet  d'art  en  un 
lingot,  est  une  grande  tentation  à  chaque  crise 
commerciale  et  politiijue.  Aussi  est-ce  par  une  es- 
pèce de  miracle  qu'un  bas-relief  en  or,  haut  de 


340      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

I  mètre,  large  de  178  cenlimèlres,  est  parvenu, 
du  M^  siècle  en  1854,  dans  l'asile  sûr  d'un  musée 
français. 

Lorsque  la  Réforme  triomphe  à  Bâle,  au  com- 
mencement du  xv!**  siècle,  quelques  zélés  protes- 
tants voulaient  convertir  en  bons  ducats  les  images 
des  saints  papistes  offertes  par  le  pieux  empereur. 
Heureusement,  le  retable  était  considéré  dans  la 
ville  comme  une  sorte  de  palladium,  et,  au  lieu 
de  le  condamner  à  la  fournaise,  on  se  contenta  de 
l'enfermer  dans  un  des  souterrains  de  la  cathé- 
drale, appropriée  au  culte  nouveau.  En  vain  l'é- 
vêque  catholique  dépossédé  le  réclama  de  ses 
ouailles  rebelles;  en  vain  offrit-il,  pour  qu'il  lui 
fût  rendu,  de  renoncer  à  une  somme  très-forte  que  lui 
devaient  les  Bàlois.  Le  retable  fut  gardé  sous  terre 
et  sous   triple  clef  pendant  près  de  trois  siècles. 

II  fallut  une  révolution  pour  qu'il  vît  la  lumière. 
En  1824,  la  guerre  civile  éclata  dans  le  canton  de 
Bâle.  La  ville  et  la  campagne,  l'aristocratie  bour- 
geoise et  la  démocratie  rurale  en  vinrent  aux 
mains.  Les  bourgeois  n'eurent  pas  l'avantage  et 
n'obtinrent  la  paix  qu'en  consentant  à  la  division 
du  canton  en  deux  souveraintés  distinctes  :  Bàle- 
ville  et  Bâle-campagne.  Mais  les  insurgés  ne  se 
contentèrent  pas  d'obtenir  l'égalité  des  droits  poli- 
tiques, ils  exigèrent,  en  outre,  la  moitié  du  trésor 


LE  RETABLE  DE  BALE  341 

cantonal.  Dans  ce  traité  de  paix,  le  retable  courut 
grand  risque  d'être  coupé  en  deux  ;  pourtant,  il 
tomba  tout  entier  en  partage  à  Bàle-campagne. 

Or,  les  bommes  d'État  de  Licstall,  excellents  ar- 
quebusiers, étaient  d'assez  mauvais  arcbéologues, 
et,  sans  le  moindre  souci  pour  la  mémoire  de 
Henri  II,  ils  n'eurent  rien  de  plus  pressé  que  de 
vendre  à  l'encan  le  bas-relief  d'or  qui  venait  de 
tomber  entre  leurs  mains.  M.  le  colonel  Tbeubet, 
de  Bàle,  l'acheta  alors  et  le  porta  à  Paris,  où  il 
offrit  de  le  céder  au  gouvernement;  mais,  quoi  qu'en 
pussent  dire  les  antiquaires  et  les  artistes,  une  si 
grande  lame  d'or  effraya  l'administration  du  Mu- 
sée. Le  retable  fui  promené  dans  la  plupart  des  ca- 
pitales de  l'Europe.  Partout  il  excitait  l'admira- 
tion, mais  il  ne  trouvait  pas  d'acheteur,  du  moins 
d'acheteur  au  gré  du  propriétaire.  Le  colonel  Tbeu- 
bet, qui  a  servi  sous  le  drapeau  français,  s'était 
fait  un  point  d'honneur  de  ne  le  céder  qu'à  une  de 
nos  collections  nationales.  Pour  réaliser  son  vœu, 
il  lui  a  fallu  trente  années  de  patience.  Récemment 
encore,  il  venait  de  refuser  des  offres  très-avanta- 
geuses du  musée  royal  de  Berlin,  lorsque  M.  le  mi- 
niolre  d'État,  qui  avait  examiné  lui-même  le  re- 
table et  qui  en  appréciait  toute  l'importance,  réso- 
lut d'en  enrichir  notre  musée  du  moyen  âge.  Il 
chargea  ia  commission  des  monuments  historiques, 


342       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

instituée  auprès  de  son  département,  d'en  faire  l'es- 
timation, et  aussitôt  le  colonel  Theubet,  avec  le 
plus  noble  désintéressement,  s'empressa  de  déclarer 
qu'il  s'en  rapporterait  entièrement  à  cette  évalua- 
tion. Une  affaire  traitée  si  rondement  a  été  vite  ter- 
minée. Aujourd'hui,  le  retable  est  devenu  une  pro- 
priété nationale  et  est  inscrit  au  catalogue  du  mu- 
sée deCluny. 

M.  le  colonel  Theubet,  qui,  dans  cette  négociation, 
ne  s'était  préoccupé  que  de  la  destination  à  donner 
au  retable,  a  voulu  que  son  nom  fût  conservé  sur 
le  même  catalogue,  non-seulement  comme  vendeur, 
mais  aussi  comme  donateur.  Plusieurs  objets  cu- 
rieux de  l'art  et  de  l'industrie  du  moyen  âge 
viennent  d'être  donnés  par  lui  au  musée  de  Cluny. 
Citons  d'abord  une  belle  rose  d'or,  présent  d'un 
pape  à  la  cathédrale  de  Bâle,  et  qui  a  partagé  les 
vicissitudes  du  retable.  La  fleur,  d'un  travail  re- 
marquable du  xv^  siècle,  est  portée  sur  un  pied 
de  vermeil  beaucoup  plus  ancien,  qui  paraît  re- 
monter au  XII®,  et  qui,  vraisemblablement,  a  servi 
de  piédestal  à  une  croix  d'autel.  Vient  ensuite  un 
grand  tapis  brodé  d'or  et  de  soie,  aux  armes  des 
treize  cantons  suisses,  de  la  fin  du  xvii®  siècle.  Enfin, 
un  bonnet  de  toile,  orné  ùe  guipures,  n'est  pas  le 
moins  curieux  des  présents  offerts  par  le  colonel. 
Ce  bonnet  a  servi   h  Charles-Quint.  La  finesse  du 


LE  RETABLE  DE   BALE  343 

travail,  l'aigle  impériale  brodée  à  l'aiguille,  le  goût 
des  ornements  confirment  celte  illustre  origine,  at- 
testée d'ailleurs  par  une  inscription  d'une  écriture 
du  XVI»  siècle,  collée  dans  la  boîte  qui  renferme  le 
bonnet.  La  voici  :  Gorro  q^  pertenecio  a  Carlos 
Quinto  emperad^.  Guardalo,  Hijo  mio,  es  memoria  de 
Jiilian  de  Garnica.  C'est-à-dire  :  «  Bonnet  qui  a 
appartenu  à  l'empereur  Charles-Quint,  Garde-le, 
mon  fils,  c'est  un  souvenir  de  Juan  de  Garnica.  » 
Je  trouve  dans  l'excellent  travail  de  M.  Mignet  sur 
Antonio  Ferez,  un  Garnica,  trésorier  de  Philippe  II 
en  lo7C;  mais  quelle  fut  la  personne  à  qui  ce  fi- 
nancier légua  le  bonnet,  c'est  ce  que  je  regrette 
fort  de  ne  pouvoir  dire.  Quant  au  bonnet,  je  dois 
avouer  qu'il  a  la  forme  d'un  bonnet  de  coton;  mais 
il  est  en  toile  très-fine,  et  probablement  a  dii  être 
porté  sous  une  barrette,  selon  l'usage  du  temps. 
Dans  un  beau  portrait  du  Titien  qu'on  voit  au 
musée  de  Madrid,  l'empereur  est  représenté  coiffé 
ù'une  espèce  de  serre-tête  dont  le  bord  blanc  pa- 
raît sous  son  casque.  C'est  peut-être  le  bonnet  de 
Garnica. 

Ce  bonnet,  qui  a  préservé  des  rhumes  une  si 
forte  tête,  et  les  cadeaux  du  colonel  Theubet  m'ont 
entraîné  bien  loin  du  retable  de  Henri  II,  dont  je 
voudrais  donner  une  courte  description.  J'ai  dii 
que  c'est  un  bas-relief  d'or;  il  est  exécuté  au  r> 


344      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

poussé,  c'est-à-dire  que  les  lames  d'or  ont  été  tra- 
vaillées au  marteau  sur  des  moules,  puis  retouchées 
au  burin.  Les  lames  d'or,  dont  l'épaisseur  varie 
selon  la  hauteur  des  reliefs,  sont  appliquées  sur 
une  table  de  bois  de  cèdre,  et  les  reliefs  sont  rem- 
plis à  l'intérieur  avec  une  matière  dure,  probable- 
ment de  la  résine. 

