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ÉTUDES
SUR
LES MORALISTES
FRANÇAIS
IMPKlMERIE(VÉiNÉRALE4DE CH LAHUftï
Rue de Fleurws, 9 , -à Paris
ÉTUDES sê¥
SUR
LES MORALISTES
FRANÇAIS
SUIVIES DE QUELQUES REFLEXIONS
SUR DIVERS SUJETS
M. ■■ PREVOST-PARADOL
de l'Académie française
DEUXIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE El C
BOULEVARD SAINT -GERMAIN, JV° 77
i865
u.
"Vvw . O&v^y-LeJL 4\vJjfc<j_AjL
TABLE
ICACE. . . , III
M ntaigne i
La Boëtie , 4 J
-al 79
ijci Rochefoucauld 1 3o,
La Bruyère iy5
Vauvenargues . . 0 , 2i3
De la chaire à propos de la Bruyère 237
De l'ambition 255
De la tristesse , . . . . 273
De la maladie et de la mort . . . , 291
(ESp)
M. MIGNET
l'un des quarante
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES
ET POLITIQUES.
Monsieur ,
ous me pardonnerez, je l'es-
père , si j'inscris votre nom en
tête de ces modestes études et
si je vous prie d'en accepter le sincère
hommage.
Ce ri est pas seulement à [ami qui
IV DEDICACE.
depuis quatorze années ma constam-
ment soutenu de son affection et de
ses conseils .que je veux donner ce té-
moignage bien insuffisant d'attachement
et de gratitude ; ce n'est pas seulement
à V historien éloquent qui occupe un rang
si élevé dans la république des lettres
parce qu'il n'a jamais cherché que dans
la vérité, poursuivie avec patience et ex-
posée avec art, les moyens d' intéresser
et d émouvoir ; c'est encore et surtout à
l'homme excellent dont le nom me parait
mieux placé que tout autre au commen-
cement de ce petit livre 9 parce quil est
peut-être moins éloigné que tout autre de
cet équilibre de l'âme et de cette modéra-
tion dans la, conduite que la plupart des
moralistes honorent avec raison du beau
nom de sagesse.
Si , en effet, l' accomplissement tran-
quille et régulier du devoir , l'attache-
DÉDICACE. • V
ment sans ostentation à la justice , le
goût de V étude, l amour du bien et du
beau, éclairé et tempéré par la raison., si
le dévouement à V amitié, aux lettres, au
pays y peuvent mériter à quelqu'un le
nom de sage , ce nom vous appartient et
votre empressement à vous y dérober
vous le confirme. Quelque chose eût man-
qué peut-être à votre vie si , après avoir
joui en bon citoyen et surtout en philo-
sophe , du triomphe trop court de la li-
berté parmi nous , vous n aviez eu l'occa-
sion de partager ses épreuves et de lui
rester fidèle ; mais les malheurs publics
vous ont permis de montrer votre inva-
riable attachement aux vrais principes de
cette grande révolution dont vous avez si
noblement raconté les débuts et dont le
terme, hélas! échappe encore à tous les
regards.
La consolation élevée que vous avez
VI • DÉDICACE.
cherchée dans la poursuite de vos sévères
études , je F ai rencontrée dans la lecture
assidue de ce petit nombre de grands
écrivains qui sont appelés, d'un consente-
ment universel, les Moralistes français, et
qui représentent en effet, avec autant de
variété que d'éclat, le génie de notre pays
appliqué à l'observation et à la peinture
du cœur humain. Après avoir joui de
leurs beautés je liai pu m empêcher de
les louer à mon tour, et fai ajouté^ non
sans défiance de moi-même , mon com-
mentaire à tant de commentaires . Nul
travail ne pouvait mieux me délasser des
luttes inégales de la, presse et d'un effort
si longtemps stérile, quoique opiniâtre ,
pour la défense des intérêts publics et du
bon droit. Si vous trouvez quelque plai-
sir à parcourir ces pages , si elles ne
vous paraissent pas trop indignes des
grands noms qu'on y rencontre et des
DEDICACE. VII
hautes questions qui y sont débattues , si
elles donnent à ceux qui les lisent de
nouveaux motif s pour mépriser le mal et
pour aimer la justice, aucune satisfaction
ne me sera plus douce et f aurai fait tout
ce que f ai désiré.
Veuillez agréer. Monsieur, la nouvelle
assurance de mon respectueux et inalté-
rable attachement.
2 décembre 1864.
Prévost- Par adol .
MONTAIGNE
MONTAIGNE
I
ontaigne s'est peint lui-même
à diverses reprises avec tant d'a-
bondance et de sincérité qu'il est
presque impossible d'ajouter quelques traits
à cette image à la fois si grande et si fami-
lière. Et pourtant cette image a. été sans
cesse retracée, retouchée, embellie par la
piété de ses admirateurs. C'est qu'il est
MONTAIGNE.
impossible de goûter Montaigne sans de-
venir en quelque sorte son ami particulier.
À force de vivre avec lui et de jouir de sa
compagnie, nous en venons insensiblement
à croire qu'il a écrit pour nous seul , que
nous seul l'entendons parfaitement, ou du
moins mieux que tout autre, et de là au
désir de le faire mieux connaître , de ra-
conter ou de découvrir sa vie, il n'y a
qu'un pas. Ce pas a été si souvent franchi
et parfois avec tant de bonheur, qu'il reste
bien peu de chose à faire à ceux qui vou-
draient raconter aujourd'hui l'histoire de
Montaigne ; mais le chemin n'est point
fermé pour ceux qui veulent s'attacher sur-
tout à l'étude et à l'exposition de sa pensée.
Tout le monde sait de sa vie ce qu'il
importe d'en savoir; personne n'ignore
que sa conduite a toujours été une sorte
de commentaire de ses maximes , qu'il
a vécu et agi comme il convenait à l'auteur
des Essais de vivre et d'agir. L'éducation
la plus douce et la plus forte, le latin appris
MONTAIGNE. 5
dès l'enfance ou plutôt bégayé dès le ber-
ceau , un heureux mélange d'occupations
et de loisir, quelques voyages, le spectacle
de la guerre civile et d'une société boule-
versée par les discordes religieuses , tout
vint en aide à la nature pour conduire ce
rare esprit vers la réflexion tranquille et
vers l'observation impartiale des actions hu-
maines. Dans son admirable essai sur X in-
stitution des enfants il conseille de leur
apprendre « un peu de chaque chose à la
françoise ; » c'est l'éducation que lui a
donnée à lui-même l'arrangement de sa
vie ; il a touché suffisamment à tout sans
être jamais engagé ni encore moins absorbé
dans aucune chose.
Conseiller au Parlement de Bordeaux,
plus tard maire élu de cette grande ville et
gardien de son repos, ayant traversé la cour
à plusieurs reprises, connu et apprécié de
plus d'un grand personnage, il put joindre
une certaine expérience des hommes et des
affaires à celle qu'un bon esprit sait tirer
MONTAIGNE.
des livres, mais ce que nous appelons au-
jourd'hui la politique n'occupa jamais une
place importante dans son esprit. Rien n'é-
tait plus éloigné de son caractère que 1 am-
bition ou la prétention d'influer par une
active habileté sur les événements de ce
monde. Il ne s'abstient nullement de juger
ce qui se passe autour de lui ; il prend même
parti ; il tient hautement pour le pouvoir
royal et pour l'ancienne religion du pays ;
mais s'il ne souhaite point qu'on trouble
l'Etat, c'est parce qu'il n'espère pas qu'on
puisse l'amender, et s'il ne supporte qu'avec
impatience cette grande entreprise pour
changer la religion d'un peuple, c'est que
ce genre de débats lui paraît stérile et qu'il
voit avec regret couler pour de telles ques-
tions le sang des hommes. Aussi la violence
et la cruauté de la défense lui inspirent-
elles le même éloignement que la témérité
et l'inutilité de l'attaque : ce C'est mettre
ses conjectures à bien haut prix, dit-il, que
d'en faire cuire un homme tout vif. » Si
MONTAIGNE.
donc il ne paraît pas indifférent, au milieu
des assauts que subissaient de son temps
l'Église catholique et l'Etat , la part qu'il
prend à cette crise et l'émotion qu'il
éprouve viennent au fond de son indiffé-
rence même et découlent de la même source
que tous les actes et toutes les pensées de
sa vie. Ce qui le dirige en cette circonstance,
comme dans toutes les autres , c'est l'idée que
les mouvements incertains et douloureux
de l'humanité ne peuvent guère améliorer
son sort, c'est un réel dédain pour le sujet
même de la querelle, c'est enfin un mécon-
tentement involontaire contre ceux qui
prennent sur eux la responsabilité de trou-
bler inutilement le monde. Il n'a donc vu
dans nos guerres civiles qu'un grand et
sanglant spectacle, affligeant pour le bon
citoyen, mais attachant pour le moraliste,
une sorte de commentaire vivant et instruc-
tif de l'histoire des temps antiques, un théâ-
tre agité sur lequel l'âme humaine, remuée
de mille manières par les événements et
8 MONTAIGNE.
incessamment secouée par la fortune, se
prête mieux que jamais à la curiosité de
celui qui veut l'observer et la peindre.
Les lettres ne sont pour lui, comme la
politique, qu'un moyen d'observation,
qu'une vive et pénétrante lumière allumée
et entretenue par le génie pour éclairer
tous les détours du cœur de l'homme. Cer-
tes, le souffle vivifiant de la Renaissance
avait échauffé l'esprit de Montaigne ; il ai-
mait et goûtait les lettres, il comprenait et
adorait l'antiquité ; il a fait passer dans ses
écrits les plus fortes et les plus brillantes
pensées de la Grèce, et surtout de Rome,
avec tant d'abondance et tant d'à-propos,
que ces citations innombrables font corps
avec les Essais, qu'il est impossible d'en
arracher une seule sans une sorte de vio-
lence qui laisserait sa trace, sans une dé-
chirure qui resterait toujours visible dans
cet harmonieux tissu. La forme de ces pen-
sées antiques ne lui était pas indifférente ;
et, maître lui-même dans l'art de bien dire,
MONTAIGNE. 9
il goûtait vivement chez les anciens la force,
le naturel, ou la perfection achevée de l'ex-
pression. Il discute souvent la propriété
d'un terme, la justesse ou le bonheur d'un
mot ; il excelle à sentir et à mesurer la*vraie
grandeur dans le langage comme lorsqu'il
recherche quel est le poëte qui a le mieux
parlé de Caton ; et il y atteint lui-même sans
effort en parlant de ce qui l'émeut, comme
dans cette page d'une éloquence sublime
jetée dans son journal de voyage sur la ma-
jesté des ruines de Rome. Mais malgré sa
noble passion pour les lettres , malgré les
délassements qu'elles lui donnent, malgré
la sûreté de jugement avec laquelle il les
goûte, malgré son propre génie d'écrivain,
et ce secret plaisir d'avoir bien dit, auquel
il ne devait pas échapper plus qu'un autre,
les lettres ne sont jamais sa principale af-
faire, et ce n'est point pour leur propre
beauté qu'il les aime. Si Ton parcourt cette
riche galerie de citations, incrustées pour
ainsi dire dans les Essais et inséparables
10 MONTAIGNE.
du monument qui les porte , on ne tarde
guère à reconnaître que c'est avant tout
une incomparable collection de témoigna-
ges sur les habitudes de notre esprit et sur
les penchants de notre cœur. Il aime les
lettres parce qu'elles lui racontent avec
agrément ou avec éclat l'histoire des pas-
sions humaines; et s'il fait comparaître
et parler devant nous tant d'historiens, de
philosophes et de poëtes, c'est bien moins
pour le plaisir de ses yeux et des nôtres
que pour les faire déposer, chacun dans leur
langage et selon leur divers génie, sur ce
qu'il lui importe de savoir.
Que lui importe-t-il donc de savoir ?
une seule chose , qu'il poursuit d'ailleurs
sans emportement, sans ardeur doulou-
reuse, sans activité inquiète , mais au con-
traire avec un mouvement plein de dou-
ceur et avec un plaisir tranquille , comme
un ruisseau qui suit sa pente ou comme
un animal folâtre qui obéit en se jouant à
l'appel de la nature. Il veut savoir, s'il se
MONTAIGNE. H
peut , ce que c'est que l'homme , prêt à
prendre son parti et à se consoler s'il l'i-
gnore; bien plus, à trouver dans cette in-
certitude même je ne sais quel sentiment
de pleine indépendance et d'entier déta-
chement ? comme un voyageur qui, par-
venu au faîte d'une haute montagne et
respirant un air léger, entreverrait à ses
pieds les cités et les plaines enveloppées
d'une épaisse atmosphère et parfois cou-
vertes de noires vapeurs. Mais cette incer-
titude dont il portait la source profonde
en lui-même, qu'il trahit dès ses premiers
pas, et à laquelle tous les détours de sa
pensée devaient aboutir, ne le détourne
nullement d'observer tout ce qu'il peut
atteindre avec autant d'attention et de
plaisir que s'il avait quelque vérité à con-
quérir. C'est que, faute de mieux, il tirera
de ce qu'il voit de nouvelles raisons de
douter, et que ce fruit de sa recherche
perpétuelle est bien loin de lui paraître
amer. Il est donc avant tout et toujours
12 MONTAIGNE.
un observateur. Au milieu du péril et des
embûches perpétuelles de la guerre civile,
lorsque sa propre sûreté est en jeu , le
mouvement des passions, leur langage,
l'expression variée des traits qui les ra-
content ou qui s'appliquent à les contenir,
l'occupent plus que tout le reste et don-
nent sans cesse l'essor à sa pensée. Il
voyage un jour avec un gentilhomme,
forcé de déguiser sa croyance et son parti ;
il le devine à sa pâleur, et écrit quelques
pages admirables sur la conscience qui
nous porte à nous déceler, à nous accu-
ser, à nous combattre nous-mêmes. Quel-
que plaisir pourtant qu'il éprouve à ob-
server et à peindre autrui, c'est à lui-même
qu'il en veut, c'est sur lui-même que ses
yeux sont incessamment ouverts. Depuis
le jour où, ayant à peine dépassé le milieu
de la vie, il se déclarait, dans une inscrip-
tion restée célèbre, las de l'esclavage des
cours et des fonctions publiques, esclavage
sous lequel il devait retomber dix ans plus
MONTAIGNE. 13
tard {servitii aulici et munerum publi-
corum jamdudum pertœsus) ; depuis
le jour où il consacrait la demeure pa-
ternelle à la liberté, à la tranquillité et
au loisir (libertati , tranquillilatique et
otio), depuis ce jour jusqu'à son dernier
sommeil , il ne cessa de s'épier et de se
regarder vivre, curieux avant tout de
surprendre en lui-même ces mouvements
variés et ondoyants de notre nature, dont
il aimait à chercher les traces dans l'his-
toire et les effets autour de lui.
Cette observation intérieure était conti-
nuelle, parce que, loin de lui coûter un
effort, elle était le plus vif de ses plaisirs ;
aucune distraction, aucune surprise, si vio-
lente qu'elle fût, ne pouvait la suspendre.
Renversé un jour de son cheval parle choc
d'un de ses serviteurs, cruellement meurtri,
vomissant des flots de sang, mortellement
atteint en apparence et persuadé lui-même
qu'il se meurt, il se regarde mourir avec une
curiosité assez attentive pour noter plus
14 MONTAIGNE.
tard, dans uti de ses récits les plus char-
mants, les impressions fugitives qui avaient
alors traversé son âme. « Il me sembloit,
dit-il, que ma vie ne me tenoit plus qu'au
bout des lèvres ; je fermois les yeulx pour
ayder, ce me sembloit, à la pousser hors et
prenois plaisir à m'alanguir et à me laisser
aller. C'estoit une imagination qui ne fai-
soit que nager superficiellement en mon
âme, aussi tendre et aussi foible que tout
le reste; mais, à la vérité, non-seulement
exempte de desplaisir, ains meslée à cette
doulceur que sentent ceulx qui se laissent
glisser au sommeil. » Il n'était pas besoin
d'une secousse aussi profonde pour éveil-
ler l'attention de Montaigne sur les mou-
vements de son esprit et pour le décider à
les peindre; tous les incidents de sa vie
comme tous les chemins de sa pensée le
ramenaient à lui-même ; on dirait qu'il a
pratiqué, pour l'appliquer à son âme,
cette science nouvelle de la météorologie
qui s'attache à épier et à décrire les plus
MONTAIGNE. 15
légers changements dans l'état du ciel ; les
yeux fixés sur ce monde intérieur, et ne
s'en écartant que pour y revenir, il nous
dit, avec une engageante complaisance et
avec une parfaite sincérité, quel nuage
l'obscurcit, quel rayon de soleil l'éclairé,
quelles impressions successives et parfois
contradictoires y produisent les leçons de
l'histoire et le spectacle de la vie ; et ainsi
s'est fait, au jour le jour, ce livre admi-
rable et unique des Essais, dont Mon-
taigne a pu dire qu'il était lui-même « la
matière, » et qu'on hésite à nommer un
livre; car toute application, tout travail,
tout dessein prémédité en sont absents, et
c'est, à proprement parler, le plus libre, le
plus ouvert, le plus familier des entretiens
auxquels un homme se soit jamais aban-
donné avec ses semblables et avec lui-même.
Quiconque ouvrirait ce livre sans avoir
jamais entendu parler de Montaigne, sen-
tirait dès les premières pages qu'il est en
face d'un esprit incertain et moins dési-
16 MONTAIGNE.
. reux de dissiper son incertitude que de s'y
affermir et que de la répandre. Quelle que
soit la question qu'il rencontre sur son
chemin, dans quelque sentier que le ha-
sard le pousse, qu'il s'agisse de l'objet le
plus vulgaire de la vie pratique ou du pro-
blème moral le plus élevé, il n'émet une
opinion et ne donne dans un sentiment
qu'afin de s'en écarter aussitôt ou plutôt
de rebondir vers l'opinion contraire; mais
il n'a garde de s'y tenir davantage, et in-
cline de nouveau vers l'opinion qu'il a
quittée pour la quitter encore, jusqu'à ce
qu'il demeure immobile à égale distance de
l'une et de l'autre, comme un pendule bien
suspendu qui, après quelques oscillations
légères, retrouve son équilibre et rentre
dans son repos. Qu'il approfondisse le
sujet qu'il touche, ou bien qu'il l'effleure,
il suit cette méthode, si Ton peut donner
le nom de méthode à cette allure naturelle
et involontaire d'une intelligence dans la-
quelle il suffit qu'une idée se lève pour y
MONTAIGNE. 17
susciter aussitôt l'idée contraire. Chaque
pensée, dans cet esprit né pour le doute,
est comme une voix à laquelle l'écho ré-
pond sur-le-champ, non pour la répéter,
mais pour la démentir. Qui ne se souvient
de cette fable charmante de Jason semant
les dents d'un dragon qui se changent aus-
sitôt en hommes armés, prêts à s'égorger
les uns les autres ? L'esprit de ce grand
douteur ressemble à ce champ de bataille ;
pas une idée n'y apparaît qu'elle ne trouve
en face d'elle une idée tout armée prête à
la combattre ; mais tandis que cette lutte
intérieure qui existe à divers degrés chez
tout homme qui pense, engendre en plus
d'une âme une douloureuse fatigue ou un
incurable dégoût, elle est le spectacle pré-
féré et le divertissement le plus délicat de
cette superbe intelligence qui plane avec
sécurité sur cette mouvante arène, et qui a
reçu de la nature le rare privilège de trouver
dans le doute même sa pâture et son repos.
Ce doute est épanché partout dans les
18 MONTAIGNE.
Essais ; on n'y trouve guère, en y regar-
dant de près, une seule page qui n'en soit
imprégnée ; mais s'il est répandu partout,
il est en même temps concentré quelque
part, et, en remontant le cours capricieux
de tous ces ruisseaux, on arrive au grand
lac d'où ils découlent. \J Apologie de Rai-
mond Sebond, placée au centre des Essais,
n'en est rien moins que le cœur; c'est de
là que part ce flot puissant qui se divise
en mille rameaux, pour porter jusqu'aux
extrémités du tissu vivant des Essais la
même sève et la même pensée. Chacun de
ces chapitres si variés n'est qu'une con-
clusion dont ce chapitre capital contient
les prémisses ; chacun d'eux exprime un
doute particulier, lui seul contient toutes
les raisons de douter, et les énumère avec
une hauteur, une force et un éclat qui met-
tent ces pages entraînantes au premier rang
parmi les efforts que l'homme ait jamais
tentés pour arracher de son âme le pen-
chant à croire et pour en exiler la certitude.
II
m
e plus léger détour a paru suf-
fisant à Montaigne pour donner
une apparence légitime et même
religieuse à cette guerre sans merci, en-
treprise contre l'orgueil humain trop con-
fiant dans la raison humaine. Il veut sim-
plement, à l'entendre, confondre ceux qui
trouvent faibles et insuffisantes les raisons
alléguées par Raimond Sebond en faveur
de la vérité des croyances chrétiennes,
a Vous trouvez ses raisons faibles, dit-il ;
voyons donc les vôtres. Sur quoi vous ap-
puyez-vous pour juger les siennes ? Quelle
force attribuez -vous à vos arguments ?
Comment établissez-vous que vous êtes
capable d'arriver à la certitude ? »
20 MONTAIGNE.
La guerre ainsi portée dans le camp
ennemi, sous le prétexte d'une défense
légitime, Montaigne se sent libre de tout
dire, d'enlever à la raison, s'il le peut,
ses armes chétives et de renverser le su-
perbe et fragile édifice de nos connaissan-
ces. Il commence donc, comme tous ceux
qui veulent arracher violemment notre
esprit à ses habitudes et élargir l'horizon
de notre pensée, comme Pascal le fera un
jour à son exemple dans une intention
bien différente et avec plus de grandeur ;
il commence par nous forcer à regarder
le ciel tel qu'il est et par nous accabler
d'un seul mot sous l'immensité de la na-
ture. Quand il nous a ainsi jetés à bas de
notre trône imaginaire et tirés de notre
petit empire pour nous lancer et nous
perdre dans la poussière infinie de l'uni-
vers, quand il nous a demandé ironique-
ment qui nous a donné le droit de croire
faits pour notre visage et de prendre à
notre service « le bransle admirable de la
MONTAIGNE. 21
voulte céleste et la lumière éternelle de
ses flambeaux roulant si fièrement sur nos
testes », il nous met en face d'un autre
mystère, et cherche à rabattre en nous
cette présomption qui nous porte à nous
mettre dédaigneusement à part des autres
êtres répandus sur notre planète , comme
si nous étions non-seulement supérieurs à
eux, mais d'un autre ordre. Qu'en savons-
nous cependant? Qui a pénétré le mystère
de ces humbles existences, les pensées qui
s'agitent dans ces intelligences endormies,
les limites assignées à l'instinct, la nature
de cet instinct lui-même, mot commode
pour rabaisser au gré de notre orgueil
des merveilles de prévoyance, d'activité,
de dévouement et de courage ? Avec quelle
audace nous nous transportons ainsi hors
de nous-mêmes pour juger la vie intérieure
de tous ces êtres et pour en donner l'exacte
mesure! te Quand je me joue à ma chatte,
qui sçaitsi elle passe son temps de moy plus
que je ne fais d'elle ! » Montaigne veut donc
22 MONTAIGNE.
nous ramener et nous joindre à cette foule?
sans même nous permettre de nous en
distinguer par notre faiblesse particulière à
notre naissance ou par certaines misères que
les animaux ne connaissent pas,, car ce n'est
qu'un nouveau détour de notre orgueil et
qu'un effort ingénieux de notre vanité pour
nous entourer d'un certain mystère et nous
assurer mieux cette place à part que nous
revendiquons obstinément au sein de la
nature. Il n'est pas vrai, nous dit Montai-
gne, que l'homme naisse plus nu, plus dés-
armé, plus incapable de se suffire que les
autres êtres; et d'ailleurs, en supposant
toutes ces différences et toutes ces lacunes,
ce mouvement qui nous pousse à y porter
remède? nos inventions, nos arts, nos ef-
forts pour vivre et pour mieux vivre, ne
sont-ils pas aussi des dons de la nature ? ces
instincts salutaires ne rétabliraient-ils pas
l'équilibre et ne nous ramèneraient-ils pas
par un détour à la condition commune :
celle d'une existence difficile et contrariée
MONTAIGNE. 23
par les forces du dehors, mais ayant en elle-
même le moyen dé se suffire et de .^durer ?
