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TORONTO i
ubmhy u.
ÉTUDES
LES ARTS
AU MOYEN AGE
CALMANN LÉVY, EDITEUR
OEUVRES COMPLETES
DE
PROSPER MÉRIMÉE
Format grand in-S"
Lettres a M. Panizzi 2 vol.
Forniut grand in-18
Carmen, Arsène Guillot, L'abbé Aubain, ctc 1 voL
Chronique du règne de Charles IX
Colomba, la Yénus d'Illc, ctc
Les Gosaquks d'autrefois
Dernières Nouvelles
Les Deux héritages
Episode de l'Histoire de Russie
Études sur les Arts au moyen âge
Études sur l'Histouie romaine
Lettres a une inconnue
Lettres a une autre inconnue
MÉLANOES historiques et LlTTiRAIRES
Mosaïque : Mateo Falcone, Vision de Charles XI, etc.
Portraits historiques et littéraires
Théâtre de Clara Gazul
Paris- — Imp. N.-IVI DUVAL, 17, 'uo de l'Echiquier
TTVV
ÉTUDES
SUR
LES ART
AU MOYEN AGE
PAR
PROSPER MÉRIMÉE
DE l'académie française
NOUVELLE-ÉDITION
1?_
PARIS
GALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY IP.ÈRES
3, RUE AU BER, 3
1884
Droits do reproduction et de traduction réservcsi
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ÉTUDES
SUR LES ARTS
AU MOYEN ACAl
ESSAI
SUR
L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE DU MOYEN AbE
l'AUTlCULlÈREME.NT EN FRANCE
Si l'on étudie les monumenls élevés depuis l'ère
romaine jusqu'à la renaissance, l'histoire de chaque
style d'architecture sera la même, comme si sespro-
i^rès et sa décadence élaient soumis à une loi gé-
nérale. Simples d'abord, les édifices s'ornent peu à
peu; lorsqu'ils ont acquis toute l'élégance, toute la
richesse que comporte le style auquel ils appar-
tiennent, sans fiu'il en soit altéré, l'époque est venue
de la pcilcction de ce slyle. ou, si l'on veut, de son
1
2 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
plus grand développement. Mais bientôt celte ten-
dance à orner, à enrichir le fond original, dépasse
la limite que nous avons marquée. Au lieu d'être
accessoire, V ornementation devient le but principal.
Naguère on admirait le génie d'un architecte, main-
tenant ce sera l'adresse d'un ouvrier.
Dèslorsil nefaut pluschercherdansunmonument
une règle, une pensée générale qui aient présidé à
sa disposition. D'ensemble, de système, il n'y en
a plus, et le seul mérite auquel on prétende, c'est
la finesse des détails, le précieux de l'exécution.
Mais le goût se lasse, et d'autant plus vite qu'il
s'est attaché à des minuties. On se fatigue donc
bientôt de cette ornementation monotone dans ses
caprices, et l'on cherche ailleurs des effets plus
puissants et plus sûrs.
Alors, on remet en honneur des types oubliés, ou
bien quelquefois, choisissant parmi les éléments du
style qu'on abandonne, on en compose un système
nouveau, de même que l'on construit un palais avec
les ruines d'un tem;^le renversé.
Ainsi , de la décadence d'une architecture naît
une autre architecture, non point toujours immé-
diatement, car il faut encore des circonstances favo-
rables à cette rénovation périodique. A l'architec-
ture splendide et surchargée du Bas-Empire ne
fiuccéda pas tout de suite une architecture nouvelle.
ESSAI SUR l'auciiiilgtuul; uliliuiluse. 3
L'art mourut en quchiuc sorte avec l'empire
romain, et sa résurrection, au moyen âge, fut aussi
lente que celle de la société qui se forma de l'amal-
game des Romains et des barbares. Au contraire,
lorsque la décadence d'un style a lieu en pleine ci-
vilisation et quand les arts sont encore cultivés, ilest
aussitôt remplacé par un autre style, car les artistes
ne font jamais défaut, lorsque les événements ou les
mœurs ne leur apportent pas des obstacles invinci-
bles.C'est une mode remplacée par une autre mode.
Arrivée au dernier terme de son développement,
l'architecture byzantine tomba, vers la fin du
xii° siècle, étouffée, pour ainsi dire, sous le poids
de ses ornements; le siècle suivant vit s'élever une
autre architecture, grave et sévère à son début,
mais, qui, dans la suite, oubliant son origine,
périt comme celle qui l'avait précédée, et, de même
que celle-ci, après avoir laissé disparaître sous des
ornements étrangers ses formes caractéristiques.
Je me suis proposé d'étudier principalement la
première de ces révolutions, qui s'opéra du xu" au
xiii' siècle, et de montrer comment les deux styles,
byzantin et gothique, si différents en apparence
lorsqu'on les considère chacun à son point de
développement, se confondent pour ainsi dire in-
.sensiblement à leur point de transition. En effet,
et c'est ce que je m'attacherai à prouver, l'art
4 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
nouveau emprunta tous ses éléments à l'art qui
le précéda, etlechangcmentd'anseul ijrincipcsuriit
pour déguiser ces emprunts, et pour l'ornicr d'une
masse de matériaux étrangers un ensemble har-
monieux et icvètu d'un caraclci'c original.
Pondant phisiours siècles, Ips monuments de l'ar-
rliitecUire romaine, échappés aux. fureurs des bar-
bares , furent les seuls modèles à suivre pour les
constructeurs du moyen âge, de même que l'or-
ganisation de la cité romaine offrit aux chefs bar-
bares les bases de la sociélc qui se reforma après
leur conquête. Mais, pour reproduire ces chefs-
d'œuvre, il fallait des ricliesses, du goût et du repos,
toutes choses qui manquaient alors absolument.
Les imitations furent do;vj très-incomplètes, pro-
portionnées qu'elles étaient aux ressources des
imitateurs. Dans le petit nombre de ruines où
nous pouvons encore juger de leurs essais, nous
trouvons toujours la preuve de leur impuissance
dans les palliatifs grossiers dont ils essayèrent de
la cacher. Ils parvinrent, il est vrai, à copier la
6 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
disposition des monuments antiques; mais, au lieu
de ces blocs énormes taillés avec une si étonnante
précision, que,, pour me servir de l'expression d'IIô-
rodien, une muraille semblait formée d'une seule
pierre ^ , ils durent se contenter d'un appareil
moins beau et moins solide, mais d'une exécution
plus prompte et plus facile. L'emploi de la brique,
intercalée dans l'espèce de maçonnerie appelée
opus incertum, avec le but évident de rétablir le
parallélisme des assises, était déjà fréquent dans
les derniers temps de l'empire ^ pour les con-
structions rapides et d'une importance secondaire;
le moyen âge l'adopta pour ses palais et ses ba-
siliques ^. Tout nous prouve, d'ailleurs, l'embarras
qu'on éprouvait à entreprendre toute bâtisse exi-
geant quelque adresse ou quelque précision. Aussi
les voûtes furent-elles rares, les arcades étroites.
On donnait aux basiliques des toits en charpente,
peut-être môme, dans la construction d'une église,
entrait-il plus de bois que de pierre; de là ces
incendies continuels dont Ihistoire ecclésiastique
fournit des exemples à chaque page. Quant à l'or-
1. Hérod., livre III, Septime Sévère.
2. On dit que l'usage de la brique intercalée dans Vopiis in
certiim s'introduisit sous Gallien.
3. Restes d'un xenodochlum (hospice) à Metz ; quelques
portions de la cathédrale de Trêves, et de l'église deSaint-Mar
tin à Angers.
ESSAI SL'Il L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE. 7
nomentalion, on peut juger qu'elle était fort gros-
sière, souvent presque nulle. Par exemple, à peine
pouvait-on trouver des ouvriers en état de sculpter
un chapiteau, peut-être même de tailler une
colonne monolithe. Telle était la détresse à cet
égard, que la ressource la plus ordinaire était de
dépouiller les édifices anciens pour décorer les
modernes. Charlemagnefit transporter, de Ravenne
à Aix-la-Chapelle, des colonnes de granit qu'on ne
sut pas même disposer convenablement \ Enfin, en
voyant dans les édifices de son temps et des siècles
suivants, le soin qu'on a mis à incruster de la ma-
nière la plus apparente quelques fragments
antiques mutilés, on peut se convaincre et de
l'admiration des architectes pour l'art ancien et de
leur désespoir de l'imiter.
Outre la décadence du goût et l'ignorance géné-
rale, on peut encore assigner une autre cause aux
détestables constructions qui s'élevèrent du vi*' au
X* siècle. Au milieu des révolutions continuelles, des
guerres etdcs pillages auxquels l'Europe était livrée,
la pensée d'avenir était éteinte en quelque sorte '' et
1. Elles furent placées à riutérieur des arcades delà gale-
rie supérieure.
2. On counait cette idée bizarre répandue par le clergé, que
le monde devait finir en l'an 1000. Elle fut habilement exploi-
tée par les prêtres, qui vendaient à beaux deniers comptants
une place en paradis. I^es richesses amassées par le clergé, 4
8 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
les fondateurs (l'un édifice, loin de songer ;i la pos-
térité, semblaient préoccupés de la crainte de ne pou-
voir le terminer eux-mêmes. Point de ces grandes
constructions entreprises sur de vastes plans, con-
duites avec une sage lenteur, suivies avec un désir
constant de perfection depuis la pose des fondements
jusqu'au couronnement du faîte. On sentait le besoin
d'acbever à la bâte, sous peine de ne laisser à ses
contemporains qu'un morceau de ruines dont l'ori-
gine même eût été méconnaissable.
Tel fut l'état de l'arcbitecture depuis la destruc-
tion de l'empire romain jusque vers la fin du
x" siècle. Des édifices bâtis pendant cette longue
péiiode de barbarie, il reste moins de souvenirs
que des constructions romaines exposées à tant de
ravages, minées depuis tant de siècles par la main
du temps et celle desbommes \
cette époque contribuèrent puissamment à favoriser le grand
développement de l'architecture au xi* siècle.
1. II faut cependant noter que, sur la lin du règne de Char-
lemagne et pendant quelques années après sa mort, une amé-
lioration dans les arts se manifesta en France. Elle fut bien-
tôt arrêtée par les invasions des Normands et la recrudescence
de la barbario.
Il
An xi' pirclc s'opéra une oppère de renaissance
(lesai'ts, prq)arée sans doute par la conslitiition de
la société chrétienne. « C'est à partir de la lin du
x" siècle que l'être social qui porte le nom de France
est pour ainsi dire formé. Il existe; on peut assister
à son développement propre et extérieur. Ce dé-
veloppement mérite, pour la première fois, le nom
de civilisation française \ » De cette époque,
seulement date en France l'architecture du moyen
âge; nous avons vu qu'on pouvait à peine donner
ce nom aux informes copies dont je viens de parler.
Ce premier style d'architecture moderne, le style
roman, byzantin, lombard, saxon, quel que soi'
le nom qu'on lui donne, et je ne les ai pns cilés tous
se forma lui-même de plusieurs éléments distincts
il puisa, mais inégalement, à plusieurs sources
1. M. Guizot, Cours d'histoire moderne, tome III.
1.
10 ETUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
En première ligne, il faut toujours citer les souvenirs
de l'architecture romaine, dont la puis:^ancc est
telle, que nous en reconnaissons encore les lois ;
quant aux autres causes , influentes aussi , mais
à un moindre degré, je vais essayer d'en distinguer
les principales.
Les voyages, ou plutôt les pèlerinages en Orient,
qui devinrent fréquents avec l'exaltation progres-
sive de l'esprit religieux ^ donnèrent naturellement
aux pèlerins, aux ecclésiastiques surtout, alors seuls
dépositaires des arts et des sciences, l'occasion de
voir et d'étudier dans la Grèce les monuments du
Bas-Empire, et sans doute, en Asie, ceux que ve-
naient d'élever les conquérants sarrasins. Des idées
nouvelles, des procédés industriels furent les fruits
immédiats de ces voyages. Nombre de pèlerins s'in-
struisirent dans les arts de Byzance ou rapportèrent
le récit de ses merveilles et le désir d'appeler dans
leur patrie les hommes qui savaient les pro-
duire ^.
Au reste, on comprendra combien il est difficile
1. Voir, dans M. Bodin, Recherches sur l'Anjou,\es nombreux
voj'ages en terre sainte de Foulques Nerra.
2. Déjà, et deux siècles plus tôt, un grand nombre d'artistes
grecs étaient venus en Occident, fuyant les persécutions des
iconoclastes. Les motifs exposés plus haut avaient sans doute
empêché les résultats heureux que pouvait avoir cette émigra-
ti..)!l.
ESSAI SUR L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE. H
aujourd'hui d'apprùcier l'ûlenduc de l'influence
que la Grèce et l'Orient exercèrent sur l'architec-
ture occidentale. Tant de révolutions ont changé la
face des villes de l'Orient ! et nous qui pouvons à
])cine deviner quel était l'état de la France au xi^
siècle, comment pourrions-nous espérer connaître
celui de l'Asie? Ces recherches, d'ailleurs, toutes
curieuses qu'elles seraient, n'entrent point dans
mon plan. Je n'ai à parler que des monuments de
la France et je dois me borner à signaler en général
rinllucnce que l'Orient exerça sur notre architec-
ture naissante. Une tradition conservée dans toutes
les histoires ecclésiastiques suffirait seule pour la
constater. Combien d'églises ne citent-elles pas,
bâties sur le plan de celle du Saint-Sépulcre à Jéru-
salem î
La forme et la disposition des édifices religieux
furent encore modifiées par les besoins ou les ha-
bitudes de la portion du clergé qui les faisait con-
struire. Les ordres monastiques surtout, disséminés
sur toute l'étendue de la France, possManl seuls
quelque savoir, jouissant de nombreux privilèges,
de grandes richesses, se distinguaient entre eux par
des pratiques particulières, que chacun regardait
comme plus agréables à Dieu que celles des autres
communautés. Or, on sait que la plupart des ar-
chitectes d'alors étaient des ecclésiastiques; tou-
12 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AOF".
jours préoccupés d'idées ascétiques, ils inlrodiii-
sirent dans le plan et les détails de leurs églises une
foule d'allusions dontlesens mystique nous échappe
souvent aujourd'hui, mais dont l'existence n'en est
pas moins incontestable.
Enfin, il faut encore tenir compte et des besoins
nés de notre climat, et des mœurs nationales, qui
durent nécessairement influer sur les emprunts
faits aux étrangers.
Peut-être même, surtout dans les procédés de con^
slruction et dans les détails de décoration, doit-on
admettre comme des conséquences de nos habitudes
nationales, et certaines pratiques plus ou moins
bizarres, et certains ornements d'usage local , soit
que ces pratiques et ces ornements fussent trans-
mis par les peuples barbares qui formaient une si
grande partie de la société moderne, soit qu'ils
fussent introduits seulement par le caprice des
ouvriers qui dès lors voulurent se distinguer par
quelques innovations.
Je résumerais donc ainsi les éléments qui concou-
rurent à former l'architecture du xii« siècle :
\° Les souvenirs ou l'hnitailon de l' architecture
romaine. Ils sont évidents partout, mais plus particu-
lièrement dans le midi de la France, oîi le* mœurs
et les arts de Rome s'étaient naturalisés de bonne
heure, et se conservèrent le plus longtemps. Rien de
ESSAI SUll L'AIlCllITF.CTlMil': Ul^ LIGI KUSi':. i;}
plus commun, en ri'ovonce et dans le Languedoc,
que de rencontrer des chapiteaux, des moulures,
{)lusieurs détails d'ornement exactement copiés d'a-
près des modèles antiques. Les églises de Vienne,
d'Arles, de Saint-Gilles, d'Alct, en fourniront de
nombreux exemples.
2** L'imitation des architectures néo-grecque et
orientale, importée par des étrangers ou par des
artistes nalionanx qui les avaient étudiées dans
leurs voyages. On peut citer comme preuves le plan
et la disposition d'un grand nombre d'églises, sur-
tout sur les bords du Kliiii; les coupoles et beau-
coup de détails d'ornementation; l'emploi d'ap-
pai'cils, présentant des alternances de couleui's,
tels qu'on en voit au portail de Sainte-Foy à
Scliclestadt, à Trêves et à Maguelonne ; le goût
des incrustations et des mosaïques ; enfin, le style
général des sculptures, et jusqu'aux costumes que
l'on donna aux statues de saints et de rois.
3" Les idées mystiques et les convenances de cer-
taines corporations religieuses. J'attribue à ces cau-
ses, d'abord les plans extraordinaires de quelques
églises % leur orientation, l'allongement des chœurs,
I. Je n'ai pu examiner par moi-même certaines églises de
templiers à deux nefs, comme il en existe, dit-on, on Alletua-
gne. J'en connais plusieurs circulaires ou polygonales, etcoidi
forme paraît avoir été souvent préférée par les chevaliers du
Vemple.
14 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
la disposition des chapelles, rayonnant autour du
chevet, le choix des sujets dans les bas-reliefs, et
les animaux symboliques qui y figurent en si
grand nombre; enfin, dans la décoration, une
foule de détails qu'il sérail trop long d'énumérer.
4° Les besoins du climat et les mœurs nationales.
On est étonné de trouver si peu de traces de cette
influence. Les toits des églises, par exemple, furent
longtemps trop plats pour le climat du Nord : cepen-
dant, si on les compare à ceux de l'Orient, ils offri-
ront des différences encore sensibles. Les ouver-
tures des fenêtres, la clôture des églises, les gale-
ries basses et couvertes peuvent encore avoir été
modifiées par le besoin de jour et la nécessité de se
prémunir contre le froid et la pluie. On peut encore
attribuer aux mœurs du temps, aux habitudes des
guerres civiles, l'apparence toute militaire de cer-
taines églises telles que celles de Maguelonne, de
Spire, de Gandes, etc.
5° Le goût national. Quelques motifs d'architec-
ture, dont on ne trouve point d'analiîgues, dans
l'Orient ni dans l'antiquité, sont peut-être des in-
ventions propres à l'Europe du moyen âge. De ce
nombre , je citerai les toits à angles saillants et
rentrants des tours rhénanes, et plusieurs variétés
d'appareils qu'il serait fastidieux de décrire; enfin
aussi, quelques ornements , — les zigzags, par
ESSAI SUR L'AIICIIITECTUHE RELIGIEUSE. 15
cxomple — qu'on ti-ouve dans les plus anciens do
nos édillcos *, les billelles, les frcltes, etc.
Au surplus, il faut bien observer que, dès les
débuts de cette renaissance, les effets en furent très-
différents dans nos provinces, selon qu'elles se liou-
vaient plus ou moins immédiatement placées sous
l'une ou l'autre des influences que je viens d'énu-
mérer. Telle ville, par exemple, qui avait conservé
de grands monuments romains, s'efforça toujours de
les reproduire; ou trouvera là des souvenirs anti-
ques qu'ailleurs on chercherait vainement. Dans
l'architecture romane, on le sait, les pilastres sont
fort rares; or, on n'en trouve guère que dans les
villes oii de grandes constructions romaines encore
existantes en fournissent des modèles naturels, pour
ainsi dire. ALangres, saint Mammès copia les pi-
lastres cannelés de l'arc de Constance Chlore; Saint-
Lazare d'Autun, ceux des portes d'Arroux et de
Saint-André. La nature des matériaux contribua
beaucoup aussi à produire des différencesmarquées
entre les constructions contemporaines de nos pro-
vinces. Là, par exemple, oîi pour bâtir on avait une
pierre calcaire facile à tailler, la sculpture fit des
jjrogrès rapides.
L'emploi du granit, au contraire, en arrêta l'es-
1. On dit cependant qu'on en voit un exemple dans le palais
de Dioclétien à Spalatro.
IC ETUDES SUR LES AUTS AU MOYEN AGE.
SOI', Celle obscrvalion ne peut éch:ipi)cr au voya-
geur qui visite sucessivement les églises du Poiiou
et celles de la Bretagne. — Les couleurs tranchées
des produits volcaniques donnèrent aux architectes
de l'Auvergne et du Velay, une grande facilité pour
décorer leurs édifices par des incrustations et des
alternances de couleurs. — Enfin, l'emploi de la
brique, seule ou mêlée à la pierre, donna lieu à do
notables modifications dans la bâtisse, et, dans les
pays oi!i l'on en fait usage, elle joue un lûle dans
l'ornementation.
Beaucoup de moulures, peut-élre entre autres
les dénis de scie ; variété très-commune du zigzag
dont je parlais tout à l'heure, durent leur origine à
une certaine disposition des briques dans l'appa-
reil \
1. M. Eugène Delacroix, dans son voyngs à Maroc, a vu les
briques employées presque comme unique moyen d'ornemen-
tation. Des lits de briques, en encorbellement les uns au-dessus
des autres, forment des corniches ; placées à des intervalles
égaux, elles servent de motlillons ou de rniitules; rangées obli-
quement, elles figurent des dents de scie, etc.
m
Un dos premiers eiïcls de la renaissance du
xi'' siècle se fait sentir dans les soins nouveaux ap-
portés à l'exécution matérielle trcs-négligée jusqu'a-
lors. On sent l'augmentation des ressources, le savoir-
faire des ouvriers, surtout la préoccupation de durée.
Déjà les plans s'agrandissent, et l'op s'attache en
mém3 temps à donner aux églises une apparence
monumentale, et à les mettre, par la solidité de
leur construction, à l'abri des catastrophes qui na-
guère les dévastaient presque périodiquement. Des
voûtes remplacent les toits en charpente , et leur
portée atteste que l'art de bâtir a fait rapidement de
sensibles progrès. Aux lourds piliers rectangulaires
des basiliques carlovingiennes, on substitue des co-
lonnes * tantôt isolées, comme à Saint-Savin, tantôt
engagées, comme dans la nef de Saint-Germain des
1. Comparez l'église circulaire d'Aix-la-Chapelle avec celle
de Iliciix-Mérinville (Aude).
18 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Prés. Presque toujours elles sont isolées autour du
chœur qu'elles enferment dans un hémicycle, de-
rière lequel circulent les bas côtés. Les colonnes
vont devenir, d'ailleurs, un des éléments les plus
ordinaires de la décoration. On en ilanque les por-
tes, les fenêtres; on en fait les rayons des roses;
souvent même elles servent à décorer une surface
lisse en soutenant une arcature figurée.
La sculpture, longtemps abandonnée, reparaît
alors, et joue même un rôle considérable dans la
décoration deséglises. Desstatues souventcolossalos,
des bas-reliefs garnissent les parois et les tympans
des portails; les corniches, les modillons, toutes les
parties saillantes de la bâtisse reçoivent mille formes
capricieuses où s'exerce l'imagination inventive des
sculpteurs; souvent même les façades présentent
des suites de niches ou des arcades, qui n'ont d'autre
but que de servir d'encadremenJ, à des figures de
ronde bosse ou de bas-relief *, En même temps, la
peinture s'unit à la sculpture ; non-seulement les
parties lisses de l'intérieur des églises sont revêtues
de fresques ^ mais les statues, les bas-reliefs, les
chapiteaux, tous les ornements sculptés sont peints
et rehaussés d'or et de couleurs brillantes.
Il n'est peut-être pas hors de propos de remarquer
1. Voir la façade de Notre-Dame à Civray,
2. Voir l'église de Saint-Savia,
ESSAI SUR L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE. 19
ici l'étalage de luxe el de richesse où se complaît la
sculpture de celte époque. Non-seulement les rois,
mais les saints sont représentés couverts de vôte-
]iionts magnifiques, où sont prodigues les broderies
cl les perles^. Les chapiteaux des colonnes, leurs
fûts mêmes, les archivoltes, étalent une profusion
de pierreries. L'éclat des couleurs et des dorures ne
paraissant pas suffire à l'illusion, on a souvent in-
crusté dans la pierre ou le marbre des morceaux de
verre coloré, d'un effet plus certain que la peinture.
On dirait que les artistes ont toujours devant les
yeux l'image de la Jérusalem céleste, toute resplen-
dissante d'or et de rubis.
La décoration d'une église est graduée. Je m'ex-
plique : la façade expose tout d'abord la richesse du
monument ; elle est destinée à donner une idée gé-
nérale de sa màignificence; elle est, si j'ose me servir
d'une comparaison aussi profane, elle est à l'église
ce que l'ouverture est à un opéra. On entre dans un
vestibule sombre, que les excommuniés n'osent
1. Dans un âge grossier, lorsqu'un artiste veut représenter
un personnage vénérable, sa première idée, c'est de le revêtir
d'un costume magnifique. Ce ne fut que par un raffinemenit;
tardif qu'on parvint à produire la même impression par un
moyen tout contraire : \'expression suffit alors pour faire res-
sortir la grandeur morale ; mais il faut non-seulement que
l'art touche à la perfection, mais encore que le goût du pu-
bi'C soit -assez culiivé pour comj)r'.'ndre les inteiitions de l'ar-
tib'e
20 ETUDES SUR LES ARTS AU "lOYEN Kn^.
l'iMiicIiir; puis vient la nef, \)\ua ciaii'o, oîi l'ornc-
mentation est répartie avec sobriété. Tout le luxe,
toute la recherche, les détails les plus riches et les
plus élégants sont réservés pour le chœur, qui est
aussi la partie de l'édifice la plus éclairée, comme
pour attirer forcément les regards des fidèles vers
la partie la plus sainte, celle où se célèbrent les di-
vins mystères.
Je vais brièvement passer en revue les différentes
parties de la construction byzantine.
Les plans des églises sont d'une si grande variété,
qu'on ne pourrait guère les réduire à des règles
générales. Quelquefois, ils conservent la forme des
premières basiliques, un rectangle terminé à l'O-
rient par un hémicycle ; seulement, le chœur, à
partir du xi" siècle, prend un accroissement consi-
dérable et le chalcidique ou le transept tend à s'éloi-
gner de r^^w/c/e. Plus fréquemment on trouvelaformc
de croix latine, rarement la croix grecque Mci,ron
voitdes églises circulaires ou polygonales' ailleurs,
le chœur seul a cette disposition ^. Enfin, dans quel-
ques provinces, un hémicycle termine les deux
extrémités orientale et occidentale, et un transept
1. Saint-Geiiest à Nevers, Sainte-Croix à Montmajour.
2. Sainte-Croix à Quimperié et l'église de Rieux-Mérin-
ville.
3. CliarrouXr
ESSAI SUR L'ARCUITECTUUE RELIGIEUSE. 2i
srparc chaijue hémicycle do la nef'. Co ii'csl pi'nt
i"i le lieu de rechercher la cause de ces variations
de plan; il serait, d'ailleurs, hien difficile aujour-
d'hui de faire la part et de ce qui se rapporte aux
idées mvsLiques de l'époque, et de ce qu'il faut atlri-
huer soit au caprice des architectes, soit à des
causes accidentelles et locales.
De très-bonne heure les façades furent flanquées
de tours, quelquefois une seule tour surmonte la
porte principale"-; ailleurs on en voit aux extrémités
orientale et occidentale, encadrant pour ainsi dire
luule l'église '\ Les tours onlundoublebut, d'abord
elles annoncent de loin les églises, puis elles peuvent
aussi servir à la défense, car, à cette époque, il
fallait une force réelle pour s'assurer le repos.
Cette destination des tours est suffisamment prou-
vée parles entraves que les rois et fes communes
apportèrent souvent à leur érection, craignant sans
doute qu'elles ne devinssent un instrument de rébel^
lion ou de tyrannie. Carrées d'abord, puis octogones,
les tours romanes dominent les toitsde la nef,maisnc
s'élèvcntpasàuue hauteur considérable. Leuramor-
lissement le plus ordinaire fut un toit aplati; ce ne
1. Cathédrale do Verdun, cathédrales de \Vorms, de Bonn,
etc.
L'. Sainte-lladegoiide à Toitiers.
3. Cathédrale de W'urnis, el plusieurs fglises de Cologne..
22 ÉT«H)ES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
fut, je crois qu'au xu" siècle qu'on commença à les
surmonter d'une pyramide de pierre *.
La muraille occideniale(c'est presque toujours la
façade) est percée d'ordinaire d'une ou de plusieurs
portes, en nombre correspondant à celui des nefs *.
Sur leurs archivoltes et leurs pieds-droits, la sculp-
ture a réuni toute sa puissance d'ornementation ; on
peut considérer la porte centrale comme le morceau
capital, le chef-d'œuvre de l'artiste. Au-dessus de
cette porte se trouve une fenêtre souvent en rose,
dont le diamètre, très -médiocre d'abord, s'aug-
mente progressivement jusqu'à devenir, vers la fin
du xii" siècle, égal ou supérieur à celui de la porte.
Un fronton termine la façade, plus aigu que les
frontons antiques; queIqucfois.il contient une niche
ou bien un œil-de-bœnf. Ainsi, dans la façade on
compte le plus souvent trois divisions horizontales,
marquées par deux corniches ou deux moulures
très-saillantes, la première au-dessus de la porte, la
seconde au-dessus de la rose. Je ne parle, bien
1. Ce fait a été contesté ; je citerai pourtant comme un exem-
ple de flèche en pierre, dans le xii« siècle, le clocher qui sur-
monte le transept de Sainte-Foy à Schelestadt. Sa forme très-
remarquable (les arêtes sont courbes) rappelle les plus ancien-
nes constructions indiennes.
2. Excepté dans les églises à double apside ; leurs portes
sont alors percées ou sur les faces latérales, comme à Verdun
et à Worms, ou bien à droite et à gauche de l'apside occiden-
tale, comcie à Trêves.
ESSAI SUR L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE. 23
entendu, que des cas les plus ordinaires et des édi-
fices construits avec assez de soin pour qu'on les
puisse considérer comme types.
Passons à l'intérieur. Outre les divisions paial-
K'ies à l'axe de l'église et formées par des arcades,
toute église romane a quatre divisions per-
pendiculaiics à celles-ci et d'ordinaire bien mar-
quées. D'abord, c'est ou un vestibule intérieur,
ou bien une distribution particulière de la partie
occidentale de la nef, indiquant la place occupée
dans la primitive église par les catéchumènes.
Cette séparation paraît s'être conservée par tra-
dition et sans objet apparent, fort longtemps après
que les usages des premierschrétiens étaient tombés
en désuétude ; vient ensuite la nef; puis le transept,
ou, dans les basiliques, le chalcidiquc ; enfin, le
chœur. Cette disposition, toujours marquée par des
différences dans l'architecture , ne souffre guère
d'exception que dans les églises circulaires ou dans
celles qui ont une double apside. .
En général, la couverture d'une église se com-
pose de trois toits, dont un pour la nef principale,
et deux autres pour les nefs latérales, ces derniers
n'ayant qu'une seule pente. Plus rarement voit-on
un seul toit pour toute une église, et, dans ce
cas, les bas côlés ont d'ordinaire un étage supérieur.
Au lieu de cet étage supérieur , on trouve plus
24 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
communément une étroite galeric.pratiquée clans
répaisscur du mur de la nef et se prolongeant au-
tour du chœur *. Des arcades marquent cette gale-
rie, et son emploi est devenu si hahiluel dans l'ar-
cliitecture byzantine, que, lorsqu'elle manque
réellement, on la voit presque toujours figurée '.
Les fenêtres sont rares dans l'architecture byzan-
tine. Il n'y en a qu'une dans le haut de chaque
travée de la nef, une autre dans les bas côtés, toutes
fort étroites; ou, si leur diamètre dépasse quel-
ques pieds, on les divise par des colonncttes en deux
arcades que surmonte un œil-dc-bœuf. Quoique
plus éclairées que les basiliques orientales, nos
églises sont encore fort sombres.
Rarement dans les transepts existc-t-il de division
longitudinale semblable à celles de la nef ; on en
voit cependant qui ont de véritables bas côtés dis-
tingués par une ou deux rangées d'arcades ^. La dis-
position la plus ordinaire présente uns chapelle
semi-circulaire pratiquée dans un renforcement du
mur orientai. Au milieu du transept s'élève une
1. Il y a des églises cù cette galerie est extérieure, comme
à Spire et dans quelques villes rhénanes.
2. Il me semble que la pratique la plus ancienne a été de
donner aux bas côtés un étage supérieur; la galerie fut une in-
novation, ou, si l'on veut, une altération du style primitif.
3. Sainte-Marie du Capitoie à Cologne, la cathédrale de
Soissons. — Je crois qu'une disposition semblable existait au-
trefois dans l'église de Cluny. i
ESSAI SUR L'AUCllITECTLUE RELIGIEUSE. 25
coupole, c'est la voûte la plus haute de l'ôglisc;
quelquefois, elle est encore surmontée d'une tour
moindre que celle de la façade. Cette addition de
hauteur et de poids nécessite un renforcement con-
sidérable des piliers placés à l'orient de la nef, et
de ceux qui leur correspondent à l'entrée du chœur.
Là, sans doute pour cacher le nu de ces quatre
piliers, on multiplia les colonnes engagées, peut-
être aussi observa-t-on des lors qu'en groupant un
faisceau de colonnes, il résultait du jeu de la lumière
et de l'ombre une apparence de diminution dans la
masse. De l'entrée des transepts, on transporta bien-
tôt les faisceaux de colonnes dans la nef, et dans
la suite, lorsque l'art gothique eût remplacé leslylo
hvzantin, onappiit à tirer de cet agencement un
parti tout nouveau.
L'aire du chœur fut presque toujours plus éle-
vée que celle de la nef, d'abord afin de permettre
aux assistants de voir l'oflicianl à l'autel, puis
alln de donner un peu de jour aux cryptes ou ca-
veaux sur lesquels le chœur est placé, car l'eni-
[)lacement du chœur fut ordinairement marqué par
le tombeau d'un saint*; à son défaut, la crypte rap-
pelait les premières persécutions du christianisriio
et le mystère dont il entourait ses pratiques. Elle
1. Saiuto-Radegonde à Poiiiers, la catliécLi-ale de Bonn.
2
20 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE,
servait encore de dépôt pour les reliques, et même
de chapelle privilégiée.
Lorsque l'allongement du chœur devint une
règle constante, l'apside, qui longtemps avait ren-
fermé le maître-autel, se transforma en une grand(3
chapelle, qui de très-honne heure fut dédiée à la
Vierge. Sa forme la plus commune fut semi-cir-
culaire, ou hexagonale ; cependant, il existe des
exemples anciens, rares il est vrai, d'une autre
forme*, ou môme de la suppression totale de l'ap-
side -. D'autres chapelles, d'abord au nombre de
deux, puis de quatre, de six, quelquefois même
davanlago, cnlourèrcnt le chevet de l'église, dis-
posées de chaque côté de la chapelle de la Vierge.
L'idée bizarre de représenter dans le plan d'une
église l'instrument, l'emblème de notre salut, pa-
raît avoir cherché, dans l'addition de ces chapelles,
l'imitation de la couronne du Christ ou du nimbe
qui entoure sa tète. On doit encore peul-êlre attri-
huer à une allusion mystique le nombre presque
constamment impair de ces chapelles. Je ne me
rappelle qu'un seul exemple qui fasse exception à
cette pratique, c"cst le chœur de Saint-Hilairc à
1. Saint-Martin d'Angers : le chœur, du xii« siècle, a la forme
d'un trapèze.
2. Saint-Pierre à Poitiers, Saint-Martin à Worms, plusieura
églises d'Auvergne.
ESSAI SUR L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE. 27
Poitiers. On peut dire en général que le nombre des
cliapellcs correspond à celui de arcades dans
l'hémicycle du chœur.
L'ornementation des églises byzantines est extrê-
mement variée, et, comme je l'ai dit plus haut, il n'y
a guère de parties de la construction qui n'aient
oITert des motifs à la sculpture. Les représentations
d'hommes ou d'animaux de ronde bosse ou de bas-
relief y sont fort nombreuses. Non-seulement les
tympans et les frises en sont couverts, mais ce
même genre de décoration s'applique encore aux
modillons, aux corniches, aux chapiteaux. On voit
jusqu'à des soubassements formés par une masse
d'hommes et d'animaux sculptés *, D'ailleurs, il ne
faudrait pas croire que celte immense variété de
compositions ne fût pas réglée par quelques lois
ou par quelques usages. On est frappé, au con-
traire, de la répétition continuelle d'un certain
nombre de sujets. Ainsi la figure du Christ entouré
des Apôtres occupe presque toujours le tympan
de la porte principale. Le Jugement dernier, les
Vierges sages et les Vierges folles, la Nativité, etc.
sont des sujets de prédilection qu'on croirait af-
fectés aux portes. Quelquefois, mais plus rarement,
Cl trouve l'illustration de la légende qui retrace
1. A f^aint-Gilles, par ecemple.
2>S ÉTUDES SUR LES AliTS AU MOYF.:: A HE.
i,i vie du jialron de l'église'. Ce l'uL |ioiU-èli'e, un
souvenir antique qui fil placer en évidence sur les
portails les douze signes du zodiaque ; mais je crois
que c'est plutôt ù l'ignorance des ouvriers qu'à cer-
tains calculs mystiques ou astronomiques qu'il
faut attribuer les inlerverlissements qu'on remar-
que très-souvent dans la disposition des signes.
A part ces sujets, et d'autres faciles à expliquer, et
dont la [)osition semble soumise à certaines règles,
il serait impossible d'entrer dans le détail ou même
de spécifier le caractère de tous ceux qu'on a jetés
avec profusion sur les stylobates, les archivoltes,
les pieds-droits, sur presque tous les membres de
l'architecture. Rien de plus commun que d'en
trouver de ridicules ou d'obscènes. On peut remar-
quer pourtant la prédilection des artistes pour les
compositions tragiques et effrayantes, surtout pour
la représentation des supplices que l'enfer réserve
aux pécheurs. Ils se sont complu à montrer des
diables hideux, des monstres bizarres déchirant,
tûrlurant des damnés. L'intention d'agir par la
teireur sur les imaginations est évidente, et l'on di-
rait (jue, par ces images de supplice, les artistes ont
voulu venir en aide à l'éloquence des prédicateurs*.
1. Église d'Andlau.
2. Il faut se rappeler qu'alors les prédicateurs et les sculp-
teurs appartenaient souvent au même couvent. Plusieurs moi-
ESSAI SUU L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE. 20
Eniin il n'csl pas inutile do faire observer le grand
noiiil-re d'animaux réels ou l'anlasliques originaires
de rOricMil qui ligureiil sur ces bas-reliefs. Ce sont,
je crois, autant de souvenirs des pèlerinages qui
formaient alors le texte de tous les récits pojju-
1 aires \
L'emploi des compositions de bas-i'cliefs repré-
sentant des êtres animés à la décoration des cha-
piteaux, que pour cette raison on nomme historir's,
bien que très-répandu, ne fut pourtant point géné-
ral ; quelques provinces, celles de l'Est surtout,
en ont usé sobrement. En xVlsace, un chapiicau
historié est une exception , tandis que, dans le
centre et le midi de la France, c'est une forme
presque constante.
Concurremment avecles chapiteaux historiés, on
en voit d'autres ornés de feuilles fantastiques, tou-
jours variées d'espèce, mais offrant presque toutes
dans leur corbeille le galbe du chapiteau corin-
thien. Je ne connais guère qu'un seul chapiteau
dont le profil soit tout à fait propre au moyen âge, du
moins je n'ai jamais vu son analogue dans le Bas-
lies se rendirent cé'èbres par leurs talents dans les arts aussi
lii'jn que par leur éloquence.
1. A Vezelay, par exemple, on voitdes chameaux, des lions:
à Saint-Sauveur de Nevers, des élojiiiants, des dromadaires, ctc;
[)'res(iue partout la fameuse SUnorrjue, si célèbre dans les con-
tes orientaux.
2.
30 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Empire. C'est le chapiteau cubique de l'Alsace et des
bords du Rhin. C'est un type constant dans ces pro-
vinces pendant toute la durée de la période byzan-
tine *. Une remarque fort importante que je ne
dois point oublier ici, c'est qu'à la mode du chapi-
teau historié, même dans les provinces oîi elle fut le
plus en vogue, succéda, vers la fin du xii° siècle,
celle du chapiteau à feuillages fantastiques, laquelle
régna presque exclusivement pendant toute l'époque
de transition^.
Je viens de passer en revue les détails, et, si je
puis m'exprimer ainsi, les membres de l'architec-
lure des xi' et xii^ siècles; je vais maintenant es-
sayer d'apprécier le caractère de son ensemble. —
Je suppose qu'un voyageur absolument étranger à
l'élude de l'architecture entre dans une église
comme il y en a tant en France, commencée dans un
style et finie dans un autre, ayant par exemple, une
nef du xi^ au xii" siècle, et un chœur du xiii^ auxiv*.
L'impression générale qu'il recevra de ces deux
parties sera toute différente; pourtant, s'il vient à
1. Sainte-Marie du Capitole à Cologne; Rosheim et Maur-
moutier (Bas-Rhin).
2. On suit comme pas à pas cette transition dans la nef de
Saint-Julien au Mans. Les bas côtés du xi^ siècle ont des cha-
piteaux historiés ; la grande nef du xn^ a des chapiteaux
à feuillages, parmi lesquels on en voit deux ou trois qui offrent
de petites figurines sortant de l'aisselle des feuilles. Ce mé-
lange oITre les ilernitTS souvo:!::- ■]■'. clnpiîO'Ui h'sforié.
ESSAI SUR L'ARCniTECTURE RELIGIEUSE. 31
comparer leurs détails, il n'en pourra point d'abord
saisir aussi facilement la dissemblance; car je
suppose qu'il ne connaît point les nuances d'or-
nementation, d'ailleurs fugitives, dont l'habitude de
l'observation permet d'apprécier la date au premier
coup d'œil-Des deux côtés, il verra des colonnes
groupées en faisceaux, des chapiteaux de feuillages,
une riche ornementation, une sculpture finie et mi-
nutieuse. Cependant, il emportera l'idée que la nef
et le chœur ne datent point du même temps. Il
est même impossible qu'il ne fasse pas cette re-
marque, savoir, que la nef offre l'apparence de la
solidité, qu'on a même sacrifié à cette apparence et
qu'on l'a exagérée, tandis que le chœur lui semblera
d'une surprenante légèreté, et, partant, il sera con-
duit à croire que cette légèreté a été systématique.
Dans cette différence d'impression, je trouve, en
dernière analyse, un jugement plus sûr que celui
qu'on ferait porter uniquement sur certains dé-
tails, dans lesquels plusieurs antiquaires ont fait
résider toute la différence entre le style byzantin et
celui qui lui a succédé et que l'on nomme com-
munément gothique. En effet, toutes les parties de
la construction gothique, on pourrait les retrouver
dans la fabrique byzantine; les détails d'orne-
mentation offriraient même, dans bien des cas, des
analogies frappantes.
32 ÉTUDES SUR LES AUTS AU MOYEN AGE.
Apparence de solidité d'une part, apparence
de légèreté de l'autre, voilà des caractères qui ne
peuvent se confondre. Je me hâte de les dévelop-
per, A la première vue d'une église romane, on est
frappé de sa largeur comparée à sa hauteur. Sur
ce point, il serait inutile de formuler une règle
mathématique; mais, si le rapport de ces dimen-
sions est variable quant aux chiffres, l'apparence
d'une large base est constante. Ni les voûtes ni les
arcades ne sont fort élevées. Toujours remarqua-
blement épais, les murs sont encore renforcés de
contre-forts, dont les dimensions s'accroissent avec
la hauteur du monument. Si l'on examine la masse,
01 observera la prédominance des parties pleines
sur les vides. Ainsi les fenêtres n'occupent, dans
chaque travée, qu'une fort petite place, et leur ou-
verture est encore rétrécie par des colonnes qui
leur servent de chambranle ou les divisent par le
milieu. Les colonnes sont fortes, souvent trapues,
les piliers massifs, et les colonnes engagées qui
montent le long des murs de la nef jusqu'aux re-
tombées des arcs doubleaux, peuvent, en raison de
leur importance, passer pour de véritables contre-
forts intérieurs.
Etudions les mêmes parties dans une église go-
thique; nous remarquerons d'abord, à l'extérieur,
la hauteur de sa façade et l'élancement de toute
ESSAI SUR L'ARCillTECTL'RE RELIGIEUSE. 33
la constriuiion ; à rinlériinir, l'élévalion des arca-
des, celle dos voûtes pour ainsi dire suspendues
sur de minces colonnelles. Au lieu de ces piliers
lourds et robustes, nous verrons des piliers élevés
dont le diamètre réel est déguisé par leur plan en
étoile, et par la multiplicité des colonnelles grêles
qui les composent. On peut comparer les premiers à
un tronc de chêne, les seconds à un faisceau de ro-
seaux légers. Les fenêtres, tout à l'heure si étroites,
occupent maintenant tout le haut de la travée, et
les meneaux qui les divisent sont si longs et si
minces, que, loin de paraître ajoutera la solidité
de l'arc qui les surmonte, on conçoit à peine qu'ils
résistent à l'effort du vent. Au-dessus des premières
arcades règneiine galerie, non plus sombre comme
dans les églises romanes, mais ouverte à jour des
deux côtés, en sorte qu'on dirait que toute la partie
sui)érieure de l'édifice, son toit et ses voûtes, n'ont
pour tout appui que des colonnelles fragiles,
qu'un faible choc mettrait en pièces.
Eh bien , ces galeries, nous les avons vues dans
les basiliques romanes, mais basses et ouvertes
seulement à l'intérieur; ces faisceaux de colonnes,
nous les avons vus, mais lourds et massifs. Celle divi-
sion des fenêtres par meneaux, nous en avons vu
le principe dans les colonnes qui séparent en
deux arcades les fenêtres byzantines ; ces co-
34 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
loniies, appliquées au mur de la nef pour soutenir
les retombées des voûtes , nous les avons vues,
mais épaisses et comme une garantie surabondante
de force et de résistance. En un mot, chaque tra-
vée, dans les deux styles, se compose des mêmes
éléments : seulement, dans l'une le but des archi-
tectes a étélasolidité ; dans l'autre la légèreté.
IV
Jusqu'ici, j'ai évité de parler d'une forme que, 1b
plus souvent, on regarde comme absolument carac-
téristique, et qu'on propose même comme une dis-
tinction suffisante entre les deux architectures que
je viens de comparer. Le lecteur a déjà nommé
l'ogive. C'est ici le lieu d'exposer mon opinion sur
l'importance qu'il convient de lui donner, et d'exa-
miner si sa substitution au plein cintre constitue
véritablement une révolution dans l'architecture.
L'origine de l'ogive est encore fort obscure;
mais je crois qu'il serait ridicule de la croire uni-
que, c'est-à-dire trouvée par un seul homme qui
l'aurait transmise ensuite à une foule de nations
différentes. En effet, on la voit dans les plus an-
ciennes constructions de peuples entre lesquels on
chercherait en vain à établir des relations. Tous
36 ÉTUDES SUR LES ARTS DU MOYEN AGE.
les ouvrages d'architcclure offrent des dessins et
des coupes du tombeau d'Atrée,dcs portes de villes
pélasgiques en Italie, des nurages de Sardaigue et
de Corse. En Nuhic et en Amérique, on trouve des
exemples des formes ogivales*. Presque partout
l'ogive naît d'un arc formé par un encorbellement,
et celte manière de produire un arc ou une voùlc
étant la plus simple, poir ne pas dire la plus gros-
sière de toutes, il n'est pas extraordinaire qu'elle
ait été employée en beaucoup de lieux simultané-
ment, partout où des matériaux convenables se
trouvaient à la disposition des architectes.
Que les Orientaux, au moyen âge, aient fait les
premiers un assez grand usage de l'ogive, c'est ce
qui parait constant aujourd'hui; il est moins cer-
tain que ce soit à leur importation immédiate
que les peuples du Nord en soient redevables; du
moins son emploi, dans les plus anciens édiOces de
notre pays où nous l'ayons observée, est-il très-dif-
férent de celui qu'on lui adonné dans les premières
constructions sarrasines. En effet, dans leMéquias,
l'ogive forme un ornement de ses faces; dans la
mosquée de Tayloûn, elle figure dans les fenêtres
et les portes; il en est de même au château de la
Ziza, en Sicile. En France, au contraire, l'ogive ne
1. Voyez ArcJiUcciurc viodcrnc de la Sicile, par Ilittorf,
planclies 73 et 74
ESSAI SUR L'ARClilTECTURE RELIGIEUS':. 37
paraît d'abord qu'à l'inlérieiH' des édilices ; son
usage est restreint aux arcades et auwoûles. Long-
temps afl'ecléeà certaines parties inférieures de la
construction, ce n'est que fort tard qu'elle se mon-
tre dans l'amortissement des portes et surtout des
fenêtres, de même que dans la décoration propre-
n;ent dite.
Quelle que soit chez nous l'origine de l'ogive,
question qu'on ne peut espérer résoudre complète-
ment que lorsque l'histoire de l'architecture orien-
tale nous sera révélée, ce qu'il importe de faire
remarquer, quant à présent, c'est que l'arc brisé a
paru de bonne heure dans nos constructions du
moyen âge, et qu'il y a paru sans les modifier d'une
manière sensible. On voit, dans le midi de la France,
nombre d'arcades et de voûtes ogivales, évidem-
ment de construction primitive, qui remontent au
XI'-' et au xii'^ siècle. Je crois même qu'il n'en existe
pas de plus anciennesV Le genre d'ornement qui les
accompagne, les parties de bâtisse qui s'y lient,
ne peuvent laisser aucun doute sur leur date, con-
lirmée d'ailleurs par des témoignages historiques
incontestables. Au xii° siècle, l'arc brisé était de-
1. La chapelle de Saint-Quinia à Vaisou, est du vin^ siècle;
Tancienne cathédi-ale de la même ville date du commencement
duxie. Voyez la lettre de M. Ch. Lenormant à M. de Caumout,
sur l'origine de l'oijive.
38 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
venu, dans plusieurs de nos provinces, une forme
constante pour les voûtes et les arcades, sans que
pour cela le style byzantin en fût altéré le moins du
monde ^; c'était, au contraire, l'époque la plus
brillante de celte architecture. Saint-Maurice d'An-
gers, où l'on voit tant d'ogives, passe avec raison
pour un des plus élégants modèles du style byzan-
tin. Enfin, Saint-Gilles, qu'il faut toujours citer
comme le type le plus achevé de ce style, présente
des arcades ogivales dans ses parties les plus an-
ciennes.
Prenons une église byzantine d'un caraclère bien
prononcé, Saint-Germain-des-Près à Paris, par
exemple ^ : supposons qu'au lieu des deux seules
ogives qu'on voit à l'orient du chœur, supposons,
dis-je, que toutes les arcades aient cette foi'me : qu'en
résultera t-il? Saint-Germain cessera-t-il d'être
une basilique byzantine ? son style, lourd et sévère,
pourra-t-il se confondre avec celui des églises go-
thiques? seméprendra-t-on enfin sur sa date, et
la Irouvera-t-on beaucoup plus moderne? Que si l'on
retourne la proposition, si l'on donne à une église
gothique des arcs en plein cintre, on n'en détruira
pas pour cela le caractère essentiel; et, sans parler
1. Voir léglise Saint-André à Chartres, bâtie en 1108.
2. Bien entendu que je ne parle que des parties inférieures
de l'église.
ESSAI SUR L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE. 39
de nombreuses galeries du xiii" siècle dont les ar-
cades sont des cintres trilobés, on voit dans quel-
ques contructions du xv° siècle le plein cintre mèlè
à l'ogive, sans que le système gothique cesse de do-
miner dans l'ensemble *.
Ceux-là mêmes qui ont fait de l'ogive la forme
caractéristique du style gothique, ont été forcés
d'admettre l'existence d'ogives byzantines fort an-
ciennes. Ce sont des exceptions, disent-ils; singu-
lière forme qui caractérise un style d'architecture,
et qui pourtant existe dans un autre style sans le
caractériser.
Pour nous, l'ogive est un élément d'architecture
applicable à plusieurs styles, mais qui n'est ca-
ractéristique d'aucun. On ne peut pas plus la
prendre pour caractère essentiel, qn'on ne peut
prendre la colonne ou l'archivolte, ou tout autre
membre d'architecture. Autant vaudrait, ce me
semble, attribuer au marbre un certain caractère,
un autre à la brique, un autre à la pierre et au
moellon. L'ogive est un moyen, non un système.
Le docteur Milner, dont le patriotisme se révol-
tait à l'idée qu'une découverte eût été faite hors de
1. On remarquera dans les premiers essais de la renaissance
au xvie siècle, que l'on conserva quelque temps l'ordonnance
et la disposition gothiques, tout en substituant aux détails de ce
style d<;s détails classiques. Voir les niches de Solesmeset latri-
b'ino de Vitré.
40 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
son pays, a prétendu trouver l'origine de l'ogive
dans un ornement fréquemment reproduit dans les
plus anciennes constructions du moyen âge, et
qui consiste dans une suite de cintres entre-croisés.
De leur intersection naissent des ogives. IMilner
déclare, bien entendu, que cet ornement a paru
pour la première fois en Angleterre ; il en cite la
date précise. Il est inutile de faire observer la
faiblesse de l'argument. L'intersection des cintres
se trouve dans l'ornementation de tous les peuples.
On ne peut dire qu'elle ait été inventée, pas plus
qu'on ne peut inventer un cercle ou bien un triangle.
Enfin, de l'observation d'une certaine forme de
décoration, à l'emploi de cette forme comme moyen
de construction, la distance est immense.
Loin d'attribuer au hasard la découverte de
l'ogive, je crois remarquer dans le premier usage
qu'on en a fait en Europe une espèce de raison-
nement et de calcul. L'utilité de l'arc brisé, ses
propriétés de résistance, surtout la facilité de sa
construction, qui exige une bien moins grande
précision que l'arc en plein cintre, durent la faire
adopter de préférence par des artistes timides et
mcore peu habiles. L'emploi de l'ogive était pour
ainsi dire forcé dans beaucoup de cas. On sait,
par exemple, que, dans la partie demi-circulaire
d'un chœur, le besoin de solidité exige le rappio-
ESSAI SUR L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE. 41
chôment des piliers. Si les arcades de ces piliers
sont en plein cintre, il s'ensuivra que le rayon de
ces arcs, que leur hauteur ne sera pas la même que
celle des autres arcades. Il en résulterait un effet
dc'sagréable à l'œil. Si, pour y remédier, on essaye,
en surhaussant les cintres, de leur donner partout
une hauteur égale, il en résultera un vice notable
de construction, la poussée des masses s'exerçanl
d'une manière inégale sur des courbes diiïéreiites.
L'ogive remédie à tout, en permettant à la fois de
reproduire des courbes semblables et de conserver
la hauteur désirée. Voilà de ces cas où l'ogive est
une nécessité *.
Une nécessité semblable, ou, si l'on veut, la même
raison d'utilité, fit préférer l'ogive jiour les arcs
d'une grande portée, comme offrant plus de garantie
de résistance que les cintres. Rien de plus commun
que devoir la voûte d'une nef en ogive, tandis que
ses bas côtés sont en plein cintre. Je pourrais
accumuler les exemples d'ogives évidemment em-
ployées dans le seul but de solidité. Je citerai seule-
ment celles de la cathédrale de Vaison, si larges
qu'on ne compte que trois arcades dans l'étendue
1. Nulle mesure exacte, nulle symétrie dans les édifices du
moyen âge. Tout se faisait de senliment. Dans des arcades,
même en ligne droite, les largeurs sont rarement égales; aussi
voit-on l'ogive employée souvent pour corriger cette irrégula-
rité et pour conserver l'égalité de hauteur dans les arcades.
42 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGP-
de la nef , et celle qui termine la crypte du
Munster à Strasbourg, et qui est destinée à renfor-
cer le mur oriental de l'église *. Rarement, même
à la fin du xu'' siècle, l'ogive paraît-elle dans la
décoration. On ne la voit point ou presque point
dans les façades. Elle ne forme point, nous l'avons
déjà dit, l'amortissement des fenêtres ou des portes^,
parties ordinairement décorées avec un grand luxe
de moulures et d'ornements. Ajoutons encore que
l'ogive se montre plus fréquente et plus ancienne
dans les églises de médiocre importance , que dans
celles qui ont été bâties sur de vastes plans et avec
depuissantesressources. C'est que longtemps l'ogive
ne fut qu'une espèce de pis aller, une ïorme nécessaire
il est vrai, mais dont il semblait qu'on eût honte,
et que l'on n'osait mettre en évidence. Le plein cin
tre était la forme noble, si je puis m'exprimer
ainsi, tant parcequ'elle existait dans tous les grands
monuments antiques qui servaient de modèles, que
parce qu'elle était d'une exécution savante et
difficile. Dans le Midi, l'arc en plein cintre persista
comme forme noble jusque fort avant dans le xiii°
1. Pareil emploi de l'ogive se voit à Saint-Maurice d'An-
gers, et au Mans dans l'église de Notre-Dame de la Coulture ;
seulement, ce sont les murs latéraux qui sont renforcés de la
sorte.
2. Les fenêtres de la cathédrale de Cûartres sont encore en
plein cintre.
ESSAI SUH L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE i3
siècle. Il ne disparut même que lorsque rindiience
des hommesduNord eut prévalu dans ces provinces
et y eut détruit l'art national.
L'ogive futlonglemps à se naturaliser en Europe,
au point d'être admise à figurer dans la décoration.
Mais, lorsqu'elle en fut arrivée à ce point, on dut tout
naturellement la préférer, on dut môme être forcé
de la choisir lorsqu'il s'agit, avant tout, de donner
à l'archileclure de l'élévation et de la légèreté.
V
II est à remarquer que, dès ses premiers débuts,
l'art gothique s'essaya sur des monuments très-con-
sidérables, et cette circonstance ne cont\'ibua pas peu
sans doute à lui donner ce caractère de grandeur
auquel conduisait d'ailleurs la tendance générale du
système. Au moment de son apparition en France,
le pouvoir longtemps divisé entre une multitude de
petits tyrans féodaux, commençait à se concentrer
entre les mains d'un moindre nombre de seigneurs
plus riches et plus influents. De cette centralisation
i-ésullait l'accroissement des ressourceset, avec elles,
la possibilité d'entreprendre de vastes construc-
tions ; ajoutons que jamais les richesses du clergé
n'avaient été si considérables, son influence moins
contestée. Avec des indulgences, il pouvait disposer
de millieis de travailleurs Jusqu'alors, on avait
ESSAI SUR L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE. -iS
beaucoup bâti, il est vrai, mais isolément en ôpar-
pillant pour ainsi dire ses ressources. Il semblait
qu'aux XI* etxii" siècles, on se fût plus allaclic à
multiplier les églises qu'à en construire de mo-
numentales. Au xiii° siècle, au contraire, le zèle
religieux se porta sur un moindre nombre de fon-
dations ; mais, en revanclie, il agit d'autant plus
puissamment que ses efforts étaient moins divisés.
Les plans s'agrandirent à mesure que le nombre
des constructions isolées diminuait. Jadis, cliaque
seigneur, chaque abbé, avait voulu attacher son
nom à l'érection d'une chapelle; maintenant, on
verra des princes, des villes, des nations même
s'associer pour élever des cathédrales.
L'art gothique parut avec un système nouveau :
il choisit dans l'archi lecture romane, s'appropria
les éléments déjà en usage et les perfectionna tous ;
il sut composer un ensemble de ces éléments, et
l'on eût dit qu'il les transformait en les mettant
en œuvre. Son principe, je l'ai déjà indiqué : c'est
la légèreté. Suivons-le dans une de ses applica-
tions.
L'architecture byzantine avait multiplié les co-
lonnes; mais, toujours timide, elle les avait faites
énormes et trapues, ou bien engagées dans des
massifs épais. Tout d'abord, l'architecture gothique
les allonge démesurément, et on diminue le dia
3.
46 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN 4GE
mètre. Elle en fait un des principaux moyens de
décoration. C'est même leur seul but, car elles ces-
sent d'êlre nécessaires pour assurer la solidité.
Souvent les architectes se plaisent à isoler de lon-
gues et frêles colonnettes, qui, par leur position,
rappellent leur usage ancien, mais qui, par leur
forme grêle et par leur fragilité, semblent plutôt
offrir un sujet d'effroi qu'un moyen de résistance '.
Ainsi, de très-bonne heure, nous voyons de hautes
nefs divisées par des colonnettes sur lesquelles
semble reposer la masse d'une voûte élevée. Par
un artifice de construction, cette masse en réalité
ne porte point sur des colonnettes, elle se décharge
sur des murs latéraux d'une solidité à toute
épreuve^. Une disposition semblable, mais sur une
très-petite échelle, s'observe dans quelques cryptes
byzantines, par exemple dans celles de Neuwiller, du
Munster, de Notre-Dame de la Goulture, etc. Mais
il n'y a là aucune prétention à faire illusion. On
n'a voulii que rappeler la disposition d'une église,
et c'est une preuve de plus de l'art avec lequel les
arch'lectes du xiii^siècle perfectionnèrent toutes les
inventions de leurs devanciers. On poussa si loin le
1. Voir la nef de la cathédrale de Dol en Bretagne.
2. Voir le chœur de Saint-Serge et l'hôpital d'Angers, le ré-
fectoire du prieuré de Saint-Martin à Paris, et la chapelle
basse de la Sainte- Chapelle,
ESSAI SUR L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE. 47
goût, la passion pour l'apparence de la légèreté,
qu'on s'étudia à dissimuler tous lesmoyens qui peu-
vent garantir la solidité. Je citerai un exemple
remarquable de cette prétention à la légèreté. Les
piliers du chœur de Saint-Julien, au Mans, repré-
sentent en plan deux ovales , se pénétrant à leur
sommet et ayant leur grand axe commun. Deux co-
lonnettes isolées très-grêles cachent le point de jonc-
tion des deux ovales. De l'intérieur du chœur ou des
bas côtés, l'œil n'aperçoit qu'une partie du pilier,
lequel paraît une colonne ronde d'une légèreté sur-
prenante, les colonnettes ne permettant pas de voir
à la fois plus que le sommet de l'un des deux
ovales. Perçant partout les murailles, on voulut
forcer le spectateur à l'étonnement, et le raison-
nement seul peut lui faire croire à la solidité des
masses suspendues au-dessus de sa tète. Pourtant,
il fallut bien songer à cette solidité, et, pour sou-
tenir en l'air des voûtes à une prodigieuse hauteur,
on dut augmenter successivement les contre-forts;
il fallut étayer de tous côtés, par des arcs-bou-
tants \ ces masses pyramidales qui menaçaient le
i
1. Les architectes du xi« siècle avaient déjà fait usage des
arcs-boutants, mais à l'intérieur des églises. Couvrant les bas
côtés d'une nef, et partie des transepts d'une demi-voiite, ils
appuyaient ainsi d'une manière très-énergique les murs des
hautes nefs et les coupoles qui surmontent les transepts.
Voir les églises de Saint-Sauveur à Nevers, de Conques, et
48 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
ciel et aussi les habitants de la terre. On ne recula
devant aucune conséquence du système, et l'on
n'hésita pas à sacrifier l'extérieurdes faces latérales,
à l'effet que l'on espérait de l'intérieur : l'accrois-
sement des contre-forls , la multiplicité des arcs-
boutants, n'en déplaise aux amateurs passionnés
du style gothique, voilà de tristes nécessités, des
palliatifs assez grossiers. Si, en entrant dans une
église gothique, nous admirons la liardiesse des
voûtes, l'élancement des colonnes, en un mot, sa
fabrique tout aérienne, pour me servir de l'ex-
pression si juste de M. Dusomraerard, on éprouve,
en la contemplant de loin, le sentiment pénible
qu'excite la vue d'une ruine chancelante et soute-
nue par des étais.
presque toutes les églises byzantines de l'Auvergne et du
Velay.