Cinq  figures  en  pied  d'environ  50  centimètres  de 
hauteur  sont  disposées  sous  une  arcature  en  plein 
cintre  fort  ornée,  qui  repose  sur  des  colonnettes. 
Ce  sont  :  le  Christ  au  centre,  un  peu  plus  grand  que 
les  autres;  à  sa  droite,  l'ange  saint  Michel,  puis 
saint  Benoît;  à  sa  gauche,  les  anges  Gabriel  et 
Raphaël. 

Le  Christ  élève  la  main  droite  pour  bénir,  et  de 
l'autre  tient  un  globe  sur  lequel  on  voit  son  mono- 
gramme entre  les  deux  lettres  mystiques  alpha  et 
oméga.  A  ses  pieds,  prosternés  dans  une  attitude 
d'adoration,  paraissent  deux  petits  nains,  qui  sont 
pourtant  hautes  et  puissantes  personnes  l'empe- 
reur Henri  II  et  sa  femme  Cunégonde.  Sur  l'archi- 
volte de  l'arcade  sous  laquelle  est  le  Christ,  on  lit 
cette  inscription  : 

REX  REGVM  ET  DN-S  DOMINÂNTIV. 

Les  anges  sont  représentés  avec  des  ailes  éployées 
et  }e  costume  consacré  joar  la  tradition   des  robes 


LE  RETABLE  DE  BALE  345 

talaires  et  des  manteaux.  Gabriel  et  Raphaël  tien- 
nent une  espèce  de  sceptre;  saint  Michel  un  globe 
crucifère,  ou  peut-être  une  hostie.  Il  porte  en  outre 
une  lance  qui  rappelle  son  combat  contre  le  démon. 
Saint  Benoit,  en  costume  d'abbé,  la  crosse  dans  la 
main  droite,  tient  de  la  gauche  un  livre  fermé, 
peut-être  la  règle  de  l'ordre  qu'il  fonda.  Toutes  ces 
ligures  ont  la  tête  entourée  d'un  nimbe  couvert 
d'ornements  délicieux  et  incrusté  de  cabochons. 
Entre  les  arcades,  des  médaillons  présentent  la 
personnification  des  quatre  vertus  théologales,  la 
Prudence,  la  Justice^  la  Tempérance,  la  Force.  La 
corniche  au-dessus  de  l'arcature  et  le  soubassement 
du  bas-relief,  très  en  saillie  sur  le  fond  des  arcades, 
sont  couverts  d'arabesques  et  de  rinceaux  finement 
exécutés  et  d'une  variété  de  motifs  qui  défie  toute 
description. 

Au  premier  examen  de  ce  bas-relief,  on  est  frap- 
pé d'une  certaine  élévation  de  style  qui  le  distingue 
tout  d'abord  de  nos  sculptures  du  xi^  siècle.  La 
correction  remarquable  du  dessin,  l'élégance  des 
attitudes,  l'heureux  agencement  des  draperies,  dé- 
notent une  école  où  se  gardait  encore  un  souvenir 
très-vif  des  grands  modèles  de  la  statuaire  antique. 
Les  figures  de  cette  composition  rappellent  un  peu 
les  peintures  des  catacombes  de  Rome,  mais  on  sent 
dans  l'exécution  une  certaine  recherche  et  un  com- 


S46       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE- 

mencement  de  manière,  indices  d'un  art  qui  clier- 
chc  à  se  dégager  des  traditions  de  l'antiquité. 
L'artiste  s'est  complu  dans  les  menus  détails,  mais 
il  n'en  abuse  pas  encore,  comme  on  le  fit  bientôt 
après.  Il  est  impossible  d'admettre  que  ce  bas-re- 
lief, placé  dans  la  cathédrale  de  Bâle  au  commen- 
cement du  xi°  siècle,  soit  l'œuvre  de  quelque  ima- 
gier du  Nord.  Je  doute  fort  qu'cà  cette  époque  il 
existât  en  Italie  des  artistes  en  état  d'exécuter  un 
semblable  travail,  et  je  pense  qu'on  ne  peut  l'at- 
tribuer qu'à  un  sculpteur  de  Constantinople  ou  du 
moins  à  un  Grec  possédant  les  traditions  de  l'école 
byzantine,  florissante  alors  et  particulièrement  cé- 
lèbre pour  la  toreutique.  C'est  à  Constantinople 
que  les  Vénitiens  firent  fabriquer  la  Palla  d'oro 
de  Saint-Marc  à  peu  près  dans  le  même  temps,  et 
cette  circonstance  est  une  présomption  nouvelle  en 
faveur  de  l'hypothèse  que  je  propose. 

Henri  II mourut  en  1024.  Des  documents  histo- 
riques conservés  à  Bûle  établissent,  dit-on,  que  le 
retable  fut  donné  à  la  cathédrale  dès  avant  sa  coi  - 
sécration,  laquelle  eut  lieu  en  1019.  D'un  autre 
côté,  selon  une  tradition  fort  respectable,  l'empe- 
reur aurait  envoyé  ce  présent  à  la  cathédrale  do 
Bfile,  en  reconnaissance  de  sa  guérison  miraculeusg 
obtenue  par  l'intercession  de  saint  Benoît.  L'ano- 
nyme, auteur  de  la  vie  de  saint  Henri,  racoL  0 


Le  retahle  de  dale  347 

que  ce  prince,  tourmenté  de  la  pierre,  se  rendit  au 
Mont-Cassin,  et  ([iic,  là,  il  eut  une  vision  pendant 
son  sommeil.  Il  lui  sembla  que  saint  Benoit,  lon- 
dulcur  du  monastère,  s'approchait  de  lui,  tenant 
un  couteau  de  chirurgien.  Le  saint  lit  une  incision,  re- 
tira la  pierre,  la  mit  dans  la  main  de  l'empereur, 
[)uis  referma  la  plaie,  dont  toute  cicatrice  disparut 
aussitôt.  On  peut  lire  dans  les  Bollandistes  la  dis- 
cussion de  ce  miracle;  je  me  bornerai,  en  passant, 
à  faire  observer  à  MM.  les  chirurgiens  que  l'opé- 
ration de  la  pierre  par  le  grand  appareil  doit  être 
plus  ancienne  que  frère  Côme,  puisqu'un  auteur 
du  xu^  ou  xiii^  siècle  y  fait  allusion.  D'ailleurs,  on 
voit  que  cette  tradition  ne  s'accorde  pas  avec  la 
date  de  1019,'attribuée  au  retable,  car  le  voyage 
de  Henri  II  au  Mont-Cassin  ne  peut  être  antérieur 
à  l'année  1022.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  dévotion  par- 
ticulière et  la  reconnaissance  de  l'empereur  pour 
saint  Benoît  sont  attestées  par  le  bas-relief  même, 
où  le  saint  occupe  une  place  si  importante.  Une 
inscription  dont  il  me  reste  à  parler  va  nous  en 
fournir  une  autre  preuve. 

Elle  est  gravée  sur  deux  bandes,  l'une  au-dessus 
de  l'arcature,  l'autre  sur  le  soubassement,  et  forme 
deux  vers  léonins  qui  me  paraissent  réunir  les  con- 
ditions de  la  belle  poésie  au  xi^  siècle  :  je  veux 
dire  la  bizarrerie  et  l'obscurité.  C'est  un  mélange 


3W       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

(le  latin,  de  grec  et  d'hébreu,  tel  qu'un  bénédictin 
pouvait  seul  en  composer  alors  : 

QVIS  SIGVT  HEL  MEDICVS  FORTIS  SOTER  BENEDICTVS 
PROSPICE  TERRIGENAS  CLEMENS  MEDIATOR  VSIAS. 

Hel  est  le  nom  du  Seigneur  en  hébreu.  Soter  et 
nsias,  pour  ouata;,  sont  des  mots  grecs,  et  la  trans- 
cription du  dernier  en  lettres  romaines  est  un  ar- 
gument, après  bien  d'autres,  en  faveur  de  la  pro- 
nonciation italienne  de  Vu  latin. 

Comme  il  n'y  a  aucune  ponctuation,  le  sens  du 
premier  vers  est  douteux.  Si  l'on  met  un  point  d'in- 
terrogation après  benedictus,  on  peut  traduire  : 
«  Quel  médecin  est,  à  l'égal  de  Dieu,  puissant,  sau- 
veur, béni?  »  (Je  rends  fortis  par  puissant.  Si  l'on 
se  rappelle  l'opération  exécutée  au  Mont-Cassin, 
peut-être  vaudra-t-il  mieux  dire  hardi.  )  Que  si  l'on 
place  le  point  d'interrogation  après  soter,  un  tout 
autre  sens  se  présente,  pas  trop  canonique  peut-être  : 
»  Quel  médecin  fait  des  miracles  comme  le  Sei- 
gneur? »  — Réponse  :  «  Benoît.  »  Le  second  vers 
s'adresse  au  Christ,  ou  peut-être  encore  à  saint 
Benoît,  car  je  ne  sais  trop  si  l'épi thète  de  mediator 
convient  au  Christ  :  «  Regarde,  médiateur  clément, 
les  êtres  (  ou  les  biens  )  terrestres.  »  Ce  qui  me 
semble  plus  probable,  c'est  que  ces  beaux  vers  n'ont 
pas   été   faits   pour  être   compris.  Le  Doëtc,   que 


LE  RETABLE  DE  BALE.  3i9 

j'ai  supposé  bénédictin,  a  peut-être  eu  peur  d'éle- 
ver trop  haut  son  patron,  et  s'est  tenu  à  dessein  dans 
les  nuages.  Enfin,  si  l'on  considère  les  difficultés 
d  j  vers  léonin,  peut-être  n'a-t-il  pas  trop  su  lui- 
même  ce  qu'il  voulait  dire,  et  il  ne  serait  pas  le 
premier  poëte  à  qui  cela  serait  arrivé. 