Mais nous avons, dit-on, nos privilèges,
des occupations et des pensées auxquelles
nul autre être que l'homme ne peut pré-
tendre et qui font notre grandeur. Voyons-
les donc, serrons de plus près ces facultés
particulières et admirables ; détachons et
pesons tous ces diamants de notre cou-
ronne ; voyons si l'éclat n'en est pas faux
et s'il est bien difficile de les réduire en
poussière. Est-ce la guerre qui justifie notre
orgueil? C'est, en effet, la plus grande et
la plus pompeuse des actions humaines;
mais s'il y a de la gloire à s'entre-détruire,
cette glorieuse fureur n'est point particu-
lière à l'homme, et deux essaims, se dispu-
tant une ruche, combattent aussi vaillam-
ment que deux armées. Les taureaux savent
aussi bien que nous lutter et mourir pour
un pâturage du pour une génisse. Nos
motifs, dit-on, sont plus nobles! En vé-
rité ! Allez au fond de toute guerre, et voyez
24 MONTAIGNE.
de près ce qui fait couler le sang des hom-
mes; combien de causes plus misérables,
plus injustifiables que la possession d'une
ruche ou d'un pré leur mettent les armes à
la main et les décident à se chasser les uns
les autres du champ de l'existence ! Nous
pouvons davantage pour nous nuire, mais
la volonté qui nous pousse à employer ces
moyens terribles n'en est point pour cela
plus élevée ni plus respectable. Nous
voulons nous agrandir, tout absorber en
nous, confondre les limites de notre être
avec celles mêmes du monde ; ainsi le veut
toute créature vivante, et de là vient que
toutes s'entre-choquent et se détruisent.
Pareils appétits agitent un ciron, un élé-
phant, un puissant monarque. Mais pour-
quoi être si fiers de sentir en nous, comme
tout ce qui existe, et de traduire à notre
manière cette secrète impulsion de la na-
ture qui, dans chacune de ses créations,
tend avec excès à la vie et qui se limite et
se contient elle-même par la mort ?
MONTAIGNE. 25
Si la guerre n'est point faite pour enfler
notre orgueil, est-ce donc la science qui le
justifie ? De quel usage, de quel prix est
pourtant la science, à moins quelle ne
serve à nous révéler notre ignorance et
notre faiblesse, et à nous rendre pins hum-
bles à mesure que nous savons davantage,
comme on voit les épis les plus chargés de
blé s'incliner le plus bas vers la terre?
Qu'est-ce que la science vue de près,
sinon un amas d'incertitudes? Savons-nous
si cette exaltation même de notre esprit,
que nous croyons féconde, n'est pas une
maladie, une affliction et une déception de
la nature ? Quelle imperceptible différence
« entre la folie et les gaillardes eslevations
d'un esprit libre! » La philosophie est le
plus sublime effort de la science humaine,
mais que produit cet effort ? un vain con-
flit d'opinions également incertaines, une
lutte bruyante et stérile, un « tintamarre
de cervelles, » des imaginations qu'on
cherche à transformer en raisonnements,
26 MONTAIGNE.
mais qui n'ont pas plus de corps que de
base. C'est une poésie sophistiquée et rien
de plus, Elle peut servir d'amusement à
l'esprit, d'occupation à la vie, nous dis-
traire de nos maux par une recherche qui
peut durer toujours, puisqu'elle est sans
objet réel et sans terme, mais c'est pré-
somption et folie que d'en espérer davan-
tage. Quant aux religions (sauf une seule,
que Montaigne laisse de côté plutôt qu'il
ne la met à part), n'est-ce pas le plus
vaste champ ouvert à la folie humaine,
n'est-ce pas là qu'elle s'est donné carrière
avec le plus de complaisance? Il y a un
trait commun entre tous les produits, si
divers qu'ils soient, de ce grand délire :
c'est notre penchant à tailler Dieu sur
notre mesure, à nous considérer nous-
mêmes comme le centre du monde, comme
l'objet de toute cette action, de tout ce
mouvement, de tout cet ordre, à nous
adorer enfin nous-mêmes dans notre image
agrandie, embellie etplacée de nos propres
MONTAIGNE. 27
mains au faîte de ce vaste univers. Ce ré-
sultat uniforme des religions indique assez
clairement qu'elles ne sortent que de notre
ignorance et de notre orgueil, et qu'avec
des prétentions plus imposantes que la phi-
losophie, elles ne nous en apprennent pas
davantage sur le monde et sur nous-mê-
mes. Elles ne rompent donc pas plus que
la philosophie l'effrayant tête-à-tête dans
lequel nous sommes enfermés avec notre
propre intelligence ; elles nous montrent
seulement à l'œuvre dans la région des
chimères, cet égoïsme de la pensée et cet
instinct envahisseur que nous portons dans
les affaires réelles de la vie, et qui nous
sont à divers degrés communs avec toutes
les créatures. N'est-ce pas de ce même
égoïsme qui repousse toute limite dans la
durée, et qui veut survivre à la destruction
même du corps, que nous viennent tant
de théories sur l'immortalité, tant de
visions sur un autre séjour conforme en
tout point à nos désirs, arrangé tout exprès
28 MONTAIGNE.
pour l'accomplissement de nos vœux, pro-
pice à une sorte de dilatation infinie de
notre être? Somnia non docentis, sed
optantes, comme disait un ancien, qui re-
trouvait aussi la source de cette croyance
à l'immortalité dans l'âme elle-même, avide
de vivre et quêtant partout des consolations
et des espérances.
Quoi d'çtonnant d'ailleurs si la science,
la philosophie, les religions ne peuvent
rien atteindre de certain ni de solide,
puisque nos opinions elles-mêmes sont
soumises à un continuel changement et au
rapide mouvement de tout ce qui nous
entoure ? Je n'ai pas pensé hier ce que je
pense aujourd'hui; ma pensée de demain
sera autre chose encore. Je ne suis pas le
même homme qu'il y a un an ; mon esprit
est traversé par un flot ininterrompu de
pensées qui ronge et renouvelle le lit et les
rives de ce fleuve invisible, comme le flot
de matière qui traverse incessamment mon
corps le dévore et le renouvelle. Même
MONTAIGNE. 29
instabilité , même changement dans les
opinions générales que dans nos croyances
particulières ; c'est que le même courant
qui m'emporte emporte le monde, et qu'il
lui est aussi impossible qu'à moi de prendre
pied et de s'arrêter à quelque certitude.
Notre intelligence et les choses, ce qui voit
et ce qui est vu, ce qui juge et ce qui est
jugé, n'ont rien de stable; tout s'écoule
comme un torrent, et nous prétendrions
attacher quelque valeur durable à nos im-
pressions d'un jour! Voyons-nous, de
plus, les choses telles qu'elles sont ? Qui
l'oserait dire ? Un sens de moins, et voilà
un autre univers. Un aveugle -né, un sourd
auront-ils jamais l'idée du son ou de la
couleur ? Si un sens de moins nous fait un
autre monde, qui peut dire qu'un sens de
plus ne bouleverserait pas toutes nos con-
naissances ? La prétendue vérité de nos
cinq sens serait-elle la vérité de six sens
ou de huit ? Supposons pourtant ce miracle
que nous puissions voir avec clarté, et
30* MONTAIGNE.
d'une manière uniforme tout ce qui nous
entoure , que nous soyons d'accord sur
toute chose avec nous-mêmes et avec les
autres, avec nos descendants et avec nos
ancêtres; qu'au lieu de cette mer vaste,
trouble et ondoyante des opinions humai-
nes, nous ayons sous les yeux, comme dans
un miroir limpide et fidèle, l'image con-
stante d'une vérité avouée en tout lieu et
de tout temps par l'humaine raison, Cette
vérité perpétuelle et générale cessera-t-elle
pour cela d'être humaine, c'est-à-dire
d'être un produit particulier de l'intelli-
gence de l'homme, l'expression d'un rap-
port constant entre les choses et ses or-
ganes, une façon devoir et déjuger propre
à notre espèce mise en face de la nature ?
Mais où est le lien, le rapport nécessaire,
le point de contact et de passage entre cette
vérité tout humaine et la vérité absolue à
laquelle nous avons la prétention d'at-
teindre? Accordons un instant qu'une
chose soit vraie pour tous les hommes et
MONTAIGNE. 31
sur toute la terre : ce ne serait jamais
qu'une vérité de l'homme et de la terre ;
où sont ses titres à valoir quelque chose,
à exister au delà ? Nous ne sommes pas
plus près du ciel lorsque nous sommes sur
le mont Cenis que si nous étions au fond
de la mer ; nous pouvons de même amas-
ser en un monceau toutes les opinions de
notre race, leur donner une consistance
factice et une unité trompeuse, en faire
une haute et solide montagne sur laquelle
flottera le drapeau de notre raison, rien ne
comblera le vide infini et infranchissable
qui séparera ce petit amas de vérités à
l'usage de l'homme du séjour inaccessible
où la vérité absolue réside. Supposons que
nos intelligences soient courbées sous une
même loi : c'est une loi municipale que
nous alléguerons ; qu'a-t-elle à faire avec
la loi universelle ? Lucrèce a bien dit :
Terramque et solem, lunam, mare, caetera quse sunt
Non esse unica , sed numéro magis innumerali.
Qui pourra soutenir -que pour être va-
32 MONTAIGNE.
labiés ici-bas les lois de notre raison soient
observées dans un seul de tous ces mondes ?
Quoi ! il suffit d'aller d'ici aux Indes pour
voir tout changer, les plantes, les ani-
maux, les hommes, et cette variété, déjà
si marquée dans un si petit espace, ne vous
avertirait pas de la diversité prodigieuse et
infinie qui est sans doute répandue dans ce
vaste univers ! Confinés dans notre étroit
et mobile séjour, prenons nos imaginations
pour ce qu'elles valent, n'attribuons pas à
nos pensées une domination extérieure à
laquelle elles ne sauraient prétendre ; sa-
chons demeurer dans notre incertitude.
Convenir de cette incertitude et en recon-
naître les causes, voilà, selon Montaigne,
le dernier terme de notre raison ; en pren-
dre notre parti et vivre dans la modération
que l'incertitude conseille, voilà le dernier
effort de notre sagesse. N'affirmons donc
aucune chose, pas même que nous doutons,
car c'est encore trop dire ; disons plutôt :
Que sais-je? Nous serons d'autant pluséle-
MONTAIGNE. 33
vés parmi les intelligences et d'autant plus
heureux parmi les hommes que nous regar-
derons de plus haut et d'un œil plus tran-
quille les affirmations téméraires auxquelles
ils se livrent et les passions violentes qui,
nées de ces affirmations mêmes, les empor-
tent pour leur malheur dans des agitations
stériles.
C'est presque en secret et comme à l'o-
reille que Montaigne nous communique
dans cette Apologie de Rairhond Sebond
cette doctrine développée du doute de la-
quelle toutes ses pensées découlent. Il nous
conseille de la garder pour nous-mêmes,
de ne nous en servir que rarement, et
comme d'un coup désespéré, contre ces
esprits dogmatiques dont le despotisme et
l'orgueil peuvent parfois pousser à bout le
sage. Il n'a garde de souhaiter que le vul-
gaire s'engage dans cette route dangereuse
qui mène au delà des limites de la raison,
et dans laquelle un esprit faible peut per-
dre à chaque pas un de ses motifs de se
3
34 MONTAIGNE.
bien conduire. Il faut au contraire que
l'homme soit bridé de lois, de religions
et de coutumes, et poussé dans un chemin
battu sous une forte tutelle. Mais cette
humiliante nécessité n'existe point pour
l'âme tempérée du sage, qui sera d'au-
tant plus en équilibre , d'autant plus
éloignée des désirs immodérés et des
actions violentes qu'elle sera mieux in-
struite de sa propre ignorance, de sa
faiblesse et du néant de tout ce qui agite
les hommes.
Cette doctrine est pour Montaigne autre
chose qu'un mystère, c'est une sorte de
retraite intellectuelle qu'il s'est ména-
gée au milieu de la tempête qui sévissait
autour de lui et qui rendait périlleux les
abords mêmes de sa demeure. Tout ce tu-
multe expirait au pied de la tour qui con-
tenait sa chambre d'étude, interdite aux
membres mêmes de sa famille, asile invio-
lable réservé au libre essor de sa pensée.
Ce qu'il appelle en son langage si familier
MONTAIGNE. 35
et si clair son arrière-boutique n'est pas
autre chose que cette façon paisible et dés-
intéressée de voir les affaires humaines,
et d'y laisser errer sa curiosité sans jamais
y engager trop avant son cœur. Ce n'est
point cependant qu'il renonce a examiner
les pensées de ses semblables, à juger leur
conduite, à choisir même entre leurs opi-
nions, à distribuer, selon l'impression du
moment, le blâme ou la louange. Toujours
équitable à force de lumières, toujours to-
lérant à force d'intelligence, il n'en est pas
moins comme tout le monde , dogmatique
à son heure, et prend volontiers parti plus
éloquemment que tout le monde contre ce
qui lui déplaît ou l'offense. Qui a mieux
raillé le pédantisme, flétri la cruauté , cé-
lébré l'amitié? Qui a donné de plus sages
conseils pour élever sans violence une âme
ingénue qu'on veut préparer à l'honneur
et à la liberté ? Qui a pris enfin, en des
termes plus forts et avec une sympathie
plus généreuse , la défense des honnêtes
36 MONTAIGNE.
gens et des bons citoyens opprimés par la
fortune ? Qui a mieux parlé de Brutus et
de Caton ? Certes , lorsqu'on admire ce
respect religieux de Montaigne pour la
vertu courageuse et malheureuse et le lan-
gage presque divin qu'il trouve pour célé-
brer les belles actions qui l'émeuvent, on
est un moment tenté de croire qu'ayant de
bien loin devancé Rant dans son inflexible
distinction entre les vérités à la mesure de
l'homme et la vérité absolue soustraite à
son empire, il l'a devancé de même en re-
trouvant dans la loi morale et dans l'idée
du devoir un nouveau chemin vers la cer-
titude. Aurait-il donc voulu, comme l'es-
sayera Kant, emporté par ce même torrent
du doute universel, s'attacher à l'idée du
devoir d'une étreinte désespérée , et re-
monter, par la certitude d'une loi morale,
à toutes les autres certitudes ? Ne cherchez
rien de semblable dans la pensée de Mon-
taigne ; il n'a point de ces profondeurs, il
ne connaît aucun de ces détours et ne se
MONTAIGNE. 37
soucie point du but où ils pourraient le
conduire. Il vous accorde volontiers que
certains hommes le touchent, que certaines
vertus le ravissent et l'élèvent par l'en-
thousiasme au-dessus de lui-même ; mais à
qui voudrait l'accuser de se contredire en
admirant si fort une vertu qui ne repose
sur aucune règle et l'accomplissement d'une
loi morale qu'il ignore , il n'opposerait
i nulle défense. Les contradictions ne l'ef-
frayent point, et il ne leur cherche aucune
issue, il les reconnaît et les accepte, il leur
fait même bon accueil ; son scepticisme les
peut contenir toutes, elles peuvent s'accu-
muler et se mouvoir à l'aise dans cette vaste
enceinte.
Il faut donc le prendre tel qu'il est, et,
tel qu'il est, nul esprit bien fait ne le trou-
vera inutile. Si on veut laisser de côté le
fond de sa pensée et se borner à la suivre
dans ses courses vagabondes, il est peu de
sujets sur lesquels il ne nous laisse , en
des termes qui ne s'effacent plus de l'es-
38 MONTAIGNE.
prit, une impression salutaire ; c'est une
perpétuelle leçon de tempérance et de mo-
dération qu'un tel livre, puisque toute opi-
nion extrême y est combattue et qu'on y
sent partout le désir d'être équitable.
Ajoutez-y cette sincérité sans égale qui est
un exemple en même temps qu'un charme,
et qui nous montre dans une complète
ouverture de cœur la plus puissante des
séductions que puisse exercer un écrivain.
Si l'on veut aller pourtant au fond de sa
doctrine et se mesurer avec ce scepticisme,
quelle que soit l'issue diverse d'un tel
combat , selon la nature de celui qui s'y
livre , on ne sort guère de cette étreinte
forte et douce sans en rapporter un esprit
plus large , une vue plus élevée et plus
impartiale des choses humaines. Quelque
solution qu'on donne soi-même aux ques-
tions débattues par Montaigne, on en a du
moins compris la grandeur, et l'on a senti
du même coup qu'elles sont le plus noble
et le plus fort aliment que l'homme puisse
MONTAIGNE. 39
donner à l'activité de sa pensée. Il est
certes bien des âmes qu'il ne détachera
pas de leur certitude, et il est bien loin de
souhaiter qu'elles s'en détachent ; mais il
est peu d'âmes cultivées qu'il ne soit ca-
pable d'ébranler pour leur bien et aux-
quelles il ne puisse donner une secousse
vivifiante qui leur fera sentir davantage un
jour l'inestimable douceur de la conviction
et du repos. Comment oublier enfin qu'é-
crivant avec une pleine liberté dans une
langue jeune encore et capable de céder
sans effort sous sa main? il y a trouvé pour
sa pensée si mobile et si vive le plus riche,
le plus souple et le plus léger des vête-
ments , qu'il a toujours atteint ou plutôt
rencontré F expression la plus juste et la
plus forte, si bien qu'on ne peut imaginer
mieux dites les choses qu'il a voulu dire,
que les changements survenus dans notre
idiome, moins caressant et moins flexible,
ont plutôt augmenté qu'obscurci le charme
de sa parole, et qu'on peut encore aujour-
40
MONTAIGNE.
d'hui mesurer au plaisir qu'on éprouve
en le lisant le progrès qu'on a fait dans
l'art de comprendre notre langue et de la
goûter ?
LA BOETIE
f (
LA BOÉTIE
I
K?
sfèSS
éé
es lettres ont comme la guerre
leurs héros enlevés à la fleur de
l'âge et au milieu de leur pre-
mière victoire. Elles peuvent montrer leurs
Hoche, leurs Marceau, leurs Desaix, qui
ont traversé si vite la scène du monde, que
la gloire a eu à peine le temps de toucher
leur front, et que leur vie, pleine de pro-
44 LA BOETIE.
messe, n'a été qu'une belle aurore. LaBoétie
est un des plus attrayants parmi ces illus-
tres morts, et il est peu de figures sur les-
quelles nos regards puissent aujourd'hui
s'arrêter avec plus de profit pour nos
âmes.
C'est le souvenir de la Boétie qui a in-
spiré à Montaigne les pages les plus tou-
chantes qui soient sorties de sa plume. Si
ce traité de la Servitude volontaire, qui a
donné à Montaigne le désir de le connaî-
tre et qui a conduit ces deux belles âmes à
l'intimité la plus douce., eût été dérobé,
comme il a failli l'être, à la postérité, le nom
de la Boétie n'en serait pas moins sauvé de
l'oubli , grâce à cette peinture achevée de
l'amitié que Montaigne a placée sous son
invocation et inséparablement confondue
avec sa mémoire. Le chapitre sur l'amitié
ne pouvait périr, et le nom de la Boétie
ne pouvait plus en être arraché ; il est pour
ainsi dire la sève de ce bel arbre, le plus
gracieux peut-être de cette riche et capri-
LA BOÉTIE. 45
cieuse forêt des Essais, au milieu de la-
quelle il s'élève; on sent qu'il est habité par
une âme encore plaintive; on croit voir,
en l'approchant, un de ces lauriers ou de
ces cyprès dans lesquels les dieux de l'O-
lympe enveloppaient doucement à leur
dernière heure les mortels aimés qu'ils ne
pouvaient empêcher de mourir.
Montaigne nous peint donc d'un même
trait dans ce chapitre , l'amitié la plus
parfaite que les hommes puissent conce-
voir et l'amitié qui l'unissait à la Boétie.
C'est pour lui qui écrit et pour nous qui
le lisons une seule et même chose. Rien
n'y a manqué : ni cette inclination mys-
térieuse , antérieure à toute rencontre,
qui les faisait « s'embrasser par leurs
noms » avant de s'être vus , ni cette
prompte attraction des âmes qui les fit se
confondre au point d'anéantir leurs vo-
lontés particulières en les plongeant l'une
dans l'autre et en les transformant en une
seule, si bien qu'il leur eût été difficile de
46 LA BOÉTIE.
s'y reconnaître et de savoir qui des deux
avait voulu le premier ou voulu davan-
tage.ce qu'ils voulaient toujours ensemble.
Ce n'est point l'amitié qui unit le fils au
père, et qui est limitée par des réticences
aussi bien que tempérée par le respect ; ce
n'est point l'amitié du frère pour le frère
mêlée à l'idée du devoir et imposée par la
commune origine; c'est encore moins l'a-
mitié de l'homme et de la femme, qui n'é-
chappe guère à l'amour, soit que l'amour
s'y mêle pour la détruire un jour, soit
qu'il l'importune et la combatte en atti-
rant l'âme ailleurs. Non , c'est l'amitié
toute pure, forte de sa simplicité, fière de
son libre choix, sûre de l'emporter sur
tout et de survivre à tout. Dans ce libre et
noble commerce, les mots de bienfaits,
d'obligation, de remercîments, de recon-
naissance n'ont plus de pouvoir, ni de si-
gnification même, et l'on y goûte un bon-
heur plein et tranquille, inimaginable à
ceux qui ne l'ont point connu.
LA BOETIE. 47
Montaigne et la Boétie n'ont joui que
quatre ans de ce bonheur. Ce fut une courte
amitié, et Ton eût dit, à voir son ardeur,
qu'elle se sentait menacée de près par la
mort. Elle était en même temps animée et
ennoblie par ce souffle de la renaissance et
par cette jeune émulation avec toutes les
grandeurs du monde antique qui enflam-
mait alors tant de belles âmes : « Je vous
avais choisi parmi tant d'hommes, disait la
Boétie à Montaigne sur son lit de mort, pour
renouveler avec vous cette sincère et ver-
tueuse amitié de laquelle l'usage est par les
vices dès si longtemps éloigné d'entre
nous, qu'il n'en reste que quelques vieilles
traces en la mémoire de l'antiquité. » Cette
amitié était à l'épreuve de tout et bravait
les distractions de l'amour. Montaigne
nous dit, dans un superbe langage, que de
ces deux passions l'une maintenait sa route
d'un vol hautain et superbe, et regardait
dédaigneusement passer l'autre au-des-
sous d'elle. Pour la Boétie , on n'écrit
48 LA BOETIE.
point sans avoir aimé quatre vers comme
ceux-ci :
J'ai vu ses yeux perçants , j'ai vu sa face claire ;
Nul jamais sans son dam ne regarde les dieux ;
Froid, sans cœur, me laissa son œil victorieux,
Tout étourdi du coup de sa forte lumière ;
mais il n'est pas douteux que Montaigne
n'ait possédé après tout et jusqu'au bout
le meilleur de cette belle âme.