VI
En cherchant à caractériser la différence des ar-
chitoclures byzantine et gothique, j'ai déjà signalé
les modifications partielles amenées par le chan-
gement d'un principe. Je crois inutile d'insister
davantage sur une comparaison que tous mes lec-
teurs auront déjà faite; je me contenterai de la
résumer en quelque sorte en indiquant une des
conséquences principales du système gothique,
conséquence dans laquelle on suivra le développe-
ment constant du principe que nous avons posé.
Tout le monde remarque, dans l'architecture by-
zantine, la saillie des corniches, la manière très-
accentuée de marquer les lignes horizontales ;
dans rarchitecture gothique au contraire, ce sont
les lignes verticales qui prennent celte prépondé-
rance; et je n'ai pas besoin de faire observer le but
50 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
évident de ce changement. Les divisions horizonta-
les des travées sont faiblement indiquées dans une
église gothique, quelquefois même déguisées par de
faibles ornements, tandis que la forte saillie des co-
lonnettes qui les séparent verticalement attire l'œil
sur une ligne dont rien n'interrompt la longueur.
De même, dans la disposition des façades, les
architectes du xiv^ siècle se sont particulièrement
étudiés à faire pyramider l'ensemble du frontispice,
en rompant par la multitude de leurs pinacles les
lignes horizontales, que leurs devanciers accu-
saient, au contraire, avec une espèce d'alTectation.
Pour citer un exemple frappant, je prierai le lec-
teur de jeter les yeux sur un dessin de la façade
de Saint-Gilles et sur un autre de la façade de la
cathédrale de Reims. La comparaison de ces deux
édifices, admirables chacun dans leur système, en
dira plus que tout ce que je pourrais ajouter. Je
ferai remarquer pourtant encore la multitude des
plans en saillie et en retraite sur la façade gothique
et le plan uni de la façade byzantine; enfin, la divi-
sion de la première en une infinité de parties dis-
tinctes, et toutes d'une importance secondaire en
soi, mais qui, de loin, se réunissent facilement en un
ensemble systématique; et la division de la seconde
en un moins grand nombre de parties, mais beau-
coup plus indépendantes les unes des autres
VII
Il me reste à dire un mot de l'ornementa lion
gothique, de son origine et de son développement.
A son début, elle n'eut point de caractère qui lui
fût propre ; car nous voyons les cathédrales du
xin^ siècle commencer avec les ornements du
xii* à peine modifiés. On se rappellera seulement
que dès lors on avait déjà presque entièrement re-
noncé aux représentations d'hommes ou d'animaux
formant le relief autour de la corbeille des chapi-
teaux. Le chapiteau historié était définitivement
remplacé par le chapiteau à feuillages fantastiques.
A mesure que les ouvriers se perfectionnaient, la
sculpture faisait des pas rapides vers l'imitation. Les
statues roides et longues outre mesure du xii^ siècle,
s'animent au xiii'', prennent du mouvement et de
la grâce. On étudie les draperies, et l'on commence ô
S2 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
travailler d'après nature. Dès lors seulementj'ornc-
lîientation gothique se sépare tout à fait des tradi-
tions byzantines, et son caractère propre s'est formé.
A mesure que l'on faisait des progrès dans la pra-
tique, que les difficultés d'exécution disparaissaient
petit à petit, on remplaçait les feuilles fantastiques
duxii^siècle par desfeuillages fidèlement copiés, lels
que les olfrc la nature. On commença par rendre les
feuilles les plus larges et d'un contour nettement
dessiné ; ainsi la feuille d'eau, celle du chêne, du
châtaignier se présentent d'abord. Bientôt il n'y eut
pas une feuille des champs ou des bois qu'on ne
parvînt à rendre avec une surprenante vérité.
Sous le rapport de la naïveté dans l'imitation des
formes végétales et de la finesse du travail, la
sculpture avait atteint, dès le xiv® siècle, un de-
gré de perfection qu'on ne pouvait plus dépasser'.
D'ailleurs, l'emploi des ornements était le même,
je veux dire qu'ils s'appliquaient aux mêmes par-
lies que dans les siècles précédents: seulement, on
ne les prodiguait plus comme dans les dernières
années de l'architecture byzantine, où il semblait
que l'on eût à cœur de ne pas laisser une seule
1. Les chapiteaux byzantins conservèrent presque tous le
profil corinthien; mais, quand, aux végétaux conventionnels,
on en substitua de réels, ces profils s'altérèrent. En effet, com-
ment conserver les volutes quand on remplaça les feuilles
d'acanthe par des feuilles de chêne et de peuplier?
ESSAI SUR L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE. o3
pnrtie lisse. La décoration gothique eut quelque
chose de plus large et de plus grand. Puis, par
celte tendance à généraliser, à systématiser, propre
à cette période du moyen âge, on adopta presque
exclusivement pour l'intérieur des églises les mo-
tifs tirés du régne végétal; du moins les figurines
et les compositions de bas-relief ne parurent-
elles plus d'ordinaire que dans les voussures et les
tympans des poilails. Au demeurant, pas plus
alors qu'auparavant, on ne pensait donner à toutes
les parties de l'édifice une ornementation uniforme
et symétrique. La plus grande variété dans les
détails continuait à être en usage. Il fallut que
les ouvriers fussent devenus des machines pour
qu'on songeât à tout régulariser.
C'est donc au xix" siècle que l'architecture go-
thique arrive à son plus haut point de splendeur.
Hardiesse de plan, habileté d'exécution, finesse de
travail, elle possède toutes ces qualités. Son sys-
tème est complet, homogène; elle a des écoles et
des principes arrêtés. Déjà elle peut rendre à l'O-
rient les emprunts que lui avait faits rarchitecture-
Ijzantine.
18 37.
II
L'EGLISE DE SAINT-SÂVIN*
ET
SES PEINTURES MURALES
La peinture est, de tous les arts du moyen âge,
celui dont les monuments sont les plus rares en
France; et cependant il est certain que la plupart
de nos églises ont été revêtues autrefois d'uiie riche
ornementation coloriée, et que leurs voûtes et leurs
parois, enduites aujourd'hui d'un badigeon uni-
forme, présentaient de vastes compositions peintes
à fresque ou en détrempe. « On ne comprend pas le
moyen âge, dit]\L Vitet^; on se fait l'idée la plus
1, Dans le département de la Vienne.
2. Rapport au ministro de Tintérieur, 1831, page 35.
se ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
mesquine et la plus fausse de ces grandes créations
d'architeclure et de sculpture, si, dans sa pensée,
on ne les rêve pas couvertes du haut en bas de cou-
leurs et de dorures. »
Pour expliquer comment le goût de ladécoraliun
polychrome s'est perdu parmi nous, il faut se re-
porter au temps où l'art, transformé sous une in-
fluence étrangère, subit en France une transfor-
mation complète. Le xvi^ siècle, si glorieux pour
l'Italie, estmarqué dans l'histoire de notre architec-
lu)-e par l'abandon de ce style, que nous pouvons ap-
peler national, et auquel nous devons tant de monu-
ments originaux. D'inventeurs qu'ils étaient, nos
artistes devinrent d'ingénieux copistes, qui mirent
leur gloire à reproduire et à naturaliser, pour
ainsi dire, en France les chefs-d'œuvre admirés
dans d'autres pays. Dès ce moment, les arts du
dessin , qui jusqu'alors avaient été cultivés à la
fois par les mêmes hommes , ou , du moins ,
soumis à une direction unique, se divisèrent et de-
vinrent comme indépendants les uns des autres.
Au moyen âge, le génie, aveugle peut-être en son
ambition, aspirait à l'universalité. La renaissance,
plus froidement pratique, ouvrait au talent une
multitude de routes distinctes : il devint plus fa-
cile d'atteindre le but; la raison l'avait abaissé, ou
plutôt chaque artiste s'en était fait un à sa portée
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. j7
et pour lui soûl. Le sculpteur s'éloigna de l'arc!) i-
tccte, le peintre du sculpteur, et, si quelquefois ils
se réunirent encore, ce fut dans une espèce de
lutte, où chacun s'efforça de prouver la supériorité
de son art et d'enlever à son émule les suffrages du
public. La peinture murale, florissante au delà des
monts, se perdit en France, soit parce que nos
peintres furent assez modestes pour reconnaître
leur infériorité vis-à-vis des maîtres italiens, soit
parce qu'ils furent assez orgueilleux pour rougir
du litre de décorateur. Le perfectionnement des
procédés matériels leur permit de faire de leurs
tableaux des meubles, en quelque sorte, dont le
fini et la délicatesse devinrent le mérite principal,
et qu'on pouvait vendre ou échanger, comme un
candélabre ou bien un vase ciselé, à chaque varia-
tion de la mode. Réduites à de faibles proportions,
les compositions peintes cessèrent de se produire
dans nos églises, ou ne s'y montrèrent que par
hasard, n'étant déjà plus considérées comme né-
cessaires à la décoration. Au lieu de se concerter
avec l'architecte pour embellir la maison de Dieu,
le peintre suspendit ses tableaux au jour le plus
favorable, heureux s'il pouvait attirer sur son œu-
vre une attention exclusive. En même temps, l'af-
faiblissement des croyances religieuses, les raille-
ries du scepticisme, l'oubli des traditions, et, il
58 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
faut l'avouer aussi, le raffinement du goût, amenè-
rent l'indifférence et bientôt le mépris pour les an-
ciennes peintures, productions d'une époque que
déjà l'on taxait de barbarie. L'action seule du
temps suffisait pour altérer ou détruire, dans la
plupart de nos grands édifices, une décoration na-
turellement peu durable ; les ravages de la guerre,
l'ignorance, et surtout les caprices de la mode, se
réunirent pour la faire disparaître plus rapide-
ment. Mais, je n'hésite point à le dire, ni les fu-
reurs iconoclastes du protestantisme, ni le vanda-
lisme stupide de la Révolution, n'ont imprimé sur
nos monuments des traces aussi déplorables que le
mauvais goût du xviii" et du xix^ siècle. Les bar-
bares laissaient au moins des ruines : les prétendus
réparateurs ne nous ont laissé que leurs tristes ou-
vrages.
L'existence d'une vaste église conservant encore
un ensemble immense de peintures murales, qui
remontent à une époque fort reculée du moyen
âge, est une espèce de prodige aujourd'hui : aussi
l'on n'en cite plus qu'une seule en France, c'est
Saint-Savin. Après huit siècles, ses fresques sub-
sistent, et, bien que dégradées, elles offrent tou-
jours un vaste sujet d'études à l'artiste et à l'anti-
quaire. Depuis peu d'années seulement, elles sont
l'objet de la sollicitude d'une administration
L'ÉGLISE DE SAINT-SAYIN. 59
éclairée, cl Tauleur de ce travail s'applaudit d'avoir,
un des premiers, signalé son importance. Des
sommes considérables accordées par M. le ministre
de l'intérieur pour les réparations de l'église, les
soins minutieux et intelligents qui dorénavant ne
leur manqueront plus, permettent d'espérer que
ces grandes compositions auront encore une longue
durée. Malheureusement, les secours ont été tardifs,
et ne pouvaient d'ailleurs avoir d'autreeffet que de
reculerl'époque d'une destruction complète. Chaque
jour, cependant, doit effacer quelques traits, affai-
blir quelque couleur. Le seul moyen de coiserver
efficacement ces peintures, ou j-lutôt d'en perpé-
tuer le souvenir, c'était de les reproduire par le
dessin et la gravure. Tel est le but d'une publi-
cation que M. Villemain, ministre de l'instruction
publique, a bien voulu autoriser avec sa libéralilé
ordinaire *. Le talent du dessinateur, M. Gérard
Seguin, les ressources fécondes de l'industrie mo-
derne, garantissent la fidélité de la copie, et, s'il
est impossible de reproduire ces peintures telles
qu'elles furent autrefois, on a pu du moins donner
l'idée la plus exacte de ce qu'elles sont aujourd'hui.
Chargé ^ de rédiger ce travail sur les fresques
1. Peintures de l'église de Saint-Savin, imprimerie royale;
in-folio, 1845.
2. Par le comité des art3 et monuments.
CO ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
de Saint-Savin,j'ai pensé que ma tâche ne se bornait
pas à rinterprélation des sujets peints sur lesmurs
de l'église; il m'a semblé que je devais encore
rechercher l'origine, la date, les procédés matériels
de ces peintures. Dès lors, une étude complète de
l'église qui les renferme m'a paru nécessaire. En
effet, dans l'absence ou l'insuffisance des renseigne-
ments historiques, les caractères particuliers à
l'arciiitecture du monument peuvent nous fournir
des témoignages de la plus haute importance. 11
était difficile d'ailleurs de séparer la peinture de
l'architecture dans l'œuvre d'une époque où elles
étaient si étroitement unies; enfin, l'abbaye dô
Saint-Savin offrant dans ses fresques un système
de décoration complet et. original, c'eût été en
méconnaître l'harmonie que de ne pas le considé-
rer dans ses rapports avec la disposition architecte-
nique de l'édifice.
Je décrirai donc d'abord l'église telle qu'elle
existe actuellement, et je m'occuperai ensuite de
rassembler tous les documents historiques que j'ai
pu recueillir sur l'abbaye de Saint-Savin '. Je
I. M. le maire de Poitiers a bien vcalu m'envoyer en com-
munication les deux volumes du recueil de dom Fonteneau, qui
contiennent un certain nombre de pièces relatives à l'abbaye
de Saint-Savin ; ces renseignements m'ont été de la plus grande
utilité pour mon travail. Je dois encore des remerciraents
au savant M. Redet, archiviste de la préfecture de la Vienne,
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 61
commencerai par un abrégé de la légende du saint
dont elle porte le nom. Bien que absolument dé-
pourvue de toute critique liistoriquo, cette légende
conserve le souvenir d'une tradition évidemment
fort ancienne, et dont il était impossible de ne pas
tenir compte. Elle est, en outre^ nécessaire à l'in-
telligence d'une partie des peintures qui retracent
la vie de saint Savin.
J'écris l'histoire d'un monument, et non celle
d'une communauté religieuse : aussi je m'attache-
qui m'a indiqué avec beaucoup de complaisance quelques do-
cuments curieux conservés dans le dépôt important confié à
ses soins.
« Dom Léonard Fonteneau, né à Jully, diocèse de Bourges,
a fait profession, à l'âge de vingt et un ans, dans l'abbaye de
Saint-Allyre, à Clermont, le 7 septembre 1726. Il entreprit en
1741, conjointement avec dom Marie-Joseph Boudet, non-
seulement de travailler à l'histoire du Poitou, mais encore à
celle de toute l'Aquitaine. La mort ayant enlevé son compa-
gnon d'études en 1743, il ne perdit pas courage. Il s'appliqua
sans relâche à la recherche des diplômes, chartes et autres
monuments relatifs à l'histoire des provinces de Poitou,
d'Aunis et de Saintonge. Il a collationné ses copies sur les
oi'iginaux avec beaucoup de soin et d'exactitude. Ces maté-
riaux^ ramassés pendant vingt-sept ans et mis en ordre, for-
ment une collection très-nombreuse. » (Notice de dom Tas-
sia. Histoire litt. de la congrégation de Sainl-Maur.) Les ma-
nuscrits de dom Fonteneau, conservés à la bibliothèque de
Poitiers, composent quatre-vingt-sept volumes in-folio. Voir
l'intéressante notice publiée sur les travaux de ce laborieux
bénédictin par M. Foucart, dans le tome II des Mémoires
de la société des Antiquaires de VOuest.
Le recueil de dom Fonteneau contient, outre un assez grand
nombre de chartes, diplômes, actes judiciaires, etc. : quel
62 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
rai principalement aux faits qui ont quelque rap-
port à la fondation, à l'agrandissement, à la dégra-
dation de léglise. Toutefois, je noterai avec soin
les périodes de prospérité de l'abbaye et celles de
décadence ; car, de même que les richesses de ses
religieux ont eu la plus grande influence sur sa
décoration monumentale, de même sa pauvreté l'a
préservée des altérations que tant d'autres églises
ont subies aux époques de révolutions dans les
arts.
ques mémoires manuscrits sur l'abbaye de Saiut-Savin. Plu-
sieurs de ces mémoires me semblent des copies ou des abré-
gés du même ouvrage, que, d'après une note inscrite sur l'un
des manuscrits, je crois devoir attribuer à dom Nozereau,
de la congrégation de Saint-Maur. Je n'ai pu, d'ailleurs, me
procurer aucun renseignement sur ce religieux ou sur ses
ouvrages. Pour la rédaction de cette notice, je me suis servi
principalement d'un manuscrit de la même collection, écrit en
latin par dom Estiennot, qui paraît avoir visité l'abbaye de
Saint-Savin et exploré ses archives avec un soin particulier.
Dom Claude Estiennot de la Serre , né à Varennes, diocèse
d'Autun, en 1639, prit les ordres dans l'abbaye de Vendôme
en 1658. Il fut intimement lié avec Mabillon, et fit avec lui, à
pied, le voyage de Flandre. Il mourut en 1699, dans les bras
de B. de Montfaucon. Ses manuscrits formaient quarante-cinq
volumes in-folio, presque tous écrits de sa main. « Ce ne sont
pas seulement des copies, dit dom Tassin; on y rencontre
souvent des notes très-judicieuses qui supposent un goût ex-
quis, une grande justesse d'esprit et une profonde érudition. »
Les manuscrits de dom Estiennot ont été mis en œuvre par
Mabillon, les auteurs du Gallia Chrisdana, dom Vaissette,
dom Bouquet, etc. : Mal)illon le cite souvent sous le nom de
Steplianotius. (Voir dom Tassin, flisloire littéraire de la con-
grégation de Saint-Maur, page 177 et suivantes.)
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 63
Après avoir comparu entre eux les renseigne-
ments que nous auront fournis l'histoire et
l'étutle du monument, j'examinerai les procédés
d'eKécubion et les caractères généraux des pein-
tures; j'essayerai d'en indiquer l'âge, et même
de présenter l'hypothèse la plus probable, à mon
avis, sur leur origine. La dernière partie de ce
travail sera consacrée à l'explication des pein-
tures.
Quatre visites à l'abbaye de Saint-Savin m'ont
permis d'étudier son architecture avec tout le
soin qu'elle mérite, et le concours le plus géné-
reux de la part d'artistes et d'antiquaires instruits
ne m'a pas manqué pour l'accomplissement de
la tâche que j'avais entreprise. M. Denuelle, qui
a séjourné assez longtemps à Saint-Savin depuis
que les travaux de restauration ont fait décou-
vrir des fresques inconnues il y a peu d'an-
nées, a bien voulu mettre à ma disposition plu-
sieurs beaux dessins inédits. M. Joly Leterme,
architecte de l'église, m'a communiqué ses plans
et une foule d'observations importantes. M. VioUet-
Leduc, qui m'avait accompagné dans mon dernier
voyage, m'a ouvert son précieux portefeuille. Je
dois enfin à M. de Chergé, correspondant du mi-
nistère de l'intérieur, et l'un des antiquaires les
plus savants et les plus zélés du Poitou, beau-
64 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
coup de renseignements utiles sur un monument
qu'il connaît depuis son enfance. Je suis heureux
d'offrir ici à ces messieurs l'expression de ma re-
connaissance.
DESCRIPTION DE L EGLISE
L'î'glisecb Saint-S:',vin est située dans une vallée
étroite, ou., pour mieux dire, dans un de ces longs
ravins qui sillonnent et séparent les grands pla-
teaux du Pailou. Dans le thalweg du ravin coule,
du sud vers le nord, la Gartempe, petite rivière qui
va se jeter quelques lieues plus loin dans la Creuse;
l'apside de l'église n'est séparée de la rivière que
par un chemin large de quelques mètres. Malgré
sa llèche fort élevée, on n'aperçoit l'ahbaye que
lorsqu'on en estasse?, près, et, pour juger de lagran
deur de l'église, il faut la regarder du haut des
plateaux qui la dominent. On sait que la plupart
des monastèies de l'ordre de Saint-Benoît sont si-
tués, comme Saint-Savin , dans des vallées pro-
fondes.
Sauf la flèche dont je viens de parler, et qui esf
4.
66 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
une addition évidente du xv*^ siècle, tout l'édifice
présente, au premier coup d'œil, l'apparence d'une
construction homogène et d'un même jet, si l'on peut
s'exprimer ainsi. Dans son ensemble, de même que
dans ses détails, il offre un type très-complet de
l'architecture romane, telle qu'elle se montre dans
le Poitou, pendant la première moitié du xi® siècle.
Plus légères et plus élancées que dans le nord de
la France, les églises poitevines se distinguent
par l'absence de triforium et de fenêtres dans la
nef centrale. Celle-ci n'est éclairée que par les fe-
nêtres des collatéraux, qui, par une conséquence
nécessaire, ont leurs voûtes presque aussi hautes
que celles de la nef centrale. Cette disposition ca-
ractéristique, et presque constante dans le Poitou
et la Saintonge, se retrouve à Saint-Savin très-
distinctement exprimée.
L'église, régulièrement orientée, a la forme d'une
croix latine. Ses transepts sont fort courts. A l'en-
trée de la nef s'élève une tour carrée, surmontée
de la haute flèche dont j'ai déjà parlé. Le chœur
est entouré de cinq chapelles ; deux autres s'ouvrent
dans les transepts. Les murs sont élevés, d'appa-
reil régulier à l'extérieur, flanqués au nord de
contre-forts puissants, mais qui, je le crois, sont
des additions au plan primitif. Au sud, les cloîtres
et les bâtiments réguliers de l'abbaye, contre-bou-
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 67
tant les murs latéraux, ont suppléé au peu de sail-
lie des conlre-forts, très-faibles de ce côté. A Saint
Savin, ce qui frappe surtout le voyageur habitué
à la richesse des églises poitevines, c'est la nudité
des murailles, l'absence presque complète de
toute sculpture, enfin une apparence austère, qui
suffirait à faire assigner une date très-ancienne à
l'église, surtout si on la compare aux églises voi-.
sines, dont les plus pauvres étalent souvent un
luxe d'ornementation remarquable.
On peut diviser l'église de Saint-Savin en qua-
tre parties distinctes, sur lesquelles, pour plus de
clarté, j'appellerai successivement l'atlenlion du
lecteur : ce sont le porche et la tour qui le sur-
monte, la nef, les transepts, le chœur. Je termi-
nerai cette description en ajoutant quelques obser-
vations générales sur la construction de l'église.
A. — Vestibule.
De la place du bourg, on descend par quelques
marches dans le vestibule placé sous la tour. La
porte d'entrée est moderne ; mais il est facile de
voir que la porte qu'elle a remplacée devait être en-
coie plus étroite et tout aussi dépourvue d'ornemen-
tation; elle annonçait plutôt l'entrée d'une for-
teresse que celle d'une édifice religieux. Cette appa-
C8 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
rence militaire est aussi celle de la partie infé-
rieure de la tour, carrée, très-solidement bâtie,
flanquée de contre-forts épais, avec deux fausses ar-
cades sur chacune de ses faces. Dans la maçonne-
rie qui remplit les arcades du côté de l'orient, on
aperçoit de longues ouvertures destinées à la ma-
nœuvre d'un pont-lcvis. On doit noter que la ma-
çonnerie de la tour ne se lie pas à celle de la nef.
Plus tard, j'aurai occasion d'exposer mes conjec-
tures à ce sujet, en m'occupant de l'histoire du
monastère. Le vestibule est une salle carrée, basse,
recouverte par une voûte cintrée en berceau,
renforcée dans son milieu pas un arc doubleau
très-épais. Pas une colonne engagée auprès de la
porte qui donne dans la nef, pas une moulure, pas
la plus légère trace d'ornementation sculptée. La
décoration ne consiste qu'en peintures, dont j'aurai
tout à l'heure à rendre compte. A gauche, au fond
du vestibule, s'ouvre une porte, donnant sur un
escalier en vis, pratiqué dans une tourelle acco-
lée à la tour carrée, qui conduit aux combles de
l'église et à une tribune élevée au-dessus du vesti-
bule, laquelle communiquait autrefois avec la nef
par une large arcade^ ; celte pièce, que j'appelle
tribune, .se retrouve dans beaucoup d'églises ro-
1. Cette arcade est bouchée; aujourd'hui, un autel, évider.i-
ûieut moderne, est placé au-devant.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 6»
mânes et môme gothiques: il est malaisé d'en dé-
teiininer l'usage. Souvent on y trouve un autel,
quelquel'ois une cheminée, en sorte que deu\ des-
tinations fort différentes semblent avoir été données
à la tribune: l'une en ferait une chapelle, l'autre
un lieu privilégié pour assister aux offices sans se
mêler à la foule. Aujourd'hui, la tribune de Saint-
Savin ne reçoit Ki lumière que par les ouvertures
destinées à la manœuvre du pont-levis. Autrefois,
elle tirait du jour de la nef; peut-être y avait-il
originairement des fenêtres à l'orient, que l'on au-
rait bouchées pour les remplacer par les longues
baies du pont-levis. Cependant, je ne vois aucune
trace de cette disposition dans l'appareil, et je serais
plutôt porté à croire que le pont-levis appartenait
à l'époque de la construction primitive *.
De môme que le vestibule inférieur, la trilume
est couverte par une voûte cintrée, renforcée par
un arc douLleau qui la divise en deux parties
égales; elle est, comme le vestibule, dépourvue
de toute ornementation sculptée. Je reviendrai
sur sa décoration peinte, retrouvée depuis peu de
temps , mais malheureusement trop dégradée
pour qu'il fût possible de la reproduire aujour-
y d'hui.
1. Ou du moins à réporjue de la construction de l'église. Je
crois la base de la tour plus ancienne encore.
10 ÉTUDES SUR LES AUTS AU MOYEN AGE.
B. — Nef.
La grande nef de l'église est vasle, et très-haute
si on la compare aux constructions romanes du
nord de la France ; elle est également remarqua-
ble parla légèreté des piliers ou plutôt des colon-
nes qui soutiennent les voûles, et rappelle par son
apparence les basiliques romaines. Les collaté-
raux, d'une hauteur presque égale à celle de la nef
centrale, ont de grandes fenêtres en plein cintre,
percées à peu près à la hauteur des arcades de la
nef. Destinées à donner du jour à toute l'église, on
conçoit pourquoi, dans leur disposition et leurs
proportions, elles n'ont rien de commun avecles
fenêtres romanes du nord de la France *. J'ai déjà
dit que la plupart des églises du Poitou étaient
construites dans le même système : Saint-Savin
en offre un des exemples les plus anciens, et la
cathédrale de Poitiers un des plus modernes.
Les voûtes de la nef et celles des collatéraux
sont épaisses, en plein cintre et en berceau, les
unes et les autres sans arc doubleau, si ce n'est
aux trois premières travées, à partir de la porte
l.On sait que les fenêtres basses des églises romanes du nord
de la France sont étroites à l'extérieur, et fort ébrasées à
l'iutérieur.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 71
occidentale. Dans cette partie de l'église, l'arc dou-
bleau n'a point pour but d'ajouter à la solidité
de la voûte; il est destiné plutôt, ce me semble, à
marquer une division dans la nef. Cette division
est encore mieux indiquée par la forme des piliers.
Les deux premières travées s'appuient sur des pi-
liers formés par un faisceau de quatre colonnes
engagées ; vient ensuite un autre pilier carré avec
une colonne engagée sur ses quatre faces. Dans
la nef, au lieu de piliers, on ne trouve plus que
de longues colonnes cylindriques. Ne pouvant
attribuer une différence si marquée dans la forme
des piliers à un changement dans les plans de l'ar-
chitecte, encore moins à des époques de construc-
tion distinctes, je pense qu'il faut y voir l'inten-
tion de conserver un souvenir de la disposition
particulière aux premières basiliques chrétiennes.
On sait que, pendant longtemps, une place fut réser-
vée vers l'entrée de la nef, aux catéchumènes et aux
excommuniés. Cette place, marquée par une bar-
rière plus ou moins fortement accusée, s'appelait
le narthex intérieur. A Vezelay, à Tournus, des
portes séparent le narthex intérieur de la nef. A
Saint-Savin, toute barrière a disparu ; il ne reste
plus qu'une indication de séparation, souvenir tra-
ditionnel d'unedisposilion qui peut-être n'avait plus
d'objet à l'époque où on l'exprimait de la sorte.
72 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
L'ornementation de cette partie de l'église se
distingue encore de celle de la nef à proprement
parler: dans les travées du narthex, les chapi-
teaux, presque nus, ne présentent qu'une coi'beiile
lisse, avec des saillies au sommet qu'on peut con-
sidérer comme des rudiments de volutes ; les cha-
piteaux de la nef ont une forme toute différente :
leur corbeille, fort évasée, est entourée de rinceaux
et d'entrelacs, d'un travail grossier sans doute,
mais qui dénote pourtant quelque recherche. On
verra tout à l'heure que l'on s'est efforcé de donner
encore plus de richesse aux chapiteaux des colon-
nes qui entourent le chœur. Au reste, on se ferait
l'idée la plus inexacte de la sculpture poitevine, si
l'on en jugeait par les chapiteaux de Saint-Savin.
Ces derniers se font remarquer par leur rudesse,
dans une province où la sculpture d'ornementation
est parvenue de bonne heure à l'élégance la plus
ra fil née.
Les colonnes do la nef n'ont point de base, à
moins qu'on ne veuille donner ce nom à une fai-
ble saillie, sans la moindre moulure, ménagée au
bas du fût, à quelques centimètres au-dessus du
pavement.
L'axe de la nef ne correspond point exactement
à celui du chœur, et les piliers de la nef sont fort
mal alignés. Ces irrégularités tiennent, soit à une
L'ÉGLISE DE SAINT-SWIN. 73
négligence très-commune à l'époque romane, soit
à une cause particulière que j'aurai plus lard à re-
chercher.
J'ai encore à répéter ici ce que je disais tout à
l'heure de l'absence de décoration sculptée dans le
vestibule. Je citerai comme un fait caractéristique
la nudité des fenêtres, sans archivoltes ornées,
sans colonnes engagées. Sauf les chapiteaux, on
ne voit pas trace de sculpture dans toute la nef.
C. — Transepts.
Les piliers placés au centre des transepts, et des-
tinés à soutenir la coupole et le clocher, ayant une
très-forte saillie sur l'alignement des colonnes de la
nef, le chœur est masqué en grande partie au spec-
tateur entrant dans l'église, qui, de loin, pourrait
croire que, pour arriver au maître-autel, il a une
porte à franchir. Cette disposition nuit à l'effet
pittoresque qu'on pourrait attendre de la gran-
deur réelle de l'édifice, et a, de plus, ce désavan-
tage, qu'elle empêche de voir le chœur du
point de vue oïi le chevet et les chapelles qui
l'entourent paraîtraient de la manière la plus
favorable. A Saint-Sernin de Toulouse, on ob-
serve une disposition semblable, mais elle n'ap-
partient pas au plan primitif. L'érection- tardive
74 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
d'une très-haute tour au-dessus de la coupole des
transepts a nécessité le renforcement des piliers
au centre de l'église. Ici, l'on serait tenté, au pre-
mier abord, d'attribuer à un motif analogue la sail-
lie extraordinaire des piliers des transepts. Un
examen plus attentif ne permet point cependant
d'admettre cette hypothèse. En eil'et, le clocher a
des proportions médiocres, et rien dans ses détails
ne semble appartenir à une époque postérieure à
la construction générale. Le rétrécissement dis-
gracieux de la nef et la saillie de ces piliers pour-
raient s'expliquer simplement par la timidité ordi-
naire aux premiers architectes de l'époque romane.
Bien dilïérenls de leurs successeurs, qui recher-
chaient les constructions difficiles et hardies, ils
craignaient de doiiner à leurs voûtes une porlée
trop grande, et exagéraient la force des massifs
destinés à les soutenir. Je reviendrai, au reste, sur
ce point, et je proposerai une autre explication, peut-
êlre plus satisfaisante, qui me sera fournie par
l'histoire du monastère.
Les croisillons des transepts sont fort courts, et
leurs murailles absolument nues. Chacun a une
petite chapelle semi-circulaire qui s'ouvre à l'ouest,
et qui forme comme la base de la couronne d'ap-
sides et d'autels qui entoure le chevet.
Au xvif siècle, on avait fait une sacristie dans
L'ÉGLISE DE SAIM-SAVIN. 75
le croisillon nord, au moyen d'un mur qui l'isolait
du reste de l'église. En démolissant ce mur, au
commencement de la présente année (1845), on l'a
trouvé formé en partie de débris sculptés, a|ipartc-
nant, comme il semble, au xii*^ ou au xni'' siècle.
Le fragment le plus considérable et le plus curieux
est une grande statue d'ange, complètement peinte,
mais malheureusement mutilée. Elle était encastrée
dans le mur du transept, sous la retombée de
l'arc que forme l'ouverture de l'apside. Il est évi-
dent qu'elle n'avait été mise là qu'à une époque
assez récente, et pour faire office de moellons.
Ou ignore où elle a pu être placée dans l'ori-
gine.
Un peu plus loin, à l'angle rentrant du même
croisillon , le long de la muraille orientale du
transept, entre le mur nord et l'apside, on a trouvé
en 1844 un tombeau de pierre déforme trapézoïde,
composé de deux pièces : l'une en façon d'auge,
avec une place creusée et arrondie pour la tète
du cadavre ; l'autre servant de couvercle, plate en
dessous et présentant à l'extérieur un angle très-
obtus. Sur le côté plat, à l'intérieur, on lit l'in-
scription suivante, tracée en creux :
HIC RCnVIilZGTODO ABBAZ
Ilic Requiescit Odo Abbas
7C ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE-
Les caractères sont très-frustes et de la forme la
plus barbare. 11 paraît que ce tombeau aurait été
déjà fouillé, car on n'y a trouvé ni ossements, ni
aucun de ces objets que renferment d'ordinaire les
sépultures du moyen âge. La tête du mort, ou plu-
tôt la partie du tombeau destinée à la recevoir, était
tournée au nord.
On connaît deux Odon, abbés de Saint-Savin,
— le sixième et le neuvième; — l'un mort en 942,
l'autre vers le milieu du xi^ siècle. Il est impossi-
ble de déterminer aujourd'hui auquel des deux ap-
partient ce tombeau. D'ailleurs, il est si étrange de
tracer une inscription à l'intérieur d'un sépulcre,
qu'on se demande si le couvercle n'a point été re-
tourné et taillé pour une nouvelle destination. On
pourrait peut-être expliquer cette inscription ca-
chée, par un motif d'humilité, qui aurait porté
l'abbé Odon à vouloir dérober sa dépouille mor-
telle aux hommages de ses successeurs immé-
diats.
Dans l'apside de l'autre croisillon, et dans l'é-
paisseur du massif de maçonnerie qui supportait
l'autel, on a découvert tout récemment un tom-
beau en pierre dont l'origine est inconnue. D'a-
près sa forme, et surtout d'après l'ornementation
des chapiteaux des colonnettes qui le soutiennent, on
doit présumer qu'il remonte aux premières années
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 77
du xiii*^ siècle. Sa disposition m'a paru curieuse.
Un peu plus loin, et dans le mur même, on a
trouvé une liole en verre blanc, de forme allongée,
avec un goulot étroit, scellée à ses deux extrémités
du sceau de l'abbaye, et renfermant une substance
jaunâtre qui s'est solidifiée après avoir été liquide.
Auprès de la fiole était un méreau de l'ordre de
saint Benoît, portant les initiales ordinaires de ces
sortes de jetons \ La forme de la liole, celle du ca-
chet, enfin la présence du méreau ne permettent
pas de croire que ce singulier dépôt ait été fait à
une époque fort ancienne. Très-probablement, il
ne remonte pas au delà du xvii" siècle. Pourquoi
ces objets ont-ils été cachés de la sorte dans l'inté-
rieur d'un mur? C'est ce qu'il serait, je crois, diffi-
cile de deviner aujourd'hui.
Du croisillon sud, on passait autrefois dans le
cloître et dans les bâtiments réguliers de l'abbaye.
1. Au droit, le monogramme IHS; une croix au-dessus et
trois clous au-dessous ; puis les lettres suivantes disposées en
cercle : f\'IlSM\lSV-fSMQLIVB, c'est-à-dire « ^■a^le Rétro
Satanas; Nuiiquani Mihi Suade Vana; Sunt Mala Qu;e Libas;
Ipse Venena Bibas. » Revers: une croix ancrée, avec les initiales
suivantes : sur la ligne horizontale, NDSMD, « Non Draco
Sit Mihi Dux ; » sur la ligne verticale, CSSML, « Crux Sacra
Sit Mihi Lux ; » enfin, dans les angles rentrants de la croix
sont disposées les lettres suivantes : CSPB, « Crux Sancti Pa-
t;-is Benedicti.» (Voyez Dcby, Trailé des monnaies des barons
et des prélats. T. 1, p. 74.)
78 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Le cloître est absolument détruit; ce qui reste des
bâtiments réguliers date du xvii^ ou xviii^ siè-
cle, et sert maintenant de logement à la brigade de
gendarmerie de Saint-Savin.
D. — Chœur.
Le chœur est élevé de quelques marches, et les
colonnes qui l'entourent reposent sur un stylobate
orné d'une arcature qui se répète dans les chapel-
les du chevet et sur les murs latéraux ; ce choeur est
fort court. Il n'a que onze arcades assez étroites
disposées en demi-cercle, et surmontées aulrcfois
de petites fenêtres ou de niches ; au-dessus est une
voûte de la même hauteur que celle de la nef et
de même construction. Les chapiteaux du chœur,
les plus riches qui se voient dans l'église, sont d'un
travail assez médiocre, mais pourtant recherché;
ils sont alternativement historiés et ornés de feuil-
lages fantastiques. Les arcades, revêtues d'un crépi
de mortier, n'ont point d'archivoltes sculptées, et
si, comme il est probable, le sculpteur de Sainl-
Savin a épuisé tout son talent sur les chapiteaux du
chœur, il est facile de juger combien l'art était en-
core loin de l'éclat où il parvint dès les premières
années du xii® siècle.
Les cinq chapelles semi-circulaires autour du
L'Ér.LISE DE SAINT-SAVIN. 79
chœur n'oiïrent rien de remarquable. Toutes sont
foif rtroitcs et chacune est percée d'une fenêtre
assez grande pour donner du jour au chœur, qui
sans cela serait fort mal éclairé*.
Il faut remarquer que l'entrée du passage semi-
circulaire entre le chœur et les chapelles ne s'ouvre
point dans l'axe des collatéraux de la nef, disposi-
tion singulière et assurément peu gracieuse. Je me
borne à présent à la signaler; j'essayerai d'en re-
chercher les motifs en étudiant l'histoire de l'abbaye.
On descend dans la crypte par un escalier prati-
qué dans l'axe du chœur, en face de la chapelle n° 4
dite de Saint-Marin. L'entrée de cet escalier, re-
couverte par une espèce de trappe, rétrécit ou
plutôt envahit le passage entre le chœur et les
chapelles, et il me paraît très-probable que l'ar-
chitecte, pour adopter une disposition aussi peu
commode, a dû obéir à des nécessités résultant de la
1. J'ai déjà parlé d"un manuscrit de dora Estiennot, qui
fait connaître les noms des différents autels et les inscriptions
très-anciennes que l'on y a tracées. J'ai suivi, dans l'indication
des autels de l'église, l'ordre marqué dans ce manuscrit. II
désigne par le n" 1 l'autel placé dans le transept nord ; le
no 2 est l'autel du choeur voisin du n" 1, et ainsi de suite. En
faisant le tour du chœur de gauche à droite, on revient au
transept, et l'autel placé dans le croisillon sud porte le n» 7.
Il y avait encore deux autels situés entre le narthex et la nef,
et dédiés l'un à Marie, l'autre à saint Joseph ; leur construc-
tion ne remontait qu'à l'année 16G4. Aujourd'hui, l'on n'en
trouve plus la moindre trace.
80 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
sainteté particulière de ce lieu. La crypte n'a d'autre
ornemeiUalion que ses peintures. C'est une salle
basse, voûtée en plein cintre, qui occupe à peu
près tout l'espace entouré par les colonnes du
chœur. Sous la chapelle de Saint-Marin, il existe un
petit caveau carré, communiquant avec une sorte de
puits récemment découvert ; peut-être était-ce un
trésor ou plutôt une cachette comme il en existeune
dans la crypte de la cathédrale de Chartres.
E. — Remarques sur la construction de l'église.
A ne voir l'église qu'à l'extérieur, ses assises en
moellons uniformes et régulièrement disposés, on ne
devinerait pas la grossièreté singulière de l'appa-
reil. Ces assises de moellons ne sont qu'un parement
derrière lequel on trouve un opus incertttmcomi>o&é
de pierres de toute grandeur, de briques et degra-
vois noyés pêle-mêle dans le ciment, et revêtus d'un
crépissage à l'intérieur de l'édifice. Les colonnes
ne sont pas construites en meilleurs matériaux;
leurs tambours sont de moellons assemblés sans
beaucoup de soin, et séparés par des lits de mortier
d'une épaisseur remarquable. Le tout est couvert,
ainsi que les arcades, les voûtes et les parois, d'un
enduit assez lin, évidemment destiné à recevoir des
peintures.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 81
Les voûtes sont fort épaisses, en moellons, et
cintrées en berceau. Avant les dernières réparations,
elles étaient dans l'état le plus alarmant. La char-
pente est moderne, ou du moins très-postérieure
au xvi" siècle. Le clocher, à l'intersection des tran-
septs et de la nef, est octogone, percé de fenêtres
en plein cintre, flanquées de colonnettes courtes et
d'un travail grossier. L'une d'elles se distingue
par l'ornementation à la fois curieuse et barbare
de son fût : il est guilloché ou cannelé horizon-
talement.
Résumons en quelques mots les caractères de
l'église de Saint-Savin :
Rudesse et timidité de la construction ; mau-
vaise qualité des matériaux ; emploi excessif du
mortier;
Voûtes en berceau non contre-boutées par les
voûtes des collatéraux ;
• Rareté et grossièreté de l'ornementation sculptée;
Emploi exclusif de l'arc en plein cintre.
Toute personne familiarisée avec l'architecture
du moyen âge assignera sans hésiter à l'église de
Saint-Savin une date fort reculée dans le xi® siècle,
soit, pour plus de précision, de l'an 1000 à Tan
lOoO.
II
LEGENDE DE SAINT SAVIN.
J'ai tiré le récit qu'on va lire, d'un manuscrit
lalin faisant partie du recueil de dom Fonteneau, et
copié sur le légendaire de saint Cypricn à Poitiers.
Ce manuscrit est un petit in-4° de vingt-huit pages,
d'une écriture très-fine qui me paraît appartenir au
commencement du xvif siècle. On lit à la fin du
cahier cette note, écrite d'une autre main : « Nota
que ledit extrait nous fut laissé par ]\1M. les
anciens et ceux qui officiaient à Notre-Dame l'An-
cienne, qui est une paroisse proche Saint-Pierre le
Puellier. On dit qu'il y avait un autre légendaire,
mais qu'on ne put trouver. » La vie des saints Savin
et Cyprien, telle qu'elle est rapportée dans la Bi-
bliothèque de Labbe, tome II, page G65, ne diffère
pas essentiellement du manuscrit dont je vais don-
ner l'extrait; peut-être même n'en est-elle qu'un
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 83
abrégé. J'ai pensé que, poui- l'explication clos pein-
tures qui se rapportent à la vie de saint Savin,
je devais donner la préférence au légendaire con-
servé dans l'abbaye. Quant à l'aullienlicité de la
légende même, je ne puis que m'en lappoi ter aux
propres paroles du P. Labbe : « Hinc patet ab ini-
peritis temporum scriptoribus aut conficta, aut sal-
Irm vitiala, in plerisque fuisse marlyrum acla. »
Il m'a paru inutile de traduire littéralement le
latin détestable et le style ampoulé de l'auteur de la
légende, qui emprunte les noms des compagnons
des deux martyrs, et de donner une idée de la
manière du narrateur et de sa latinité.
En l'an 458 de l'incarnation de N.-S., Maximus
et Ladiciusétanlconsuls à Ampliipolis, ville d'Ilalie
(sic), un redoublement de ferveur se manifesta par-
mi les gentils, par des sacrifices continuels à Diony-
sius, leur principale idole. 1! y avait alors àAm-
phi polis deux frères d'une naissance illustre, Savin
et Gvprien, natifs de Brixia(Brescia), ville voisine,
célëlues l'un et l'autre par leur sagesse et leurs ver-
tus, il? voyaient avec borreiir les grossières super-
sfiiioîis dos Anipbi|)o!itains et les exhortaient à
quitter leurs idoles de bois ou de métal, pour
adorer ie seul vrai Dieu.
Cinq mois après la fête de Dionysius, que les
gentils avaient célébrée par des danses et dos or-
84 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
gies, Laclicius vint à Amphipolis, et tout le peuple,
animé contre les chrétiens, courut les dénoncer et de-
mander leur mort au proconsul (sic). Celui-ci lit
aussitôt comparaître les deux frères devant son tri-
bunal, et les interrogea d'abord avec douceur. Sa-
vin, comme l'aîné, parla le premier, et, plein
d'une noble audace, confessa qu'il étah, clirétien.
Il reprocha même à Ladicius son aveuglement. Le
magistrat, espérant que la jeunesse de Gyprien se-
rait plus facile à séduire, tâcha d'obtenir de lui
une rétraclation. Prières, menaces furent inutiles ;
les tourments n'eurent pas plus d'eiïet. D'abord
on les suspendit à un poteau, et on les déchira avec
des ongles de fer ^ . Les bourreaux se fatiguaient,
lorsque Ladicius voulut tenter encore une fois de
séduire les deux chrétiens et d'obtenir d'eux qu'ils
sacrifiassent aux idoles. Il s'aperçut alors que leur
constance n'était pas ébranlée. Savin, s'approchant
de l'idole de Dionysius, lit le signe de la croix, et
aussitôt l'idole, tomhantde son piédestal, se rom-
pit en morceaux. Furieux à ce spectacle, Ladicius fit
jeter les deux soldats du Christ dans une fournaise
ardente; mais le feu les respecta et n'endommagea
pas même leurs vêtements. Sous cette voûte ar-
dente, ies deux jeunes martyrs louaient le Sei-
1. L'auteur invente un verbe pour ce supplice : c'est uiigii-
lari.
L'EGLISE DE SAINT-SAVIN. 80
giiciir, lorsque tout à coup les llnmines, sortant
avec impétuosité de la fournaise, consumèrent La-
dicius et cent soixante des gentils qui assis-
taient au supplice. On ne put retrouver le moin-
dre débris de leurs cadavres. Un des principaux
de la ville, nommé Gelasius, peu touché de ce mi-
racle, fit conduire les saints dans la prison.
Quelques jours après arriva Maximus, collègue
et parent de Ladicius, attiré à Araphipolis par la
nouvelle de la mort de ce dernier. On lui amena
les deux saints. « Parle, dit-il à Savin, toi qui es
supérieur de taille et d'années ; comment te nom-
mes-tu * ? » Or, Savin était d'une haute stature, ter-
rible à voir, le visage gracieux et rondelet - bien
proportionné de tous ses membres, et, quant à
l'esprit, le plus doux et le plus aimable des hom-
mes. « Mon père, répondit Savin, se nommait
Magnus, ma mère Tatia, je m'appelle Savin.
1. « Die mihi qui jetatis corpore es prolexior et temporis
quantitate, quo censeris nomine ? »
2. Je traduis ainsi les mots ciceriiia fade, que je ne com-
prends guère. L'auteur veut-il dire que le saint avait le visage
rond comme un pois chiche, cicer, ou 'biea le mot est-il déti-
guré dans le manuscrit, et faut-il dire : cincinnata facie, tète
frisée ? Voici le texte : « Erat nempe Savinus statura procerus,
terribilis visu, venusta et ciceriua facie, decens corpore, et
mente benignissimus. » L'auteur ayant dit aans sa préface qu'il
écrivait pour le vulgaire, avec un style rustique, j'ai donné
ja préférence à la leçon cicerina facie, qui sent son paysan en
cire t.
86 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Élevé par eux clans l'étude des bonnes lettres, je
suisunhumbie clerc. — Et toi,queIest tonnom ? de-
manda le proconsul à Cyprien. — Moi, je suis
Cyprien. Nous sommes frères de père et de mère,
fils de Magnus de Brescia, trois fois consul, et re-
vêtu de la dignité préfectorale. Nolie mère est
également de famille consulaire, étant lillede Cam-.
padia *. — Eh bien , dit Maximus, en dépit de
voire illustre naissance, sachez que, si vous n'ado-
rez pas sur l'heure le dieu Apollon, vous serez
mis à la gêne, puis livrés aux bêtes de l'aniphithéa-
tre.On devine la réponse des deux héros chrétiens.
Trois jours leur supplice fut différé, non point par
commisération ; mais on voulait faire jeûner une
lionne et deux lions terribles, afin de rendre
inévitable la mort des martyrs. Le jour venu,
Maximus assis sur son tribunal, tout le peuple se
pressant dans l'amphithéâtre, on lâcha d'abord la
lionne, qui, d'un bond, s'élança au milieu de l'arène
en poussant un rugissement effroyable. Mais, ù sur-
prise ! à la vue des deux frères, sa fureur dispa-
raît; elle remue la queue comme un chien, et
leur lèche les pieds. Les deux lions qu'on lâche
ensuite montrent la même douceur, et caressent
1. Le texte porte que la mère des saints était conseil aussi:
«.Mater autem nostraœque consul de matre sua Campadia est
orta. »
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 87
humblement les victimes offertes à leurs dents ho-
micides. Mais tout le peuple s'écria : « Ils char-
ment les lions par art magique ! qu'on leur donne
la mort! »■ Le proconsul les fit ramener en pri-
son, pour méditer quelque genre de supplice aussi
nouveau qu'épouvantable. Trois jours les deux frères
demeurèrent en prison, restaures par la noiurilure
dujeûtie. Au bout de ce temps, un ange leur ap-
parut : » Sortez, leur dit-il, prenez le chemin des
Gaules; là, vous trouverez la récompense que le
Seigneur vous destine. » Aussitôt les murailles de
la prison s'écartèrent à droite et à gauche, et les
chrétiens se virent libres.
Les saints sortirent de la prison vers les calen-
des de mai. Ils se rendirent d'abord chez deux
prêtres chrétiens, Asclepius et Valère, qui jus-
qu'alors avaient échappé à la persécution en dé-
guisant leur croyance. Animés par la fermeté de
Savin et de Cyprien, ils trouvèrent assez d'audace
non-seulement pour les accompagner dans leur
long voyage, mais même pour les suivre jusqu'à
leur martyre. Tous ensemble ils traversèrent les
Alpes pennines, et parvinrent au bord du Rhône;
leur renommée les précédait et partout ils étaient
entourés d'un grand concours de peuple avide de
les voir et d'entendre leurs touchantes exhorta-
tions. Une femme païenne, nommée Emmcnia, vint
88 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
déposer à leurs pieds son enfanl mort. « Si vous êtes,
leur dit-e^le, comme on le préiend, les amis du
grand Dieu, faites, par vos prières, qu'il me rende
ma seule espérance, mon fils unique. Je suis chré-
tienne si vous me le rendez. » Saint Savin fit une
courte oraison ; puis, prenant la main de l'enfant,
il le releva plein de vie. Avertis par un ange, les
saints et leurs compagnons poursuivirent leur
voyage. A Lyon, ils passèrent la Saône à la nage
(sic), et, cheminant par la haute Bourgogne, ils
parvinrent jusqu'à Auxerre. Là, ils trouvèrent le
Irès-glorieux Germain, et Loup, évoque de Troyes,
l'un et l'autre revenant d'un voyage en Irlande,
île habitée par les Scots et les Bretons, vers lesquels
le souverain pontife les avait dépêchés pour extir-
per l'hérésie des Pélagiens {sic). D'abord, Germain
voulut le retenir; mais, éclairé par une révélation
divine, il les bénit et les accompagna jusqu'à trois
milles d'Auxerre. Après avoir passé la Loire et tra-
versé le pays de Tours, saint Savin et ses compa-
gnons se trouvèrent sur le territoire des Poitevins,
au conlluent de la Gartempe et de la Creuse : là,
comme ils prenaient quelque repos, il aperçurent
le proconsul Maximus qui les poursuivait.
Maximus avait juré de ne revoir l'Ausonie (sic)
que lorsqu'il aurait vengé la mort de son parent
Ladicius; il s'était mis en route avec deux r^nls
L'ÉGLISE DE SAI.NT-SAVI N. 80
satollilos italiens, et, suivant iiartout les saints à la
piste, il venait cnlin de les découvrir. Déjà les
chrétiens se croyaient parvenus au terme fatal
de leur voyage, quand tout à coup une barque pa-
rut au bord de l'eau. Ils y entrèrent, et la barque,
sans voiles, sans rames, les porta en un instant à
l'autre rive. Aveuglé par la fureur, Maximus se
jeta sans balancer dans la rivière pour les attein-
dre. Il y perdit la moitié de son monde, qui se noya
dans les ilois. Sans se décourager, il recommença
sa poursuite, et atteignit enfin les illustres fugitifs
sur le bord de la Gartempe, à un mille environ
d'Antigny, dans un lieu nommé Ccvlsïer (Cerasiis) .
Aussitôt, il les fil garrotter, et les conduisit dans
une île de la Gartempe, en face d'un champ appelé
Sceaux (Sellis ou Psellis). Là, il leur fit souffrir
tous les supplices que sa rage sut imaginer. Un
malheureux, tourmenté par un esprit de ténè-
bres, assistait à ce triste spectacle. « Tu vois ce
fou, dit Maximus à Savin; ne saurais-tu faire sur
ce misérable quelqu'un de ces miracles que lu fai-
sais en Ausonie, par la vertu de ton Christ cruci-
fié ? » Savin, levant les yeux et les mains au ciel,
supplia le Seigneur de délivrer le possédé : incon-
tinent l'esprit immonde sortit du corps de ce mal-
heureux avec une horrible puanteur. Le possédé
demanda le baptême, et avec lui dix des satellites
90 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
de Maximus. Nul miracle ne pouvant loucher ce
maudit, il fit trancher la tête à Savin et à ses dix
soldats; quant à Cyprien et à ses deux compa-
gnons, Asclepius et Valère, il les emmena avec lui
à Antigny.
La nuit même, les deux prêtres Asclepius et
Valère, miraculeusement délivrés de leurs fers,
se rendirent dans l'île oîi gisait ahandonné le ca-
davre du martyr ; ils le portèrent de l'autre côté
de la rivière, sur une hauteur que l'on nommait
alors le mont des Trois-Cyprès (ad Tres-Cupressos).
Il y avait une chapelle ruinée par les Vandales,
consacrée jadis au bienheureux saint Vincent. Ce
fut ce saint lieu que les deux prêtres choisirent
pour la sépulture de Savin. Ils l'y déposèrent le 9
des ides de juillet. Cyprien trouva le martyre à
Antigny et fut enterré à côté de son frère. Pour
Maximus et ses soldats, livrés au démon et agités
d'une fureur divine, ils périrent tous misérable-
ment bientôt après. Ainsi finit la légende. — L'île
de la Gartempe, où Savin. soufi'rit le martyre,
'existe à quelque distance du bourg actuel de Saint-
Savin, non loin d'Antigny : on la nomme l'ile du
Gué de Sceaux ; elle est en face d'un hameau
nommé Saint-Cyprien, qui longe une voie ro-
maine. On voyait encore, il y a vingt-cinq ou
trente ans, près de l'île, sur la rive gauche de la
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 91
Gartempe, les ruines d'un village nommé le Gu6
de Sceaux. Quant au mont des Trois-Cyprcs, il
est connu aujourd'hui sous le nom de Saint-Savin.
On pa«se par celte hauteur pour aller au hameau
du Breuil. Je n'y ai observé nul vestige de cha-
pelle; mais, au xvii* siècle, il y avait, sur le co-
teau, une église dédiée cà saint Vincent. Le P. Labbe
l'appelle l'église paroissiale de Saint-Savin*.
Un des religieux réformés de l'abbaye de Saint-
Savin, à propos de la légende dont on vient de lire
l'abrégé, a écrit en note : « L'endroit qu'on appelle
le mont Saint-Savin, oîi l'on prétend que ce saint
a été martyrisé "^ n'est décoré d'aucune marque ni
aucun monument d'antiquité. L'église est d'un goût
très-moderne. Tout ce qu'on dit sur le martyre de
saint Savin , arrivé dans ce lieu, n'est fondé que
sur une tradition, aussi bien que ce qu'on dit sur
le martyre de saint Cyprien, son frère, au Gué de
Sceaux. »
1. Bibli : Labb. II, 665.
2. L'auteur de cette note confond les faits et les lieux. Le
jnont (les Trois-Cyprès est le lieu de la sépulture et non celui
du martyre de saint Savin. Saint Cyprien fut décapite à An-
tigny , et non au Gué de Sceaux.
Le Martyrologhim galiicanum (p. 1144), d'André Dusaussay
rapporte en Jeux mots le martyre des saints Savin et Cyprien
Il croit à tort que le monastère de Cerisier fut consacré à un
autre saint.
ilï
HISTOIRE DE L ABBAYE DE SAINT-SAVIN.
Les archives de l'abbaye de Saint-Savin ont été dé-
truites pendant les guerres civiles du xvi" siècle.
Le titre le plus ancien qui se soit conservé, d'ail-
leurs sans importance, ne remonte qu'au commence-
ment du \f \ Auparavant, on ne trouve qu'inexacti-
tudes et contradictions.
Plusieurs mémoires recueillis dans la précieuse
collection de dom Fonleneau, bien que d'une date
assez récente (ils sont tous du xvif ou même
du xviii^ siècle), m'ont paru cependant offrir le
témoignage d'une tradition locale qui ne pouvait
1. C'est une lettre de Guillaume, duc d'Aquitaine, à Aribert,
abbé de Saint-Savln, auquel il demande dix de ses religieux
pour établir la réforme à Charroux. Cette pièce paraît, d'ail-
leurs, incertaine. Dans le texte, Aribert n'est point qualifié
d'abbé de Samt-Savin, et ce titre lui serait contestable, si j'en
crois une note de dom Fonteneau, t. XXV, p. 585.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN, 03
être négligée, et j'en ai l'ait un fréquent usage.
On allrihue généralement à Charlemagne la fon-
dation (le l'abbaye de Saint-Savin. Vers 800, sui-
vant la chronique de Maillezais\ en 810, suivant
un mémoire manuscrit du recueil de dom Fon-
teneau, Charlemagne fit bâtir un monastère et une
forteresse dans un lieu nommé Cerasus ou Ceri-
sier, et y déposa quantité de reliques qu'il avait
rapportées d'une expédition au delà des Pyrénées.
Cerasus est, ainsi qu'on l'a vu dans la légende, le
lieu 011 saint Savin aurait été arrêté par les sol-
dats de Maximus, et toutes les traditions sont d'ac-
cord pour y reconnaître l'emplacement actuel de
l'abbaye. Aujourd'liui, il peut paraître surprenant
qu'un prince guerrier comme Charlemagne ait
choisi f'ette localité pour y construire un château
fort. En elïet, c'est une vallée commandée par des
hauteurs facilement accessibles. La Gartempe, qui
coule au milieu, étant presque toujours guéable,
on ne peut guère supposer que le château de Ce-
risier fût destiné à défendre un pont ou un pas-
sage. Mais sans doute l'aspect des lieux a changé
considérablement. Autrefois, lorsque les plateaux
du Poitou étaient boisés, la Gartempe avait peut-
être assez de profondeur pour former un obstacle
1. Chronicon Malleacense,Bih\. Labb. II, 199.
94 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
sérieux;etilétaitfacile, au reste, par quelques tra«i(
vaux, de la fairecontribuer puissamment à la défense
d'une forteressebâliesursesbords.liy a deux siècles,
l'abbaye était encore entourée de fossés. En 1626,
on arrivait par un pont-levis à la porte occiden-
tale, et probablement ce pont-levis traversait un
fossé rempli par la rivière. Qu'il lut défendu par
la nature ou par l'art, l'emplacement choisi par
Charlemagnc n'offrait pas les inconvénients qu'il
présenterait aujourd'hui, car la dislance qui le
sépare des coteaux voisins est plus que suflisante
pour le mettre hors de la portée des machines de
guerre connues au moyen âge.
Alors même que le hameau de Cerisier n'eût
pas été célèbre au temps de Gharlcmagne comme
le théâtre d'un martyre, le voisinage du château
fort offrait à une communauté religieuse une pro-
tection trop nécessaire à cette époque pour qu'elle
ne fût pas recherchée avec empressement. On n'a,
d'ailleurs, aucune raison de penser que l'établisse-
ment du monastère ait été postérieur à celui de
la forteresse de Cerisier ; mais il est incertain que
Charlemagne ait terminé ces constructions. Selon
la chronique de Maillezais, Louis le Débonnaire
les aurait trouvées détruites et les aurait réparées.
Dans l'impossibilité d'expliquer comment les bâti-
ments auraient pu être renversés si peu de temps
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 95
ajiivs leur fondalioii, les auteurs de \ixGalliaChi-it>-
tiaiia supposent avec beaucoup de vraisemblance
que le (ils acheva l'œuvre de son père. Quoi qu'il
ensoil, Louis le Débonnaire dota riclunnenl l'ab-
baye et en remit la direction à saint lienoit d'A-
niane.
La découverte des reliques de saint Savin et de
saint Cyprien mit en réputation le monastère de
Cerisier, et sans doute occasionna son changement
de nom. Je lis, dans un des mémoires manuscrits
déjà cités, que cet événement arriva sous le règne
de Charlemagne; mais les noms de quelques per-
sonnages qui figurent dans le récit font soupçon-
ner que c'est au temps de Charles le Chauve qu'il
faut le rapporter. « C'est, dit l'auteur du mémoire,
d'après un vieux bréviaire escript en lettres gothi-
ques, gardé au monastère, en la translation de
saint Savin, qu'il a trouvé la relation des miracles
qui lirent découvrir les corps saints. » Une brebis
égarée du troupeau, passant dans un taillis, tomba
tout à coup frappée d'un engourdissement surna-
turel. Le berger, qui la suivait à la piste, se
frayant avec le fer un passage au milieu des brous-
sailles, voulut faire lever l'animal, et reconnut à
son immobilité qu'il s'était abattu sur le tombeau
d'un saint. Il se hâta d'en informer le voisinage.
Bientôt après, un prêtre, nommé Bonitus, perdit
96 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
son cheval qu'on lui déroba. Plein d'une naïve con-
fiance, il alla porter selle et bride sur la sépulture
des martyrs, protestant qu'il les y laisserait jus-
qu'à ce que son cheval fût retrouvé \ De rcLour à
sa maison, il le vit qui rentrait de lui-même à
l'écurie.