Plusieurs  églises  ont  eu  autrefois  des  retables 
d'or.  Aujourd'hui,  il  n'y  a  plus  que  Saint-Marc  de 
Venise  et  la  cathédrale  de  Milan  qui  en  possèdent. 
La  Palla  d'oro  de  Saint-Marc  fut  commandée  à  Con- 
stant inople  en  976;  mais,  selon  Sansovino  (Venetia), 
ne  fui  apportée  à  Venise  qu'en  1102.  Le  retable 
de  Milan  date  du  ix^  siècle  et  fut  offert,  dit-on,  par 
un  évêque,  en  expiation  d'un  outrage  irréfléchi  fait 
aux  reliques  de  saint  Ambroise.  Il  aurait  eu  l'in- 
discrétion de  détacher  une  dent  du  saint  chef  pour 
la  faire  monter  en  bague.  La  dent  étant  retournée 
d'elle-même  dans  son  alvéole,  le  prélat  reconnut  sa 
faute  et  se  mit  à  l'amende.  EnFrance,  la  cathédrale 
de  Sens  a  eu  son  retable  d'or,  qu'elle  garda  jusqu'en 
17G0.  On  en  attribuait  l'exécution  à  saint  Éloi  ; 
mais  il  était  en  réalité  de  la  fin  du  x^  siècle. 
M.  du  Sommerard  en  adonné  une  description  et  un 
dessin  dans  son  grand  ouvrage,  les  Arts  an  moyeu 
âge.  Louis  XV,  pressé  d'argent,  fit,  en  1760,  un  em- 
prunt forcé  à  toutes  les  églises  du  royaume,  et,  bien 
que  le  chapitre  de  Sens  fût  riche,  il  envoya  son  re- 

20 


350      ÉTUDES  SUR  Î.ES  AlVr?  AU  MOYEN   AGE. 

table  ù  la  Monnaie  pour  ic  clianger  contre  des 
louis  d'or.  Pareil  vandalisme  n'est  plus  à  craindre 
aujourd'hui,  et  la  table  d'or  d'Henri  II  n'a  plus 
qu'un  danger  à  craindre  :  c'est  que  les  arrivages 
de  la  Californie  et  de  l'Australie  ne  lui  ôtent  un  de 
ces  jours  le  mérite  de  sa  valeur  métallique. 

iS54. 


VI 

ALBUM  DE  VÏLL.VRl)  DE  HONNECOURT^ 


Il  pxi?fpi\  la  Bibliothèque  impériale  un  manuscrit 
ruiieux  provenant  do  l'abbaye  de  Saint-Germain- 
des-Piés  :  c'est,  comme  il  semble,  un  cahier  de  cro- 
quis et  de  notes  recueillis  par  un  architecte  du 
moyen  âge.  Willemin  et  A.  Potier,  éditeurs  des  Mo- 
numents français,  qui  ont  consulté  ce  manuscrit  et 
lui  ont  fait  quelques  emprunts,  ne  paraissent  pas 
on  avoircompris  toute  l'importance;  etM.  Quicherat 
est  vraiment  le  premier  qui  l'ait  signalé  à.  l'atten- 
tion des  archéologues  et  des  artistes  en  le  prenant 
pour  l'objet  d'une  étude  spéciale.  C'était  un  jeu 
pour  le  savant  professeur  de   l'École  des  chartes 


1.  Manuscrit  publié  en  fac-similé ,  annoté,  etc.,  par 
J.-B.-A,  Lassus  et  Alfred  Darcel.  Paris,  imprimerie  impé- 
ri ule,  1858. 


352       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

que  de  lire  une  écriture  du  xiu"  siècle,  n'v^ulière 
et  nette,  quoique  hardie  ;  mais  ce  qui  olïraitdos  dif- 
ficultés considérables,  c'était  de  trouver  le  vrai  sens 
de  notes  désespérantes  par  leur  concision,  écrites 
dans  le  dialecte  picard,  et  hérissées  de  termes  tech- 
niques, inconnus  à  tous  les  glossaires.  On  pen- 
sera peut-être  que  les  dessins  sont  d'un  grand  se- 
cours pour  l'intelligence  du  texte  ;  malheureuse- 
ment, il  y  en  a  beaucoup  qui  auraient  eux-mêmes 
besoin  d'une  traduction,  et  quelquefois  on  ne  sait 
trop  si  l'en  a  sous  les  yeux  une  élévation,  un  plan 
ou  unevue  perspective.  Pour  la  plupart,  ils  ont  été 
tracés  par  l'auteur,  non  comme  une  représentation 
graphique,  mais  comme  une  sorte  de  notation  mné- 
monique à  son  usage  particulier.  Quelques  obs- 
tacles qu'offrît  ce  grimoire,  M.  Quicherat  les  a  sur- 
montés avec  une  grande  sagacité,  et,  après  sa  lu- 
mineuse analyse  du  manuscrit  de  Saint-Germain- 
des-Prés,  publiée  dans  la  Revue  archéologique  de 
1849,  la  tâche  de  l'érudit  semblait  terminée.  Il  ap- 
partenait à  un  artiste  de  compléter  les  explications 
de  l'archéologue  et  de  les  confirmer  par  l'autorité 
de  son  expérience  pratique.  Tel  est  le  travail  qu'a- 
vait entrepris  M.  Lassus  et  qu'il  venait  de  termi- 
ner lorsque  la  mort  l'a  surpris,  jeune  encore,  au 
milieu  de  la  carrière  brillante  qu'il  s'était  ouverte. 
Peu  d'architectes  réunissaient  comme  lui  la  prati- 


ALBUM  DE  VILLARD  DE  HONNECOURT.        353 

que  de  l'art  de  bâtir  à  des  études  approfondies  sur 
le  système  des  constructions  civiles  et  religieuses 
du  moyen  âge.  M.  Lassus  professait  en  outre  une 
admiration  passionnée  pour  l'architecture  du  xiii° 
siècle,  et  l'album  d'un  maître  de  cette  époque  lui 
semblait  une  sainte  relique  qu'il  était  heureux  de 
remettre  en  honneur.  Rien  n'a  été  négligé  par 
lui  pour  que  la  publication  de  ce  manuscrit  dé- 
dommageât d'un  long  oubli  la  mémoire  de  Villard 
de  llonnecourt.  Des/ac-smi/e  d'une  exactitude  admi- 
rable, une  interprétation  développée,  un  commen- 
taire perpétuel  accompagné  de  dessins  explicatifs 
vont  faire  jouir  le  public  d'un  trésor  trop  long- 
temps ignoré  et  seulement  accessible  aux  visiteurs 
de  la  Bibliothèque  impériale. 

M.  Darcel  a  recueilli  les  notes  de  M.  Lassus,  les 
a  coordonnées  et  y  a  joint  souvent  d'utiles  obser- 
vations, fruit  de  ses  études  personnelles  sur  les 
monuments  de  notre  pays. 

Les  artistes  du  moyen  âge  étaient  modestes,  et 
rarement  ils  ont  pris  quelque  soin  pour  conserver 
leurs  noms  à  la  postérité.  Je  ne  crois  pas  que  Jean 
de  Chelles  ait  composé  lui-même  les  mauvais  vers 
latins,  sculptés  sur  le  portail  méridional  de  Notre- 
Dame,  où  on  l'appelle  Magister  lohannes  kallenm 
laîhomus;  plus  probablement,  ils  sont  de  la  façon  de 

quelque  chanoine,  son  ami  ou  son  protecteur.  L'au- 

20. 


334        ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

teur  de  l'album,  pourtant,  nous  a  lui-même  rùvéié 
son  nom,  et,  dans  l'espèce  de  prologue  où  il  se 
fait  connaître,  il  me  semble  voir  la  noble  lierlô 
d'un  bomnie  qui  a  la  conscience  d'avoir  fait  une 
œuvre  utile. 

«  Wilars  de  Honecort  vous  salve,  et  si  proie  à 
tos  ceus  qui  de  ces  engiens  ouvarronl  ftravaille- 
ront)  con  trovera  en  cest  livre,  qu'il  proient  por 
s'arme  et  qu'il  lor  soviengne  de  lui,  car  en  cest 
livre  peut  on  trovcr  grant  consel  de  le  grant  force 
de  maconcrie  et  des  engiens  de  carpenterie  ;  et  si 
troveres  le  force  de  le  portraiture,  les  trais  insi 
corne  li  ars  de  iometrie  (géométrie)  lecommand  et 
cnsaigne.» 