Ils étaient faits pour s'entendre ; même
amour du beau , même goût pour l'anti-
quité, même modération en toutes choses.
Après la mort prématurée de son ami et
tout désireux qu'il est d'honorer sa mé-
moire ? Montaigne renonce à publier la
Servitude volontaire, parce que cet écrit a
déjà servi de texte à ceux qui veulent trou-
bler l'Etat sans savoir s'ils pourront l'amen-
der. Et nous entendons la Boétie, près d'ex-
pirer, exhorter doucement le frère de
Montaigne, M. de Beauregard, à fuir les
extrémités et à ne point se montrer âpre et
violent dans son désir sincère de réformer
LA BOETIE. 49
l'Eglise. Mais, malgré ce commun éloigne-
raient pour toutes les apparences d'excès,
il y avait en la Boétie une certaine ardeur
d'ambition et un penchant à intervenir
dans les affaires humaines, qui manquaient
à Montaigne. Il avait plus de confiance,
ou, si l'on veut , il se faisait plus d'illusion
sur la possibilité de donner à l'intelli-
gence et, à l'honnêteté un rôle utile dans
les divers mouvements de ce monde, Mon-
taigne nous avoue que son ami eût mieux
aimé être né à Venise qu'à Sarlat; plus
explicite encore dans une lettre au chan-
celier de l'Hôpital, il regrette que la Boétie
ait « croupi aux cendres de son foyer do-
mestique , au grand dommage du bien
commun. Ainsi, ajoute- t-il, sont demeu-
rées oisives en lui beaucoup de grandes
parties desquelles la chose publique eût pu
tirer du service et lui de la gloire. » On
croirait volontier s entendre dans ce regret
le murmure de la Boétie s'exhalant après
sa mort par cette bouche fraternelle : mais
4
50 LA BOÉTIE.
lui-même enlevé , comme Vauvenargues
devait l'être un jour, à la fleur de 1 âge, a
laissé échapper en mourant ce que Vauve-
nargues avait répété toute sa vie : « Par
adventure, dit-il à Montaigne, n'étois-je
point né si inutile que je n'eusse moyen de
faire service à la chose publique ? Quoi
qu'il en soit, je suis prêt à partir quand il
plaira à Dieu. »
Rien de plus tranquille ni de plus beau,
rien de plus propre à servir de soutien et
d'exemple que cette mort, telle que nous
l'a peinte Montaigne, qui en était letémoin
et qui se voyait lentement arracher la
moitié de lui-même. La grandeur d'âme
s'y montre à découvert, non ptfint par de
vifs éclats et par d'orgueilleuses pensées,
mais avec une lumière égale et constante
que nos yeux peuvent endurer, qui élève
notre esprit sans secousse et qui nous ré-
chauffe le cœur. Notre façon d'accueillir
la mort dit mieux que tout le reste de nos
actions ce que nous sommes ; la fin de la
LA BOETIE. 51
Boétie est de celles qui honorent L'espèce
humaine ; la mort venant avant son heure
fut rarement acceptée et embrassée de
meilleure grâce. Il remplit ses derniers
devoirs envers tout le monde comme en-
vers Dieu, il se résigne à tout quitter sans
cesser d'aimer ceux qu'il aime ; il exhorte,
il console, il est courageux et tendre ; il cite
les anciens et il est plein de l'Evangile ; ce
que l'antiquité a de plus ferme, ce que le
christianisme a de plus humble et de plus
doux, se rencontre dans son cœur et sur ses
lèvres ; rien ne lui manque enfin de ce que
l'humanité a trouvé de plus noble et de
meilleur pour se soutenir à travers cet
obscur passage et pour s'encourager à re-
garder au delà, afin de le mieux franchir.
Tel était l'homme qui, dans la première
ferveur de la jeunesse, a écrit en l'hon-
neur de la liberté contre les tyrans, comme
dit Montaigne, cet éloquent traité de la
Servitude volontaire. Bien que l'inspira-
tion de l'antiquité y soit à chaque pas re-
52 LA BOÉTIE.
connaissable , ce n'est point un de ces
traités dogmatiques à la façon des anciens,
dans lequel on rechercherait avec méthode
la nature de la servitude et l'explication
de ses causes ; c'est une pure invective
contre la lâcheté des peuples trop prompts
à rendre leurs armes à la tyrannie et à
s'endormir dans l'obéissance. Le jeune
discoureur ne peut revenir de la surprise
que cet aveuglement lui cause. Qu'un seul
homme, et le plus souvent le moins redou-
table et le moins respectable de tous,
selon l'ordre de la nature et de la raison,
soit accepté ou plutôt subi pour maître,
qu'on lui abandonne ses biens, sa liberté
et parfois l'honneur des siens et son pro-
pre honneur, tout ce qui fait enfin le prix
de la vie, comment cela peut-il se faire ?
par quel renversement des instincts natu-
rels un .si triste prodige peut-il s'accomplir
et durer ? Il n'a pourtant que deux yeux,
deux mains comme les autres, mais ce sont
précisément les mains et les yeux de ceux
LA BOËTIE. 53
qui le servent avec trop de complaisance
qui lui donnent sur tous cet irrésistible
empire. «Comment donc, s'écrie la Boé-
tie, vous oseroit-il courir sus, s il n'avoit
intelligence avec vous-mêmes ? Que vous
pourroit-il faire si vous n'étiez receleurs
du larron qui vous pille, complices du
meurtrier qui vous tue et traîtres de vous-
mêmes ? Vous semez vos fruits afin qu'il
en fasse le dégast, vous meublez et rem-
plissez vos maisons pour fournir à ses vo-
leries, vous nourrissez vos filles afin qu'il
ait de quoi saouler sa luxure, vous nour-
rissez vos enfants afin qu il les mène pour
le mieux qu'il fasse en ses guerres, qu'il
les mène à la boucherie, qu'il les fasse les
ministres de ses convoitises, les exécuteurs
de ses vengeances... » Et cependant les bêtes
mêmes essayent de se défendre contre celui
qui veut les conquérir : elles crient liberté
dans leur langage, mais l'homme soutient
lui-même son maître et ne peut prendre
seulement sur lui de le laisser tomber.
54 LA BOÉTIE.
De tous les maîtres qu'il peut avoir, le
pire, selon la Boétie, ce n'est point celui
qui règne par droit de conquête et qui
abuse sans scrupule de son butin ; ce n'est
point non plus celui qui a reçu son temple
comme un héritage et qui le traite en na-
turel esclave ; c'est celui qui « a le royaume
par l'élection du peuple, à qui le peuple
lui-même a donné l'Etat. » Il est pire, dit
la Boétie, parce que, résolu à ne « point
bouger » du sommet où Ton l'a mis, et
décidé « à rendre à ses enfants la puis-
sance que le peuple lui a baillée, » il a plus
à faire que les autres pour ce estranger ses
sujets de la liberté encore que la mémoire
en soit fraîche. » Sa tâche est donc plus
difficile que celle des autres; aussi est-il
réduit à l'exécuter avec plus d'énergie et
plus de violence.
Mais la faiblesse de la nature humaine
lui vient en aide, et ceux-là même qui ont
d'abord servi par force s'accoutument par
degrés à servir. Tout va mieux encore
LA BOETTE. 55
quand est éteinte la génération qui a vu la
liberté et que pour les nouveaux venus ce
n'est plus qu'un mot vide de sens. « Ceux
qui, en naissant, se sont trouvés le joug
au col, ne s'aperçoivent point du mal. »
Mais ils ont perdu tout ce qui fait la di-
gnité de l'homme, et quand on va de Ve-
nise à Constantinople, « nestimeroit-onpas
que sortant d'une cité d'hommes on est entré
dans un parc de bêtes? » Deux choses en-
tretiennent cette tyrannie, une fois fondée,
l'ignorance et le goût des vils plaisirs. Il
faut que le tyran donc proscrives les livres
et la doctrine qui donnent plus que toute
autre chose aux hommes le sens de se re-
connoître et de haïr la tyrannie ; » il faut
de plus qu'il leur prodigue les divertisse-
ments les plus capables de les énerver et de
les étourdir. C'est ainsi que Cyrus, maître
de Sardes, y établit avant tout des tavernes,
des théâtres, des jeux et tout ce qui pou-
vait favoriser le goût des plaisirs, et « il
se trouva si bien de cette garnison » mise
56 LA BOETIE.
dans Sardes, qu'il n'eut plus besoin d'y ti-
rer l'épée. De même à Rome, où les « théâ-
tres, les jeux, les farces, les gladiateurs,
les bêtes étranges, les tableaux et autres
telles drogueries étoient les appasts de la
servitude. » La tyrannie n'est pas toujours
aussi sincère dans son dessein d'efféminer
les hommes, mais la Boétie assure que
(( sous sa main » elle ne « pourchasse » ja-
mais autre chose. Et ce succès une fois ob-
tenu, qui dira l'abêtissement sous lequel
sert et languit cette multitude ? Les choses
les plus claires lui échappent, et il n'est
rien qu'on ne puisse attendre de sa stupi-
dité : « Tel, dit la Boétie, eût amassé au-
jourd'hui le sesterce (jeté au peuple), tel
se fût gorgé au festin public en bénissant
Tibère et Néron de leur belle libéralité,
qui le lendemain estant contraint d'aban-
donner ses biens à l'avarice, ses enfants à
la luxure, son sang même à la cruauté de
ces magnifiques empereurs, ne disoit mot
non plus qu'une pierre et ne se remuoit
LA BOÉTIE. 57
non plus qu'une souche. » Bien plus, la
foule dispense la plus entière popularité,
elle garde son meilleur souvenir non-seu-
lement à Jules César, qui « donna congé
aux lois et à la liberté, » mais à Néron
lui-même, non-seulement à ceux qui ont
fondé la servitude, mais à ceux qui l'ayant
trouvée établie en ont le plus abusé.
Quel est cependant le ressort, le fonde-
ment de cette servitude ? Qu'est-ce qui
intéresse tant de gens au maintien de ce
pouvoir despotique ? Quel sentiment porte
tant d'hommes à lui prêter les mains, les
esprits dont il a besoin et sans lesquels il
ne pourrait exister un seul jour? La Boé-
tie ne voit d'autre cause à ce concours
d'indispensables serviteurs que l'intérêt
personnel, se répandant de proche en pro-
che et rattachant les uns par les autres
une foule d'hommes à la tyrannie, qui de-
vient ainsi le centre de toutes les convoi-
tises et la source de tous les avantages.
Cinq ou six ont l'oreille du maître; ces
58 LA BOETIE.
six en ont six cents ic qui profitent sous
eux; ces six cents tiennent sous eux six
mille qu'ils ont élevés en état ; et qui vou-
dra dévider ce filet verra que non pas les
six mille, mais les cent mille, les millions
par cette corde se tiennent au tyran, qui
s'en aide, comme dans Homère Jupiter,
qui se vante, s'il tire la chaîne, d'amener
tous les dieux » Voilà, selon la Boétie,
le grand ressort du pouvoir despotique ;
c'est là le secret qu'il poursuivait de page
en page en se demandant comment la ty-
rannie pouvait exister et se soutenir sur la
terre; et cette organisation de la tyrannie
est d'autant plus funeste, que c'est « tout
le mauvais et toute la lie du royaume » qui
s'amasse autour du tyran par une attraction
naturelle, comme dans les corps les hu-
meurs affluent vers la partie malade. Triste
avantage d'ailleurs que d'être si voisin de
la souveraine puissance, exposé de si près
à ses brusques caprices ? N'est-ce pas Ca-
ligula qui disait en embrassant la plus
LA BOÉTIE. 59
chère de ses maîtresses : « O la belle tête
qu'un seul mot de moi peut faire tomber ! »
Evitons donc les tyrans ; tenons nos yeux
levés vers le ciel et gardons notre honneur
avec l'aide de Dieu, qui ne saurait aimer
l'avilissement de ses créatures.
Tel est ce traité, qui n'est, à vrai dire,
qu'un cri éloquent contre la servitude,
mais qui nous explique à peine en quoi elle
consiste et qui est bien loin de nous don-
ner la raison véritable de son existence. Ce
n'est point, en effet, nous découvrir le
ressort du pouvoir despotique que de nous
dire seulement qu'il intéresse de proche
en proche un grand nombre d'hommes à
son maintien et à sa prospérité. H y a des
causes plus profondes à ce fléau lorsqu'il
se déclare dans une société humaine et
qu'il la consume. Il revêt des formes di-
verses, il parle divers langages, il agit de di-
verses manières, et si la Boétie a saisi au
, vif quelques-uns de ses caractères les plus
généraux et les plus durables, il est bien
60 LA BOETIE.
d'autres traits importants de sa physiono-
mie qu'il a laissés dans l'ombre. Il n'a point
cherché où commence la tyrannie, où finit
le pouvoir légitime, nécessaire au maintien
de toute société humaine ; il n'a rien dit
qui pût nous aider à entrevoir en quel mo-
ment, de quelle façon la juste obéissance
qu'une créature raisonnable peut compren-
dre et souffrir perd son nom pour prendre
le nom honteux de servitude. En un mot,
il soulève plus de questions qu'il n'en ré-
sout, et en agitant avec une éloquence si
brûlante ce triste sujet de méditation pour
les plus nobles intelligences, il nous instruit
moins qu'il ne nous oblige à penser. Fran-
chissons donc les bornes un peu étroites
de ce discours et cherchons nous-mêmes
ce que c'est véritablement que la servi-
tude, à quoi on peut la recon naître et
d'où elle vient.
P
II
i la servitude n'était fondée ,
comme la Boétie paraît le croire,
que sur l'abêtissement du grand
nombre et sur l'intérêt personnel des mal-
honnêtes gens, groupés autour d'un pou-
voir despotique , elle n'aurait aucune
chance de durée, et on ne la verrait jamais
longtemps abaisser et ravager un peuple.
Elle a des fondements plus solides, et si
l'on étudie de près ce qui la soutient, on
découvrira, comme il arrive le plus sou-
vent, une parcelle de justice et# de vérité
qui prête sa force à un échafaudage de
mensonges. Rien de complètement faux
et d'absolument mauvais ne peut se soute-
nir dans le monde, et c'est dans un me-
62 LA B0ÉT1E.
lange, à la vérité fort inégal, de mal et de
bien qu'il faut chercher la raison de tout
fléau qui dure. L'obéissance est la condi-
tion inévitable et l'indispensable lien de
toutes les sociétés humaines ; c'est cette
obéissance juste et nécessaire qui, altérée
dans ses traits essentiels et détournée de
son but légitime , devient la servitude.
Mais alors même que cette obéissance est
ainsi gâtée et déshonorée, alors même
qu'elle a changé de nom aux yeux de tous
ceux qui pensent, elle n'en garde pas moins
une partie de sa vertu parce qu'alors même
on la sent nécessaire et qu'on ne peut songer
à s'en passer. L'art de la tyrannie consiste à
confondre cette obéissance avec la servitude
au point que les deux choses paraissent
n'en faire plus qu'une seule et que le vul-
gaire devienne incapable de les distinguer.
Les gens sages ne s'y trompent pas
aussi aisément que le vulgaire, mais ils
peuvent désespérer de séparer deux choses
si adroitement mêlées ; et s'ils ne voient
LA BOETIE. 63
aucun moyen de rendre à l'obéissance ,
sans laquelle la société ne peut vivre,
sa noblesse et sa pureté naturelles, les
plus honnêtes d'entre eux peuvent être
tentés de l'endurer sous la forme menson-
gère et pesante qu'on lui a donnée, plutôt
que d'ébranler inutilement tout l'État.
C'est ce genre de résignation qui s'est
appelé dans tous les temps et dans toutes
les langues , préférer la servitude à l'anar-
chie; et cette expression si familière n'ex-
prime pas autre chose qu'un certain déses-
poir de dégager l'obéissance raisonnable
et nécessaire de l'obéissance déréglée et
honteuse avec laquelle on l'a trop habile-
ment confondue. Ce désespoir, ou, si l'on
veut, cette défiance d'eux-mêmes et de la
fortune, poussée jusqu'à la résignation, que
les honnêtes gens peuvent ressentir, est
donc le fondement véritable de toute
tyrannie qui subsiste un certain temps sur
la terre. Elle ne se soutient, comme la
Boétie l'a clairement vu, que si on 1 en-
64 LA BOÉTIE.
dure ; mais on ne l'endure que par le dés-
espoir d'y porter remède, ou, ce qui re-
vient au même, par la crainte d'encourir
un mal plus grand encore en essayant de
s'en affranchir. Et ceux qui aiment à
réfléchir peuvent comprendre ici, sans
qu'il soit besoin de s'y arrêter, pourquoi
la servitude ne peut guère être accompa-
gnée, chez les peuples qui l'endurent,
d'aucune générosité de sentiments, d'aucun
bel effort de génie ou de vertu , pourquoi
il y a une guerre secrète et perpétuelle
entre elle et tout ce qui élève ou enhardit
le cœur de l'homme : c'est qu'elle provient
avant tout du découragement de l'âme
humaine, de l'impuissance que l'âme se
reconnaît ou se suppose, et que par là elle
tient de près aux idées et aux sentiments
les plus propres à nous énerver et à nous
alanguir.
J'ai dit sur quoi repose la servitude et
dans quel sens elle mérite, en effet, le nom
de volontaire. En quoi cependant consiste-
LA BOETIE. 65
t-elle elle-même ? A quel moment peut-on
dire qu'elle existe, à quel signe peut-on
reconnaître que la limite de l'obéissance
raisonnable est franchie et qu'une société
humaine, détournée du droit chemin par
les événements ou par une main coupable,
a fait le premier pas vers les tristes et mal-
saines régions de l'esclavage ? Cette limite
qui sépare l'obéissance nécessaire et légi-
time de la servitude est variable, selon les
lieux et les temps, selon l'état des sociétés
qui ont besoin de plus ou moins de disci-
pline pour se soutenir, selon l'état des
âmes qui peuvent accorder plus ou moins
d'obéissance sans s'abaisser. Ne croyez
point cependant vous échapper par ce
chemin, apologistes de la servitude, en
vous écriant que cette concession suffit,
qu'il est des sociétés où ce que nous enten-
dons par despotisme est nécessaire, et que
ce mot même est vide de sens puisqu'il
peut s'appliquer à des états tout différents.
Oui, la limite de l'obéissance légitime est
5
66 ' LA BOÉTIE.
variable, et ce qui pourrait être servitude
à Paris ou à Londres pourrait ne point
l'être à Constantinople ou à Ispahan ; mais
si cette limite est variable , on n'en est que
plus certain de la bien connaître où l'on
se trouve, et par sa flexibilité même elle
échappe à ces chances d'erreur que les
règles trop absolues ne peuvent guère
éviter. Du reste, cette flexibilité n'exclut
pas toute règle, et il est des signes constants
auxquels la servitude peut se reconnaître.
On peut dire qu'elle existe lorsqu'un peu-
ple est tenu éloigné du degré de liberté
dont il est évidemment capable, ou mieux
encore lorsqu'il est privé de la liberté dont
il a joui pendant un temps assez long
d'une façon régulière. Il est certain, par
exemple, qu'en se refusant à l'extension
des privilèges du Parlement aussi bien
qu'au maintien de quelques-uns de ses
anciens droits, Charles Ier tendait double-
ment à mettre le peuple anglais en servi-
tude, et que la révolution qui l'a renversé
LA BOETIE. 67
fut légitime. Il est plus évident encore
qu'en « donnant congé, » selon l'expression
admirable de La Boétie, « aux lois et à la li-
berté, » c'est-à-dire en confondant dans
leur main tous les pouvoirs, en se décla-
rant tribuns perpétuels du peuple y en
présentant leurs candidats aux fonctions
consulaires et en faisant des comices une
formalité vaine, César et Auguste ont ef-
ficacement, et pour toujours, réduit le
peuple romain en servitude.
Mais j'entends déjà qu'on triomphe de
ce dernier exemple et qu'on s'écrie: Si ce
changement d'état était nécessaire chez le
peuple romain, comme il peut l'être pour
d'autres, pourquoi le déplorer comme un
malheur, pourquoi le reprocher comme
un crime à ceux qui l'ont accompli ?
Pourquoi parler de tyran et de servitude ?
— Je demanderai à mon tour pourquoi les
choses inévitables changeraient de nom et
de valeur parce qu'elles sont inévitables,
et pourquoi l'asservissement d'un peuple
68 LA BOÉTIE.
cesserait d'être un malheur et un crime
parce que ses fautes, ses discordes, sa mol-
lesse, l'ont irrévocablement jeté sur cette
funeste pente et l'ont précipité vers cet
abîme. Ni le peuple qui s'est mis dans cet
état de souffrir et parfois d'invoquer
comme un bien % relatif un mal profond et
incurable, ni les hommes qui ont été choi-
sis par la destinée ou qui se sont sentis
appelés par leur perversité naturelle à
inoculer ce poison à leur patrie, ne sont
innocents et encore moins recommanda-
blés, par cela seul que les uns et les autres
se sont laissés aller au courant qui les
poussait tous ensemble. On voit et il se
passe sur la vaste scène du monde bien
des choses inévitables dont la nécessité ne
peut atténuer la laideur : la servitude est
de ce nombre et aussi le tyran qui doit
paraître en même temps .qu'elle ; il n'y a
point cependant de servitude honorable
ni de tyran innocent, et de tels mots ne
s'accorderont jamais dans les langues hu-
LA BOÉTIE. 69
maines. Nulle société ne s'est encore passée
de supplices; qui a jamais mis sa gloire à
être bourreau ? Je ne sais s'il faut ajouter
foi aux prédictions flatteuses qu'on nous
prodigue sur l'avenir de notre race; je ne
sais si nos descendants jouiront, comme
on l'assure, d'une paix profonde et d'une
inviolable liberté répandues sur toute la
terre , mais aussi longtemps que le monde
verra ce qu'il a toujours vu depuis qu'il
existe : des Etats se fornier et périr, des
sociétés se civiliser et se corrompre , des
peuples s'élever à la liberté, s'y maintenir
un certain temps, puis s'abîmer dans la
servitude , on aura beau remarquer ou
prétendre qu'une loi supérieure à tous nos
efforts provoque périodiquement et or-
donne ces décadences, il sera toujours beau
de s'en défendre, coupable d'en profiter,
honteux d'y concourir. Ne nous est-il pas
aussi ordonné à tous de mourir un jour ?
Ne devons-nous pas tous retourner en
poussière ? Et cependant le mal qui ter-
70 LA BOÉTIE.
mine notre vie est un fléau, et celui de
nos semblables qui nous l'arrache un
meurtrier.