Ces miracles, et bien d'autres encore, furent at-
testés à Gharlemagne, suivant le vieux bréviaire,
par Baydilo, abbé de Maurmoutier, près Tours, et
comte palatin, qui s'empressa de donner au nou-
veau monastère la terre de Cerisier qu'il possé-
dait.
Dès le commencement du ix* siècle, l'abbaye de
Cerisier ou de Sainl-Savin jouissait de grands pri-
vilèges. Elle est citée, en 817, comme franche et
libre de toute prestation et de tout service militaire
envers l'empereur, tenue seulement à prier pour
son salut, celui de ses fils et la stabilité de l'em-
1. Ce trait caractéristique me semble prouver l'ancienneté,
sinon l'authenticité de la tradition. Voici la traduction du texte
cité dans le mémoire manuscrit : « Il prit la selle et la bride,
les porta au sépulcre de ces martjrs, et, avec une simplicité qui
a été souvent suivie de miracles dans la vie des pères, protesta
qu'il les laisserait là jusqu'à ce qu'ils eussent réparé cette
perte, lui rendant son cheval. » Le même miracle est raconté
dans la Translation de saint Savin, attribuée au moine Rimoin,
mais en d'autres termes ; le même auteur rapporte un autre
miracle de saint Savin, presque aussi notable que celui du
cheval.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 97
pire*. Le second abbé de Sainl-Savin, Odon. ou plu-
tôt Dodon, fit exécuter de grands travaux dans le
monaslère, ainsi que l'attestait rinscri|)lion gravée
sur son tombeau; ce qui donnerait lieu de croire
que les bâtiments fondés par Charlemagne ou
Louis le Débonnaire n'avaient qu'une médiocre im-
portance. Les formidables remparts élevés autour
du couvent assuraient à ses religieux une sécurité
enviée par toutes les communautés voisines dans
ce temps de troubles et de pillages. Saint-Savin
était un lieu de refuge pour les moines chassés de
leurs couvents par la terreur que répandaient dans
toute la Gaule les incursions des barbares du Nord.
En 840, les religieux de plusieurs monastères y
arrivaient en fugitifs, apportant de villes fort éloi-
gnées leurs reliques et leurs trésors. Les portes de
la forteresse s'ouvrirent à la fois pour recevoir les
châsses de saint Maixent, de saint Florent et de
saint Romard. Les moines de Glanfeuil y déposè-
rent les dépouilles sacrées de saint Maur; enfin,
ceux de Saint-Martin d'Autun vinrent y demander
1. Gallia Christiana, II, J285,
Jacques Loubbes, dernier abbé régulier qui avait encore les
titres de la maison, déclare, dans l'hommage qu'il rendit au
roi en 1537, « que l'abbaye de Saint-Savin est de fondation
royalle, et qu'il la tient de la franche aumosne des roys de
France, à la charge d'une messe chaque jour de l'année, qui
est la conventuelle, de deux messes à chaque muance de roy,
etc. )) Recueil de dom Fonteneau, t. XXV, p. 601.
6
98 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
un asile. Moins confiants que les étrangers dans la
force de leurs murailles, les religieux de Saint-Sa-
vin, sur le bruit d'une irruption de pirates, trans-
portèrent à Bourges la châsse de leur patron et l'y
laissèrent trente années. Pourtant, au milieu de la
dévastation générale, il ne paraît pas que l'abbaye
de Saint-Savin fut attaquée. Elle demeurait de-
bout, presque seule, en 878, parmi les ruines fu •
manies que les barbares venaient de laisser partout
dans l'Aquitaine.
En môme temps, la réputation de sainteté de ses
religieux s'étendait au loin. C'était aux abbés de
Saint Savin qu'on demandait des réformateurs
pour rétablir la discipline dans les monastères du
midi de la France. Depuis le ix* jusqu'au xi* siè-
cle, ils envoient de pieuses colonies dans le Poitou,
l'Angouniois, le Limousin et jusque dans la haute
Bourgogne ^ S'il en faut croire les traditions loca-
les du monastère, la fameuse abbaye de Cluny se-
rait une fille de Saint-Savin.
Je ne puis m'empècher de rapporter ici une anec-
dote intéressante qui fait connaître quelle était la
rigueur de la règle de saint Benoît et la ferveur de
ses disciples. « Nous lisons dans un vieux manu-
1. ARuffee,Saiut-Cybardd'Angouléme, Saint-Martial deLi-
moges, la Baulme (probablemeat Baulme-les-Messieurs dans
le Jura).
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 99
scrit de Limoges, dit l'auteur anonyme de l'histoire
de saJntSavin d'où nous lirons ces détails, el qui
fait partie des manuscrits de dom Fonteneau, que,
CCS barbares (des pirates normands) ayant rencon-
tré un soir, près de Chàtellerault, un de nos reli-
gieux et l'ayant fait prisonnier, ils lui firent en
vain éprouver tous les tourments que leur malice
put inventer, pensant l'obliger à parler, sans en ve-
nir à bout; dont étant extrêmement surpris, ce
saint personnage leur fît réponse, lorsque l'heure
de primes du lendemain fut passée, que, s'il ne leur
avait pas parlé, ce n'était pour autre raison, sinon
que sa règle ne lui permettait pas de rompre le si-
lence depuis compiles jusqu'au lendemain après
primes. »
Peu après leur translation de Bourges, les reli-
ques de saint Savin disparurent sans qu'on pût sa-
voir où elles avaient été déposées. A l'i.pproche
d'une troupe de pillards, les religieux avaient en-
terré la châsse dans leur église, qui, bientôt après,
fut saccagée et détruite. Probablement les moines
qui avaient pris part au dépôt des reliques périrent
dans la catastrophe qui suivit, et avec eux s'étei-
gnit le secret. La destruction du château et de
l'église est niée par quelques-uns des historiens de
l'abbaye : il est im|)ossible, néanmoins, d'expli-
quer autrement la disparition des reliques de saint
iOO ■ ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Savin dans une communauté si pieuse et si intéres-
sée à leur conservation.
Lorst]ue la tranquillité fut un peu rétablie dans
le Poitou, vers 888 ou 890, un prêtre nommé Bo-
nilus (si je lis bien un nom surchargé dans le ma-
nuscrit d'où je tire ces renseignements) répara le
monastère et probablement aussi le château de
Cerisier.
Au commencement du xi" siècle, Adelmondis ou
Almodie, comtesse de Poitiers, première femme de
Guillaume IV, surnommé Fier-à-bras, duc d'Aqui-
taine, laissa une somme d'argent très-considérable
^)ar testament, à Odon II, abbé de Saint-Savin,
pour qu'il en fit l'usage qui lui semblerait le plus
utile au salut de son âme. Odon fit aussitôt recon-
struire l'église de son monastère sur un plan plus
vaste, et l'église actuelle de Saint-Savin passe pour
être son ouvrage.
Odon prit en 1023 la direction de l'abbaye de
Sainl-Savin, pendant l'absence de Gombauld, qui
s'était rendu a. Charroux pour v établir la réforme.
On ignore la date précise de la mort de la comtesse
Adelmondis; mais son mari, qui lui survécut,
mourut en 1030. En 1040, Odon assistait à la con-
sécration de l'abbaye de la Trinité, à Vendôme.
L'époque de sa mort est inconnue. Gervais, son
siccesseur, non pa.s imraèdiui, était abbè de Sain!
1
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 101
Savin en 1074. Il réforma, dit-on, la disci-
pline, qui s'était relâchée sous l'abbé son prédé-
cesseur : or, il est évident que le reproche ne peut
s'adresser à Odon, qui avait tant fait pour le mo-
nastère. Il est donc probable que Odon mourut
au plus lard vers 1050. Si, comme l'attestent
les traditions de l'abbaye, l'église fut entière-
ment construite par lui, on ne peut douter qu'elle
re fût terminée au milieu du xi^ siècle. Com-
mencés vraisemblablement vers 1023 , avec des
ressources considérables, on ne peut guère sup-
poser que les travaux aient duré plus de vingt-
sept ans.
Ainsi que nous l'avons vu, les caractères archi-
tectoniques de l'église de Saint-Savin se rapportent
parfaitement à cette date, et l'archéologie, par ses
inductions, confirme le témoignage de l'histoire. 11
est vraisemblable que le plan d'Odon fut modifié,
par l'existence de l'église du ix® siècle sur le même
emplacement. D'un côté, le désir de conserver la
crypte et certains autels a pu obliger Odon, soit à
respecter la disposition primitive, soit à la repro-
duire dans l'édifice qu'il a fait élever; d'un autre
côté, les anciennes fondations pouvaient être assez
solides pour que les architectes en voulussent tirer
parti. J'ai fait remarquer l'espèce de désaccord qui
existe entre la nef et le chœur de Saint-Savin. Ce
102 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN ÂGE.
désaccord tient peut-être aux deux causes que je
viens d'indiquer*.
Admettons un moment, comme une pure suppo-
sition, que l'église du ix" siècle ait eu la l'orme
d'une croix latine, qu'elle n'ait eu qu'une seule
nef, et que le chœur n'ait consisté, comme dans la
plupart des édifices de ce temps, qu'en une grande
abside, laquelle aurait occupé tout l'espace compris
aujourd'hui par le stylobate semi-circulaire. Sup-
posons encore que, par un motif de respect reli-.
g.ieux, ou seulement pour la commodité et l'écono-
mie de la construction, on ait conservé dans le
nouveau plan les murs anciens ou du moins leurs
fondations et leurs soubassements, qu'en serait-il
résulté? Les murs de l'abside seraient devenus 1«
stylobate du chœur; les murs dos transepts au-
raient servi à soutenir la coupole et le clocher cen-
tral; les fondations des murs latéraux de la nef
ancienne auraient reçu les colonnes de la nef mo-
derne. Cette hypothèse, que je ne présente qu'avec
la plus grande réserve, pourrait expliquer, ce me
1. « Ce futen jetant les rondements de cette nouvelle église
telle que nous la voyons aujourd'hui, qu'on retrouva les corps
de saint Maixent ou Adjutor, de saint Romard, de saint
Florent, de sainte Prudence, de saint Savin et de saint Marin;
ce qui causa une joie incroyable à tous ces bons religieux, ainsi
qu'a tout le peuple des lieux circonvoisins. » Bccueil de dom
FoiUeneau, t. LXXX,
L'EGLISE DE SAINT-SAVIN. 103
semble, le rùtrécissemenl de l'église à l'intersection
des transepts et la position des collatéraux du
chœur sur un autre axe que celui de la nef. J'ajou-
terai que la tour occidentale ou plutôt la base de
cette tour, qui n'est pas liée à la nef, a probable-
ment fait partie des fortifications du cbàleau de
Cerisier, et qu'elle ne s'est réunie à l'église que
par suite de l'agrandissement de cette dernière sous
Odon II. Le caractère tout militaire qu'on observe
à la base de cette tour et l'absence de liaison avec
les murs de la nef,' me semblent une forte pré-
somption en faveur de ma conjecture.
Je dois dire ici quelques mots d'une tradition
du pays, à laquelle il ne faut pas attacher trop
d'importance, mais que l'on ne doit pas négliger
pourtant. Les habitants de Saint-Savin, probable-,
ment d'après les religieux de l'abbaye, tiennent
pourconstant quela tour occidentate a été construite
par Charlemagne, et en allèguent une preuve sin*.
gulière. Sur un grand nombre de pierres de pare-
ment, on observe des E gravés au ciseau, et voici,
dit-on, le sens mystérieux de cette lettre. Charle-
magne aurait fait vœu de fonder autant de monas-
tères qu'il y a de lettres dans l'alphabet. Chaque
monastère aurait été pour ainsi dire numéroté sui-
vant son ordre de fondation, et Saint- Savin, comme
le cinquième, aurait été désigné par un E. En
104 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
eiïet, un E figure clans les armes de l'abbaye.
Mon savant confrère M. Natalis de Wailly a
bien voulu me communiquer un document fort cu-
rieux relatif à ces fondations attribuées à Cliarle-
magne, que les Bolkindistes supposent avoir été
écrit peu après dlG5. Ils n'en ont publié que le
prologue et la table des chapitres. Les extraits du
manuscrit concordent parfaitement avec ceux
qu'ont donné les Bollandisles *, en sorte qu'on ne
peut douter qu'ils n'appartiennent au môme ouvra-
ge ■-. Ce manuscrit, en confirmant le fait de:> vingt-
trois fondations carlovingiennes, contredirait la tra-
dition relative à Saint-Savin, puisque, d'après lui,
sa lettre serait l'I et non pas l'E. On ne peut, d'ail-
leurs, considérer ce manuscrit comme une autorité
irrécusable. Il atteste seulement une tradition ré-
pandue au XII* siècle, qui, suivant toute apparence,
était conservée avec des variantes dans les difi"é-
rents monastères dont elle intéressait l'histoire.
Je citerai, à cette occasion, un fait curieux que
j'ai observé par moi-même. Il existe dans l'église
de Conques (Aveyron), parmi un assez grand
nombre de reliquaires anciens, un objet de forme
triangulaire, en bois recouvert de cuivre doré ou
peut-être de vermeil, incrusté de pierres précieuses
1, Tome II de janvier 1845.
2. Biblie^thèque royale, manuscrits Bouhler, n» 29, page 189.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 105
et (le quelques intailles antiques, parmi lesquelles
on remarque une Victoire écrivant sur un bou-
clier, d'un très-beau style. La base du triangle a
été évidemment raccommodée, et très-maladroite-
ment à une époque fort ancienne ; mais les parties
qu'on peut regarder comme intactes sont d'un
travail qui conviendrait au viii" siècle ou au i\*
siècle. On appelle ce reliquaire l'A de Gharlema-
gnc * et il passe pour être un présent de ce prince.
Il paraît qu'au xvii* siècle plusieurs monastères
conservaient d'autres reliquaires en forme de
lettres auxquels on attribuait la même origine.
Pour revenir à Saint-Savin, alors même que, ad-
mettant l'authenticité de la tradition locale, on
supposerait que les pierres de la tour portent, en
effet, le chiffre particulier à ce monastère, il ne
s'ensuivrait pas, comme une conséquence néces-
saire, que ces lettres ont été gravées au temps de
Charlemagne. Il est impossible, en effet, de préten-
dre apprécier la date de ces E par la comparaison
de leur forme avec celle de quelques E empruntés
à des inscriptions ou des manuscrits carlovingiens.
On conçoit qu'il n'y a nulle conclusion à tirer de la
forme de lettres grossièrement tracées à la pointe
u ciseau par des ouvriers inexpérimentés.
1. D'après le manuscrit dont j'ai parlé, Conques devrait avoi -^
un D.
100 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
J'avais toujours regardé les E de la tour de
Saint-Savin comme des marques d'appareilleurs ;
la présence d'un E dans le blason de l'abbaye a
quelque peu ébranlé ma conviction, et m'a engagé
à réunir ici le petit nombre de renseignements que
j'ai pu recueillir. Pour avoir une opinion arrêtée
sur ce sujet, attendons que d'autres faits du même
genre viennent jeter un jour nouveau sur la ques-
tion.
Vers le milieu du xiii* siècle, le monastère de
Saint-Savin reçut des donations considérables.
« En 1230, le comte Ildefonse, ou Alplioase,
quatrième fils de Louis VIII et frère de saint
Louis, donna à l'abbaye de Saint-S;:\in sa belle,
nq^ile et seigneuriale terre du Juillet, avec toutes
ses dépendances s'étendant dans neuf paroisses
circonvoisines... » Dans le même temps, les do-
maines de la communauté s'agrandissaient par
suite d'un legs aussi important. Une mère désolée,
dont les deux fils étaient morts à la chasse, la
dame de Toiray, laissait tous ses biens au monastère
de Saint-Savin. « La terre seigneurie de Toiray,
dit le moine dont je transcris la relation, est un
membre très-considérable de l'abbaye. » Par un
sentiment d'humilité fréquent à cette époque, la
noble légataire voulut être enterrée sous le clocher
de l'église, devant la porte, « afin d'être foulée
L'ÉGLISE DE SÂINT-SAVIN. 107
aux pieds de ceux qui cntraiciil et sorlaient de la
nef. » — « Il faut convenir, ajoute mon auteur,
qu'on n'enterrait personne dans l'église dans ces
temps, parce qu'on la regardait comme remplie de
corps saints. On enterrait les abbés dans le cloître. »
Les religieux de Saint-Savin étaient tenus de
célébrer quatre services chaque carême pour leurs
bienfaiteurs ; le premier, pour les rois fon-
dateurs , le second , pour la comtesse de Poi-
tou, Adelmondis; le troisième, pour le comte
lldefonse ; le dernier, enfin, pour la dame de
Toiray. Je rapporte ces donations parce qu'elles
peuvent donner une idée des richesses de l'abbaye,
et que, dans le moyen âge, les grandes constructions
avaient presque toujours lieu à la suite de legs
ou de présents fails à des communautés monasti-
ques. L'église de Saint-Savin, cependant, n'a poiqf
conservé les traces de travaux considérables exéct
tés dans le courant du xiii® siècle. Peut-être faut-
il attribuer à cette époque l'érection d'un jubé dont
j'ignore l'emplacement, eldont je n'ai connu l'exis-
tenceque par une pièce manuscrite qui en mentionne
la destruction. Il est probable, en outre, que les
bâtiments conventuels s'agrandirent ou même se
renouvelèrent au moyen d'autres libéralités
dont le monastère fut alors l'objet. Enfin, on
pourrait encore rapporter au même temps la con-
lOS ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
slruction des cloîtres détruits vers la lui du xvi'
siècle.
Du xiii' au xiv^ siècle, l'histoire de l'abbaye de
Saint-Savin n'offre aucun fait qui mérite d'être re-
laté. Déjà la prospérité du monastère touchait à sa
fin, et une série de catastrophes allait fondre sur
son église.
Les guerres acharnées du xiv® siècle entre la
France et l'Angleterre lui portèrent le premier
coup. En 1368, une troupe d'Anglais s'était re-
tranchée à Saint-Savin, de l'aveu do l'abbé, nommé
Jocelin, Anglais lui-même, ou du moins dévoué
aux intérêts de la Grande-Bretagne. Un religieux,
en 1370. pour se venger de lui, livra l'abbaye aux
Français, qui en massacrèrent la garnison. L'année
suivante, le prince Noir reprit le monastère et y
mit tout à feu et à sang.
Nous touchons à l'époque des guerres de religion,
si fatales à nos monuments. Je laisse parler un
des historiens de l'abbaye :
« Il n'y a rien de remarquable de cette maison,
depuis l'an 1400 jusqu'en l'an 1500, que des alié-
nations, des usurpations et des démembrements,
dont on trouve encore des mémoires, quoique fort
imparfaits, de sorte que, pendant ce siècle, par la
négligence des abbés et des religieux particuliers,
qui, bien loin de s'opposer à ces aliénations, y prê-
L"1:;GL1SE DK SAINT-S.WIN. lO'J
laiciil la main autant qu'il dépendait d'eux, tou-
tes les maisons, particulièrement de noblesse, des
environs de Saint-Savin se sont enrichies des dé-
pouilles de cette pauvre abbaye...
» Les édits du roi Charles IX, de 1562, qui or-
donnaient de grosses impositions sur les ecclésias-
tiques, et qui permettaient, pour le payement
d'icelles, d'aliéner le bien d'Église, donnèrent lieu
à bien des usurpations, et il n'y eut point d'oflicier
ni de bénéficier qui n'imitât son abbé en déchirant
lés entrailles de sa mère, c'est-à-dire en aliénant
le plus beau et le meilleur de l'abbaye et du cou-
vent...
» 11 n'est pas possible de marquer en détail tou-
tes les pilleries non plus que toutes les prises et re-
prises qui ont été faites de ladite abbaye, tant par
les huguenots que par les catholiques, depuis l'an-
née 1550 ou environ que commencèrent les trou-
bles; mais il sera parlé des principales.
» En 1562, le sieur de Bourdeille fut envoyé
avec cinq cents chevau-légers à Saint-Savin, qu'il
prit et pilla avec un grand carnage,
» En 1568, le 10 novembre, le comte de Choisy
et Beauvoisin et autres capitaines, s'étant saisis de
l'abbaye sans beaucoup de résistance, firent de ce
sanctuaire un lieu de désolation. Nous ne lisons
pas qu'ils tuèrent les moines, comme ils firent à
7
110 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Saint-Michel en Erm la même année , car ils
s'étaient retirés de là, ne pensant qu'à sauver leur
vie, sans pourvoir aux choses sacrées. Les hugue-
nots pillèrent tout ce. qu'ils purent et ce qui était
resté du pillage de 1562; ils mirent le feu à
l'église, à la charpente du clocher, qui allait jus-
qu'au sommet de la (lèche, et aux chaises du
chœur, qui étaient magnifiques; les grandes et les
petites orgues et les images eurent le même sort.
» L'image de Notre-Dame, qui, avec le chef de
saint Savin, était en grande vénération parmi le
peuple (on appelait cette Notre-Dame Notre-Dame
des Enfants)^ fut jetée dans la rivière, dans un
grand trou qui est sous la chute de l'eau du mou-
lin. Un habitant de Saint-Savin, âgé de quatre-vingts
ans, a raconté que, les troubles étant passés, le
peuple, s'étant assemblé, avait fait plonger un
homme dans l'eau pour attacher ladite image avec
des cordes, qui, avec des chevaux et des bœufs,
n'avait pas eu l'industrie de la retirer. Outre cela,
dans le même pillage, le comte de Ghoisy détruisit
le monastère et se saisit des papiers et titres de
l'abbaye ; il en fit brûler beaucoup et emporta le
reste à Naillé.
» Il y a aussi apparence que ces brigands firent
brûler les reliques qu'ils purent découvrir et qui
étaient en grand nombre dans ce mouastèrCj ou
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. III
qu'ils les jetèrent dans la rivière, quoique quel-
ques-uns assurent qu'elles sont cachées dans quel-
que lieu secret... »
L'abbaye n'eut pas moins à souffrir de l'indisci-
pline des troupes catholiques. En 1574, elle fut
saccagée par l'armée royale, qui y tint garnison
jusqu'à la paix de 1576.
Les fortifications de Saint-Savin, impuissantes
pour défendre l'abbaye contre un siège régulier,
suffisantes cependant pour protéger les bandes de
pillards qui rançonnaient la province, attirèrent
de nouveaux malheurs sur l'église pendant les
guerres de la Ligue. Le monastère fut pris et repris
plusieurs fois, et toujours de plus en plus maltraité.
En 1585, les ligueurs y assiégèrent le capitaine
Taillefer, qui s'était retranché dans l'église.
« lis appliquèrent le pétard du côté de l'église
qui regarde le jardin de Saint-Marin \ dans le
coin qui joint la chapelle de la croisée; et, ayant
fait une large ouverture, qui n'a été bouchée
qu'avec de la terre, s'en rendirent par force les
maîtres et y firent un grand butin, en ce que ledit
capitaine Taillefer y avait amassé beaucoup de ri-
cb(L-s('s.
» Aiirès la mort d'Aymé rie de Rochechouart,
l.'Cliapelle n" 7, d'après le manuscrit de dom Estiennot.
M. July a retrouvé des traces évidentes de rexpiosion.
H2 ÉTUDES SUR LES ARTS AU iMUYEN AGL'.
abbé de Saint-Savin,qui arriva en 1580, M. Claude
de Villequier, père du vicomte de la Gucrcho, trouva
moyen d'obtenir l'abbaye de Saint-Savin, va-
cante, pour un tiers contidencier nommé Malluuin
Vincent, sous le nom duquel il en jouit douze ans
ou environ, car Vincent n'était abbé que de nom...
Son lils, le vicomte de la Guerche, voyant que la
garnison qu'il y fallait entretenir pour défendre la
place, consommait la plus grande partie des reve-
nus, et que les moines demandaient qu'on réparât
les lieux réguliers brûlés et détruits par les hu-
guenots, et qui n'avaient été réparés que par des
bousillages et de la terre, sur les magniiiques rui-
nes de l'ancien cloître et de l'ancien bâtiment, la
condamna à être démolie et détruite, sous prétexte
de la ruine que sa forteresse apportait au pays,
quoiqu'on pût dire que c'était plutôt pour mieux
recueillir les revenus, qui bien souvent étaient
dissipés par les garnisons.
» Le sieur de Champagne, prévôt des marchands
de Montmorillon, qui était sujet de l'abbaye, eut
commission de détruire la forteresse de Sainl-Savin.
On avait lieu d'espérer qu'il userait sobrement de
son pouvoir; mais, bien loin de là, il outre-passa
tellement sa commission, qu'il démolit non-seule-
ment la forteresse, il démolit et fit mettre par tcvc
tout le monastère, sans épargner le cloilrc ni le
T/r:r,Lisi-: dr saint-swin. 113
chapilro, ni le doiioir, ni le rérocloiro, ni la cui-
sine, ni les logis des officiers particuliers, ni les
chambres des hôtes. On prétend aussi que son im-
piété le porta jusqu'à vouloir faire sauter le clo-
cher, que les huguenots mémi^s avaient épai-gné ;
car les religieux de la congrégation de Saint-Maur,
faisant restaurer ledit clocher en 1604, pour répa-
rer le dommage que le feu et les injures du temps
y avaient porté, découvrirent un conduit qui avait
été pratiqué sous les fondements dudit clocher,
dans lequel dix hommes se seraient tournés, ce qui
avait été fait pour faire sauter le clocher par le
moyen de la poudre \ On présume que M. de Cham-
pagne fit cela, en ce que ni les huguenots ni les
Normands n'ont jamais si fort maltraité cette pau-
vre maison qu'il fit, ny laissant aucun vestige de
maison religieuse. Ledit sieur de Champagne fit
aussi conduire beaucoup de matériaux des débris
de l'abbaye en sa maison de Champagne pour l'em-
bellir...
1. Il s'agit probablement de la tour qui s'élève au-dessus du
vestibule, laquelle avait un pont-levis et pouvait être considé-
rée comme une espèce de donjon, en raison de a uteur et
de l'épaisseur de ses murs. est évident, d'ailleurs que ac-
cusation portée contre le sieur de Champagne n est pas fondée.
Un conduit« où dix hommes se seraient tournés» n est pas une
mine. Un petit baril de poudre eût suffi pour renverser a tour
de Saint-Savm.
H4 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
» Il paraît encore évidemment aujourd'hui que
le cloître a été démoli deux fois, par la naissance
des voûtes dont il reste encore quelques vestiges du
côté de l'église, dont l'une (sic) paraît avoir été
d'une structure magnifique, c'est-à-dire celle qui
fut faite du temps d'Odo par la libéralité de la
comtesse Adelmondis, duchesse d'Aquitaine ; l'au-
tre en berceau, qui n'étai-t qu'une faible répara-
tion de l'entretien et selon que le temps le per-
mettait*. »
Charles d'Enan, évêque de Poitiers, puis de
Langres, abbé de Sainl-Savin, se démit, en 1011,
de son abbaye en faveur d'un certain Vautron,
créature d'un misérable nommé le baron des
Francs, qui, s'établissant dans le monastère, en fit
bientôt une demeure de bandits. Pendant plusieurs
années, à la tête de quelques coupe-jarrets, il
renouvela dans les environs de Suint-Savin toutes
les violences et les pillages qu'on raconte des ca-
pitaines d'aventure du xiv" siècle. Les crimes de
ce scélérat ont laissé de telles traces dans le mo-
nument dont j'écris l'histoire, qu'il m'est impos-
sible de les passer sous silence.
1. Le bon moine montre ici peu de connaissance en archi-
tecture. La voûte en berceau est la seule qui puisse apparte-
nir à l'époque d'Odon. L'autre partie du cloitre datait proba-
blemect du xiii^ siècle. Il ne reste plus rien de ces cloîtres
aujourd'hui.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 115
Quand on lit dans le recueil de dom Fonteneau
ou dans les archives de la préfecture de la Vienne
le récit des excès de tout genre commis par le ba-
ron des Francs, on peut se croire transporté à l'é-
poque où les barbares campaient en vainqueurs
sur les ruines des cités gallo-romaines. Le seigneur
des Francs arrive à Saint-Savin escorté de quel-
ques bandits et suivi d'une troupe de concubines et
de bâtards. Aussitôt il s'installe militairement
dans le monastère; de la tribune il fait son corps
de garde ; il prend son bois de chauffage dans la
charpente du couvent. Il démolit une partie des
voûtes ; on n'arrive plus à lui qu'en traversant une
planche jetée sur cette coupure, car il ne peut dor-
mir tranquille que derrière un retranchement.
Tant qu'il y aura de la poudre et des balles, il
n'est point en peine pour faire vivre sa petite gar-
nison. Voyez-le sortir au fourrage : il monte son
bon cheval de bataille et se met en marche avec
dix ou douze valets armés jusqu'aux dents. « Voici
un troupeau de moutons : il est à nous ! Voici des
bœufs : choisissez les plus gras ; ce sera pour le
saloir. Il faut penser à l'hiver. » Si, par hasard,
quelque paysan, le bonnet à la main et la larme à
l'œil, vient supplier le baron d'avoir pitié de lui :
« Tu raisonnes 1 Qu'on me charge de coups ce
maraud. » La vendange n'embarrasse pas davantage
■::G ETUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
le seigneur des Francs. Comme .ses ancêtres, il ne
plante ni ne sème; mais il sait bien recoller, et
militairement. Au mois de septembre, ses vendan-
geurs prennent la serpette, sans oublier la dague
au côté et le pistolet à la ceinture. « Quel est le
meilleur clos? C'est celui de ce genlillâtr.3 qui ose
se croire notre égal. N'est-ce pas une bonté qu'un
petit noble d'hier ait de si bon vin ? Mais, mort-
Dieu ! il n'en boira pas ! Allons, enfants, à l'ou-
vrage ! et, si le hobereau vous dérange, souvenez-
vous que vous avez au côté un porte-respect. »
Le baron des Francs n'a pas toujours ce ton
terrible : de bandit, il sait devenir escroc. Il rencon
Ire un bourgeois de Saint-Savin qui passe pou;*
riche : » Bonhomme, que faites-vous de votre fils?
Il est bien fait, il a une belle voix, il a tout ce qu'il
faut pour être d'Église. Çà, voulez-vous que nous
en fassions un chantre? S'il me convient, pour-
quoi ne serait-il pas prieur un jour? Mais je suis
mal en fonds, et vous m'obligeriez en me donnant
cent pistoles pour sa réception... » Qu'on s'avise,
plus tard, l'argent payé, de parler de l'office pro-
mis : « Ton argent, bonhomme ! il me servira à
te plaider, à te ruiner. Vraiment ! c'est pour ton
fils qu'il y a des offices dans l'abbaye royale do
Saint-Savin ! »
Outre son sérail , le baron des Francs a une femme
lGCLISR de S.MNT-SAYIN. 117
Ic'gitimo, belle et do liaul li.unago, dame Elècnorc
Tnr|iin, des comtes de Crissé ; clic n'est, point ja-
louse et aime les bâtards de son mari comme s'ils
étaient ses enfants. La noble dame passe une moi-
tié de son temps à la ville, l'autre dans son abbaye.
Sa vie de Paris ne ressemble guère à sa vie de
campagne. A la cour, elle sollicite les juges, car le
baron plaide toujours, et de temps en temps est
condamné à mort ; elle visite les grands, elle
voit le ministre et les seigneurs les plus puissants ;
elle séduit tout ce qui l'approche. C'est une femme
aimable, spirituelle, de bel air et de grandes
manières. Vient-elle à Saint-Savin, elle fait d'au-
tres visites : elle va chez les femmes du bourg, sui-
vie de porteurs d'épée et de pistolets ; elle aira-
che les coilîes des pauvres bourgeoises, distribue
des soufflets libéralement, force les armoires, prend
le linge, l'argent : tout lui est bon. D'ailleurs,
elle sait bien se faire rendre les respects qui lui
sont dus. On a sonné la messe depuis une heure ;
qu'importe ! la messe attendra. Si les moines ont
commencé, tant pis pour eux. Elle entre à grand
bruit ; son écuyer tire son sabre, et d'un revers
coupe les cierges de l'autel. Ces façons toutes mi-
litaires réussissent peu auprès des moines de Saint-
Savin. Aussi le baron des Francs a-t-il eu soin de
placer parmi les religieux un homme à lui, qui.
7.
118 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
bien que tonsuré, porte une courte épée sous sa
robe, et dans \e chapitre il en laisse voir la poi-
gnée, et plus, lorsque les discussions ne sont pas
conduites au gré du baron. Son emploi est de me-
nacer de couper bras et jambes : il s'en acquitte à
ravir ; mais on veut qu'il assassine, et il faiblit.
La vengeance du baron est terrible : on prend ce
misérable, on l'enchaîne ; puis on le jette dans le
coin d'une chambre, replié sur lui-même. Bientôt
on trouve qu'il a trop d'air pour respirer : on bâ-
tit autour de lui une prison ; elle n'a que trois
pieds de long, deux pieds et demi de large. On l'y
laisse huit mois !...
Comme je ne veux point que l'on m'accuse d'exa-
gérer les traits de ce tableau, je vais citer les pro-
pres expressions d'un des chroniqueurs de l'ab-
baye , auteur d'une enquête judiciaire , où se
trouvent ces renseignements curieux sur l'état où
le baron des Francs mit l'église de Saint-Savin.
« Ledit Descards, en 1611, se démit de son ab-
baye en faveur de Vautron, confidentaire et à la
puissance du baron des Francs, qui épousa la
fille naturelle dudit Descards. Ledit des Francs,
sieur de Neuchèze, était d'une grande qualité,
mais fort dépourvu de biens : c'est pourquoi sa
femme lui apporta en mariage l'abbaye de Saint-
Savin. Il s'en vint, l'année même, avec ses armes
'.'ÉCtI ISF DE SAINT-SAVIN. 119
et bagf-'5cs, faire sa demeure audit Saint-Savin,
car fi 11 avait pas d'autre bien. Le premier meuble
qu'il envoya fut une charge de bâtards, et la pre-
mière chose qu'on vit fut un mulet avec des pa-
niers chargés de cette denrée. Les mères accompa-
gnaient leur marchandise et le fruit de leurs dé-
bauches; elles mirent pied à terre et se logèrent au
milieu des masures dans quelques cabanes que
quelques pauvres religieux avaient raccommodées
du mieux qu'ils avaient pu, pour y faire leur de-
meure. Ces nouvelles abbesses commencèrent
d'abord, sous l'autorité et la violence de ceux qui
les entretenaient, à faire la recette des revenus de
la maison, et en donner des acquits comme de leur
propre bien. Les religieux furent obligés de prendre
la fuite, les uns à Laullier, les autres à Mérigny,
les autres ailleurs. Les violences et les concussions
se répandirent aussi sur les vassaux de l'abbaye;
les plaintes en urent portées par tous les tribu-
naux de justice, ce qui obligea ledit des Francs,
pour s'assurer le bénéfice, de demander au roi
un nouveau brevet, qu'il obtint en 1613, par le-
quel le roi déclare vouloir que ledit des Francs
jouisse de l'abbaye de Saint-Savin sous le nom de
Claude Vautron, et ce à la prière et recommanda-
tion de M. le duc du Maine.
» CoDMiie il y avait des décrets de prise de corps
i20 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN' AGE.
contre ledit sieur des Francs, il l'ut contraint de se
retirer sous les voûtes de l'église, où il lit bâtir
une cheminée qui y est encore *; il fit aussi rom-
pre la voûte du côté du clocher à l'entrée du degré
pour faire une espèce de chausse-trappe ou pont-
levis, pour éviter les mains des prévôts qui le cher-
chaient. Là accoucha la fille d'un procureur de
lièse que ledit des Francs avait enlevée et séduite
sous promesse de mariage, et naquit Charles de
Neuchèze, dit de l'Épine, qui depuis a été abbé.
Ainsi les gueuses étaient sur les voûtes de l'église
et les chevaux dans la nef. Il avait fait murer la
grande porte de l'église aussi bien que les deux qui
sont pour entrer dans le monastère, n'ayant rien
laissé d'ouvert que la moitié de celle du cloître,
dont il avait fait murer l'autre moitié, de sorte
qu'on avait peine à y faire passer un cheval.
« Il y avait aussi une petite porte du côté de la
rivière, par laquelle ledit des Francs se donnait du
large, sans passer par la ville, de crainte d'être
arrêté; mais il passait la rivière à gué. Vautron,
tout méchant qu'il était, ne l'était pas assez pour
prêter la main à tous ces désordres : c'est pourquoi
le sieur des Francs lui ht faire une démission de
l'abbaye en faveur d'un misérable appelé Pierre
1. On en voit les traces aujourd'hui dans les combles de
l'église du coté nord.
L'KGLISE nE SAIM-SAVIN. 121
Prandion. C'est sous le nom de celui-ri qu'il lit pis
que jtimais... Tous ces désordres firent tant d'éclat,
que le marquis d'EITiat se résolut de prendre lo
dévolu sur ladite abbaye et envoya le prévôt de
rile-de-France avec ses archers sur les lieux, tant
pour lever lesdits fruits que pour mettre en exécu-
tion les décrets. Il fut obligé d'y demeurer long-
temps, et, n'y trouvant pas de logement, se retran-
cha dans la tour du Chantre \ où il demeura plus
de huit mois avec tout son monde. Ledit sieur des
Francs obligea son confidentaire de résigner ladite
abbaye à son fils naturel Charles de Neuchèze, qui
avait environ douze ans, et s'en alla à Paris pour
soutenir son droit contre le sieur d'Effiat, qui mou-
rut sur ces entrefaites. Mais la dame d'Efliat sou-
tenait les prétentions de feu son mari. Ledit sieur
des Francs mena sa femme, qui avait de l'esprit ei
de la beauté (Éléonore Turpin de Crissé), car iV
n'osait pas se produire, de peur d'être pris. Sa
femme se servit si adroitement des talents que la
nature lui avait donnés, tant envers la dame d'Ef-
fiat qu'envers les juges, qu'enfin elle obligea ladite
dame de se désister. Le gain de ce procès les enfin
tellement, qu'on peut dire qu'ils ne s'en revinrent
1. Cette tour, aujourd'hui détruite, faisait partie autrefois de
l'enceinte fortifiée de l'abbaye. Elle flanquait, au sud-ouest, la
courtine levée devant la façade de l'église.
122 ÉTUDES SUR I.F.S *RTS AU MOYEN AGK.
de Paris que pour augmenter les désordres. Toui le
monde était scandalisé de leurs désordres : les re-
ligieux, par la rétention de leurs pensions; les
gentilshommes, par l'usurpation de leurs droits;
et les habitants, par les violences qu'on leur fai-
sait. En 1G27 et 1628, il y eut encore des plaintes
et des arrêts par lesquels il fut ordonné que visite
serait faite par l'ordinaire. En 1C34, les grands
jours se tinrent à Poitiers. Les plaintes de tous ces
désordres y furent portées et la cour députa un
commissaire sur les lieux, pour faire visite et in-
former. Sur son rapport, intervint un arrêt en
exécution duquel l'évêque de Poitiers donna com-
mission à son grand vicaire de se transporter sur
les lieux, pour en faire la visite et remédier au
désordre. Il en dressa procès-verbal .e 28 jan-
vier 1634, et fit plusieurs ordonnances touchant le
service divin, les réparations de l'abbaye, etc.. Il
n'y eut rien d'exécuté, par les violences du sieur
des Francs.
» Charles de Neuchèze, son fils naturel, ayant
reçu quelques mécontentements de la dame des
Francs, prit un cheval la nuit et s'enfuit, dans le
dessein de se démettre de son abbaye en faveur de
quelque personne puissante, moyennant quelque
récompense, ce qui étonna beaucoup... Le sieur
des Francs se préparait à le poursuivre;... mais
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 423
Charles de Neuchèze n'alla pas bien loin sans se
drpartir de sa résolution : il s'en revint trouver son
])('ie, ce qui le réjouit beaucoup. C'est pourquoi il
lui fit tant de caresses, qu'il 'obligea à se dé-
mettre de son abbaye en faveur de Bénigne de
Neuchèze, qui n'avait pas douze ans. Après quoi,
la guerre ouverte fut déclarée entre lui et les ha-
bitants de Saint-Savin. Il ne sortait plus de la ville
qu'avec des coupe-jarrets ; il fut contraint de quitter
les masures de l'abbaye, ne pouvant s'y mettre à
couvert, et résolut d'aller rester à Saint-Cyprien %
où il fit garnir de guérites ' une méchante mai-
son qui y était, et s'y retrancha avec des gens de
sac et de corde, faisant tous les jours quelque nou-
velle violence sur les uns et sur les autres. Un jour,
il prenait les bœufs d'un paysan, les faisait tuer et
saler; le lendemain, il enlevait les meubles d'un
autre et maltraitait encore ceux qui s'y opposaient,
de sorte qu'il ne se passait point de jour qu'il ne
fît quelque tour de son métier.
B M. Jacques d'Allemagne, sieur de Naillé, se
voyant inquiété par ce méchant homme, trouva
moyen de faire avertir Son Éminence monseigneur
1. Hameau près de Saint-Savin, entre ce bourg et Antigny.
2. On appelait alors guérite une barricade avec des embra-
sures qui permettent de tirer à couvert. Le mot guérite est
emprunté à l'espagnol rjuaridu, retraite, asile.
124 ÉTUnKS SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
le cardinal de IViclieliou, ministre d'Élat, do sa
mauvaise vie, et Son Éminonce, bien informée do
ses désordres et de l'inexéciition des arrêts de la
cour, Y apporta l'autorité du roi, et fit expédier
une commission au grand prévôt du Poitou , de
l'arrêter prisonnier. Cet ordre fut donné si secrè-
tement, que ledit des Francs n'en put rien décou-
vrir, et sa femme, qui était à Paris depuis deux ans
pour poursuivre son procès, lui marquait toujours
que dans les greiïes il n'y avait rien contre lui.
» Un nommé Boisjoli, habitant de Saint-Savin,
fut accusé d'avoir dit qu'il avait vu le sieur des
Francs dans la garenne qui faisait une très-mau'
vaise action que la pudeur ne permet pas de nom-
mer, dont ledit des Francs témoigna être fort of-
fensé. Un jour de dimanche, ledit Boisjoli étant à
la porte avec ses voisins, un des coupe-jarrets dudi
sieur des Francs, passant par là, lui tira un cou[i
de pistolet, le tua sur place et s'enfuit. La ville,
en fut émue, et les habitants, qui se voyaient as-
sassinés jusque chez eux, se liguèrent tous ensem-
ble contre le sieur des Francs et les siens. Ils furent
trouver le grand prévôt et lui promirent de le lui
mettre entre les mains, ce qui se lit de la sorte.
Ayant été averti, par une des femmes qu'il avait
débauchées et qu'il entretenait, qu'il la devait venir
voir cette nuit, et qu'on le trouverait à Saint-
I.'Kr,LISE DK SAINT-SAVIN. 12j
Cvprion. ils eu avriliinU proiniilcincnl le grand
prrvûl cL lui (lonnèirnl li' rendez-vous la nuit dans
un petit bois qui est auprès du village des Buissons,
d'où ils purent investir la maison de Sainl-Cvprien ;
et le grand prévôt, ayant disposé tout son monde
autour d'icclle, frappa à la porte. Incontinent le
sieur des Francs cria à ses malheureux : « Aux gué-
rites ! aux guérites ! » Mais, ayant appris que la mai-
son était investie, il leur défendit de tirer, et, ayant
ouvert une fenêtre qui regarde vers Saint-Savin
pour se sauver, il en fut empêché par ceux qui
avaient investi la maison. Il courut d'abord à la
porte pour demander au prévôt qui il était, et,
après l'avoir reconnu, il se rendit à lui. Il lui
demanda quel ordre il avait de le prendre , et,
après avoir su que c'était par ordre de Sa Majesté,
il fut tout étonné. Le jour étant venu, le prévôt
commanda à ses gens de monter sur les chevaux
du sieur des Francs, car il en avait huit ou neuf
des plus beaux; il fit monter le sieur des Francs
sur un petit bidet sur lequel il le fit lier; et le
mena passer à Saint-Savin pour le conduire à
Poitiers. Quand il vit qu'on le menait à Saint-
Savin, il s'écria fort, disant au prévôt que ce n'é-
tait pas ce qu'il lui avait promis, qu'il l'allait
livrer à la rigueur et à la rage de ses ennemis, à
quoi le prévôt répli(jua qu'il avait ordre de le faire
126 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
passer par là, mais qu'il ne lui serait fait aucun
mal. Je ne dis rien des imprécations et malédic-
tions dont il fut chargé dans toutes les rues de
Saint-Savin où il fut promené en cet état, et en-
suite il fut conduit en prison à Poitiers, d'où, après
quelque temps, mené à la Bastille par ordre du
roi-, où il mourut peut-être bien de poison, comme
l'or» croît, n'ayant pu se tirer d'affaire, quoique des
proches se fussent empressés de solliciter pour lui.»
Le monastère de Saint-Savin ne jouit pas de plus
de tranquillité après la détention et la mort du ba-
ron des Francs ; sa veuve et son fils. Bénigne de
Neuchèze, malgré vingt arrêts rendus contre eux,
continuèrent à disputer la possession de l'abbaye et
à vexer les habitants dubourg avec une audace incon-
cevable. En 1639, dameÉléonore de Turpin-Crissé,
veuve de Henri de Neuchèze, baron des Francs,
accompagnée d'une troupe d'hommes armés, se
rendaildansla vigne de messire Gabriel Casseloup,
notaire à Saint'Savin, et la vendangeait de force.
L'information judiciaire d'où je tire ces détails
rapporte, d'après plusieurs, qu'elle avait dit, en ju-
rant, « qu'elle voulait que le diable lui mangeât
le corps si ledit Casseloup buvait le vin de sa vigne » ,
Une lettre du roi Louis XIII avait chargé l'évêque
de Poitiers et l'inlendaiil de la généralité du Poitou
d'établir la réforme dans le monastère, et de
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 127
prendre à cet elTct toutes les mesures qui lui sem-
Llcraient convenables. Des religieux de la congré-
gation de Saint-Maur furent établis dans l'abbaye
le ^9 août 1G40, et défense fut faite [sous peine
de la vie, à l'abbé de Neuchèze, à sa mère *
et à ses domestiques, de se présenter dans la
ville de Saint-Savin ou sur les domaines de l'ab-
baye. On régla que les biens du monastère seraient
administrés par une commission d'ecclésiastiques
et de laïques, et qu'une partie des revenus serait
employée aux réparations des édifices sacrés. Mais
l'abbé Bénigne de Neuchèze, ou plutôt sa belle-
mère, pendant sa minorité, avait su se ménager
des protecteurs puissants. L'évêque de Châlons,
Cbarles de Neuchèze, son parent, avait reçu ses
pouvoirs et obtint, en 1G41, la suppression de
cette commission, dont l'autorité lui fut remise
en partie. Bientôt l'abbé, avec sa belle-mère, re-
parut à Saint-Savin, accompagné [d'une troupe de
trente ou quarante hommes armés, et renouvela les
violences de son père : il pillait les métayers, enle-
vait de force les récoltes et battait ceux qui osaient
résister. Chaque année, les mêmes scènes se repro-
1. Il semblerait que la dame des Francs avait adopté Bénigne
de Neuchèze, ou que sa naissance adultérine eût été déguisée;
car,, dans tous les actes, on appelle la veuve du baron des Francs
« mère da l'abbé».
12cs ETUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AG[;.
(luisaient. Un fermier nommé Ililairc Taîïel, [ilus
hardi que les autres, après s'être pourvu du lieute-
nant général de Poitiers, s'était fait accompagner de
quelques gens armés pour faire la vendange. « Mais
ledit sieur abbé ne manqua pas d'y venir à main
forte avec ses domestiques et autres personnes, qui
étaient au nombre de plus d'une centaine, armés
d'épées, de fusils, de pistolets et de bâtons, lesquels
jurant et blasphémant le saint nom de Dieu, en la
présence même du lieutenant particulier assesseur
criminel de Poitiers, qui s'y était transporté à la
requête dudit TafTet, pour lui faire prêter main
forte, se jetèrent impétueusement sur ledit Taffet
et ses assistants, les battant, frappant et excédant
de plusieurs coups de leurs armes et bâtons, en
sorte que plusieurs en furent cruellement blessés
et endangerde leurs personnes, dont l'un d'eux,
appelé Rousseau, mourut de ses blessures en 1652. »
Les plaintes, les enquêtes, les arrêts, se succé-
daient, sans que la situation changeât en rien.
L'abbé, devenu d'âge à se faire craindre, semblait
avoir pris le baron des Francs pour modèle, et,
dans une enquête faite à Saint-Savin en 1654, il
disait tout haut « qu'il voulait venger la mort de
son père, mort en prison pour de semblables vio-
lences commises sur les mêmes lieux ».
Un m'ocès-verbal de visite faite par ordre du
L'ÉGLISE DE SAl M-SAVIN. 129
lieutenant général de Poitieis nous appriMul
quelle était la situation de l'abbaye au moment,
de sa réforme.
« Une partie des voûtes de l'église était fon-
due, les piliers endommagés, les chapelles, et le
jubé ruinés, la charpente des couvertures pourrie,
les fenêtres sans vitres, à demi murées, le chœur
sans cloisons et sans stalles. Il n'y avait que deux
cloches, une fêlée et l'autre usée. Pour tous orne-
ments, une aube, une chasuble, un calice et un ci-
boire d'étain ; une croix de bois, avec un christ
de cuivre brisé, était attachée avec une corde. L'of-
fice divin avait cessé, les religieux étaient disper-
sés ; tous les bâtiments qui composaient autrefois
h; cloître, le dortoir et les autres lieux réguliers,
entièrement ruinés et renversés, n'y restant d'iceux
que quelques pans de murailles. »
Les réparations étaient estimées, en 1650, à
77,683 livres.
Un autre procès-verbal de visite faite par le lieu-
tenant général de Poitiers, le 3 juin 1652, contient
quelques détails intéressants sur l'église, et par-
ticulièrement sur la tour occidentale.
<r ... Et, étant entrés sous le clocher de pierre do
ladite église, nous ont fait voiricsdits religieux, sur
lamaindroite en entrant, un lieu toutnoirde fumée,
là où il paraît y avoir eu du feu depuis peu de temps.
130 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN ÂGE.
à cause de la noirceur de la fumée et à cause de
l'odeur qui y est encore très-grande, quoique le
lieu soit beaucoup exposé à l'air. La première
voûte dudit clocher paraît tout enfumée ; et nous
ont prié lesdits religieux de remarquer que, à
cause que les soldats dudit sieur abbé faisaient leur
corps de garde ordinaire sous ledit clocher et y
faisaient du feu continuel, ayant la plupart du
temps la porte fermée, que la fumée qui sor-
tait dudit feu n'ayant pas d'autre sortie, elle en-
trait toute en l'église par la porte qui entre dudit
clocher dans le bout de la nef*, comme il paraît par
la noirceur qui est à ladite porte et à la muraille
au-dessus d'icelle, tant du côté du clocher que par
le dedans de l'église, laquelle noirceur va jusqu'au
haut de la voûte ; et nous ont pareillement lesdits
religieux montré plusieurs grotesques contre la
muraille dudit clocher. En sortant de ladite église,
nous ont lesdits religieux fuit voir à la porte qui y
est du côté où ont été d'autre part tous les cloîtres
et bâtiments de ladite église, qui sont présentement
tous en mazures (sic). »
l.Il semble qu'il s'agit ici du vestibule; mais on se rappelle que
la « grande porte de l'église avait été murée »; que par consé-
quent, dans le vestibule, les soldats n'auraient pas eu de porte
à fermer. Le corps de garde n'aurait-il pas été placé dans la
tribune? Peut-être faut il entendre par « la porte qui entre dans
lebout de la nef» l'arcade delà tribune bouchée aujourd'hui.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 131
Un accommodement eut lieu, en 1C55, entre
l'abbi'' Bénigne de Neuchèze et les religieux, je n'en
ai pu retrouver les conditions. Le Gallia christicna
place en cette année seulement l'avènement de l'ab-
bé; il faut croire qu'à dater de cette époque une
administration moins irrégulière succéda à tant de
désordres.
Probablement les bâtiments conventuels (aujour-
d'bui la caserne de gendarmerie) furent alors con-
struits. Il ne paraît pas que des réparations impor-
tantes furent faites à l'église ; je n'en ai trouvé nul
indice. Peut-être commença-t-on à recouvrir les
fresques des chapelles de ce badigeon blanc si sou-
vent renouvelé dans la suite.
La Révolution n'a pas laissé dans l'abbaye de
Saint-Savin les traces hideuses que conservent tant
d'églises en France. Lorsque commença la guerre
contre les saints et les fleurs de lis, toutes les
fresques à la portée des vandales étaient déjà ca-
chées sous plusieurs couches de badigeon; pour at-
teindre à la voûte du chœur, il eût fallu des écha-
fauds ; d'ailleurs, ce qui restait de peintures était
protégé par le respect traditionnel des habitants du
bourg.
Je crois devoir rapporter au commencement du
isix" siècle quelques travaux exécutés dans la tour,
qui l'ont gravement compromise. On voulut garnir
132 ETUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
de volets les fenêtres supérieures : sans doute on
avait des volets tout faits qu'il ne fallait pas lais-
ser perdre; mais ils étaient carrés et les fenêtres
étaient en plein ceintre. Que fit-on? On coupa les
claveaux des cintres. Déjà l'incendie allumé par les
soldats du comte de Ghoisy avait calciné les trom-
pes sur lesquelles repose la flèche. Nulle répara-
tion n'y fut exécutée; il semble même qu'on ait
entaillé au marteau les pierres que le feu n'avait
que légèrement altérées. En dépit de tant d'efforts,
l'immense flèche de fer subsista suspendue en quel-
que sorte. Cependant, les trumeaux des fenêtres,
horriblement surchargés, se lézardaient en tous
sens; les pierres s'écrasaient, heureusement sans se
disjoindre; une longue crevasse se manifesta depuis
les fenêtres mutilées jusqu'à la base de la tour;
les contre-forts se déversaient et avaient cessé d'ad-
hérer à la muraille qu'ils devaient soutenir.
Le reste de l'église était dans une situation
presque aussi alarmante ; depu .s longtemps, la toi-
ture délabrée laissait pénétrer les eaux pluviales.
La voûte de la nef était lézardée suivant son axe
dans toute sa longueur, et les crevasses avaient
en quelques endroits plus de cinq centimèlres de
large. Le pilier nord-ouest de la coupole, à l'inter-
section de la nef et des transepts, présentait de
nombreuses fissures verticales qui indiquaion' rnç
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 133
solution de continuité dans la maçonnerie, d'où
pouvait résulter l'écroulement du clocher central.
C'était surtout du côté nord do l'église que les
dégradations étaient le plus menaçantes. Plusieurs
piliers s'écrasaient, et le mur, hors d'aplomh, était
poussé en dehors par le poids énorme d'une voûte
en moellons, surchargée encore par une couche de
cendres, de tuiles et de toute sorte de débris, haute
de plus d'un mètre.
Pour prévenir la chute imminente de la voûte,
je ne sais quel détestable maçon, soi-disant archi-
'^cte, avait entrepris de reprendre les piliers en
sous-œuvre. Il avait entaillé les chapiteaux de deux
cotés pour recevoir des pièces de bois transversales
servant de chapeau à un chevalement destiné à
soutenir les arcs des bas-côtés, pendant qu'on répa-
rerait les piliers endommagés. Tout l'échafaudage
était combiné de telle sorte, que, si les travaux
eussent été continués, l'édifice se scr:.;! \":T)".r' ::>
failliblement.
Tel était l'état de l'église de Saint-Savin lorsque
je lavis pour la première fois il y a quelques an-
nées. M. le ministre de l'intérieur, informé de
l'imminence du danger, résolut d'y porter remède.
L'église fut aussitôt classée au nombre des
monuments historiques, et les autorités locales
furent invitées à faire rédiger promptcmcnt unpro-
134 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
jet de restauration. A cette époque, les fonds alloués
au budget de l'intérieur pour la conservation de
nos monuments étaient tellement bornés, que toutes
les réparations s'exécutaient sous la direction des
architectes des départements, car le déplacement
d'artistes envoyés de Paris eût absorbé les faibles
allocations qu'on pouvait accorder. Le premier se-
cours que reçut l'abbaye de Saint-Savin lui fut
bien fatal. En attendant le projet général de res-
tauration, une somme de quinze cents francs, seule
disponible alors, avait été destinée à subvenir aux
travaux de consolidation les plus urgents que ré-
clamait la voûte de la nef. L'architecte du départe-
ment de la Vienne avait eu l'ordre de prévenir l'écar-
tement de la voûte par un système de tirants en fer;
on lui avait recommandé de boucher les lézardes
avec du ciment, et les instructions é4,aient tellement
minutieuses, qu'on lui prescrivait expressément de
couler le mortier par l'extrados de la voûte et de
veiller à ce qu'il ne se répandît pas à l'intrados
suiMes peintures. L'architecte ne tint aucun compte
de ces avertissements : il fit ouvrir la voûte par
l'intrados, remplit les crevasses sans le moindre
soin, et, qui pis est, fit remplacer dans le narthex
une notable portion du crépissage intérieur, détrui-
sant ainsi plusieurs compositions, à la vérité fort al-
térées déjà, mais encore reconnaissables. Ces in-
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 13o
concevables travaux furent exécutés avec une si
grande rapidité, que le ministre n'en fut instruit
que lorsqu'il était trop tard pour y porter remède.
Quelques mois après, l'architecte qui les avait pres-
crits entra, me dit-on, dans une maison d'aliénés.
En 1841, la direction des travaux fut remise à
M. Joly-Leterme, architecte de Saumur, qui venait
de donner des preuves de son habileté dans la
restauration de l'église de Gunault. Désormais
les réparations furent conduites avec intelligence.
Toutes les parties menacées du monastère fu-
rent consolidées, quelques-unes reprises en sous-
œuvre, non sans des précautions infinies. Les
trompes, les trumeaux, les cintres de la tour furent
remplacés, opération périlleuse entreprise avec
audace, on peut dire avec courage, et terminée
aujourd'hui avec un bonheur complet. Maintenant,
les contre-forts sont réparés, les murs raffermis ;
les lézardes ont disparu. La consarvation de l'église
est désormais assurée pour longtemps, et il ne
reste plus à y faire que de légères réparations de
détail, dont on peut d'avance prédire le succès.
En même temps que M. Joly dirigeait les travaux
de consolidation, il prenait les précautions les
plus minutieuses pour conserver tout ce qui restait
des anciennes fresques. Bientôt il essaya d'en re-
hercher de nouvelles. En détachant le badigeon
13b ETUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
avec prudence, écaille parécailio, il conçut l'espoir
(le relroiivcr mainte ancienne peinture barbouillée
peut-être depuis des siècles. Le succès a dépassé
ses espérances. Grâce à ses soins, à sa patience,
il est parvenu à rendre au jour une assez grande
quantité de fresques inconnues et à découvrir des
traces certaines de la décoration générale.
Tout l'intérieur de l'édifice était peint ou du
moins badigeonné à fresque. Partout on a pu
wonstater les couleurs et le dessin des ornements
courants. Une restauration complète de l'ancienne
décoration était devenue facile. Cette restauration,
]e n'ai pas besoin de le dire, ne s'applique qu'au
badigeonnage et aux ornements courants, dont il
existait des indications incontestables. M. Joly a
conservé scrupuleusement jusqu'aux moindres
traces de la peinture primitive, autant comme une
relique ancienne pour l'antiquaare que comme un
témoignage de son exactitude. Enfin, ce n est que
sur les parties de l'église renouvelées entièrement,
pour ainsi dire, qu'il a reproduit les motifs d'orne-
mentation calqués sur ceux qu'il venait de décou-
vrir.
En commençant cette notice, je disais que ni le
temps ni les efforts malveillants des hommes n'ont
porté à nos monuments des coups aussi funestes
que des soins ignorants et une triste manie d'amé-
L'ÉGLISE DE SAINT-S.WIN. 137
liorer. Lï'iiliso do Saint-Saviii ne fournit-elle pns
la preuve la plus '.'omplèle de la vérilé d'une as-
sertion qu'on a peut-être regardée comme un para-
doxe? Saccagée parles Anglais, brûlée par les pro-
testants, dévastée dans toutes nos guerres civiles,
repaire d'une horde de bandits pendant un dcmi-
siécie, elle se distingue aujourd'hui, parmi les nom-
breuses églises du même temps, par l'unité de sa
disposition et par la conservation de son caractère.
Les malheurs de l'abbaye ont préservé l'église des
réparations que subirent, dans le xviu'' siècle, la
plupart des monastères de l'ordre de saint Benoît.
Si l'architecture du xi" siècle subsiste à Saint-
Savin, c'est parce que ses religieux i'urent trop pau-
vres pour l'aitérer.
8.
IV
DISPOSITIONS DES PEINTURES DANS L ÉGLISE.
Tout l'intérieur de l'église, ainsi qu'on l'a déjà
dit, était revêtu d'un enduit de mortier peint ou
badigeonné à fresque. Aujourd'hui, une partie seu-
lement des peintures est assez bien conservée pour
pouvoir être distinguée; partout, cependant, on a
retrouvé des traces qui suffisent pour faire juger
de la nature de la décoration.
Voici comment cette décoration était disposée:
Le porche, du moins la portion de voûte et de
paroi comprise entre l'arc doubieau et 'e mur do
la nef, présente plusieurs compositions tirées de
l'Apocalypse. L'arc doubieau était orné d'une suite
de médaillons, presque tous détruits maintenant :
il m'a semblé y reconnaître quelques-uns des signes
du zodiaque. Au-dessus de la porte qui donne
dans la nef, on voit un Christ colossal assis sur
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 130
un trône et entouré d'une gloire. Enfin, de chaque
côté de la porte, on distingue trois compartiments
l'un au-dessus de l'autre, remplis de figures fort
cU'acées. Les deux compartiments inférieurs repré-
sentent, je crois, les apôtres : ils sont assis trois
par trois, la tête entourée d'un nimbe et le corps
dans une espèce de gloire. Dans l'encadrement
supérieur, on voit trois anges, qui paraissent sa-
luer le Christ, et on peut observer l'attitude tout
orientale que le peintre leur a donnée. On salue
encore dans tout le Levant un personnage de dis-
tinction en portant la main à terre, puis à son
cœur, à ses lèvres et à son front. En Perse, on sa-
luait de la sorte le grand roi, comme on peut le
conclure de l'anecdote si connue d'Ismenias, qui,
pour concilier le cérémonial persan avec la rai
dcur républicaine de la Grèce, laissa tomber son
anneau devant Artaxercès et le ramassa aussitôt.
Sur la voûte de la nef sont peints un assez grand
nombre de sujets empruntés à la Genèse et à la
l'Exode.
La salle principale de la crypte offre, sur les deux
parois nord et sud, la légende des saints Savin et
Cyprien. Un grand Christ dans une gloire, entouré
des attributs symboliques des quatre évangélistes
occupe toute la voûte de l'escalier qui conduit à
celte crypte.
140 CTL-:;C5 SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
D'autres IVcsqucs couvronl les parois de l'opcaliof
el les chambranles de l'espèce de porte, ou [)julût
la saillie de mur qui sépare l'escalier de la ci-yple.