Cette  naïve  préface,  qui  peut  donner  une  idée 
de  la  langue  et  du  style  de  l'auteur,  me  fait  sup- 
poser qu'il  avait  réuni  ses  notes  et  ses  croquis 
pour  l'instruction  de  ses  élèves  et  qu'il  voulait  les 
laire  servir  à  son  enseignement.  En  effet,  la  l)riè- 
veté  de  la  plupart  des  légendes  explicatives  aurai't 
rendu  le  livre  presque  inutile,  à  moins  d'un  com- 
mentaire oral  développé,  et  ce  commentaire  a  pu 
se  conserver  assez  longtemps  dans  une  école  par- 
ticulière. 

Mais  quel  était  ce  Villard,  ou  plutôt  Guillard, 
pour  donner  à  ce  nom  gothique  la  forme  moderne? 
C'est  ce  que  MM.  Quiclicrat  cl  Lassus  vont  nous 


ALBUM  DE  VILLAR*  DE  HONNECOUKT.         35o 

apprendre  en  tirant  de  son  manuscrit  même  des 
inductions  aussi  ingénieuses  que  solidement  éta- 
blies. Grâce  à  leurs  patientes  recherches,  nous 
pouvons  connaître  en  gros  sa  biographie.  Selon 
l'usage  de  son  temps,  il  tirait  son  surnom  du  lieu 
de  sa  naissance,  Honnecourt,  village  du  Caïubrésis. 
Il  voyagea  en  France,  en  Suisse  et  jusqu'en  Hongrie, 
visitant  les  églises  et  les  châteaux,  s'informant  des 
procédés  de  construction,  colligeant  des  recettes  de 
tout  genre,  dessinant  des  statues,  des  bas-reliefs, 
parfois  même  faisant  des  croquis  d'après  nature. 
C'était  un  observateur  dans  le  genre  de  Léonard  de 
Vinci,  toujours  préoccupé  de  son  art  et  l'étudiant 
sans  cesse  la  plume  ou  le  crayon  à  la  main.  Quant 
à  l'époque  où  il  vivait,  il  suffirait  de  jeter  les 
yeux  sur  son  écriture  pour  y  reconnaître  la 
main  d'un  clerc  du  xiii^  siècle  ;  mais,  en  relevant  les 
dates  historiquement  connues  des  monuments  ob- 
servés par  Villard  et  dessinés  par  lui  lorsqu'ils 
étaient  en  cours  de  construction,  MM.  Quicherat 
et  Lassus  sont  parvenus  à  préciser  encore  plus 
exactement  l'époque  des  travaux  et  des  voyages  de 
l'architecte  picard.  Il  florissait  dans  la  première 
moitié  du  xiii°  siècle  :  «  Il  assista,  dit  M.  Lassus, 
à  la  transformation  de  l'art  roman  et  contribua 
pour  sa  part  au  développement  du  style  gothique.» 
I!  V  contribua  non  point  seulement  par  des  conseils, 


3^i)      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

mais,  ce  qui  vaut  toujours  mieux,  par  des  exem- 
ples. Le  chœur  de  la  cathédrale  de  Camhrai  fut 
son  ouvrage.  En  Hongrie,  il  bâtit  une  grande 
église  à  Strigonie,  d'où  l'on  peut  inférer  que  sa 
réputation  devait  être  bien  établie  en  France,  pour 
que  des  étrangers  lui  confiassent  des  travaux 
importants.  L'église  de  Strigonie  est  détruite,  mais 
elle  a  laissé  des  souvenirs  qui  durent  encore.  On 
sait  que  toute  construction  remarquable  ne  man- 
que jamais  de  produire  des  imitations  dans  un 
cercle  plus  ou  moins  étendu.  L'architecture  im- 
portée par  le  maître  de  Cambrai  eut  son  école,  et, 
encore  aujourd'hui,  le  voyageur  observe  avec  éton- 
nement  en  Hongrie  quelques  églises  d'un  caractère 
tout  français  et  qui  semblent  l'œuvre  d'une  colonie 
oubliée.  Quanta  la  cathédrale  de  Cambrai,  on  en 
peut  dire  :  Etiamperiere  ruinœ.  Un  plan  en  relief 
était  le  seul  souvenir  qui  se  fût  conservé,  et  ce 
plan,  enlevé  par  les  Prussiens  en  1815,  est  dans 
un  musée  de  Berlin.  Grâce  à  l'obligeance  du  conser- 
vateur, M.  Lassusen  a  obtenu  une  copie  exacte  qui 
permet  d'apprécier  l'œuvre  de  Vil  lard. 

Personne,  sans  doute,  ne  sera  surpris  de  trouver 
sur  une  des  premières  pages  de  l'album  de  Villard 
le  dessin  d'un  mécanisme  pour  réaliser  le  wo^/re- 
ment  perpétuel.  Au  xiii®  siècle,  la  recherche  d'un 
pareil  problème  était  excusable,  et  d'ailleurs  nous  ne 


ALBUM   DE  VILLARD   DE  HONNECOURT.       357 

l)Ouvons  pas  savoir  si  Viliard  nous  présente  le  fruit  de 
ses  veilles,  ou  s'il  a  seulement  pris  note  d'une  solu- 
tion curieuse  qu'il  se  proposait  de  vérifier  à  loisir. 
M..  Lassus  a  constaté  que  le  même  mécanisme,  re- 
trouvé par  quelque  cerveau  fêlé  du  dernier  siècle, 
figure  encore  aujourd'hui  au  Conservatoire  des 
arts  et  métiers  en  compagnie  d'autres  modèles  non 
moins  ingénieux  et  non  moins  inutiles. 

Loin  d'être  un  songe-creux,  notre  Picard,  dans 
le  reste  de  son  ouvrage,  fait  preuve  d'un  esprit  tout 
pratique.  Tout  ce  qui,  de  près  ou  de  loin,  se  rat- 
tache à  son  art,  paraît  avoir  attiré  son  attention. 
La  construction  des  voûtes,  et  particulièrement  les 
procédés  pour  tracer  les  épures  nécessaires  à  la 
constuction  des  arcs,  ont  été  de  sa  part  l'objet 
d'études  constantes.  En  effet,  l'art  nouveau  qu'il 
professait  n'était  en  quelque  sorte  que  le  résultat  de 
la  découverte,  encore  toute  récente,  d'un  système 
qui  permettait  de  couvrir  de  vastes  espaces  au 
moyen  d'une  sorte  d'ossature  ou  de  charpente  en 
pierre,  formée  d'arcs  se  croisant  obliquement  et 
portant  leur  poussée  sur  des  points  d'appui  iné- 
branlables. Une  fois  que  les  avantages  de  ce  système 
furent  reconnus  et  constatés  par  l'expérience,  l'ar- 
chitecture gothique  était  inventée,  et  de  la  solution 
d'un  problème  longtemps  cherchée  découla  comme 
un  corollaire  tout  un  système  de  construction  régu- 


358      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

licrel  logique.  On  remarquera,  parmi  les  différentes 
nélhodcs  pour  le  tracé  des  voussoirs  d'arcs  que 
Vil  lard  a  notées,  des  procédés  pour  opérer  ces 
tracés  dans  un  espace  très-reslreint.  Il  faut  se  re- 
porter au  temps  où  il  travaillait.  Les  monumentspu- 
blics  étaient  pour  la  plupart  entourés  de  maisons  ; 
les  villes,  resserrées  dans  leurs  murailles,  n'avaient 
que  des  rues  étroites;  les  places  mêmes  étaient 
petites  et  souvent  remplies  de  baraques.  Lors- 
qu'on bâtit  la  catbédrale  de  Paris,  où  mit-on  les 
matériaux  de  construction?  où  étaient  les  chantiers? 
C'est  ce  qu'il  n'est  pas  facile  de  deviner.  Probable- 
ment les  pierres  arrivaient  toutes  taillées  de  fort 
loin,  à  pied  d'œuvre,  et  l'aire  même  de  la  cathé- 
drale devait  être  encombrée.  Il  était  donc  essentiel 
de  pouvoir  tracer  l'épure  d'un  grand  arc,  sur  une 
table  ou  sur  le  plancher  d'une  chambre,  et  les 
élèves  de  Viilard  ne  manquaient  pas  de  recettes 
pour  en  venir  à  bout. 