Être tenu éloigné de la liberté dont on
est capable ou privé de celle dont on a
joui, voilà donc les signes constants de la
servitude; mais afin qu'il ne subsiste aucune
obscurité dans ces sortes de choses et que
notre mollesse n'ait point d'excuse, un
signe intérieur nous a été donné qui nous
avertit, à ne pouvoir nous y méprendre,
de notre état de servitude. C'est l'humi-
liation que nous ressentons en accordant
à notre semblable plus d'obéissance qu'il
ne lui en est dû selon l'ordre de la nature
et de la raison. Cette humiliation inté-
rieure est pour ainsi dire d'ordre divin,
en ce sens qu'elle est inévitable et involon-
taire, et que l'homme le plus dévoré de la
passion de servir sait qu'il sert, et se mé-
prise au dedans de lui-même presque autant
qu'il le mérite. Enfin, cette honte instinc-
tive est si bien le signe moral de la servitude,
LA BOÉTIE. 71
qu'elle suit la servitude à travers ses trans-
formations les plus diverses, et est enfer-
mée, comme elle, dans des limites varia-
bles selon les lieux et les temps. Un honnêle
homme de la cour de notre roi Louis XIV
pouvait, par exemple, ne point se sentir hu-
milié de certains actes de déférence que le
plus vil courtisan de nos jours hésiterait à
remplir envers le plus adulé des souverains
modernes ; d'un autre côté, ce Français du
dix-septième siècle n'aurait pu supporter
l'idée de témoigner à ce grand roi le respect
abject en usage chez les Mèdes et les Perses.
Cette humiliation intérieure est donc varia-
ble comme la servitude, et elle avertit que
la servitude existe parce qu'elle ne paraît
dans l'âme que si l'acte commis est réelle-
ment servilepar rapport au lieu et au temps
qui le voient se produire ; mais rien alors
ne peut l'empêcher de paraître et de crier
à la conscience de 1 homme qu'il est esclave
et qu'il se résigne à l'être. Cette voix de la
dignité humaine mortellement blessée s'en-
72 LA BOETIE.
tend plus aisément que jamais si la servitude
est nouvelle et si le souvenir d'un état
meilleur est récent, parce que la comparai-
son, impossible à éviter entre le présent et
un passé si voisin, rappelle sans cesse à
l'homme qu'il sert et qu'il est honteux de
servir. Plus la servitude est donc incontes-
table et réelle, plus cette humiliation, qui
en est le signe, est importune et vive, plus
il est interdit à l'homme de s'y méprendre
ou de l'oublier. En général, loin de lui
donner le désir d'être meilleur, cette hu-
miliation constante le rend pire ; car une
fois que l'homme a de bonnes raisons pour
se mépriser lui-même et qu'il en prend son
parti, il devient capable de tout. La Boétie
a donc bien fait de remarquer que la servi-
tude nouvellement établie devenait aisément
la pire de toutes, et qu'en ce genre de chute
on tombe d'autant plus lourdement qu'on
tombe de plus haut.
Ne perdons point de vue cette limite va-
riable de la servitude, et accoutumons-nous
LA BOETIE. 73
à ne point regarder la tyrannie comme in-
séparable de ces images violentes et gros-
sières dont les mœurs des anciens, le peu
d'étendue et le peu d'unité de leurs États
l'avaient entourée. La femme de bois et de
clous de Nabis qui meurtrissait en les ser-
rant dans ses bras les plus riches citoyens de
Sparte asservie jusqu'à ce qu'ils eussent fait
l'abandon de leur fortune, serait un meuble
fort inutile dans les temps modernes où la
collection régulière et savante des impôts
peut suffire à tous les besoins du maître.
L'arbitraire des exécutions dans l'ancienne
Rome, les ordres de mort envoyés par le
prince, le centurion et son glaive, la lan-
cette du médecin grec et l'effusion volon-
taire du sang dans l'eau tiède sont des vieil-
leries bonnes pour ces temps inhabiles où
la puissance souveraine devait suppléer par
la terreur à l'imperfection de ses instru-
ments, où l'on ne connaissait pas l'art de-
venu vulgaire de tout embrasser, de tout
contenir, de tout courber, d'étendre sur
74 LA BOÉTIE.
tous et partout comme un réseau vivant
d'autorité.
Bien plus; une société peut n'être en
proie ni au meurtre, ni au pillage, les droits
de chacun peuvent être même jusqu'à un
certain point respectés, et cette société peut
cependant par la violation évidente du
droit de tous, être réduite et maintenue en
servitude. Prenons un exemple qui nous
soit familier et considérons un instant l'An-
gleterre. Deux sortes de droits y existent
aujourd'hui et s'y appliquent sans être con-
testés par personne. Le premier, que j'ap-
pellerais volontiers le droit personnel, con-
siste en ce point, que chaque Anglaisa des
garanties fortes et nombreuses de n'être
lésé par le pouvoir ni dans ses biens ni dans
sa personne ; le second, qui mérite le nom
de droit national, consiste en ceci, que le
peuple anglais décide souverainement, par
le moyen de son Parlement et des ministres
qui en dépendent, de la politique extérieure
et intérieure du pays. N'est-il pas aisé de
LA BOÉTIE. 75
concevoir et d'imaginer un concours de
circonstances qui, sans porter atteinte aux
droits personnels de chaque Anglais, les
priverait tous ensemble de leur droit na-
tional? Ne peut-on supposer un nouvel état
de choses où leurs ministres ne relèveraient
plus de leurs assemblées, où la décision en
temps opportun de leurs plus grandes af-
faires serait enlevée à leur Parlement, où ce
Parlement enfin, atteint dans sa formation
par l'intervention excessive et prépondé-
rante du pouvoir central, ne serait plus que
l'ombre de lui-même ? Certes, l'Angleterre,
après ce grand changement, ne ressemble-
rait pas tout d'un coup à l'ancienne Rome
ou à la Syracuse de Denis le Tyran. On
pourrait y vivre avec sécurité, y trafiquer
avec liberté, y jouir de ses biens, les échan-
ger, les transmettre; ou pourrait même
parler de temps à autre de la marche des
affaires publiques et s'en plaindre, faire
même semblant d'élire et semblant de dis-
cuter; mais l'histoire qui va au fond des
76 LA BOÉTIE.
choses, et qui ne se paye pas de mots, dirait
qu'à partir de tel jour la mesure d'obéissance
que le peuple anglais devait à son gouverne-
ment a été franchie, en d'autres termes que
l'Angleterre a été ce jour-là réduite en servi-
tude, et le cœur humilié de chaque Anglais le
lui dirait à lui-même avec cette insistance et
cette clarté dont nous parlions tout àl'heure.
Il suffit maintenant que cette tyrannie
existe, ou, si l'on veut, que cette suppres-
sion d'une liberté capitale de fait et de
droit ait été accomplie, pour qu'aussitôt on
retrouve dans la société qui aurait éprouvé
ce malheur tous les caractères que La Boé-
tiea reconnus et signalés dans l'état de ser-
vitude. C'est une éternelle vérité que l'image
de cette chaîne, rattachant au tyran tous
ceux qui participent à son pouvoir et en
profitent, depuis le plus arrogant jusqu'au
moins redouté ; c'est une vérité que les pires
sont tout dabord attirés vers lui comme
les humeurs du corps autour d'une plaie
qui le dévore ; c'est une vérité que la foule
LA BOÉTIE. 77
ignorante est portée à l'aimer en raison de
son despotisme même, et à faire de son pou-
voir illimité le centre unique de ces espé-
rances sans bornes et de ce vague désir du
mieux qui couvent toujours au sein des
multitudes ; c'est une vérité qu'un tel ré-
gime est favorable à tous les genres de
plaisirs qui peuvent distraire les hommes
de leurs devoirs envers eux-mêmes ; c'est
enfin une éternelle vérité (et la plus hono-
rable pour la nature humaine) que ceux qui
se refusent à ces distractions vaines et qui
ne se laissent point aller à ce joyeux délire,
sont suspects, comme ceux dont la pâleur
déplaisait à César, de chercher à garder la
dignité de leur âme et de regretter la li-
berté perdue.
Quiconque a exprimé avec bonheur une
de ces vérités qui ne changent point et que
chaque pas de l'humanité confirme, est as-
suré de vivre dans la mémoire de notre
race, et mérite en effet de n'y point mou-
rir. La Boétie était un savant et ardent
78 LA BOÉTIE.
ami de l'antiquité, un poëte aimable et sou-
vent énergique ; il a fait de beaux vers, il a
traduit, avec une grâce digne d'Amyot, Y'E-
conomique y de Xénophon, la Ménagerie
comme il l'appelle d'un nom heureux et
juste que nous aurions dû garder ; rien de
tout cela cependant ne l'aurait fait vivre à
travers le temps. Mais Montaigne a écrit
sur lui un chapitre des Essais, lui-même il
a écrit la Servitude volontaire, et le voilà
immortel, car son nom est étroitement uni
aux mots d'amitié et de liberté, mots divins
que rien n'effacera du langage des hommes.
PASCAL
PASCAL
ier, croire et douter sont à
l'homme ce que le courir est
au cheval , dit quelque part
Pascal, au milieu de cette brillante pous-
sière de pensées si longtemps inédites , que
son manuscrit, lu avec attention et publié
avec un religieux respect , a rendues de-
puis une vingtaine d'années à la lumière.
6
82 PASCAL.
Ce n'est donc pas un spectacle rare que
de voir l'homme nier, douter ou croire,
et passer à travers ces divers états avec un
grand trouble d'esprit et de cruelles an-
goisses du cœur. Il n'est pas non plus ex-
traordinaire de voir l'homme, arriver par
cette incertitude ou par ses efforts pour la
fuir, et par la croyance même dans la-
quelle il veut se reposer, à une mélancolie
profonde , à un amer dégoût de tous les
biens de la vie, au désir ardent et inquiet
d'une félicité inconnue, sans mesure,
comme sans fin. Il se détourne alors de
tous les plaisirs, il méprise les plus hum-
bles, il reste froid devant les plus doux,
il se défie des plus nobles ; rien ne saurait
plus le tenter ni lui plaire, excepté ce
qu'il ne lui est permis ni de voir, ni d'at-
teindre en ce monde, et il se compare lui-
même, avec raison, à un cerf qui languirait
altéré au milieu de ses pâturages, écoutant
le murmure d'une eau lointaine et brûlant
de s'abreuver à une source invisible.
PASCAL. 83
Combien d'hommes avant et après Pas-
cal ont ainsi détourné leurs regards de
la terre, depuis ces religieux de l'Inde,
épris, bien des siècles avant le Christ, de
solitude et de silence , de mortifications
et de supplices, jusqu'à ceux de nos con-
temporains qui cherchent encore loin du
bruit la liberté de souffrir et de prier !
Mais de même que dans le chœur de la
tragédie antique quelqu'un parlait au nom
de la foule , les sentiments universels et
éternels de l'humanité trouvent dans quel-
ques hommes des interprètes si accomplis
ou si touchants, qu'ils semblent avoir parlé
pour tout le monde ; et chacun de ceux
qu'une pensée semblable anime reconnaît
dans leur parole la claire et forte expres-
sion de ce qui s'agite confusément en son
âme. Ce n'est jamais sans quelque juste
cause qu'un homme devient ainsi la voix
delà foule; et si pour nous , Français,
Pascal représente , mieux que tout autre,
ceux de nos semblables qui, tourmentés
84 PASCAL.
par le problème de la vie, l'ont résolu en
méprisant la vie et en aspirant au ciel, les
raisons ne manquent pas pour assurer à
son nom cette gloire douloureuse. Il a
éprouvé plus qu'aucun de ses semblables,
peut-être, le supplice de l'incertitude ; il a
voulu plus ardemment qu'aucun de nous
savoir le dernier mot de la destinée hu-
maine, et c'est l'intensité même de ce dé-
sir, devenu une angoisse, qui est le ressort
de son éloquence. Venu dans un temps où
notre langue allait toucher à sa perfection,
il a contribué à la rendre parfaite, et la
forte originalité de l'expression vient en
aide, pour faire durer ses écrits, ébauchés
et mutilés, à l'éternel intérêt de la pensée.
Enfin ce jeune homme avait reçu en nais-
sant des dons si beaux et si rares, il était
armé d'un génie si pénétrant, que l'admi-
ration , en le considérant , allait jusqu'à
l'épouvante, et nul ne peut dire jusqu'où
il se fût avancé dans Tordre des sciences
humaines, s'il ne s'était, dès le premier
PASCAL. 85
pas, arrêté et perdu clans la contempla-
tion de l'infini. Le doute fui avec violence,
la foi embrassée avec une sorte de déses-
poir, les passions étouffées plutôt que con-
tenues, la gloire dédaignée à l'âge même
où l'on voudrait mourir pour elle, le gé-
nie sacrifié ou plutôt enfermé dans un seul
objet et uniquement voué au salut des
âmes, la hauteur du caractère et de l'esprit
faisant un continuel effort pour s'anéantir
devant la croix , une vie languissante et
mortifiée dans un corps débile, une mort
prématurée auprès d'une œuvre incom-
plète , voilà l'histoire de Pascal , histoire
plus émouvante que si elle était remplie
d'événements extraordinaires , et digne
d'occuper un rang élevé dans les annales
humaines, puisqu'elle est entièrement com-
posée de ce genre particulier d'inquiétudes
et de douleurs qui fait la dignité de notre
nature, par cela même qu'il n'a rien à dé-
mêler avec les intérêts ici-bas.
Comment raconter une telle vie après
86 PASCAL.
l'inimitable récit que la sœur même de
Pascal en a laissé ? La simplicité de ces pa-
ges vraiment chrétiennes est ce qui con-
vient le mieux à ce grand homme. Quel
spectacle que celui de cet enfant, ques-
tionneur opiniâtre et ingénieux à l'âge ou
l'on balbutie encore, habile à discerner les
défaites et refusant d'en prendre son parti,
vraiment né pour savoir et déjà incapable
de s'arrêter en dehors de la vérité, ni de
se reposer ailleurs qu'en pleine lumière !
Ecarté de la géométrie, on sait comment
il l'invente ; on sait ses découvertes soli-
taires, les larmes silencieuses de son père,
effrayé et ravi de ce prodige, le conseil du
bon M. le Palleur, qui ce ne trouvait pas
juste de captiver cet esprit et de lui cacher
cette connaissance. » On le laisse donc se
plonger dans ces sciences si belles par
leur certitude, et il y jouit librement de
la vérité qu'il avait ardemment recherchée.
Mais dès sa vingt-quatrième année il dit
adieu aux sciences, et, touché d'une eu-
PASCAL. 87
riosité plus haute, il poursuit la vérité par
un chemin moins facile ; il croit la saisir
tout d'abord , il l'embrasse avec une ar-
deur qu'il répand autour de lui. Son
père, déjà chrétien, reçoit de son fils des
leçons d'austérité : sa sœur entre à Port-
Royal; tous ceux qui l'approchent sont
échauffés du feu qui le consume.
Cependant les infirmités l'avaient assiégé
dès sa jeunesse, et, depuis l'âge de dix-huit
ans, il n'avait pas connu un seul jour sans
douleur L'excès même de ses maux, l'or-
dre des médecins qui intéressent sa con-
science à la conservation de sa vie, le font
glisser dans le monde, et il ne tarde guère
à trouver quelque douceur dans les devoirs
et dans les agréments de la société hu-
maine. On ne peut guère douter que son
cœur ne fût ému, qu'il n'ait senti le plaisir
et la douleur d'aimer, qu'il n'ait enfin
joui et souffert pendant un temps bien
court de ce qui occupe longtemps la plu-
part des hommes. Est-il besoin de se de-
88 PASCAL.
mander ce qui le ramena brusquement à
de plus hautes pensées , à la grande et
unique affaire de sa vie ? Est-ce un acci-
dent auquel il échappa par une sorte de
miracle ? Est-ce cette nuit d'extase dont il
écrivit et conserva toujours , cousu dans
son habit, le singulier témoignage ? Est-ce
enfin la pieuse influence et l'exhortation
de cette même sœur, qu'il avait lui-même
poussée hors du monde et enflammée de l'a-
mour divin ? Ce fut tout cela peut-être, mais
ce fut avant tout l'irrésistible mouvement
de son propre cœur, l'obsession du grand
problème de la vie future, l'impossibilité
de s'en divertir par les objets ordinaires
de l'activité ou de la frivolité humaine,
l'irrémédiable dégoût de tout ce qui n'était
pas Dieu. Il abandonne donc tout ce qui
n 'est pas lui et va le chercher dans la retraite .
Dès le commence une vie de médi-
tations, ^stérités et de souffrances, le
plus souvent imposées par la nature, mais
acceptées par la volonté et presque savou-
PASCAL. 89
rées par la foi. Qu'il parle, qu'il prie, qu'il
écrive , qu'il s'entretienne avec quelques
amis touchés de la même passion des cho-
ses divines, il n'a plus qu'un sentiment et
qu'une pensée ; l'avenir de l'homme au
delà de ce monde, la façon de s'y prépa-
rer et le néant de tout le reste. S'il s'ou-
blie un instant hors de cette idée, ou s'il
sent s'élever en lui quelque fierté de l'avoir
et de la communiquer aux autres, s'il prend
plaisir à la louange, s'il s'enivre parfois de
sa propre parole, une ceinture de fer lui
rappelle, par ses morsures cachées, le peu
qu'il est et ce qu'il a résolu. Son désir ar-
dent de la béatitude, ses angoisses pour le
salut n'ont pourtant rien d'égoïste ; il
plaint les autres à l'égal de lui-même, il
voudrait les sauver des souffrances du
doute, des périls mystérieux de l'autre
vie, et comme on s'accorde à louer force
merveilleuse qu'il a reçue du .1 pour
pénétrer les esprits et pour remuer les
cœurs , il entreprend un grand ouvrage
90 PASCAL.
afin de conduire au repos de la foi ceux
qui languissent dans le monde, ou, ce qui
est pire, qui s'y trouvent heureux. Il veut,
dit-il, les tirer d'un mal dont il a souffert
lui-même, mais l'effort qu'il fait pour les
en tirer laisse voir qu'il n'en est pas guéri.
Il écrit par charité pure; écrivain vrai-
ment unique au monde par son détache-
ment à l'égard de son propre ouvrage et
par son mépris absolu de la gloire. Cepen-
dant ses maux augmentent ; toute applica-
tion lui devient impossible, et ses dernières
années sont une perpétuelle agonie. Alors
redoublent son humilité, son détachement
de tout lien terrestre, son amour inquiet
et ingénu pour les pauvres, sa patience ou
plutôt son goût pour la douleur : « Ne me
plaignez point, disait-il ; la maladie est l'état
naturel des chrétiens, parce qu'on est par
là comme on devrait toujours être, dans
la souffrance des maux, dans la privation
de tous les biens et de tous les plaisirs
des sens, exempt de toutes les passions qui
PASCAL. 91
travaillent pendant tout le cours de la vie,
sans ambition, sans avarice, dans l'attente
continuelle de la mort — » Il s'éteignit
plein de ces pensées.
Si nous considérons un moment cette
courte existence au même point de vue que
toutes les autres; si, voulant y appliquer
la règle habituelle de nos jugements, nous
nous demandons quelle place y a tenue ce
que nous appelons ordinairement le bon-
heur, nous trouvons à peine quelques in-
stants heureux dans cet étroit enchaîne-
ment de douleurs physiques et d'angoisses
morales. Pascal fut heureux, sans doute,
lorsque son jeune esprit, délivré des liens
dans lesquels l'avait retenu une prudence
excessive, put s'élancer dans les sciences
exactes et y trouver une solide pâture. 11
connut alors pendant un temps bien court,
mais dans toute sa plénitude, le bonheur
d'apprendre et de savoir, la joie ineffable
de découvrir. Il fut heureux encore dans
ces agitations variées du cœur, que son
92 PASCAL.
Discours sur les passions de T amour dé-
crit et explique avec une admirable déli-
catesse. Certes, Pascal amoureux ne ces-
sait pas d'être chrétien et philosophe. Son
amour n'est pas un transport aveugle et
n'a rien de l'ivresse ; il ne va jamais jus-
qu'à empêcher ce moraliste involontaire de
s'étudier lui-même. Son esprit curieux suit
avec application les mouvements de son
âme, et sa pensée mélancolique trouve dans
les défaillances mêmes de l'amour un nou-
vel aliment. Il s'étonne que l'amour ne
puisse se soutenir toujours le même, qu'il
faille « reprendre des forces pour mieux
aimer; » et il reconnaît « une misérable
suite de la nature humaine » dans ces las-
situdes inévitables du cœur. Néanmoins le
bonheur d'aimer et de souffrir en aimant
éclaire et échauffe ces pages éloquentes, qui
étaient si dignes d'échapper à l'oubli; et,
par une juste compensation de la nature,
cette attention soutenue et perçante de la
pensée, cette merveilleuse délicatesse d'im-
PASCAL. 93
pressions qui rendent un cœur si sensible
à toutes les imperfections de l'amour le
rendent aussi plus capable d'en apercevoir
et d'en goûter toutes les délices. Pascal
dut encore être heureux, ne fût-ce qu'un
jour, du succès éclatant des Provinciales;
non-seulement parce qu'il aimait avec
passion sa cause et ses amis, non-seu-
lement parce qu'un tel polémiste ne pou-
vait, quoi qu'il fît, être tout à fait in-
sensible au plaisir d'avoir porté un coup
si sûr et de voir chanceler l'adversaire, mais
parce que son ouvrage était vraiment ad-
mirable et qu'il ne pouvait éviter de le sen-
tir. Il aimait en tout la perfection, et c'est,
nous dit sa sœur, « une des choses sur les-
quelles il s'examinait le plus que la fantai-
sie de vouloir exceller en tout, comme se
servir en toutes choses des meilleurs ou-
vriers et autres choses semblables. » 11 di-
sait souvent, par exemple, qu'il fallait ser-
vir les pauvres pauvrement, c'est-à-dire
chacun selon son pouvoir, sans grand des-
94 PASCAL.
sein, sans excellence, comme nous dirions
aujourd'hui sans prétention. Pourtant ce
grand et délicat esprit était attiré et séduit
plus qu'il ne voulait par l'excellence; l'ou-
vrage bien fait dans tous les genres lui
donnait malgré lui du plaisir, et la perfec-
tion des Provinciales, son ouvrage, ne
pouvait manquer de chatouiller son cœur.
Si l'on veut enfin tenir compte de tousses
instants de bonheur, qui peut dire combien
de fois, au milieu même de ses plus dures
austérités et de ses inquiétudes les plus
vives, il a joui, à défaut d'autre plaisir, du
plaisir de se combattre et de se vaincre,
de s'immoler et de sentir tout le prix
de son sacrifice? « Quel mal vous arri-
vera-t-il en prenant ce parti? » dit-il lui-
même dans cette page saisissante où il
presse l'incrédule de parier pour «Dieu et
pour l'autre vie : « Quel mal vous arrivera-
t-il ? vous serez fidèle, honnête, humble,
reconnaissant, bienfaisant, sincère, ami vé-
ritable. A la vérité, vous ne serez point dans
PASCAL. 95
les plaisirs empestés, dans la gloire, dans
les délices : mais n'en aurez-vous point
d'autres? » Ce sont ces autres plaisirs mê-
lés à ses longues tristesses qu'on ne peut
connaître, parce qu'ils sont restés entre
Dieu et lui ; c'est un genre de compte qui
ne se règle point ici-bas, et c'est le besoin
instinctif de le voir régler un jour qui
force l'homme à lever si souvent les yeux
vers le ciel.