On reconnaît la Vierge et quelques saints de gran-
deur naturelle; mais tout est horriblement salpêtre,
et l'enduit même, partout crevassé, tombe en
larges écailles. On remarque, autour d'une figui-e
de sainte peinte dans l'escalier de la crypte, la dis-
position de l'arcade sous laquelle elle est représen-
tée. A sa droite, au-dessus de la colonne, est une
petite niche en ogive. C'est une singularité assez
notable pour l'époque à laquelle, suivant toute ap-
parence, ces peintures ont été exécutées.
Les murs de la nef, des transepts et du chœur,
ainsi que les voûtes des collatéraux et des tran-
septs, étaient badigeonnés en blanc, et sur ce lond
on avait figuré par des lignes rouges un appareil
régulier de moellons à assises horizontales, A 2
mètres GO centimètres du sol (mesure prise du sol
à la partie inférieure de la bordure), dans la nef
et le transept, règne une espèce de litre ou d(^
large bordure, sur laquelle sont tracés des orne-
ments bizarres en blanc, jaune et rouge sur ii:i
fond bleu. Cà et là, on en a retrouvé des portions
assez bien conservées pour qu'il fût possible de cal
quer le motif des ornements et de le reproduire,
là où l'enduit s'était détaché de la muraille.
I/1^^,IJSE DE SAINT-SAVIN. iM
Lpscolonnr'^i rlaicnl (''galomont badigeonnées, ou
plulûl peintes de manière à repiî'senter des mar-
bres et des agates. Il ne faut point s'attendre à une
imita''on fort e\a '? ; on devine l'intention de l'ar-
liste, voilà tout. Qu'on se représente de larges
veines rouges, jaunes, vertes ou grises, toujours
accompagnées d'autres veines blanches et se dé-
veloppant depuis le haut jusqu'au bas des fûts,
tantôt en spirales , tan H en zigzags opposés , tan-
tôt en longues lignes légèrement ondulées. Cha-
que colonne a sa teinte particulière : on en voit de
rouges, de jaunes, de grises, etc., mais toujours des
veines blanches alternent avec des veines d'une autre
couleur. Les tailloirs étaient peints de même. Quant
aux chapiteaux, on n a retrouvé que des traces
très-incertaines de leur coloration. Les piliers qui
séparent le narthex intérieur de la nef avaient une
décoration plus recherchée, La colonne engagée du
côté de la nef est divisée en un grand nombre de
compartiments carrés, contenant chacun un animal
fantastique d'une exécution très-grossière, mais fa-
cile et hardie. Ces compartiments sont accompa-
gnés de quelques ornements courants d'un dessin
bizarre, mais tout aussi lâchés d'exécution.
A l'intérieur de la nef, au-dessous de la porte occi-
dentale, est pratiquée une assez grande niche dans
laquelle on voit une Vierge assise, couverte de riches
142 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
vêtements et tenant l'Enfant Jésus sur ses genoux.
Cette peinture, très-élégante et d'une assez bonne
conservation, a été découverte récemment, sous
une épaisse couche de badigeon, par les soins de
l'architecte M. Joly. Il est facile de voir qu'elle
n'appartient pas à la même époque que les autres
peintures. Elle est d'un style moins sévère et d'une
exécution plus précieuse. Je doute qu'elle soit
peinte à fresque, car les couleurs ont une transpa-
rence qu'on n'observe point dans les fresques voi-
sines ; je serais disposé à croire qu'elle a été peinte
à l'œuf ou par quelque autre procédé analogue.
C'est, je pense, un ouvrage du xiii'' siècle.
Les derniers travaux exécutés au commencement
de cette année (1845) dans la nef de Saint-Savin
ont fait découvrir une série de peintures jusqu'a-
lors ignorées : ce sont de grandes figures debout,
les bras étendus et tenant des phylactères, qui
occupent les pendentifs des arcades. îfl Joly en a
reconnu dix, presque toutes fort endommagées.
L'une d'entre elles est un Jonas, comme l'indique
l'inscription sur le phylactère : Jonas in ventre...,
probablement ceti.
Sur les grands murs du transept, sauf l'appa
reil figuré et la bande ou litre que j'ai déjà décrits,
on ne voit d'autres traces de peinture qu'un grand
saint Christophe presque entièrement effacé, et qu'
L'ÉGLISE DE SAlNT-SAVlN. 143
ressemble beaucoup à celui de Cuuault. D'après
quelques vestiges fort incertains d'ailleurs, on peut
présumer que cette figure est du xv° siècle. Je
ne la crois pas exécutée à fresque, mais peinte en
détrempe sur l'ancien badigeon.
On aperçoit quelques restes de peintures repré-
sentant des anges ou des saints dans la chapelle
du transept nord. Le nom de l'un d'eux, Gabriel,
est encore visible. Ces peintures touchent à la
statue d'ange dont j'ai parlé plus haut.
Autrefois, la voûte du chœur était entièrement
couverte de peintures ; mais, par suite du délabre-
ment de la toiture, l'humidité a fait tomber l'en-
duit de presque tout le haut de l'hémicycle. Sur
quelques rares écailles encore adhérentes aux moel-
lons, on a reconnu un fragment d'un nimbe cru-
cifère colossal, puis un autre nimbe plus petit dans
lequel paraissait une tête d'oiseau. C'en est assez
pour faire deviner le motif de la composition.
L'oiseau nimbé étant évidemment l'aigle de sain-t
Jean, la voûte devait représenter le Christ entouré
des attributs symboliques des quatre évangélistes.
Aux retombées de la voûte, et dans les niches pla-
cées au-dessus des arcades, on a découvert sous le
badigeon plusieurs grandes ligures, fort eri'acées
il est vrai, mais dont l'attitude et même le carac-
tère sont encore reconnaissables. 11 y en a quelques
144 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MU'. ZN AGE.
autres semblables, peintes sur les piliers du tran-
sept du côté qui regarde le chœur. Plusieurs ont
des vêtemenls pontificaux, des mitres et des crosses.
La plupart sont nimbées. Toutes, d'ailleurs, ont
tellement souffert de l'humidité et des insultes
des badigeonneurs, qu'il serait bien difficile aujour-
d'hui de les reproduire par le dessin. Ce ne sont
plus que des ombres colorées, dont l'œil saisit
l'ensemble à distance et qui, de près, deviennent
des taches confuses.
Les archivoltes des arcades du chœur sont ornées
d'une bordure et de chevrons, d'une disposition
originale, peints en rouge, en jaune et en blanc.
Des rinceaux de motifs variés, tous très-simples
et un peu lourds, couvrent l'intrados de l'arcade
qui sépare le chœur du transept, l'ébrasement
de quelques-unes des fenêtres, ou bien sont jetés
çà et ta dans des entre-colonnements entre les fe-
nêlres des chapelles.
La chapelle de Saint-Marin a conservé des vestiges
plus distincts d'une décoration fort élégante. A
l'intérieur, comme dans toutes les autres chapelles,
règne une arcature à hauteur d'appui. Dans cha-
que arcade, on voit une figure de saint peinte,
de proportion médiocre et sur un fond jaune uni.
Les archivoltes sont peintes en vert et entourées
de bordures rouge et jaune. D'autres sa in (s en
L'ÉGLISE UE SAIM-SAVIN. 145
buste occupent les pendentifs de l'arcatiire, et au-
tour d'eux se groupent de petits anges vêtus de
longues draperies, dans dilîérentes attitudes.
On lit auprès de deux personnages peints dans
r in ' -rieur de l'arcature : HÉLiSABEï (i/c) et ZACHARiAS .
Dans un des trumeaux au-dessus de l'arcalure, on
distingue une figure en buste d'assez grande pro-
portion, la tête entourée d'un nimbe ailé, et tenant
un livre à la main. On voit dans la même chapelle
un autre sujet de plus petite proportion également
sur un trumeau : deux personnages nimbés dépo-
sent dans un cercueil une figure nimbée aussi, et
revêtue d'une longue draperie noire ; une main di-
vine sort du ciel et se dirige vers le bienheureux
qu'on va ensevelir. D'après le nom très ancien de
la chapelle, je suppose que c'est l'enterrement de
saint Marin qu'on a voulu représenter.
Dans la chapelle voisine, paraissent encore quel-
ques gra des figures de saints et d'évêques fort
semblables à celles du chœur et tout aussi altérées;
auprès de l'une d'elles, on lit : ses. mcolavs.
Il me reste à décrire la salle supérieure du ves-
tibule, ou la tribune placée au premier étage de
la tour occidentale; elle a soulïert plus qu'aucune
autre, et il suflit de rappeler qu'elle a servi d'an-
tichambre et peut-être de corps de garde au baron
des Francs. Un assez grand nombre de compositions
9
146 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
sont cependant encore reconnaissables, et ce qu'on
peut distinguer fait vivement regretter la perle du
reste. Il y a quelques années, tous les murs de cette
salle étaient couverts de cette singulière couleur
rose qu'on voit si souvent dans les vieux édifices,
et qu'on pourrait prendre pour un badigeon : c'est
m'a-t-on dit, un lichen qui s'implante dans les
pierres exposées à riiuraidité. En balayant celte
espèce d'efilorescence rose, on observa dessous,
d'abord des couleurs, puis des figures ; on parvint
même à reconnaître plusieurs sujets. Malheureuse-
ment, l'enduit a été rongé presque partout, et les
couleurs y sont encore moins adhérentes que sur
les parois qu'on a badigeonnées. A force de soins
et de précautions minutieuses, M. Joly est parvenu
à mettre à découvert ces vestiges précieux. S'ils
sont trop altérés pour être facilement reproduits
par le dessin, du moins on peut se faire une idée
de la décoration remarquable de cette salle, et
apprécier même le caractère très-original de ses
peintures.
On sait que la tribune est partagée en deux parties
par un arc-doubleau ; la paroi du côté de l'ouest
est la seule qui soit demeurée nue.
Sur la portion de voûte comprise entre l'arc-dou-
bleau et la nef, paraissent deux figures colossales;
l'une, nimbée est assise sur un trône, dans une de
L'ÉGLISE DE S.UM-SAVIN. 147
ces .gloires que quelques antiquaires nomment
vesicn piscis, doit représenter le Christ dans ses
attributions de juge suprême; quant à l'autre figure,
placée sous une arcade ou dans une gloire, elle est
trop mutilée par la chute de grandes plaques d'en-
duit pour qu'il soit possible de la déterminer avec
quelque certitude. Peut-être avait-on voulu réunir
dans le même lieu le Père et le Fils, ou même la
Trinité, ainsi que l'ont fait plusieurs artistes du
moyen âge \ L'état de ces fresques est tel aujour-
d'hui, que l'on ne peut présenter pour leur explica-
tion que des conjectures.
Paroi faisant face à l'est.
Entre l'intrados de la voûte et l'extrados de
l'arcade très-profonde dont la muraille de la nef
forme le fond :
Trois grandes figures presque effacées, dont
l'attitude même n'est pas facile à distinguer. Peut-
être l'artiste a-t-il voulu représenter la Transfigu-
ration. Le Christ serait placé entre Moïse et Élie.
Deux anges drapés de longues robos, grands
comme nature, se dirigeant l'un et l'autre vers le
{. Dans la chapelle de Montoire, près de Vendôme, par
exemple, au xti^ ou xin^ siècle, ou bien dans le tableau at
tribué au roi René, qu'on voit à l'tiôpital de Villeneuve-lez
Avic-non.
148 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
sommet de l'archivolte, où l'on voit un iinklail-
lon ', soutenu par deux autre? anges, de proportion
plus petite, dans l'attitude des Renommées an-
tiques.
Intrados de la niche.
Répétitiondu motif précédent : deux anges soute-
nant un médaillon.
Côté droit de la niche; un personnage, tête nue,
assis sur une chaise et sous une arcade : son man-
teau est rouge brun, sa robe jaune. Sa main droite
est sur sa poitrine; la gauche est légèrement soule-
vée, l'index et le pouce élevés en signe de comman-
dement. Les compositions suivantes étant évidem-
ment tirées de la Passion de Notre-Seigneur, je
suppose que cette figure représente Pliate; si c'était
Hérode, il aurait la couronne en tête.
Du côté opposé, en regard, un homme pendu à
un arbre. Évidemment, c'est Judas.
Fond de la niche ou tympan au-dessus de l'arcade donnant
dans la nef.
Dans la partie supérieure de ce tympan, on aper-
çoit, disons mieux, on devine une comjiosition qui
1. Sans doute ce médaillon représentait le Christ en buste.
C'est un motif assez fréquent dans les peintures du moyeu
Ase.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 149
n'a été, je crois, traitée que rarement par les ar-
tistes byzantins: c'est une descente de croix. Tout
le haut du corps du Christ a disparu, le mortier
s'étant depuis longtemps détaché de la muraille.
Celte figure est colossale. Ses pieds touchent pres-
que à terre; les disciples et les saintes femmes, d'une
moindre proportion, mais cependant grands connue
nalui-e, paraissent s'empresser autour du Sauveur.
Les jambes et la partie inférieure des draperies,
seules parties conservées, font juger de leurs mou-
vements. Deux personnages, qui vont recevoir le
Christ dans leurs bras, sont montés, non point sur
une échelle, mais sur une espèce de petit tabouret
placé au pied de la croix.
Deux anges, de faible proportion et fort effacés,
occupent les espèces de pendentifs entre le bas de
la composition précédente et l'archivolte de l'arc qui
donne dans la nef. Cette archivolte est ornée d'un
rinceau, qui se termine par des têtes fantastiques
d'un très-mauvais dessin.
Deux compositions peintes l'une au-dessus de
l'autre, sur le côté gauche de la niche, sont deve-
nues absolument méconnaissables. On lit cependant
sur le fond de l'une d'elles, le mot c/<W.s//co//s, ainsi
écrit : xpicolis.
Sur le côté opposé de la niche, on trouve des ves-
tiges un peu plus distincts. Il est facile de recon-
IbO ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
naître un sarcophage vide, à cannelures ondées,
dans un édicule ou une espèce de crypte voûtée, au-
dessous de laquelle quelques soldats paraissent à
mi-corps, couchés sur leurs boucliers et endormis.
Dans l'édicule, au-dessus du cercueil, on voit un
objet carré, peint en rouge avec des ornements
jaunes; c'est, je le présume, une lampe funéraire.
On lit sur le fond et près du sarcophage : sepvlgro
DM (sic). Les soldats ont des cuirasses à écailles
et des casques à nasal, pointus du cimier, fort
semblables à ceux de la tapisserie de Bayeux. Le
sujet n'a besoin d'aucune explication.
On voit plus loin une apparition de Jésus-Christ
à Marie-Madeleine. Les têtes seules sont assez
bien conservées : celle de la sainte est remarquable
par l'expression de vive tendresse mêlée de dou-
leur. La recherche de l'expression est rare, comme
on sait, chez les artistes du moyen âge. Cette fres-
que se distingue encore par le type des têtes, qui
s'éloignent de cet ovale de convention qu'on ob-
serve presque toujours dans les peintures byzan-
tines.
Paroi sud.
Il s'y trouve : 1° Trois figures revêtues de longues
draperies, debout sous des arcades. 2° Trois per-
sonnages (assis?). 3" Deux personnages nimbés.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. loi
ensevelissant un cadavre, nimbé également, dans un
caveau; au-dessus du cercueil volent deux anges.
Le nimbe qui entoure la tète du cadavre m'a paru
crucifère: ce serait alors l'ensevelissement du
Christ par Joseph d'Arimathie et Nicodème. 4° Deux
figures deboul, tenant des phylactères.
Coiitre-fort intérieur, paroi sud.
Il contient 1" Quatre saints ou quatre évoques,
deboul l'un au-dessus de l'autre, séparés par des
lignes de couleur ou des encadrements fort minces.
Dans le compartiment inférieur, on lit ces mots :
s. GELAsivs. On m'assure qu'on distinguait en-
core, il y a quelques années, le nom de saintFortu-
nat; ce qui donnerait lieu de croire que l'on avait
peint sur ce contre-fort, et sans doute sur celui qui
lui est opposé, les premiers évêques du diocèse
de Poitiers. 2" Quatre saints presque entièrement
effacés. Une grande meurtrière a été percée au mi-
lieu de ces peintures.
Paroi nord.
On y voit : 1° Trois figures sous des arcades.
S*' Une figure nimbée ; deux, anges volent au-dessus
de sa tête; une grande foule se presse alentour. Un
des personnages semble désigner le saint d'un gesto
io-2 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
de menace. Ou lit sur le fond : diomsivs. Ce
seul mol me semltle donner la clef de celle compo-
sition. Sainl Savin fut mené, comme on l'a vu,
devant l'idole de Dionysius par le proconsul Ladi-
cius. Ce serait donc une scène de son martyre qui
serait représentée ici ; et l'on peut supposer, non
sans vraisemblance, que deux compositions qui
précédaienlcclle-ci,el qui sont aujourd'hui effacées,
se rappoilaient à la même légende.
Sur le contre-fort intérieur du même côté, quatre
saints ou quatre évêques, font pendant aux per-
sonnages semblablement disposés sur la paroi sud.
Les peintures du panneau le plus élevé de la
paroi nord sont encore un pendant aux peintures
de la portion de muraille opposée. On y dislingue
trois personnages sous des arcades ; probablement
ce sont, comme les précédents, des saints, patrons de
l'église.
Le reste de la paroi nord a perdu son enduit de
mortier. La paroi occidentale ne paraît pas avoir
été jamais recouverte de peintures; on se rappelle
qu'elle est percée d'ouvertures pour la manœuvre
d'un pont-levis.
Résumons en peu de mots cette immense décora-
tion historiée :
Dans le vestibule, une série de sujets tirés de
l'Apocalypse;
L'ÉGLISE DE SAINT-SWIN. lo3
Sur la voûte de la nef une suite de compositions
prises dans la Genèse et l'Exode ;
Le chœur réunissait autour du Christ les saints
prolecteurs de l'ahbaye, ou (jui ont illustré la pro-
vince d'Aquitaine;
Les chapelles offraient également les images des
patrons de l'église et des évéques du pays ;
La crypte était consacrée à la légende des saints
Savin et Cyprien ;
La tribune enfin, outre une série de sujets em-
pruntés à la Passion et à la légende locale, réunis-
sait, comme en une espèce d'iconostase, les images
d'une foule de saints honorés parliculiércment dans
le monastère.
9.
OBSERVATIONS SUR LES PEINTURES DE
SAINT-SAVIN.
Les peintures de Saint-Savin, du moins toutes
celles que j'ai pu observer de près, sont des fres-
ques \ c'est-à-dire qu'elles ont été appliquées sur
un enduit de mortier humide dans lequel les cou-
leurs, préparées à l'eau de chaux, ont pénétré à
quelques millimètres. L'action de la lumière a beau-
coup affaibli la vivacité des teintes ; on peut s'en
convaincre en comparant les peintures de la nef
exposées au jour, avec celles de la crypte, qui sont
1. Il faut en excepter la Vierge du narthex et le saint Chris-
tophe du transept, l'un et l'autre peints assez longtemps après
es grandes compositions de la nef et de la crypte. Les mor-
tiers sur lesquels les peintures sont appliquées sont faits avec
la chaux du pays et le sable tamisé ; on les a lissés avec beau-
coup '!e soin, et sur la dernière couche on a passé un lavage
de chaux, pour faire disparaître toutes les aspérités et boucher
les inlei stices.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 155
demeurées dans une obscurité continuelle : les
premières sont /jflSiv'<?i', tandis que les autres ont
conservé toute leur Iraiclieur. Mais la cause prin-
cipale de destruction paraît avoir été l'humidité;
Iors(|u'elle n'a pas occasionné la chute du mortier,
comme cela est arrivé malheureusement pour la
voûte du chœur, elle a produit une espèce d'eflïo-
rescence (c'est cette végétation rose dont j'ai parlé
tout a liicure) qui a détaché les couleurs de l'en-
duit avec lequel elles devaient s'incorporer. Il ne
reste plus alors qu'une poussière qui s'enlève au
moindre frottement. En quelques places, les cou-
leurs, soit qu'elles fussent trop épaisses \ soit
qu'elles aient été appliquées sur du mortier trop
sec, soit enfin qu'elles soient des retouches en dé-
trempe, se sont soulevées par écailles, ne laissant
plus sur l'enduit qu'une empreinte très-faiblement
colorée et souvent incertaine.
Les bliiucs et les tons de chair se sont altérés plus
que les autres teintes. Sur les pendentifs du chœur
et dans la chapelle de saint Marin, il y a des roses
qui sont devenus d'un noirverdàtre. Probablement
1. Le moine srrec, auteur du Guide de la peinture traduit pav
le docteur Paul Durand, recommande d'appliquer les différentes
couches de iieinture fort minces, atin qu'elles adhèrent bien
les unes aux autres. Il paraît que cette reconimandation n'é-
tait pas toujours exactement suivie. Voir Manuel d'iconogra-
phie chfctieiiue, p. 35, comment il faut faire les carnations.
136 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
les couleurs décomposées de la sorte sont des re-
touches anciennes, car on remarque qu'elles sont
plus épaisses que les autres et imparfaitement fon-
dues avec les teintes qu'elles recouvrent. Je pense,
d'ailleurs, que ces peintures du chœur cl des cha-
pelles sont d'une autre date que celles de la nef
et de la crypte, ou tout au moins exécutées par des
artistes à qui les procédés de la fresque étaient
moins familiers.
On sait que les maîtres italiens se servaient
d'un si vie ou d'une pointe de métal pour ébaucher
leurs composit'onssur l'enduit du mortier. Ce trait,
gravé plus ou moins profondément, n'existe pas
dans les fresques de Sainl-Savin '. L'ébauche a
été faite au pinceau: c'est un trait e?quissé en
rouge. Grâce à la solidité de cette couleur, le trait
s'est conservé, tandis que les teintes qui le recou-
vraient ont disparu. Les contours sont tracés avec
une facilité singulière et une sûreté de main qui
indique autant d'adresse que d'habitude. On ne
voit point de repentirs, et, pour la netteté du
trait, ces compositions rappelleui la hardiesse
1. On voit cependant quelques traits d'une ébauche à la
pointe dans une des chapelles. M. Joly, qui les a observés
le premier, jieuse que cette ébauche n'a jamais été exécutée
Il a reconnu d'ailleurs qu'elle était tracée d'une main hardie,
et il la compare à l'esquisse d'un artiste exercé plutôt qu'à un
calque timide d'après un poncif.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. iol
des peintures antiques de Pompéi et d'IIercu-
lanum.
I^a peinlure à fresque n'admet qu'un nombre Tort
horné de teintes, la chaux décomposant toutes les
couieuis végétales et beaucoup de couleurs métal-
liques. La palette des artistes qui ont travaillé
à Saint-Savin était des plus restreintes, et je doute
qu'ils aient lait usage de toutes les ressouices que
comportait ce genre de peinture, même Je leur
temps. Les couleurs qu'ils ont employées sont le
blanc, le noir, deux teintes de jaune, plusieurs
teintes de rouge, plusieurs nuances de vert, du
bleu, et les teintes résultant de la combinaison des
couleurs précédentes avec le blanc.
Le blanc des fresques de Saint-Savin couvre peu ;
il s'est décomposé souvent, et parfois il est devenu
comme translucide. Les inscriptions de la nef tra-
cées en blanc sont maintenant illisibles.
Le noir a été rarement employé pur. Mêlé au
blanc, il servait à faire diverses nuances de gris.
Les rouges se sont, en général, très-bien conser-
vés. Ce sont, je crois, des ocres, et, par consé-
quent, ils n'ont jamais une grande vivacité. La
teinte qui se reproduit le plus fréquemment est
très-intense, un peu violacée et tirant sur le pour-
pre.
Les jaunes sont également bien conservés. Il y a
158 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
des draperies peintes en jaune qui ont un éclat
remaïquable, et que nos ocres n'ont point, ce me
semble, aujourd'hui.
Le bleu est fortement altéré. On s'en est, d'ail-
leurs, servi assez rarement. Presque toujours, il a
pris une teinte verdàlre et ?ale. L'analyse que
M. Ghevreul a bien voulu faire, à ma prière, a dé-
montré que le cobalt était la base de cette couleur '.
Le vert est quelquefois très-brillant et très-vif.
J'ignore sa composition, mais je doute que ce soit
une terre naturelle. La teinte la plus claire man-
que, je crois, à la fresque moderne.
Il est inutile de dire qu'aucune de ces couleurs
n'a de transparence. Toutes ont un aspect terreux
et terne. 11 est évident qu'on ne les a jamais recou-
vertes d'un vernis et d'un encaustique, comme
quelques peintures murales des anciens.
1. « La matière bleue provenant de l'église de Saint-Savin
est colorée par le verre bleu de cobalt appelé smalt. Après
avoir enlevé, au moyen de l'acide chlorhydrique, le sous-car-
bonate de chaux dont la matière était mêlée, j'ai isoTé parfai-
tement l'oxyde de cobalt de verre bleu, qui ne s'était pas dissous
dans l'acide.
» Il est certain que les anciens connaissaient la propriété
qu'ont certains minerais de former un verre bleu avec la ma-
tière du verre, c'est-à-dire avec la silice et un alcali, potasse
ou soude. H. Davy a constaté, en 1814_, que des vases d'un
verre bleu transpainfcit, trouvés dans des tombes de la grande
Gi'èce, étaient colorés avec le cobalt, etc. »
(Extrait d'une note de M. Chevreul.)
L'ÉGLISE DE SAl NÏ-SAVIN. 159
Les couleurs ont été appliquées par larges teinles
plates, sans marquer les omhres, au point qu'il
est impossible de déterminer de quel côté vient la
lumière. Cependant, en général, les saillies sont
indiquées en clair, et les contours accusés par des
teintes foncées ; mais il semble que l'artiste n'ait
eu en vue que d'obtenir ainsi une espèce de modelé
de convention, à peu près tel que celui qu'on voit
dans notre peinture d'arabesques. Dans les drape-
ries, tous les plis sont marqués par des traits som-
bres, ordinairement rouges, quelle que soit la cou-
leur de l'étofle. Les saillies sont accusées par
d'autres traits blancs assez mal fondus avec la
teinte générale \ Il n'y a nulle part d'ombres pro-
jetées, et, quanta la perspective aérienne, ou même
àla perspective linéaire, il est évident que les artistes
de Saint-Savin ne s'en sont nullement préoccupés.
1. On observe, dans les fresques de Jiaint-Savin, l'applica-
cation des procédés indiqués par Théophile et par le moine
grec auteur du Traité de la peinture récemment publié par
M. Didron. Ces deux auteurs recommandent de cerner les cou-
tours avec une teinte foncée et de marquer les saillies avec des
teintes plus claires. L'un et l'autre enseignent à couvrir d'a-
bord l'esquisse avec une teinte plate uniforme assez foncée,
que Théophile nomme posch, et le Grec Tzp6i{ky.7[j.%. Sur ce
fond, ou appliquait d'autres teintes plus foncées ou plus clai-
res. Sans doute il faut attribuer à ce procédé singulier, sur-
tout à la composition du posch ou proplasma, les singulières
altérations que certaines couleurs ont subies, notamment la
ti'ansformation de certains roses en verts.
ICO ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
J'ai parlé de la mauvaise qualité des bleus em-
ployés dans ces fresques. Le bleu de la plupart des
fonds de ciel a disparu. La partie inférieuro des
fonds, je n'ose dire le terrain, s'est mieux con-
servée. Presque toujours les figures se détacbent
sur une couleur claire et tranchante ; mais il est
difficile de deviner ce que le peintre a voulu lepré-
senter. Souvent une suite de lignes parallèles de
teintes différentes offre l'apparence d'un tapis ;
mais cela n'est, je pense, qu'une espèce d'orne-
mentation capricieuse, sans aucune prétention à la
vérité, et le seul but de l'artiste semble avoir été
de faire ressortir les personnages et les accessoires
essentiels à son sujet.
A vrai dire, ces accessoires ne sont que des es-
pèces d'hiéroglyphes ou des images purement con-
ventionelles. Ainsi les nuages, les arbres, les ro-
chers, les bâtiments, ne dénotent pas la moindre
idée d'imitation; ce sont plutôt, en quelque sorte,
des explications graphiques ajoutées aux groupes
défigures pour l'intelligence des compositions.
Blasés aujourd'hui par la recherche de la vé-
rité dans les petits détails que l'art moderne a
poussée si loin, nous avons peine à comprendre
que les artistes d'autrefois aient trouvé un public
qui admît de si grossières conventions. Rien cepen-
dant de plus facile à produire que l'illusion, même
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. ICI
avec celte naïvetù de moyens qui semblent l'éloi-
gner. Assurément un mur de scène en marbre,
avec sa décoration immobile, n'empêchait pas les
Grecs de s'intéresser à une action qui devait se
passer dans une forêt ou parmi les rochers du
Caucase : et le parterre de Shakspeare, en voyant
deux lances croisées au fond de la grange qui ser-
vait de théâtre, comprenait qu'une bataille avait
lieu : la péripétie l'agitait, etchacun frémissait aux
cris de Richard offrant tout son royaume pour un
cheval \
A côté de cette indifférence pour les détails ac-
cessoires, ou, si l'on veut, de cette ignorance primi-
tive, on remarque parfois une imitation très-jusle
et un sentiment d'observation très-tin dans les atti-
tudes et les gestes des personnages. Les têtes,
bien que dépourvues d'expression, se distinguent
souvent par une noblesse singulière et une régu-
larité de traits qui rappelle, de bien loin, il est
vrai, les types que nous admirons dans l'art anti-
que. Rarement les visages sont peints de profil, et,
1. Il me semble voir un commencement de prétention à l'i-
mitation de détail, à ce qu'on appelle aujourd'hui la vérité de
la mise en scène, dans une note de Cervantes, qu'il plaça en
tête de son Siérje de Numance, probablement pour l'instruc-
tion des directeurs de théâtre. Scipion se dispose à faire une
allocution à son armée:
« Ici entreront autant de soldats que faire se pourra,
habillés à la romaine, et sans arquebuse. »
1G2 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
lorsque l'artiste les a rendus de la sorte, il s'est
presque toujours écarté de cette noblesse qu'il re-
cherche ailleurs avec soin. 11 semble qu'il eut ses
modèles de prédilection, qu'il savait reproduire,
incapable d'ailleurs d'inventer dès qu'il était réduit
à ses propres ressources.
Dans les dilïérentes compositions de la nef, de
la crypte et de la tribune, les fabriques sont tou
jours peintes de couleurs vives et tranchées, à l'ex-
térieur comme à l'intérieur. Évidemment ce n'est
point là une invention de l'artiste ; il n'a fait qu'ex-
primer un usage général de son temps.
Le Seigneur est toujours représenté revêtu d'une
robe talaire et d'un manteau très-ample; ses pieds
sont nus. Un nimbe crucifère entoure sa tôle. On
sait que les artistes du moyen âge ont toujours
identifié le Seigneur ou le Père avec Jésus-Christ.
Partout on observe les mêmes costumes à peu
près. Sauf les rois et les magistrats, qui portent
de longues robes, tous les hommes sont revêtus
d'une tunique à manches, fort serrée à la taille et
tombant au-dessus du genou. Les poignets et le bas
de la tunique sont souvent ornés d'une broderie ou
d'une bande d'étofîe tranchante. Les jambes sont
couvertes d'un pantalon étroit, et la chaussure la
plus ordinaire paraît ne consister qu'en une se-
melle attachée à la jambe par des courroies qui
L'ÉGLISE DK SAINT-SAVIN. 1G3
s'enlre-croisent et inonlcnl quelquefois jusqu'au
genou. Sur l'épaule droite s'attache un manteau
assez étroit et court, tombant jusqu'au jarret ; il
est fixé non point par une agrafe, mais par un nœud
fait j)ar léloiïe même du manteau, de la même
manière exactement que les Bédouins fixent aujour-
d'hui sur leur épaule la longue draperie blanche
dont ils s'enveloppent. Les anges, les rois. Moïse,
et quelques personnages principaux, ont des robes
qui descendent jusqu'à la cheville, et par-dessus
un manteau long, tourné autour du corps de ma-
nière à laisser un bras et une épaule libres; cet
ajustement rappelle tout à fait celui de plusieurs
statues antiques.
Les femmes ont la robe lalaire et le manteau
médiocrement ample. Les rois portent un bandeau
sur le front ; mais, sauf quelques exceptions assez
rares, tous les personnages sont figurés la tète nue.
Dans la nef et dans la crypte, bien que quelques-
unes des compositions représentent des soldats, on
ne voit aucune armure ^ La seule arme défensive
est un bouclier arrondi par le haut, pointu par le
bas. Quebiues personnages semblent encore porter
soit des casijues, soit une espèce de bonnet plat et
serrant la tète, dont la forme m'est nouvelle. J'ai
1. Voir une exception probable à l'explication des peintu-
res, p. 213.
IGi ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AG^^,
dc'jà remarqué qu'il y avait dans la triluinc des
soldats dont l'accoutrement rappelle celui des guer-
riers de la tapisserie deBayeux. Il faut noter comme
un fait curieux que les cavaliers de Suint-Savin
n'ont point d'ctriers. J'en conclus encore une tradi-
tion antique ; car, pour ne point copier le liarna-
chemenl en usage à son époque, le peintre devait
avoir l'autorité d'anciens modèles. Peut-rtie tant de
détails sembleront minutieux : à mon avis, ils ont
leur importance pour constater l'origine de nos
peintures. Ce n'est point dans les costumes de son
temps que l'artiste de Sainl-Savin a trouvé ces lar-
ges manteaux qui drapent si élégamment ses prin-
cipaux personnages. Ni au xi'^ ni au xii*' siècle, on
n'allait tête nue en France : les soldats se cou-
vraient de mailles, les cavaliers se servaient d'é-
Iriers. Si les personnages de Saint-Savin ont un
costume de convention, si dans ces peintures on
observe maints détails qui ne se rapportent pas au
temps oîi elles ont été exécutées, il faut reconnaî-
tre que l'artiste n'a pas pris ses modèles dans la
nature de son époque, mais qu'il a copié des types
anciens et consacrés par la tradition.
Le mouvement des draperies, accusé en général
assez correctement, et souvent très-gracieux, suffi-
rait seul à prouver des réminiscences de l'antique.
Il est facile d'y surprendre un souvenir non-seule-
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 163
ment de l'ajustement familier aux artistes des beaux
temps de la Grèce, mais encore de leurs procédés
d'exécution. Cela est surtout remarquable dans la
manière d'indiquer par un petit nombre de plis
le mouvement des membres que les draperies re-
couvrent. A Saint-Savin, ces plis semblent tracés
au moyen d'un poncif, tant leur disposition est
constante dans la plupart des figures. Je dois sur-
tout insister sur un point, c'est que les plis dessi-
nés par l'artiste sont les plis essentiels, si je puis
m'exprimer ainsi, et que leur indication tient à un
système tout antique, qui consiste à marquer les dé-
tails importants et à négliger les détails inutiles ^
A la première vue des peinturesde Saint-Savin, on
est frappé de l'incorrection du dessin, de la gros-
sièreté de l'exécution, en un mot de l'ignorance et
de l'inhabileté de l'artiste. Un examen plus attentif
y fera reconnaître un certain caractère de grandeur
tout à fait étranger aux ouvrages qui datent d'une
époqueplusrécente. Comparez une des compositions
de la nef, avec un tableau de Jean van Eyck, par
exemple : celui-ci est sans doute bien plus correct,
bien plus exact, bien plus près delà nature, mais If»
style en est bas, et bourgeois, pour me servir
d'une expression d'atelier. Les fresques de Saint
1. Comparer les draperies des fresques de Saint-Saviiiavec
celles des vases grecs et des fresques de Pompéi.
166 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Saviii, au milieu de mille défauts, ont quoique
chose de celte noblesse si remarquable dans les
œuvres d'art de l'antiquité. Oue si l'on poursuit
l'examen jusque dans les détails de l'exécution, on
observe une simplicité singulière de moyens et de
procédés, des contours franchement accusés, une
sobriété de détails, en un mot un choix dans l'imi-
tation, qui n'appartient jamais qu'à un art très-
avancé. La plupart des statues ou des tableaux du
moyen âge présentent une minutie de détails qui
trahit l'inexpérience de l'artiste. Hors d'état de
distinguer dans son modèle les parties véritablement
importantes, il s'attache aux petits accessoires,
dont l'exécution est toujours plus facile. Depuis
les enfants qui charbonnent des soldats sur les
murs jusqu'aux artistes médiocres de tous les
temps, le procédé d'imitation est le même : les uns
comme les autres cherchent un but à leur portée;
ils ne voient dans la nature que ce qu'ils peuvent
comprendre et reproduire. Les écoles de l'antiquité,
au contraire, savaient, avec un admirable discer-
nement, négliger les accessoires inutiles pour faire
ressortir avec plus d'énergie ce qu'il y avait de ca-
ractéristique et de beau dans l'objet qu'ils voulaient
imiter. Il sufïit, pour s'en convaincre, de jeter les
yeux sur les vases peints ou les statues grecques
de la belle époque. Peut-on concevoir un modèle
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 107
plus exact et plus correct que celui de la ligure de
rilissusdansle tympan du Parlhénon?Et cependant
il n'y a là nulle recherche, nulle prétention à la
science de l'anatomie ' ; c'est une nature d'élite, où
le statuaire n'a exprimé que ce qui servait à carac-
tériser la force, la grâce et la beauté. Outre le ta-
lent d'imitation, il y a toujours dans les œuvi-es
des grands maîtres cette délicatesse de goiît qui sait
distinguer et choisir. Je n'ai pas besoin de dire que
je ne veux établir aucune comparaison entre les
fresques de Saint-Savin et les chefs-d'œuvre que
nous a transmis l'antiquité. Il faut cependant re-
connaître qu'un système commun a présidé à l'cKé-
cution d'ouvrages si différents. Dans les uns et les
autres paraît ce sentiment délicat qui fait discerner,
dans l'imitation , l'utile de l'inutile. Legoût antique
éclate surtoutdans ce choix souvent difficile. Ce goût,
Irès-afïaibli sans doute, se montre encore pourtant
dans nos compositions de la Genèse et de l'Apoca-
lypse. On y aperçoit, comme dans la copie d'une
copie, des traces d'un art supérieur, et, si je puis
m'exprimer ainsi, la mauvaise application d'une
méthode excellente. Je le répète, les peintres de
Saint-Savin ont reçu leur art des maîtres de la
Grèce. L'héritage s'est transmis par une succession
1. Comparer la simplicité d'exécution de Phidias avec la re-
cherche et parfois l'exagération des maîtres du xvi* siècle.
1G8 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
non interrompue ; mais chaque siècle a diminué le
dépôt précieux, et c'est à peine si l'on en peut de-
viner la richesse originelle lorsqu'on voit la misère
des derniers légataires.
En décrivant ces peintures, j'espère, par des
observations de détail, confirmer cette assertion
liciiérale, et faire passer ma conviction dans l'esprit
du lecteur.
Quelle date doit-on assigner aux fresques de
Saint-Savin?
La solution rigoureuse de cette question est im-
possible, on le sent, faute de renseignements his-
toriques ; mais on peut, je crois, par des inductions,
arriver à resserrer les limites de l'incertitude.
Personne n'ignore qu'au moyen âge la peinture
eut un développement beaucoup moins rapide que
la sculpture. Si l'on place une statue du xii'' siè-
cle à côté d'une statue du xiii% on les distin-
guera l'une de l'autre au premier coup d'œil. Exa-
minons ensuite plusieurs verrières de dates diffé-
rentes, du xii" et du XIV® siècle : il sera souvent
difficile de désigner l'époque de chacune, surtout
si l'on ne s'attache qu'à la comparaison des figures
peintes, et les connaisseurs les plus habiles con-
viendront que les indices les plus sûrs pour se
guider dans cette appréciation ne peuvent être
tirés ni des costumes, ni du plus ou moins de pu-
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 169
relé dans le dessin. 11 en est de même pour les
peintures murales. Les costumes de convention ou
de tradition, les types byzantins, pour tout dire
en un mot, se sont conservés dans les monuments
peints longtemps après que la sculpture était en-
trée dans une voie d'imitation nouvelle et s'était
fait un style original. S'il fallait rechercher la
cause d'un fait que personne ne peut méconnaître,
je serais tenté de l'attribuer à l'influence d'une
école étrangère, opposée de sa nature au progrès,
et, en quelque sorte, immobile par système.
La peinture byzantine est essentiellement conven-
tionnelle et fondée sur la tradition. Les iconostases
modernes des .églises grecques reproduisent avec
une fidélité ejitraordinaire les types les plus an-
ciens, et telle était, telle est encore l'habileté d'imi-
tation dos artistes, qu'à moins d'être extrêmement
familiarisé avec ce genre de peinture, il est facile
de se tromper de plusieurs siècles en essayant de
deviner la date d'une image de saint ou d'une com-
position religieuse'.
Ce n'est donc ni dans les costumes des fresques
1. En 1841, mon savant ami M. Lenormant et moi, nous
vîmes dans l'église de Sainte-Photine, à Smyrne, une Vierge,
peinte en 1830, que nous aurions pu croire du xiii^ siècle.
Cependant, nous avions vu des peintures byzantines assez an-
ciennes en Grèce et à Constantinople. Qu'on se représente une
copie très-exacte d'après Ciniabué,
10
170 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
de Saint-Savin, ni dans les pioctdés, ni dans le
style même de la peinture, que nous devons espérer
de trouver des renseignements précis pour nos re-
cherches. Demandons à l'architecture, dont les
caractères sont beaucoup moins contestables, des
indications plus positives.
On pourrait être tenté, au premier abord, de
conclure la date des fresques de celle de l'église
même. En effet, une décoration peinte si complète
semble indiquer un système général, conçu a priori
et rapidement exécuté. Ces voûtes, ces colonnes,
ces murs si mal construits, dont l'appareil se cache
sous le crépi, furent incontestablement destinés à
être recouverts de peinture.
Plusieurs faits positifs, et qui ne me sont connus
que depuis peu de temps, viennent démentir for-
mellement les conclusions trop hâtives que l'obser-
vateur pourrait former.
Dans quelques-unes des chapelles, notamment
dans celle de saint Marin, où le mortier, en se
détachant, a laissé à nu la muraille, on voit que
les moellons, assez régulièrement appareillés en
cette partie de l'église, ont été couverts d'un badi-
geon rouge, uniforme, appliqué en détrempe, autant
qu'on en peut juger maintenant. C'est par-des-
sus ce badigeon rouge qu'est étendu l'enduit de
L'ÉGLISE DE SAINT-S.VVIN. 171
mortier destiné h la pcinluie des fresques \
Dans la tribune, on reconnaît que l'archivolte
de l'arcade donnant dans la nef a été autrefois
sculptée ; elle pré^^^ente une moulure très-simple,
mais cependant ornée, et évidemment destinée à
être vue. Puis on a piqué cette même moulure,
afin d'y faire adhérer le crépi de mortier, et, sur
cet enduit, on a peint une archivolte d'un autre
motif. Or, comme on ne s'est pas donné la peine
de raser la saillie de la moulure ancienne, l'enduit,
en cet endroit, forme un renflement, dont on ne
soupçonnerait pas la cause si le temps n'avait fait
tomber de larges écailles du mortier.
Il est donc évident qu'il s'est écoulé un certain
espace de temps entre la construction matérielle
et la décoration peinte de la tribune et des cha-
pelles; de plus, que l'intention primitive de l'ar-
chitecte n'était pas de faire usage de cette décoration,
puisque, dans un cas, il a fait usage d'un badigeon
uniforme, et qu'ailleurs il demandait à la sculpture
1. Par-dessus les fresques, oa a peint, probablement dans le
XVII* siècle, des armoiries et de grandes fleurs rouges, non-
seulement dans les chapelles, mais sur les colonnes du chœur.
Je pense que c'est là une trace des réparafions exécutées par
les bénédictins de Saint-Maur. Ce n'est pas tout: par-dessus
les fleurs du xvii* siècle, on a étendu un badigeon blanc à
plusieurs reprises, et avec tant de persévérance, que M. Joly
en a pu compter jusqu'à quatorze couches bien distinctes, for-
mant ensemble une épaisseur de près d'un centimètre.
{72 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN ÂGE.
un motif d'ornementation, caché depuis par la
peinture. Ce qui est constant pour les deux extré-
mités de l'église paraît très-probable pour la nef ^
cl le chœur, surtout si l'on fait attention à la dis-
position des fenêtres, fort mal calculée pour éclairer
la voûte. Et cependant c'est cette voûte sur laquelle
se voient aujourd'hui les peintures les plus remar-
quables, les mieux exécutées.
S'il faut reconnaître qu'un intervalle de temps
s'est écoulé entre la construction de l'église et sa
décoration par de grandes compositions historiques,
il y a de fortes probabilités pour que cet intervalle
n'ait pas été très-considérable.
Lorsqu'on étudie les progrès de l'architecture
dans le Poitou, on ne peut douter que la sculpture
de décoration n'ait pris de bonne heure un déve-
loppement notable dans cette province.
On sait combien la nature des matériaux a par-
tout exercé d'influence sur les caractères de l'archi-
tecture. Là où la pierre s'est trouvée tout à la fois
facile à tailler et susceptible de recevoir un travail
1. A mon dernier voyage à Saint-Savin, j'ai observé que
l'intrados d'un des arcs-doubleaux du narthex avait été revêtu
de deux couches de mortier superposées, l'une et l'autre cou-
vertes d'ornements à, fresque. Les ornements les plus anciens
se montrent dans un endroit où la couche supérieure s'est dé-
tachée. Il n'est pas douteux par conséquent que la net n'ait été
décorée à deux reprises," de même que la tribune et la cha-
pelle de saint Marin.
L'ÉGLISE DE SAI NT-SAVIN. 173
fini, la sciil|)tiire d'ornements a irès-vilo acquis
une grande importance, et son usage est devenu
Pîénéral à l'intérieur et à l'exlérieur des édifices.
Le calcaire, qu'on trouve en abondance dans
tout lé Poitou, s'exploite aisément. Au sortir
de la carrière, il se taille sans peine, il durcit à
l'air et conserve les détails les plus fins qu'y laisse
le ciseau de l'artiste. Aussi, peu de provinces
peuvent se comparer au Poitou pour la richesse
de leur ornementation sculptée. Les chapiteaux,
les archivoltes, les moulures, y sont travaillés
avec une élégance et une recherche extraordinaires.
Les façades sont couvertes non-seulement d'une
profusion incroyahle d'ornements courants, mais
elles présentent souvent encore un nombre prodi-
cicuK de statuettes et de fiççures d'hommes ou d'à-
nimaux. Il y a telle église dont la façade ressemble
à un immense bas-relief \
Dès le milieu du xi*' siècle, ce goût de sculpture
se manifeste dans le Poitou, et il s'y est répandu si
vile, qu'une église dépourvue d'ornementation
sculptée y est, pour ainsi dire, une rareté. On ne
})euldouterque les imagiers poitevinsne fussent très-
nombreux, et que leur talent ne lut mis en réquisi-
tion pour tous les édifices de quelque importance.
1. Il suffira de citer les églises de Notre-Dame de Poitiers,
de Civray, de Saint-Pierre à Melle.
10.
174 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Cependant Saint-Savin, nous l'avons remarqué
plus d'une fois, est, sous le rapport de la sculpture,
inférieur à presque toutes les églises qui l'entou-
rent. Gomment expliquer la rudesse de ses chapi-
teaux, la nudité de ses archivoltes, l'absence, dans
toutes les parties de l'édifice, de cette ornementa-
tion taillée en pierre, prodiguée partout ailleurs?
ComL ont un monastère dont les richesses étaient
immenses, et qui, par l'étendue de ses relations,
pouvait connaître et attirer dans ses murs les ar-
tistes les plus illustres, est-il demeuré étranger
au grand mouvement qui animait alors l'architec-
ture dans toute la France, et surtout dans les pro-
vinces méridionales? Une seule hypothèse peut,
ce me semble, rendre raison de cette anomalie
singulière. Il faut supposer que, si les abbés de
Saint-Savin n'employèrent ni sculpteurs ni imagiers
dans leur église, depuis sa construction jusqu'au
milieu du xii® siècle, c'est que leur église avait
déjà reçu leur ornementation particulière, aussi
riche sans doute dans leur opinion, et peut-être
plus rare que celle des monastères voisins. Je con-
çois que l'entrée de la tour occidentale ait conservé
ce caractère de simplicité commandée par sa des
tination toute militaire ; mais que le tympan de la
porte qui s'ouvre dans le narlliex soit de même nu,
tandis que la plus médiocre église de village ornai*
L^ÉGLISE DÉ S.VIN'Ï-SAVIN. 175
sa porte de bas-relid's et de rinceaux, je ne puis
le comprendre, si je n'admets qu'alors tout le ves-
tibule était couvert de peintures qui ne laissaient
plus de place au travail du sculpteur.
Il est probable qu'une circonstance particulière,
telle que l'arrivée d'artistes en renom, aura engagé
le? religieux de Saint-Savin à choisir pour leur
église un genre de décoration encore peu commun,
suivant toute apparence. Les rapports remarqua-
bles qu'on observe entre les peintures de la nef
et les plus anciennes peintures byzantines m'onf
donné lieu de croire que ces artistes étaient des
Grecs, ou tout au moins qu'ils appartenaient à une
école de la Grèce. De quelque pays que fussent ces
h mmes, ils ^levaient assurément avoir obtenu ou
conservé des traditions de l'art antique.
Les peintures du vestibule, de la nef et de la
crypte, les mieux conservées aujourd'hui, me
p..raissent avoir été exécutées simultanément, non
pas sans doute par le môme artiste, mais sous la
direction d'un seul maître et par les talents réunis
de son école. En effet, non-seulement on remarque
une conformité frappante entre les procédés maté-
riels, mais encore les mêmes types de physionomie,
les mêmes altitudes, les mêmes mouvements de
draperies, se reproduisent dans ces trois parties
d( l'église, avec quelques différences légères d'exé-
476 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
cution qui dénotent seulement des mains plus ou
moins exercées. J'incline à croire que la tribune a
été peinte à la môme époque; mais l'étal de dégra-
dation de- toutes ses fresques ne permet que des
conjectures, car une comparaison rigoureuse est de-
venue aujourd'hui impossible.
Je trouve une diiïérence sensible entre les pein-
tures précédentes et celles du chœur. Los der-
nières, incontestablement inférieures sous le rap-
port de l'exécution, accusent une connaissance
moins parfaite des procédés particuliersà la fresque.
C'est dans le chœur et dans les chapelles qu'on
voit, ainsi que je l'ai déjà dit, ces changements de
couleur si étranges, qu'on ne peut attribuer qu'à
l'ignorance des effets de la chaux sur certaines
préparations, applicables dans un autre mode de
peinture. Enfin, les tètes n'ont point ce caractère
de noblesse, les draperies cette élégance d'ajuste-
ment, que j'ai attribués à des souvenirs tradition-
nels de l'art antique. On observe dans le chœur, à
côté de ces longues et roides figures de saints, des
rinceaux très-grossiers, et surtout l'ornement de
t'intrados des arcades formé par des dents de loup
peintes en rouge. N'est-ce pas là l'enfance de l'art,
le barbouillage, si je puis m'exprimer ainsi, de
nos premiers peintres nationaux? Le moyen de
croire que ces dents de loup ont été badigeonnées
L'ÉGLISE DE SAIM-SAVIN. 177
par les mêmes artistes qui ont peint l'arc-doubleau
(lu narthex et la bande transversale qui pailage
les fresques de la nef? A mon avis, la décoration
irès-grossière du chœur serait conlomporaine de
!;i reconstruction de l'église par OJon If. Quantaux
fresques de la chapelle de saint Marin, je les crois
exécutées à une époque intermédiaire entre la dé-
coration du chœur et celle de la nef.
La comparaison des fresques du chœur avec
celles de la nef, et l'évidente infériorité des pre-
mières, suffiraient, ce me semble, à donner à mon
opinion une grande vraisemblance; mais une au-
tre considération vient encore la fortifier. Personne
n'ignore que, dans la décoration d'une église, le
jilusgi'and luxe, la plus grande recherche , les res-
sources les plus puissantes de l'art, sont réservés
pour le lieu le plus saint, pour le chœur. Toute
grossière qu'est la sculpture de Samt-Savin, elle
contirme cette règle générale , et l'on en a vu un
exemple manifeste, en comparant les cliapileaux
du nailhex et de la nef avec ceux du chœur. Cela
posé, il est évident qu'à l'époque où fut e:\écutéc la
décoration du chœur, elle devait être supérieure
à celle de la nef; or, si l'on remarque le contraire
aujourd'hui, n'est-ce pas une très-forte présomp-
tion pour croire que le chœur a été peint avant la
nef?
178 ÉTUDES SUR LES ARTS \U MOYEN AGE,
En résumé, si mes inductions sont admises par
le lecteur, voici les dates approximatives aux-
quelles on peut s'arrêter avec quelque vraisem-
blance :
De 1023 à 1050, construction de l'église, badi-
geonnage de ses murs et de ses voûtes. Décoration
du chœur. Décoration de la chapelle de saint
Marin, postérieure de peu de temps à celle du
chœur.
De 1050 à 1150, au plus tard, peinture des fres-
ques de la nef, de la crypte, du vestibule et de la
tribune, par des artistes appartenant à uno école
originaire de la Grèce.
De 1200 à 1300, peinture de la Vierge du nar-
Ihex.
A partir de cette époque, il n'y a plus que d'i-
gnobles badigeonnages, dont il est inutile de s'oc-
cuper.
VI
DESCRIPTION DES PEINTURES.
Le frontispice de la publication dont nous avons
parlé au coramencemeni de ce travail, dessiné par
M. VioUet-Leduc, est com/jo^c' d'ornements tirés de
différentes parties de l'église. Voici la place que
chacun de ces ornements occupe dans la décoration
générale.
1° Niche dans le mur occidental du narlhex.
La Vierge, assise sur un trône, entourée d'une
gloire, tenant son tils sur ses genoux; à droite et à
gauche, dans la partie supérieure de la niche,
deux anges portés sur des nuages, dans une atti-
tude d'adoration ; plus bas, deux personnages nim-
bés, revêtus d'un costume monastique et tenant
une crosse à la main : l'un, placé à la droite de la
Vierge, est probablement saint Benoît d'Aniane,
premier abbé de Saint-Savin ; l'autre, qui paraît
180 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
êtie une femme, est peut-être sainte Savine, dont
le nom se trouve dans une inscription de la crypte
et sur l'un des autels.
Les Bolhindistes rapportent très-brièvement la
légende de sainte Savine ou Sabine, vierge. Née à
Samon, elle quitta ses parents idolâtres, et vint
se faire baptiser à Rome. Après avoir longtemps
voyagé, elle se lixa à Troyes, où elle mourut en
odeur de sainteté, ayant fait plusieurs miracles.
On place sa mort au commencement du iv® siècle.
Ce serait peut-être seulement à cause de la con-
formité du nom que la tradition locale aurait mis
sainte Savine en relation avec saint Savin. Si,
comme l'ont prétendu quelques-uns des historiens
de l'abbaye, et comme cette inscription semble l'in-
diquer : Requiescit sanctissima Savina virgo, in-
scription trouvée sur un tombeau en pierre, vide,
placé sous le grand autel, vulgairement appelé le
sépulcre (la crypte), la crypte de notre église ren-
fermait le corps de sainte Savine, vierge, comment
ce fait serait-il demeuré inconnu aux BoUandistes,
qui placent la sépulture de cette sainte dans le
monastère de Celles, près de Troyes? — Peut-être
y at-il eu deux saintes du même nom, l'une en
Champagne, l'autre en Poitou.
•â*^ L'arcade sous laquelle l'artiste a placé la
Vierge, les archivoltes qui l'entourent et leuis rc-
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. ISl
tombées échancrôes, sont copiées d'après l'arcade
(le la tribune, percée autrefois dans le mur occidental
de la nef.
3" Bande longitudinale peinte au sommet de la
voûte de la crypte.
4° Les entrelacs, ainsi que les deux pendentifs de
l'arcade, sont empruntés à des trumeaux ou aux
pendentifs de quelques arcades du chœur et des cha-
pelles.
o° Bande transversale peinte dans la nef, entre
la deuxième et la troisième arcade, à parlir du
nartbex.
G" Bande ou litre qui règne le long des murs de-
là nef des transepts.
1'^ Ornement peint à l'intrados d'un arc-doubleau
du narthex.
8° Ornement qui sépare longitudinalenient les
deux moitiés de la voûte de la nef. On voit qu'il a
remplacé un ornement plus ancien qui reparaît par
places, là où la peinture nouvelle s'est détachée.
Fresques du vestibule.
J. — Le Christ assis sur un trône, entouré d'un.î
gloire, la tête nimbée, les bras étendus, il donne
la bénédiction de la main droite. Plusieurs anges,
portant les instruments de la Passion, sont placés
à droite et à gauche du Christ dans les angles du
11
182 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
tympan. Ces figures de petite proportion, et fort
altérées, quoique pourtant reconnaissables aujour-
d'hui, étaient autrefois presque entièrement ca-
chées sous les lichens et le badigeon. Elles ont
été retrouvées par les soins de M. Joly.
L'expression du Christ est remarquable par sa
douceur mêlée de tristesse. Évidemment l'artiste a
voulu représenter le Sauveur dans la fleur de la
jeunesse : caractère assez rare dans les images exécu-
tées en France. Ses cheveux sont blonds et flottent
sur ses épaules, partagés symétriquement sur le
front. Il n'a qu'une barbe naissante, à peine visible.
Il faut noter, comme une singularité très-rare dans
notre pays, la manière dont les doigts de la main
droite sont placés pour donner la bénédiction: le
pouce s'incline vers l'annulaire, qui est fléchi ;
les trois autres doigts sont élevés, mais inégale-
meiït. Je ne doute pas que le geste de la bénédiction
à la manière grecque ne soit exprimé ici II est vrai
que, pour le rendre parfaitement, il faudrait que
le petit doigt et le médius fussent arqués, de ma-
nière à présenter la forme du sigma (C) dans
l'alphabet grec de l'époque chrétienne (on sait que
la position des doigts, leur flexion ou leur rigidité
doit former, suivant les liturgistes grecs, les lettres
IC XC, lyjo-oTjç Xpjcrrdç) ; mais la courbure du mé-
dius et du petit doigt en raccourci n'était pas facile
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. iSS
à rendre clans une peinture où il n'y a pas d'om-
bres ; c'c'tiiil,je crois, un problème au delà des
limites de l'art à cette époque. La position du pouce
et du petit doigt suflît, ce me semble, pour carac-
tériser la bénédiction grecque. Elle n'est pas expri-
mée [)lus clairement dans quelques fresques de la
Grèce ou de l'Asie Mineure que j'ai examinées. On
peut ajouter, je crois, la position de cette main et
làge donné au Christ, aux arguments que j'ai déjà-
fait valoir en proposant d'attribuer les peintures de
Saint-Savin à des artistes grecs.
11. — Voûte du vestibule, à la gauche du specta-
teur placé devant le Christ. Première composition
(la plus élevée) * : Ouverture du puits de l'Abîme.
Le peintre s'est conformé fort exactement à la
description qu'on lit dans l'Apocalypse, pour re-
présenter les sauterelles qui sortent du puits de
l'Abîme. Leurs cuirasses sont à écailles : il me
semble qu'un peintre du Nord, au xi** ou xii^ siècle,
leur aurait donné une armure de mailles. Ces
écailles, à mon avis, sont encore un souvenir anti-
que. — La sortie impétueuse de ces monstres, et la
confusion de la foule qu'ils renversent sous leurs
1. Les compositions de l'Apocalypse peintes dans le vesti-
bule se suivent dans l'ordre suivant : 1» paroi nord (à gauche
en entrant dans l'église), compartiment supérieur; 2" paroi
su'l, compartiment supérieur; 3" paroi nord, compartiment
inférieur; 4" paroi sud, compartiment inférieur.
184 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
pieds, sont exprimées avec énergie. Je ne puis
m'empécher de remarquer que le peintre évite le
laid. Assurément, au xii*' siècle, un artiste de notre
pays aurait donné à ses fantômes les têtes les plus
hideuses que son imagination eût pu lui suggérer;
ici, au contraire, ils ne sont que terribles. N'y
a-t-il pas là encore quelques traces de cet art grec
si amoureux du beau, qu'il représentait Méduse
même comme une vierge d'une noblesse idéale ?
L'ange qui ouvre le puits de l'Abîme tient de la
main droite un objet qu'il n'est pas facile de dé-
terminer : cela ressemble à une scie ou à une palme;
je voudrais y voir un oliphant ou une trompette.
Peut-être quelque ornement peint sur l'oliphant lui
donne-t-il cette apparence dentelée, qui, autrement,
me semble inexplicable.
Le couvercle du puits, appuyé sur sa margelle,
ressemble parfaitement à un bouclier, tel que celui
qu'on verra tout à l'heure dans le combat de saint
Michel et du dragon. La forme en serait singulière
pour couvrir un puits. Peut-être, dans l'idée de
l'artiste, dans la tradition populaire, le puits de
l'Abîme était-il fermé par un bouclier, ou bien
encore est-ce un effet de perspective que le peintre
aurait voulu rendre, fort malheureusement sans
doute.
IIL — Voûte du vestibule, côté sud, comparti-
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 1 ]5
ment supérieur: Délivrance des quatre anges liés
dans l'Euphrate.
Je présente ici l'explication qui me paraît la plus
naturelle : l'état déplorable de cette fresque permet
peut-être d'autres interprétations : je les indiquerai
plus bas.
On remarquera que les anges paraissent être dans
une livière, au moins leurs pieds sont sur un fond
d'une autre couleur que le fond général du tableau.
Leur mouvement conviendrait assez à celui de cap-
tifs qu'on va délier ; mais aujourd'hui les chaînes
sont devenues invisibles. Cependant, en examinant
celte composition par un très-beau jour, on croit
y voir des chaînes attachées à leurs mains. Celte
fresque est si altérée, que tous les dessins qu'on en
ferait présenteraient des variantes de détail. Il faut
non-seulement voir, mais interpréter ce qu'on voit,
pour le rendre intelligible dans une copie. L'heure
du jour, du soleil, ou un temps couvert, changent
complètement l'apparence de quelques détails im-
portants pour l'intelligence du sujet.
Au-dessus des cavaliers, dans une gloire, pa-
raît une espèce d'autel, et tout près quelque chose
de rouge, qui probablement est une hgure placée
sous l'autel. Plusieurs personnes qui ont vu cette
fresque à une époque où elle était moins endom-
magée m'ont assuré qu'elles avaient reconnu une
186 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
figure de saint, nimbée, sortant à mi-corps de des-
sous l'autel. Peut-être alors se rapporterait-elle aux
versets 9 et 10 du chapitre vi de l'Apocalypse ; on
peut objecter que, d'après le texte sacré, les martyrs
furent revêtus d'une robe blanche, tandis que nous
voyons ici un vêlement rouge; mais on peut répon-
dre que l'apparition des martyrs, et le don d'une robe
blanche, appartiennent à deux moments distincts
de la vision, et que le peintre n'en pouvait représen-
ter qu'un seul.