Je  me  sers  à  dessein  de  ce  mot  de  recettes,  car 
l'album  me  paraît  être  surtout  un  recueil  de  re- 
cettes. Il  ne  faut  pas  s'attendre  à  y  trouver  une  mé- 
thode ni  une  forme  didactique  L'art  ne  consistait 
guère  alors  qu'en  observati^DUs  isolées,  attendant 
une  théorie  générale  qui  les  réunît.  Au  lieu  d'une 
théorie,  le  sentiment  guidait  les  artistes,  et  don- 
nait à  leurs  ouvrages  un  caractère  d'unité  qui   ne 


ALDUM  DE  VlLLAUl)  DE  lluNNEGOURT.        3b9 

serenconlrc  qu'aux  époques  de  convictions  pro- 
fondes. Assurément  ce  caractère  d'unité  a  marqué 
les  monuments  du  xiii°  siècle,  et  les  adversaires  les 
plus  déclarés  du  style  gothique  ne  pourront  s'em- 
pêcher de  le  reconnaître,  quel  que  soit  d'ailleur:-. 
leur  dédain  pour  les  œuvres  de  ce  temps.  De 
même  que  l'Iliade  a  été  chantée  longtemps  avant 
que  les  grammairiens  se  fussent  avisés  de  trouver 
les  règles  du  poëme  épique,  les  monuments  gothi- 
ques révèlent  dans  leur  construction  une  harmonie 
qui  a  été  comprise  bien  avant  qu'on  ait  cherché  à 
la  réduire  en  principes. 

Tous  les  croquis  de  Villard  attestent  celte  forte 
et  mystérieuse  influence  qui  semble  dominer  la 
main  et  jusqu'à  la  pensée  des  artistes.  Les  statues 
et  les  bas-reliefs  qu'il  a  dessinés,  à  quelque  époque 
qu'ils  aient  appartenu,  ont  reçu  comme  une  em- 
preinte du  XIII*  siècle.  Ce  ne  sont  pas  des  copies,  ce 
sont  des  traductions.  Bien  plus,  ce  caractère  se 
trouve  jusque  dans  les  figures  d'hommes  ou  d'ani- 
maux dessinées  d'après  nature.  Il  prend  soin  de 
nous  apprendre  qu'un  certain  lion  qu'il  avait  vu 
dans  ses  voyages  avait  été  par  lui  contrefais  al  vif 
(PI.  XL VII).  Ce  lion  a  l'air  d'avoir  été  copié  sur  une 
sculpture  au  portail  d'une  église  gothique.  Remar- 
quons en  passant  qu'un  lion  égyptien  et  qu'un  lion 
grec  ont  aussi  leur  physionomie  nationale,  et  ne 


360       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

ressemblent  pas  plus  que  le  premier  aux  terribles 
animaux  dont  Gérard  a  juré  l'extermination.  N'y  a- 
l-il  pas  dans  ce  phénomène  qui  impose  un  type  de 
convention  à  l'imitation  d'un  objet  naturel,  quelque 
loi  secrète,  semblableàcellequi  présideà  laformation 
des  mots?  Une  langue  encore  jeune  et  puissante  em- 
prunte lesmotsd'une  autre  langue,  mais  elle  les  fait 
siensenles  marquantde  son  sceau.  Dans  sa  décrépi- 
tude au  contraire,  cette  forced'assimilation  s'épuise, 
et  l'instinct  qui  transformait  les  mots  étrangers  a 
perdu  toute  sa  vivacité.  Une  érudition  plus  ou 
moins  savante,  des  principes  à  l'usage  d'un  petit 
nombre  d'adeptes,  remplacent  le  sentiment  na- 
tional et  populaire.  Alors,  à  une  langue  uniforme 
et  de  même  voix  se  substitue  un  jargon  bizarre, 
assemblage  de  mots  empruntés,  et  conservant  cha- 
cun les  traces  de  son  origine.  Avouons  que  nos  pères, 
en  transformant  cmiews  en  coin,  obéissaient  à  un 
instinct  plus  français  que  le  latiniste  moderne  qui 
a  forgé  l'adjectif  cunéiforme,  et  que  pointure  a.  une 
physionomie  bien  plus  nationale  que  le  mot 
d'acAipuncture,  à  la  création  duquel  nous  avons 
assisté. 

C'est  un  fait  digne  d'observation  dans  l'histoire 
de  l'art,  qu'à  toutes  les  époques  où  il  a  brillé  d'un 
vif  éclat,  ceux  qui  ont  excellé  dans  un  genre  ont 
montré  en  même  temps  une  aptitude  singulière 


ALBUM  DE  VILLARD  DE  IION  N  ECO  U  RT.        301 

pour  d'autres  genres  plus  ou  moins  rapprodiés  de 
celui  qu'ils  ont  cultivé  de  préférence.  Je  ne  citerai 
point  ici  les  peintres  d'histoire  qui  ont  réussi  dans 
le  paysage,  car  toute  division  dans  l'art  de  la  pein- 
ture est  arbitraire,  et  celui  qui  ne  saurait  peindre 
que  des  arbres  n'aurait  pas  plus  de  droit  à  être 
nommé  peintre,  qu'un  homme  sachant  faire  un 
orme,  et  pas  autre  chose,  à  s'appeler  paysagiste. 
Mais  on  a  vu  de  grands  maîtres  qui  ont  été  tout  à' 
la  fois  peintres,  graveurs,  sculpteurs,  architectes  : 
n'en  peut-on  pas  conclure  que  tous  les  arts  du  dessin 
se  lient  intimement,  et  que,  par  des  roules  différen- 
tes, ils  tendent  à  un  but  commun?  Si,  pour  exceller 
dans  un  genre,  il  faut  s'y  consacrer  d'une  manière 
à  peu  près  excJusive,  c'estque  l'adresse  demain,  si 
nécessaire  à  l'artiste,  ne  s'acquiert  que  par  une 
pratique  constante.  Quant  au  sentiment  de  l'art,  à 
l'esprit  qui  doit  l'animer  et  le  dominer,  il  em- 
brasse toutes  les  branches  naissant  du  même  tronc. 
Il  en  était  ainsi  à  l'époque  où  Villard  a  vécu,  et 
son  album,  comme  la  plupart  des  ouvrages  du  xiu*' 
siècle,  présente  un  caractère  qu'on  pourrait  appeler 
encyclopédique.  Tout  ce  qui  touche  aux  arts  du 
dessin  lui  semble  de  son  domaine,  et  il  note  sur  ses 
tablettes  un  procédé  pour  grouper  des  ligures  dans 
une  composition,  entre  une  épure  de  cuujjc  de  pierre, 
et  lecroquisd'un  bas-relief  qui  orne  une  façade.  !l 

•il 


362  ÉTUDES  SUR  LES  AllTS  Al)  MOYEN  AGE. 
voit  un  oiseau  rare,  une  plante  singulière,  il  les 
dessine  en  les  modifiant,  car  déjà  il  leur  a  donné 
une  destination  dans  un  ensemble  de  décoration 
qu'il  médite.  Vraisemblablement  aucun  architecte 
son  comlemporain  ne  s'en  serait  rapporté  à  un 
sculpteur  pour  la  disposition  d'un  bas-relief,  à  un 
peintre  pour  lacompositiun  d'une  peinture  murale. 
S'il  eût  été  hors  d'état  d'exécuter  lui-même  ces 
diiïércnts  travaux  aussi  bien  que  les  maîtres  qui  en 
faisaient  leur  occupation  principale,  du  moins  il 
aurait  pu  les  diriger  et  combiner  leurs  elï'orts  pour 
l'eiïet  général  de  son  œuvre.  De  là  cette  belle  et 
surprenante  unité  de  pensée  et  presque  d'exécution 
dans  les  monuments  gothiques.  Tout  semble  conçu 
à  la  fois  par  le  même  esprit  et  fait  par  la  même 
main. 

L'album  de  Villard  révèle  un  autre  fait  non  moins 
remanjuable,  c'est  la  communauté  de  vues  et  l'asso- 
ciation cordiale  des  artistes  entre  eux.  Ils  formaient 
alors  une  sorte  de  confraternité,  où  chacun,  appor- 
tant sa  quote-part  de  connaissances  théoriques  et 
pratiques,  renonçait  à  sa  personnalité  au  profit  de 
tous  ou  pour  la  plus  grande  gloire  de  l'art  lui- 
même.  Une  note  de  Villard  nous  apprend  qu'il 
travailla  avec  Pierre  de  Gorbie  au  plan  d'une  église 
à  double  collatéral  autour  du  chœur,  et  un  curieux 
croquis  nous  conserve  le  souvenir  de  leur  commune 


ALlîUM  DE  VILLARD  DE  IlO.NNËCOURt.  :m 
étude  d'un  problème  purement  spôculatif,  selon 
toute  apparence.  Ailleurs,  Villard  dessine  le  plan 
et  l'élévation  des  chapelles  de  Reims,  pendant  que 
le  même  Pierre  de  Corbie  en  dirigeait  la  construc- 
tion, et,  au  bas  de  son  croquis,  il  met  ces  mois  : 
tLes  chapelles  de  Cambrai,  si  on  les  exécute,  seront 
conformes  à  ce  modèle.  »  Villard,  nous  l'avons 
déjà  dit,  était  l'architecte  de  Cambrai;  ainsi,  il 
n'hésitait  point  à  s'approprier  le  plan  de  son  con- 
frère l'architecte  de  Reims,  et,  dans  ce  procédé,  il 
n'y  avait  rien  vraisemblablement  qui  blessât  la 
susceptibilité  de  l'un  ou  qui  coûtât  àl'amour-propre 
de  l'autre.  Sans  doute  ils  se  considéraient  comme 
associés  à  une  même  tâche,  celle  de  glorifier  Dieu  et 
aussi  de  montrer  la  grandeur  de  leur  art. 