Mais ce qu'on voit de sa vie et surtout
ce qu'il nous montre de lui-même toutes
les fois qu'il décrit avec un accent si per-
sonnel et si vrai la nature de l'homme,
permet de penser que la paix de l'esprit lui
a été presque toujours étrangère, et que la
foi même, à laquelle il s'attachait par un
acte de volonté dans lequel on sent l'effort,
était le plus souvent impuissante à calmer
les troubles de son cœur. Cette instabilité
des choses humaines, cette fragilité des
attachements les plus nobles ou les plus
doux, cette fuite perpétuelle de tout ce qui
96 PASCAL.
nous entoure et de nous-mêmes, dont les
moralistes aiment à nous entretenir, sans
en être toujours réellement émus, dont
nous parlons souvent, tous tant que nous
sommes, non point sans y croire, mais sans
y penser assez fortement pour en souffrir,
étaient pour Pascal d'une effrayante réalité ;
bien que cette idée fût toujours pré-
sente à son esprit, elle ne fut jamais pour
lui émoussée par l'habitude ; il la considé-
rait toujours avec une émotion aussi vive
et aussi profonde que si elle venait de l'as-
saillir, et toutes les fois qu'il l'exprime,
c'est avec une anxiété si sincère, un désir si
ardent de nous en pénétrer, qu'on croit le
voir et l'entendre nous annonçant le néant
du monde et nous suppliant d'en sortir,
comme le prophète hébreu avertissait les
habitants de Ninive de leur destruction
inévitable et prochaine. Soit qu'il déve-
loppe cette pensée en quelques pages,
comme dans l'admirable Ecrit sur la
conversion du pécheur, soit qu'il la laisse
PASCAL. 97
échapper comme une plainte ou comme un
cri de terreur devant « le silence éternel
de ces espaces infinis » qui nous entourent,
devant cet « univers muet » qui nous dé-
vore et se dévore lui-même, il en est as-
siégé et tourmenté comme on le serait d'un
mal physique qui ne nous laisserait aucun
repos, et la tradition qui nous le montre
effrayé d'un abîme matériel et visible, tou-
jours ouvert à ses côtés, nous donne l'image
la plus fidèle et la plus sensible de l'état
de son âme. C'est cet état qu'il ne pouvait
endurer, et s'il voulait si opiniâtrement y
amener les autres, c'était avec l'espoir
qu'ils le trouveraient comme lui intolérable
et qu'ils se demanderaient avec angoisse
par quel chemin on en peut sortir. « Je ne
puis approuver, » dit-il au début de son
grand ouvrage, « que ceux qui cherchent
en gémissant. » Ces deux mots racontent
sa vie ; il a cherché en gémissant, voyons
ce qu'il a trouvé.
II
ïen ne ressemble plus à des ruines
^clque les matériaux de quelque
vaste édifice, s'ils sont restés
épars sur le sol, et l'œil contemple avec la
même tristesse ce que l'homme n'a pas
achevé et ce que le temps a détruit. Cette
grande apologie de la religion chrétienne
que Pascal avait conçue et qu'il avait com-
mencé d'écrire nous offre à peu près le
même aspect dans les éditions fidèles qu'on
en a publiées de nos jours, que si un anti-
que manuscrit, à moitié consumé ou im-
parfaitement déchiffré, n'en avait livré que
quelques fragments à la curiosité humaine.
Ces chapitres ébauchés, ces développements
à peine entamés, ces sentences incomplè-
PASCAL. 99
tes, dont parfois le sens même nous fuit,
semblable à des portiques élégants, mais
sans issue, à des degrés superbes qui ne
conduiraient nulle part, paraissent d'abord
avoir échappé à une destruction qui nous
aurait dérobé la plus grande partie de ce
bel ouvrage; mais la répétition incessante
des mêmes idées, sous des formes différen-
tes, mille essais divers dont la trace est sous
nos yeux, suffiraient, à défaut d'autre in-
dice, pour nous apprendre que, loin
d'avoir pu assembler ces matériaux, l'au-
teur n'a pas même eu le temps de les choi-
sir. Voulait-il écrire une exposition régu-
lière de sa doctrine, ou nous donner le
spectacle dune discussion pressante? Se-
rait-ce une suite de dialogues, un échange
de lettres? Pascal n'avait encore rien dé-
cide à cet égard, et dans plus d'une note
rapide, on le voit délibérant avec lui-
même sur la forme qui pourrait le mieux
convenir à sa pensée.
Mais sur le fond même de cette pensée,
100 PASCAL.
c'est-à-dire sur la méthode à suivre pour
prouver la vérité de la religion chrétienne,
il n'avait aucune incertitude , et son
ouvrage eût été achevé jusqu'à la dernière
ligne, il eût été conduit jusqu'à cette per-
fection, jusqu'à cette excellence que Pas-
cal ne pouvait s'empêcher d'aimer, que
nous n'aurions pu y trouver sur ce point
de plus vives lumières. C'est parce que la
pensée de Pascal est évidente, c'est parce
que son plan est aussi clair qu'inflexible,
c'est parce que tous les fragments, toutes
les phrases, tous les mots sortis de sa
plume peuvent prendre place dans sa mé-
thode de démonstration et la confirment,
que Pascal occupe un rang si original et
si élevé parmi les apologistes de la religion
chrétienne. Cet impérieux esprit, saisi,
au milieu des sciences exactes et naturelles,
de l'amour de la religion et de la passion
de la répandre, a voulu simplement appli-
quer à la démonstration de la vérité du
christianisme la méthode en usage pour
PASCAL. lOi
les démonstrations scientifiques, et ne
laisser, s'il était possible, pas plus d'échap-
patoires à l'esprit de l'homme pour éviter
de croire au christianisme que nous n'en
aurions aujourd'hui, par exemple, pour
refuser notre créance au mouvement de
la terre. Il a donc voulu donner au chris-
tianisme, dans la science de l'hotnme, le
rôle que joue l'hypothèse dans les démon-
strations de la science appliquée à l'étude
de la nature ; c'est-à-dire rassembler un
certain nombre de faits incontestables, et,
notre assentiment sur l'existence de ces
faits une fois obtenu, nous démontrer
non-seulement que le christianisme rend
raison de tous ces faits, mais qu'il peut
seul en rendre raison, et que, si la reli-
gion chrétienne n'était pas vraie, il serait
impossible de les expliquer.
Pour comprendre la force à peu près
invincible de ce genre de démonstration
lorsqu'on l'emploie dans les sciences qui
le comportent, il suffit de songer au lé-
102 PASCAL.
gitime crédit dont l'hypothèse de l'attrac-
tion, par exemple, jouit aujourd'hui parmi
les hommes. Personne n'a vu ou touché
l'attraction, et la cause de ce .phéno-
mène est un mystère aussi impénétrable
que tous ceux qu'on peut proposer à
l'esprit de l'homme : mais lorsque depuis
la pierre qui rouie sous nos pieds, de-
puis l'eau du ruisseau qui s'écoule, depuis
le grain de sable qui glisse entre nos
doigts pour tomber sur la terre, jusqu'à
ces parcours immenses des corps célestes
qui modifient à nos yeux la face du ciel,
tout est expliqué par cette hypothèse que
les corps s'attirent avec une force déter-
minée par leur masse et par leur distance;
lorsqu'à l'aide de cette hypothèse la marche
du monde visible devient lumineuse et
simple, au point d'être comprise par un
enfant, tandis que, sans elle, les mouve-
ments grands ou petits de la matière n'of-
friraient aux regards du plus puissant génie
qu'un inextricable chaos ; lorsque enfin cette
PASCAL. 103
hypothèse, après avoir inondé tout ce que
nous voyons de sa vive lumière, permet à
notre pensée de devancer nos yeux, d'an-
noncer le retour de certains astres à des
époques fixées, bien plus, d'en découvrir
d'autres sans les voir, par le trouble qu'ils
apportent dans la marche de leurs voisins,
de prendre ce trouble même pour fonde-
ment de nos calculs et de décrire la masse,
le poids et la vitesse de ces hôtes encore
invisibles des cieux, en attendant l'heure
inévitable où ils paraissent enfin pour nous
donner raison ; lorsque la preuve se fait
ainsi tous les jours, lorsque la vérité jaillit
ainsi de toutes parts, il est impossible que
l'esprit humain se refuse à un degré de
probabilité si voisin de la certitude et ne
convienne avec lui-même, non sans quel-
que fierté, qu'il a saisi et qu'il possède un
des premiers ressorts et une des suprêmes
lois de ce vaste univers. Voilà le genre
d'évidence que la touchante ambition de
Pascal a rêvé pour la religion chrétienne ;
104 PASCAL.
voilà le degré de conviction auquel son ar-
dente charité désirait nous conduire.
Il fait donc pour la théologie quelque
chose d'analogue à ce que Socrate avait
coutume de faire pour la philosophie; il
la rappelle sur la terre et veut lui donner
pour fondement solide des faits constatés
dans la nature même de l'homme. Car, si
ces faits sont admis, si le christianisme
les explique tous, et si lui seul peut les ex-
pliquer, comment la religion chrétienne,
devenue ainsi la clef du monde moral, le
dernier mot de la nature humaine, ne se-
rait-elle pas la religion véritable ? « Pour
entrer dans ce dessein , » dit Etienne
Périer, en rapportant le discours où Pas-
cal exposait à ses amis le plan de son ou-
vrage , <c il commença par une peinture
de l'homme, et il n'oublia rien de tout ce
qui pouvait le faire connaître et au dedans
et au dehors de lui-même jusqu'aux plus
secrets mouvements de son cœur. » Voilà
comment Pascal devient par nécessité un
PASCAL. 105
moraliste. Il lui faut bien peindre l'homme,
afin de nous prouver que l'homme est une
énigme parfaitement close et inexplicable
par toute autre hypothèse que la vérité de
la religion chrétienne. Plus la nature de
l'homme sera donc singulière , pleine de
contradictions étranges, inintelligible à la
seule raison, plus sera évidente et mieux
sera reçue la seule vérité qui l'explique.
Plus profonde sera l'obscurité, plus vive
et plus bienfaisante nous paraîtra la lu-
mière. Pascal se plaît donc à nous confon-
dre d'abord par le spectacle des contradic-
tions de notre nature, et par notre impuis-
sance à les concilier dans une théorie de
l'homme et du monde qui soit agréable à
notre intelligence. C'est cet effort soutenu
de Pascal pour nous enfermer dans ce dé-
dale et pour nous pousser ainsi au christia-
nisme comme à la seule issue qui reste à
notre désespoir, en attendant que nous l'ac-
ceptions avec joie comme un chemin lumi-
neux ouvert à notre espérance, c'est cette
106 PASCAL.
méthode inflexible de Pascal que Vauvenar-
gues condamnait plus tard avec toute la
fougue de la jeunesse. « Il n'y a point de
contradiction dans la nature, s'écriait-il ;
les faux philosophes s'efforcent d'attirer
l'attention des hommes en faisant remar-
quer dans notre esprit des contrariétés et
des difficultés qu'ils forment eux-mêmes...
Ceux qui nouent ainsi les choses pour
avoir le mérite de les dénouer sont des
charlatans de morale. » Vauvenargues res-
pirait l'air du dix-huitième siècle ; il igno-
rait jusqu'à quel point Pascal était sincère,
avec quelle émotion il se considérait lui-
même comme une énigme inexplicable,
comme un problème insoluble autrement
que par la vérité de la religion.
Entrons avec Pascal dans cette exposi-
tion si rapide et si pressante des contra-
riétés de la nature humaine, et laissons-le
de bonne foi nous étonner sur nous mê-
mes. L'indifférence du plus grand nombre
à ces^ questions redoutables, cette façon
PASCAL. 107
aisée de vivre et cette imprévoyance à deux
pas de la mort, sans autre barrière contre
le néant ou contre la colère d'un Dieu
offensé que la possession si précaire de la
vie, sont pour Pascal les premières mar-
ques d'un aveuglement surnaturel. N'est-
ce pas un état d'esprit que le bon sens
condamne, que la raison seule n'explique
pas ? Qu'est-ce donc lorsqu'on voit des
hommes fiers de cette ignorance sur leur
avenir, fiers de cette indifférence même,
et faisant les braves contre un Dieu qui
peut exister, après tout, pour ceux qui
ne se soucient point de le connaître ou qui
le blasphèment, comme pour ceux qui
le contemplent et l'adorent ? Douter sans
chercher et s'enorgueillir de son doute, est-
il un état plus misérable ? Mais « l'homme
est si dénaturé qu'il y a dans son cœur
une semence de joie en cela. » Cependant
il aime mieux ne point songer à ce grand
problème, et, pour éviter de se voir lui-
même, il a imaginé de se divertir. Le jeu,
108 PASCAL*
la chasse, l'ambition, la politique,. autant
de divertissements. C'est la misère de
l'homme qui a fondé tout cela, et tout cela
ne l'a point guéri de sa misère.
D'ailleurs l'illusion qui nous possède
sur le plus grand de nos intérêts n'est
qu'une des illusions dont nous sommes
assiégés. Tout autour de nous est men-
songe, vain appareil cachant mal le dé-
faut de réalité , conventions hypocrites ,
ou, comme le dit Pascal dans son éner-
gique langage , puissances trompeuses \
C'est faute de vraie science et de vraie
juslice que la science et la justice re-
cherchent d'instinct la pompe et s'atta-
quent à l'imagination de l'homme ; tout
l'ordre du monde repose sur de mutuelles
tromperies passées en coutume. « L'homme
n'est que déguisement , que . mensonge
et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard
des autres. Il ne veut pas qu'on lui dise la
vérité ; il évite de la dire aux autres, et
toutes ces dispositions, si éloignées de la
PASCAL 109
justice et de la raison , ont une racine na-
turelle dans son cœur. » Comment croire,
en outre, que nous puissions atteindre le
vrai, attachés ou plutôt égarés comme
nous le sommes dans un petit coin de
cette terre, lorsque « tout le monde visible
n'est qu'un trait dans l'ample sein de la
nature ! » Suspendu entre les deux abîmes
de l'infini et du néant , hors d'état de
saisir l'extrême grandeur et l'extrême pe-
titesse, l'homme est tenu par sa dispro-
portion même à distance de la réalité.
Qu'importe qu'il en sache un peu plus ou
un peu moins, qu'il prenne les choses d'un
peu plus haut ou d'un peu plus bas, il est
toujours à une distance infinie de l'extré-
mité des choses; leur fin et leur principe lui
échappent également,, il est toujours déçu.
Cependant cet état qui nous est natu-
rel est contraire à notre inclination vé-
ritable. Nous voulons savoir, et savoir
avec certitude. « Nous brûlons du désir
de trouver une assiette ferme et une der-
110 ' PASCAL.
nière base constante pour y édifier une
tour qui s'élève à l'infini; mais tout notre
fondement craque et la terre s'ouvre
jusqu'aux abîmes. » Impuissance de con-
naître et besoin de savoir, ce n'est encore
qu'une partie de notre grandeur et de
notre misère. Pascal relève bien d'autres
traits de cet éternel conflit qu'il veut nous
montrer en nous-mêmes. C'est une gran-
deur, après tout, que de se sentir miséra-
ble; une maison ruinée, un arbre abattu
ne se sentent pas misérables. Nos misères
sont des misères de grand seigneur, de roi
dépossédé. Elles nous tiennent à la gorge,
mais elles ne peuvent réprimer en nous un
instinct qui nous élève. « L'homme n'est
qu'un roseau, et le plus faible de la nature,
mais c'est un roseau pensant.... » On ne
peut abréger, on ne peut que citer ces
pages saisissantes de Pascal sur la grandeur
et la misère de l'homme. Il les a pour
ainsi dire résumées lui-même en disant:
« S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse
PASCAL. 111
je le vante, et le contredis toujours jusqu'à
ce qu'il comprenne qu'il est un monstre
incompréhensible. »
Voilà le problème posé, voilà la nature
contradictoire de l'homme dévoilée : que
nous en disent les philosophes ? Us n'en
voient que l'une ou l'autre face; ils tom-
bent et nous entraînent avec eux de l'un
ou de l'autre côté. « Les uns, dit Pascal,
ont voulu renoncer aux passions et deve-
nir Dieu, les autres renoncer à la raison
et devenir brute. » Mais la vertu des stoï-
ciens n'est qu'un « mouvement fiévreux
que la santé ne peut imiter. » Quant aux
autres, qui nous disent de chercher le
bonheur en nous divertissant, ils nous
trompent : ce Les maladies viennent. »
Même guerre entre les sceptiques et les
dogmatiques, et des deux cotés même er-
reur, k Nous avons une impuissance à
prouver invincible à tout le dogmatisme;
nous avons une idée de la vérité invincible
à tout le pyrrhonisme. » Où donc nous
112 PASCAL.
réfugier, et qui nous dira enfin ce que
nous sommes ?
C'est alors que Pascal triomphe :
« Quelle chimère est-ce donc que l'homme,
s'écrie-t-il ; quelle nouveauté, quel mons-
tre, quel chaos, quel sujet de contradic-
tions, quel prodige! Juge de toutes choses,
imbécile ver de terre, dépositaire du vrai,
cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire
et rebut de l'univers. » Mais cette défini-
tion même, quelle est-elle? sinon la défini-
tion que la religion chrétienne nous donne
de l'homme lorsqu'elle le représente déchu
par le péché originel et conservant pour-
tant d'ineffaçables traces de sa célèbre
origine. Voilà, en effet, où Pascal voulait
en venir et à quel but tendait tout ce la-
beur. Il voulait faire sortir de notre pro-
pre examen, et en dehors de toute croyance
religieuse, une description de l'homme telle
que le christianisme seul pût l'avouer ,
qu'elle s'accordât pleinement avec les en-
seignements du christianisme et avec eux
PASCAL. 113
seuls, que le mystère de la chute enfin pût
seul en rendre raison. C'est ce mystère
qui (c démêlera cet embrouillement de la
nature humaine. » Si l'homme n'avait ja-
mais été corrompu, il serait en possession
de l'innocence, dubonheur et delà vérité.
S'il n'avait jamais été que corrompu, il
n'aurait aucune idée de la vérité ni de la
béatitude. Mais il est déchu de la perfec-
tion, et de là ce mélange de grandeur
instinctive et de misère réelle dont il offre
l'étonnante image. Le mystère de la chute,
c'est-à-dire le péché héréditaire et châtié
de père en fils, « heurte rudement » notre
misérable idée de la justice, «et cependant
sans ce mystère, le plus incompréhensible
de tous, nous sommes incompréhensibles
à nous-mêmes. Le nœud de notre condi-
tion prend ses replis et ses tours dans cet
abîme. De sorte que l'homme est plus in-
concevable sans ce mystère que ce mystère
n'est inconcevable à l'homme. »
Ceux qui seraient ici tentés de sourire et
8
114 PASCAL.
de dire : « N'est-ce donc que cela ? voilà
donc la solution de ce redoutable cher-
cheur qui rejetait si fièrement toutes les
autres et qui paraissait si difficile à satis-
faire ! » ceux qui tiendraient ce langage
ne seraient pas justes envers Pascal et
n'auraient compris qu'imparfaitement le
curieux effort de ce grand et sincère es-
prit. Il faut d'abord reconnaître que cette
exacte correspondance entre la nature
vraie de l'homme et le mystère de la chute
ne serait pas sans action ni sans droit sur
le jugement si elle était clairement établie ;
et lorsque Pascal s'écrie : « Il faut, pour
qu'une religion soit vraie, qu'elle ait connu
notre nature, la grandeur, la petitesse et
la raison de l'une et de l'autre ; qui l'a
connue que la chrétienne ? Nulle autre
n'a connu que l'homme est la plus excel-
lente créature nulle autre religion n'a
proposé de se haïr.... » lorsque Pascal ex-
prime de telles pensées et les développe à
sa manière, bien habib ou bien aveugle
PASCAL. 115
celui qui ne se sent nullement ému et qui
ne se laisse jamais aller à dire après lui ;
En effet, il y a une étrange coïncidence
entre les explications du christianisme et
la nature de l'homme.
De plus, Pascal, qui est aussi éloigné
que possible de toute feinte et qui n'a
point le moindre penchant à surfaire soit
la force de ses raisons, soit la solidité de
sa propre croyance, ne prétend nullement
que le mystère de la chute soit une solu-
tion claire du problème qu'il a posé de-
vant nous et auquel il nous a forcés de
concourir. Il prétend seulement que si
l'on accepte cette solution, on explique
le problème, qu'il ne peut surtout être
expliqué par aucune autre, et que par
conséquent cette solution doit s'imposer
à notre esprit, alors même qu'on serait
tenté de la fuir; mais il avoue en même
temps que cette solution est obscure, bien
plus , qu'elle est « une folie devant les
hommes; » il la donne expressément pour
116 PASCAL.
telle, et on ne saurait l'accuser de vou-
loir nous tromper. Ce démonstrateur de
la religion chrétienne en confesse à cha-
que instant l'obscurité avec une candeur
qui ne lui coûte guère, puisqu'il voit dans
cette obscurité même une preuve de plus
de ce qu'il veut nous amener à croire. La
chute a, en effet, tout obscurci dans nos
âmes, jusqu'à sa trace même, presque in-
visible à nos propres yeux, à moins que
la grâce ne les ait ouverts. Nous ne nou£
savons pas déchus, nous ne nous savons
pas sauvés, et, par suite, nous ne pouvons
l'être si la grâce, qui souffle où elle veut,
ne nous rend l'esprit ou plutôt le cœur
accessible à ces grands mystères. Cette ob-
scurité de la religion est donc tout simple-
ment un signe que la grâce nous manque
encore. Pascal, qui veut que nous l'enten-
dions ainsi, l'entendait ainsi pour lui-
même. Douter ou être tenté, c'était pour
lui même chose, et le doute devenait ainsi
pour cette âme inquiète un double supplice.
PASCAL. 117
Si pourtant la religion est obscure, ex-
cepté pour les âmes choisies, quoiqu'elle
puisse seule rendre raison de la nature de
l'homme; si, en donnant un mystère pour
solution à un problème, Pascal convient
qu'il peut n'avoir point réussi à nous con-
vaincre, essayera-t-il quelque autre moyen
de nous réduire ou nous abandonnera-t-il
au secours incertain du ciel ? Prenez pa-
tience, il ne nous déserte pas si vite ; s'il
relâche son étreinte sur un point, c'est
pour mieux nous assaillir et nous dominer
sur un autre. Il nous a proposé la foi
chrétienne comme la seule hypothèse qui
fût capable de satisfaire notre entende-
ment; il va nous proposer la soumission à
la foi chrétienne comme le seul parti que
nous puissions prendre si nous voulons
consulter notre intérêt; et cette page, que
nos pères n'ont connue que mutilée et
transformée, est la plus saisissante peut-
être de cette œuvre extraordinaire.
III
ipf
mM
E calcul, devenu si célèbre, par
lequel Pascal veut nous réduire,
au nom de notre intérêt le plus
clair,, à parier que Dieu existe, en com-
prenant, selon son usage, sous le mot Dieu,
la religion chrétienne tout entière avec ses
mystères et ses préceptes, est fondé sur
deux points qui, une fois admis, rendent
en effet ce calcul invincible : le premier
point, c'est que la religion est incertaine et
que nous sommes incapables d'atteindre le
vrai sur cette question comme sur toutes
les autres par les lumières naturelles ; le
second point, c'est que nous ne pouvons
cependant éviter de nous prononcer, puis-
que si Dieu et le christianisme sont vrais et
PASCAL. 119
que nous ayons refusé de les reconnaître,
nous tomberons aprèsla mort sous l'étreinte
de la colère divine; de sorte que ne point
parier, c'est parier contre, et qu'il ne nous
reste qu'une alternative, celle de parier
que Dieu existe ou qu'il n'existe pas.
Que ce morceau soit un dialogue en
règle, comme quelques personnes le pré-
tendent, et que l'incrédule y partage la
parole avec Pascal, ou qu'il faille plutôt
y voir une sorte de dialogue avec soi-
même dans lequel l'écrivain se fait à la fois
l'objection et la réponse, de toute manière,
Pascal accorde sans hésiter, dès le début
de ce raisonnement, que Dieu et la reli-
gion sont inaccessibles au seul effort de
notre intelligence. « Dieu, qui n'a ni par-
ties ni bornes, n'a nul rapport avec nous.