Quelques autres versets de l'Apocalypse pour-
raient encore, à la rigueur, s'appliquer à cette
peinture. J'avais pensé d'abord qu'elle offrait une
représentation des fléaux qui apparaissent à l'ou-
verture des quatre premiers sceaux du livre mysté-
rieux : les cavaliers seraient la Guerre, la Famine
etlaMort. Mais alors la couleur des chevaux, très-
minutieusement décrite dans le texte sacré, aurait
été fort inexactement rendue par l'artiste. Enfin, les
anges, à l'exception de celui qui sonne de la trom-
pette, demeureraient inexplicables. Au surplus, je le
répète, l'état de cette fresque est tel aujourd'hui,
qu'il est extrêmement difficile d'en apprécier exacte-
ment les détails, et, à plus forte raison, de les copier.
IV. — Voûte du vestibule, côté nord, comparti-
ment inférieur : La femme poursuivie par le dragon.
L'artiste a réuni dans la même composition des
L'ÉGLISE DE SAINT-SWIN. 187
détails qui se rapporicnt à différents moments de
la vision de l'évangéliste. Ainsi le fleuve coule
entre la femme et le dragon; elle a des ailes, et
cependant elle tient encore son fils, qui déjà était
ravi au ciel quand le dragon vomit le fleuve pour
l'engloutir.
On remarquera quelques points rouges sous le
dragon : ce sont sans doute les étoiles que sa queue
abat sur la terre.
La portion de disque rouge qui renferme une
forteresse au milieu de laquelle on distingue une
petite maison est le ciel, la demeure de Dieu. Un
peintre du moyen âge ne pouvait se représenter la
céleste demeure autrement que comme un château
fort.
Le grand disque rouge sur lequel la femme pa-
raît assise, est, je pense, le soleil. C'est ainsi que
le peintre a traduit ces mots du premier verset :
Amicta sole.
L'attitude de la femme est remplie de noblesse
et de grâce. Son expression mélancolique est heu-
reusement rendue. Le personnage placé à sa droite
est sans doute saint Jean, dont le geste exprime la
crainte et l'horreur à l'approche du monstre.
On observera que la tête du dragon est entourée
d'un nimbe. Le nimbe n'exprime pas seulement la
sainteté ; c'est un caractère surhumain et mystérieux,
ISS ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
une marque divine imprimée soit comme un signe
d'élection, soit comme un signe de réprobation. Il
a les deux sens opposés qu'avait le mot sacer chez
les Latins.
Le dragon paraissait d'abord figuré sur la fres-
que, contrairement au texte sacré, avec une seule
tète et dix cornes; aujourd'hui qu'elle a été nettoyée
complètement, les sept tètes sont bien visibles.
Cinq fort petites tôles, couronnées de nimbes jaunes,
sortent de la nuque du monstre et forment la base
de ses cornes, avec lesquelles il est facile de les
confondre à moins d'un examen attentif. Derrière
la tête principale, une septième tète pend sous la .
gueule du dragon. Cette dernière, entourée d'un
nmihe de couleur sombre, est la tète blessée qui
guérit d'une plaie mortelle. On voit que le peintre
a identifié le dragon du chapitre xii avec la bête
du chapitre xiii.
V. — Voûte du vestibule, côlè sud, comparti-
ment inférieur : Combat de l'archange Michel contre
le dragon.
L'archange est monté sur un cheval blanc dont la
selle a le plus grand rapport avec le harnachement
des Orientaux. Il dirige contre le dragon une jave
line très-mince; d'ailleurs, il n'a pas d'armes dé-
fensives. Je crois qu'il n'a pas d'élriers ; cependant,
un trait jaune qui cerne sa jambe droite peut à
L'ÉGLISE DE SAIM-SAVIN. 189
toute force être pris pour une (''trivière. Un ange,
à côlc de lui, tient un bouclier pointu par le bas.
On voit deux autres anges à pied, armés d'épécs,
derrière le dragon. L'attaquent-ils, ou biensonl-co
les satellites du dragon ? Il est assez difficile de
résoudre la difliculté. Rien dans leur costume et
dans leur caractère ne semble convenir à des
anges de ténèbres; mais le texte est positif: le dra-
gon, comme Michel, est suivi de son armée.
VI. — Voûte du vestibule, côté nord, rangée infé-
rieure, au-dessous de la femme poursuivie par le
Dragon : Glorification de la Vierge (?).
On croyait, il y a quelques années, qu'il n'exis-
tait plus que deux compositions peintes de chaque
côté de la voûte du vestibule; les derniers travaux
de M. Joly en ont fait découvrir une nouvelle.
Une femme assise, la tête entourée d'un voile,
nimbée; la main droite élevée comme pour bénir,
la gauche rapprochée de la poitrine; la tête et le
haut du corps se détachent sur une gloire;
deux anges volent au-dessus, étendant la main
gauche vers la femme, et relevant la droite, lepoinq
fermé. A droite de la femme assise, deux per-
sonnages nimbés semblent s'approcher d'elle et lui
adresser la parole : le premier, barbu et tonsuré,
revêtu de l'habit monastique, lient une châsse ou
un livre ; le second, imberbe, la tête couverte d'une
11.
190 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE
espèce de capuchon, me paraît être une femnie. Un
peu* plus loin, en arrière, une foule dhommos se;
presse alentour; à leur tête, on distingue doux
rois portant des diadèmes. A gauche, on voit plu-
sieurs personnages tonsurés, conduits, comme il
semble, par un homme barbu, iatête recouverte d'ua
capuchon, et tenant, de la main gauche, une ba-
guette, un sceptre, ou peut-être une crosse. — Il faut
noter les deux ornements en losange qui se lient au
nimbe de la femme : ils me sont tout nouveaux, et
je ne sais comment les expliquer. Tout le bas de
cette fresque a beaucoup souffert de l'humidité, et
la partie supérieure elle-même n'est visible que
depuis le nettoiement dont j'ai parlé.
L'explication du sujet me semble diflicile. J'avais
essayé de la chercher dans l'Apocalypse. En effet, le:
vestibule présentant une suite assez nombreuse de
compositions tirées de ce livre, il paraissait naturel
d'y rattacher celle-ci; mais je n'ai pu trouver au-
cun texte qui s'y appliquât convenablement. Un
moment j'avais été tenté de voir dans la femme as-
sise la Grande Prostituée {Magna Meretrix), entou-
rée de ses adorateurs, et prêle à verser le sang des
saints qui se présentent hardiment devant elle.
On a déjà remarqué que le nimbe n'est pas tou-
jours un attribut de sainteté, puisque la tête du
dragon en est couronnée. Un signe semblable pou-»
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 101
vait donc élre donné à la More des abominations.
Enfin, les deux anges levant leur main dio\le fermée
me semblaient faire un geste de menace, et je voyais
en eux les exécuteurs de la sentence divine pro-
noncée contre Babylone. Mais ni la béte, monture
de la Grande Prostituée, ni surtout la coupe d'abo-
mination, son attribut constant et caractéristique
ne se retrouvent ici; on ne peut admettre qu'on les
eût omises dans un pareil sujet. D'un autre côté,
les deux rois et les moines qui environnent la femme
assise ne sauraient s'expliquer dans cette hypothèse.
Enfin, le caractère calme, grave et tout religieux de
cette peinture suffirait seul pour obliger de chercher
une autre interprétation.
Pourjusti-fier celle que je crois pouvoir proposer,
j'ai besoin de rapprocher cette composition de celle
qui occupe l'intérieur de la niche du narthex. On
se rappelle que la Vierge du narthex est placée en-
tre un saint et une sainte agenouillés devant son
trône. Ce saint et cette sainte, qui occupent une
place si importante dans la composition du nar-
thex, je crois les retrouver ici dans les deux person-
nages debout auprès de la femme assise, et les diffé-
rences notables qu'on peut remarquer dans leurs
costumes ne doivent pas surprendre, puisque les
deux sujets ne sont pas l'œuvre des mêmes artistes,
et que, suivant toute apparence, ils ont été exécutés
192 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
à un intervalle de temps considérable. J'ai déjà
exposé les motifs qui m'engagaient à reconnaître
dans les deux personnages nimbés du narthex saint
Savin et sainte Savine. Sans doute une tradition,
perdue aujourd'hui, associait les deux saints ho-
monymes au patronage de l'abbaye.
Je pense donc que cette composition représente la
glorification de la Vierge. Il était naturel dans l'ab-
baye de Saint-Savin de placer au premier rang de ses
adorateurs deux saints de l'ordre de saint Benoît.
On ne doit pas s'étonner de voir dans la foule qui
entoure le trône divin un si grand nombre de reli-
gieux, puisque le peintre travaillait pour des moi-
nes. Quant aux deux rois, ce sont probablement les
princes qui ont bien mérité de l'Église, Constantin,
par exemple, et Charlemagne ; ou bien, si l'on sup-
pose à l'artiste des sentiments français, ces deux
monarques seraient Glovis, qui détruisit l'aria-
nisme, et Charlemagne, qui dota l'Église.
La composition qui faisait pendant à celle-ci du
côté du sud est entièrement effacée. L'enduit de
mortier a disparu même, en grande partie.
Fresques de la nef.
Nous suivrons pour l'explication des fresques de
la nef, l'ordre indiqué par le texte sacré. Voici la
disposition des peintures dans la nef:
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 193
La série commence à la rangée supérieure do la
seconde travée nord du narthex, et se continue de
gauche à droite ; après la troisième travée, on passe
à la rangée inférieure du même côté du narthex.
Il fautensuite remonter h la rangée supérieure des
peintures de la nef, toujours du côté nord, et les
suivre de gauche à droite jusqu'au chœur. De là on
passe à la rangée supérieure du côté sud, et, en
partant du chœur, on les suit encore de gauche à
droite jusqu'à l'extrémité du narthex. On revient
ensuite vers le chœur, du même côté, en partant du
narthex, et descendant à la rangée inférieure, dont
les compositions se suivent cette fois de droite à
gauche. Du côté sud de l'église, les fresques pré-
sentent donc l'apparence de deux lignes d'écriture
boustrophédon. De la dernière composition du côté
sud, il faut passer au côté nord, à partir de l'entrée
- de la nef, et se diriger vers le chœur. — Je ferai ob-
server que la disposition des fresques, du moins au
commencement de la série, contribue à marquer la
séparation, déjà indiquée par l'architecture, entre le
narthex et la nef.
Il est douteux que la première travée, des trois
qui composent le narthex. ait jamais présenté des
compositions peintes. Probablement il y avait au-
trefois une ornementation tracée sur la voûte de
cette travée, ainsi que dans tout le reste de l'église.
i94 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN ACE.
mais je suppose que ce n'était qu'un badigeonnage.
Quoiqu'il en soit, l'enduit étant entièremeiil déta-
ché, il ne reste aujourd'hui aucune trace de la dé-
coration primitive.
I. — Deuxième travée du narthex, rangée supé-
rieure ; Création du ciel et de la terre.
Deux sujets y sont réunis. Le premier paraît être
la création du firmament ou bien celle de la terre,
ou plutôt enfin celle des végétaux. La fresque étant
presque entièrement effacée, on n'aperçoit plus
qu'une tête dans un nimbe crucifère, quelques traces
d'un manteau jaune et un arbre. Le second sujet est
mieux conservé et facile à comprendre : Le Seigneur
est représenté plaçant le soleil et la lune dans le fir-
mament. Le soleil est un disque rouge, dans le centre
duquel on voit un buste d'homme; la lune est fi-
gurée par un disque jaune, avec un buste de femme
dont la tête est surmontée d'un croissant. Voilà des ■
souvenirs du paganisme encore bien conservés.
J'ai déjà parlé des formes toutes convention-
nelles des accessoires. Les arbres ou les plantes
qu'on distingue dans le fond de cette composition
sont de véritables hiéroglyphes ; ils rappellent les
mêmes objets, tels qu'on les trouve exprimés sur
quelques vases grecs.
Le haut de la troisième travée du narthex es*
couvert d'un enduit nouveau, mais personne à
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 193
Saint-Savin ne se souvienl d'avoir vu les peinliires
qui devaient occuper cette place. Il est évident
que la création de l'homme devait être le sujet prin-
cipal.
II. — Deuxième travée du narlhex, 2® rangée :
Trois sujets : A, Sommeil d'Adam ; B, Le Seigneur
présente Eve au premier homme ; G, Tentation
d'Eve.
On remarquera avec étonnement que les deux
figures nues, Adam et Eve, dans la composition
centrale, ont l'une et l'autre une barbe naissante
au menton. J'attribue cette singularité kunrepentir
du peintre, dont une retouche à la détrempe au-
rait été effacée parle temps. Je suppose qu'ayant
d'abord placé, par inadvertance, Adam à la gauche
du Seigneur, il aura voulu le remettre à la place
la plus honorable. Son dessin, très-chaste, ne mar-
quant d'autre difTérence entre l'homme et la femme
que la barbe au menton, il lui suffisait de donner
de la barbe à Eve, placée à droite, pour en faire
un Adam, puis d'effacer la barbe de la figure à
gauche, pour la changer en une Eve. Probablement
le mortier était sec quand cette transformation eut
lieu, et la fresque repoussant, comme cela est iné-
vitable, Eve est demeurée barbue. Cette explication
me semble plus vraisemblable que celle qu'on
pourrait chercher dans l'hermaphroditisme des pre-
iO() ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
r.:irrs humains, résultant de l'interprétation litté-
rale du verset 27 au premier chapitre de la
Genèse.
Au lieu de représenter le serpent enroulé autour
de l'arhre de vie, à la manière des modernes, on
l'a posé droit, dehout sur sa queue.
m. — Troisième travée du narthex, rangée infé-
rieure : Trois sujets : A, Tentation d'Adam ; B,
Reproches du Seigneur ; G, Adam et Eve chassés du
paradis.
Toute la partie supérieure de ces fresques est dé-
truite. Les sujets sont cependant faciles à reconnaî-
tre. On ne peut savoir si la figure en robe blanche
et en manteau rouge de la dernière composition
est le Seigneur, ou bien son ange qui chasse les cou-
pables du paradis.
IV. — Nef, première rangée à gauche : Offrandes
de Gain et d'Abel.
Vers l'entrée de la nef, il y a une lacune d'un
ou deux sujets. En cet endroit, il y a une crevasse
considérable, résultat d'anciennes infiltrations. Le
morlier s'était détaché presque entièrement alen-
tour; cependant je me rappelle que, lorsque je vi-
sitai l'église pour la première fois, on voyait encore
quelques traces des peintures, et je retrouve même
dans mes notes l'indication d'un des sujets, qui pa-
raissait être les travaux des premiers hommes.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 197
Tout a disparu dans la déplorable restauration
dont j'ai déjà parlé; on n'aperçoit plus aujour-
d'hui, et encore très-confusément, que le buste
d'une femme (Eve) assise et filant avec une que-
nouille fixée à sa ceinture.
Le sujet suivant ne peut être méconnu. Abel
a la tète entourée d'un nimbe qui exprime ici
sa sainteté. Il présente un agneau en s'enveloppant
les mains d'une draperie, suivant l'usage ancien des
sacrifices, conservé dans l'étiquette de quelques
cours orientales. 11 n'est pas aisé de deviner quelle
est l'oirrande de Caïn. Ce n'est pas, comme il sem-
ble, une gerbe de blé. D'après la couleur de l'ob-
jet qu'il présente, on pourrait croire que c'est une
masse d'argile.. Peut-être est-ce un vase, ou bien
encore une grosse racine ; peut-être enfin la teinte
de l'ébauche (le posch) s'est-elle conservée, la
couleur appliquée par-dessus ayant été détruite.
Dans ce cas, on peut admettre que l'offrande
dfi Gain est une gerbe. L'attitude de Caïn exprime
assez heureusement le dépit orgueilleux. L'artiste
l'a représenté chauve ; j'ignore si quelque tradition
l'y autorisait, ou s'il a voulu marquer ainsi le
résiîllat de ses fatigues, ou enfin si, au point de
vuf^ |uiremeiit pittoresque, il a cherché à l'enlaidir
pour le rendre plus odieux.
Le Seigneur bénit Abel à la manière latine.
190 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
V. — Nef, deux sujets : A, Meurtre d'Abel ; B,
Malédiction de Gain.
Gain frappe Abel avec une espèce de casse-tête.
Dans la seconde composition, la tête du fratricide
est entourée d'un nimbe : c'est le signe dont il
vient d'être marqué par Dieu. En rapprochant ce
sujet du précédent, on voit les différentes significa-
tions du nimbe dans les idées des anciens artistes.
VI. — Nef, rangée supérieure : Deux sujets: A,
Unefigure debout, les brasélevés vers le ciel. Prière
d'Enos ( ? ); B, Vocation de Noé.
Le premier sujet est douteux ; le second s'expli-
que par sa position, la composition suivante re-
présentant l'arche au milieu du déluge. Au lieu
d'Enos, il faut peut-être voir, dans le personnage
les bras étendus, Noé invoquant le Seigneur. Quelle
qu'elle soit, cette figure est d'un très-beau dessin, et
l'ajustement des draperies d'une rare élégance. On
remarquera l'ornement très-gracieux du bas de la
robe ; il est tout à fait hellénique.
VII. — Nef, rangée supérieure : L'arche.
' L'arche est figurée comme un grand vaisseau dont
une des extrémités, la poupe ou la proue, il est
difficile de le décider, se termine par une tête fan-
tastique. Cet ornement qui se retrouve, avec
quelque différence de caractère, dans la tapisserie
de Bayeux, est évidemment emprunté à l'antiquité
L'EGLISE DE SAINT-SAVIN. 199
grecque et romaine. Sur le vaisseau s'ôlève un bâti-
ment à trois étages. Des animaux de diverses espèces,
et par couples, paraissent à chaque ouverture des
deux premiers étages. Noé et sa famille se montrent
aux fenêtres de l'étage supérieur : ils sont hors de
toute proportion avec la grandeur de ces fenêtres et
celle des animaux représentés au-dessous d'eux.
Toutes les ouvertures de l'arche sont des arcs
surbaissés. On n'y peut guère voir qu'une fantaisie ou
bien une maladresse du peintre, car cette sorte d'arc,
bien qu'elle ne fût pas absolument inconnue au
xii® siècle \ n'était du moins que très-rarement
employée.
Quelles sont ces deux figures qui semblent cher-
cher à grimper sur le toit de l'arche? Les traditions
rabbiniques rapportent qu'un géant, s'accrochant à
l'arche, échappa de la sorte au naufrage. Suivant
une autre version, des géants auraient essayé de faire
chavirer l'arche et d'entraîner Noé avec eux dans
la destruction générale. Serait-ce un souvenir de
cette tradition que l'artiste aurait retracé dans son
tableau? Il est impossible de voir dans ces deux
figures des membres de la famille de Noé, car
l'Écriture représente l'arche comme entièrement
fermée jusqu'au retour de la colombe.
1. On peut en voir un exemple dans l'église de Montmajou»,
près d'Arles.
200 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Sous l'arche, les flots roulent des cadavres. Les
vagues sont exprimées par des traits bleus ondulés.
Un oiseau vole au-dessus de l'arche ; mais la
couleur est tellement altérée, qu'il est impossible
de savoir si s'est le corbeau ou la colombe que le
peintre a voulu représenter.
VIII. — Nef, rangée supérieure : Deux sujets : A,
Sortie de l'arche; B, Sacrifice de Noô.
Dans ces deux compositions, le Seigneur bénit
Noô à la manière latine. Noé présente une
colombe blanche. L'arche est entourée d'une nappe
ou d'un voile qui paraît en être le complément in-
dispensable, car il se retrouve dans toutes les re-
présentations figurées du moyen âge.
IX. — Nef, côté nord, rangée supérieure, et côté
sud, première travée à partir du chœur, rangée
supérieure : Deux sujets : A, Noé cultivant la
vigne; B, Ivresse de Noé.
Toute la partie inférieure de la première com-
position est détruite, et le haut n'est visible que
depuis que M. Joly est parvenu à enlever la couche
épaisse de lichens et de poussière qui couvrait les
dernières travées de la nef.
Noé debout, une large serpe à la main, sous une
espèce de treille, coupe des grappes de raisin. Le
nom du patriarche est tracé en lettres jaunes sur
le fond môme du tableau.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 201
La disposition de la vigne est fort remarquable.
Elle est évidemment soutenue par une espèce de
per(jol(i ou treille italienne. Cette manière de cul-
tiver la vigne, inusitée en France, me semble carac-
téristique et je n'ai pas besoin d'insister de nouveau
sur les conséquences qu'on en dcJtt tirer. Un passage
de Xénophon indique l'origine de ce mode de
culture, que l'on voit encore en Grèce et dans une
grande partie de l'Italie,
Les premiers mots d'un verset de la Genèse ont
se rvidetexteau peintre pourlaseconde composition:
Noé goûle le jus de la vigne. Il est revêtu d'une
tunique brune et d'un manteau bleu, les jambes
nues ; de la main droite il tient une grande coupe.
On aperçoit derrière lui une maison ou plutôt
une suite de bâtiments renfermés dans une enceinte
de pierre dont la porte est ouverte. Il est difficile
de décider, vu le mauvais état de cette peinture,
si le patriarche est assis , ou bien s'il danse,
éprouvant déjà les effets du breuvage qu'il vient
d'inventer. On n'aperçoit pas de siège derrière
lui, et la complaisance avec laquelle le peintre
s'est arrêté sur un texte qui plaisait à sa malice
me disposerait à croire qu'il a voulu s'amuser à
représenter les premiers symptômes de l'i-
vresse. — Deux mains appartenant à des figures
effacées aujourd'hui prouvent que l'artiste avait
202 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
représenté Noé au milieu de sa famille.
X. — Nef, côté sud, rangée supérieure : Les fils
de Noé se moquent de son ivresse.
Il y a dans la représentation de ce sujet une cer-
taine naïveté grossière qui peut surprendre, après
une observation toute contraire que l'on a faite
au sujet des personnages nus des premières com-
positions. — Gham, de la main droite, dont un
doigt est replié, fait les cornes au dormeur, geste
de mépris fort usité encore en Italie; l'autre main,
développée perpendiculairement à l'horizon, semble
indiquer le mouvement de tailler. Tout cela n'a
pas besoin de commentaire.
Sem et Japhet ne détournent point la tête et ne
s'avancent pas à reculons. Le peintre n'a pas suivi
à la lettre le texte de la Bible.
Noé est couché sur un matelas recouvert d'un
drap sur lequel on voit de larges bandes bleues
ondulées, accompagnées d'autres bandes jaunes
plus étroites. Le lit semble être en l'air.
Des femmes sortant de la maison assistent à la
scène et semblent l'observer avec quelque curio-
sité. 0« voit que Gozzoli, en plaçant sa Vergognosa
dans le Campo-Santo, n'a fait que se conformer à
une tradition déjà conservée.
A la droite du spectateur est un arbre, ou plu-
tôt un signe qui doit représenter un arbre. Un aui-
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 203
mal y est pendu , un chien se dresse comme pour
le flairer et pour le mordr'e. Faut-il voir là sim-
plement un caprice, une bamboche de l'artiste, ou
bien plutôt celte bêle exposée ne rappclle-t-elle
pas un châtiment infligé par Noé aux animaux qui
nuisent à la vigne ? Cet animal pendu est un che-
vreau, je pent-e, et son crime est d'avoir brouté
les bourgeons de la vigne. Probablement quelque
réminiscence classique de Bacchus attribuant au
patriarche planteur de la vigne la haine que les
l)oëles prêtent au dieu du vin contre le bouc des-
tructeur des jeunes plants ; ainsi Servius rapporte
que le bouc était sacrifié à Bacchus comme souvenir
de la vigne.
XI. — Nef, côté sud, rangée supérieure : Malé-
diction de Chara (?).
La pantomime de cette scène n'est point claire-
ment exprimée, et, pour l'interprétation que je
propose, je n'ai d'autre argument à faire valoir
que l'ordre des tableaux de la nef, qui correspond
avec celui des textes de la Genèse. Entre l'ivresse
de Noé et la tour de Babel, deux compositions dont
les sujets ne sauraient être méconnus, on ne peut
placer, je pense, que la malédiction de Gham.
XII. — Nef, côté sud, rangée supérieure :. Tour
de Babel.
Parmi les travailleurs qui s'empressent autour
204 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
de la construction nouvelle, on remarque une es-
pèce de géant tenant une brique, qu'il passe par-
dessus la tète de tous ses compagnons. Je crois (ja'on
a voulu représenter Nembrod le géant, chasseur con-
tre le Seigneur, Nembrod, suivant une antique Ira-
dition, avait conseillé la construction de la tour.
XIII. — Nef, côté sud : Apparition du Seigneur
à Abraham, auprès du grand chêne de Sychem (?).
L'arbre, derrière le personnage représenté dans
une attitude d'adoration devant le Seigneur, me
paraît un accessoire caractéristique de cette scène.
Le petit homme qui grimpe à cet arbre est là, je
pense, uniquement pour servir de terme de com-
paraison , et montrer la grandeur du chêne de
Sychem, quercus alta.
Pour l'interprétation delà composition suivante,
je crois qu'il faut réunir deux groupes de person-
nages détachés. J'y suis conduit, non-seulement
par l'impossibilité d'expliquer séparément le se-
cond, mais encore par cette considération qu'il
n'existe aucune division marquée entre les deux
groupes représentés. On observera que la plupartdes
compositions qui piécèdent ou qui suivent sont
séparées les unes des autres, soit par un encadre-
ment donné par l'architecture, tel qu'un arc-dou-
bleau, soit par quelque accessoire peint, tel qu'un
arbre ou une maison. Ici, rien de semblable. Les
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 20d
deux groupes de figures se touchent, et je ne vois
aucun motif pour les considérer isolément. Quant
au sujet, je crois pouvoir afiirmer qu'il est tiré
de l'histoire d'Abraham; mais sa détermination
pieuse me paialt ofîrir beaucoup de difficultés, et
ce n'est qu'une conjecture que j'offre au lecteur.
XIV. — Nef, côté sud : Abraham et Lot se sé-
parent.
Il me semble que le geste du personnage prin-
cipnl indique la séparation amiable des deux pa-
triarches. Les deux figures du second groupe se-
raient Lot et un de ses gendres se dirigeant vers
Sodome. La porte et la tour marquent une ville ;
et quant à cette espèce de nain sonnant de l'oliphant
sur la terrasse du beffroi, il est là, je pense, pour
faire voir qu'il s'agit d'une ville, et d'une ville
fortifiée.
En dessinant cette composition pour l'ouvrage
déjà cité, M. Gérard Seguin a commis une légère
en-eur, inévitable en quelque sorte à l'époque oîi
il travaillait à Saint-Savin. Il n'a vu que deux
personnages se disposant à entrer dans la ville; au-
jourd'hui on en distingue au moins quatre. D'après
son dessin, on pourrait croire que l'un de ces per-
sonnages est revêtu d'une tunique mi-partie rouge
et jaune, et d'un pantalon ayant une jambe blanche
et l'autre jaune. Les vêtements mi-partis , très-
12
206 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
communs au xiv® siècle, étaient inconnus, je crois,
à l'époque byzantine. Dans la réalité, il y a deux
tuniques, et les jambes appartiennent à deux per-
sonnages différents.
Cette composition peut encore recevoir une
autre explication, mais, à mon avis, moins pro-
bable que la précédente; on pourrait y voir les
reproches du pharaon, qui, trompé par Abraham,
lui vend Sara, qu'il avait prise pour la sœur de ce
dernier. Mais, outre qu'il est peu vraisemblable que
cette scène dont le sens mystique échappe à la foule
ait été choisie de préférence pour être retracée dans
une église, je ne vois point de personnage portant
u.iB couronne, et le pharaon ne pouvait être représen-
té autrement. De plus, si tel était le sujet du tableau
qui nous occupe, il faudrait supposerque le pharaon
est le personnage vêtu d'un manteau et qui semble
s'éloigner du groupe où l'on voit deux femmes.
Abraham alors serait imberbe, ce qui n'est point
admissible, puisque, dans la composition précé-
dente et dans les suivantes, il est représenté barbu
et dans la force de l'âge. Enfin, la ville et les deux
hommes qui vont y entrer demeureraient sans
explication dans cette hypothèse.
XY. — Troisième travée sud du narthex :
Défaite des quatre rois par Abraham (?).
L'action me parait assez clairement exprimée
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 207
pour laisser peu de doutes sur le sujet. Abraham,
la lance à la main, à la tête d'une petite troupe
d'infanterie, poursuit la cavalerie des rois. Lot,
qui vient d'être délivré embrasse son oncle, qui le
repousse doucement pour achever la défaite de l'en-
nemi. Derrière Abraham est une femme tenant une
lance à la main : c'est sans doute une des captives qui
a pris celte arme pour l'offrira Lot. Je ne connais
point d'amazone dans la Genèse; mais il en est si
souvent question dans tous les romans grecs du
moyen âge, que des peintres byzantins, ont pu, à
l'imitation des poêles, se complaire à les représen-
ter dans leurs ouvrages.
Aucun des personnages de ce tableau ne. porte
de cuirasse. AiDraham a la tête couverte d'un casque
ou plutôt d'une espèce de capuchon d'étoffe ou de
cuir : telle est la coiffure de ses gens et des cavaliers
ennemis. Les rois vaincus portent en tête des dia-
dèmes ornés de pierreries ; quelques-uns de leurs
soldats ont des boucliers. Il faut noter que pas un
seul de ces boucliers n'a d'armoiries ni même d'em-
blèmes. A une époque où cette fresque était bien
mieux conservée, je me souviens d'avoir remarqué
que le cavalier vêtu de jaune du premier plan
n'avait point d'étriers. J'ai déjà indiqué ce qu'il
faut penser de ce trait d'archaïsme.
L'absence de mouvement est remarquable dans
208 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
toule cette composition. Si le lecteur veut bien me
pardonner mon insistance à lui présenter les mêmes
observations, je dirai qu'ici, dans los altitudes com-
passées de toutes ces figures, il me semble retrouver
quelque trace du système de l'art antique, qui
évite les mouvements violents, parce qu'ils nuisent
à la beauté.
XVI. — Deuxième travée sud du narthex : Mel-
chisédech donne le pain et le vin à Abraham et le
bénit.
Bien que cette fresque soit fort mutilée, le sujet
ne me semble pas incertain. Les Pères de l'Église
ont vu dans cette scène une figure de la communion,
et l'artiste a suivi leur interprétation en mettant
dans les mains de Melchisédech un calice et un pain
rond et plat au milieu duquel est tracée une croix.
Une main divine bénit le grand prêtre et derrière
lui un chœur d'anges paraît prendre part à la scène
dans une altitude d'adoration.
XVII. — Deuxième travée du narthex, rangée in»
férieure : Abraham refuse la part du butin que lu<
offre le roi de Sodome (?).
Tout le haut de celle composition a disparu
Mais on voit sur son trône, auprès duquel son*
couchés des bœufs et des moutons, un personnage
qui s'éloigne du roi ; enfin, la position de ce tableau
rapproché des précédents, me paraissent des motifs
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 209
suffisants pour juslilier l'inlerpréUUion que je pro-
pose. Le roi a un manteau et une chaussure de
pourpre : on sait que c'était la couleur essentielle-
ment royale chez les Grecs du Bas-Empire.
Jusqu'à présent, l'ordre des compositions s'est
toujours maintenu de gauche à droite; nous de-
vons à présent suivre l'ordre contraire.
XVIII. — Troisième travée sud du narthex, ran-
gée inférieure : Funérailles d'Abraham (?).
Les deux jeunes gens qui soutiennent le ca-
davre me déterminent à croire que le sujet de
cette fresque est l'enterrement d'Abraham. On
remarque que l'un et l'autre sont vêtus d'une
tunique sans ceinture : c'est, je crois, un signe
de deuil.
XIX. — Nef, côté sud, rangée inférieure : Jacob
envoie Joseph à Sjchem (?).
Les compositions suivantes, se rapportant à l'his-
toire de Joseph, nous donnent, je pense, la clef de
celle-ci, qui, si elle était isolée, serait d'une expli-
cation difficile. On pourrait, à la rigueur, y voir la
bénédiction donnée par Isaac à Jacob ; mais les
mains du jeune homme sont nues, et il est douteux
que la main du vieillard soit étendue pour une
bénédiction. Il fait plutôt uu geste de commande-
ment ; il montre à son fils la direction qu'il doit
prendre. D'ailleurs, il faut tenir compte des habi-
12.
210 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
tudes du peintre ou de celui qui le dirigeait dans
ses travaux. On voit qu'il choisit dans l'Ecriture
quelques personnages à l'histoire desquels il s'atta-
che particulièrement et qu'il se complaît à dévelop-
per. C'est ainsi que Gaïn a ét(^ le sujet de deux ou
trois tableaux. Noé en a inspiré sept; Abraham,
sept. Nous commençons ici l'histoire de Joseph,
qui en fournira un aussi grand nombre.
XX. — • Nef, côté sud, rangée inférieure : Joseph
vendu par ses frères aux marchands madianites.
La scène me paraît assez clairement indiquée par
la pantomime des personnages. Un des marchands,
saisit Joseph par le bras, tandis que l'un de ses
frères le pousse par les épaules.
XXI. — Nef, côté sud, rangée inférieure : Joseph
vendu à l'eunuque Putiphar par les marchands ma-
dianites.
Plusieurs des acteurs de la scène précédente figu-
rent dans ce tableau. Joseph et les marchands ont
le môme costume; ces derniers sont revêtus du
bournous arabe. Il est assez singulier que deux
compositions presque semblables aient été placées
de la sorte à la suite l'une de l'autre. C'est pour
moi une raison de croire que le choix des sujets o,
été abandonné au peintre. Assurément, si l'abbé de
Saint-Savin lui avait donné un programme, il au
rait évité cette espèce de répétition.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 211
XXII. — Nef, côté sud, rangée inférieure : Josepli
accusé par la femme de Putipliar,
Quoique la femme de Putiphar ne tienne point
le manteau de Joseph, je pense que l'explication
que je propose est la véritable. Putiphar est proba-
blement le personnage vêtu d'une longue robe et
d'une espèce de voile, costume féminin qui rap-
pelle sa position. L'homme à sa droite est sans doute
le gardien de la prison royale.
XXIII. — Nef, côté sud, rangéeinférieure : Deux
sujets : A, Josephen prison ; B, Joseph conduit devant
le pharaon.
L'artiste n'a point suivi fort exactement le texte,
sacré. En elïet, Joseph a le même costume dans la
prison qu'en présence du roi. On lit le nom de Jo-
seph au-dessus de sa tête. Vraisemblablement au-
trefois les principaux personnages étaient partout
désignés de la sorte par des inscriptions. Il y avait
encore au-dessous de chaque sujet une légende ex-
plicative; mais aujourd'hui toutes ces inscriptions
sont devenues absolument illisibles,
XXIV. — Nef, côté sud, rangée inférieure : Deux
sujets : A. Joseph explique les songe? du pharaon;
B, Triomphe de Joseph.
Un des versets de l'Ecriture me parait expliquer
la présence d'une femme auprès de Joseph et lu
pharaon. Ce serait cette Aseneth que le roi lui donna
212 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
en mariage. La forme du char est singulière : il
n'a |ioinl de timon, mais on voit dessous une pièce
de bois qui paraît faire office de ressort.
Il faut maintenant revenir au côté nord de la nef,
et poursuivre notre examen, en allant du narthex
vers le chœur. D'abord se présente une lacune con-
sidérable, à partir de l'arc-doubleau du narlhex.
L'enduit ancien est complètement disparu. Vient
ensuite une grande composition trop mal conservée
pour pouvoir être appréciée ici. Grâce au dernier
nettoiement, on distingue ou plutôt on devine un
roi assis sur son trône et plusieurs personnages
debout auprès de lui. Dans l'étal où se trouve cette
peinture, toutes les suppositions sont possibles, et
il est inutile d'en fatiguer le lecteur. Ce qu'on
peut affirmer, c'est que le sujet est tiré de l'Exode
et qu'il appartient à l'histoire de Moïse.
Vers le troisième pilier de la nef commence une
série de peintures d'explication facile, toutes tirées
de l'Exode.
XXV. — Nef, côté nord, rangée inférieure : Pas-
sage de la mer Rouge.
Dans la première partie de la composition, on
voit le pharaon, reconnaissable à son diadème, de-
bout sur son char, dont les chevaux se cabrent. Un
ange étend la main vers lui, et les eaux s'élèvent
pour l'engloutir. L'ange est une invention du pein-
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 213
tre. C'est, d'ailleurs, une des meilleures figures de
toute l'église, et son attitude est remplie de noblesse
et de grandeur. Moïse, tenant on mainsa verge divine,
est suivi du peuple hébreu, hommes et femmes. La
colonne de flamme et de fumée sépare l'armée israé-
lile des Égyptiens.
La première fois que je visitai l'église de Saint-
Savin, je remarquai la tunique du pharaon semée
de paillettes dorées, que l'altération de la peinture
a fait disparaître aujourd'hui. Peut-être était-ce une
armure du genre de la cotte d'armes attribuée à
Philippe le Bel, que l'on conserve au musée de
Chartres, et dont l'étoffe est doublée intérieurement
de petites plaques de fer attachées avec des clous
rivés. Cette sorte d'armure est, je crois, fort an-
cienne en Asie; on en voit souvent dans les musées,
qui viennent de la Chine ou du Japon. Les Tartares
en faisaient usage. Si ces clous n'étaient pas une
simple broderie, ce serait le seul exemple d'ar-
mure qu'offriraient les fresques de la nef.
On entrevoit plusieurs cavaliers, galopant der-
rière le char du pharaon. Ces figures, bien que
débarrassées aujourd'hui de la poussière qui les dé-
robait entièrement à la vue il y a quelques années,
sont trop effacées pour pouvoir être décrites. Je
crois pouvoir assurer cependant que le cavalier du
premier plan n'a point d'étriers.
214- ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
XXVI. — Nef, côté nord, rangée inférieure : Le
Seigneur apparuîl à xMoïse sur le mont Siiiaï, et
lui remet le.s tables de la Loi.
Après cette composition, il devait y en avoir
encore une ou deux ; mais tout l'enduit est tombé
jusqu'au mur du transept, et il ne reste plus la
moindre trace de peinture. Probablement l'adora-
tion du veau d'or et la punition des coupables ter-
minaient la série des peintures de la nef.
Nous passerons maintenant à celles de la crypte^
Fresques de la crypte.
L — Voûte de l'escalier conduisant à la crypte;
Le Christ ' dans une gloire, entouré des attributs
symboliques des quatre évangélistes. Deux vers
latins étaient tracés autour du Christ; ils sont illi-
sibles aujourd'hui, à l'exception de quelques mots.
IL — Crypte, paroi nord, à partir de l'autel :
Saint Savin et saint Cyprien sont arrêtés par le
peuple d'Amphipolis et accusés de professer la
religion chrétienne.
lïl. — Même paroi : Saint-Savin et saint Cy-
prien sont conduits devant le proconsul Ladicius.
1. Dans le chapitre iv de ce travail, j'ai qualifié de grand
le. Christ peint sur la voûte de l'escalier de la crypte. Cette ex-
pression doit être rectifiée. Cette figure est de proportion
médiocre, mais d'un style noble qui trompe sur ses véritables
dimensions. -,
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 215
IV. — Crypte, paroi nord, à partir de l'aulcl :
Les deux saints sont déchirés avec des ongles
de fer.
V. — Même paroi : Ils sont ramenés devant La-
dicius, qui essaye vainement de les faire sacrifier
à l'idole de Dionysius.
Les deux personnages derrière saint Savin et
saint Cyprien sont ou les satellites du proconsul,
ou, peut-être, Asclepius et Valère, qui n'osent en-
core se déclarer chrétiens.
YI — Paroi sud, à partir de la porte en allant
vers l'autel : Saint Savin et saint Cyprien amenés
devant le proconsul Maximus,
VIL — Même paroi : Saint Savin est mis à la
torture dans mie roue.
VIII. — Même paroi : Saint Cyprien subit le
même supplice.
Quelques mots de la légende écrite au-dessous
de chaque composition subsistent encore. On voit
qu'elle était en vers léonins. Voici la seule qui
existe à peu près intacte :
Dvm torqvere negant, sanctos tormenta laborant...
IX. — Même paroi : Saint Savin et saint Cy-
prien sont exposés dans le cirque. Une lionne et
deux lions lâchés contre eux leur lèchent lespieds.
216 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Le proconsul et le peuple attribuent ce miracle à
la magie.
On lit ce fragment de la légende :
...patres (ou plutôt fratres) veneraritvr.
Une rangée de compositions disposées au-dessous
des précédentes, et offrant sans doute la suite de
la légende, a été complètement détruite par une
inondation dont on conserve encore le souvenir à
Saint-Savin. On attribue à la même cause la perte
d'autres peintures qui couvraient la muraille occi-
dentale du caveau.
Fresques de la chapelle de saint Marin.
Décoration de larcature inférieure et d'un tiii-
meau de cette chapelle. Bien que fort altérées, ces
peintures nous ont paru dignes d'attention, parce
qu'elles peuvent donner une idée exacte de l'en-
semble du système qui a présidé à l'ornementa-
tion.
On remarquera dans la coloration de l'ange
peint à la base du trumeau, l'effet singulier produit
par le posch, qui a subsisté après la destruction des
teintes qui le recouvraient. Les carnations esquis-
sées en rerf prouvent combien était générale la re-
cette donnée par Théophile et par le moine grec.
L'ÉGLISE DE SAINT-SAVIN. 217
Les lûls el les chapiteaux des colonnettes ne pa-
raissent pas avoir été jamais peints, du moins on
na pu y découvrir la moindre trace de coloration.
Les cheveuK blonds de l'ange se confondant
avec le fond jaune du nimbe, on pourrait croire
au premier abord que le peintre a voulu le faire
chauve.
Post-scriptum.
Une cinquième visite que je viens de faire à
l'éLîTise Saint-Savin m'obli^^e à si!2;naler une erreur
qui m'est échappée dans la première partie de ce
travail. J'avais cru que la muraille occidentale de
la tribune n'avait jamais été peinte : M. Joly m'a
montré des restes certains d'enduit coloré sur plu-
sieurs pierres de cette muraille. Il est impossible
aujourd'hui de savoir si cette paroi a été couverte
de peintures ou simplement badigeonnée. — = Je
puis afTirmer encore, d'après un dernier examen,
que tout le vestibule était revêtu de fresques, mais
il n'y a de conservées ou, pour mieux dire, de re-
connaissables que celles qui se trouvent entre l'arc-
doubleau central et la muraille de la nef.
1845.
13
m
L'ARCHITECTURE MILITAIRE
AU MOYEN AGE
L'art de la fortification, jusqu'à l'invention de
la poudre, ou, pour parler plus exactement, jus-
qu'au perfectionnement de l'artillerie, consista
dans une observation plus ou moins exacte des tra-
ditions laissées par les Romains. Leurs monuments
militaires, nombreux en France, servirent , long-
temps de modèles; entre les forteresses romaines
et les forteresses du moyen âge, on ne reconnaît
guère d'autre différence que celles qui résultent
du changement des mœurs et des institutions.
D.iiis un castellum antique, le choix du' site,
l'uniformité des dispositions, la construction mé-
thodique et régulière, dénotent le vaste système de
220 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
la cenlralisatioii impériale ; le château du moyen
<âge offre les mêmes défenses; il a, de même, fossés,
tours et courtines; mais une certaine rudesse, une
bizarrerie frappante dans le plan et dans l'exécu-
tion, attestent une volonté individuelle, et cette
tendance à l'isolement, si caractéristique de la so-
ciété féodale.
Les moyens d'attaque, contre lesquels les ingé-
nieurs du moyen Age avaient à se prémunir, étaient
l'escalade ou la brèche, pratiquée soit par la sape,
soit par la mine, soit par le jeu des machines des-
tinées à renverser les remparts. Nous parlerons
ailleurs des opérations de siège: nous nous bor-
nerons, quant à présent, à remarquer que l'emploi
des engins ou machines de guterre fut moins fré-
quent au moyen âge qu'à l'époque romaine. Elles
jouent cependant un rôle encore important
dans les sièges des xii* et \m° siècles. Au
xiv", leur emploi est presque nul, particu-
lièrement dans le Nord, même au milieu des
guerres acharnées de la France et de l'Angleterre.
On peut attribuer ce changement notable dans
l'art de la guerre à l'affaiblissement lent mais
continu des traditions romaines; mais il paraît
plus probable que l'usage des machines de guerre,
au XII* et au xiii* siècle, avait été introduit
ou plutôt restauré en Europe, à la suite des re-
L'ARCniTECT['nE MILITAIRE. 221
huions que les croisades élahliront cuire les guer-
riers du Nord et les ingénieurs grecs et musul-
mans, longtemps les seuls dépositaires des connais-
sances de l'antiquilé. Cette opinion acquerra
quelque vraisemblance, si l'on observe que les
Espagnols, ou plutôt les Maures à leur service,
construisaient encore des machines au xiv"
siècle, lorsque l'usage de celles-ci s'était déjà
perdu en France et en Angleterre '.
Quoi qu'il en soit, on doit noter qu'au moyen âge
les moyens de défense étaient supérieurs aux
moyens d'attaque, et qu'une place était imprena-
ble de vive force, lorsqu'elle était située dans un
lieu de difficile accès et que ses remparts étaient
assez élevés et assez épais pour braver l'escalade
ou la sape.
Il n'y a point de caractères particuliers à l'ar-
chitecture militaire, qui puissent marquer avec
précision l'âge d'une forteresse. On en est réduit
à l'observation des indices communs à toute espèce
de constructions. L'appareil, la forme des arcs,
le galbe des moulures, fuiiniissent dans l'examen
d'un monument militaire les mêmes renseigne-
ments qu'ils offrent pour l'appréciation d'un édi-
fice civil ou religieux. Naturellement, ces rensei-
1. Comparez les relations des sièges clans Froissart avoo
çc les d'Ajala,
222 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
gnements sont rares dans une construction mili-
taire, dépourvue, en général, d'ornementation,
toujours sévère et massive, et qui a pour but prin-
cipal la solidité et la durée. En outre, les encein-
tes fortifiées ont éprouvé, pour la plupart, des
modifications continuelles. Il en est peu qui aient
été bâties d'un seul jet, et presque toujours elles
offrent la réunion d'une suite de défenses, ajoutées
les unes aux autres à mesure que le besoin s'en
est fait sentir.
DISPOSITIONS GENERALES
Le problème dont les ingénieurs de tous les
temps se sont proposé la solution, est celui-ci :
« Construire des ouvrages qui puissent se proté-
ger les uns les autres, et cependant susceptibles
d'être isolés, en sorte que la prise de l'un n'entraîne
pas celle des ouvrages voisins. »
D'où résulte ce corollaire : « que les ouvrages
intérieurs doivent commander les ouvrages exté-
rieurs. »
L'architecture militaire du moyen âge présente
l'application continuelle de ces principes.
Dès les temps les plus reculés, toute fortification
permanente se composait :
1° D'un fossé continu,
2° D'une enceinte continue,
3° D'un réduit où la garnison trouvait un refuge
après la prise de l'enceinte,
2ii ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Dans les villes, ce réduit était une citadelle; dans
les châteaux, un donjon, c'est-à-dire une tour plus
forte que les autres, indépendanlc par sa situation
et par sa construction. Ces dispositions s'appliquent
aussi bien aux fortifications du moyen âge, qu'à
celles de l'antiquité.
Les premières enceintes fortifiées du moyen âge,
surtout celles des châteaux, ne furent formées que
d'un parapet en terre, bordé par un fossé et cou-
ronné de palissades, de troncs d'arbres, de fagots
d'épine, ou quelquefois môme de fortes haies vives.
Au centre, s'élevait une tour en maçonnerie, soli-
dement bâtie et entourée d'un fossé, comme l'en-
ceinte extérieure. La plupart des villes, ayant eu
de bonne heure, soit des enceintes romaines, soit
des remparts construits sous l'influence des arts de
Rome, ne s'entourèrent pas de ces fortilications
barbares , qui furent principalement à l'usage
des seigneurs ou chefs militaires vivant à la cam-
pagne.
Aux parapets en terre , on substitua, dans la
suite, des murs de pierre, flanqués de tours plus
ou moins espacées; on multiplia le nombre des en-
ceintes, et l'on augmenta la hauteur des donjons.
Vers la fin du xii" siècle , les ingénieurs re-
cherchaient avec curiosité les ouvrages anciens sur
l'ait de la guerre, et l'on a lieu de croire qu'à cette
L'ARCIIITECTLUE MILITAIRE. 22o
époque on remit en pratique les principaux pré'
ceples, consignés dans les écrivains militaires la
tins ou grecs, préceptes qui, d'ailleurs, paraissent
n'avoir jamais été complètement oubliés en France.
Geoffroy Plantagenet lisait Végèce, en faisant le
siège de ^lontreuil-Bellay \
1. Bodiu, liecherclies hiUorigues sur V Anjou. T. I, p. iCu.
TI
SITUATION
Avant d'étudier en détail toutes les parties qu'
composent une forteresse, on doit dire quelques
mots des emplacements qu'on regardait, au moyen
âge, comme favorables à la défense.
En pays de montagnes, on recherchait de préfé
rence une espèce de cap ou de plateau étroit, s'a-
vançant au-dessus d'une vallée, surtout si des es-
carpements naturels le rendaient inaccessible de
presque tous les côtés.
Rarement on bâtissait les châteaux sur des cimes
élevées; on préférait les construire à mi-côte, soit
pour la facilité des approvisionnements, soit pour
ne pas se priver des moyens d'avoir de l'eau com-
modément. On bâtissait même dans les vallées ;
mais c'était, en général, quand elles offraient de
ces passages naturels dont la possession assure de
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 227
grands avantages pour préparer uu pour repousser
une invasion. D'ailleurs, on était assez indifîércnt
sur le voisinage des hauteurs qui dominaient les
enceintes fortifiées, pourvu qu'elles fussent hors
de la portée, assez faible, des machines en usage
alors pour lancer des traits.
En plaine, on choisissait les bords des rivières,
surtout les îles et les presqu'îles qu'on pouvait
facilement isoler, et qui commandaient la naviga-
tion.
Faute de rivière, on recherchait le voisinage d'un
ruisseau qui remplît les fossés d'eau, ou bien d'une
Loue profonde, obstacle tout aussi efficace que
l'eau; enfin, une butte isolée, élevée de quelques
mètres, était considérée comme une bonne posi-
tion, que l'on s'efforçait d'améliorer encore, en
augmentant artificiellement la raideur des pentes.
D'ordinaire même, on élevait une motte, ou butte
factice, pour y placer le donjon ou la principale
tour d'un château.
Quelques-unes de ces mottes paraissent avoir été
des lumulus antiques. Il faut bien se garder de
généraliser ce fait, assez rare, mais qui, pour cela
même, mérite d'être mentionné.
m
DIVISIONS l'RINCIPALES
Les parties principales et caractéristiques d'un»»
forteresse, au moyen âge, à commencer l'examen
par l'extérieur, peuvent être rangées dans les di
visions suivantes :
1. — Fossés. — 2. Ponts. — 3. Barrières
ou retranchements extérieurs. — 4. Portes. —
5. Tours. — 6. Couronnement, créneaux, plates-
formes, etc. — 7. Courtines. — 8. Fenêtres,
meurtrières. — 9. Cours intérieures. — dO
Donjon. — 11. Souterrains.
1. — Fossés.
Les plus anciens fossés étaient creusés dans la
terre et dépourvus de revêtements, du moins du
côté de la campagne, car, du côté de la place, les
murs, s'élcvanl verticalement ou en talus fort
l'ARCHITECTURE MILITAIRE. 229
raide, formaient un des bords du fossé. L'incli-
naison des bords opposés était celle qu'exigeait la
nature des terres excavées \
Dans les châteaux plus modernes, la contres-
carpe, ou le bord extérieur du fossé, est revêtue
de maçonnerie. Quelquefois c'est un mur vertical,
plus souvent un talus. Il est fait mention de fossés
en terre à parois verticales, mais alors probable-
ment les terres étaient retenues par des madriers,
et il est présumable que ce n'était qu'une disposi-
tion temporaire adoptée au moment d'un siège.
On les désignait par le nom de fossés à fond de
cuve.
La profondeur d'un fossé et sa largeur étaient
proportionnées à la hauteur des murs et à l'impor-
tance de la forteresse. Dans tous les cas, la con-
trescarpe devait être à portée des traits lancés des
remparts.
1. Voir dans la Chronique de du Guesclin, l'accident qui
occasionna la prise de Saint-Sévère. Un chevalier français,
nommé Geoffroy Payen, se promenait le long de la contres-
carpe.
Geoffroy ot une hache dont le tranchant li.isi;
Un bout sur le fossé en la terre feri.
La terre de la contrescarpe cédant, la hache tomba dans la
fossé; pour la reprendre, Payen y descendit, malgré les traits
des Anglais. 11 demanda une échelle pour remonter. On la lui
apporta. Alors, la trouvant assez haute pour atteindre le rem
part, il monta bravement à l'assaut, entraînant à sa suite toute
l'armée française. (Cuvelier, T. II, p. 224).
230 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Autant que la chose était possible, les fossés
étaient remplis d'eau, ou, du UT^iViS, susceptibles
d'être inondés au besoin. Quelquefois l'eau bai-
gnait le pied des remparts; d'autres fois elle rem-
plissait seulement la cunette^ c'est-à-iire un canal
pratiqué au milieu du fossé, entre deux berges qui
restaient à sec.
Lorsque les fossés étaient dans une telle situa-
tion qu'ils ne pussent jamais être inondés, les
difficultés naturelles du terrain rendaient presque
toujours cette précaution inutile, et d'ailleurs on
y suppléait, soit par une profondeur plus grande,
soit par l'emploi de chausse-trapes , de pieux
aiguisés, etc., cachés sous les herbes qui tapissaient
le fond du fossé.
Outre l'eau destinée à remplir la cunette du
fossé, et qu'on prenait, comme il semble, assez
peu de soin de renouveler, ce fossé recevait encore
les égouts du château. Les ouvertures des canaux
qui y portaient les immondices étaient soigneuse-
ment munies de grilles et de hérissons.
L'absence de fossé est une exception rare, même
dans les châteaux situés sur des hauteurs oîi des
escarpements abrupts paraissent rendre cet obsta-
cle tout à fait superflu. Presque toujours, à moins
que les remparts ne s'élevassent au bord même
d'un précipice, s'il restait un peu de terrain uni
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 231
entre les escarpements et l'enceinle, on regardait
comme indispensable de creuser un fossé. En effet,
la destination de ce genre de défenses était princi-
palement d'empêcher l'assaillant de conduire au
pied du mur ses machines de siège ou ses mineurs.
Aussi, la première opération de celui-ci était de
combler le fossé, et de niveler le terrain jusqu'en
bas du rempart.
2. — Ponts.
Un pont porté sur des piles, ou, plus rarement,
une espèce de môle traversant le fossé, donnait
accès dans la place. Quelquefois, en excavanl le
fossé, on ménageait une langue de terre, qui ser-
vait de passage; mais, d'ordinaire, on préférait un
pont léger, qui oiîrait l'avantage de rétrécir le
passage, et qui, en cas de siège, était détruit ou
retiré à l'intérieur.
Dans les monuments figurés, dans la tapisserie
de la reine Mathilde, par exemple, on voit des
ponts semblables qui ne paraissent composés que
d'une seule planche. On peut y observer que l'ex-
trémité qui aboutit à l'enceinte fortifiée est plus
élevée que l'autre. Le but de celte disposition
s'explique suflisamment. On doit y remarquer en-
232 ÉTUDES SUR LES aRTS AU MOYEN AGE.
core des espèces de marches destinées à assurer
le jias des chevaux.
Bientôt on imagina de construire des ponts,
dont le tablier pouvait se relever au besoin, et, de
la sorte, fermer le passage. Cette invention, qu'on
nomma pont-levis, se perfectionna rapidement. Le
tablier mobile fut manœuvré par un système de
contre-poids, en sorte qu'un effort, même assez
faible, suffît pour le lever ou l'abaisser.
Il est fort rare aujourd'hui de retrouver d'an-
ciens ponts-levis. On reconnaît qu'ils ont existé, à
de longues ouvertures percées dans les murs, au-
dessus de la porte, et dans lesquelles se mouvaient
sur un axe les flèches, c'est-à-dire les poutres for-
mant le levier auquel le tablier mobile était sus-
pendu.
Si le pont-levis était très-léger, comme ceux qui
étaient destinés à donner passage à des hommes de
pied seulement, les poutres étaient remplacées par
une armature en fer moins compliquée et d'une
manœuvre plus facile.
Lorsque, au lieu d'un fossé, il s'agissait de tra
verser quelque obstacle plus considérable, tel
qu'un large ravin, ou bien une rivière, un pon<
solide en pierre était substitué aux ponts de char
pente, réservés aux fossés d'une lai'geur médiocre.
Alors, par des dispositions parlicuiières, on s'étu
L'AHCIlITECTL'nE MILITAIRE. 233
(liait à rendre le passage dangereux et difficile
pour l'ennemi. Presque toujours on élevait forte-
ment le milieu du pont, et l'on y plaçait une tour
sous laquelle il fallait passer; d'autres tours dé-
fendaient les extrémités du pont, le tablier était
très-étroit, et souvent interrompu par des ponts-
levis en avant et en arriére des tours. Ces ponts
étaient quelquefois construits pour favoriser le pré-
lèvement d'un péage. Dans ce cas, ils peuvent se
rencontrer fort éloignés de toute autre fortification.
Quelques châteaux situés sur le bord d'une rivière
levaient un impôt sur la navigation, au moyen
d'un barrage ou estacade qui ne laissait un passage
qu'assez près des remparts pour que les bateaux
ne pussent se soustraire au payement du droit
fixé. 11 y avait, par exemple, un barrage sur la
Seine, auprès du Château-Gaillard. Dans quel-
ques provinces, on voit le tablier des ponts affecter
en plan la forme d'un Z \ et l'on pensait sans
doute que cette disposition devait rendre plus dif-
iicile une surprise, telle qu'en auraient pu tenter
des hommes à cheval se lançant au galop pour
forcer le passage.
1, Il y en a beaucoup d'exemples en Corse, du xv<^ ot du
xvi"^ siècle.
234 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
3. — Retranchements extérieurs, barrières, barbacanes,
poternes, etc.
Au del>à du fossé, à la tête du pont, on élevait
un ouvrage plus ou moins considérable, dont la
destination était de protéger les reconnaissanees et
les sorties de la garnison. Quel(|uefois il se com-
posait d'une ou de plusieurs tours, ou même d un
petit château, auquel on donnait souvent le nom
de bastille ' .
Plus fréquemment, surtout dans les châteaux
Je moyenne grandeur, on se contentait d'une ou de
plusieurs enceintes de palissades.
Les peintures, les tapisseries, les bas-reliefs
peuvent fournir d'utiles renseignements sur les
ouvrages de cette espèce, encore assez imparfaite-
ment connus. Autant qu'on en peut juger par les
récits des historiens, on doit se représenter ces
sortes de fortifications comme une suite de bar-
rières les unes derrière les autres. C'était là que
s'engageaient les premiers combats, et, d'ordi-
naire, l'assaillant commençait ses opérations par
détruire ces postes avancés. On leur a donné
1. Voir, dans Ayala, Cronica del reij don Pedro, les sièges
de Toro et de Tolède, qui commencèrent par des attaques
cuiiU'e les tours >crv"ant de 'été de pont.
I
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 233
plusieurs noms, tels que barrière, harbacane, po-
terne, et il n'est pas facile de les distinn:uer. Il
parait cependant que le mot de poterne s'appliquait
l)lus particulièrement à une espèce de porte déro-
Lée donnant accès sur le fossé, et aux ouvrages qui
la défendaient.
Une forteresse située sur une hauteur escarpée
avait souvent une barbacane qui donnait sur la
plaine et se lî^iit au corps de la place. C'était
comme un long passage entre deux murs, quelque-
fois flanqués de tours, et se terminant par une
sorte de fort détaché. On voit une disposition de
cette espèce, dans les fortifications de la cité de
Carcassonne, du côté qui fait face à la ville mo-
derne.
4. — Portes.
Après avoir franchi le fossé, on arrivait à la
porte de l'enceinte principale. La même observa-
tion qui avait fait construire des ponts en zigzag,
avait fait reconnaître qu'il ne fallait point placer
la porte dans l'axe du pont, mais à gauche de ce-
lui-ci. La porte s'ouvrait à gauche, parce qu'on
obligeait ainsi l'assiégeant de présenter aux rem-
parts son flanc droit qui n'était point couvert par
23(; ÉTI'DES SUR LES ARTS AL' MOYEN AGE.
les grands boucliers, noimnùs pavois, qu'on portait
dans les sièges. Cette disposition, qu'on peut re-
marquer d(\jà dans les forlilicalions des Romains,
paraît leur avoir été empruntée, ainsi que beau-
coup d'autres, par les ingénieurs du moyen âge :
< Curandum maxime videtur... uti portarum iti-
nera non sint directa, sed beva ; namque tum
dextrum latus accedentibus quod scuto non erit
tectum, proximum eritmuro'. »
La porte d'un cbàteau est presque toujours
placée dans un massif épais formé par deux tours
que lie entre elles un corps de bâtiment plus ou
moins considérable. Elle présente un passage, assez
étroit, qu'on pouvait fermer à ses deux extrémités
et quelquefois même au milieu. Ce passage traverse
souvent une ou plusieurs petites cours, comprises
dans l'intérieur du massif dont nous venons de
parler.
Une autre disposition paraît avoir existé dans
plusieurs châteaux, mais on ne pourrait en citer un
exemple bien conservé en France. Le type qui re-
présente le mieux ce mode de fortification, est une
porte du xiv* siècle , existant encore aujour-
d'hui dans la ville d'Avila, en Espagne; les deux
tours, entre lesquelles s'ouvre la porte, se projet-
1, Yitruve, î, 5,
L'ARCniTECTl'RE MILITAIRE 237
tonl Pli avant de l'enceinte continue; un passage
assez étroit conduit à la porte. Le pont sert non-
seulement à établir une communication entre les
doux tours, mais encore à recevoir des soldats qui,
à l'abri de forts parapets, pouvaient contribuer,
d'une manière Irès-efficace, à la défense de la
porte.
Presque tous les cbâleaux ont deux portes, l'une
grande, l'autre petite, très-rapprochées l'une de
l'autre. La première était pour les chars et les ca-
valiers, la seconde pour les hommes à pied. La
prudence, cette vertu si nécessait-e au moyen âge,
é'xigeait que la grande porte ne s'ouvrît qu'en cas
d'absolue nécessité.
Dans les maisons partie "''lèrps, -<n iroave assez
fréquemment ces deux portes. La maison de Jac-
ques Cœur, à Bourges, et l'hôtel de Sens, à Paris,
en offrent des exemples remarquables. Le pont-le-
vis, une fois relevé, faisait en quelque sorte l'office
d'un large bouclier opposé à l'ennemi; mais celui-
ci, avec des crocs, à force de bras, ou bien avec des
machines, pouvait parvenir à l'abaisser, en rom-
pant les chaînes qui le tenaient suspendu. Il fallut
donc opposer un autre obstacle. Ce fut la herse, es-
pèce de lourde grille en fer, ou bien un système de
pieux indépendants; cette seconde espèce de clôture
se nommait une or^ue ou une sarrazine, expression
238 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
qui semblerait indiquer que cette invention avait
une origine orientale. Cette machine s'élevait ou
s'abaissait, en glissant dans des rainures prati-
quées aux parois des murailles du passage. On éle-
vait la herse à l'aide d'une machine, et, à l'appro-
che d'un danger, on la laissait tomber. Dès ce mo-
ment, le passage était fermé, et il fallait briser la
herse pour pénétrer plus avant, car il était im-
possible de la relever à l'extérieur.