Bien  que  Villard  ait  beaucoup  voyagé  et  qu'il 
ait  visité  des  provinces  oîi  l'architecture  romane 
a  été  cultivée  avec  succès  et  a  produit  des  mo- 
numents très-remarquables,  on  chercherait  en  vain 
dans  l'album  quelques  souvenirs  d'un  édifice  appar- 
tenant à  ce  style.  Les  églises  romanes  de  la  Picardie, 
que  nous  admirons  encore  aujourd'hui,  n'ont  pas 
attiré  son  attention,  pas  plus  que  celles  des  bords  du 
Rhin,  non  moins  belles,  et  qui,  produit  d'un  art 
étranger,  devaient  par  cela  même  exciter  davantage 
la  curiosité  d'un  architecte  français.  Villard  ne 
semble  avoir  étudié  que  les  monuments  de  son  temps 


364      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

et  l'art  nouveau  qui  prenait  alors  son  premier  déve- 
loppement; il  n'a  dessiné  que  des  édifices  gothiques 
en  cours  d'exécution  ;  et  on  peut  ajouter  que,  dans 
tous  ses  croquis,  dans  toutes  ses  notes,  on  suit  son 
but  pratique  :  il  rassemble  des  matériaux  pour  une 
construction  ou  une  décoration  gothique.  On  le 
voit,  cet  art  du  xiii^  siècle  a  trouvé  dès  son  apparition 
des  adeptes  passionnés  qui  lui  vouèrent  un  culte 
exclusif.  L'amour  véritable  est  intolérant,  et,  quel- 
que éclat  que  l'art  roman  eût  jeté  dans  le  nord  et 
le  centre  de  la  France,  il  fut  abandonné  au  com- 
mencement du  xiii^  siècle  par  une  sorte  d'entraîne- 
ment général,  comme  une  mode  surannée,  lors- 
qu'une mode  nouvelle  règne  par  la  grâce  des  arbitres 
du  goût. 

Si  cette  comparaison  ne  semble  pas  trop 
vulgaire  dans  une  question  d'esthétique,  je  la  pour- 
suivrai en  remarquant  que  le  public,  en  matière 
d'art  comme  en  matière  de  modes,  ne  déteste 
rien  tant  que  ce  qu'il  admirait  la  veille.  Pour  les 
hommes  du  xiii*  siècle,  le  grand  tort  de  l'architec- 
ture romane  était  d'avoir  précédé  le  style  gothique. 
Elle  était  l'ancien  régime  vaincu  par  la  révolution. 
Cependant,  ils  ne  confondaient  pas  tout  le  passé 
dans  une  haine  aveugle.  S'ils  renonçaient  avec  em- 
pressement aux  formes  du  xu*  siècle,  à  cette  ar- 
chitecture monastique  imposée    par  une   longue 


ALBUM   DE  VILLARD    DE  IlONNECOURT.        365 

tradition,  ils  gardaient  une  grande  estime  pour 
les  monuments  de  l'antiquité  romaine  encore  de- 
bout dans  plusieurs  de  nos  provinces.  Probablement 
ils  étaient  frappés  comme  nous  de  la  puissance 
colossale  qui  les  a  élevés  ;  mais  pour  eux  la  destina- 
tion de  ces  édifices  demeurait  comme  une  sorte  d'é- 
nigme, et  ils  n'y  trouvaient  rien  qui  convînt  à  leurs 
mœursou  répondît  à  leurs  besoins.  A  l'architecture 
antique  ils  ne  firent  que  de  rares  emprunts,  et 
seulement  pour  la  décoration.  La  statuaire  romaine, 
au  contraire,  devint  pour  les  artistes  du  xiii'  siècle 
un  sujet  d'études  sérieuses.  Cet  art,  qui,  pour  les  ad- 
mirateurs de  la  sculpture  grecque,  semble  déjà 
frappé  de  décadence,  offrait  aux  maîtres  du  moyen 
âge  quelque  chose  de  merveilleux,  s'ils  le  compa- 
raient aux  ébauches  des  imagiers  du  xi®  siècle  et 
aux  compositions  du  xii^,  plus  finies,  mais  tou- 
jours roides  et  conçues  dans  un  système  convention- 
nel. On  avait  hâte  de  rompre  avec  la  tradition 
byzantine  qui  avait  régné  si  longtemps.  L'art  nou- 
veau aspirait  à  une  liberté  nouvelle,  et,  de  même 
que  les  républicains  de  93  singèrent  les  institutions 
de  Rome  antique  qu'ils  ne  comprenaient  guère,  les 
artistes  du  xiii®  siècle  crurent  trouver  dans  la  sta- 
tuaire romaine  le  beau  idéal  de  l'imitation  de  la 
nature  qu'ils  avaient  rêvée.  Telle  fut,  comme  il  sem- 
ble, l'impression  que  reçut  Villard  en  observant 


366  ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 
des  bas-reliefs  OU  des  statues  antiques.  On  voit  qu'il 
a  mis  un  soin  extrême  à  les  copier,  et,  malgré 
le  caractère  gothique  qui  subsiste  dans  toutes  ses 
imitations,  il  est  facile  d'y  retrouver  l'original  an- 
tique. Je  citerai  entre  autres  (planche  X)  un  monu- 
ment singulier,  orné  de  statues,  qu'il  désigne  com- 
me «  la  Sepouture  d'un  Sarrazin.  »  C'est,  à  n'en 
pas  douter,  un  tombeau  romain,  comme  il  en  a  pu 
voir  aux  bords  du  Rhin  ou  du  Danube.  On  croit 
reconnaître  un  Mercure  dans  le  personnage  re- 
vêtu d'une  chlamyde  dessiné  planche  LVII.  Une 
figure  nue,  tenant  un  vase,  devant  une  table  où  est 
placée  l'image  d'un  empereur,  me  paraît  représenter 
un  athlète  triomphant  ;  et  si  d'autres  figures  nues 
de  la  planche  XLII  ne  sont  pas  àesacadémies  d'après 
nature,  je  serais  tenté  d'y  voir  encore  la  copie 
arrangée  de  quelque  bas-relief  antique.  Observons 
que  tous  ces  dessins  représentent  des  personnages 
nus  ou  portant  des  draperies  fort  courtes,  dont 
rajustement  n'appartient  ni  au  costume  réel  du 
xni*  siècle,  ni  aux  conventions  de  la  statuaire  du 
moyen  âge.  A  mon  avis,  c'est  précisément  la  nudité 
de  ces  figures  qui  les  a  fait  choisir  par  Villard,  qui, 
je  le  suppose,  avait  conscience  de  l'infériorité  de 
ses  contemporains  à  rendre  le  nu.  Galion  recom- 
mandait aux  chirurgiens  de  son  temps  d'étudier 
la  structure  des  os  et  des  muscles  en  disséquant  des 


ALBUM  DE  VILLARD  DE  IIONNECOURT.  367 
singes,  qui  pouvaient  servir  à  l'aire  connaître 
l'anatomic  de  l'homme  ;  car,  au  second  siècle  de 
noire  ère  on  n'eût  pas  opéré  sur  un  cadavre 
humain  sans  grand  scandale.  C'est,  je  crois,  par 
suite  d'un  préjugé  semhlable  que  les  artistes  du 
xiii°  siècle  ont  négligé  presque  complètement  l'étude 
du  modèle  nu.  En  effet,  le  moyen  d'expliquer  au- 
trement que  par  un  préjugé  religieux,  comment 
des  sculpteurs  et  des  peintres,  qui  ont  si  bien  réussi 
à  rendre  des  draperies  et  même  des  têtes  d'un  carac- 
tère élevé,  ont  presque  toujours  échoué  dans  l'imi- 
tation des  formes  du  corps  humain?  Villard,  par 
exemple,  agence  ses  draperies  de  la  manière  la 
plus  noble,  et  souvent  même  ses  têtes  ont  de 
l'expression,  tan  "'s  que  les  bras  et  les  jambes  de 
ses  personnages  se  jiblent  dessinés  par  un  enfant. 
On  conçoit  de  quelle  ressource  était  la  statuaire 
antique  pour  des  hommes  avides  de  s'instruire  et  pri- 
vés dn  modèles.  Et  ce  n'est  pas  seulement  l'album  de 
Villard  qui  nous  offrira  la  preuve  de  ces  imitations 
de  l'antique.  Plusieurs  des  figures  sculptées  au  por- 
taildc  la  cathédrale  de  Reims  pourraient  être  citées, 
aussi  bien  que  le  Christ  du  portail  de  Charroux,  qui 
semble  copié  d'après  un  Jupiter. On  peut  voir  àParis, 
au  tviUMan  du  transept  méridional  de  la  cathédrale, 
un  guerrier  qui  assiste  au  martyrede  saint  Etienne: 
si  le  galbe  de  celle  slalue  ne  suffisait  pas  ïi  révéler 


368      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

une  imitation  de  l'antique,  son  costume  militaire, 
qui  n'a  rien  du  moyen  âge,  montrerait  où  l'on 
doit  chercher  son  prototype.  Il  ne  faut  pas  perdre 
de  vue  qu'au  xiu®  siècle  nos  villes  du  Nord  pos- 
sédaient beaucoup  plus  de  fragments  antiques 
qu'elles  n'en  conservent  aujourd'hui.  Combien 
n'en  avons-nous  pas  vu  nous-mêmes  qui  n'existent 
plus  ! 