Nous sommes incapables de connaître ni
ce qu'il est, ni sil est. » Quant à la reli-
gion, bien qu'on puisse voir un peu le
dessous du jeu par l'Ecriture et le reste,
les chrétiens eux-mêmes professent qu'ils
120 PASCAL.
n'en peuvent rendre raison : « Ils décla-
rent en l'exposant au monde que c'est une
sottise, stultitiam. » Cependant ils ont
tort ou raison ; Dieu est ou n'est pas. Le
jugement n'y peut rien déterminer : « Il y
a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue
un jeu à l'extrémité de cette distance infi-
nie, où il arrivera croix ou pile. Que ga-
gerez-vous? » La raison conseillerait, et
Pascal l'avoue, de ne parier ni l'un ni
l'autre, puisque toute présomption de gain
ou de perte est impossible ; mais il faut
parier : « Cela n'est pas volontaire, vous
êtes embarqué. » Quel parti choisir cepen-
dant ? Les chances étant égales, puisqu'il
n'y a qu'une seule alternative, à savoir :
que Dieu soit ou ne soit pas, il y a pa-
reil hasard de gain ou de perte, et là
encore, nous ne trouvons aucun motif
d'incliner de l'un ou de l'autre côté. Mais
quel est ce gain et quelle est cette perte,
en d'autres termes, quels sont les enjeux ?
La question du pari étant ainsi resserrée
PASCAL. 121
et l'intérêt qu'on peut avoir à parier pour
ou contre ne reposant plus que sur l'im-
portance relative des enjeux, Pascal triom-
phe sans peine et nous contraint, par le
plus simple calcul, à parier pour l'affirma-
tive. Qu'apportons-nous, en effet, comme
enjeu ? le sacrifice de toute notre vie par la
résolution d'obéir aux prescriptions du
christianisme, en supposant que ce soit un
sacrifice. Voilà ce que nous hasardons en
pariant que Dieu est, car si Dieu n'est pas,
nous ne serons pas récompensés de ce sa-
crifice et notre enjeu sera perdu. Mais si
Dieu est, que gagnons-nous en échange du
misérable enjeu que nous aurons ainsi aven-
turé? L'immortalité et la béatitude, c'est-
à-dire une infinité de vies infiniment heu-
reuses ; nous aurions donc hasardé le fini
(et quel triste fini) pour l'infini, c'est-à-
dire que nous aurions fait le pari que l'in-
térêt le plus étroit, le plus bas, le plus terre
à terre nous aurait prescrit de faire. D'un
autre côté, si nous avons parié que Dieu
122 ASCAL
n'est pas, ou, ce qui revient au même, si
nous avons refusé de parier, et si Dieu
existe, nous aurons à la vérité gardé et dis-
sipé à notre manière notre misérable enjeu,
mais nous aurons perdu l'inestimable gain
qui nous était offert; bien plus, nous ex-
pierons notre sot calcul ou notre refus de
calculer par une éternité de supplices, car
Dieu veut dire ici tout le christianisme, et
par suite la réalité des peines établies au
delà de ce monde contre les incrédules.
Soit, il faut parier, puisque la nécessité
nous y oblige, et parier pour la réalité de
Dieu et de la religion, puisque notre inté-
rêt le commande; mais la meilleure volonté
du monde peut n'y point suffire, car enfin
la foi n'est pas un acte de pure volonté et
Ton peut être fait de telle sorte qu'on ne
puisse croire. On connaît la réponse de
Pascal. Avec cette admirable candeur qui
sera l'éternel attrait de son ouvrage, il s'of-
fre lui-même en exemple; il a passé par là;
il connaît ce chemin ; il faut faire comme
PASCAL. 123
si Ton croyait, prendre de l'eau bénite,
faire dire des messes, s'abêtir, c'est-à-dire
dans la pensée de Pascal, imposer silence
aux dangereuses délicatesses de la raison
et l'incliner sous le poids toujours croissant
de l'habitude : « La coutume est notre na-
ture, dit-il ; qui s'accoutume à la foi, la
croit et ne peut plus ne pas craindre l'en-
fer. » La foi viendra donc naturellement
par la pratique ; sans parler de la grâce,
et aussitôt Ton comprendra que ce fini
qu'on a hasardé contre l'infini n'était rien;
bien plus, qu'on ne pouvait faire de cette
vie, qu'on a livrée comme enjeu, un meil-
leur usage, qu'elle ne pouvait être mieux
réglée ni mieux employée au point de vue
même du bonheur terrestre. Et d'ailleurs,
ce moment de la vie qui pouvait être réelle-
ment donné au plaisir, et qu'on a mieux
aimé hasarder pour une éternité bienheu-
reuse, est si fugitif et si court : « Que me
promettez-vous enfin, sinon dix ans d'a-
mour-propre à bien essayer de plaire sans
124 PASCAL.
y réussir, outre les peines? » car dix ans,
à peu près, voilà l'enjeu.
Tel est ce surprenant chapitre du pari
auquel Pascal, qui excellait à fixer sa pen-
sée en un seul mot, d'un trait rapide, avait
donné pour titre, dans ses notes, infini,
rien; voulant dire qu'il s'agissait d'ame-
ner l'homme à parier rien pour X infini,
la vie humaine pour l'éternité. Et il avait
compris le tout sous cet autre titre qui
résume exactement ces pages singulières :
Moyens d'arriver à la foi; raison, cou-
tume, inspiration; entendant ici par raison
ce calcul de l'intérêt éclairé et raisonna-
ble qui nous oblige à parier pour l'exis-
tence de Dieu et pour la vérité de la reli-
gion; par coutume, cette pratique qu'il nous
recommande, après l'avoir suivie, pour in-
cliner la machine humaine, pour lui faire
prendre un pli dont elle ne puisse revenir,
et pour attirer la foi en marchant au-de-
vant d'elle; enfin, par inspiration, le se-
cours d'en haut, la grâce qui couronnera,
PASCAL. 125
s'il plaît à Dieu, ce grand effort et qui peut
seule faire un vrai chrétien du calculateur
poussé d'abord par le seul intérêt vers cette
religion dans laquelle tout intérêt person-
nel doit s'anéantir.
Voilà donc, autant qu'on peut le voir à
travers tous ces fragments logiquement ras-
semblés, l'apologie ou plutôt la démonstra-
tion que Pascal avait conçue pour établir
la vérité du christianisme et l'intérêt capi-
tal qui nous presse d'y croire. Ecartant
tout d'abord, non sans quelque dédain, les
façons ordinaires de nous conduire à la foi,
telles que la preuve de la divinité par les
ouvrages de la nature, ou les arguments
purement métaphysiques de son existence,
ou la preuve de la religion par l'antiquité
et l'universalité des croyances, évitant les
chemins battus, allant droit au cœur de
l'homme, il le dépeint de telle sorte qu'il
rend l'état de l'homme en ce monde inex-
plicable autrement que par les mystères de
la chute et du péché originel ; et, pour faire
126 PASCAL.
ainsi de ces deux mystères les fondements
mêmes de la religion, il n'avait pas besoin
d'être janséniste, il lui suffisait d'être chré-
tien. Puis, admettant que ce genre d'é-
preuve puisse manquer de faire effet sur la
raison humaine enveloppée, comme il l'a
lui-même décrite, d'une épaisse obscurité
que traversent seulement quelques rayons
de lumière, il ne tient pas compte de son
propre effort, et mettant notre âme in-
quiète en face de cet espace insondable
dans lequel la mort va bientôt nous lancer,
il nous somme impérieusement de choisir
entre une soumission facile à la foi et la
chance effrayante d'une éternité de sup-
plices. Telles sont, si l'on va au fond des
choses, les deux seules raisons de croire que
Pascal, dans ce qui nous reste de lui, ait
proposées à l'intelligence et au cœur de
l'homme. Elles ont leur force; est-il be-
soin d'ajouter qu'elles ne sont pas invinci-
bles, et que l'œuvre de Pascal, alors même
qu il y eût mis la dernière main et alors
PASCAL. 127
même que le monde serait gouverné par la
logique, n'aurait pas été capable de chasser
l'incrédulité du monde ?
Cela ne veut pas dire que la méthode
que Pascal a voulu suivre , en établis-
sant un rapport nécessaire , comme le
rapport de l'effet à la cause, entre l'état
moral de l'homme et le mystère de la
chute, ne puisse conduire à la certitude;
mais cette méthode n'y conduit que si
on l'applique à des objets qui soient capa-
bles d'être connus par la raison humaine
avec certitude. Lorsque , par exemple ,
en nous faisant observer les découpures
d'un billet de banque , on déclare que
ce billet est détaché d'un certain livre et
qu'il y a une exacte correspondance entre
les découpures du livre et les découpures
du billet; lorsque, pour le prouver, on les
rapproche l'un de l'autre et qu'en effet les
découpures du livre et celles du billet s'en-
trelacent et se complètent, la démonstra-
tion est faite et l'on touche au plus haut
128 PASCAL.
degré de certitude auquel l'homme puisse
prétendre. Lorsque le géologue déclare, de
même, que deux montagnes, dont toutes les
échancrures paraissent se correspondre au
point que les angles saillants de Tune puis-
sent remplir les angles rentrants de l'autre,
ont été jadis unies, puis violemment sépa-
rées, il énonce un fait qui, sans pouvoir être
prouvé avec la même évidence que le pre-
mier, a tous les caractères d'une probabi-
lité bien voisine de la certitude. Enfin, si
une hypothèse scientifique comme celle de
l'attraction, par exemple, ne peut être tou-
chée du doigt et doit être acceptée comme
la conclusion d'un raisonnement fait par
l'esprit, elle a du moins cet avantage de
nous rendre raison de faits matériels si
évidents et si nombreux que l'idée de* les
contester ne peut venir à personne; et
tandis qu'on ne peut expliquer ces faits
autrement, elle les explique d'une façon
simple qui ne heurte en rien l'esprit de
l'homme; elle n'entraîne aucune contra-
PASCAL. 129
diction, elle ne blesse aucune de ces no-
tions premières qui sont pour ainsi dire
les fondements de notre intelligence.
Pascal, par cela même qu'il est chrétien
et qu'il connaît le christianisme, ne peut,
réclamer et se garde bien de réclamer pour
le mystère de la chute, donné comme l'ex-
plication du monde moral, aucun de ces
caractères. On ne peut voir ce mystère
des yeux du corps comme la souche du bil-
let de banque ou comme la contre-partie
de la montagne; on ne peut le présenter
qu'à l'esprit, et loin de l'accepter avec un
facile empressement comme l'hypothèse de
l'attraction, l'esprit de l'homme, s'il est
livré à lui-même, rejette tout d'abord cette
hérédité de la faute' et cette transmission
du châtiment comme incompatibles avec
ses propres notions de la justice et comme
plus inconciliables encore avec ce qu'on
ose entrevoir de la justice divine. Pascal
proclame lui-même que ce mystère heurte
violemment la raison; or il ne suffît pas
130 PASCAL.
de répéter, pour obliger la raison à le su-
bir, que le problème de l'état moral de
l'homme ne peut être expliqué que par ce
mystère. La raison a, en effet, plus d'une
ressource pour échapper à cette conclusion
de Pascal. On peut dire qu'il peut y avoir à
ce problème quelque autre solution que
Pascal n'a point vue, et en admettant même
avec Pascal que cette solution meilleure
échappe aux yeux de tous? l'absence d'une
bonne solution ne doit point nous porter
nécessairement à nous faire violence pour
en accepter une mauvaise. On peut discu-
ter encore les termes du problème, soute-
nir, comme Ta fait Vauvenargues, qu'il est
mal posé, et que la nature de l'homme
n'est point telle que Pascal l'a dépeinte,
car les particularités du cœur humain sont
moins aisées à reconnaître et frappent
moins clairement les yeux que les décou-
pures d'un papier, les échancrures d'une
montagne, ou la translation des corps cé-
lestes. Ni l'exposition du problème, ni la
PASCAL. 131
solution que Pascal en a donnée n'échap-
pent donc au doute; tout cela peut être
entraîné avec le reste dans le torrent des
spéculations et des discussions humaines.
Quant au pari et surtout à la nécessité
absolue de parier, qui est la base de l'ingé-
nieux argument de Pascal, cette nécessité
n'existe que pour celui qui doute de la
vérité de la religion chrétienne et de la
réalité de l'enfer, mais non pas pour celui
qui nie absolument la vérité de l'une ou
l'existence de l'autre; car pour un esprit
ainsi disposé, l'alternative dans laquelle
Pascal nous enferme n'existe pas ; la chance
qui est l'élément indispensable du pari dis-
paraît, et si peu que soit la vie, il n'y a plus
de raison pour hasarder ce quelque chose
contre rien. Il est vrai que l'œuvre entière
de Pascal est destinée à nous prouver que
nous sommes aussi incapables de nier que
d'affirmer aucune chose, et qu'elle tend
avec art à nous laisser dans cet état de
doute universel où l'offre du pari devient
132 PASCAL.
raisonnable. Maison peut ne pas se trouver
dans cet état; on peut douter de beaucoup
de choses et en nier absolument quelques
autres, et il suffirait que l'enfer fût parmi
ces choses que l'on nie pour que l'argu-
mentation de Pascal cessât aussitôt de nous
étreindre. La nécessité du pari n'est donc
pas plus inévitable, si l'on s'en tient à Pas-
cal, que la solution de la chute, et l'on peut
fermer ce livre immortel sans avoir trouvé
le secret qui doit finir toutes nos incerti-
tudes. Il y a dans ces pages si éloquentes de
quoi ébranler l'esprit; il n'y a pas de quoi
le réduire.
En revanche, il y a de quoi l'émouvoir.
Si Pascal n'a point touché le but peut-être
inaccessible qu'il s'était marqué , il a laissé
sur son chemin des traces ineffaçables de-
vant lesquelles se renouvellera sans cesse
l'admiration des hommes. Il n'est pas le
seul qui ait voulu nous éveiller sur la fra-
gilité de nos attachements et sur la vanité
de nos connaissances. Dans notre langue
PASCAL. 133
même, Montaigne avait avant lui raillé
notre science, notre justice, nos occupations
ambitieuses, notre vie affairée, notre haute
opinion de nous-mêmes. Mais ce qu'il a fait
en se jouant et sans dessein, Pascal, plus
ému des arguments de Montaigne que
Montaigne lui-même, l'a fait avec un tel
accent de douleur et avec un tel désir de
nous convaincre, que ses coups moins nom-
breux, mais plus perçants, nous vont tous
au cœur. Et lorsque, au milieu de cette
éloquence, le plus souvent hautaine et sé-
vère, la langue attendrie du chrétien se fait
jour, de quelle émotion il nous pénètre!
« Jésus-Christ, dit-il, est un Dieu dont
on s'approche sans orgueil et sous lequel
on s'abaisse sans désespoir. » C'est aussi
un Dieu qui a donné au langage humain
une mélancolie et une douceur capables
d'éveiller de nouveaux échos dans toutes
les âmes.
Enfin si Pascal n'a point raison en toute
chose, il a plus d'une fois raison, et il re-
134 PASCAL.
mue dans le genre humain tout ce qui
sent j en même temps que tout ce qui
pense, lorsqu'il s'étend avec une éloquence
incomparable sur l'inutilité de nos di-
vertissements et sur la loi mystérieuse,
mais certaine , qui a réuni dans notre
existence mortelle la soif inextinguible du
bonheur à l'impossibilité de l'atteindre. Il
est un âge où l'on ne sent pas assez que
Pascal a raison ; il est un âge où on ne le
sent que trop. Mais alors même la nature
continue à se donner carrière, et elle se
joue de nous en nous induisant toujours à
espérer contre toute espérance, «. Si telle
chose m'arrivait, je serais heureux, » voilà
les derniers mots que désapprennent la bou-
che et le cœur de l'homme; mais lorsque
nous les prononçons, nous cédons à cette
même illusion que Lucrèce reproche à ceux
qui se soucient outre mesure de n'être pas
privés de sépulture, ce Vous vous figurez à
votre insu, dit le cruel poëte, debout vous-
même près de votre cadavre et attristé de
PASCAL. 135
le voir déchiré par les oiseaux et par les
bêtes fauves : »
Vivus enim sibi quum proponit quisque futurum
Corpus nti volucres lacèrent in morte feraeque ,
Ipse sui miseret ; neque enim se vindicat hilum ,
Nec removet satis a projecto corpore, et illud
Se fingit sensuque suo contaminât adstans.
Et nous de même, dans nos vœux de bon-
heur, nous nous figurons toujours tels
que nous sommes en possession de ce que
nous avons désiré; mais si ce bien ines-
péré nous arrive, s'il est même par mi-
racle tel que nous l'avons rêvé, le moindre
changement de notre être, une variation
même imperceptible dans les ressorts de
notre corps ou dans ceux de notre âme
nous défend d'en jouir, et nous disons
alors : n'est-ce que cela! Si pourtant, par
impossible, nous saisissons ce bonheur avec
un cœur qui en soit encore avide, si nous
l'étreignons de toutes nos forces , cette
étreinte dure-t-elle plus qu'un éclair ? notre
-/
136 PASCAL.
cœur a-t-il le temps de battre deux fois
avant que tout ne soit fini ou flétri ?
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat....
Pascal a dit vrai; le soleil n'éclaire
rien ici-bas qui ne soit misérablement im-
parfait, et lui-même en est la preuve.
Quelle imperfection, quelle révolte misé-
rable de la matière contre l'esprit que ce
corps sitôt usé et toujours malade, enfer-
mant, obscurcissant, étouffant enfin une
telle lumière ! Et cet esprit lui-même, quel
étonnant mélange de grandeur et de mi-
sères, de justesse et de chimères, de péné-
tration et de rêveries ! quelles angoisses du
cœur en échange de quelques pures jouis-
sances de l'entendement ! Le fruit rongé
par le ver, un champ de bataille couvert
de morts, un enfant expirant dans les dou-
leurs, un peuple libre qui tombe en servi-
tude, n'offrent point de plus triste pro-
blème à notre curiosité impuissante et ne
proclament point plus haut qu'une telle
PASCAL. 137
vie l'imperfection de tout ce qui est dans ce
monde. Et ce qui est un autre abîme , c'est
qu'il y a, dans le spectacle même de ces
agonies et de ces ruines, je ne sais quelle
beauté qui chatouille une des fibres les
plus mystérieuses du cœur de l'homme.
Pascal aussi clairvoyant et plus raisonna-
ble, Pascal aussi éloquent et moins déchiré
arrêterait moins notre regard. Mais nous
ne pouvons détourner nos yeux de la flam-
me qui le consume, comme les Romains
admiraient les nuances changeantes qu'une
mort lente faisait passer sur la murène, ou
comme nous admirons nous-mêmes les
couleurs étranges et brillantes que nous
donnons à certaines fleurs en les abreuvant
de poison.
LA ROCHEFOUCAULD
LA ROCHEFOUCAULD
1
ÈÈJ:-
^IB-S a Rochefoucauld est certaine-
ment le plus fin et peut-être le
plus profond des moralistes qui
ont fait la guerre à l'orgueil de l'homme.
Pascal parle de plus haut que lui et veut
nous mener plus loin, puisqu'il ne cherche à
ébranler notre confiance en nous-mêmes que
pour nous mieux réduire à chercher dans le
142 LA ROCHEFOUCAULD.
christianisme Tunique explication et la meil-
leure consolation de nos misères. Mais si la
Rochefoucauld n'a pointée grand dessein,
s'il s'attache simplement à nous peindre
tels qu'il nous voit parce que nos vertus ap-
parentes lui pèsent et qu'il éprouve une
sorte de plaisir intellectuel à nous convain-
cre de leur néant, on ne peut nier qu'il
ne soit entré plus avant que personne dans
le détail de nos intentions secrètes , et de
ces mouvements instinctifs qui nous portent
à l'action sans se montrer, ou qui, pour
nous faire agir, se déguisent à nos propres
yeux comme aux yeux des autres.
Etranger à toute ambition philosophi-
que, n'ayant nullement l'idée de bâtir un
système, respectueux envers la religion,
simple investigateur de la conscience hu-
maine, il couvre ses mortifiantes conclu-
sions de l'autorité des Pères de l'Église, et
nous présente modestement ses maximes
comme autant de preuves à l'appui de cette
sentence générale qu'a portée le christia-
LA ROCHEFOUCAULD. 143
nisme contre la perversité originelle du
genre humain. Mais, homme de goût en
toute chose, il insiste peu sur ce détour; il
n'allègue qu'en passant cette excuse, et
n'essaye point sérieusement de tromper là-
dessus ses contemporains ou la postérité.
Bien qu'il se soit trouvé de son temps,
sans parler du nôtre, des lecteurs capables
de s'y laisser prendre, bien qu'on l'ait naï-
vement félicité d'avoir montré « que toutes
les vertus des infidèles sont des vices, » et
d'avoir abattu « comme un anti-Sénèque,
l'orgueil des faux sages, » l'œuvre de la
Rochefoucauld n'est rien moins que chré-
tienne. C'est seulement la psychologie im-
pitoyable d'un observateur mondain, in-
struit par l'expérience et armé d'une rare
puissance de réflexion et d'analyse. Il jouit
vivement de ce qu'il découvre et nous le
révèle avec une précision incomparable ;
mais il n'en veut tirer aucune conclusion
morale, encore moins aucun conseil, et il
se complaît dans la seule vue de la vérité.
144 LA ROCHEFOUCAULD.
On peut être cependant tenté de se ser-
vir de ce petit livre comme d'une triste in-
troduction à la partie la plus sévère du
christianisme, mais c'est à la condition de
faire aussitôt un pas de plus et de montrer
à l'homme dans le perfectionnement de
son âme, avec le secours de la religion, un
moyen de salut, un motif d'espérance : « On
pourrait dire, » écrit excellemment un de
ces correspondants choisis qui étaient con-
sultés sur le manuscrit des Maximes, « on
pourrait dire que les chrétiens commencent
oùvotrephilosophieyfoz^etl'onnepourrait
faire une instruction plus propre à un caté-
chumène pour convertir à Dieu son esprit
et sa volonté. Quand il n'y aurait au monde
que cet écrit et l'Evangile, je voudrais être
chrétien.... » C'est, en effet, après cet
écrit qu'on a surtout besoin de lire l'Evan-
gile, et rien ne prouve mieux la force ac-
cablante des Maximes que la tentation
qu'elles inspirent de faire aussitôt appel à
un secours surnaturel/ à un miracle, pour
LA ROCHEFOUCAULD. 145
rompre les liens si savants et si serrés
qu'elles enchevêtrent autour de la volonté
de l'homme. Si ce secours divin fait dé-
faut, si on le perd seulement de vue, on est
bien près de dire avec Mme de Haute-
fort que « la lecture de cet écrit persuade
qu'il n'y a ni vice ni vertu, et que l'on fait
nécessairement toutes les actions delà vie, »
ou encore que cet écrivain « a découvert
les parties honteuses de la vie civile et de
la société humaine. » Soit pourtant qu'on
reste accablé sous le poids de ces maximes,
soit qu'on y échappe par une religieuse
espérance et qu'on y trouve un point d'ap-
pui pour s'élever plus haut, soit enfin
qu'on les prenne corps à corps, qu'on es-
saye de leur tenir tête sans aucun secours
surnaturel, et qu'on cherche seulement
dans la nature humaine le moyen de les
ébranler, on ne peut s'empêcher d'admi-
rer la force pénétrante de celui qui a réuni
en quelques pages et sous une forme si
achevée tant de raisons de douter de nous-
10
146 LA ROCHEFOUCAULD.
mêmes et de rester inquiets sur la pureté
de nos cœurs, au milieu de nos plus fiers
mouvements vers le bien.