Les hommes qui manœuvraient la herse étaient
placés dans une salle supérieure ou quelquefois à
côté de la porte. Des ouvertures étroites, percées
dans la muraille, leur permettaient d'observer ceux
qui se présentaient sur le pont-levis.
Outre la herse, pour défendre l'entrée d'une
place, on employait encore des portes massives en
bois, hérissées de clous, ou revêtues de lames de
fer. Presque toujours il y avait deux portes, u j à
chaque extrémité du passage. On en voit un exem-
ple au château de Saint-Sauveur-le-Vicomte.
Si quelque accident ou quelque ruse de l'en-
nemi venait à empêcher la manœuvre de la herse,
on avait ménagé des moyens de défense dans l'in-
térieur môme du passage. On se servit souvent,
avec succès, dans les surprises, de charrettes qui,
conduites sous le passage de la porte, empêchaient la
herse de s'abaisser. Des ouvertures dans les voûtes
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 239
OU dans les plafonds permettaient aux dél'enseurs
de la place de tirer à couvert sur l'assaillant. On
voit aussi, dans quelques châteaux, des balcons
soutenus sur des consoles, disposés dans les passa-
ges des portes, peur recevoir des hommes d'armes
qui, de cette position élevée, combattaient avec
avantage.
Enfin, aussitôt que les armes à fewi furent en
usage, des meurtrières percées dans les murs laté-
raux, et même des embrasures pour des canons,
complétèrent les moyens de défense, accumulés,
comme on voit, à l'entrée des places fortes.
Une partie de ces dispositions se conserva long-
temps dans l'intérieur même des villes. J'ai déjà
cité l'hôtel de Sens, qui marque, en quelque sorte,
le passage de l'architecture militaire à l'architecture
civile : on peut remarquer les meurtrières percées
au sommet des ogives de ses deux portes; la prin-
cipale devait servir pour une arnie à feu.
Nous avons parlé de salles où se tenaient les
gens chargés de lever ou d'abaisser la herse. Elles
servaient aussi de corps de garde. On y trouve de
vastes cheminées, quelquefois des bancs de pierre
et des niches qui contenaient les râteliers d'armes.
2i<; ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Tours
Nous ne nous occuperons, dans cet article, que
des tours qui flanquent l'enceinte continue et qui
se lient à un système de fortifications plus ou moins
étendu. Leur usage principal était de protéger les
angles de l'enceinte, plus exposés que les fronts,
attendu qu'ils ne peuvent présenter à l'ennemi
qu'un fort petit nombre de défenseurs. On espaça
encore les tours, de distance en distance le long des
murailles de l'enceinte, afin d'en augmenter la
force, de défendre l'accès des fossés et de donner
les moyens de prendre en flanc les soldats qui
voudraient assaillir le rempart. Dans ce dessein
on leur donna souvent une saillie considérable.
En outre, les tours, s'élevant, en général, au-
dessus des murailles, formaient comme autant de
petites forteresses, où quelques hommes pouvaient
résister avec succès à un grand nombre ; enfin, les
tours servaient encore de logements et de magasins.
Les tours sont tantôt verticales, tantôt elles af-
fectent la forme d'un cdnc tronqué ; souvent on a
combiné ces deux dispositions en élevant un rein-
part vertical sur une base conique, ou bien en forme
de pyramide.
L'ARCHITECTURE MILITAIRE 241
A l'extérieur, les murs sont lisses, ou quelque-
fois ronforcésdecontre-fnrls plus ou moins saillants.
La [x'ésence de ces contre-forts indique une con-
struction fort ancienne. Nous ne croyons pas qu'on
en trouve d'exemple postérieur au xii" siècle. Ils
sont toujours très-épais, surtout à leur base.
On observe la plus grande variété dans la forme
des tours, aussi bien que dans leurs dimensions et
leur appareil. La plupart sont rondes ou carrées;
mais on en voit de semi-circulaires, de prismati-
ques, de triangulaires, d'elliptiques.
Quelques-unes présentent, à l'extérieur, un an-
gle aigu perpendiculaire à l'enceinte; telles sont
//lusieurs tours du cbâteau de Loches et la tour
Blanche ou le donjon d'Issoudun. Probablement,
on avait adopté cette forme pour empêcher l'enne-
mi de seservir du bélier. En effet, contre l'angle
saillant, le bélier ne pouvait agir efficacement, et,
s'il était dirigé à droite ou à gauche de cet angle,
les hommes, qui le manœuvraient, prêtaient le
flanc aux traits des assiégés placés sur les cour-
tines.
Mais cette forme bizarre doit être considérée
comme une exception. Toutefois, il semble qu'il
n'y ait jamais eu de forme généralement préférée,
et que le caprice des ingénieurs, beaucoup plus
que l'cxpùriencc, ait iuit adopter tel ou tel mode
242 ETUDES SUR LES AI'.ÏS AL' MOYEN AGE.
de construction. Il existait à Beaucaire, en 1216, à
l'époque du siège de cette ville par le jeune comte
de Toulouse, une tour triangulaire dont les angles
étaient abattus; mais son couronnement semble
plus moderne.
On voit des tours ouvertes à l'intérieur, mais,
ordinairement, elles ne dépassent pas la hauteur
des murailles d'enceinte, et ne sont alors, à pro-
prement parler, que des saillies du rempart.
On adopta cette disposition, sans doute parce
qu'avec une moindre dépense on obtenait la plupart
dos avantages qu'offraient les tours ordinaires.
Cependant les tours fermées furent toujours d'un
usage plus général, et elles étaient justement re-
gardées comme plus fortes que les précédentes.
6. — Couronnement, créneaux, etc.
Les créneaux sont des espèces de boucliers en ma-
çonnerie, élevés sur un parapet et espacés, les uns
des autres, d/j manière à couvrir les hommes qui
bordent le rempart, et à leur permettre de se sci-
vir de leurs armes, dans les intervalles qui sépa-
rent ces boucliers.
L'usage des créneaux est fort ancien, et, dès le
temps d'Homère, on leur donnait différents noms
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 243
qui semblent indiquer des virictês de forme et de
destination *.
En général, ils sont rectangulaires, assez élevés
au-dessus du parapet pour couvrir un homme, et
espacés suivant la nature des armes employées à
l'époque où ils furent construits. D'ordinaire, le
vide entre deux créneaux est moindre que la lar-
geur de l'un d'eux.
A des époques, même assez anciennes, on a
donné, aux créneaux, des formes variées. On en
voit dont l'amortissement est en ogive, ou décrit
par une courbe quelconque; d'autres, et surtout
dans les pays oîi l'influence arabe s'est fait sentir,
sont dentelés ou découpés de différentes manières.
On en voit aussi qui sont couronnés par une
espèce de pyramidion, ou qui portent un rebord
saillant ou une sorte de corniche.
On observe souvent des meurtrières percées dans
les créneaux; mais il est fort douteux quo cette dis
position soit antérieure à l'usage des armes à feu.
Au moment d'un siège, on obstruait, avec des
cliausse-trapes, ou des branches d'arbre aiguL
sées, les intervalles entre les créneaux, surtout
lorsqu'une escalade était à craindre.
Les portes et les fenêtres, placées à une liau-
1. IlMde, XII. :.^58.
2'ti. EïrUES SUR LES ARTS AU MOYEN' AGE.
tcur OÙ rescahule était possible, furent dérendues
debonneheurc piirdes balcons munis d'un parapet
élevé et à jour tJans la partie inférieure.
De là, on pouvait lancer, à couvert, des projec-
tiles sur les ennemis qui tentaient de pénétrer par
ces ouvertures. Nous avons donné le nom arabe de
moucharaby à ces balcons, qui paraissent emprun-
tés à l'Orient. Bientôt, on imagina de les multi-
plier et d'en garnir tout le haut d'une muraille.
On les appelle machecoulis ou mâchicoulis, lors-
qu'ils forment ainsi un système de défense con-
tinu. L'emploi n'en devint général qu'au xiv*
siècle. On en trouve cependant des exemples plus
anciens, notamment à Aigues-Mortes et au Puy.
Ces derniers, qui datent probablement du xii*
siècle, sont les plus anciens que l'on connaisse.
La plupart des mâchicoulis consistent en un
parapet, souvent crénelé, et porté sur une suite de
corbeaux ou de consoles médiocrement espacés.
Ailleurs, une espèce d'arcade, jetée contre les
contre-forts extérieurs d'un rempart, supporte le
parapet, et tout l'espace vide compris entre deux
contre-forts pouvait servir à jeter des projectile;
considérables, tels que de grandes pièces de bois.
On voit , au château des papes, à Avignon ,
et dans le bâtiment de l'évêché, au Puy, des
jïjachicoulis disposés de la sorte. Au Puy, les
L'ARCHITKCTCRE .MILITAIRE. 245
contre-forls sont dùrcncliis par des moucharabys.
La forme des arcs, qui unissent quelquefois les
consoles ou les contre-fortset qui forment l'ouverture
verticale des mâchicoulis, ou, à leur défaut, l'orne-
mentation qui rappelle ces arcs, peut, dans beau-
coup de cas, indiquer, avec quelque précision, l'épo-
que à laquelle ils appartiennent. D'abord, ces arcs
sont en plein cintre, puis en ogive en tiers-point,
ensuite en ogive à contre-courbe, enfin ils revien-
nent au plein cintre.
Souvent, les mâchicoulis reçoivent des moulures
et des sculptures, et deviennent dans les construc-
tions civiles un simple motif d'ornementation.
En cas de siège, pour augmenter la hauteur des
tours ou pour suppléer à l'insuffisance de leurs cou-
ronnements, on élevait des échafauds en bois, sur
lesquels se tenaient les hommes d'armes. Dans
beaucoup de forteresses anciennes, des trous ou des
corbeaux, disposés dans la maçonnerie de dis-
lance en distance, paraissent avoir servi à soutenir
ces échafauds, que l'on plaçait aussi, comme il
semble, à l'extérieur des murailles qui n'avaient
point de mâchicoulis. C'est probablement à ces
charpentes improvisées, que les mâchicoulis en
pierre ont dû leur origine. Le nom de ces écha-
fauds était hourd, hurclel ; en lalm, hurdicium. Le
verbe hurdnre exprime l'action d'employer ce
14.
246 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGh.
moyen de défense. Du C;inge traduit à tort, ce nous
somhlc, \e mol hurdicium par cratis lignea qua ob-
ducebantnr mœnia, ne ah arietibiis (œderentur. Les
citations suivantes peuvent indiquer plus exacte-
ment le sens de ce mot :
HurJari turres et propugnacula, muros
Subtus fulciri facit...
{Philippidos.)
Les mots propugnacula et turres indiquent des
échafauds placés au sommet des remparts, et très-
dilTérents des dispositions de défense de la partie
basse des murailles ptay(^es en dessous.
« Attornati siuit 4 homines ad uiium quemque q)iarnellu))l
custodiendum et hurdandum. » (Charte citée par Du Gange,
au mot HuRBiciuM.)
Par trois fois fut évidemment monstrée (la sainte Véronique)
A tout le peuple, en moult grant révérence,
Par un évesque, sus un hourt, à l'entrée
De Saint-Pierre...
(Saint-Gelais.)
Le mot hourd appartient à la langue d'oïl. Dans
la langue d'oc, on se servait du mot cadafalcs, cc-
dafaux, échafaad.
Mas priraier faisam mur sans caus et sens sablo,
Ablos cadafalcs dobles et ab ferm bescaio.
« Faisons d'abord des murs sans chaux ni sable, avec dos
échafauds doubles et des escaliers solides. »
(Histoire de la croisade contre les Albigeois. N. .3988.)
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 24-7
Une miiiialiirt' du xv* siècle, représentant
l'enceinte de la ville de Moulins, semble figurer
également ce système de fortifications en bois, que
l'on établissait en temps de siège.
Ainsi qu'on l'a vu précédemment, les tours
étaient les parties de la fortification qui contri-
buaient le plus efficacement à la défense d'une
forteresse. Leur sommet devait donc recevoir un
certain nombie d'hommes, ainsi que des machines
et des provisions de pierres et d'autres projectiles.
Aussi, les tours étaient-elles couvertes par des
terrasses, soit voûtées, soit soutenues par une forte
charpente. Malgré le danger du feu, beaucoup de
tours n'avaient que des plates-formes en bois.
Les tours furent quelquefois couvertes de toits
coniques, les uns portés sur le sommet des cré-
neaux, les autres disposés en arrière, de manière
à laisser un passage libre autour du parapet.
Ailleurs, une galerie circulaire, percée de nom-
breuses fenêtres, tenait lieu de plate-forme, et,
comme dans les exemples précédents, la tour était
surmontée par un toit conique.
Au reste, nous avons lieu de croire que ces toits
coniques sont rarement des dispositions originelles,
et nous pensons qu'on en trouverait difficilement
des exemples avant le xv" siècle.
Sur le sommet des tours, et parfois sur les
24S ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
courtines, notamment aux angles saillants d'une
enceinte, on trouve souvent de petites guérîtes en
pierre, destinées à abriter les sentinelles chargées
d'observer les mouvements de l'ennemi par des
ouvertures percées de tous les côtés. On appelle
échangiiettes ces petites constructions, ordinaire-
ment de forme ronde, et terminées par une calotte
revêtue de dalles.
Il faut se garder de les confondre, soit avec les
lanternons qui surmontent les cages d'escalier, et
qui ont pour but d'empêcher la pluie de tomber
dans l'intérieur, soit avec les tourelles, placées aux
angles des tours, et remplissant à l'égard de ces
dernières le même office que celles-ci rendent
aux murailles de l'enceinte. D'ordinaire, les écban-
guettes avancent en encorbellement hors du rem-
part, afin de permettre aux sentinelles d'en voir le
pied.
Enfin, sur les plates-formes des tours, et, d'or-
dinaire, sur la tour la plus élevée, celle qu'on
appelait la guette, il y avait une cloche que l'on
sonnait en cas d'alarme. Souvent la cloche était
remplacée par un cornet ou oliphant, peut-être
aussi par un porte-voix, avec lequel on annonçait
la présence de l'ennemi.
L'ARCIIITECTHRE MILITAIRE. 2i9
7. — Courtines.
On appelle courtine la partie du rempart com-
orise entre deux tours.
Les courtines sont les portions de l'enceinte
les moins pourvues de moyens de défense, le voi-
sinage des tours suffisant pour les protéger. Au
sommet, un passage étroit, ou chemin de ronde,
permet de circuler le long des remparts, et com-
munique à des escaliers ou même à des plans in-
clinés qui conduisent dans la cour intérieure.
Quelquefois, mais rarement, c'est une espèce de
galerie couverte qui sert de chemin de ronde; très-
souvent, on ne voit aucun vestige de passage, soit
qu'il n'y en ait jamais existé, soit qu'il ait consisté
en un échafaudage en charpente. La difficulté
qu'offrait l'attaque des courtines explique d'ailleurs
l'espèce de négligence qu'on mettait à les fortifier.
Il est extrêmement rare de trouver un parapet au
chemin de ronde du côté qui regarde l'intérieur de
la place, et cependant ce chemin de ronde est, en
général, si étroit, que l'on a peine à comprendre
comment les soldats pouvaient y faire usage de
leurs armes; toute chute devait être mortelle. On
en doit conclure que des échafaudages temporaires
250 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
remédiaient à cet inconvénient pendant les sièges.
On a remarqué que la base de certaines cour-
tines, de même que celle de quelques tours, for-
mait un plan incliné. Le but de cette disposition
paraît avoir été d'augmenter la force des murs
sur le point oii l'on pouvait les saper, et, en outre,
de faire ricocher avec force les projectiles que l'on
jetait par les mâchicoulis.
On voit, dit-on, dans les murs de quelques
courtines, des arcades figurées à l'extérieur, qui,
suivant un antiquaire anglais, n'auraient eu d'au-
tre destination que de donner le change à l'assié-
geant : ces arcades devaient simuler à ses yeux
d'anciennes ouvertures récemment bouchées, et lui
faire penser naturellement que, sur ce point, la
résistance de la maçonnerie serait moindre; de la
sorte, on prétendait l'engager à diriger ses attaques
précisément du côté où il devait trouver les plus
grands obstacles. Mais ne s'agirait-il pas plutôt
d'anciennes brèches bouchées? On en voit un exem-
ple au donjon de Ghauvigny (Vienne) : la brèche
faite par le canon a été bouchée avec des briques
disposées en arête de poisson.-
On ne peut guère établir de règle constante pour
l'espacement qu'il convenait de donner aux tours,
les unes par rapport aux autres; seulement, il pa-
raît que, dans l'opinion des anciens ingénieurs,
l/AltCllITHCTrili: MILlTAinC. 25i
leur rappmclicnient iijoulail à la I'oitc d'uiir [ilaco.
Le moine de Marmoutier, pour donner une idée
d'un château imprenable, dont il attribue la con-
struction à Jules César, décrit des tours tellement
rapprochées, qu'entre elles il y avait h peine )a
longueur d'une pique, Richard Cœur-de-lion com-
posa le donjon de Château-Gaillard de segments
de cercle presque tangents l'un à l'autre. C'est
une muraille bosselée, ainsi que la nomme très-
heureusement M. Deville dans son excellente mo-
nographie sur cette forteresse.
En résumé, on multipliait les tours sur les points
présumés faibles, tandis que la muraille d'enceinte
passait pour une défense suffisante là oîi la na-
ture offrait à l'ennemi des obstacles matériels qui
rendaient ses attaques peu probables. En pays de
plaine, nous avons remarqué plus d'une fois que
les tours sont assez près les unes des autres pour
que les soldats placés dans deux tours voisines
pussent lancer leurs traits sur toute la courtine
intermédiaire. On peut évaluer cette distance à
trente mètres environ, ce qui est à peu près la por-
tée d'une flèche ou celle d'une pierre lancée à la
main, d'un lieu élevé \ Amesureque les armes de
jet se perfectionnèrent, l'espacement des tours de-
1. « Ne longius sit alla ab alla (turris) sagittae missione. »
Vuruve, I. 5.
2o2 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
A'int plus considérable, en sorte qu'on pourrait
tirer de cet espacement quelques inductions sur
l'âge d'une forteresse; mais nous nous empressons
de déclarer ici que les renseignements de cette es-
pèce ne doivent être admis qu'avec une grande ré-
serve.
Nous avons dit que la hauteur des tours variait
à l'infini. Tantôt, en effet, elles dépassent à peine
les remparts qu'elles flanquent; et c'est le cas forf,
souvent pour celles qui sont placées le long d'une
courtine en ligne droite et d'une certaine étendue.
Tantôt elles s'élèvent à une hauteur considérable,
et c'est surtout aux angles saillants d'une enceinte,
qu'on leur donne le plus d'é'évation. On peut dire
en général, que, la hauteur d'une tour donnant de
la force aux ouvrages voisins, on a muni de la sorte
les parties de l'enceinte qui paraissaient les plus
exposées ou les plus faibles.
Lorsque les tours sont plus hautes que le rem-
part qui les lie les unes aux autres, la communica-
tion entre les différentes parties de l'enceinte a
lieu, soit par un passage couvert ou découvert qui
contourne la tour et continue le chemin de ronde, soit
à travers les chambres des tours, dont le plancher
est alors contigu au chemin de ronde régnant le
long des courtines. Il y avait quelquefois de petits
ponts-levis sur le chemin de ronde à l'entrée des
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 253
tours. Ce n'est point, au reste, une règle absolue ;
car souvent cette communication n'existe point, et,
pour passer d'une tour à une autre, il faut descen-
dre dans la cour intérieure, où viennent aboutir
tous les escaliers. Le motif de cette disposition a
été. sans doute, d'isoler les tours et d'en faire
comme autant de forteresses indépendantes.
Les escaliers qui conduisent aux remparts sont
ordinairement placés à l'intérieur des tours \ Ils
sont faciles à défendre, étant fort étroits, et fermés
par des portes basses et solides, en sorte que l'as-
saillant, maître d'une tour ou d'une partie des cour-
tines, ait encore beaucoup de difficultés pour dé-
boucher dans l'intérieur de la place. Au siège de
Tolède par Henri II de Gastille, ses soldats s'em-
parèrent d'une tour; mais les assiégés, entassant de
la paille et des sarments au pied de l'escalier,
y mirent le feu et obligèrent les assaillants à se
retirer *.
On observe encore, mais plus rarement, les es-
caliers appliqués contre les courtines. Nous dou-
1. « Itioera sint interioribus partibus turrium contignata,
neque ea ferro fixa. Hostis enim si quam partem mûri occu-
l)averit, qui repugnabunt, rescindent, et si celeriter admi-
iiistraverint, non patientur reliquas partes turrium murique
hostem penetrare, nisi se voluerit prtecipitare. » Vitruve,
I. 5.
2. Voir Ayala, Cronica de don Pedro.
2K4 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
tons que l'on trouve des exemples de cette dernière
disposition avant le xvi° siècle.
La plupart des escaliers des tours sont en spirale,
d'où leur vient leur nom de vis au moyen âge. Ra-
rement, deux personnes de front y monteraient fa-
cilement. Quelquefois l'escalier ne conduit pas jus-
qu'à l'étage supérieur , destiné généralement à
servir de logement à un personnage de marque.
On n'y accédait qu'au moyen d'une échelle qui se
retirait dans la chambre où elle conduisait. Nous
retrouverons ces dispositions de défense intérieure,
reproduites avec un surcroît de prudence dans les
donjons.
On a vu que les tours servaient de logements et
de magasins. Dans les constructions exécutées avec
soin, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, avec luxe,
les étages sont voûtés; mais les planchers en bois
étaient d'un usage beaucoup plus fréquent. Tantôt
les poutres qui les soutiennent s'appuient sur des
corbeaux saillant à l'intérieur, tantôt elles s'en-
gagent dans des cavités ménagées à cet effet dans
la maçonnerie \
3. Voi»- pour compléter cet article, le § 10, p. 162.
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 2oo
8, — Fenêtres. Meurtrières.
Nous n'avons point à nous occuper ici des ren-
seignements que peuvent fournir les formes carac-
téristiques de quelques ouvertures, telles que l'o-
give , le plein cintre , les fenêtres carrées avec
meneaux en croix. Nous ne nous attacherons qu'aux
dispositions propres à l'architecture militaire.
Toutes les ouvertures pratiquées dans le mur
d'enceinte d'une place de guerre sont fort étroites.
On ne voit de fenêtres, à proprement parler, qu'à
une hauteur telle que les traits de l'ennemi y soient
peu à craindre. Beaucoup de tours de courtines
n'offrent même pas d'ouvertures donnant sur la
campagne.
Il faut d'abord prémunir les observateurs contre
les inductions qu'ils seraient tentés de tirer de la
forme des ouvertures étroites connues sous le nom
de meurtrières. De ce qu'un château a des meur-
trières ou des embrasures évidemment destinées à
des armes à feu, l'on ne doit pas conclure que la
construction de cette forteresse soit postérieure à
l'usage de l'artillerie. En effet, il est toujours facile
de percer une muraille, et, lorsque les armes à feu
commencèrent à jouer un grand rôle dans les sièges,
on s'empressa de faire aux anciennes fortifications
2j6 études sur les ARTS AU MOYEN AGE
les travaux nécessaires pour le service des canons
et des arquebuses. Il faut donc, avant tout, observer
avec le plus grand soin si les meurtrières auc Ton
étudie sont de construction primitive ou si elles ont
été ajoutées.
On peut distinguer quatre espèces de baies dans
l'épaisseur des remparts d'une place forlifiôe ; ce
sont :
1" Des trous carrés toujours très-étroits, quel-
quefois un peu plus longs que larges;
i2° De longues fentes verticales, hautes de trois à
six pieds et plus, très-étroites à l'extérieur, s'élargis-
sant à l'intérieur, terminées à leur sommet pur une
portion d'arc, que vient quelquefois interrompre à
l'intérieur la partie supérieure de la paroi où la
meurtrière est pratiquée ;
3° Des fentes, semblables aux précédentes, mais
moins longues, traversées par une fente horizon-
tale : même disposition intérieure ;
4° Des fentes dont le centre ou la partie inférieure
est agrandie et présente un trou circulaire : même
disposition intérieure.
Les premières ouvertures, n" 1, ne paraissent
pas avoir eu d'autre usage que celui de donner du
jour et de l'air, et peut-être d'observer l'ennemi à
couvert.
Les dernières, n" 4, semblent avoir été, sinon
L'.VRGIlITKCTrRK MILITAIRE. 257
construites, du moins disposéos, j)our des armes à
feu, et, lorsque le trou rond est placé au bas de la
fente, et qu'il a de certaines dimensions, on peut
conclure qu'il a servi à une pièce d'artillerie.
Quant aux fentes verticales, n° 2, et aux ouver-
tures en croix, n° 3, on considère ordinairement
les premières comme destinées au tir de l'arc, et
les secondes à celui de l'arbalète. (Quelques archéo-
logues nomment les premières archères ; les secon-
des, arbalétrier es.) Or, l'usage de cette dernière
arme s'étant introduit en France vers la fin du
xii" siècle, on pourrait, de la forme des meur-
trières, tirer des conclusions sur l'époque de la
bâtisse à laquelle ces meurtrières appartiennent, si
toutefois Topinion que nous venons de rapporter
était l'ondée. Malheureusement, ce point reste encore
sujet à bien des doutes. L'arbalète a été défendueewïre
chrctie^is, au deuxième concile de Latran, en 1139.
Guillaume le Breton rapporte que, de son temps,
les Fiançais n'en faisaient encore que peu d'usage :
Francigenis nostiis, illis iyiiota diebus,
Res erat omnino quid balistarius arcus,
Quid balista foret.
{Philippidos, t. II, 315.)
Il ne s'agit que de l'arbalète ayant un arc d'ac/cr,
car les arbalètes avec des arcs de bois ou de corne
étaient connues dans l'antiquité. On en voit la
2S8 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
description dans Ammien Marcellin, sous le nom
de maniibalista, et, au musée du Puy, un bas-relief
curieux ollre un chasseur armé d'une arbalète : la
grandeur de l'arc montre qu'il ne peut être que de
bois.
Hâtons-nous de dire qu'il existe des preuves que,
bien avant l'invention des armes à feu, les longues
fentes pratiquées dans les murs des places fortes
ont servi à lancer des traits. Un passage de Guil-
laume le Breton ne laisse point de doute à cet
égard.
. . . . . . . Facit aptarique fenestris
Strictis et longis, ut strenuus arte lateiiti
Immittat letlii prsenuntia tela satelles.
Mais quelle était l'arme au moyen de laquelle on
lançait ces traits? Voilà ce qu'il est plus difficile
de déterminer qu'on ne le pourrait croire d'abord.
La plupart des ouvertures que nous avons appelées
meurtrières, d'après l'usage général, sont percées
dans des murs souvent épais de sept ou huit pieds,
et, en s'avançant aussi loin que le lui aurait per-
mis le rétrécissement de la muraille, du côté de
l'ouverture extérieure, l'archer qui voulait déco-
cher une flèche ne pouvait guère s'approcher assez
pour bien ajuster et manier commodément son
arme. On comprend qu'il ne découvrait que l'en-
L'ARCniTECTURE MILITAIRE. 259
ncmi placé exactement dans l'axe delà meurtrière,
en sorte qu'il lui eût été à peu prés impossible de
tirer sur un homme en mouvement. On observe
encore que la hauteur de la meurtrière est rare-
ment assez grande pour qu'on puisse bander un
arc dans l'intérieur de son embrasure. L'arc le
plus court avait au moins cinq pieds; il aurait
donc l'allu que la meurtrière eût plus de huit
pieds de haut, car, pour tirer, l'archer élevait le
milieu de son arc au niveau de son œil. Si l'on
suppose, au contraire, que l'archer, pour tirer,
restait hors de l'embrasure de la meurtrière, il
courait le risque de frapper de sa flèche l'une ou
l'autre paroi oblique de cette embrasure. En outre,
comment pouvait-il juger alors de la distance de
son ennemi, condition indispensable pour lancer
une flèche? Ajoutons encore qu'on rencontre sou-
vent des meurtrières fort exhaussées au-dessus de
l'aire de la salle où elles sont pratiquées, et qu'on
ne peut découvrir la campagne qu'en montant un
escalier de plusieurs marches dans l'intérieur de
l'embrasure.
Même observation pour les meurtrières en croix,
dont la plupart sont d'ailleurs tellement étroites
qu'elles ne laisseraient pas de place au jeu de
l'arc de l'arbalète, lequel est horizontal, comme
on sait
260 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Il faut donc admettre que la plupart de ces
meurtrières, quelle qu'en soit la forme, ont servi
à des armes à feu, ou bien à une espèce de ma-
chine qui nous est inconnue, ou bien encore, ce
qui est plus probable, que, dans le plus grand
nombre de cas, elles n'ont eu d'autre destination
que de donner de la lumière et de l'air, sans com-
promettre la sûreté des habitants d'une place de
guerre.
Quelle que fût la destination de ces ouvertures,
il est important de remarquer les précautions pri-
ses par les ingénieurs pour qu'elles ne servissent
point de passage aux traits de l'ennemi. On a vu
qu'elles sont souvent élevées au-dessus de l'aire
des étages qu'elles éclairent ou qu'elles défendent.
Leur amortissement, ea outre, est formé par une
portion de voûte dont la courbe est calculée de fa-
çon à rencontrer toujours un trait lancé d'en bas
et de l'extérieur, à la portée ordinaire; elle em-
pêchait ainsi que les traits n'arrivassent de but en
blanc à l'intérieur, et sa courbe contribuait à les
faire retomber dans l'embrasure, au lieu de leur
permettre de ricocher dans l'intérieur.
Avant de terminer cet article, nous devons dire
un mot des latrines disposées, en général, à une
grande hauteur et toujours en encorbellement au-
dessus du fossé. On les plaçait ordinairement dans
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. -2(;i
des tours, et dans des angles runtrants, afin qu'elles
fussent moins exposées; et, pour que l'assiégeant
ne pût s'introduire par ces ouvertures, on prenait
soin d'en défendre l'orifice extérieur par des barres
de fer transversales.
9. — Cours intérieures.
Le terrain enclos par les remparts d'une forte-
resse se nommait la basse-cour.
Là se trouvaient les dépendances du château, les
magasins, les écuries, quelques logements et sou-
vent la chapelle. Tous ces bâtiments étaient placés
hors de la portée du trait, lorsque les dimensions
de la basse-cour pouvaient s'y prêter; dans le cas
contraire, on les adossait aux murs de l'enceinte,
du côté de l'attaque présumée, afin que les projec-
tiles qui dépasseraient la crèle des murailles allas-
sent se perdre dans le vide en achevant leur trajet.
Lorsque la chapelle n'était point un bâtiment
séparé, on la plaçait dans une tour, souvent à un
étage fort élevé. On en peut voir un exemple dans
le château d'Arqués et dans celui de Chauvigny.
La basse-cour renfermait une mare et des citer-
nes ou des puits. Quelquefois on a fait des travaux
immenses pour arriver au niveau de l'eau ; ( n
conçoit, en effet, ,que, faute d'un puits suffisai L,
15.
262 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
la meilleure position n'eût pas été tenable. Au
château de Polignac, en Velay,on voit une énorme
citerne creusée dans le roc et d'une profondeur
remarquable.
Un grand nombre de châteaux ont des basses-
cours si étroites, qu'elles ne paraissent pas avoir
renfermé des bâtiments d'habitation. Construits
dans des lieux inaccessibles aux chevaux, la plu-
part n'avaient pas besoin d'écurie, et la garnison
qui rarement était nombreuse, se logeait facilement
dans les tours de l'enceinte ou dans le donjon.
10. — Donjons.
Il n'y a point d'emplacement fixe pour le donjon
d'une forteresse. On peut dire, en général, qu'on
choisissait de préférence le lieu le plus élevé et
d'accès le plus difficile. Tantôt le donjon s'élève
au milieu de l'enceinte, tantôt il est tangent aux
remparts, tantôt il en est complètement isolé.
L'étendue et les dimensions du donjon sont tou-
jours proportionnées à celles de l'enceinte dont il
doit compléter la défense. Quelquefois, c'est une
citadelle avec tours et courtines, renfermant une
basse-cour et de nombreux bâtiments. Quelquefois
aussi, et c'eut le cas le plus ordinaire, le donjon
consiste en une haute tour, séparée de labasse-con;-
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 263
par un fossé avec un pont-levis, souvent élevée sur
une base conique artificielle et toujours fort escar-
pée. Ailleurs, enfin, on donne le nom de donjon
à une tour plus forle que les autres et sans com-
munication avec le rempart. De ces trois espèces
de donjons, la première se trouve dans les villes
et dans quelques cliàteaux destinés à recevoir une
garnison nombreuse. La seconde s'applique à toutes
les forteresses seigneuriales, particulièrement aux
plus anciennes; enfin, la dernière peut être consi-
dérée comme une sorte de palliatif destiné à rem-
placer le donjon dans des circonstances exception-
nelles.
Les défenses extérieures des donjons ne donne-
ront lieu à presque aucune observation nouvelle.
Elles peuvent consister dans un fossé, des lignes de
palissades, un système de tours et de courtines, etc.
En un mot, on peut considérer le donjon comme
une place renfermée dans une autre, et ne diffé-
rant que par les dimensions.
On doit pourtant noter ici quelques dispositions
qui, si elles ne sont pas caractéristiques et uni-
quement applicables aux donjons, s y rencontrent
du moins assez fréquemment pour que nous nous
arrêtions à les examiner.
Rarement, on le sait, les donjons étaient assez
vastes pour renfermer une garnison nombreuse.
2Ci ÉTUDES SUR fcES ARTS AU MOYEN AGE.
Lorsque les défenseurs d'une place de guerre se
retiraient dans ce dernier asile, ils avaient lait des
pertes pendant le siège, et l'espoir de prolonger
la résistance était fondé, moins sur le nombre des
combattants, que sur la force et la hauteur de leurs
murailles. Le donjon n'avait donc point de vastes
logements, et ne recevait presque jamais de che-
vaux. Tous les moyens de défense étaient calculés
pour une petite troupe d'infanterie; en consé-
quence, sa porte était fort étroite et fréquemment
placée à une hauteur telle, que l'ennemi n'y pût
parvenir que par une escalade périlleuse; sou-
vent même, il n'y avait point de porte, à pro-
prement parler, et l'on n'entrait que par une
fenêtre au moyen d'une longue échelle, ou bien
d'une espèce de panier qu'on élevait et qu'on
abaissait avec des poulies. Quelquefois encore, un
escalier étroit et raide conduisait à l'entrée, tou-
jours fort élevée au-dessus du sol. Par surcroît de
précautions, cet escalier contournait le donjon, de
far ju que l'assaillant, pendant toute la montée,
fût exposé aux projectiles lancés des plates
formes ou tombant des mâchicoulis. On conçoi*
qu'une attaque de vive force était presque impos
sible sur cet étroit passage.
On voit un exemple ancien de ces escaliers ex
teneurs dans le donjon d'Alluyes (Eure-et-Loir)
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 265
Ils sont encore très-communs en Corse, et ils
étaient même usités dans les constructions civiles
du siècle dernier. Un grand nombre de donjons,
même fort vastes, n'ont jamais eu des portes. On
observe un exemple curieux de ce système, dans
le château de Mauvoisin (Hautes-Pyrénées), dont
l'enceinte intérieure est un carré qui n'a pas moins
de 110 mètres de côté.
Nous avons déjà remarqué qu'avant l'invention
de la poudre, les moyens de défense étaient bien
supérieurs aux moyens d'attaque; aussi, les châ-
teaux fortifiés par des ingénieurs habiles n'étaient
pris, en général, que par un blocus, ou bien par
une surprise; contre ce dernier danger, on avait
accumulé ptusieurs moyens de résistance faciles
à employer par quelques hommes contre une troupe
nombreuse. C'est ainsi que le passage des escaliers
conduisant aux salles intérieures était barricadé
par des grilles ou des portes solides, défendu par
des mâchicoulis et des meurtrières, interrompu
quelquefois par des lacunes dans les marches; la-
cunes qu'on ne pouvait franchir que sur une espèce
de pont mobile. Enfin, des boules de pierre, d'un
diamètre considérable, placées en réserve dans des
paliers supérieurs, pouvaient être roulées dans les
escaliers de manière à obstruer le passage et à ren-
verser même un ennemi victorieux. On trouve de
2G6 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
semblables boules de pierre dans beaucoup de
châteaux; mais leur usage n'est pas absolument
certain. Nous avons rapporté l'opinion la plus ac-
créditée; toutefois il serait possible que ces espèces
de boulets eussent été destinés à être lancés par des
machines ou même par des bouches à feu.
Si le donjon a quelque étendue, il renferme lui
même un réduit destiné à offrir, après la prise du
donjon, le refuge que le donjon devait donner aux
défenseurs du château dont il dépendait. Ce rédui*^
est une tour, plus forte que les autres, qu'on ap-
pelle, tantôt maîtresse-tour, en raison de ses dimen-
sions, tantôt tour du belfroi oubeffroi, parce que la
cloche d'alarme y était placée d'ordinaire. Dans le
Midi, on donne souvent à cette tour les noms de
tonrasse, tourillasse, et même trouillasse, par une
transposition de lettres très- ordinaire aux patois.
Nous ne nous occuperons ici que de cette tour, car,
ainsi qu'on l'a dit plus haut, les fortifications du
donjon n'offrent que la reproduction réduite de
celles de l'enceinte extérieure.
La maîtresse-tour a presque toujours son esca-
lier disposé de manière à ne point rétrécir l'aire
des appartements intérieurs. De là, l'usage de ren-
fermer cet escalier dans une tourelle accolée à la
tour principale. L'épaisseur de l'enveloppe ou cage
de l'escalier étant généralement moindre que celle
L'ARCniTECTURE MILITAIRE. 267
dos autres murs, on la plaçait sur le point où les
machines de l'ennemi étaient le moins à craindre,
fnjs-souvent, l'escalier ne conduit pas à l'étage
supérieur; il s'arrête à un palier, et, pour mon-
ter plus haut, on se servait d'une échelle qu'on re-
tirait à l'intérieur. Cette disposition, autant que
nous en avons pu juger, est plus fréquente dans le
Midi que dans le Nord. Dans les Pyrénées et en
Corse, elle est pour ainsi dire, générale. Le loge-
ment que le. pape Pierre de Luna occupa au châ-
teau d'Avignon est ainsi séparé des salles infé-
rieures du même château.
L'escalier, en raison de ses dimensions très-res-
serrées, ne pouvait guère servir à porter aux étages
supérieurs les armes et les provisions. Pour ohvier
à cet inconvénient, on avait coutume de laisser un
vide assez grand dans les voûtes ou les planchers
des différents étages et, par cette ouverture, on mon-
tait les objets dont on avait besoin, de la même ma-
nière qu'on transporte sur le pont d'un vaisseau
les provisions contenues dans sa cale.
Le rez-de-chaussée de la tour servait de maga-
sin, et, comme, en général, il n'y avait point de
porte à celte hauteur, on n'y accédait que par l'ou-
verture dont on vient de parler, ou par un esca-
lier spécialement destiné à ce service. D'ailleurs,
les salles basses étaient à peu près inhabitables, en
268 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
raison de l'obscurité qui y régnait, car c'est à
peine si l'on osait y percer d'étroites meurtrières.
Ces salles cependant contiennent souvent le four
à cuire le pain; en outre, des cabinets en commu-
nication avec elles servaient de cachot, au besoin,
car c'était toujours dans les donjons que l'on ren-
fermait les prisonniers d'importance. Quelquefois,
il y a, sous la salle basse, un ou plusieurs étages
souterrains.
Destinées à loger le propriétaire du château,
les salles supérieures de la maîtresse-tour étaient
décorées fréquemment avec luxe et élégance, et
c'est là surtout que l'on peut trouver ces ornements
qui caractérisent les époques de construction. Pre.s-
quc toutes ont de vastes cheminées à chambranles
énormes, surmontées d'un manteau conique. Les
voûtes sont ornées souvent de clefs pendantes, d'é-
cussons, de devises ou de peintures. De fort pe-
tits cabinets pratiqués dans l'intérieur des murailles
sont attenants à ces salles. La plupart servaient de
chambres à coucher, ainsi qu'on le voit à la tour
C anche d'Issoudun.
En général, le logement du châtelain est à une
lort grande hauteur, soit pour être plus à l'abri
d'une surprise, soit surtout pour être hors de l'at-
teinte des projectiles de l'ennemi. Les fenêtres,
presque toujours irrégulièrement percées, ne se
L'AEiClllTLCTURi: MILITAIRE. 209
correspondent pas d'étage en élage. On craignait
sans doute d'aiTaiblir les murailles, en y perçant
des ouvertures sur la même ligne. Pratiquées dans
des murs très-épais, leurs embrasures forment
comme autant de cabinets, élevés d'une marche
ou deux au-dessus du plancher de la salle qu'elles
éclairent. Des bancs de pierre régnent de chaque
côté. C'était la place ordinaire des habitants de la
tour, lorsque le froid ne les obligeait pas à se rap-
procher de la cheminée.
Par une dernière conséquence du principe gé-
néral que nous avons exposé en commençant (qui
consiste à rendre les parties d'une forteresse sus-
ceptibles d'être isolées), on imagina de diviser la
maltresse-toiir en deux parties indépendantes l'une
de l'autre, séparées par un mur de refend, ayant
chacune un escalier distinct, et ne communiquant
l'une avec l'autre qu'au moyen de portes étroites.
Le donjon de Chalusset (Haute-Vienne) offre un
exemple de cette disposition, assez rare d'ailleurs.
Dans beaucoup d'anciennes forteresses, on ob-
serve, au milieu de la maçonnerie des murs, des
vides ménagés à dessein, formant comme des puits
étroits et dont la destination est encore fort pro-
blématique, car je ne sache pas qu'on en ait encore
exploré aucun, de manière à savoir où il aboutis-
sait. Les uns ont supposé que ces vides servaient
270 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
au même usage que les ouvertures des voûtes, dont
nous avons parlé plus haut, c'est-à-dire au trans-
port des munitions aux étages supérieurs; d'au-
tres, avec plus de vraisemblance, y ont vu des
conduits pour la voix, destinés à établir une com-
munication entre les personnes placées à différents
étages. Les dimensions très-variables, mais ordi-
nairement resserrées, de ces tuyaux, peuvent don-
ner lieu encore à plusieurs autres interprétations,
qu'il serait inutile de rapporter ici. Il serait à dé-
sirer qu'on pût connaître les aboutissants de ces
cavités, presque toujours encombrées de pierres, et
nous ne pouvons que recommander cette recherche
au zèle des antiquaires. Ces tuyaux ou ces puits,
car il est difficile de leur donner un nom, sont, en
général, verticaux ou légèrement obliques. On ne
doit pas les confondre avec des cavités semblables,
mais horizontales, qu'on rencontre dans quelques
châteaux, notamment à Gisors. On suppose, avec
beaucoup de vraisemblance, que ces cavités renfer-
maient primitivement des pièces de bois, faisant
office d'anci-es ou de chaînes, pour consolider la
maçonnerie et en augmenter la résistance. J'ai
observé, dans ces trous, des fragments de bois
pourri, qui ne permettent guère de contester la
destination qui vient d'être indiquée.
Il existe à Tours, rue des Trois-Pucelles, une
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 271
maison en briques, du xv° siècle, connue sous
le nom de Maison du bourreau, et dont une tra-
dition populaire fait la demeure de Tristan l'Er-
mite. (L'origine de cette tradition est des plus ri-
dicules, et repose tout entière sur une cordelière
sculptée autour des chambranles; or, cette corde-
lière, ornement très-fréquent, comme on sait, passe
aux yeux du vulgaire pour une corde à pendre, et
l'on en a conclu que pareille enseigne ne pouvait
convenir qu'au compère de Louis XII) Au dernier
étage d'une tourelle de cette maison, on remarque
une petite niche où aboutit l'ouverture d'un tuyau
circulaire, d'environ 0"° 15 de diamètre. On ne
connaît pas l'autre extrémité. On sait seulement
qu'il descend assez bas, car des réparations récen-
tes ont fait reconnaître qu'il se prolongeait jus-
qu'au pied de la tourelle. A partir de là, le tuyau
est obstrué. Gomme il n'est point garni de plomb,
ni même de mortier, à l'intérieur, on ne peut sup-
poser qu'il ait servi de conduit pour l'eau; peut-
(Hre ce tuyau servait-il de porte-voix pour trans-
; :ettre des ordres à l'étage inférieur.
11 est rare que la maîtresse-tour ne soit pas ausFi
la plus haute (i'un château. Quelquefois, cependaiil
la disposition des localités a nécessité la construc-
tion d'une tour, s[)ccialemeiit destinée à servir
d'observatoire ou de guette, comme on disait au
272 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
moyen ûge. Les tours de cette espèce sont fort éle-
vées, mais d'une bâtisse légère, n'ayant point de
rôle à jouer dans la défense matérielle. On en voit
un exemple curieux au château de Gastelnau, près
d'Alby. Souvent ces tours correspondent avec d'au-
tres tours placées sur des points culminants, en
sorte qu'au moyen d'un signal convenu on pouvait
être instruit, en fort peu de temps, de l'approche
d'une troupe ennemie. On voit beaucoup de ces
tours dans les Pyrénées (on les appelle dans le Rous,-
siWon atalayes), et, en Corse, elles forment comme
une espèce de ceinture autour de l'île. On en trouve
aussi un assez grand nombre dans les pays de mon-
tagnes et le long dos grands lleuves. La liaison
de ces tours entre elles serait intéressante à étu-
dier, car elle pourrait fournir des renseignements
précieux sur les frontières des provinces au moyen
âge.
Quelques châteaux ont deux donjons, ou même
davantage. C'est le développement, ou, si l'on veut,
l'exagération du principe de l'isolement des ouvrages
composant un système de fortification. C'est ainsi
qu'à Chauvigny (Haute-Vienne), on voit, compris
dans la même enceinte, quatre donjons assez grands
chacun pour recevoir le nom de château.
L'existence simultanée de plusieurs châteaux
très-rapprochés les uns des autres, mais non com-
L'ARCIIITKCTURE MILITAIRE. 273
pris dans la même enceinte et appartenant à des
propriétaires difl'érenls, est un fait qui n'est pas
rare, mais dont l'explication est encore bien difti-
cile. Aune époque où les seigneurs châtelains vi-
vaient les uns à l'égard des autres dans un état,
sinon d'hostilité, du moins de suspicion continuelle,
ce rapprochement a quelque chose d'incompréhen-
sible. Nous en avons vu un exemple fort remar-
quable, à Tournemire, près d'Aurillac, où sur le
même plateau existent les ruines de cinq châteaux
ou donjons , contemporains en apparence ( du
xiii" au xiv" siècle), ayant eu dilTérenls maîtres,
et situés à un trait d'arc l'un de l'autre. Sur
les bords du Rhin et de la Moselle, et le long
des versants orientaux des Vosges, on voit aussi
nombre de châteaux situés si près les uns des
autres, qu'il faut supposer que, dans le principe,
ils auraient été bâtis par le même propriétaire, et
qu'ils auraient fait partie d'un même système de
fortifications. (Voir, dans la Chronique de don Pero
Nino, la description très-curieuse du château de
l'amiral Arnaud de Trie, dont la femme demeurait
dans un château séparé, avec pont-levis, mais com-
pris dans l'enceinte fortifiée qui renfermait celui de
l'amiral ^)
1. Cronicas de Caslillu ; Cronica de don Pero .\ino,
p. 116.
2'Î4 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN Â^E.
L'usage des donjons s'est conservé jusque dans
les fortifications du xvi^ siècle. On en voit un
exemple assez curieux à la tour de Glansayes
(Diôme), où l'on peut remarquer la forme bizarre
de la construction, dont le plan varie à chaque
étage, et le système des meurtrières (pour des ar-
mes à feu), beaucoup plus compliqué que réelle-
ment efficace.
11. — Souterrains.
La plupart dos châteaux et surtout des donjons
renferment des souterrains plus ou moins vastes et
qui avaient des destinations différentes. Le plus
grand nombre servait de magasins; quelques-uns
recevaient des prisonniers; d'autres, enfin, débou-
chant à une assez grande distance du château au-
quel ils appartiennent, paraissent avoir fourni,
dans quelques localités, un moyen de communiquer
secrètement avec la campagne, et de quitter le
château, lorsqu'il était devenu impossible de le dé-
fendre. Froissart fournit quelques exemples de faits
semblable^. On voit, dans les ruines du château de
Chinon, quelques galeries auxquelles on peut attri-
buer la même destination.
Nous n'avons rien à dire des caves ou magasins
souterrains qui ne présentent que les dispositions
usitées dans l'architecture civile.
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 27S
Quant aux cachots, on remarquera quelquefois
avec quels raHincments barbares on privait le pri-
sonnier de lumière et presque de tout moyen de
renouveler l'air. II y a des cachots qui ne reçoi-
vent l'air que par des tuyaux étroits, souvent
coudés dans 1-eur trajet, soit pour rendre les éva-
sions plus difficiles, soit pour empocher que la lu-
mière ne pénétrât quelques moments dans la de-
meure du captif. La prison de Louis Sforce, dans
le château de Loches, ne reçoit de jour que par
un corridor qui l'isole du mur de la forteresse. Des
fers, des bancs de pierre, des ceps oîi l'on enga-
geait, dit-on, les jambes des prisonniers, se ren-
contrent parfois dans ces horribles lieux.
C'est encore dans les souterrains des châteaux
ou du moins dans les salles basses, qu'on interro-
geait les détenus et qu'on leur donnait la ques-
tion. Souvent, une salle a été destinée particu-
lièrement à cet usage, et l'on en voit encore une
au château des papes, à Avignon, dont le nom, la
Veille, rappelle l'instrument de torture qu'elle ren-
fermait. Toutefois, nous devons avertir nos lecteurs
de se tenir en garde contre les traditions locales
qui s'attachent aux souterrains des donjons. On
donne trop souvent des couleurs atroces au moyen
âge, et l'imagination accepte trop facilement les
scènes d'horreurs que les romanciers placent dans
270 ETUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
de semblables lieux. Combien de celliers ou de ma-
gasins de bois n'ont pas été pris pour d'affreux ca-
chots ! combien d'os, débris de cuisine, n'ont pas
été regardés comme les restes des victimes de la ty-
rannie féodale!
C'est avec la même réserve qu'il faut examiner
les cachots désignés sous le nom d'oubliettes, espèce
de puits où l'on descendait des prisonniers destinés
h périr de faim, ou bien qu'on tuait en les y pré-
cipitant d'un lieu élevé dont le plancher se dérobait
sous leurs pieds. Sans révoquer absolument en doute
l'existence des oubliettes, on doit cependant les
considérer comme fort rares, et ne les admettre
que lorsqu'une semblable destination est bien dé-
montrée. Les oubliettes probables, que nous avons
examinées, consistent en un puits profond, ménagé
dans un massif de constructions, et recouvert au-
trefois par un plancher. Quelquefois des portes
s'ouvrent vers le haut de ces puits, sans apparence
d'escalier ou de machine pour y descendre. Telle
est à peu près la disposition des oubliettes qu'on
montre dans les ruines du château de Chinon; la
porte donne abruptement sur l'intérieur du puits.
Des trous disposés à quelques mètres au-dessus,
dans les quatre murs qui forment les parois du
puits, annoncent qu'un plancher a existé. On sup-
pose qu'il était percé d'une trappe qu'on pouvait
L'ARC II ITEl'.TIKI': MII.IT.MUE. 277
faire jouer pur la porte. L'usage d'un plan incliné
à la base du puils n'est pas facile à comprendre.
Au reste, le fond du puits étant rempli de gravois,
on ne peut juger, à présent, de sa profondeur.
Peut-être le fond de ce puits était-il formé par
un angle aigu, afin de rendre plus pénible la po-
sition du malbeureux qu'on y descendait, en l'em-
nécbant ainsi de se coucher. C'est un raffinement
de cruauté dont on trouve un autre exemple dans
les oubliettes de la Bastille.
Nous venons d'analyser successivement toutes
les parties qui composent une forteresse du moyen
âge ; nous examinerons maintenant d'une ma-
nière sommaire l'ensemble de quelques fortifica-
tions.
A. — Enceinte fortifiée.
Cité de Carcassonne. Elle occupe un plateau,
d'accès très-difficile, au couchant. Elle a deux en-
ceintes : la première (l'enceinte extérieure) est bâ-
tie sur le versant de la colline; la seconde, plus
élevée, la commande par conséquent. Les deux en-
ceintes ne se confondent qu'en un seul point, du
côté du couchant, parce que, là, les escarpements
naturels paraissaient une défense suffisante. On a
placé le château du même côté, par la même rai-
16
278 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
son, et parce que l'assaillunt devait, suirant toute
probabilité, commencer ses attaques du côté op-
posé. Ce château, tangent aux deux enceintes, peut
en être isolé : d'un côté, il communique à la ville;
de l'autre, à la campagne, par une barbacane. On
observera que l'enceinte intérieure de la ville est
sensiblement plus forte que l'extérieure, et que ses
tours sont beaucoup plus rapprochées ; enfin qu'elle
a plusieurs tours fermées, tandis que l'enceinte
extérieure n'a que des tours ouvertes à la gorge.
La porte principale de la ville (la porte Narbon-
naise, du côté du levant) s'ouvre entre deux fortes
tours, liées ensemble, qui forment à elles seules
comme une espèce de château indépendant. Une
partie de l'enceinte intérieure, quelques tours et
leurs courtines, bâties à jpetit appareil, entremêlé
d'assises de larges briques, passe pour être de con-
struction romaine, mais plus probablement elle est
l'œuvre des derniers rois visigolhs. Le -reste de la
même enceinte, ainsi que le château paraissent ap-
partenir au xiii* siècle, sauf une tour et quelques
parties de murailles, qu'on peut attribuer au xn*.
L'enceinte extérieui'e date, suivant toute appa
rencc, de la fin du xiii" ou du commencement du
xiv° siècle.
L'ARCniTECTURE MILITAIRE. 279
B. — Château dépendant d'une ville.
Château de Fougères. Il est bâti dans la partie
basse de la ville. Ici, c'est l'endroit vulnérable de la
ville qu'on a défendu par un château, si toutefois le
château, ou du moins son donjon, n'est pas plus
ancien que la ville. Dans l'intervalle des deux rem-
parts de la ville, se trouvent les deux portes suc-
cessives du château ; on observera que la pre-
mière est défendue par trois tours, qu'après avoir
surmonté cet obstacle on rencontre un pont sur un
ruisseau très-encaissé, et que l'ennemi, maître de
cette première porte et du pont, n'a encore obtenu
qu'un très-mince avantage, car il est en butte aux
traits de deux tours qui dominent la cour comprise
entre les deux portes et défendent spécialement la
deuxième. En suivant l'enceinte du château, on
trouve la tour de Raoul et celle de Surienne, dont
on doit noter les dimensions extraordinaires; elles
ont des embrasures pour les canons et devaient
battre, la première, l'espace compris entre le château
et la ville, l'autre, la courtine, protégée d'ailleurs
par des rochers qui présentent un escarpement
très-raide. Ces deux tours réunies protègent un
angle saillant de l'enceinte, naturellement le plus
exposé. Elles paraissent de construction relative-
2S0 ETUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
ment moderne. Ensuite vient la maîtresse-tour du
donjon, où Melusine, et une porte ou plutôt une
fenêtre élevée qui paraît avoir eu autrefois un pont-
levis pour communiquer à un ouvrage avancé,
aujourd'hui détruit. Puis vient la tour du Gobelin,
qui forme, avec la précédente, les défenses du don-
jon, dont la cour est beaucoup plus élevée que la
basse-cour. Tout le donjon paraît antérieur au
reste des fortifications ; les deux tours que je viens
dénommer remontent probablement au xii* siècle.
Le reste du château paraît dater du xiv® au xvi°
siècle. La plupart des tours et des courtines
du château proprement dit , appartiennent au
XIV* siècle.
Le Louvre. Tour ronde ou donjon isolé au cen-
tre de la basse-cour. Trois portes, défendues cha-
cune par deux tours. Bâtiments d'habitation dis-
posés le long des courtines flanquées par des tours
rondes très-rapprochées. Les tours d'angle sont
beaucoup plus saillantes que les autres. Un fossé
entoure tout le château. Petits ouvrages avancés
aux abords des ponts. Le Louvre fut commencé
par Philippe-Auguste, dans les premières années
du xiii' siècle. Il était tangent à la muraille de
Paris, et défendait la ville au couchant.
La Bastille. Son plan forme à peu près un pa-
rallélogramme. Huit grosses tours rondes, à base
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 281
conique, fort rapprochées, liées entre elles par des
courtines aussi hautes que les tours; créneaux et
nnichicoulis ; fossés avec parapets extérieurs sur
la contrescarpe; appartements dans les tours et le
long des courtines; deux basses-cours séparées par
un corps de bâtiment. Point de donjon à propre-
mont parler; étages des tours voûtés ou portés sur
des charpentes ; ces dernières doubles, afin de
rendre plus difficiles les communications entre
les prisonniers (disposition moderne); oubliettes,
ou cul de basse-fosse, dont le fond est en cône ren-
versé.
La Bastille fut commencée en 1370.
C. — Château isolé.
Château de Ghalusset. Il est situé sur une espèce
de presqu'île triangulaire, qui forme un plateau
élevé entre deux ruisseaux encaissés, et n'est ac-
cessible que par l'une ou l'autre de ses extrémités,
des ruisseaux et des escarpements abrupts proté-
geant ses flancs contre toute attaque. C'est vers le
le confluent des deux ruisseaux que la pente est
plus douce et que le terrain s'abaisse le plus. On
a pensé que c'était le côté vulnérable de la place,
et c'est sur ce point que l'on a accumulé les moyens
de défense.
16.
282 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Après avoir franchi le pont qui, sans doute, était
fortifié autrefois, on trouve une muraille continue
qui enveloppe tout le plateau ; cette muraille fran-
chie, on rencontre une tour carrée, isolée, avec un
fossé profond. C'est un fort détaché qu'il fallait
emporter avant d'attaquer le château. Puis se pré-
sente une muraille qui intercepte toute communica-
tion avec la partie supérieure du plateau.
Au delà s'offre une autre muraille basse, qui
forme une espèce de redoute en avant de la porte
du château.
Cette porte s'ouvre à gauche de celle de la re-
doute, et est protégée par un massif épais et par
une tour qui la flanque, en se projetant en avant
du périmètre du plateau. On trouve une première
cour, puis une seconde porte. On est alors dans
l'intérieur du château; à droite et à gauche sont les
bâtiments d'habitation, magasins, etc.
Le donjon, de forme très-irrégulière, est situé
dans un angle de la basse-cour. Il est divisé en
deux parties par un grand mur de refend qui s'é-
lève jusqu'au sommet. Chaque partie de ce donjon
a son escalier indépendant.
Du côté opposé, c'est-à-dire à la base du triangle
formé par le plateau, le rocher, excavé, présente
pour premier obstacle un large fossé; derrière,
s'élève une muraille flanquée de tours très-rappro-
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 283
cliées; puis vient l'enceinte intérieure du château,
qui renferme la basse-cour.
Bien que la raideur des pentes et que les deux
ruisseaux semblent mettre les deux grands côtés
du triangle à l'abri de toute attaque, les escarpe-
ments sont partout bordés de murs et quelquefois
même l'enceinte est double.
Le château de Ghalusset, aujourd'hui fort ruiné,
paraît avoir été bâti, ou du moins très-agrandi,
vers la fin du xii* siècle. C'est à celte époque qu'on
peut rapporter toutes ses dispositions principales,
retouchées d'ailleurs, comme il semble, jusqu'au
XVI* et au XVII* siècle.
D. — Tours et petits châteaux isolés.
Le Castéra, près de Bordeaux. Grosse tour car-
rée avec tourellies aux angles. Point de basse-cour;
nuls ouvrages avancés. En raison de la largeur de
celte tour, on a divisé le rez-de-chaussée par des
murs de refend, afin de donner un appui au plan-
cher du premier étage.
Le Castéra paraît dater du xiii* siècle.
S. — Eglises fortifiées.
Il existe en France plusieurs églises construites
ou disposées de manière à pouvoir au besoin recc-
284 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
voir une garnison et soutenir un siège. La plupart
ont des fenêtres élevées, des galeries régnant le
long des murs et bordées de créneaux et de mâchi-
coulis. Quelques-unes sont environnées d'une en-
ceinte crénelée, dans l'intérieur de laquelle les
habitants du voisinage trouvaient un refuge au
moment d'une invasion. Dans l'église de Luz
(Hautes-Pyrénées), on pénètre dans l'enceinije, qui
consiste en une forte muraille crénelée, par une
porte basse percée dans une tour carrée et défen-
due par un mâchicoulis. L'église est surmontée
d'un clocher fort élevé qui sert à la fois de donjon
et de guette. On remarque que les ouvertures de
ce clocher sont irrégulièrement pratiquées dans la
maçonnerie; chacune regarde un des débouchés de
la vallée. A l'approche d'un ennemi, la cloche d'a-
larme se faisait entendre, et les habitants de la
campagne se renfermaient aussitôt dans l'enceinte
avec leurs bestiaux. La cloche de Luz correspon-
dait, d'ailleurs, au moyen de signaux, avec quel-
ques tours élevées dans les montagnes.
IV
SIEGES.
Pour rendre ce travail moins incomplet, nous y
joignons un exposé très-sommaire des opérations
usitées au moyen âge pour l'attaque et la défense
(les places.
Avant le perfectionnement de l'artillerie, il y
avait un grand nombre de places imprenables. Tout
cbâteau construit sur des bauleurs assez escarpées
pourqu'on n'y pût conduire des macbines, tout ro.ii-
part fondé sur le granit, et, pai- conséquent, inat-
taquable au pic du mineur, pouvnil braver une
armée nombreuse et ne cédait qu'à la famine Or,
dans un temps où il n'y avait pas d'armées perma-
nentes, un blocus rigoureux était difficile, et, pour
l'ordinaire, on se bornait à surveiller une place par
des garnisons établies dans les châteaux du voisi-
286 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
nage; elles lâchaient d'intercepter les convois, et
elles épiaient l'occasion de tenter une surprise.
Plus on s'éloigne de l'époque romaine, plus la
science de l'ingénieur paraît perdre de son im-
portance dans l'attaque et dans la défense des
places. Au xiv' siècle, les sièges se réduisent, en
quelque sorte, à des escalades hardies, surtout
dans le nord de l'Europe, où les traditions antiques
s'oublièrent plus vite qu3 dans le Midi; et l'on
peut remarquer, à ce sujet que, tandis que Frois-
sart ne raconte aucun siège mémorable, Avala dé-
crit avec détail des travaux immenses, et des ma-
chines puissantes, employées pour réduire des
villes de premier ordre. Les ingénieurs espagnols
étaient, pour la plupart, des musulmans, et, jus-
qu'au XVI® siècle, les Turcs et les Arabes pas-
sèrent pour supérieurs aux occidentaux dans la
poliorcétique.