J'ai  dit  en  commençant  que  l'album  de  Villard 
contemaitun  assez  grand  nombre  de  mots  techniques 
jusqu'alors  inconnus.  Réunis  à  la  fin  du  volume, 
ils  forment  un  vocabulaire  assez  considérable  et 
des  plus  intéressants.  La  linguistique  est  redeva- 
ble à  MM.  Quicherat  etLassus  d'avoir  fixé  le  sens 
de  ces  termes,  et  presque  toujours  leur  traduction 
est  parfaitement  incontestable.  Elle  sera  du  plus 
grand  secours  pour  l'intelligence  d'une  foule  de 
documents  sur  lesquels  se  porte,  depuis  quelque 
temps,  l'attention  des  érudits.  Qu'il  me  soit  permis 
cependant  de  présenter  mes  observations,  ou  plutôt 
mes  doutes,  sur  deux  passages  du  texte  de  Yillard, 
que  ses  commentateurs  n'ont  pas  traduit,  ce  me 
semble,  avec  une  complète  exactitude. 

La  planche  II  représente  douze  figures  assises, 
couvertes  de  longues  draperies,  et  tenant  des  phylac- 
tères. Elle  est  accompagnée  de  cette  légende  :  Ci 
poies  vos  trover  les  agies  des  XII  apostres  assi.'^. 


ALBUM  DE  VILLAUn  DE  IIONNECOURT.       .)(iO 

M.  Lassusa  traduit:  «  La  figure  dos  douze  Apôtres.  » 
Le  glossaire,  au  mot  agies,  donne  :  «  Attitude, 
disposition,  représentation.  »  Il  ajoute  qu'ordinai- 
ment  agies  signifie  aisances.  .lo  regrette  qu'aucun 
texte  n'appuie  cette  dernière  interprétation,  qui  ne 
me  paraît  fondée  que  sur  la  ressemblance  du  mot 
français  avec  l'italien  a<;/o;mais  quelle  est  l'ori- 
gine d'agio?Est-i\  antérieur  ou  postérieur  h  agies? 
Mon  savant  confrère  M.  Littré  a  bien  voulu  me 
communiquer  quelques  textes,  dont  aucun  mal- 
heureusement n'est  antérieur  au  xV  siècle,  et  qui 
donnent  le  mot  agiaiix  ou  agios,  avec  le  sens  de 
parure,  ornements,  afïiquets.  Ménage  remarque 
qu'à  Paris  on  dit  les  agios  de  la  mariée  de  village, 
c'est-à-dire  sa.  parure.  Le  dictionnaire  de  Trévoux 
donne  la  même  locution  et  la  traduit  de  même.  Agies 
est  bien  évidemment  ïagios  de  Ménage;  il  faut  donc 
interpréter  :  le  costume,  ou,  comme  on  dirait 
aujourd'hui  dans  nos  ateliers  :  l'ajustement  des 
douze  apôtres. 

La  planche  LVIII  contient  le  plan  d'une  machine 
de  guerre,  consistant  en  une  longue  poutre  montée 
sur  un  axe  et  tournant  dans  un  plan  vertical.  La 
partie  la  plus  courte  de  cette  poutre,  à  partir  de 
l'axe,  est  chargée  d'un  contre-poids  énorme.  On 
élevait  ce  contre-poids  en  l'air  en  abaissant  l'autre 
extrémité  de  la  poutre,  terminée  par  une  sorte  de 


370      ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

poche  ou  do  cuiller  chargée  d'un  projectile.  Si,  dans 
collesiluation.  on  abandonnela poutre  àelie-même, 
elle  tournera  rapidement  sur  son  axe,  et  le  contre- 
poids, en  retombant, chassera  le  projectile  avec  une 
grande  force.  Cet  engin  est  donc  une  espèce  de 
fronde  gigantesque.  On  l'appelait,  au  moyen  âge, 
chatte, bricole. trébuchet,elc.Son  action  était  toujours 
déterminée  par  le  jeu  d'un  contre-poids,  et  il  n'avait 
rien  de  commun  avec  la  catapulte  des  anciens,  dont 
le  projectile  était  lancé  par  la  réaction  de  cordes 
tordues.  Villard,  en  décrivant  sa  machine,  avertit 
les  artilleurs  qu'il  ne  fait  pas  bon  se  trouver  sur 
le  passage  de  la  poutre  ou  verge,  dont  le  contre- 
poids est  une  grande  huche  pleine  de  terre.  «  Et  al 
descocier  de  le  fleke  penses,  et  si  vus  en  donez 
gard.  »  —  Le  mot  fïeke,  flèche,  a  fait  croire  à 
M.Lassusqu'il  s'agissait  d'une  machine  à  lancer  des 
traits.  Je  ne  le  pense  pas.  Fleke  peut,  il  est  vrai, 
(Mre  un  synonyme  de  saiette,  sagitta  ;  mais  ici  le 
.'^ons  me  paraît  être  verge,  poutre  rigide.  On  ne 
comprendrai!  pas,  enefîet,  comment  le  long  bras  du 
levier  lancerait  une  flèche.  S'il  venait  la  heurter 
parle  mouvement  du  contre-poids,  il  la  briserait 
probablement,  au  lieu  delà  chasser  au  loin.  Si  le 
trait  était  momentanément  fixé  sur  la  poutre  d'oij 
il  se  détacherait  par  l'elTet  de  la  bascule,  son  action 
serait  infiniment  moins  puissante  que  celle  d'une 


ALBUM   DE  VILLARD  DE  HONNECOURT.      371 

pierre  OU  d'un  boulet  de  métal.  En  vain  arj:ucrait 
on  du  rapprochement  des  mots  flehe  et  descocier. 
Evidemment  la  flèche  lancée  par  un  tel  enj,'in 
n'avait  pas  besoin  de  coche,  comme  celle  qu'on  pose 
sur  la  corde  d'un  arc.  Mais,  le  trébuchet  étant 
mis  en  batterie,  il  fallait  tenir  pendant  quelque 
temps  la  poutre  immobile  pour  diriger  le  coup. 
A  cet  effet,  une  cheville  maintenait  l'extrémité 
abaissée  de  la  poutre.  Lorsqu'on  voulait  lancer  le 
projectile,  d'un  coup  de  maillet  on  faisait  sauter 
cette  cheville.  On  obtenait  le  même  résultat  avec 
un  mécanisme  à  échappement,  semblable  à  celui 
qui  lâchait  la  corde  d'une  arbalète,  et  qu'on  nom- 
mait un  déclic.  Décliquer,  décocher,  sont  termes 
synonymes  et.-employés  par  nos  anciens  auteurs 
pour  des  engins  lançant  tout  autre  projectile 
qu'une  flèche. 

L'album  de  Villard  m'a  si  longtemps  arrêté  qu'il 
ne  me  reste  plus  de  place  pour  parler  d'une  dis- 
sertation de  M.  Lassus  placée  en  tète  du  volume  et 
qui  est  intitulée  ;  Go)isiÉ?fm/«ows  sur  la  renaissance 
de  l'art  français  au  xi\®  siècle.  Je  regrette  peu  de 
ne  pouvoir  rendre  un  compte  détaillé  de  ce  petit 
travail,  qui  n'est  au  fond  qu'un  plaidoyer  en  fa- 
veur de  l'architecture  gothique.  Ce  morceau,  évi- 
demment abandonné  par  M.  LajjBus  à  l'état  d'é 
bi'.iiche,  paraît  avoir  été  écrit  h  une  époque  d'ar 


372       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU  MOYEN  AGE. 

dente  polémique,  avec  une  vivacité  que  justifiaient 
alors  l'injustice  et  l'ignorance  de  quelques-uns  des 
adversaires  du  style  gothique.  Maintenant  que  per- 
sonne ne  propose  plus  de  démolir  nos  monuments 
du  xiii*^  siècle,  que  leurs  ennemis  mêmes  font  sem- 
blant de  les  admirer,  que,  malheureusement  pour 
l'art,  il  n'y  a  guère  plus  en  France  de  goût  exclu- 
sif que  de  convictions  profondes,  on  lit  avec  quel- 
que surprise  l'argumentation  passionnée  de  l'édi- 
teur de  Villard.  Elle  m'a  rappelé  la  querelle  si  ou- 
bliée des  classiques  et  des  romantiques.  M.  Lassus 
a  fait  preuve  de  talent  en  défendant  l'architecture 
du  xiii"  siècle,  mais  il  a  encore  mieux  soutenu  sa 
cause  en  construisant  de  belles  églises.  Le  philo- 
sophe devant  qui  on  niait  le  mouvement,  et  qui 
marcha,  n'avait  pas  besoin  d'un  discours  pour  ajou- 
ter à  la  force  de  sa  démonstration. 