Si Ton veut embrasser d'un coup d'œil
toutes les maximes, l'esprit qui les inspire,
la conclusion implicite de chacun de ces
regards jetés sur notre âme, il faut lire
l'admirable morceau sur V amour -propre ,
supprimé dans les éditions postérieures à
la première , ou bien avoir sans cesse
sous les yeux cette simple réflexion, per-
due à son rang parmi cent autres, mais '
les dominant toutes par la grandeur de
l'image 'et par l'énergie concise de l'ex-
pression : ce Les vertus se perdent dans
l'intérêt comme les fleuves se perdent dans
la mer. »
Qu'est-ce que cet intérêt, cette mer de
laquelle toutes les vertus humaines sont
sorties et dans laquelle elles viennent se
perdre après les vains détours que le mo-
raliste se plaît à décrire? Qu'est-ce que cet
amour-propre qui est, à ses yeux, le prin-
LA ROCHEFOUCAULD. 147
cipe de nos actions bonnes ou mauvaises,
Tunique moteur de nos vertus comme de
nos vices ? Si nous voulons nous le deman-
der pour notre propre compte, et contem-
pler dans sa source profonde cet amour-
propre ou cet amour de soi auquel la
Rochefoucauld arrive toujours lorsqu'il
suit une de nos vertus, nous reconnaîtrons
aisément ce qui est le principe même de la
vie* et du mouvement dans le monde, ce
que la philosophie appelle dans son sévère
langage : l'être et la tendance à persévérer
dans l'être. Ce penchant à vivre et à durer
n'est pas une autre force chez l'homme que
chez tout ce qui vit et se meut sur la sur-
face de la terre : elle anime obscurément
l'animal qui défend son existence ou qui
veut la maintenir et l'étendre par la des-
truction de sa proie, et elle souffle en
même temps à l'homme l'attachement à la
vie, le goût de la domination, la soif de
l'immortalité.
Mais cette force, aveugle partout ailleurs
148 LA ROCHEFOUCAULD.
autant que puissante, se transforme et s'é-
pure dans notre âme. Deux phénomènes
nouveaux et admirables la tempèrent, la
dominent parfois jusqu'à la suspendre,
et lui enlèvent, alors même que nous
lui cédons, quelque chose de sa violence
et de sa brutalité. C'est d'abord l'intel-
ligence, ou, pour la mieux définir dans
ses rapports avec notre égoïsme naturel,
l'élévation de l'esprit qui nous fait con-
cevoir quelque chose au-dessus de l'in-
térêt personnel et qui revêt à nos yeux de
je ne sais quelle beauté mystérieuse lacté
sublime qui reçoit dans les langues hu-
maines le nom de dévouement ou de sa-
crifice. C'est ensuite ce mouvement du
cœur qui nous fait oublier, pour un instant
si Ton veut, mais tout à fait et sans l'om-
bre d'un calcul, notre intérêt personnel, et
qui nous emporte à une belle action sans
que nous ayons le temps de nous recon-
naître. Le besoin universel d'être et de
durer, l'égoïsme, pour lui donner le nom
LA ROCHEFOUCAULD. 149
qu'il prend chez l'homme, n'est donc pas,
quoi qu'on fasse et à quelque finesse qu'on
ait recours, la raison dernière et suffisante
de toutes nos actions. L'homme agit par-
fois par suite d'une résolution calme et hé-
roïque qui lui a fait préférer le devoir en-
trevu par l'intelligence à l'intérêt suggéré
et appuyé par l'instinct naturel; parfois
aussi l'homme agit, entraîné par une géné-
rosité soudaine et violente qui lui fait ac-
complir le bien sans lui laisser le loisir de
la délibération, ni le mérite du sacrifice.
Sévère investigateur de notre âme et exercé
à surprendre l'égoïsme sous ses déguise-
ments les plus habiles, la Rochefoucauld
veut le trouver là même où il n'est pas;
ou du moins il veut le montrer agissant en
maître là même où il obéit plutôt que de
commander ; il refuse donc toute part dans
nos actions, soit à l'accomplissement in-
telligent , réfléchi et pénible du devoir,
soit à l'impulsion naturelle et accidentelle
vers le bien. Tout est pour lui calcul
150 LA ROCHEFOUCAULD.
égoïste, avec ou sans conscience de l'âme en
qui ce calcul s'opère, et à ses yeux, qu'il
soit spontané ou réfléchi, héroïque ou fa-
cile, le mouvement désintéressé vers le
bien, que nous appelons vertu, n'existe pas.
u C'est seulement cette négation constante ,
ou pour mieux dire, cette omission per-
pétuelle de ce fait incontestable : qu'il y a
des actes vertueux dans le monde, qui est
le côté faible de cet inimitable moraliste.
Il a le plus souvent raison, mais il n'a pas
toujours raison, et parfois il suffit pour le
réfuter d'un coup d'œil jeté autour de
nous ou en nous-mêmes. Confessons ce-
pendant qu'il serait vraiment irréfutable
si, tout en accordant qu'il y a de la vertu
dans le monde, il s'était seulement appli-
qué à montrer que l'amour de soi en est
inséparable, et que dans les profondeurs
de notre être la vertu et l'intérêt bien
entendu se rapprochent au point de se tou-
cher. 11 est certain que l'acte le plus héroï-
que du monde, que le sacrifice le plus su-
LA ROCHEFOUCAULD. 151
blime, lorsqu'ils sont l'effet de la réflexion,
viennent surtout de ce qu'on préfère à l'in-
térêt immédiat et passager qu'on sacrifie,
l'intérêt supérieur et durable de l'être mo-
ral qui est en nous. Mais c'est précisément
ce discernement des intérêts et ce sacrifice
du moins noble au plus noble qui a reçu
de l'humanité le nom de vertu, dénomina-
tion admirable, pleine de sens et de jus-
tesse, puisque ce sacrifice est le plus sou-
vent douloureux et exige une certaine force
pour s'accomplir. La vertu, lorsqu'elle est
réfléchie et volontaire, est donc, si l'on
veut, un art sublime de faire remonter l'é-
goïsme à sa source la plus élevée, et si la
Rochefoucauld n'avait pas dit autre chose,
il aurait eu raison; mais il est décidé contre
lui par toutes les langues humaines qu'é-
puré de la sorte et appliqué uniquement à
la conservation et à l'accroissement de
l'être moral, l'égoïsme perd son nom pour
faire place à un mot plus noble, comme si
la conscience de l'humanité s'était juste-
152 LA ROCHEFOUCAULD.
ment refusée à caractériser de la même
manière deux façons si différentes d'enten-
dre l'intérêt personnel et de poursuivre
le bonheur. H y a donc une façon basse et
étroite de s'aimer qu'on appelle le vice, et
une façon intelligente, courageuse et pres-
que divine de s'aimer qui s'appelle la vertu,
et voilà la double source de toutes les ac-
tions humaines. Quant à cesser de s'aimer
soi-même de l'une ou de l'autre façon,
quant à cesser de chercher son bien en ce
monde ou son salut dans l'autre, comme
disent les chrétiens, on ne peut l'exiger de
l'homme, sans renverser d'abord, non-seu-
lement les fondements de l'âme humaine,
mais l'ordre général de la nature qui a fait
de l'amour de soi, c'est-à-dire du besoin
d'être et de durer, le principe même de la
conservation et du mouvement de l'univers .
La méthode la plus familière à la Roche-
foucauld, la tendance la plus fréquemment
entrevue dans ses Maximes, c'est de con-
fondre sous le même nom d'amour-propre
LA ROCHEFOUCAULD. 153
ou d'égoïsme ces deux amours, si différents
dans leur caractère et dans leur résultat,
que nous nous portons à nous-mêmes et
d'exiler ainsi la vertu de l'âme humaine,
en la rangeant tout entière sous la domi-
nation étroite et exclusive de l'intérêt per-
sonnel. Mais en suivant avec une admira-
ble perspicacité cet intérêt personnel de
détour en détour jusque dans son asile le
plus inviolable, il se garde bien de nous
indiquer le moment où cet intérêt, de plus
en plus élevé, change enfin de nature et
prend le nom de vertu aux yeux de toute
la terre. Lisez, par exemple, ce passage de
l'incomparable morceau sur Y Jmour -pro-
pre, de l'édition de \ 665, et vous y verrez
cette transition si habilement dissimulée
qu'elle devient insensible : a II est dans
tous les états de la vie et dans toutes les
conditions ; il vit partout et il vit de tout;
il vit de rien ; il s'accommode des choses
et de leur privation; il passe même dans le
parti des gens qui lui font la guerre, il
154 LA ROCHEFOUCAULD.
entre dans leurs desseins, et ce qui est ad-
mirable, il se hait lui-même avec eux, il
conjure sa perte, il travaille lui-même à sa
ruine ; enfin il ne se soucie que d'être, et
pourvu qu'il soit, il veut bien être son en-
nemi. Il ne faut donc pas s'étonner s'il se
joint quelquefois à la plus rude austérité et
s'il entre si hardiment en société avec elle
pour se détruire, parce que, dans le même
temps qu'il se ruine en un endroit, il se
rétablit en un autre. Quand on pense qu'il
quitte son plaisir, il ne fait que le suspen-
dre ou le changer; et lors même qu'il est
vaincu et qu'on croit en être défait, on le
retrouve qui triomphe dans sa propre dé-
faite... » Oui, c'est l'amour-propre ou
l'amour de soi qui ne se soucie que d être,
et veut bien être son ennemi, pourvu quil
soit ; c'est bien lui qui se rétablit dans un
endroit quand il se ruine dans un autre,
qui se joint à la plus rude austérité, qui
ne fait alors que changer son plaisir, qui
se retrouve enfin triomphant dans sa pro-
LA ROCHEFOUCAULD. 155
pre défaite; mais c'est l'amour-propre en-
nobli, transfiguré, aussi épuré enfin que
peut l'être un sentiment conçu et nourri
dans cette poussière dont nous sommes
formés. Ce n'est plus, à vrai dire, que la
forme que le pur amour du bien est ici-
bas condamné à prendre pour pénétrer et
subsister dans notre âme. Acceptons ce-
pendant les jugements et le langage de la
Rochefoucauld; voyons quelle idée il se
fait de l'homme, et recueillons dans ses
Maximes les traits épars de cet accablant
portrait.
L'homme hait le bienfait comme une
servitude; sa modération vient seulement
du calme que la bonne fortune donne à son
humeur; s'il se fait parfois un honneur
d'être malheureux, c'est qu'il veut paraître
digne d'être en butte à la fortune; s'il pa-
raît détester le mensonge, c'est qu'il am-
bitionne le respect d'autrui pour sa parole;
s'il est juste, c'est parce qu'il redoute de
souffrir l'injustice; l'amitié est pour lui
156 LA ROCHEFOUCAULD.
un échange de bons offices, un commerce
où l'amour-propre se propose toujours
quelque chose à gagner; s'il exagère par-
fois dans ses discours la tendresse de ses
amis, ce n'est point gratitude, mais désir
de faire juger de son mérite; parler de
lui-même fait ses délices, il aime mieux se
diffamer que de parler d'autre chose, il
envahit toujours la conversation par cette
passion de parler de lui-même , et faire
mine d'écouter autrui est déjà un merveil-
leux effort; s'il refuse des louanges c'est
pour être loué deux fois; s'il se repent,
c'est qu'il a peur; s'il pleure ceux qu'il
aime, c'est pour mille raisons dont pas une
n'est désintéressée; enfin les deux choses
dont il se pique le plus, le courage et le
mépris de la mort, n'existent pas; sa va-
leur est changeante, capricieuse, elle a be-
soin de témoins, et n'est jamais ce qu'elle
serait si le danger de mourir était écarté;
quant au mépris de la mort., c'est l'art de
s'en distraire de mille façons, et rien de
LA ROCHEFOUCAULD. 157
plus : ni le soleil ni la mort ne peuvent se
regarder fixement.
Voilà l'homme dépouillé de tous ses mé-
rites; que gardera la femme des qualités
qui lui sont particulières ? Elle sortira
aussi pauvre que nous des mains de ce ter-
rible juge. On parle du véritable amour
comme on parle des esprits ; qui Ta jamais
vu? Il y a des femmes sévères, mais c'est
un fard qu'elles ajoutent à leur beauté; la
sévérité complète n'existe pas sans aver-
sion; l'honnêteté des femmes, c'est l'amour
du repos ; il en est peu d'honnêtes qui ne
soient lasses de leur métier, ou bien qui ne
ressemblent à ces trésors cachés qui sont
en sûreté parce qu'on ne les cherche pas ;
si l'on souffre de la jalousie plus que d'au-
cun mal, c'est que la vanité ne peut aider
à la supporter ; on pleure un amant pour
mériter d'en avoir un autre par le renom
de tendresse et par la gloire d'une belle
douleur
Mais à quoi bon émousser ces traits ai-
158 LA ROCHEFOUCAULD.
gus pour les mettre en faisceau et pour les
montrer tous ensemble ? Tout le monde les
a vus, tout le monde les a sentis, il en est
peu qui, à de certains jours, ne nous aient
brusquement atteints et déchirés. Leur
forme incomparable, leur vif et dur éclat
ajoutent à leur force, et quand l'occasion
nous les rappelle, quand l'événement pa-
raît leur donner raison, il semble qu'ils
nous traversent l'esprit de part en part.
N'y a-t-il cependant aucun moyen de les
parer, de les briser même, et s'il est possi-
ble de contredire plus d'une fois ces maxi-
mes impérieuses par un simple appel à la
réalité, d'où vient l'illusion merveilleuse
qui les accompagne? où ont-elles pris cet
air de vérité absolue qui nous oblige, par
une sorte de premier mouvement invo-
lontaire, à nous incliner d'abord devant
elles ?
II
^f^&>A' et air de vérité qu'ont la plupart
f\ \MÊm ^es maximes leur yient d'abord
I(l4è^èl3 de la forme achevée qu'elles ont
reçue de la main de leur auteur. Bien qu'il
se soit toujours piqué de n'être point hom-
mes de lettres et qu'il ait feint de se laisser
arracher la publication de son ouvrage, par
le seul désir de rectifier certaines copies
infidèles qui couraient le monde, la Roche-
foucauld a patiemment retouché ce petit
chef-d'œuvre avec l'assistance des esprits
les plus délicats de son temps, et n'a rien
négligé pour le faire approcher de la per-
fection. Il a réussi, en ce sens qu'il paraît
impossible au lecteur d exprimer la même
pensée en moins de mots, avec des termes
160 LA ROCHEFOUCAULD.
mieux choisis ? d'une façon plus saisis-
sante. Ajoutez à cette précision merveil-
leuse du langage quelques images vives
et sobres qui, par leur justesse même,
s'emparent fortement de l'esprit, et vous
comprendrez la singulière autorité qui ac-
compagne chacun de ces courts axiomes.
Ces affirmations si nettes, si claires , si
spirituelles, paraissent du même coup ad-
mirables et incontestables, ou du moins
découragent, par le bonheur même de
l'expression, celui qui serait tenté de les
contester.
La finesse de ces petites analyses, le
compte détaillé qu'elles nous rendent en
quelques lignes d'un sentiment que nous
avions toujours cru simple et droit, achè-
vent de nous convaincre. Il nous est diffi-
cile de ne pas considérer comme vraies
ces découvertes faites en nous-mêmes, ces
conquêtes sur l'inconnu , analogues aux
travaux des géographes qui dessinent, sur
une carte restée blanche jusque-là, des
\
LA ROCHEFOUCAULD. 161
lacs, des fleuves et des montagnes, ou aux
descriptions des naturalistes qui nous
montrent, à l'aide du microscope, tout un
monde dans quelque parcelle de matière.
Relisons, par exemple, cette définition de
la constance* : « La constance en amour
est une. inconstance perpétuelle qui fait
que notre cœur s'attache successivement
à toutes les qualités de la personne que
nous aimons, donnant tantôt la préférence
à l'une, tantôt à l'autre; de sorte que cette
constance n'est qu'une inconstance arrêtée
et renfermée dans un même sujet. » Rien
de plus vrai, quand on y pense, que cet
amour successif qui voyage d'une qualité à
l'autre sans s'écarter de la personne aimée,
comme on sacrifierait sur plusieurs autels
sans sortir du même temple, et c'est là ce
qu'on appelle communément la constance;
mais on ne voit guère tout cela dans la
constance avant que la Rochefoucauld ne
l'ait montré. Dans cette maxime, comme
dans bien d'autres, il nous apprend quel-
11
162 LA ROCHEFOUCAULD.
que chose sur nous-mêmes ; le désir de
croire est voisin du plaisir d'apprendre, et
c'est parce que le plus souvent la Roche-
foucauld nous instruit qu'il est toujours
près de nous séduire.
En y regardant bien, cela ne revient-il
pas à dire que l'air de vérité des Maximes
leur vient de leur vérité même ? et que si
elles s'imposent à notre esprit, c'est qu'elles
nous découvrent des parties mal entrevues
de notre cœur ? Entendons-nous pourtant
sur cette vérité des Maximes. Si l'on passe
d'abord condamnation sur cette confusion
de mots dont nous avons parlé naguère en-
tre l'égoïsme et la vertu, l'intérêt et le de-
voir, les Maximes sont vraies dans presque
tout ce qu'elles disent; leur fausseté n'est
que relative et vient seulement de ce qu'elles
omettent. On y met en lumière avec un art
admirable des faits certains, ingénieuse-
ment relevés au désavantage de l'homme, et
l'on y passe tout simplement sous silence
le fait non moins certain qui devrait être
LA ROCHEFOUCAULD. 163
invoqué à sa décharge ou compléter du
moins le tableau de son cœur. Le mot de
sophisme répugne et paraît presque violent
lorsqu'il s'agit d'un tel ouvrage, et cepen-
dant il est aisé de surprendre dans le pro-
cédé habituel de l'auteur des Maximes ce
qu'on appellerait en termes d'école le so-
phisme d'omission ou de généralisation ex- ;
cessive. Lisez, par exemple, cette définition
si profonde des divers genres de courage
qui les réduit tous à néant et n'en laisse
subsister que le nom ; elle est irréprocha-
ble, si ce n'est qu'il y manque deux lignes où
l'on reconnaisse enfin qu'il y a des exem-
ples d'un certain courage qui se passe de
témoins, de lumière, de vanité, de récom-
pense, d'espérance même, qui est parce
qu'il est et qui compte parmi les plus no-
bles mouvements de l'âme humaine. Lisez
encore cette définition incomparable de
l'affliction, où l'on énumère toutes les rai-
sons pour lesquelles on pleure; on croirait
voir un habile chimiste analysant et fai-
164 LA ROCHEFOUCAULD.
sant évanouir en malignes vapeurs toutes
les larmes échappées, depuis la création,
du cœur de l'homme. Mais il manque quel-
que chose dans le creuset de la Roche-
foucauld : un peu de douleur vraie, sorte
de corps premier, d'élément indécompo-
sable, qui eût résisté à tous ses efforts et
témoigné jusqu'au bout que les larmes de
l'homme coulent parfois comme son sang,
sans autre calcul et sans autre raison
qu'une blessure. On pourrait donc s'écrier
en lisant les Maximes : Où est l'amour in-
génu ? où est l'affliction sincère ? où est la
pitié involontaire et irrésistible? qu'a-t-il
fait du vrai courage? Mais cette portion de
vérité qui manque n'empêche point en
nous l'impression profonde de cette autre
portion de la vérité que les Maximes décou-
vrent et relèvent; bien plus, l'impression
de la vérité qu'on nous montre est si vive,
que la vérité omise en souffre, qu'elle ne
paraît pas seulement laissée de côté, mais
détruite, et qu'elle prend aux yeux de plus
LA ROCHEFOUCAULD. 165
d'un lecteur l'apparence trompeuse d'un
préjugé vaincu.
Un grand nombre de maximes, non
moins incomplètes et non moins partiales,
si on les met sans détour en face de la na-
ture humaine et de l'expérience, emprun-
tent leur air de vérité absolue à un autre
genre de sophisme, puisque nous nous ré-
signons à nous servir du terme exact : c'est
le sophisme de concomitance, pour l'appe-
ler par son nom. La Rochefoucauld réunit
dans la même maxime deux faits incontes-
tables, et suppose non pas seulement que
l'un est la conséquence de l'autre (ce qui
le plus souvent est vrai), mais encore que
le second de ces faits est la conséquence
recherchée et voulue du premier, le but
secret qui lui donne naissance, et que si le
premier phénomène existe dans l'âme hu-
maine, c'est seulement avec l'intention for-
melle et intéressée d'amener le second.
L'illusion produite par ce genre de so-
phisme est puissante et difficile à détruire;
166 LA ROCHEFOUCAULD.
et on le comprend aisément : les deux faits
allégués sont vrais, le rapprochement en
est ingénieux et frappant; bien plus, ils
s'enchaînent souvent tous les deux par une
conséquence nécessaire; quoi de plus fa-
cile que de se laisser glisser sur la pente
où la Rochefoucauld nous entraîne, et que
de voir dans cette conséquence inévitable
la poursuite d'un intérêt et l'effet d'un
calcul ?
Ne faut-il pas accorder, par exemple,
que l'aversion du mensonge rend nos té-
moignages considérables et attire à nos
paroles un aspect de religion ? que la fi-
délité au secret attire la confiance et nous
rend dépositaires des choses les plus im-
portantes? qu'en louant à l'excès la ten-
dresse de nos amis pour nous, nous fai-
sons juger de notre mérite ? Tous ces faits,
marchant deux par deux, et réunis dans la
même maxime, sont incontestables; bien
plus, ils s'engendrent l'un l'autre, et le
lien de nécessité qui les unit paraît à tous
LA ROCHEFOUCAULD.
les yeux. Que fait la Rochefoucauld ? Il
transforme d'un seul mot, ingénieusement
jeté au milieu de la maxime, ce lien de
nécessité en un lien de volonté, cette con-
séquence naturelle en un calcul. Il dira
donc que l'aversion du mensonge est une
imperceptible ambition de rendre nos té-
moignages considérables ; que la fidélité est
une invention rare de l'amour- propre
pour attirer la confiance; que nous exa-
gérons la tendresse de nos amis pour nous,
moins par reconnaissance que par le désir
de faire juger de notre mérite. C'est là
que l'hypothèse commence; mais elle est
si bien soutenue et si bien enveloppée de
faits incontestables et d'observations vraies,
qu'elle s'impose avec le reste et emprunte
à ce qui l'entoure un air de certitude. Qui
n'accordera encore que la sévérité ajoute
un charme à la beauté des femmes et tend
à augmenter, avec la difficulté de les vain-
cre, le désir de les toucher? Mais faut-il
en conclure que cette sévérité est un fard,
168 LA ROCHEFOUCAULD.
un ajustement, et en faire une partie de
la toilette, une sorte de mouche plus habi-
lement placée que toutes les autres? Pieu-
, rer beaucoup celui qu'on aimait, c'est en
effet paraître plus digne encore d'être ai-
mée; est-il aussi certain que c'est afin de
mieux remplacer celui qu'on a perdu qu'on
le pleure ? Quoi de plus involontaire enfin
que cette élévation naturelle que la Ro-
chefoucauld définit admirablement en l'ap-
pelant ce un certain air qui nous distingue
et qui. semble nous destiner aux grandes
choses? » Que l'élévation, ainsi entendue,
ajoute quelque chose à la valeur de l'homme
et lui attire tout d'abord une sorte de dé-
férence indépendamment de la naissance,
des dignités et du mérite même, on peut
le voir ou le sentir aisément; mais que ce
nouveau prix on se le donne à soi-même,
que l'élévation tende à usurper cette su-
périorité et ces déférences, on ne sera pas
si prompt à l'admettre si l'on a seulement
rencontré quelques-uns de ces princes sans
LA ROCHEFOUCAULD. 169
parchemins ou de ces rois sans couronne
que la nature se plaît parfois à faire naître
dans les rangs les plus humbles, et dont l'é-
lévation instinctive est aussi étrangère au
calcul que le mouvement de l'oiseau qui
s'élance en chantant vers le ciel.