Après avoir reconnu une place, la première opé-
ration des assiégeants consistait à prendre et à dé-
truire les ouvrages avancés, tels que poternes,
barbacanes, barrières, en un mot toutes les fortifi-
cations élevées en avant du fossé. La plupart de
ces ouvrages étant en bois, on les démolissait à
coups de hache, ou bien on les brûlait avec des
flèches garnies d'étoupes soufrées ou de toute autre
composition incendiaire
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 287
Si le corps de la place n'était pas trop fortifié
pour rendre impossible une attaque de vive force, on
tentait aussitôt l'escalade. A cet effet, on comblait
le fossé avec des fascines, ou l'on y descendait avec
des échelles qu'on dressait ensuite contre le rem-
part. Cependant des archers écartaient à coups de
flèches les défenseurs des plates-formes et des fe-
nêtres. Les soldats chargés de ce service portaient
de grands boucliers, nommés pavois, souvent ter-
minés à leur extrémité inférieure par une pointe
de fer qui permettait de les ficher dans le sol. A
l'abri de ces boucliers, les gens de trait, postés
sur le revers du fossé, protégeaient les soldats qui
montaient à l'assaut. A défaut de pavois, on se
servait de planches, souvent de portes enlevées aux
maisons du voisinage. Il était rare que les archers
s'exposassent à découvert aux décharges de l'as-
siégé. Les arbalétriers surtout, qui bandaient leurs
arcs au moyen d'un appareil assez compliqué et
exigeant du temps pour mettre l'arme en état de
tirer, avaient besoin d'être h'ien paveschiés (couverts
de pavois), selon l'expression de Froissart. Des
parapets portatifs en bois, nommés mantelets, étaient
employés au même usage.
Si le siège tirait en longueur, l'assiégeant proté-
geait ses approches par des ouvrages en bois, en
terre et même en pierre, assez élevés pour permet-
288 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
tre à ses archers de plonger sur les plates-formes
de la place investie et de tirer d'en haut avec avan-
tage sur ceux qui les défendaient. Des tours en
bois à plusieurs étages étaient montées pièce à
pièce au bord du fossé, ou bien on les construisait
hors de la portée des machines de l'ennemi, et on
les faisait avancer sur des rouleaux jnsqu'au pied
des murailles. Au siège de Toulouse, en 1218,
Simon de Montforl fit fabriquer une semblable
machine, qui, si l'on en croit l'auteur du poëme
des Albigeois, suspect d'exagération, il est vrai,
devait contenir cinq cent cinquante hommes.
Yeu fas fer una gâta...
Quelh soler e las alas, el trau, el cabiron,
Elh portai e las voûtas, el fiai, el estaon,
Son de fer e d'acer tuit lassât eaviron.
Quatre cens cavalier dels miilor c'ab nos son,
Cente L arquier complits de garnison
Mettrai ins on la gâta.
(V. 7813.)
« Je ferai faire une chatte^ dont les planchers,
les côtés, les poutres et les chevrons, la porte et
les voûtes, les balcons et les parapets seront de
fer et d'acier tout à l'entour garnis. Quatre cents
chevaliers, des meilleurs que nous ayons, cent
cinquante archers pour garnison complète, je k.3
mettrai dans la chatte. »
Le nom roman de gâta., chatte, donné à cette
I/AliCllITLlCTlUlE MILITAIHE. 289
machine, est une allusion à la ruse et à l'adresse
(lu chat pour saisir sa proie. Dans le nord de la
France, ces tours sont désignées sous les noms de
clnils, châteaux, brotesches, belfrois. L'auteur de la
Chronique en vers de Bertrand Du Gucsclin appelle
de ce dernier nom la tour que les Anglais lircnt
construire au siège de Rennes en 1350.
Un grand beJfroi de bois orent fait cliarpenter
Et le tirent a dont à Resnes amener,
Jusque près des fossés ils le firent traisner
Si belfrois fut moult hauz quant le firent lever;
Grande plenté de gent y pooit bien entrer.
(V. 1853.)
Quand les traits lancés des étages supérieurs
de ces tours avaient chassé les assiégés des plates-
formes, on abaissait un pont sur le rempart, et le
combat s'engageait alors main à main.
L'assiégé, pour empêcher ou retarder l'approche
de ces redoutables machines, lançait contre elles
des pierres énormes et des traits enflammés; quel-
quefois, il minait ou inondait le terrain sur lequel
elLs devaient rouler, en sorte qu'elle se renver-
sassent par leurp ropre poids. On a vu, par les vers
romans cités plus haut, que des ferrures multipliées
paraissaient suffisantes pour garantir les beffrois du
choc des projectiles. On les recouvrait de peaux
fraîchement écorchées et enduites de glaise pour
les préserver du feu; enfin, on sondait et on nive-
17
290 ÉTUDES SUR LES AIîTl; AU MOYEN AGE.
lait soigneusement le terrain tju'elies devaient par-
courir jusqu'au pied des remparts.
Les tours roulantes avaient pour l)ut d'amener
rapidement l'assaillant sur la crête des murailles.
On employait encore, pour réduire les places, la
sape, la mine et des machines.
Des mineurs arraôs de pics descendaient dans le
fossé, sous la protection d'un corps d'archers. Un
toit incliné, composé de madriers épais ou bien de
mantelets, les mettait à l'abri des projectiles qu'ofi
lançait sur eux du haut des courtines. Sous ce loil,
ils travaillaient à percer la muraille en arrachant
pierre à pierre, jusqu'à y faire un trou assez
large pour que plusieurs soldats pussent y péné-
trer à la fois.
On sent que l'assiégé, voyant de quel côté l'en-
nemi dirigeait ses efforts, cherchait à réunir sur
ce point tous ses moyens de défense. Tantôt il tâ-
chait d'écraser les mantelets sous le poids de grosses
pierres; tantôt, en construisant un contre-mur,
il retardait indéfiniment les progrès des travail-
le .rs.
Les mines avaie::! cet avantage sur la sape, que
l'assiégeant, n'étant pas en vue, pouvait surpren-
dre son ennemi.
A cet effet, on creusait, à quelque distance de
la place assiégée, une galerie souterraine que l'rn
L'AnClllTECTlllC ?U! ITAIUE. 201
poussait jusque SOUS les i'uiulal ions des remparts et
surtout des tours. A mesure que la galerie se creu-
sait, on soutenait les terres par des blindages.
Arrivé sous les fondations, ou les étançonnait avec
des madriers, en sorte qu'elles ne se soutinssent
plus que sur cette charpente. Alors, on disposait,
autour des étais, des sarments et des matières in-
flammables où l'on mettait le feu. Les étais consu-
més, les murailles s'écroulaient, offrant à l'as-
saillant une large brèche sur laquelle il s'élanrait
aussitôt.
Cette opération offrait, on le sent, de grandes
diflicultés; d'abord, pour dérober le travail à l'as-
siégé, que pouvaient alarmer le bruit des pioches,
l'enlèvementdes terres ou les oscillations mêmes
des murailles minées. On voit cependant, dans
Ayala, que les ingénieurs deHenride Transtamare,
en 1368, parvinrent à miner une tour de Tolède,
sans être découverts; mais leurs étais avaient été
mal disposés, et, quand ils les eurent brûlés, la tour
demeura debout \
Les Anglais employèrent la mine tout aussi inu-
tilement au siège de Rennes, en 135C. Le gouver-
neur de la place découvrit le lieu où travaillaient
les mineurs, en faisant placer, en différents en-
1. Cronica del rey don Pedro, p. 531.
202 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
droits de la ville, des bassins de métal avec une
balle dedans. L'ébranlement causé par les coups
de pioche, faisant remuer la balle et résonner le bas-
sin, révélait la présence de l'ennemi.
I-à fit 11 Turs Boiteux commandes à haut ton
Que chascuM fit pendre ung bacin en sa maison.,.
Et par iceux bacins entendirent le son
Là ou la mine étoit, et par ce le seùt-on.
{Chion. de Du Guesclin, v. 1185.)
Le travail lent et pénible du mineur était rem-
placé avec avantage par l'action plus énergique
de machines destinées ù renverser les murailles.
Ces machines, d'ailleurs très-iniparfaitcment con-
nues, paraissent empruntées aux anciens; et il est
vraisemblable que les ingénieurs du moyen âge
avaient conservé maintes traditions qui se sont
l)erdues depuis. Alors même qu'on l'ait la part de
l'exagération naluielle à de s auteurs étrangers or-
dinairement à l'art de la guerre, on ne peut mé-
connaître la puissance formidable des engins en
usage avant l'invention de la poudre. Pendant les
guerres des guelfes et des gibelins aux xu" et
xiii'' siècles, notamment au siège de Ci'ème en
4150 , d'Alexandrie en 1175 , de Modène en
■1249, on vit des tours renversées par le clioc des
pierres lancées contre elles; et des auteurs dignes
de fui aUesleut que les //r<co/t'5 jetaient, à de grandes
L'ARCmïKCTrUK MIMT.MUE. 203
dislances, des qiuirlitMs de roc a-'^sez gros pour
servir de fondations à dos c'dilices. Les Bolonais,
au siéi>c de Modène, lancèrent par-dessus les rem-
parts, jusqu'au milieu de la ville, un âne mort,
ferré d'arii;ent. La fontaine où l'animal tomba existe
encore et porte le nom de Fontana dell'Asino.
Essayons, au moyen de quelques rares monu-
ments et des descriptions que nous ont conservées
quelques historiens, de reconstruire ces machines
que la puissance plus terrible de la poudre a fait
rapidement oublier. On peut les diviser en deux
classes : les unes destinées à battre en brèche de
près ; les autres à opérer à une distance plus ou
moins grande des murs d'une ville assiégée.
Le bélier paraît avoir été connu de toute anti-
quité. Les monuments de Ninive en donnent une
représentation, et on le retrouve, au moyen âge,
sous un grand nombre de noms diiîérenls, parmi
lesquels on remarque celui de chat ou de chatte,
mot générique comme il semble, applicable à toutes
les machines servant à pi'ondre des places.
L'auteur anonyme de la chronique des Albigeois
le décrit sous le nom de hosson, et les vers suivants
expriment assez bien les elTels de cet engin et les
moyens employés pour le combattre :
2l)i ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
A la santa Pasqua es lo bossos teudutz,
Ques be loncs e ferratz e adi'eitz e agutz ;
Tan fer e trenca e briza que lo murs es fondutz..,
Aus feiron latz de corda ques ab l'eiiyenh tendutz,
Al quel cap del bosso fo près e retengutz,
(V. 4487.)
« A la sainte Pâques, le bosson est mis en bat-
terie; il est long, ferré, droit, aiguisé; tant
frappe et tranche et brise, que le mur est en-
foncé; mais ils tirent un lacs de corde tendu par
un engin, et dans ce nœud la tête du bosson est
prise et retenue. »
Le bélier est une longue poutre suspendue par
son milieu à un chevalet. Le côté tourné vers le
mur, contre lequel il agit, se termine soit par une
chape de fer , soit par une pointe aiguë. Cette
poutre, mise en mouvement à force de bras et heur-
tant sans cesse une muraille, disjoignait les pierres
et les renversait, ou bien les brisait les unes après
les autres jusqu'à faire une brèche. Quelques ma-
nu.--crlts représentent la tête de l'instrument ter-
minée par deux ou plusieurs pointes, et il paraît
qu'après avoir choqué contre la muraille, on im-
primait quelquefois à la poutre un mouvement de
rotation sur son axe; elle opérait alors comme une
tarière et perçait un trou dans les pierres déjà fen-
dues par les premiers chocs. Lorsque des circon-
stances particulières ne permettaient pa^ de sus-
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 295
pendre le bôlicr, on le disposait sur des roues et
on battait les murailles, en le faisant alternative-
ment rouler en avant et en arrière.
De leur côté, les assiégés faisaient leurs efforts
pour rom[)re la tête ferrée du bélier, en lançant
dessus des pierres ou de grosses poutres, ou bien,
comme on l'a vu dans les vers précédents, en la
prenant dans un nœud de cordes. Un puissant le-
vier et un système de contre-poids enlevaient alors
le bélier et le rendaient inutile. Quelquefois, on lui
opposait un épais matelas sur lequel ses coups ve-
naient s'amortir.
Si les murailles n'avaient qu'une épaisseur mé-
diocre, on ne prenait pas la peine de dresser un
cbevalet ou des plates-formes pour mettre le bélier
en batterie. Une longue poutre, portée par plu-
sieurs hommes, qui la poussaient tous ensemble
contre le mur, suflisait pour faire brèche. Frois-
sart nous fournit un exemple curieux de ces béliers,
improvisés au moment d'un assaut.
Le comte de Hainaut, après une attaque infruc-
tueuse contre la forteresse de Saint-Amandes, réu-
nit des chevaliers : « Adonc fut là qui dit : —
« Sire, sire à cet endroit ici ne les aurions jamais,
» car la porte est forte, et la voie étroite ; si couste-
» roit trop des vostres à conquérir : mais faites ap-
» porter de grands mairains ouvrés en manière de
29G ÉTUDES SUR LES AUTS AU MOYEN AGE.
» pilot, et heurter aux iiuii's de l'abbaye. Nous vous
» certifions que par force on hi perluisera en plu-
» sieurs lieux, et, si nous sommes en l'abbaye, la
» ville est nostre, car il n'y a point d'cntre-deux
» entre la ville et l'abbaye. » Adonc commanda ledit
comte qu'on lit ainsi comme pour le mieux on lui
conseillait, et pour la tost prendre. Si quist-on
grands bois de chesne, et puis furent tantost ou-
vrés et aiguisés devant ; et si s'accompagnoient à
un pilot vingt ou trente, et s'écueilloient, et puis
boutoient de grand randon contre le mur; et tant
boutèrent de grand randon et si vertueusement,
qu'ils pertuisèrent le mur de l'abbaye '. »
On comprend que cette manière primitive de bat-
tre en brèche, qui pouvait réussir contre l'enceinte
d'un couvent, ne pouvait être employée avec suc-
cès contre les remparts épais d'une place de guerre.
Les machines destinées à lancer au loin les pro-
jectiles sont décrites sous des noms difl'érents, en-
tre lesquels il est aujourd'hui à peu près impossi-
ble de découvrir des différences de forme et d'usage.
Nous n'essayerons pas d'établir des distinctions
entre les pierriers, les bricoles, les mangonneaux, les
espringales, les aquerelles, les traiichs, elc. Toutes
ces machines semblent correspondre à la catapulte
1. Liv. I, l'e part., chap. 137.
L'ARCIIITECTIUK MII.ITAIIIR. 297
des aiu'iens, et servaient à lancer des boulets ou
des pierres, quelquefois des matières incendiaires.
Un engin à jeter des pierres est figuré dans un
l)as-relief existant aujourd'hui dans l'église de
Sainl-Xazaire à Carcassonne. Le sujet et l'époijue
en sont également inconnus. Une poutre fort lon-
gue est posée en équilibre sur un chevalet de itois
et se meut sur un axe. A l'une de ses extrémités,
elle porte une espèce de poche ou un double cro-
chet, où se place une pierre arrondie. A l'autre
bout de la poutre sont attachées des cordes ma-
nœuvrées par plusieurs hommes placés en arrière,
au-dessous du projectile. En tirant fortement à eux
les cordes, ils font tourner rapidement la poutre
sur son axe, et, dans ce mouvement de rotation, la
pierre s'échappe lancée au loin. Cette machine est
une grande fronde attachée à un bras gigantesque.
Une figure d'un manuscrit du xiii" siècle, offre
la représentation grossière et, pour ainsi dire,
abrégée de la même machine; seulement, on peut
conjecturer que, pour donner plus de force et de
rapidité au mouvement de la poutre, les cordes
attachées à son extrémité étaient mises en commu-
nication avec de grandes roues qui, en tournant, la
faisaient brusquement basculer.
Une autre espèce d'engin, décrit sous le nom Je
mangonneau, bricole, trabuch, etc., consistait en un
17.
208 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
alïûl de bois, formé d'épais madriers assemblés
d'équerre. Entre les deux pièces latérales, on ten-
dait des nerfs, des cordes de chanvre, ou des crins
fortement tordus. Au milieu de ces cordes tordues
s'élevait une perche, nommée style par les Romains
au temps d'Ammien-Marcellin, et que le chevalier
Folard, qui a reconstruit cette machine, appelle
un cuilleron. Par l'action des cordes tendues, le
style est ramené en avant contre une traverse éle-
vée au-dessus de l'affût. Elle est garnie d'un fort
cous?in pour amortir le choc. Des hommes placés à
un treuil, au bout de l'affût, abaissent le style ho-
rizonlalement et tendent ainsi les cordes, de même
que ion bande une scie en faisant mouvoir sa clef.
Le style peut être fixé momentanément à la partie
postérieure de l'affût par un crochet qui se meut
au moyen d'un déclic, espèce de détente. On charge
alors l'engin, en plaçant un projectile dans la cuil-
ler qui est h l'extrémité du style. Dès qu'on lâche
le déclic, le style, violemment ramené contre la
traverse par l'action des cordes tordues, lance avec
force le projectile qu'il porte. Selon Vitruve, il y
avait des catapultes qui lançaient des pierres de
deux cent cinquante livres. On peut voir, dans
son dixième livre, les détails de la construction de
ces engins et les règles d'après lesquelles il
établit le rapport qui doit exister entre le poids du
L'ARCniTECTURE MILITAIRE. 290
projnclile et le diamètre des cordes tordues.
Le recul ou plutôt les réactions de cette machine
élaient telles, dit Ammien-Marcellin, qu'elles au-
raient ébranlé et renversé les plates-formes sur les-
quelles on les mettait en batterie, si l'on n'avait eu
la précaution de placer sous l'affût un lit épais de
paille ou de gazon. Cette espèce de matelas décom-
posait le contre-coup qui suivait chaque décharge.
Du temps de l'historien d'après lequel nous don-
nons ces détails, le style était retenu dans la posi-
tion horizontale au moyen d'une cheville et d'un
crochet. L'ingénieur, chargé de pointer, lâchait le
style en faisant sauter la cheville d'un coup de
maillet. Ce procédé un peu barbare paraît avoir
été perfectionné au moyen âge. C'était une détente,
m\ déclic qui mettait le style en liberté: de là le
mot déciiquer, fréquemment employé par nos an-
ciens écrivains, dans le sens de décharger un pro-
jectile. On l'appliqua même aux canons, bien qu'ils
n'eussent pas de déclic.
On pointait les bricoles, en haussant ou abais-
sant, au moyen de coins de bois, un des petits
côtés de l'alTùt, en allongeant ou raccourcissant
le style ; enfin, on augmentait la force de torsion des
cordes en les arrosant d'eau.
On conçoit que des pierres de cent livres, frap-
pant coup sur coup une muiaille, pouvaient y faire
3( ^ ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
brèche; cependant, l'usage le plus ordinaire des bri-
coles était d'écraser les toits des maisons et de briser
les kourds élevés sur les remparts. On lançait, parle
même moyen, des boulets incendiaires et des vases
remplis de matières inflammables. Une chronique
d'Alsace mentionne un singulier moyen d'attaque
employé avec succès contre un de ces petits tyrans
féodaux qui, retranché dans un château bien forti-
fié, mettait toute une province à contribution. Il
était assiégé par les milices de Strasbourg, L'ingé-
nieur de cette ville, qui était en même temps le
doyen de la corporation des orfèvres, fit venir dans
son camp toutes les immondices, toutes les charo-
gnes qu'on put trouver aux enviroas. Chargées de
ces singuliers projectiles, les bricoles strasbour-
geoises tirèrent pendant trois jours sur le château..
On était à l'époque des plus grandes chaleurs. La
garnison, resserrée dans un petit espace et accablée
par cette pluie hideuse, ne put résister à l'infection
et mil bas les armes. Ce moyen étrange de prendre
les places est d'ailleurs enseigné dans un manuscrit
curieux de la Bibliothèque nationale, et voici, d'a-
près ce manuscrit, la machine qui sert à lancer soit
du feu, soit des immondices. C'est une poutre mo-
bile sur un axe, chargée à l'une de ses extrémités
de rondelles de fer fort lourdes. A l'autre bout do
la poutre est attachée une es[)èce de fourche, et
L'ARCIIITECTIHK MILITAIRE. 301
une corde terminée par un œil, qui s'engage dans
an crochet. On place le projectile sur la fourche, et
on l'assujétit au moyen de la corde ; puis, avec un
Ireuii, on fait hasculer la poutre, jusqu'à ce que
l'extrémité chargée d'un poids soit élevée en l'air.
Si on fait cesser tout à coup l'action du treuil, la
poutre pivote rapidement sur son axe, le contre-
poids s'abaisse, et la force centrifuge fait échapper
l'œil, du crochet. Alors, le projectile dirigé par la
fourche est lancé au loin. L'auteur du manuscrit
suppose que cette machine est placée sur un vais-
seau, et protégée par un mantelet.
On voit, dans les musées, des arbalètes gigantes-
ques qui, montées sur des affûts, lançaient des
traits énormes. Je ne sais si l'usage en fut aussi
fréquent au moyen âge que chez les anciens. Au
siège de Marseille par Jules César, les assiégés dé
cochaient, avec leurs balistes, des pièces de bois
longues de douze pieds et garnies d'une pointe de
fer, qui perçaient quatre parapets d'osier avant de
s'enfoncer en terre '. L'arc de ces balistes n'étai'
point en acier, mais en bois. Il se composait de
deux pièces, chacune engagée, comme le style de
la catapulte, dans des cordes t(3idues, mais ten
dues verticalement. L'élasticité du bois, jointe à
1. César, Cotnmenldircft, liv. II.
302 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
la lorsion des cordes, imprimait aux traits une ra-
pidité prodigieuse.
Il semblerait, par la description très-peu claire
que donne Ammien-Marcellin de la baliste, que
cette machine n'était qu'une catapulte dont le style
chassait une flèche placée dans une rainure servant
à la diriger. Le style de la baliste, comme celui
de la catapulte, était mû par l'action de cordes
tordues.
L'usage des machines que nous venons de dé-
crire subsista assez longtemps après l'invention de
la poudre. On voit, dans les guerres du xiv®
siècle, notamment aux sièges de Tarazona, de
Barcelone et de Burgos, les trabuchs employés
en même temps que les canons. Le perfectionne-
ment de celle artillerie nouvelle, qui permettait
de battre en brèche à une distance assez grande,
lit abandonner les engins de bois et de cordes, vers
la fin du xv^ siècle. Bientôt après, une grande
révolution s'opéra dans l'art de l'attaque et de
la défense des places. On inventa les bastions
qui, s'avançant dans la campagne et se proté-
geant les uns les autres, éloignaient l'assaillant
beaucoup plus efficacement que les tours construites
autrefois dans le même dessein.
L'histoire de ce grand changement n'entre point
dans le plan de ce travail ; nous nous bor/ierons à
L'ARCHITECTURE MILITAIRE. 303
C'A remaniuor un des principaux résultats. Le per-
frctionnenient de l'artillerie n'a point rendu la
guerre moins meurtrière, comme on le croit trop
facilement; et, si l'on compare les campagnes de
Napoléon à celles de César, on ne sait lesquelles ont
fait couler le plus de sang. Mais la découverte d'un
instrument de destruction qui ôte sa supériorité à
la force physique, et, il faut le dire, à la force
morale, a donné aux masses un irrésistible avan-
tage. Autrefois, il fallait une trahison pour qu'un
million d'hommes triomphât de trois cents Spar-
tiates retranchés aux Thermopyles; aujourd'hui, un
ingénieur calcule, à quelques kilogrammes près, ce
que coûtera de fer et de poudre la place la mieux
défendue. Layictoireest désormais assurée aux gros
bataillons; et, s'il faut s'applaudir de n'avoir plus
à craindre les petites tyrannies de castes privilé-
giées qui affligèrent le moyen âge, n'est-il pas à
craindre que des nations puissantes n'abusent de
leur force pour opprimer des peuples généreux,
trop pauvres pour exposer à leurs envahisseurs un
nombre suffisant de fusils et de canons?
1843-1851.
TV
CONSTANTINOPLE
EN 1403
Henri III, roi de Castilie et de Léon, envoya,
en 1403, à Tamerlan, une ambassade dont faisait
partie Ruy Gonzalez de Clavijo, qui, à son retour,
olTriL à son maître le journal de son voyage. Cet
itinéraire, extrêmement curieux, fut publié pour la
première fois en 1582, par Argote de Molina, sous
le titre de : Historia ciel gran Tamorlan. Itine-
rario y enaracion ciel viacje y relacion de la emhci-
iacla que Ruy Gonzalez de Clavijo le hizo por man-
ilado ciel mny poderoso reij y senor don Eurique
Tercero de Castilla. En Sevilla, in-fol. La seconde
édition, qui fait partie de la grande collection
in-4" des chroniques espagnoles, est de 1782. C'est
de cette édition que j'ai extrait le morceau qs'on
306 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
va lire, et qui contient une description des monu-
ments les plus remarquables de Conslantinople à
l'époque ou Clavijo y arriva, c'est-à-dire à la fin
de rauloninc de 1403.
Clavijo, comme on peut le penser, n'était ni un
archéologue ni un architecte, mais c'était un bon
observateur. On a de lui une description de la gi-
rafe, qu'il R^peWe jornufa, très-supérieure à toutes
celles que, d'après d'autres voyageurs modernes,
on avait du môme animal il y a moins de cin-
quante ans. Je cite ce fait comme preuve que Cla-
vijo savait voir. Son style a les défauts de son épo-
que, phrase embarrassée, quelquefois obscure, ré-
pétition des mêmes mots, nul artifice dans l'arran-
gement de ses périodes. En essayant de le traduire,
j'ai reconnu qu'il était impossible d'être exact si
l'on se servait de notre français moderne, et j'ai
été conduit involontairement à chercher dans notre
vieux langage des formes qui se prêtassent mieux à
rendre la naïveté de l'original.
< La première chose qui fut montrée aux
ambassadeurs, fut une église de saint Jean-Bap-
tiste, qu'ils appellent Saint-Jean-de-la-Pierre \
laquelle église est proche du palais de l'empereur.
1. Probablement Saint- Jean, êv'E6ûÔ]j.w. V. Procope, De
{edificiis, lib. I, cap. 8. J'ignore le motif qui aurait fait donner
à cette église le surnom que cite Clavijo.
CONSTAiNTINOPLE EN 1403. 307
Et d'abord, au-dessus de l'entrée de la première
porte de cette église, il y avait une ligure de saint
Jean très-riche et bien pourtrailée d'ouvrage de
mosaïque; ensemble avec cette porte un haut pa-
villon ^ porté sur quatre arceaux, et faut passer
dessous pour entrer au corps de l'église; et le
ciel - dudit pavillon et ses parois sont imagés d'i-
mages et de ligures très-belles, en œuvre de mosaï-
que, c'est à savoir certains morceaux très-petits,
desquels les uns sont dorés d'or fin, aucuns d'é-
mail bleu, blanc, vert, rouge et de beaucoup d'au-
tres couleurs, comme il est convenable pour pour-
traire les figures, images et entrelacs ^ qui là sont
représentés. Et croyez que c'est œuvre étrange à
voir. Et tôt a]Drès ledit pavillon, on trouve une
grande cour entourée de maisons à galeries hau-
tes *, avec arceaux en bas % et dans ladite cour
beaucoup d'arbres et de cyprès. Et contre la porte
par où l'ai entre au corps de l'église, il y a une
1. Chapifel, dôme, flèche, amortissement d'une construction
plus haute (jue large.
2. Cielo, toit, voûte, plafond. J'ai traduit littéralement pour
conserver l'ambiguïté de l'expression originale.
3. Lazos.
4. Casas sobradadas. Dans l'espagnol moderne, il faudrait
traduire : maisons ayant des greniers. Il s'agit ici, je pense,
de galeries découvertes élevées qui, daus l'ancien langage,
s'i;,'ipellent également sobradûS.
5. Poiiales, portiques.
30S ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
bolle fontaine sous un dôme porté sur huit co/onw^s^
de pierre blanche, et le bassin de la fontaine est
d'une pierre blanche. Et le corps de l'église est
comme une grande salle ronde " ; et au-dessus un
dôme, Icijuel est très-élevé et porte sur des colonnes
de jaspe vert. Et en face, quand on entre, on a
devant soi trois chapelles, petites, dans lesquelles
il y a trois autels, desquels celui du milieu est le
principal, et les portes de la chapelle du milieu
sont couvertes d'argent doré. Et auxdites portes
il y a quatre colonnes de jaspe, petites, et dessus,
certaines bandes ou rubans '\ d'argent doré qui les
croisent et y font la croix, et sont garnies de toute
manière de pierreries. Et aux portes desdites cha-
pelles sont certaines cloisoiiH en drap de soie, a(in
que, lorsque le prêtre s'en va dire la messe, on ne
le voie point. Le ciel de ladite salle est très-riche et
ouvragé d'œuvre de mosaïque. Et dans le ciel en
haut on voit une ligure de Dieu le Père, et les pa-
rois de ladite chapelle sont ouvrées de même, jus-
que bien près du pavé, puis de là jusqu'au sol,
1. Marmoles, mot à mot, marbres. Marmol se prend aussi
pour pilier ou colonne de marbre. Colonne est le sens que ce
mot a le plus généralement.
2. Cuadra redonda. Grande salle de réception. Clavijo dési-
gne toujours ainsi lé grand espace vide, couvert d'une roupole,
au centre d'une église grecque. On verra qu'il ne faut paa
prendre cette épithète de ronde à la lettre.
3. Cinlu, ruban.
CONSTANTIN OPLE EN 1403. 309
ce sont dalles vertes de jaspe, et le pavé est de
dall(>s do jaspe de beaucoup de couleurs à toutes
manières d'enlrclacs, cl ladite chapelle est bordée
tout alentour de chaires de bois taillé, très-bien
ouvrées, et entre chacune il y a comme un brazero
de cuivre, avec de la cendre, où le monde crache,
alin qu'on ne crache pas sur le pavé. Aussi beau-
coup de lampes d'argent et de verre. El dans la-
dite église il y a beaucoup de reliques dont c'est
l'empereur qui a la clef. El ce jour leur fut montré le
bras gauche de saint .Jean-Baptiste, lequel est de-
puis l'épaule jusqu'à la main, et ce bras fut brûlé
cl n'y a rien d'entier hormis la peau et l'os; et les
jointures du coude el du poignet sont garnies d'or
avec des pierreries. En ladite église, il y avait
beaucoup d'autres reliques de Jésus-Christ, mais
les ambassadeurs ne les virent pas ce jour-là, pour
tant que l'empereur était allé à la chasse, laissant
les clefs à l'impératrice sa femme, laquelle, les don-
nant, oublia de donner quant et quant celles qui
ouvraient lesdites reliques. Mais ensuite, un autre
jour, elles leur furent montrées comme il sera dit
et raconté tout à l'heure. Et ladite église est mo-
naslère de moines religieux; ils ont un réfectoire
dai s une salle haute très-grande, el au milieu il y
a une table de marbre blanc de trente pas en lon-
gueur, et devant force sièges de bois, ensemble
310 ÉTUDES SUR LES AUTS AU MOYEN AGE.
vingt et un bancs * de pioire blanche, qui servent
comme de dressoirs pour mettre la vaisselle ou les
viandes; semblablement trois autres tables de pierre
aussi, mais plus petites. Dans l'intérieur du mo-
nastère, il y a force vergers, vignes et assez d'au-
tre:, choses qui ne se peuvent raconter en bref.
Puis, le môme jour, s'en allèrent voir dans une
autre église de Sainte-Marie, qui a nom Péribéli-
que ^ et à l'entrée de ladite église, se voit une cour
avec cyprès, noyers, ormeaux et beaucoup d'au-
tres arbres, et le corps de l'église, du côté du de-
hors, est tout imagé d'images etde figures de toutes
façons, riches et faicticement travaillées d'or, azur
et autres couleurs. Et d'abord, en entrant au corps
de l'église, à main gauche, il y avait force images
figurées, et, parmi, une image de sainte Marie, et
tout contre, d'un côté, une image d'empereur, et
de l'autre côté, une image d'impératrice, et, aux
pieds de l'image de sainte Marie, sont figurés trente
1. Poyos, bancs de pierre. Il s'agit ici d'espèces de ser-
vantes en pierre, probablement adaptées à la muraille, car
poyo n'indique pas un banc isolé. C'est, à proprement parler,
un banc à la porte delà maison.
2. Lisez Peribolique, c'est-à-dire Sainte-Marie-de-l'Enceinte
des remparts. Ou voit le sens de ce mot dans Procope. « Ces
églises, dit-il {De ced. I, chap. 3.) étaient placées en ce lieu
pour qu'elles fussent les gardiennes invincibles de l'enceinte
de la ville. Q-wç 5'ri àij.cpw dcxaxayojvis-Ta tpuXavcTTipwt tw T.içi:6o)M
Tr^<; xôXtiwç ïtev. » Les Grecs l'appelaient Sainte -Maiûe-de-la
Fontaine ; sv irrcch.
CONSTANTINOPLE EN 1403. 311
châteaux et villes avec les noms de chacun écrits en
grec. Et leur fut dit que Icsdites villes et châteaux
étaientdu domaine de ladite église, donnés à icelle
par un empereur qui l'avait dotée, lequel avait nom
Romain, et y est enterré. Et aux pieds de l'image
susdite sont appendus certains privilèges écrits sur
acier ' scellés de sceaux de cire et de plomh, et
dit-on que ce sont les privilèges que l'église avait
reçus desdites villes et châteaux. Au corps de l'église
il y a cinq autels. Or, le corps de l'église, c'est une
salle ronde, très-grande et haute, et porte sur des
piliers ' de jaspe ^ de beaucoup de couleurs. El le
pavé et les parois sont semblablement revêtus de
dalles de jaspe. Ladite salle est bordée tout autour
de trois nefs^^ qui s'y joignent, et le ciel couvre
tout ensemble, salle et nefs, et est ouvré fort ri-
chement de mosaïque. Et, dans un bout de l'église,
à main gauche, il y avait une grande sépulture de
pierre de jaspe rouge, où repose ledit empereur
Romain, et disait-on que jadis cette sépulture fut
1. En acero. Probablement il y a une faute dans le manu-
scrit. C'est, je suppose, en lettres d'or qu'il faut lire. Dans la
vieille orthographe espagnole, on trouve quelquefois aiiro poftr
oro- La méprise du copiste s'explique alors facilement.
2. Marmoles ici ne peut se prendre que pour des piliers.
3. Jaspe de muchas colores. Il paraît que notre auteur ap-
pelle jaspe non-seulement la pierre de ce nom, mais encore
tous Ici marbres de couleur, le granit, etc.
4. Naves.
312 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
couverte d'or avec force pierreries enchâssées, mais
que, lorsque les Latins gagnèrent Conslanlinople,
il y avait quatre-vingt-dix ans ', ils volèrent ladite
sépulture. Dans la même église, se voyait une au-
tre grande sépulture de pierre de jaspe et en icelle
un autre empereur enterré. Semblablement il y
avait l'autre bras du bienheureux saint Jean-Bap-
tiste, qui fut montré auxdits ambassadeurs. C'était
le bras droit, depuis le coude en bas, avec la main,
et paraissait frais et sain, et combien que l'on dise
que le corps du bienheureux saint Jean fut brûlé,
hormis le doigt de la main droite, dont il avait
montré le Sauveur en disant : Ecce agnus Dei, ce
nonobstant, tout le bras susdit était sain et entier
comme il semblait. Il était enchâssé dans des rtr^^i-
d'or déliées - et le ppucc manquait, et la raison
pourquoi, disent les moines, était telle : Dans la
ville d'Antioche, ce disaient-ils, au temps qu'il y
avait des idolâtres, soûlait exploiter un dragon, et
ceux de la ville avaient accoutumé de donner
chaque année une personne vivante à manger
audit dragon. Et jetaient les sorts, à celui à
qui tombait le sort, fallait qu'il fût mangé dudit
dragon, et ne le pouvait amender. Or, le sort tomba
1. C'est une erreur. Constantiuople fut prise par les Latins
en 1204.
2. Vergas. C'est un travail Je filigrane.
CONSTANTINOPLE EN 1 i03. 313
en ce temps à la liilo d'un prud'homme, lequel,
voyant qu'il ne puuvail l'aire aulrcnient quil ne
donnât sa fille au dragon , en eut grand dépit
au cœur, et, dans son cliagrin pour sa fille, s'en
vint à une église de moines chrétiens, qui demeu-
raient dans ladite cilé, et dit aux moines qu'il avait
ouï comment Dieu avait fait miracles par saint
Jean; que pourtant il croyait que ce fût vérité, et
voulait adorer son hras qu'ils avaient en garde. Et
lui demanda qu'en outre des miracles que Dieu
Notre-Seigneur avait faits par lui, il voulût l'aire
celui-ci, et lui accorder cette grâce que sa (il le ne
mourût pas de si malemort, comme d'être mangée
par icelle bete, et qu'il la délivrât de ce péril. Par
quoi les moines touchés de compassion lui montrè-
rent le bras susdit, et, se mettant à genoux pour l'a-
dorer, outré de douleur, pensant à sa bile, coupa
avec les dents le pouce du glorieux saint Jean, et
le détacha et l'emporta dans sa bouche sans être
vu des moines. Puis, quand vint le moment de
donner la pucelle au dragon, et que la bête ouvrait
la gueule pour la manger, alors il lui lança le
doigt du bienheureux saint Jean dans la gueule,
dont le dragon creva sur l'heure, ce qui fut un
grand miracle. Ce pourquoi cet homme se convertit
à la foi de Jésus-Christ,
De plus, leur fut montrée dans ladite église, une
18
314 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
petite croix, haute d'une palme, avec un pied d'or,
et aux extrémités des verges d'or; et au milieu un
petit crucifix : et était enchâssé dans un relief cou-
vert d'or, et se pouvait ôter et remettre dans ladite
croix, laquelle, disait-on, fut faite du même bois
auquel Notre-Seigneur Jésus-Christ fut attaché, et
était de couleur noirâtre, et fut faite quand la
bienheureuse sainte Hélène, mère de Constantin,
qui peupla la cité de Constantinople, y apporta la
vraie croix, laquelle tout entière y fut charriée de
Jérusalem, d'où on la fît chercher et déterrer. De
plus, leur fut montré le corps du bienheureux saint
Grégoire, qui était sain et entier. Et hors de l'église
il y avait un cloître d'œuvre très-belle avec beau-
coup de belles histoires. Et y avait-on figuré la
verge de Jessé; c'est le lignage dont fut issue la
Vierge sainte Marie. C'était œuvre de mosaïque
tant merveilleusement riche et artislement travail-
lée, que celui qui l'a vue n'en a pas vu d'autre si
merveilleuse. Dans ladite église y avait beaucoup
de moines qui montrèrent aux ambassadeurs les
choses susdites, ensemble un réfectoire Irès-lai c
et haut; ensemble, au milieu, une table de marbre
blanc si poli et artistement travaillé que rien plus;
et au bout du réfectoire, il y avait deux autres
petites tables de marbre blanc. Le ciel était tout
d'œuvre de mosaïque, et sur les parois on voyait
CONSTANTINOPLE EN 1403. 315
historiés en œuvre de mosaïque de beaux traits
de l'histoire sainte depuis que l'ange saint Gabriel
solua la Vierge sainte Marie, jusqu'à la naissance
de Jésus-Christ Notre-Seigncur, puis comme il
alla par le monde avec ses disciples, et toute la
suite de sa bienheureuse vie, jusqu'à ce qu'il fût
crucifié. Et dans ce réfectoire, il y avait quantité
de bancs de pierre blanche, séparés les uns des au-
tres, qui étaient faits pour poser la vaisselle et les
viandes. Finalement, dans ce monastère, il y avait
plusieurs maisons où demeuraient les moines, et
aux maisons ne manquait rien de leurs apparte-
nances, car il y avait jardins, eaux et vignes, en
sorte qu'il semblait que dans ce lieu on eût pu as-
seoir une grande ville.
Le même jour, leur fut montrée une autre église
qui s'appelle Saint-Jean ; c'est un monastère oii
demeurent beaucoup de moines religieux, qui ont
un supérieur parmi eux. Et la première porte ^ de
l'église est très-haute et très-richement ouvrée; et
après celte porte il y a une grande cour, et tout
de suite on entre au corps de l'église, lequel est
comme une salle ronde sans coins ^, très-haute, et
1. Il y a dans le texte par(e pour puerta. C'est une faute
évi fiente.
L. Tout à l'heure, il appelait ronde la salle de Saint-Jean-
de-la-Pierre. Celle-ci est ronde sans coins. Il veut dire sans
316 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
est bordée de trois graudos nefs (jui sont couvertes
d'un ciel, les nefs et la salle. 11 y a sept autels
dans l'église, f l le ciel de la salle et des nefs, en-
semble les païûls, sont d'œuvre de mosaïque trop
richement tiT.vaillée atout beaucoup d'histoires. El
la salle est soutenue par vingt-quatre piliers de
jaspe vert, et lesdites nefs ont une galerie élevée ^ ;
cette galerie donne sur le corps de l'église , et là
sont vingt-quatre autres piliers de jaspe vert. Et
le ciel et les parois sont d'œuvre de mosaïque, et
les çfakries hautes- des nefs donnent sur le corps
de l'église, et là, au lieu de balustrades, il y a de
petites colonnes de jaspe; et hors du corps de l'é-
glise, il y avait une chapelle merveilleusement belle
et ornée à tout œuvre de mosaïque, où se voyait
très-richement pourtraitée l'image de sainte Marie,
et bien semblait que ce fût en son honneur et révé-
rence que fût bâtie la chapelle susdite. De plus, il
y avait dans ladite église un réfectoire avec une
grande table de marbre blanc et sur les parois du
réfectoire virent historié en mosaïque le mystère du
jeudi de la Cène, comme Notre-Seigneur Jésus-
Christ était assis ^ à table avec ses disciples; et
doute que la première était un polygone qu'on peut inscrire dans
un cercle.
1. Sobrado.
2. Andamios, galeries élevées, échafauds.
3. Seiilado, assis, et non pas couché à la manière antique.
CONSTANTINOPLE EN 1403. 317
croyez que no manquaient audit monastrre aucu-
nes dépendances accoutumées, comme maisons,
fontaines, jardins et maintes autres choses.
Le lendemain leur fut montrée une place que
l'on nomme Hipodiame \ oîi l'on voulait faire
joutes et tournois, laquelle est fermée dé colonnes
en marbre blanc, si grosses qu'il faut trois hommes
pour les mesurer avec les bras, et hautes comme
deux lances d'armes, voire plus. Et ces colonnes
étaient dressées alentour en grande symétrie, au
nombre de trente-sept % et étaient posées sur
des bases blanches très-grandes , et au-dessus
étaient fermées par des arcs qui allaient de
l'une à l'autre, de manière qu'on pouvait aller
tout le long par en haut; et en haut il y avait des
galeries avec leurs balustrades * et leurs créneaux*
plantés de part et d'autre, et ce parapet fait au-
dessus des arcs était de hauteur à ce qu'un homme
1. Hippodrome. Il semble qu'à l'époque ou Clavijo éfiiit à
Constantinople, le souvenir des courses de chars fût perdu
pour les Grecs eux-mêmes. Au reste, son guide ordinaire était
un messer Hilario, Génois, marié à une tille naturelle de l'em-
pereur Manuel Paléologue.
2. Il est probable que le nombre aura été mal copié. Peut-
être faut-il lire 370.
3. Antepechos.
4. Almenas, créneaux. 11 désigne aussi des acrotères. Les
créneaux en Hlspagne, surtout ceux des murailles moresques,
sont souvent découpés et comme dentelés. Le mot almenn est
d'origine arabe.
18.
318 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
s'y appuyât de la poitrine, et t'tail fait de pierres
et marbres blancs taillés et découpés entre les ga-
leries. Et le tout avait été fait pour qu'en ces ga-
leries se tinssent les dames et damoiselles quand
elles regardaient les joutes et tournois qui se fai-
saient en celte place. Et en avant de cette bâtisse \
en lieu plan et uni, venait une rangée de piliers
plantés au droit l'un de l'autre; et, après vingt ou
trente pas, entre cette rangée de piliers, avait une
assise de pierres ^ portée sur quatre piliers de
marbre, et au-dessus une chaire ^ de marbre blanc
avec quatre bases alentour, et de ces bases mon-
taient jusqu'en haut quatre images de pierre
blanche, grandes chacune comme un homme; et
sur cette chaire et ce plancher se tenaient les em-
pereurs quand ils regardaient les joutes et tour-
nois *. Un peu en avant des piliers susdits, il y
avait deux bases de marbre très-grandes, l'une sur
l'autre, et chacune haute comme une lance d'armes,
voire plus; et dessus quatre dés de cuivre, sur les-
quels était dressée une pierre en manière de fu-
1. Clavijo veut parler de la Spina de l'hippodrome.
2. Asenfamiento. Entablement, sans doute.
3. Silla.
4. Voilà sans doute une des explications de messer Hilario.
Il est assez difficile de deviner ce qu'était cette chaire. Peut-
être y avait-il là autrefois une statue. On sait qu'on décorait
ainsi fréquemment la Spina.
CONSTANTINOPLE EN 1403. 310
soau *, aiguë vers le sommet, laquelle pouvait bien
être haute comme six lances d'armes, et ladite
jiierre était dressée sur ces dés sans y être scellée
ni fixée par chose aucune, si bien que c'était mer-
veille de voir une si grande pierre, si déliée et si
aiguë, comment on l'avait pu poser là, par quel
engin ou quelle force on l'avait pu dresser et fixer
si haut; car elle est si élevée, que, venant de la
mer, on la voit bien plus tôt que non pas la ville.
Or dit-on que cette pierre fut ainsi posée en mé-
moire d'un grand exploit qui fut fait au temps où
elle fut posée ; et sur les bases au-dessous était écrit
qui fit mettre là cette pierre et pour quel exploit.
L'ais, pour ce que l'écriture était en latin-grec % et
qu'il se faisait tard, lesdits ambassadeurs ne se
purent arrêter jusqu'à ce que vînt quelqu'un qui la
leur sût expliquer; seulement, leur fut dit que
c'était à l'occasion d'un trop grand exploit qu'elle
avait été là placée, et de là en avant se continuait
la rangée de piliers susdits, non point toutefois si
hauts que les premiers, et dessus avait-on taillé et
1. L'obélisque.
2. Latin-griego. Notre auteur ne désigne-t-il point par ce
terme bizarre le grec ancien, qui déjà était difficile à com-
prendre pour les habitants de Constantinople illettrés? Peut-
être encore faut-il lire ; en latin y en griego, en latin et en
grec; Tinscription est effectivement en ces deux langues. Elle
relate en vers très-prétentieux que l'oliélisque fut élevé sous
Théodose, par Proclus, en trente-deux jours.
320 ÉTUDES SUR LES AUTS AU MOYEN AGE.
peint les grands exploits qu'en ce temps faisaienl les
chevaliers et gentilshommes \ Et parmi ces piliers
il y avait trois figures de serpents de cuivre, ou
d'autres métaux ^, lesquelles étaient tordues en-
semble comme une corde, et, en haut, leurs têles
s'écartaient l'une de l'autre ouvrant la gueule. Et
l'on disait que ces images de serpents avaient été
là placées par un enchantement qui fut fait, car
dans la ville autrefois il y avait force serpents et
telles autres bêtes venimeuses qui tuaient les
hommes et les empoisonnaient ; et qu'un empereur
qui régnait alors les lit enchanter au moyen de ces
figures de serpents, ce pourquoi d'ores en avant
elles ne firent oncques mal à personne dans la ville.
Ladite place est fort grande et tout autour fetniée
de hauts degrés s'élevant les uns au-dessus des
autres et fort élevés, et furent faits pour que s'y
plaçât le menu peuple et vît le spectacle. Et sous
les degrés il y avait de grandes loges ^ avec des
portes donnant sur la place où s'armaient et se
1. Voyez dans Gyllius la description de ces bas-reliefs, dont
quelques-uns se rapportent aux travaux pour l'érection de l'o-
belisque, les autres aux courses du cirque. {De top. C. P.
page 375.)
2. Celte colonne aux serpents a été élevée par Constantin,
et, suivant Sozomène, ce serait le trépied consacré à Deiplios
par les villes grecques après la bataille de Platée (Gyll. £>e
top, O.P. 375).
3. Casas, maisons.
CONSTANTINOPLE EN 1403. 321
désarmaient les cheval iors es joutes et tournois \
Et le même jour allèrent voir l'église qu'on ap-
pelle Sancla-SopJiin. VJ Saucla-Sophia \àul autant,
on lanj^age grec, comme vraie sagesse, c'est le (ils
de Dieu ^, sous lequel vorahle fui ln\tie cette église,
et c'est la plus grande et la plus honorée et privi-
légiée de toutes quantcs il y a dans la ville. Et
dans cette église sont des chanoines qu'ils nomment
caloj/ers '\ qui la servent comme église cathédrale
et semhialilement y officie le patriarche des grecs
qu'ils nomment marpollit \ Et sur une place qui
se trouve au-devant de l'église sont neuf colonnes
de pierre blanche, les plus grandes et les plus
grosses qu'homme ait oncques vues, je pense; et
au-dessus voyait-on leurs haaes ^. Et nous fut dit
qu'au-dessus il y avait autrefois un grand palais
bâti, oîi soûlaient de réunir et tenir chapitre le
patriarche et ses chanoines. Et en la même place,
devant l'église, s'élevait une colonne de pierre ",
haute cà merveille ; et au-dessus y avait un cheval
1. Clavijo explique tout ce qu'il voit d'après les idées che-
valeresques de son temps.
2. V. Procope. De scd. T. I. <
3. Du grec y.a)vOYSGO<;. "
4. l'rohableiuent métropolitain, jit.too-oaîxt,.
5. Basas. C'est un mot mis à la place d'un autre. Clavijo ■ ',
partout la même faute. Il faut lire cfiap/fcles, chapiteaux.
fj. Elle était portée sur un soubassement de sept assises l'a
pierre formant escalier. (V. Procope, De xd. I, 2). La colon e
32 , ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
de cuivre, aussi haut et grand comme pourraient
cl ie quatre grands chevaux, et sur le cheval une
figure de chevalier armé *, aussi de cuivre, ayant
en la tête un fort grand panache, ressemblant
à une queue de paon ^ Et le cheval avait des
chaînes de fer qui lui traversaient le corps et s'at-
tachaient à la colonne, afin qu'il ne tombât ni ne
fût renversé par le vent. Or, ledit cheval est fort
l)i n fait, et on l'a figuré avec un pied de devant et
un pied de derrière levés, comme s'il voulait sau-
ter à bas ^; et le cavalier a le bras droit levé et
la main ouverte, et de la main gauche il tient les
rênes du cheval. Et il a dans la main une pelote *
ronde dorée. Or, le cheval et le chevalier sont si
grands, et la colonne si haute, que c'est chose trop
se composait de plusieurs tambours (où jxovou8)^i; (lèv toi)
assemblés avec art et reliés par des plaques et des cercles de
bronze. Peut-être était-elle entièrement revêtue de métal.
1. E<;Ta>aat 5è Aj^iVaelk; f, sixwv. La statue a l'air d'un Achille.
(Procope, ib.)
2. « Une aigrette jetant des éclairs, suivant Procope, un
astre d'automne. »
3- « Le cheval lève le pied gauche de devant comme pour en
frapper la terre et rassemble l'arrière-main, en sorte que ses
membres semblent prêts à se mettre en mouvement aussitôt
que ce sera leur tour d'agir. » (Procope.)
4. Pella. Il tient de la main gauche un globe, par quoi l'ar-
tiste a donné à entendre que tout le monde obéit à l'empereur.
Il ne porte ni lance ni épée, mais le globe est surmonté d'une
croix, car c'est à elle qu'il doit ses victoires. (Procope, ibid.) —
Coosultez aussi l'anonyme, De aniiquiiat. Const.)
CONSTANTl.NOl'I.E EN 1103. '23
merveilleuse ta voir. El colle merveilleuse figure en
haut de la colonne, on dit que c'est celle de l'em-
pereur Justinien, qui l'a fait faire, comme aussi
l'c^i^lise, lequel fit en son temps de grands et no-
tables exploits à rencontre des Turcs.
Et, à l'entrée de l'église, au-devant de la porte,
on voit un grand arceau porté sur quatre colonnes,
et dessous il y a une petite chapelle très-riche et
belle, et après la chapelle vient la porte de l'église,
laquelle est fort grande et haute, couverte de
cuivre ', et au delà une petite cour, et autour, des
galeries hautes. On trouve par après l'autre porte,
revêtue de cuivre comme la première, et de cette
porte on entre dans une nef fort vaste et élevée, qui
a un ciel de' bois ; et, à main gauche, il y a un
cloître très-grand et artistement fait, avec force
dalles et colonnes de jaspe, de couleurs infinies;
et, à main droite, sous ladite nef, couverte comme
il a été dit, après la seconde porte, vous arrivez au
corps de l'église, lequel a cinq portes hautes et
grandes, couvertes de cuivre, dont celle du milieu
est la plus haute et la plus grande; et, par ces
portes, vous entrez au corps de l'église. C'est
comme une salle ronde, la plus grande et la
haute, ensemble la plus riche et belle qu'i'
l.Cfr. V anony me Antiq.C. P. lib, IV,p.74. Suivar
les portes de Sainte-Sophie auraient été revêtues
324 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE-
je crois, au monde. Et ladite salle est au cenlre de
l'église , bordée alentour par trois nefs très-
grandes et larges, communiquant avec la salle sus-
dite, car il n'y a point de séparation marquée. Or,
la salle et les nefs ont des galeries hautes donnant
sur la salle, en sorte que, de là, on peut entendre la
messe et les offices. Or, ces dites galeries commu-
niquent par des escaliers les unes avec les autres,
et sont portées sur des colonnes de jaspe vert;
semblablement le ciel des nefs est porté par des co-
lonnes, et va linir à la grande salle; mais celui de
la salle, c'est un dôme, et s'élève bien plus haut
que le ciel des nefs. C'est un dôme arrondi très-
élevé, et croyez qu'il est besoin de bons yeux j)0ur
y voir lorsqu'on est en bas. La salle a en lon-
gueur iOo pas et en largeurï)3, et repose sur quatre
piliers très-grands et gros, revêtus de dalles de
jaspe decouleurs variées, etd'un pilieràl'autrevont
des arcs, montés sur douze colonnes de jaspe vert,
très-hautes et grandes, lesquelles soutiennent ladite
salle. Et de ces colonnes il y en avait quatre fort
grandes, deux au côté droit et deux à gauche, les-
quelles sont couvertes et colorées d'un enduit com-
posé de certaines poudres faiclicemertt composées,
et les appel le-t-on porfide V Quant au ciel de la
1. Clavijo a cru sans cloute que Je porphyre était composé
artificiellement, l^eut-étre s'ai;it-il d'un enduit de stuc.
CONSTAMINÛI'LE EN I 'i03. 323
salle, il est peint et imagé en œuvre de mosaïque fort
riche ; et, au milieu du ciel, au-dessus du maître-
aulel, se voit une image fort dévote de Dieu le Père,
iR's-grande et naturelle, pourtrailée en œuvre de
mosaïque de beaucoup de couleurs. Et si haute est
la voûte où se trouve ladite image, que d'en bas
elle ne parait pas plus grande qu'un homme, ou
bien peu davantage ; pourtant elle est si grande de
fait, que, d'un œil à l'autre, on dit qu'il y a trois
palmes ; et qui la regarde d'en bas, il la croit
haute ni plus ni moins comme un homme ; jugez
par là la grandissime hauteur dudit vaisseau. Et
sur le carreau d'icelle salle, il y avait comme une
chaire à prêcher, élevée sur quatre colonnes de
jaspe et semblablement revêtue de jaspe de beau-
coup de couleurs; et ladite chaire était couverte
d'un dôme reposant sur huit colonnes très-hautes,
de jaspe de couleurs variées. Et là on prêchait ; en-
semble y lisait-on l'Évangile les jours de fête. Et
toute ladite église est revêtue de jaspe, aussi bien
les parois comme le pavé; ce sont de grandes dalles
de jaspe de couleurs variées, artistement polies,
lesquelles sont ouvrées et disposées en lacs et com-
partiments bien agréables à voir. Et partie des ar-
ceaux qui soutiennent ladite salle est revêtue do
dalles de marbre blanc très-beau, où l'on a taillé
l<)rce figures, toutes variées et naturelles; et ladite
19
326 ÉTUDES SUR LES AlITS AU MOYEN AGE.
partie ouvi'L^e de la sorle est aussi haule qu'un
homme debout en pied sur le pavé. Et de là en
haut, c'est œuvre de mosaïque bien belle et riche.
Et les galeries des nefs de ladite église régnent
tout autour de ladite salle, sinon là où est le maître-
autel ; et croyez que c'est chose qu'il fait bon voir. Et
ces galeries ont biencnlargeurquatre-vingt-di\ pas,
plus ou moins, et en longueur, dans leur pourtour,
environ quatre cent dix pas. Et ces galeries et
tribunes hautes, avec leur ciel, sont ouvrées de mo-
saïques, bien et faicticement. Et dans une paroi de
l'une des susdites galeries, à main gauche en mon-
tant, on faisait voir une bien grande dalle blanche,
enchâssée en ladite paroi, au milieu d'un nombre
infini d'autres dalles, laquelle était de soi et par
nature pourtraite et imagée, sans aucun artifice
humain, non point sculptée ni peinte, et c'était la
très-sainte et bienheureuse Vierge sainte Marie avec
Notre-Seigneur Jésiis-Christ dans ses très-saints
bras; et, à côté, le très-glorieux précurseur saint
Jean-Baptiste. Et lesdites images, ainsi que je di-
sais, ne sont ni pc""?es ni dessinées en couleur au-
cune; aussi peu sont-elles taillées ou gravées, ains,
sont ainsi faites par elles-mêmes, la propre pierre
s'étant ainsi faite et formée avec ses veines propres
et ses marques, qui dessinaient naïvement et au na-
turel les imaiîes susdites. Et fut dit aux ambassa-
CONSTANTINOPLE KN 1403. 327
(leurs, que, quand ladite pierre fut tirée de la car-
rière et équarrie pour être posée en ce très-saint
lieu, on vit ces très-merveilleuses et très-bien-
heureuses images ; et, ayant vu un mystère et mi-
racle si grand, on mena ladite pierre dans ladite
église, comme en la plus grande de la ville. El
noterez que lesdites images semblaient comme si
elles fussent au milieu des vapeurs et nuées du ciel,
lorsqu'il est clair; ou bien comme s'il y eût eu de-
vant un voile bien délié, d'autant plus merveil-
leuses qu'on eût dit que ce fût chose spirituelle
que Dieu voulût ainsi montrer. Et au pied desdites
images il y avait un autel et une petite chapelle où
l'on disait la messe. Et, en outre, virent Icsdits
ambassadeurs dans ladite église un corps saint de
patriarche, lequel était en chair et en os.
De plus, leur fut montré le gril sur lequel le
bienheureu;^ saint Laurent fut rôti. Et dans ladite
église, il y a des citernes, souterrains et salles
basses, qui sont choses trop étranges et merveil-
leuses à voir; item beaucoup de bâtiments et
toutes manières de dépendances, mais la plupart
s'en va ruinant et perdant, joint à ce que près de
Téglise ce ne sont qu'édifices renversés ; et les
portes par où l'en entrait à l'église sont tombées
et bouchées, et on disait que le circuit de l'é
glise, je dis par le dehors, s'étendait bien pendan»
328 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
dix. milles '. El dans ladile église avait une cilerne
très-grande sous terre, laquelle contenait beaucoup
d'eau; si grande, que, disait-on, elle eût |)u tenir
cent galères "". Lesdils ambassadeurs virent tous
lesdits ouvrages, et d'autres encore, si nombreux,
qu'on ne pourrait les décrire ni les nombrer en
bref; tant est grand l'édifice et sa fabrique mer-
veilleuse , qu'on n'aurait pas fini de le voir en
bien du temps; et qui s'appliquerait à le voir
chaque jour, chaque jour il verrait des choses
neuves. Les toits de cette église sont couverts
en plomb , et ladite église est très-privilégiée,
mèmement que, si une personne, aussi bien un
Grec qu'un homme d'aucune autre nation que ce
soit, ayant commis un méfait, soit par vol, rapine
ou meurtre, s'il s'y réfugie, on ne l'en tirera
point.
Et le môme jour lesdits ambassadeurs allèrent
voir une autre église qui a nom Saint-George. Au-
1. Voir plus bas ce que dit Clavijo de l'enceinte de Constan-
tinople. Probablement il confond l'étendue de la juridiction
ecclésiastique de l'église avec son enceinte matérielle.
2. Decian que podrian estar en ella cie.n galeas. Est-ce
une hyperbole grecque, ou bien Clavijo a-t-il mal compris son
cicérone, qui lui disait peut-être qu'il y avait assez d'eau dans
la citerne pour approvisionner cent galères? S'agit-il de la
citerne nommée autrefois Baa'A'.xT, , la royale, aujourd'hui
Yerebatan-Seraï, qui, au rap|>ort du général Andréossi, s'é-
tendait jUs(£u'à Sainte-Sophie ?
CONSTANTINOPLE EN 1403. 329
devant de la première porte, il y a une grande cour
avec plusieurs jardins et maisons, et le corps de
l'église est au milieu de ces jardins; et devant la
porte de l'église, en dehors, il y a un bassin pour
baptiser, bien grand et beau, et au-dessus un dôme
porté sur huit colonnes de marbre blanc taillé à
toutes manières de figures; et le corps de l'église
est trcs-élevé et tout couvert de mosaïque, et l'on y
voit la représentation de Notre-Seigneur Jésus-
Christ quand il monta au ciel. Le pavé de ladite
église est aussi merveilleusement travaillé, étant
couvert de dalles de jjorphire et de jaspe de plu-
sieurs couleurs ; et y voit-on force entrelacs très-
délicats, comme aussi sur les parois. Et au milieu
du ciel de ladite église on voit figuré Dieu le Père,
en l'ace de l'entrée, en œuvre de mosaïque. En-
semble est figurée la vraie croix, que montre un
nnge, entre les nuages du ciel, aux apôtres, ce pen-
dant que descend sur eux le Saint-Esprit en figure
de fou, et le tout en œuvre de mosaïque merveil-
leusement travaillée. Il y a encore dans ladite
église une grande sépulture de jaspe, couverte
d'un drap de soie : c'est là qu'est enterrée une im-
pératrice; et, pour ce que la nuit approchait, les-
dits ambassadeurs durent remettre au lendemain
mercredi à retourner à Constantinople, ayant fait
appointement de se trouver à la porte qu'on nomme
330 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
Quinigo, là où devait se rendre ledit messire Ili-
laire, avec chevaux pour les porter, afin qu'ils
vissent le reste de la ville et des choses qu'elle ren-
ferme. Ce pourquoi lesdits ambassadeurs s'en re-
vinrent à Péra, où ils étaient logés, et les autres
susdits pareillement s'en furent à leurs maisons.