1058. 


VII 

LES  COURONNES 
DU  MUSÉE  DE  GLUNY 


Tout  le  monde  a  vu  et  admiré  au  musée  de  Cluny 
les  huit  couronnes  wisigolliiques  du  vu''  siècle, 
dont  la  principale  est  une  offrande  du  roi  Recces- 
vinthe.  M.  le  ministre  d'État  vient  de  compléter  ce 
trésor  si  précieux  par  l'acquisition  d'une  neuvième 
couronne  votive,  trouvée  dans  le  même  lieu  que 
les  précédentes,  à  laFuentede  Guarrazar,  non  loin 
de  Tolède.  Le  travail  d'orfèvrerie,  le  goût  de  l'or- 
nementation aussi  bien  que  la  richesse  de  la  ma- 
tière prouvent  qu'elle  a  la  même  date  et  probable- 
ment la  même  origine  que  les  huit  premières. 

Le  bandeau  est  une  sorte  de  grillage  en  or 
soufllé,  très-épais,  composé  de  trois  cercles  réunis 
par  des  attaches  verticales,  et  donnant  lieu  ainsi  à 


374      ÉTUDES  SUR  LES  AUTS  AU  MOYEN  AGE. 

deux  rangées  chacune  de  douze  mailles  ou  carrés 
vides,  l'une  au-dessus  de  l'autre.  Les  barreaux  de 
ce  grillage,  ou  les  côtés  des  carrés,  sont  légèrement 
renOésà  leur  milieu,  un  peu  bombés  à  l'extérieur, 
plats  à  l'intérieur.  Ils  sont  soudés  les  uns  aux 
autres,  et  la  soudure  est  faite  avec  de  l'or,  par  un 
procédé  qui,  si  je  ne  me  trompe,  n'est  plus  en  usage 
depuis  longtemps,  si  même  le  secret  n'en  est  pas 
perdu.  Chaque  intersection  des  petits  barreaux 
d'or  est  marquée  par  un  chaton  en  relief  qui  ren- 
ferme un  saphir  ou  bien  une  coque  de  nacre,  subs- 
tance qui  paraît  avoir  eu  une  valeur  considérable 
au  vii«  siècle,  pour  être  ainsi  enchâssée  dans  de 
l'or  et  associée  à  des  pierreries  aussi  estimées  que 
le  saphir.  A  l'intérieur  de  chaque  maille  se  balance 
une  petite  pendeloque  allongée,  en  or,  terminée 
par  une  perle  fine.  Douze  autres  pendeloques  sem- 
blables, mais  de  plus  grande  dimension,  terminées 
par  un  saphir  et  une  perle,  se  rattachent  aux  points 
d'intersection  des  mailles  inférieures  et  donnent  à 
tout  l'ensemble  un  aspect  d'élégance  et  de  légèreté 
très-remarquable. 

Cette  couronne  est,  comme  les  autres,  suspendue 
par  trois  chaînes  d'or  qui  se  réunissent  sous  un 
double  fleuron  d'un  assez  bon  travail.  Une  qua- 
trième chaîne  fort  longue  soutient  une  grande 
cruix  pendant  au-dessous  de  la  couronne.  La  croix 


I 


LES  COURONNES  DU  MUSÉE  DE  CLLNY.  375 
est  d'or  ircs-pur  comme  tout  le  resle,  un  peu  éva- 
sée à  ses  extrémités,  et  ornée  sur  ses  deux  faces  de 
saphirs  et  de  coques  de  nacre  sertis  dans  des  cliatons 
épais  et  d'un  fort  relief.  Les  croisillons  et  la  base 
ont  de  grandes  pendeloques  en  saphirs  en  forme  de 
poire  et  traversés  par  un  hl  d'or.  La  hauteur  de  la 
couronne  depuis  l'anneau  de  suspension  jusqu'à 
la  hase  de  la  croix  est  de  0"°  72.  Elle  pèse  un  peu 
plus  d'une  livre, et  les  pierreries  incrustées  sont  au 
nombre  de  cent  dix-neuf. 

On  le  voit,  notre  nouvelle  couronne  offre  une 
grande  ressemblance  avec  trois  de  celles  que  pos- 
sède le  musée  de  Cluny;  seulement,  celle-ci  est 
plus  grande,  les  chaînes  de  suspension  sont  plus 
riches,  la  croix  centrale  est  plus  ornée.  La  conser- 
vation d'ailleurs  en  est  parfaite. 

D'après  les  rapports  recueillis  sur  la  première 
découverte,  qui  eut  lieu,  comme  on  sait,  en  1838,  il 
paraît  que  quatorze  couronnes  d'or  auraient  été 
trouvées  dans  le  même  lieu.  Nous  en  possédions 
huit;  les  autres,  plus  ou  moins  endommagées,  ont 
été  fondues  à  la  Monnaie  en  Espagne.  Cette  der- 
nière couronne,  séparée  des  quatorze  de  la  première 
trouvaille,  aurait  été  déterrée  l'année  dernière  à 
quelque  distance.  On  suppose  qu'elle  aura  été  en- 
traînée par  les  eaux,  car  le  lieu  est  exposé  à  des 
inondations  périodiques.  Tout  semble  donc  prou 


37:.       ÉTUDES  SUR  LES  ARTS  AU   MOYEN  AGE. 

ver  que  ces  objets  auraient  été  d'abord  déposés  dans 
une  cachette  commune,  au  moment  d'un  danger 
pressant,  et,  selon  toute  apparence,  lorsque  les 
Arabes  menaçaient  d'envahir  la  province  de  To- 
lède. 

Quelques  fragments  recueillis  également  l'année 
dernière,  et  se  rapportant  aux  couronnes  du  musée 
de  Gluny,  ont  été  acquis  en  même  temps  par  M.  le 
ministre  d'État.  On  remarque  un  beau  llcuron,  des 
bouts  de  chaîne  et  deux  maillons  en  or  ciselé,  qui 
ont  évidemment  fait  partie  de  la  chaîne  qui  sup- 
porte la  couronne  à  laquelle  est  attachée  l'inscrip- 
tion de  Reccesvinthe. 

Ce  n'est  pas  seulement  en  Espagne  que  des  cou- 
ronnes votives  en  matières  précieuses  étaient  sus- 
pendues dans  des  édifices  religieux.  Un  curieux  in- 
ventaire du  trésor  de  la  cathédrale  de  Laon,  public 
par  M.  E.  Fleury,  fait  mention  de  deux  couronnes 
appartenant  à  celte  église.  L'inventaire  est  daté 
de  l'an  1523,  mais  les  couronnes  sont  évidemment 
plus  anciennes. 

«  Elles  sont  en  argent  doré,  ornées  de  beaucoup 
de  pierres  précieuses.  Elles  sont  pendues  à  un  an- 
neau d'argent  par  quatre  chaînes  de  même  mêlai 
partant  d'un  fleuron  (patena).  Entre  ledit  fleuron 
et  l'anneau  est  un  gros  crystal.  Une  croix  d'argent 
pend  de  l'une  des  quatre  chaînes,  i» 


LES  GOUROANES  DU  MUSÉE  DE  CLUNY.  Z',: 

Jusqu'ici,  la  ressemblance  est  complète;  nous  re- 
trouvons dans  les  couronnes  wisigolhiques,  l'an- 
neau, les  chaînes  et  le  fleuron.  La  couronne  de 
Reccesvinthc  a  même  la  boule  de  cristal.  Mais  les 
deux  couronnes  de  Laon  servaient,  selon  l'inven- 
taire, à  suspendre  un  grand  nombre  de  reliques, 
tandis  que  les  couronnes  espagnoles  n'oiïrent  au- 
cune disposition  qui  puisse  se  rapporter  au  même 
usage. 

La  couronne  que  nous  venons  de  décrire  est 
aujourd'hui  exposée  au  musée  de  Cluny,  où  M.  le 
ministre  d'État  a  voulu  qu'elle  fût  conservée. 

1861. 


riis 


TABLE 


I.  —   ESSAI      SDR       l'art.  Il  ITECTURU     RELUIIEUSE 

AU     MOYEN    AGE,      PARTICULIÉUEMKST   EN 

FRANCE 1 

II.  —    L'ÉGLISt:     DE     SAINT  -SA  VI. N      ET     SES     l' E I  N - 

TV  :;  E  ^    MORALES "lO 

m.      —    l'ARCIUTECVUUE  MILITAIRE  AU    MOYEN   A(;K  219 

IV.  —    CONSTANTINOPLE     EN    1-11)3 lill.') 

V.  —    LE    RETABLE    DE    UALE 339 

VI.  —    ALUUM    UE     VILLARD     DE     llU  .N  N  E  C  0  L"  Il  T 351 

Vil.    —    LES    COUUO.NNES    DL    ilLSÉt.   DE    LI.  IT.  Y 'il'.^ 


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