Le jeudi, premier jour de novembre, lesdits am-
bassadeurs passèrent à Constanlinople, et trouvè-
rent ledit messire Hilaire et autres seigneurs de la
maison de l'empereur, qui les attendaient à la porte
de Quinigo, et ils montèrent à cheval et allèrent
voir une église qui s'appelle Sainte-Marie-de-la-
Cherne ', laquelle église est dans la ville, près d'un
château détruit où logeaient autrefois les empe-
reurs, et fut détruit par un empereur, parce qu'il
y fut pris par son lils, comme vous sera conté tout
à l'heure. Or, ladite église de Sainte-Marie-de-la-
Gherne servait de chapelle aux empereurs ; et dans
le corps de l'église, il y avait trois nefs, et celle du
milieu était la plus grande et la principale, et la
plus haute; les deux autres, au contraire, étaient
assez basses, mais avaient des galeries qui don-
naient sur la grande nef. Toutes les trois d'ailleurs
étaient soutenues de la même manière, c'est à sa-
voir sur des colonnes de jaspe, et d'icelles les bases
1. Blacheroe. B>ia)C£pvai.
CONSTANTINOPLE EN 1403. 331
îiinsi que les chapiteaux élaienl taillés avec force
figures cl toutes manières d'ornements. Le ciel
flestlilos nefs et leurs parois jusqu'à la moitié de
leur hauteur, étaient de dalles de jaspe de cou-
leur, assemblées avec grand artifice, et formant des
entrelacs et des ornements magnifiques. Quant au
ciel de la grande nef, il était encore plus riche,
fait de bois avec de curieux caissons et assemblages,
et tout ce ciel, caissons et solives, dorés de fin or,
de sorte que, bien que l'église, en plusieurs de ses
parties, fiît mal en ordre et gâtée, ce nonobstant
les ouvrages de ce ciel et sa dorure étaient aussi
frais et brillants que si on eût achevé de les ouvrer;
et dans la grande nef il y avait un autel fort ri-
che et une chaire à prêcher riche également, et
qui dut coûter cher. Pour ce qui est de la toiture,
clic était couverte en plomb...
Le même jour, les ambassadeurs espagnols allè-
rent voir les reliques de l'église de Saint- Jean, que,
faute de clefs, ils n'avaient pu examiner lors de
leur première visite à cette église. Elles étaient ren-
fermées dans une espèce de tour. Suit la descrip-
tion des reliques. — Dans le même coffre d'ar-
gent était le vêtement do Jésus-Christ Notre-Sei-
gneur, lequel les chevaliers de Pilate jouèrent aux
dés, et était ployé el scellé de sceaux, crainte que
ceux qui viendraient le voir n'en dérobassent quel-
332 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
que pièce, ainsi que déjà il était arrivé. Une man-
che seulement était déployée et hors des sceaux, et
le vêtement était doublé de (limite rouge qui res-
semble à du cendal (gaze ou éloiïe très-claire), et
la manche était étroite et de celles qui s'agrafent,
et était fendue jusqu'au coude. Il y avait trois pe-
tits boutons faits comme avec du cordonnet, sem-
blables à des attaches de faucon *, et les boutons,
la manche et ce qui se pouvait voir du jupon sem-
blaient d'un rouge pâle comme rosat, et telle était
la couleur et nuance qui s'en approchait le plus, et
ne semblait pas tissue, ains ouvrée à l'aiguille -, et
les fils paraissaient comme tordus trois par trois et
très-serrés. Et quand les ambassadeurs allèrent voir
lesdites reliques, les gentilshommes etmanantsde la
ville qui lesurent,vinrent aussi lesvoir,ettouspleu-
raient h chaudes larmes et récitaient des oraisons.
Et le même jour allèrent visiter un monastère de
dames, appelé Omnipotens ^, dans l'église duquel
1. Piguelas. Probablement les nœuds ou grelots qui termi-
nent les lacets qui retiennent les faucons.
2. Je suppose qu'il veut dire que cette robe lui semblait
tricotée à la main et non tissue au métier, car il n'est pas pro-
bable qu'elle eut des coutures. « La robe était sans couture,
d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en bas. » (Saint Jean,
XIX, 23).
.3. Ce mot est également en latin dans le texte. Au nord de
!a quatrième colline de Constantinople. (V. Pocoke 's truvels,
t. III, 130.)
CONSTANTINOPLE EN 1103. 333
le*' fut montré un bloc de marbre taillé, de plu-
sieurs couleurs, qui avait neuf palmes de long, et
leur fut dit que sur icelle pierre avait été déposé
Notre-Seigneur quand on le descendit de la croix ;
et sur icelle pierre étaient les larmes des trois
Maries et de saint Jean, qui pleurèrent quand
Notre-Seigneur Jésus-Christ fut descendu de la
croix. Or, lesdites larmes semblaient proprement
que fussent gelées, comme si en effet se fussent
alors solidifiées par le froid.
Il y a encore dans ladite ville de Constantinople
une église très-dévote qu'on nomme Sainte-Marie
de la Dessetria *. Elle est petite, et y demeurent des
chanoines religieux qui ne mangent point de viande
ni ne boivent de vin. Pareillement s'abstiennent
d'huile, graisse, et de tels poissons qui ont du
sang. Le corps de leur église est orné de belles mo-
saïques, et dans icelle se voit une image pourtraite
de sainte Marie, sur un marbre, laquelle, ce dit-
on, fut faite, tirée et pourtraite de la propre main
du très-glorieux etbienheureuxsaintLuc; et a fait et
fait encore miracles tous les jours; et les Grecs ont
en icelle grande dévotion et lui font grandes fêtes.
Ladite image est peinte sur une table carrée, large
de six palmes et longue d'autant, et pose sur deux
1. Aeuxeocix ? Procou. De adif., I, 1.
19.
334 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
pieds, et ladite table est recouverte d'argent où
sont enchâssés force éméraudes, saphirs, turquoi-
ses, perles et autres pierreries. Et on la met dans
un coffre de fer, et tous les mardis on lui fait une
grande fête, ce pourquoi se réunissent grand nom-
bre de religieux dévots et toutes manières de gens ;
ensemble, nombre de prêtres d'autres églises. Et
sur le point de dire les heures, on tire cette image
de l'église et on la porte sur une place voisine; et
est si lourde qu'il faut pour la tirer dehors trois ou
quatre hommes avec courroies et crochets ; et quand,
à force de bras, ils l'ont tirée au milieu de la place,
un chœur dit ses oraisons avec grands soupirs, gé-
missements et larmes. Étant en la place, vient un
vieillard qui dit ses oraisons devant ladite image,
puis tout seul il la prend très-souplement comme
si elle ne pesait rien, et la porte en la processio:i
et la remet tout seul en l'église. Et c'est merveille
qu'un homme seul lève un si grand poids comme
est celui de ladite image, et dit-on que nul autre
homme ne la pourrait soulever , fors celui-là,
parce qu'il descend d'une lignée oîi Dieu permet
qu'on la soulève. Et, en certaines fêtes de l'année,
ils portent ladite image en l'église de Sainte-Sophie
avec grande pompe, pour la grande dévotion que
les gens mettent en icellc.
Dans ladite ville, il y a une citerne bien belle à
GONSTANTINOPLE EN 1103. 335
voir. On l'appollc la citerne de Mahomet ', laquelle
a des voûtes de mortier, et elle est portée par des
colonnes. Et on compte en icelle jusqu'à seize nefs,
et son ciel pose sur quatre cent soixante-dix co-
lonnes de marbre fort grosses, et en ce lieu se con-
serve beaucoup d'eau et il yen aurait en suffisance
[tour beaucoup de gens.
La ville de Gonstantinople est fermée d'une mu-
raille haute et forte et de tours grandes et fortes,
et sa forme est en manière de triangle. Et d'un an-
gle à l'autre il y a six milles, ainsi le tour de toute
la ville mesure dix-huit milles, ce sont six lieues.
Or, deux côtés du triangle regardent la mer et l'au-
tre côté la terre, et à un bout de l'angle que la mer
n'environne pas, sur une hauteur, sont les palais
de l'empereur. Et combien que la ville soit grande
et de grande contenance, ce néanmoins est mal pou-
plée, car au milieu on voit des collines et des val-
lées où il y a des jardins et des terres à blé. Et
parmi oos jardins sont des maisons comme celles
1. Procop. De œdif., I, 11.
On peut expliquer ce nom en supposant que la personne qui
possédait le manuscrit de Clavijo aurait écrit à la marge l'ap-
pellalion moderne de cette citerne, et que cette note aurait
cto intercalée dans le texte lors de l'impression. S'il s'agit de
la citerne nommée M'i7.oÇ£VT,, ou Bin-Bir-dirok, elle aurait
contenu, suivant le général Andréossi, l,2.'n,909 pieds cubes
d'eau.
336 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
des faubourgs, et cela au milieu de la ville. En ou-
tre, il y a dans Gonstanlinople de grands édifices,
maisons, monastères, églises, desquels la plupart
sont tombés et ruinés ; mais il paraît manifesle-
racnt que, lorsque cette ville était en sa jeunesse ',
ce dut être une des plus notables du monde. Et
dit-on qu'aujourd'hui il y a bien encore trois cents
églises tant grandes que petites. Au dedans de la
ville il y a des puits et fontaines d'eau douce : no-
tamment, sous l'église qu'on Si^^eWe Saint- Apôtre, il
y a une partie d'un pont qui venait d'une vallée à
une autre entre lesdits jardins et maisons, et par
ledit pont venait autrefois l'eau avec quoi l'on
arrosait ces jardins, aussi un chemin qui menait à
l'une des portes de la ville, de celles qui condui-
sent en voiture à Péra. Au milieu de la rue oii se
tiennent les changeurs, il y a des ceps à demi en-
foncés dans le sol, lesquels ceps sont pour ceux qui
encourent quelque châtiment de prison ou trans-
gressent quelque mandement ou ordonnance de la
cité, comme ceux qui vendent de la viande ou du
pain à faux poids. Telles gens met-on aux ceps en ce
lieu, et on les y laisse de jour et de nuit, à la pluie
et au vent, sans que personne s'en ose approcher.
Et Constantinople est sur le bord de la mer comme
1. En su juvcntud, expression originale de Clavijo traduite
littéralement.
CONSTANTINOPLE EN 1403. 337
je VOUS ai dit. Deux parts de la ville touchent à
la mer, et en face est la ville de Péra, et entre les
deux villes est le port. Et Constantinople est ainsi
comme Séville, et la ville de Péra comme Triana,
et le port et les vaisseaux sont au milieu. Et les
Grecs n'appellent point Constantinople comme nous
l'appelons, ains la nomment Escomboli *. » ,
«84t.
1. Mot corrompu, comme le Stamboul des Turcs, du grec
Itç TT.v no>»tv. Is tim Bolin, à la ville, c'est-à-dire à. Constan-
tinople. Les Grecs appellent encore Constantinople r\ noAtî,
la ville par excellence.
\
LE RETABLE DE BALE
M. le ministre d'État vint d'acqn(^rir pour le
musée des Thermes et de l'hôtel de Cluny un des
monuments les plus rares et les plus curieux qu'ait
produits l'orfèvrerie du moyen âge : c'est le fa-
meux retable d'or donné à la cathédrale de Bàle
pai- Flenri IL empereur d'Allemagne. On sait quf
les oltjets d'art exécutés en métaux précieux par-
viennent difficilement à la postérité. Le prix de la
matière qui s'ajoute au mérite du travail et de
l'antique origine, dégoûte la plupart des amateurs,
et la facilité de réaliser sur-le-champ une somme
considérable, en transformant l'objet d'art en un
lingot, est une grande tentation à chaque crise
commerciale et politiijue. Aussi est-ce par une es-
pèce de miracle qu'un bas-relief en or, haut de
340 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
I mètre, large de 178 cenlimèlres, est parvenu,
du M^ siècle en 1854, dans l'asile sûr d'un musée
français.
Lorsque la Réforme triomphe à Bâle, au com-
mencement du xv!** siècle, quelques zélés protes-
tants voulaient convertir en bons ducats les images
des saints papistes offertes par le pieux empereur.
Heureusement, le retable était considéré dans la
ville comme une sorte de palladium, et, au lieu
de le condamner à la fournaise, on se contenta de
l'enfermer dans un des souterrains de la cathé-
drale, appropriée au culte nouveau. En vain l'é-
vêque catholique dépossédé le réclama de ses
ouailles rebelles; en vain offrit-il, pour qu'il lui
fût rendu, de renoncer à une somme très-forte que lui
devaient les Bàlois. Le retable fut gardé sous terre
et sous triple clef pendant près de trois siècles.
II fallut une révolution pour qu'il vît la lumière.
En 1824, la guerre civile éclata dans le canton de
Bâle. La ville et la campagne, l'aristocratie bour-
geoise et la démocratie rurale en vinrent aux
mains. Les bourgeois n'eurent pas l'avantage et
n'obtinrent la paix qu'en consentant à la division
du canton en deux souveraintés distinctes : Bàle-
ville et Bâle-campagne. Mais les insurgés ne se
contentèrent pas d'obtenir l'égalité des droits poli-
tiques, ils exigèrent, en outre, la moitié du trésor
LE RETABLE DE BALE 341
cantonal. Dans ce traité de paix, le retable courut
grand risque d'être coupé en deux ; pourtant, il
tomba tout entier en partage à Bàle-campagne.
Or, les bommes d'État de Licstall, excellents ar-
quebusiers, étaient d'assez mauvais arcbéologues,
et, sans le moindre souci pour la mémoire de
Henri II, ils n'eurent rien de plus pressé que de
vendre à l'encan le bas-relief d'or qui venait de
tomber entre leurs mains. M. le colonel Tbeubet,
de Bàle, l'acheta alors et le porta à Paris, où il
offrit de le céder au gouvernement; mais, quoi qu'en
pussent dire les antiquaires et les artistes, une si
grande lame d'or effraya l'administration du Mu-
sée. Le retable fui promené dans la plupart des ca-
pitales de l'Europe. Partout il excitait l'admira-
tion, mais il ne trouvait pas d'acheteur, du moins
d'acheteur au gré du propriétaire. Le colonel Tbeu-
bet, qui a servi sous le drapeau français, s'était
fait un point d'honneur de ne le céder qu'à une de
nos collections nationales. Pour réaliser son vœu,
il lui a fallu trente années de patience. Récemment
encore, il venait de refuser des offres très-avanta-
geuses du musée royal de Berlin, lorsque M. le mi-
niolre d'État, qui avait examiné lui-même le re-
table et qui en appréciait toute l'importance, réso-
lut d'en enrichir notre musée du moyen âge. Il
chargea ia commission des monuments historiques,
342 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
instituée auprès de son département, d'en faire l'es-
timation, et aussitôt le colonel Theubet, avec le
plus noble désintéressement, s'empressa de déclarer
qu'il s'en rapporterait entièrement à cette évalua-
tion. Une affaire traitée si rondement a été vite ter-
minée. Aujourd'hui, le retable est devenu une pro-
priété nationale et est inscrit au catalogue du mu-
sée deCluny.
M. le colonel Theubet, qui, dans cette négociation,
ne s'était préoccupé que de la destination à donner
au retable, a voulu que son nom fût conservé sur
le même catalogue, non-seulement comme vendeur,
mais aussi comme donateur. Plusieurs objets cu-
rieux de l'art et de l'industrie du moyen âge
viennent d'être donnés par lui au musée de Cluny.
Citons d'abord une belle rose d'or, présent d'un
pape à la cathédrale de Bâle, et qui a partagé les
vicissitudes du retable. La fleur, d'un travail re-
marquable du xv^ siècle, est portée sur un pied
de vermeil beaucoup plus ancien, qui paraît re-
monter au XII®, et qui, vraisemblablement, a servi
de piédestal à une croix d'autel. Vient ensuite un
grand tapis brodé d'or et de soie, aux armes des
treize cantons suisses, de la fin du xvii® siècle. Enfin,
un bonnet de toile, orné ùe guipures, n'est pas le
moins curieux des présents offerts par le colonel.
Ce bonnet a servi h Charles-Quint. La finesse du
LE RETABLE DE BALE 343
travail, l'aigle impériale brodée à l'aiguille, le goût
des ornements confirment celte illustre origine, at-
testée d'ailleurs par une inscription d'une écriture
du XVI» siècle, collée dans la boîte qui renferme le
bonnet. La voici : Gorro q^ pertenecio a Carlos
Quinto emperad^. Guardalo, Hijo mio, es memoria de
Jiilian de Garnica. C'est-à-dire : « Bonnet qui a
appartenu à l'empereur Charles-Quint, Garde-le,
mon fils, c'est un souvenir de Juan de Garnica. »
Je trouve dans l'excellent travail de M. Mignet sur
Antonio Ferez, un Garnica, trésorier de Philippe II
en lo7C; mais quelle fut la personne à qui ce fi-
nancier légua le bonnet, c'est ce que je regrette
fort de ne pouvoir dire. Quant au bonnet, je dois
avouer qu'il a la forme d'un bonnet de coton; mais
il est en toile très-fine, et probablement a dii être
porté sous une barrette, selon l'usage du temps.
Dans un beau portrait du Titien qu'on voit au
musée de Madrid, l'empereur est représenté coiffé
ù'une espèce de serre-tête dont le bord blanc pa-
raît sous son casque. C'est peut-être le bonnet de
Garnica.
Ce bonnet, qui a préservé des rhumes une si
forte tête, et les cadeaux du colonel Theubet m'ont
entraîné bien loin du retable de Henri II, dont je
voudrais donner une courte description. J'ai dii
que c'est un bas-relief d'or; il est exécuté au r>
344 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
poussé, c'est-à-dire que les lames d'or ont été tra-
vaillées au marteau sur des moules, puis retouchées
au burin. Les lames d'or, dont l'épaisseur varie
selon la hauteur des reliefs, sont appliquées sur
une table de bois de cèdre, et les reliefs sont rem-
plis à l'intérieur avec une matière dure, probable-
ment de la résine.
Cinq figures en pied d'environ 50 centimètres de
hauteur sont disposées sous une arcature en plein
cintre fort ornée, qui repose sur des colonnettes.
Ce sont : le Christ au centre, un peu plus grand que
les autres; à sa droite, l'ange saint Michel, puis
saint Benoît; à sa gauche, les anges Gabriel et
Raphaël.
Le Christ élève la main droite pour bénir, et de
l'autre tient un globe sur lequel on voit son mono-
gramme entre les deux lettres mystiques alpha et
oméga. A ses pieds, prosternés dans une attitude
d'adoration, paraissent deux petits nains, qui sont
pourtant hautes et puissantes personnes l'empe-
reur Henri II et sa femme Cunégonde. Sur l'archi-
volte de l'arcade sous laquelle est le Christ, on lit
cette inscription :
REX REGVM ET DN-S DOMINÂNTIV.
Les anges sont représentés avec des ailes éployées
et }e costume consacré joar la tradition des robes
LE RETABLE DE BALE 345
talaires et des manteaux. Gabriel et Raphaël tien-
nent une espèce de sceptre; saint Michel un globe
crucifère, ou peut-être une hostie. Il porte en outre
une lance qui rappelle son combat contre le démon.
Saint Benoit, en costume d'abbé, la crosse dans la
main droite, tient de la gauche un livre fermé,
peut-être la règle de l'ordre qu'il fonda. Toutes ces
ligures ont la tête entourée d'un nimbe couvert
d'ornements délicieux et incrusté de cabochons.
Entre les arcades, des médaillons présentent la
personnification des quatre vertus théologales, la
Prudence, la Justice^ la Tempérance, la Force. La
corniche au-dessus de l'arcature et le soubassement
du bas-relief, très en saillie sur le fond des arcades,
sont couverts d'arabesques et de rinceaux finement
exécutés et d'une variété de motifs qui défie toute
description.
Au premier examen de ce bas-relief, on est frap-
pé d'une certaine élévation de style qui le distingue
tout d'abord de nos sculptures du xi^ siècle. La
correction remarquable du dessin, l'élégance des
attitudes, l'heureux agencement des draperies, dé-
notent une école où se gardait encore un souvenir
très-vif des grands modèles de la statuaire antique.
Les figures de cette composition rappellent un peu
les peintures des catacombes de Rome, mais on sent
dans l'exécution une certaine recherche et un com-
S46 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE-
mencement de manière, indices d'un art qui clier-
chc à se dégager des traditions de l'antiquité.
L'artiste s'est complu dans les menus détails, mais
il n'en abuse pas encore, comme on le fit bientôt
après. Il est impossible d'admettre que ce bas-re-
lief, placé dans la cathédrale de Bâle au commen-
cement du xi° siècle, soit l'œuvre de quelque ima-
gier du Nord. Je doute fort qu'cà cette époque il
existât en Italie des artistes en état d'exécuter un
semblable travail, et je pense qu'on ne peut l'at-
tribuer qu'à un sculpteur de Constantinople ou du
moins à un Grec possédant les traditions de l'école
byzantine, florissante alors et particulièrement cé-
lèbre pour la toreutique. C'est à Constantinople
que les Vénitiens firent fabriquer la Palla d'oro
de Saint-Marc à peu près dans le même temps, et
cette circonstance est une présomption nouvelle en
faveur de l'hypothèse que je propose.
Henri II mourut en 1024. Des documents histo-
riques conservés à Bûle établissent, dit-on, que le
retable fut donné à la cathédrale dès avant sa coi -
sécration, laquelle eut lieu en 1019. D'un autre
côté, selon une tradition fort respectable, l'empe-
reur aurait envoyé ce présent à la cathédrale do
Bfile, en reconnaissance de sa guérison miraculeusg
obtenue par l'intercession de saint Benoît. L'ano-
nyme, auteur de la vie de saint Henri, racoL 0
Le retahle de dale 347
que ce prince, tourmenté de la pierre, se rendit au
Mont-Cassin, et ([iic, là, il eut une vision pendant
son sommeil. Il lui sembla que saint Benoit, lon-
dulcur du monastère, s'approchait de lui, tenant
un couteau de chirurgien. Le saint lit une incision, re-
tira la pierre, la mit dans la main de l'empereur,
[)uis referma la plaie, dont toute cicatrice disparut
aussitôt. On peut lire dans les Bollandistes la dis-
cussion de ce miracle; je me bornerai, en passant,
à faire observer à MM. les chirurgiens que l'opé-
ration de la pierre par le grand appareil doit être
plus ancienne que frère Côme, puisqu'un auteur
du xu^ ou xiii^ siècle y fait allusion. D'ailleurs, on
voit que cette tradition ne s'accorde pas avec la
date de 1019,'attribuée au retable, car le voyage
de Henri II au Mont-Cassin ne peut être antérieur
à l'année 1022. Quoi qu'il en soit, la dévotion par-
ticulière et la reconnaissance de l'empereur pour
saint Benoît sont attestées par le bas-relief même,
où le saint occupe une place si importante. Une
inscription dont il me reste à parler va nous en
fournir une autre preuve.
Elle est gravée sur deux bandes, l'une au-dessus
de l'arcature, l'autre sur le soubassement, et forme
deux vers léonins qui me paraissent réunir les con-
ditions de la belle poésie au xi^ siècle : je veux
dire la bizarrerie et l'obscurité. C'est un mélange
3W ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
(le latin, de grec et d'hébreu, tel qu'un bénédictin
pouvait seul en composer alors :
QVIS SIGVT HEL MEDICVS FORTIS SOTER BENEDICTVS
PROSPICE TERRIGENAS CLEMENS MEDIATOR VSIAS.
Hel est le nom du Seigneur en hébreu. Soter et
nsias, pour ouata;, sont des mots grecs, et la trans-
cription du dernier en lettres romaines est un ar-
gument, après bien d'autres, en faveur de la pro-
nonciation italienne de Vu latin.
Comme il n'y a aucune ponctuation, le sens du
premier vers est douteux. Si l'on met un point d'in-
terrogation après benedictus, on peut traduire :
« Quel médecin est, à l'égal de Dieu, puissant, sau-
veur, béni? » (Je rends fortis par puissant. Si l'on
se rappelle l'opération exécutée au Mont-Cassin,
peut-être vaudra-t-il mieux dire hardi. ) Que si l'on
place le point d'interrogation après soter, un tout
autre sens se présente, pas trop canonique peut-être :
» Quel médecin fait des miracles comme le Sei-
gneur? » — Réponse : « Benoît. » Le second vers
s'adresse au Christ, ou peut-être encore à saint
Benoît, car je ne sais trop si l'épi thète de mediator
convient au Christ : « Regarde, médiateur clément,
les êtres ( ou les biens ) terrestres. » Ce qui me
semble plus probable, c'est que ces beaux vers n'ont
pas été faits pour être compris. Le Doëtc, que
LE RETABLE DE BALE. 3i9
j'ai supposé bénédictin, a peut-être eu peur d'éle-
ver trop haut son patron, et s'est tenu à dessein dans
les nuages. Enfin, si l'on considère les difficultés
d j vers léonin, peut-être n'a-t-il pas trop su lui-
même ce qu'il voulait dire, et il ne serait pas le
premier poëte à qui cela serait arrivé.
Plusieurs églises ont eu autrefois des retables
d'or. Aujourd'hui, il n'y a plus que Saint-Marc de
Venise et la cathédrale de Milan qui en possèdent.
La Palla d'oro de Saint-Marc fut commandée à Con-
stant inople en 976; mais, selon Sansovino (Venetia),
ne fui apportée à Venise qu'en 1102. Le retable
de Milan date du ix^ siècle et fut offert, dit-on, par
un évêque, en expiation d'un outrage irréfléchi fait
aux reliques de saint Ambroise. Il aurait eu l'in-
discrétion de détacher une dent du saint chef pour
la faire monter en bague. La dent étant retournée
d'elle-même dans son alvéole, le prélat reconnut sa
faute et se mit à l'amende. EnFrance, la cathédrale
de Sens a eu son retable d'or, qu'elle garda jusqu'en
17G0. On en attribuait l'exécution à saint Éloi ;
mais il était en réalité de la fin du x^ siècle.
M. du Sommerard en adonné une description et un
dessin dans son grand ouvrage, les Arts an moyeu
âge. Louis XV, pressé d'argent, fit, en 1760, un em-
prunt forcé à toutes les églises du royaume, et, bien
que le chapitre de Sens fût riche, il envoya son re-
20
350 ÉTUDES SUR Î.ES AlVr? AU MOYEN AGE.
table ù la Monnaie pour ic clianger contre des
louis d'or. Pareil vandalisme n'est plus à craindre
aujourd'hui, et la table d'or d'Henri II n'a plus
qu'un danger à craindre : c'est que les arrivages
de la Californie et de l'Australie ne lui ôtent un de
ces jours le mérite de sa valeur métallique.
iS54.
VI
ALBUM DE VÏLL.VRl) DE HONNECOURT^
Il pxi?fpi\ la Bibliothèque impériale un manuscrit
ruiieux provenant do l'abbaye de Saint-Germain-
des-Piés : c'est, comme il semble, un cahier de cro-
quis et de notes recueillis par un architecte du
moyen âge. Willemin et A. Potier, éditeurs des Mo-
numents français, qui ont consulté ce manuscrit et
lui ont fait quelques emprunts, ne paraissent pas
on avoircompris toute l'importance; etM. Quicherat
est vraiment le premier qui l'ait signalé à. l'atten-
tion des archéologues et des artistes en le prenant
pour l'objet d'une étude spéciale. C'était un jeu
pour le savant professeur de l'École des chartes
1. Manuscrit publié en fac-similé , annoté, etc., par
J.-B.-A, Lassus et Alfred Darcel. Paris, imprimerie impé-
ri ule, 1858.
352 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
que de lire une écriture du xiu" siècle, n'v^ulière
et nette, quoique hardie ; mais ce qui olïraitdos dif-
ficultés considérables, c'était de trouver le vrai sens
de notes désespérantes par leur concision, écrites
dans le dialecte picard, et hérissées de termes tech-
niques, inconnus à tous les glossaires. On pen-
sera peut-être que les dessins sont d'un grand se-
cours pour l'intelligence du texte ; malheureuse-
ment, il y en a beaucoup qui auraient eux-mêmes
besoin d'une traduction, et quelquefois on ne sait
trop si l'en a sous les yeux une élévation, un plan
ou unevue perspective. Pour la plupart, ils ont été
tracés par l'auteur, non comme une représentation
graphique, mais comme une sorte de notation mné-
monique à son usage particulier. Quelques obs-
tacles qu'offrît ce grimoire, M. Quicherat les a sur-
montés avec une grande sagacité, et, après sa lu-
mineuse analyse du manuscrit de Saint-Germain-
des-Prés, publiée dans la Revue archéologique de
1849, la tâche de l'érudit semblait terminée. Il ap-
partenait à un artiste de compléter les explications
de l'archéologue et de les confirmer par l'autorité
de son expérience pratique. Tel est le travail qu'a-
vait entrepris M. Lassus et qu'il venait de termi-
ner lorsque la mort l'a surpris, jeune encore, au
milieu de la carrière brillante qu'il s'était ouverte.
Peu d'architectes réunissaient comme lui la prati-
ALBUM DE VILLARD DE HONNECOURT. 353
que de l'art de bâtir à des études approfondies sur
le système des constructions civiles et religieuses
du moyen âge. M. Lassus professait en outre une
admiration passionnée pour l'architecture du xiii°
siècle, et l'album d'un maître de cette époque lui
semblait une sainte relique qu'il était heureux de
remettre en honneur. Rien n'a été négligé par
lui pour que la publication de ce manuscrit dé-
dommageât d'un long oubli la mémoire de Villard
de llonnecourt. Des/ac-smi/e d'une exactitude admi-
rable, une interprétation développée, un commen-
taire perpétuel accompagné de dessins explicatifs
vont faire jouir le public d'un trésor trop long-
temps ignoré et seulement accessible aux visiteurs
de la Bibliothèque impériale.
M. Darcel a recueilli les notes de M. Lassus, les
a coordonnées et y a joint souvent d'utiles obser-
vations, fruit de ses études personnelles sur les
monuments de notre pays.
Les artistes du moyen âge étaient modestes, et
rarement ils ont pris quelque soin pour conserver
leurs noms à la postérité. Je ne crois pas que Jean
de Chelles ait composé lui-même les mauvais vers
latins, sculptés sur le portail méridional de Notre-
Dame, où on l'appelle Magister lohannes kallenm
laîhomus; plus probablement, ils sont de la façon de
quelque chanoine, son ami ou son protecteur. L'au-
20.
334 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
teur de l'album, pourtant, nous a lui-même rùvéié
son nom, et, dans l'espèce de prologue où il se
fait connaître, il me semble voir la noble lierlô
d'un bomnie qui a la conscience d'avoir fait une
œuvre utile.
« Wilars de Honecort vous salve, et si proie à
tos ceus qui de ces engiens ouvarronl ftravaille-
ront) con trovera en cest livre, qu'il proient por
s'arme et qu'il lor soviengne de lui, car en cest
livre peut on trovcr grant consel de le grant force
de maconcrie et des engiens de carpenterie ; et si
troveres le force de le portraiture, les trais insi
corne li ars de iometrie (géométrie) lecommand et
cnsaigne.»
Cette naïve préface, qui peut donner une idée
de la langue et du style de l'auteur, me fait sup-
poser qu'il avait réuni ses notes et ses croquis
pour l'instruction de ses élèves et qu'il voulait les
laire servir à son enseignement. En effet, la l)riè-
veté de la plupart des légendes explicatives aurai't
rendu le livre presque inutile, à moins d'un com-
mentaire oral développé, et ce commentaire a pu
se conserver assez longtemps dans une école par-
ticulière.
Mais quel était ce Villard, ou plutôt Guillard,
pour donner à ce nom gothique la forme moderne?
C'est ce que MM. Quiclicrat cl Lassus vont nous
ALBUM DE VILLAR* DE HONNECOUKT. 35o
apprendre en tirant de son manuscrit même des
inductions aussi ingénieuses que solidement éta-
blies. Grâce à leurs patientes recherches, nous
pouvons connaître en gros sa biographie. Selon
l'usage de son temps, il tirait son surnom du lieu
de sa naissance, Honnecourt, village du Caïubrésis.
Il voyagea en France, en Suisse et jusqu'en Hongrie,
visitant les églises et les châteaux, s'informant des
procédés de construction, colligeant des recettes de
tout genre, dessinant des statues, des bas-reliefs,
parfois même faisant des croquis d'après nature.
C'était un observateur dans le genre de Léonard de
Vinci, toujours préoccupé de son art et l'étudiant
sans cesse la plume ou le crayon à la main. Quant
à l'époque où il vivait, il suffirait de jeter les
yeux sur son écriture pour y reconnaître la
main d'un clerc du xiii^ siècle ; mais, en relevant les
dates historiquement connues des monuments ob-
servés par Villard et dessinés par lui lorsqu'ils
étaient en cours de construction, MM. Quicherat
et Lassus sont parvenus à préciser encore plus
exactement l'époque des travaux et des voyages de
l'architecte picard. Il florissait dans la première
moitié du xiii° siècle : « Il assista, dit M. Lassus,
à la transformation de l'art roman et contribua
pour sa part au développement du style gothique.»
I! V contribua non point seulement par des conseils,
3^i) ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
mais, ce qui vaut toujours mieux, par des exem-
ples. Le chœur de la cathédrale de Camhrai fut
son ouvrage. En Hongrie, il bâtit une grande
église à Strigonie, d'où l'on peut inférer que sa
réputation devait être bien établie en France, pour
que des étrangers lui confiassent des travaux
importants. L'église de Strigonie est détruite, mais
elle a laissé des souvenirs qui durent encore. On
sait que toute construction remarquable ne man-
que jamais de produire des imitations dans un
cercle plus ou moins étendu. L'architecture im-
portée par le maître de Cambrai eut son école, et,
encore aujourd'hui, le voyageur observe avec éton-
nement en Hongrie quelques églises d'un caractère
tout français et qui semblent l'œuvre d'une colonie
oubliée. Quanta la cathédrale de Cambrai, on en
peut dire : Etiamperiere ruinœ. Un plan en relief
était le seul souvenir qui se fût conservé, et ce
plan, enlevé par les Prussiens en 1815, est dans
un musée de Berlin. Grâce à l'obligeance du conser-
vateur, M. Lassusen a obtenu une copie exacte qui
permet d'apprécier l'œuvre de Vil lard.
Personne, sans doute, ne sera surpris de trouver
sur une des premières pages de l'album de Villard
le dessin d'un mécanisme pour réaliser le wo^/re-
ment perpétuel. Au xiii® siècle, la recherche d'un
pareil problème était excusable, et d'ailleurs nous ne
ALBUM DE VILLARD DE HONNECOURT. 357
l)Ouvons pas savoir si Viliard nous présente le fruit de
ses veilles, ou s'il a seulement pris note d'une solu-
tion curieuse qu'il se proposait de vérifier à loisir.
M.. Lassus a constaté que le même mécanisme, re-
trouvé par quelque cerveau fêlé du dernier siècle,
figure encore aujourd'hui au Conservatoire des
arts et métiers en compagnie d'autres modèles non
moins ingénieux et non moins inutiles.
Loin d'être un songe-creux, notre Picard, dans
le reste de son ouvrage, fait preuve d'un esprit tout
pratique. Tout ce qui, de près ou de loin, se rat-
tache à son art, paraît avoir attiré son attention.
La construction des voûtes, et particulièrement les
procédés pour tracer les épures nécessaires à la
constuction des arcs, ont été de sa part l'objet
d'études constantes. En effet, l'art nouveau qu'il
professait n'était en quelque sorte que le résultat de
la découverte, encore toute récente, d'un système
qui permettait de couvrir de vastes espaces au
moyen d'une sorte d'ossature ou de charpente en
pierre, formée d'arcs se croisant obliquement et
portant leur poussée sur des points d'appui iné-
branlables. Une fois que les avantages de ce système
furent reconnus et constatés par l'expérience, l'ar-
chitecture gothique était inventée, et de la solution
d'un problème longtemps cherchée découla comme
un corollaire tout un système de construction régu-
358 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
licrel logique. On remarquera, parmi les différentes
nélhodcs pour le tracé des voussoirs d'arcs que
Vil lard a notées, des procédés pour opérer ces
tracés dans un espace très-reslreint. Il faut se re-
porter au temps où il travaillait. Les monumentspu-
blics étaient pour la plupart entourés de maisons ;
les villes, resserrées dans leurs murailles, n'avaient
que des rues étroites; les places mêmes étaient
petites et souvent remplies de baraques. Lors-
qu'on bâtit la catbédrale de Paris, où mit-on les
matériaux de construction? où étaient les chantiers?
C'est ce qu'il n'est pas facile de deviner. Probable-
ment les pierres arrivaient toutes taillées de fort
loin, à pied d'œuvre, et l'aire même de la cathé-
drale devait être encombrée. Il était donc essentiel
de pouvoir tracer l'épure d'un grand arc, sur une
table ou sur le plancher d'une chambre, et les
élèves de Viilard ne manquaient pas de recettes
pour en venir à bout.
Je me sers à dessein de ce mot de recettes, car
l'album me paraît être surtout un recueil de re-
cettes. Il ne faut pas s'attendre à y trouver une mé-
thode ni une forme didactique L'art ne consistait
guère alors qu'en observati^DUs isolées, attendant
une théorie générale qui les réunît. Au lieu d'une
théorie, le sentiment guidait les artistes, et don-
nait à leurs ouvrages un caractère d'unité qui ne
ALDUM DE VlLLAUl) DE lluNNEGOURT. 3b9
serenconlrc qu'aux époques de convictions pro-
fondes. Assurément ce caractère d'unité a marqué
les monuments du xiii° siècle, et les adversaires les
plus déclarés du style gothique ne pourront s'em-
pêcher de le reconnaître, quel que soit d'ailleur:-.
leur dédain pour les œuvres de ce temps. De
même que l'Iliade a été chantée longtemps avant
que les grammairiens se fussent avisés de trouver
les règles du poëme épique, les monuments gothi-
ques révèlent dans leur construction une harmonie
qui a été comprise bien avant qu'on ait cherché à
la réduire en principes.
Tous les croquis de Villard attestent celte forte
et mystérieuse influence qui semble dominer la
main et jusqu'à la pensée des artistes. Les statues
et les bas-reliefs qu'il a dessinés, à quelque époque
qu'ils aient appartenu, ont reçu comme une em-
preinte du XIII* siècle. Ce ne sont pas des copies, ce
sont des traductions. Bien plus, ce caractère se
trouve jusque dans les figures d'hommes ou d'ani-
maux dessinées d'après nature. Il prend soin de
nous apprendre qu'un certain lion qu'il avait vu
dans ses voyages avait été par lui contrefais al vif
(PI. XL VII). Ce lion a l'air d'avoir été copié sur une
sculpture au portail d'une église gothique. Remar-
quons en passant qu'un lion égyptien et qu'un lion
grec ont aussi leur physionomie nationale, et ne
360 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
ressemblent pas plus que le premier aux terribles
animaux dont Gérard a juré l'extermination. N'y a-
l-il pas dans ce phénomène qui impose un type de
convention à l'imitation d'un objet naturel, quelque
loi secrète, semblableàcellequi présideà laformation
des mots? Une langue encore jeune et puissante em-
prunte lesmotsd'une autre langue, mais elle les fait
siensenles marquantde son sceau. Dans sa décrépi-
tude au contraire, cette forced'assimilation s'épuise,
et l'instinct qui transformait les mots étrangers a
perdu toute sa vivacité. Une érudition plus ou
moins savante, des principes à l'usage d'un petit
nombre d'adeptes, remplacent le sentiment na-
tional et populaire. Alors, à une langue uniforme
et de même voix se substitue un jargon bizarre,
assemblage de mots empruntés, et conservant cha-
cun les traces de son origine. Avouons que nos pères,
en transformant cmiews en coin, obéissaient à un
instinct plus français que le latiniste moderne qui
a forgé l'adjectif cunéiforme, et que pointure a. une
physionomie bien plus nationale que le mot
d'acAipuncture, à la création duquel nous avons
assisté.
C'est un fait digne d'observation dans l'histoire
de l'art, qu'à toutes les époques où il a brillé d'un
vif éclat, ceux qui ont excellé dans un genre ont
montré en même temps une aptitude singulière
ALBUM DE VILLARD DE IION N ECO U RT. 301
pour d'autres genres plus ou moins rapprodiés de
celui qu'ils ont cultivé de préférence. Je ne citerai
point ici les peintres d'histoire qui ont réussi dans
le paysage, car toute division dans l'art de la pein-
ture est arbitraire, et celui qui ne saurait peindre
que des arbres n'aurait pas plus de droit à être
nommé peintre, qu'un homme sachant faire un
orme, et pas autre chose, à s'appeler paysagiste.
Mais on a vu de grands maîtres qui ont été tout à'
la fois peintres, graveurs, sculpteurs, architectes :
n'en peut-on pas conclure que tous les arts du dessin
se lient intimement, et que, par des roules différen-
tes, ils tendent à un but commun? Si, pour exceller
dans un genre, il faut s'y consacrer d'une manière
à peu près excJusive, c'estque l'adresse demain, si
nécessaire à l'artiste, ne s'acquiert que par une
pratique constante. Quant au sentiment de l'art, à
l'esprit qui doit l'animer et le dominer, il em-
brasse toutes les branches naissant du même tronc.
Il en était ainsi à l'époque où Villard a vécu, et
son album, comme la plupart des ouvrages du xiu*'
siècle, présente un caractère qu'on pourrait appeler
encyclopédique. Tout ce qui touche aux arts du
dessin lui semble de son domaine, et il note sur ses
tablettes un procédé pour grouper des ligures dans
une composition, entre une épure de cuujjc de pierre,
et lecroquisd'un bas-relief qui orne une façade. !l
•il
362 ÉTUDES SUR LES AllTS Al) MOYEN AGE.
voit un oiseau rare, une plante singulière, il les
dessine en les modifiant, car déjà il leur a donné
une destination dans un ensemble de décoration
qu'il médite. Vraisemblablement aucun architecte
son comlemporain ne s'en serait rapporté à un
sculpteur pour la disposition d'un bas-relief, à un
peintre pour lacompositiun d'une peinture murale.
S'il eût été hors d'état d'exécuter lui-même ces
diiïércnts travaux aussi bien que les maîtres qui en
faisaient leur occupation principale, du moins il
aurait pu les diriger et combiner leurs elï'orts pour
l'eiïet général de son œuvre. De là cette belle et
surprenante unité de pensée et presque d'exécution
dans les monuments gothiques. Tout semble conçu
à la fois par le même esprit et fait par la même
main.
L'album de Villard révèle un autre fait non moins
remanjuable, c'est la communauté de vues et l'asso-
ciation cordiale des artistes entre eux. Ils formaient
alors une sorte de confraternité, où chacun, appor-
tant sa quote-part de connaissances théoriques et
pratiques, renonçait à sa personnalité au profit de
tous ou pour la plus grande gloire de l'art lui-
même. Une note de Villard nous apprend qu'il
travailla avec Pierre de Gorbie au plan d'une église
à double collatéral autour du chœur, et un curieux
croquis nous conserve le souvenir de leur commune
ALlîUM DE VILLARD DE IlO.NNËCOURt. :m
étude d'un problème purement spôculatif, selon
toute apparence. Ailleurs, Villard dessine le plan
et l'élévation des chapelles de Reims, pendant que
le même Pierre de Corbie en dirigeait la construc-
tion, et, au bas de son croquis, il met ces mois :
tLes chapelles de Cambrai, si on les exécute, seront
conformes à ce modèle. » Villard, nous l'avons
déjà dit, était l'architecte de Cambrai; ainsi, il
n'hésitait point à s'approprier le plan de son con-
frère l'architecte de Reims, et, dans ce procédé, il
n'y avait rien vraisemblablement qui blessât la
susceptibilité de l'un ou qui coûtât àl'amour-propre
de l'autre. Sans doute ils se considéraient comme
associés à une même tâche, celle de glorifier Dieu et
aussi de montrer la grandeur de leur art.
Bien que Villard ait beaucoup voyagé et qu'il
ait visité des provinces oîi l'architecture romane
a été cultivée avec succès et a produit des mo-
numents très-remarquables, on chercherait en vain
dans l'album quelques souvenirs d'un édifice appar-
tenant à ce style. Les églises romanes de la Picardie,
que nous admirons encore aujourd'hui, n'ont pas
attiré son attention, pas plus que celles des bords du
Rhin, non moins belles, et qui, produit d'un art
étranger, devaient par cela même exciter davantage
la curiosité d'un architecte français. Villard ne
semble avoir étudié que les monuments de son temps
364 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
et l'art nouveau qui prenait alors son premier déve-
loppement; il n'a dessiné que des édifices gothiques
en cours d'exécution ; et on peut ajouter que, dans
tous ses croquis, dans toutes ses notes, on suit son
but pratique : il rassemble des matériaux pour une
construction ou une décoration gothique. On le
voit, cet art du xiii^ siècle a trouvé dès son apparition
des adeptes passionnés qui lui vouèrent un culte
exclusif. L'amour véritable est intolérant, et, quel-
que éclat que l'art roman eût jeté dans le nord et
le centre de la France, il fut abandonné au com-
mencement du xiii^ siècle par une sorte d'entraîne-
ment général, comme une mode surannée, lors-
qu'une mode nouvelle règne par la grâce des arbitres
du goût.
Si cette comparaison ne semble pas trop
vulgaire dans une question d'esthétique, je la pour-
suivrai en remarquant que le public, en matière
d'art comme en matière de modes, ne déteste
rien tant que ce qu'il admirait la veille. Pour les
hommes du xiii* siècle, le grand tort de l'architec-
ture romane était d'avoir précédé le style gothique.
Elle était l'ancien régime vaincu par la révolution.
Cependant, ils ne confondaient pas tout le passé
dans une haine aveugle. S'ils renonçaient avec em-
pressement aux formes du xu* siècle, à cette ar-
chitecture monastique imposée par une longue
ALBUM DE VILLARD DE IlONNECOURT. 365
tradition, ils gardaient une grande estime pour
les monuments de l'antiquité romaine encore de-
bout dans plusieurs de nos provinces. Probablement
ils étaient frappés comme nous de la puissance
colossale qui les a élevés ; mais pour eux la destina-
tion de ces édifices demeurait comme une sorte d'é-
nigme, et ils n'y trouvaient rien qui convînt à leurs
mœursou répondît à leurs besoins. A l'architecture
antique ils ne firent que de rares emprunts, et
seulement pour la décoration. La statuaire romaine,
au contraire, devint pour les artistes du xiii' siècle
un sujet d'études sérieuses. Cet art, qui, pour les ad-
mirateurs de la sculpture grecque, semble déjà
frappé de décadence, offrait aux maîtres du moyen
âge quelque chose de merveilleux, s'ils le compa-
raient aux ébauches des imagiers du xi® siècle et
aux compositions du xii^, plus finies, mais tou-
jours roides et conçues dans un système convention-
nel. On avait hâte de rompre avec la tradition
byzantine qui avait régné si longtemps. L'art nou-
veau aspirait à une liberté nouvelle, et, de même
que les républicains de 93 singèrent les institutions
de Rome antique qu'ils ne comprenaient guère, les
artistes du xiii® siècle crurent trouver dans la sta-
tuaire romaine le beau idéal de l'imitation de la
nature qu'ils avaient rêvée. Telle fut, comme il sem-
ble, l'impression que reçut Villard en observant
366 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
des bas-reliefs OU des statues antiques. On voit qu'il
a mis un soin extrême à les copier, et, malgré
le caractère gothique qui subsiste dans toutes ses
imitations, il est facile d'y retrouver l'original an-
tique. Je citerai entre autres (planche X) un monu-
ment singulier, orné de statues, qu'il désigne com-
me « la Sepouture d'un Sarrazin. » C'est, à n'en
pas douter, un tombeau romain, comme il en a pu
voir aux bords du Rhin ou du Danube. On croit
reconnaître un Mercure dans le personnage re-
vêtu d'une chlamyde dessiné planche LVII. Une
figure nue, tenant un vase, devant une table où est
placée l'image d'un empereur, me paraît représenter
un athlète triomphant ; et si d'autres figures nues
de la planche XLII ne sont pas àesacadémies d'après
nature, je serais tenté d'y voir encore la copie
arrangée de quelque bas-relief antique. Observons
que tous ces dessins représentent des personnages
nus ou portant des draperies fort courtes, dont
rajustement n'appartient ni au costume réel du
xni* siècle, ni aux conventions de la statuaire du
moyen âge. A mon avis, c'est précisément la nudité
de ces figures qui les a fait choisir par Villard, qui,
je le suppose, avait conscience de l'infériorité de
ses contemporains à rendre le nu. Galion recom-
mandait aux chirurgiens de son temps d'étudier
la structure des os et des muscles en disséquant des
ALBUM DE VILLARD DE IIONNECOURT. 367
singes, qui pouvaient servir à l'aire connaître
l'anatomic de l'homme ; car, au second siècle de
noire ère on n'eût pas opéré sur un cadavre
humain sans grand scandale. C'est, je crois, par
suite d'un préjugé semhlable que les artistes du
xiii° siècle ont négligé presque complètement l'étude
du modèle nu. En effet, le moyen d'expliquer au-
trement que par un préjugé religieux, comment
des sculpteurs et des peintres, qui ont si bien réussi
à rendre des draperies et même des têtes d'un carac-
tère élevé, ont presque toujours échoué dans l'imi-
tation des formes du corps humain? Villard, par
exemple, agence ses draperies de la manière la
plus noble, et souvent même ses têtes ont de
l'expression, tan "'s que les bras et les jambes de
ses personnages se jiblent dessinés par un enfant.
On conçoit de quelle ressource était la statuaire
antique pour des hommes avides de s'instruire et pri-
vés dn modèles. Et ce n'est pas seulement l'album de
Villard qui nous offrira la preuve de ces imitations
de l'antique. Plusieurs des figures sculptées au por-
taildc la cathédrale de Reims pourraient être citées,
aussi bien que le Christ du portail de Charroux, qui
semble copié d'après un Jupiter. On peut voir àParis,
au tviUMan du transept méridional de la cathédrale,
un guerrier qui assiste au martyrede saint Etienne:
si le galbe de celle slalue ne suffisait pas ïi révéler
368 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
une imitation de l'antique, son costume militaire,
qui n'a rien du moyen âge, montrerait où l'on
doit chercher son prototype. Il ne faut pas perdre
de vue qu'au xiu® siècle nos villes du Nord pos-
sédaient beaucoup plus de fragments antiques
qu'elles n'en conservent aujourd'hui. Combien
n'en avons-nous pas vu nous-mêmes qui n'existent
plus !
J'ai dit en commençant que l'album de Villard
contemaitun assez grand nombre de mots techniques
jusqu'alors inconnus. Réunis à la fin du volume,
ils forment un vocabulaire assez considérable et
des plus intéressants. La linguistique est redeva-
ble à MM. Quicherat etLassus d'avoir fixé le sens
de ces termes, et presque toujours leur traduction
est parfaitement incontestable. Elle sera du plus
grand secours pour l'intelligence d'une foule de
documents sur lesquels se porte, depuis quelque
temps, l'attention des érudits. Qu'il me soit permis
cependant de présenter mes observations, ou plutôt
mes doutes, sur deux passages du texte de Yillard,
que ses commentateurs n'ont pas traduit, ce me
semble, avec une complète exactitude.
La planche II représente douze figures assises,
couvertes de longues draperies, et tenant des phylac-
tères. Elle est accompagnée de cette légende : Ci
poies vos trover les agies des XII apostres assi.'^.
ALBUM DE VILLAUn DE IIONNECOURT. .)(iO
M. Lassusa traduit: « La figure dos douze Apôtres. »
Le glossaire, au mot agies, donne : « Attitude,
disposition, représentation. » Il ajoute qu'ordinai-
ment agies signifie aisances. .lo regrette qu'aucun
texte n'appuie cette dernière interprétation, qui ne
me paraît fondée que sur la ressemblance du mot
français avec l'italien a<;/o;mais quelle est l'ori-
gine d'agio?Est-i\ antérieur ou postérieur h agies?
Mon savant confrère M. Littré a bien voulu me
communiquer quelques textes, dont aucun mal-
heureusement n'est antérieur au xV siècle, et qui
donnent le mot agiaiix ou agios, avec le sens de
parure, ornements, afïiquets. Ménage remarque
qu'à Paris on dit les agios de la mariée de village,
c'est-à-dire sa. parure. Le dictionnaire de Trévoux
donne la même locution et la traduit de même. Agies
est bien évidemment ïagios de Ménage; il faut donc
interpréter : le costume, ou, comme on dirait
aujourd'hui dans nos ateliers : l'ajustement des
douze apôtres.
La planche LVIII contient le plan d'une machine
de guerre, consistant en une longue poutre montée
sur un axe et tournant dans un plan vertical. La
partie la plus courte de cette poutre, à partir de
l'axe, est chargée d'un contre-poids énorme. On
élevait ce contre-poids en l'air en abaissant l'autre
extrémité de la poutre, terminée par une sorte de
370 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
poche ou do cuiller chargée d'un projectile. Si, dans
collesiluation. on abandonnela poutre àelie-même,
elle tournera rapidement sur son axe, et le contre-
poids, en retombant, chassera le projectile avec une
grande force. Cet engin est donc une espèce de
fronde gigantesque. On l'appelait, au moyen âge,
chatte, bricole. trébuchet,elc.Son action était toujours
déterminée par le jeu d'un contre-poids, et il n'avait
rien de commun avec la catapulte des anciens, dont
le projectile était lancé par la réaction de cordes
tordues. Villard, en décrivant sa machine, avertit
les artilleurs qu'il ne fait pas bon se trouver sur
le passage de la poutre ou verge, dont le contre-
poids est une grande huche pleine de terre. « Et al
descocier de le fleke penses, et si vus en donez
gard. » — Le mot fïeke, flèche, a fait croire à
M.Lassusqu'il s'agissait d'une machine à lancer des
traits. Je ne le pense pas. Fleke peut, il est vrai,
(Mre un synonyme de saiette, sagitta ; mais ici le
.'^ons me paraît être verge, poutre rigide. On ne
comprendrai! pas, enefîet, comment le long bras du
levier lancerait une flèche. S'il venait la heurter
parle mouvement du contre-poids, il la briserait
probablement, au lieu delà chasser au loin. Si le
trait était momentanément fixé sur la poutre d'oij
il se détacherait par l'elTet de la bascule, son action
serait infiniment moins puissante que celle d'une
ALBUM DE VILLARD DE HONNECOURT. 371
pierre OU d'un boulet de métal. En vain arj:ucrait
on du rapprochement des mots flehe et descocier.
Evidemment la flèche lancée par un tel enj,'in
n'avait pas besoin de coche, comme celle qu'on pose
sur la corde d'un arc. Mais, le trébuchet étant
mis en batterie, il fallait tenir pendant quelque
temps la poutre immobile pour diriger le coup.
A cet effet, une cheville maintenait l'extrémité
abaissée de la poutre. Lorsqu'on voulait lancer le
projectile, d'un coup de maillet on faisait sauter
cette cheville. On obtenait le même résultat avec
un mécanisme à échappement, semblable à celui
qui lâchait la corde d'une arbalète, et qu'on nom-
mait un déclic. Décliquer, décocher, sont termes
synonymes et.-employés par nos anciens auteurs
pour des engins lançant tout autre projectile
qu'une flèche.
L'album de Villard m'a si longtemps arrêté qu'il
ne me reste plus de place pour parler d'une dis-
sertation de M. Lassus placée en tète du volume et
qui est intitulée ; Go)isiÉ?fm/«ows sur la renaissance
de l'art français au xi\® siècle. Je regrette peu de
ne pouvoir rendre un compte détaillé de ce petit
travail, qui n'est au fond qu'un plaidoyer en fa-
veur de l'architecture gothique. Ce morceau, évi-
demment abandonné par M. LajjBus à l'état d'é
bi'.iiche, paraît avoir été écrit h une époque d'ar
372 ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
dente polémique, avec une vivacité que justifiaient
alors l'injustice et l'ignorance de quelques-uns des
adversaires du style gothique. Maintenant que per-
sonne ne propose plus de démolir nos monuments
du xiii*^ siècle, que leurs ennemis mêmes font sem-
blant de les admirer, que, malheureusement pour
l'art, il n'y a guère plus en France de goût exclu-
sif que de convictions profondes, on lit avec quel-
que surprise l'argumentation passionnée de l'édi-
teur de Villard. Elle m'a rappelé la querelle si ou-
bliée des classiques et des romantiques. M. Lassus
a fait preuve de talent en défendant l'architecture
du xiii" siècle, mais il a encore mieux soutenu sa
cause en construisant de belles églises. Le philo-
sophe devant qui on niait le mouvement, et qui
marcha, n'avait pas besoin d'un discours pour ajou-
ter à la force de sa démonstration.
1058.
VII
LES COURONNES
DU MUSÉE DE GLUNY
Tout le monde a vu et admiré au musée de Cluny
les huit couronnes wisigolliiques du vu'' siècle,
dont la principale est une offrande du roi Recces-
vinthe. M. le ministre d'État vient de compléter ce
trésor si précieux par l'acquisition d'une neuvième
couronne votive, trouvée dans le même lieu que
les précédentes, à laFuentede Guarrazar, non loin
de Tolède. Le travail d'orfèvrerie, le goût de l'or-
nementation aussi bien que la richesse de la ma-
tière prouvent qu'elle a la même date et probable-
ment la même origine que les huit premières.
Le bandeau est une sorte de grillage en or
soufllé, très-épais, composé de trois cercles réunis
par des attaches verticales, et donnant lieu ainsi à
374 ÉTUDES SUR LES AUTS AU MOYEN AGE.
deux rangées chacune de douze mailles ou carrés
vides, l'une au-dessus de l'autre. Les barreaux de
ce grillage, ou les côtés des carrés, sont légèrement
renOésà leur milieu, un peu bombés à l'extérieur,
plats à l'intérieur. Ils sont soudés les uns aux
autres, et la soudure est faite avec de l'or, par un
procédé qui, si je ne me trompe, n'est plus en usage
depuis longtemps, si même le secret n'en est pas
perdu. Chaque intersection des petits barreaux
d'or est marquée par un chaton en relief qui ren-
ferme un saphir ou bien une coque de nacre, subs-
tance qui paraît avoir eu une valeur considérable
au vii« siècle, pour être ainsi enchâssée dans de
l'or et associée à des pierreries aussi estimées que
le saphir. A l'intérieur de chaque maille se balance
une petite pendeloque allongée, en or, terminée
par une perle fine. Douze autres pendeloques sem-
blables, mais de plus grande dimension, terminées
par un saphir et une perle, se rattachent aux points
d'intersection des mailles inférieures et donnent à
tout l'ensemble un aspect d'élégance et de légèreté
très-remarquable.
Cette couronne est, comme les autres, suspendue
par trois chaînes d'or qui se réunissent sous un
double fleuron d'un assez bon travail. Une qua-
trième chaîne fort longue soutient une grande
cruix pendant au-dessous de la couronne. La croix
I
LES COURONNES DU MUSÉE DE CLLNY. 375
est d'or ircs-pur comme tout le resle, un peu éva-
sée à ses extrémités, et ornée sur ses deux faces de
saphirs et de coques de nacre sertis dans des cliatons
épais et d'un fort relief. Les croisillons et la base
ont de grandes pendeloques en saphirs en forme de
poire et traversés par un hl d'or. La hauteur de la
couronne depuis l'anneau de suspension jusqu'à
la hase de la croix est de 0"° 72. Elle pèse un peu
plus d'une livre, et les pierreries incrustées sont au
nombre de cent dix-neuf.
On le voit, notre nouvelle couronne offre une
grande ressemblance avec trois de celles que pos-
sède le musée de Cluny; seulement, celle-ci est
plus grande, les chaînes de suspension sont plus
riches, la croix centrale est plus ornée. La conser-
vation d'ailleurs en est parfaite.
D'après les rapports recueillis sur la première
découverte, qui eut lieu, comme on sait, en 1838, il
paraît que quatorze couronnes d'or auraient été
trouvées dans le même lieu. Nous en possédions
huit; les autres, plus ou moins endommagées, ont
été fondues à la Monnaie en Espagne. Cette der-
nière couronne, séparée des quatorze de la première
trouvaille, aurait été déterrée l'année dernière à
quelque distance. On suppose qu'elle aura été en-
traînée par les eaux, car le lieu est exposé à des
inondations périodiques. Tout semble donc prou
37:. ÉTUDES SUR LES ARTS AU MOYEN AGE.
ver que ces objets auraient été d'abord déposés dans
une cachette commune, au moment d'un danger
pressant, et, selon toute apparence, lorsque les
Arabes menaçaient d'envahir la province de To-
lède.
Quelques fragments recueillis également l'année
dernière, et se rapportant aux couronnes du musée
de Gluny, ont été acquis en même temps par M. le
ministre d'État. On remarque un beau llcuron, des
bouts de chaîne et deux maillons en or ciselé, qui
ont évidemment fait partie de la chaîne qui sup-
porte la couronne à laquelle est attachée l'inscrip-
tion de Reccesvinthe.
Ce n'est pas seulement en Espagne que des cou-
ronnes votives en matières précieuses étaient sus-
pendues dans des édifices religieux. Un curieux in-
ventaire du trésor de la cathédrale de Laon, public
par M. E. Fleury, fait mention de deux couronnes
appartenant à celte église. L'inventaire est daté
de l'an 1523, mais les couronnes sont évidemment
plus anciennes.
« Elles sont en argent doré, ornées de beaucoup
de pierres précieuses. Elles sont pendues à un an-
neau d'argent par quatre chaînes de même mêlai
partant d'un fleuron (patena). Entre ledit fleuron
et l'anneau est un gros crystal. Une croix d'argent
pend de l'une des quatre chaînes, i»
LES GOUROANES DU MUSÉE DE CLUNY. Z',:
Jusqu'ici, la ressemblance est complète; nous re-
trouvons dans les couronnes wisigolhiques, l'an-
neau, les chaînes et le fleuron. La couronne de
Reccesvinthc a même la boule de cristal. Mais les
deux couronnes de Laon servaient, selon l'inven-
taire, à suspendre un grand nombre de reliques,
tandis que les couronnes espagnoles n'oiïrent au-
cune disposition qui puisse se rapporter au même
usage.
La couronne que nous venons de décrire est
aujourd'hui exposée au musée de Cluny, où M. le
ministre d'État a voulu qu'elle fût conservée.
1861.
riis
TABLE
I. — ESSAI SDR l'art. Il ITECTURU RELUIIEUSE
AU MOYEN AGE, PARTICULIÉUEMKST EN
FRANCE 1
II. — L'ÉGLISt: DE SAINT -SA VI. N ET SES l' E I N -
TV :; E ^ MORALES "lO
m. — l'ARCIUTECVUUE MILITAIRE AU MOYEN A(;K 219
IV. — CONSTANTINOPLE EN 1-11)3 lill.')
V. — LE RETABLE DE UALE 339
VI. — ALUUM UE VILLARD DE llU .N N E C 0 L" Il T 351
Vil. — LES COUUO.NNES DL ilLSÉt. DE LI. IT. Y 'il'.^
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