Omettre une partie de la vérité ou réu-
nir deux faits certains , ingénieusement
rapprochés l'un de l'autre et parfois sortis
l'un de l'autre, par le lien hypothétique
d'un calcul, tel nous paraît être le procédé
habituel de l'auteur des Maximes, lorsqu'il
s'égare dans des condamnations trop gé-
nérales et trop profondes de la nature hu-
maine. Mais il ne s'égare pas toujours, et
alors même qu'il va trop avant, il rencon-
tre des traits si vifs, des expressions si
justes et si fines, que son livre, tel qu'il est,
restera parmi les monuments les plus par-
faits de. notre langue et les créations les
plus heureuses de notre génie. Il est légi-
time et il peut être intéressant de se rendre
compte des Maximes, d'analyser et de dé-
170 LA ROCHEFOUCAULD.
composer même quelques-uns de ces petits
chefs-d'œuvre pour en chercher la partie
faible et le point contestable, de montrer
que trop souvent la nature humaine, avec
sa riche et puissante variété, ne peut y
entrer telle qu'elle est sans les faire éclater,
que l'auteur enfin se met parfois en désac-
cord, par une confusion volontaire dans
les mots plutôt que par une vue fausse des
choses elles-mêmes, avec la conscience du
genre humain. Mais en dehors de ces
justes réserves, faire de propos délibéré
la guerre aux Maximes , et surtout en
vouloir à la Rochefoucauld de les avoir
écrites , est une entreprise peu raison-
nable et qui n'est pas toujours exempte de
ridicule.
Il est bien superflu, après les pages
charmantes qu'on a écrites sur ce même
sujet, de défendre la Rochefoucauld con-
tre les plus pompeux de ses adversaires.
A tout prendre, c'était un galant homme,
et si son humeur mélancolique, son incli-
LA ROCHEFOUCAULD. 171
nation à tout pénétrer pour se dégoûter de
tout l'ont empêché de jouir de la vie, s'il
a été inutilement comblé de tout ce qu'on
désire ici -bas , si Ton peut enfin lui
appliquer les vers admirables du poëte
latin :
.... Omnia , pertusum congesta quasi in vas ,
Commoda perfluxere, atque ingrata interiere,
faut-il l'en blâmer ou l'en plaindre? Qui
peut se flatter, après tout, de voir exacte-
ment les choses comme elles sont et de se
faire une idée complète des biens et des
maux de cette vie, des beautés et des lai-
deurs de l'âme humaine et du monde! Heu-
reux celui qui a reçu en naissant le don de
tout voir d'un œil favorable, pour qui le
ciel est plus beau, les arbres plus verts, le
soleil plus brillant, les hommes meilleurs,
les femmes plus belles que pour le commun
de l'humanité ! Heureux encore (quoique
moins heureux) celui qui voit plutôt les
aspects sévères du monde et de la vie, s'il
172 LA ROCHEFOUCAULD.
s'élève à sa manière jusqu'à la conception
de l'ordre universel, si le plaisir de savoir
et la présomption de comprendre lui tien-
nent lieu d'illusions plus douces! La Roche-
foucauld ne semble avoir été ni des uns ni
des autres. Il s'est bien attaché aux points
de vue les plus sombres qu'on puisse choi-
sir ici-bas; il a tout considéré sous une
triste lumière; mais son regard pénétrant,
qui s'appliquait à tout percer autour de
lui, ne paraît point s'être élevé assez haut
ni avoir visé assez loin pour qu'il pût trou-
ver, dans une observation plus complète
de la nature et dans la jouissance d'une
contemplation plus vaste, quelque noble
compensation au dégoût que cette étude
imparfaite de la réalité devait amasser dans
son cœur. Il a donc erré, sans en sortir,
dans ces postscenia vitse, où l'air est trop
épais et trop lourd pour laisser briller plus
d'un instant la flamme légère et tremblante
du plaisir. Mais pour avoir ainsi manqué
d'être heureux, faut-il le maudire? et n'a-t-il
LA ROCHEFOUCAULD.
173
même aucun titre h notre reconnaissance
pour nous avoir décrit en quelques traits
immortels ces désolantes régions où s'est
fièrement et tristement promenée son
ame
LA BRUYERE
LA BRUYERE
i
I l est aisé de se méprendre sur
la Bruyère. Le peu qu'on sait
de sa vie passée au service d'un
prince, quelques allusions amères à l'in-
juste inégalité des rangs et à sa condi-
tion subalterne, quelques plaintes fières
sur le bonheur immérité et sur l'inso-
lence impunie des grands, enfin quelques
12
178 LA BRUYERE.
paroles d'indignation éloquente sur la
misère du peuple, peuvent donner à plus
d'un lecteur la tentation de voir dans la
Bruyère un adversaire de la société de
son temps, une sorte de réformateur ou,
comme on dit aujourd'hui, un des précur-
seurs de la révolution française. Ce juge-
ment serait inexact en ce sens que la
Bruyère, tout en ayant le sentiment très-
vif des imperfections de la société française
telle qu'il l'a vue et telle qu'il l'a peinte,
n'avait point l'idée que cet état de choses
pût être réformé ni rapproché des lois éter-
nelles de la justice. 11 était trop éloigné de
la révolution pour la pressentir, trop bien
enchaîné lui-même à sa place dans la hiérar-
chie sociale pour croire qu'il fût jamais
possible de la remanier de fond en comble;
il voyait de trop près la solidité de ce mo-
nument monarchique et aristocratique qui
imposait alors à toute l'Europe, et qu'au-
cun souffle ne menaçait encore, pour sou-
haiter ou prévoir, même de loin, la des-
LA BRUYERE. 179
tructionou l'ébranlement de ce majestueux
édifice.
La Bruyère sentait mieux que personne,
et exprimait souvent dans les termes les plus
heureux, tout ce qu'il y avait de contraire
à la nature dans cet ordre politique et so-
cial, où il était humblement logé, et quelle
violence perpétuelle un tel état de choses
faisait à la justice; mais il comprenait que
la société dût s'écarter jusqu'à un certain
point de ^a justice et de la nature, et tout
en faisant remarquer cet écart dans maint
passage de ses écrits, il n'a jamais exprimé
l'espérance de le voir comblé ou diminué
par la générosité des uns ou par le courage
des autres; il a cru de bonne foi léguer à
la postérité tout ce qui avait attristé son
cœur ou blessé sa raison. S'il n'avait rien
de l'utopiste, ou du réformateur, il ne
serait pas moins injuste de voir en lui
un misanthrope et de croire qu'il ne sa-
vait pas prendre en patience ce qu'il con-
sidérait comme inévitable. Il ne se lais-
180 LA BRUYERE.
sait pas aller à « cette jalousie stérile ou
à cette haine impuissante pour les grands,
qui ne nous venge point de leur splendeur
et de leur élévation, et qui ne fait qu'a-
jouter à notre propre misère le poids insup-
portable du bonheur d'autrui. » 11 se gar-
dait de son mieux de toute humiliation ; il
évitait avec soin tout abaissement inutile et
se résignait à une dépendance nécessaire.
Puis, retiré chez lui et la plume à la main,
sans autre maître que sa pensée, sans autre
souci que celui de bien dire, il faisait pas-
ser devant lui cette société superbe, et
s'appliquait à la juger et à la décrire avec
un art laborieux, mais délicat, et le plus
souvent assez heureux pour graver à ja-
mais ses peintures dans la mémoire des
hommes.
L'honorable domesticité, dans laquelle
s'écoula la seconde moitié de sa vie, avait
été elle-même précédée d'une existence
plus pénible, et pouvait être considérée,
selon les mœurs du siècle, comme le terme
LA BRUYERE. 181
de son ambition, comme une sorte de
récompense. On ne sait qu'imparfaitement
comment la Bruyère vécut jusqu'à trente-
six ans, livré sans doute à cette « hor-
rible peine » de se faire jour qu'il a in-
diquée, en passant, d'un trait si sobre
et si vif au début de son chapitre sur le
mérite personne L Se faire jour, pour lui,
ne fut autre chose que d'être appelé à
enseigner l'histoire au petit-fils du grand
Condé. Le voilà donc pour la vie attaché
à cette altière famille et à deux princes
dont l'un, le père de son élève, ce tenoit
tout dans le tremblement, » tandis que
l'autre, le duc, son jeune élève, n'épar-
gnait pas même à ses amis, « des insultes
grossières et des plaisanteries cruelles. »
Ce n'est point la Bruyère, c'est Saint-
Simon qui rend d'eux ce témoignage ; mais
il n'est point douteux que la Bruyère se
tenait avec eux sur ses gardes, se retran-
chant ce dans le sérieux, » évitant la fami-
liarité qui lui eût été bientôt rendue en
182 LA BRUYERE.
mépris et forçant la considération par le
respect. Il avait sous les yeux l'utile et af-
fligeant exemple de Santeul, qui, s'étant
livré sans réserve à la familière et dange-
reuse gaieté de cette maison , expiait par
des injures que la Bruyère n'aurait pu
souffrir, la facilité imprudente et presque
enfantine de son commerce. On sait que
Santeul reçut un jour, en pleine table, un
soufflet de Mme la duchesse, suivi, pour
le calmer, d'un verre d'eau jeté à la fi-
gure ; il se contenta de chanter en beaux
vers latins cette colère d'une déesse con-
tre un favori des muses. Santeul mou-
rut-il , comme Saint-Simon le raconte ,
d'une plaisanterie de M. le duc, qui au-
rait vidé sa tabatière dans un verre de
vin de Champagne et qui le lui aurait
fait boire « pour voir ce qui en arrive-
rait? » On n'en est pas bien sûr; ce qui
n'est que trop certain , c'est que la vie
de Santeul aurait servi d'avertissëmunt à
la Bruyère, si la Bruyère avait eu be-
LA BRUYERE. 183
soin d'être averti. Mais la Bruyère était
conduit en ces matières par un instinct
délicat et sûr, et en montrant sans cesse
qu'il n'oubliait point ce qu'il devait à au-
trui, il empêchait qui que ce fût d'oublier
ce qu'on lui devait à lui-même. Il disait
volontiers et écrivait même à Bussy-Ra-
butin : « Les altesses à qui je suis; » mais
il n'était à ces altesses que dans la mesure
où les mœurs du temps permettaient au plus
honnête homme et à l'esprit le plus libre
de leur appartenir.
La gloire littéraire, qui devait venir en
aide à la dignité de sa vie, lui arriva trop
tard ; elle fut aussi éclatante que soudaine,
mais il n'eut guère le temps d'en jouir. La
première édition des Caractères parut en
1688; en 4 691, après la sixième édition
de son ouvrage, il se présentait à l'Aca-
démie française et échouait contre Pavil-
lon, dont le plus grand titre au souvenir
de la postérité est certainement d'avoir
ainsi pris le pas sur la Bruyère. Enfin, en
184 LA BRUYERE.
1693, l'Académie répara cette injustice à
Tégard de l'auteur des Caractères . Il fut
nommé, non sans peine, et son discours
fut, aussi bien que son élection, le sujet
des plus amères critiques. Trois ans plus
tard une attaque d'apoplexie l'emporta.
A-t-il aimé? et quelle personne a touché
son cœur? La question est livrée aux éru-
dits, tant la Bruyère nous a laissés sur ce
point dans l'incertitude. Les uns soupçon-
nent qu'Arténice, dont le beau portrait est
comme égaré dans le chapitre des Juge-
ments, est une personne véritable que la
Bruyère aurait fortement aimée, et, entre
autres indices, ils retrouvent son nom à
peine déguisé sous le nom d'Arténice. Les
autres assurent qu'il ne saurait être ques-
tion de cette personne , parce que les
éloges de la Bruyère porteraient tous
à faux s'il avait eu le dessein de la pein-
dre; objection bien faible, puisque le pro-
pre de l'amour est de voir les personnes et
les choses même autrement qu'elles ne sont.
LA BRUYERE. 185
Quoi qu'il en soit, plus d'un trait de ses
écrits nous montre qu'il n'ignorait point
au moins dans leur physionomie extérieure
et dans leur effet, ce que Pascal appelait
les passions de l'amour. L'expérience ne
paraît pas étrangère à plus d'un passage du
chapitre Du cœur : « Le commencement
et le déclin de l'amour se font sentir par
l'embarras où l'on est de se trouver
seuls. » — « S'il se rencontre une femme
pour qui l'on ait eu une grande passion et
qui ait été indifférente, quelque important
service qu'elle nous rende dans la suite de
notre vie, l'on court un grand danger
d'être ingrat. » Doit-on voir dans ce qui
suit l'accent de la jalousie personnelle, ou
s'agit-il seulement d'une vérité banale que
la Bruyère aurait tâché de relever, comme
il le disait, par l'agrément du style? « A
juger de cette femme par sa beauté, sa jeu-
nesse, sa fierté et ses dédains, il n'y a
personne qui ne doute que ce ne soit un
héros qui doive un jour la charmer : son
186 LA BRUYERE.
choix est déjà fait ; c'est un petit monstre
qui manque d'esprit. » Enfin faut-il voir la
raison de son célibat dans quelque inclina-
tion sans remède et sans espérance comme
il semble l'indiquer ici d'une façon si déli-
cate : « Il y a quelquefois dans le cours
de la vie de si chers plaisirs et de si ten-
dres engagements que l'on nous défend,
qu'il est naturel de désirer du moins
qu'ils fussent permis ?» — ou bien a-t-il
simplement fui le mariage parce que le
mariage « met tout le monde dans son
ordre, » tandis que l'homme libre peut
a s'élever au-dessus de sa fortune, se mêler
dans le monde et aller de pair avec les
plus honnêtes gens ? » Ces motifs divers,
mais qui ne s'excluent pas les uns les autres,
ont sans doute eu leur part dans la desti-
née de la Bruyère ; il est difficile qu'il ait
traversé d'un cœur toujours calme cette
société élégante, oisive et voluptueuse; il
est possible qu'il ait aimé quelque personne
au-dessus de lui par le rang et au-dessous
LA BRUYERE. 187
de lui par le cœur, ou quelqu'un qui mé-
ritait de lui inspirer ce sentiment, mais
qui, selon les idées du temps, ne pouvait
y répondre et s'y laisser aller sans déchoir;
il est enfin naturel qu'avec sa prudence
et sa fermeté reconnues, il ait toujours
hésité à « se mettre dans son ordre par le
mariage, » et à faire ainsi partager à un
autre lui-même une situation dont il
sentait si vivement le poids et le péril.
Tenons-nous-en donc à ses écrits et ne
cherchons pas à pénétrer plus avant dans
son âme. La Bruyère n'est pas un de ces
moralistes profonds ou ambitieux qui dé-
couvrent la raison des sentiments humains,
ou qui la cherchent, qui s'efforcent de les
suivre jusqu'à leur source, les ramènent
ainsi les uns aux autres, et en réduisent
le nombre à mesure qu'ils les connaissent
davantage, pour s'arrêter seulement devant
ces impulsions primitives qui, sous une
riche diversité de formes et de noms, font
le mouvement de tout notre être et l'agi-
188 LA BRUYÈRE.
tation de notre vie. Il laisse aux Pascal
aux la Rochefoucauld, aux Vauvenargues,
cette investigation hardie et cette grande
curiosité pui s'attaquent au fond même
de notre nature. C'est plutôt l'aspect et la
figure de nos passions que leur source qui
l'attirent; c'est surtout leur physionomie
extérieure, leur allure involontaire ou
calculée, leur marche et leur effet dans
le monde , leur combinaison avec les
accidents de la vie et avec l'ordre de la
société. C'est de ce coté que l'entraînaient
à la fois son esprit peu fait pour la haute
philosophie (comme l'indique son chapi-
tre ingénieux mais faible sur les Esprits
forts), son éloignement pour les grands
sujets qui lui semblaient interdits à un écri-
vain « né chrétien et Français, » son goût
et son talent de peindre, qui ont semé tant
de comédies vivantes et piquantes dans son
œuvre, son inclination enfin à écrire par-
faitement, le plaisir qu'il éprouvait en
cherchant à bien dire, et le prix extrême
LA BRUYERE. 189
qu'il attachait à la gloire d'avoir bien dit»
Aussi a-t-il peint les hommes par leurs
dehors plutôt qu'en eux-mêmes; mais
comme les dehors de nos passions ne
changent guère et s'accommodent seule-
ment à la variété des temps et des lieux,
il a plus d'une fois touché ce qui ne passe
pas à travers ce qui passe, et l'homme
éternel se rencontre souvent dans son livre
à côté de l'homme de son siècle et de son
pays. Cependant il a surtout excellé à nous
rendre témoignage de ce qu'il a vu , et la
cour, les grands, les riches, la société et
la conversation, sont les meilleurs sujets de
ses tableaux.
Il est difficile de nous faire aujour-
d'hui une idée juste de ce qu'on appe-
lait alors la cour, et surtout d'évoquer
en nous-mêmes les images et les impres-
sions que ce mot devait éveiller dans
l'esprit de la Bruyère. Cette étroite ré-
gion, pour employer l'expression du mo-
raliste, voyait alors réunies comme dans
190 LA BRUYÈRE
un faisceau toutes les influences sociales
qui ont aujourd'hui perdu leur force, en
étant dépouillées ou dégagées de ce qu'elles
avaient d'accablant pour l'esprit des hom-
mes. Aucun effort, par exemple, ne nous
fera bien concevoir, au sein de l'égalité
dans laquelle nous vivons tous plongés,
ce qu'était alors la différence de la
naissance et du rang dans la société
française. Quoi qu'on en dise , la for-
tune n'impose guère plus aux hommes
de notre temps que le rang et la nais-
sance , et les mêmes raisons qui nous
détournent de respecter les richesses au
delà de ce qu'il convient engagent ceux
qui les détiennent à se les faire pardonner
de leur mieux. Enfin le pouvoir a cessé,
à travers toutes nos révolutions, d'être un
titre à la considération de personne; et
loin d'avoir gardé un prestige suffisant pour
incliner les cœurs, l'autorité, appuyée sur-
tout sur la force, ne parvient pas sans
peine à s'entourer du respect indispensable
LA BRUYERE. 191
au maintien de l'ordre et à l'exécution des
lois.
Mais au temps de la Bruyère, le pres-
tige de la naissance et du rang, l'influence
de la richesse patrimoniale, lascendant et
l'éclat du pouvoir étaient intacts et pesaient
de tout leur poids sur ceux qui n'avaient
point leur part de ces titres incontestés à
la déférence de leurs semblables. Bien plus,
tandis qu'aujourd'hui ces avantages, deve-
nus en eux-mêmes si précaires et si minces,
sont dispersés dans la société tout entière ;
tandis que la naissance est relativement
dépouillée de la richesse et le plus souvent
éloignée du pouvoir; tandis que la ri-
chesse, si fluide d'ailleurs et toujours
prête à s'échapper, n'a le plus souvent
d'autre titre qu'elle-même à la considéra-
tion d'autrui ; tandis que le pouvoir, pres-
que aussi mobile que la richesse, n'a plus
rien à faire avec la naissance et n'est pas
toujours soutenu du mérite personnel, on
voyait alors la naissance, le pouvoir, la ri-
192 LA BRUYERE.
chesse, rassemblés dans les mêmes mains,
confondus sur les mêmes têtes ? se prêter
un mutuel appui, et ajouter à l'influence
qui leur était propre la force et l'éclat
qui leur venaient de leur concours.
Un même lieu, un étroit espace, ce point
du globe que la Bruyère place « à qua-
rante-huit degrés d'élévation du pôle et à
plus de onze cents lieues de mer des Iro-
quoîs et des Hurons, » contenait cette so-
ciété brillante vers laquelle étaient tournés
tous les yeux, la cour, petite patrie au sein
de la grande, patrie unique pour la plu-
part de ses habitants, siège de toute auto-
rité, source de toutes les faveurs, centre
de tous les plaisirs. Rien n'y manquait de
ce qui pouvait aider à jouir de la vie, la
rendre facile , légère à porter, agréable à
sentir. Le pouvoir n'y était guère accom-
pagné de peine et de travail, car ce pou-
voir venait d'un maître unique et se con-
fondait avec la faveur, qui élève celui qu'elle
a touché, sans lui rien demander. L'absence
LA BRUYERE. 193
de ces labeurs et de ces soucis, dont le plus
haut rang n'exempte aujourd'hui personne,
laissait la place libre h l'oisiveté et rendait
la distraction nécessaire : « Ames oisi-
ves., » dit excellemment la Bruyère, « sur
lesquelles tout fait d'abord une vive im-
pression. » La richesse, employée avec
art, ajoutait l'éclat et la délicatesse au
bien-être et donnait le moyen de pré-
venir l'ennui par la variété des amuse-
ments ; la politesse, apprise dès la nais-
sance et transmise avec le sang, adoucis-
sait les rapports des hommes et glissait
quelque charme dans les moindres inci-
dents de la vie ; enfin la légèreté volup-
tueuse de notre race et la grâce spirituelle
des femmes donnaient le mouvement à
cette foule brillante, et mêlaient le goût
des plaisirs de l'esprit à la recherche des
autres plaisirs.
Voilà le spectacle que la Bruyère a vu
de près, non pas en ennemi, mais un peu
en étranger ; voilà ce qu'il nous a peint,
13
194
LA BRUYERE.
en y revenant toujours au point d'en faire
le fond et l'âme de son œuvre, non pas
avec une haine envieuse, mais avec quel-
que amertume et avec le sentiment con-
tenu de ce qu'il y avait d'injuste dans cette
dispensation du sort et de la société, pro-
diguant à quelques-uns de ses semblables,
et souvent aux moins dignes d'une telle fa-
veur, tout ce qui peut ici-bas enfler ou
chatouiller le cœur de l'homme, tout, jus-
qu'au « bonheur d'avoir à leur service des
gens qui les égalaient par le cœur et par
l'esprit et qui les passaient quelquefois. »
II
n a remarque avec raison que
les portraits célèbres qu'on aime
le plus à relire dans la Bruyère
ne sont point fondus d'un seul jet , mais
composés d'une foule de remarques suc-
cessives, ajoutées les unes aux autres avec
patience et réunies avec art. Ses chapitres
sont composés de la même manière que
ses portraits. Nulle part on ne le voit en-
trer hardiment dans un sujet pour le par-
courir d'un pas ferme et réglé, jusqu'à ce
qu'il en ait touché le terme. Il y pénètre,
au contraire, par cent voies différentes,
ne s'y engage un moment que pour en
sortir, puis y revient encore sous une
forme nouvelle, change à chaque instant
196 LA BRUYERE.
de tour, de figure, de langage, ne s'appe-
santit sur rien, et finit cependant par avoir
tout dit. Le chapitre de la cour, par
exemple , commence par des maximes
courtes et vives, se continue par des por-
traits généraux ou particuliers, est mêlé
de petits discours imprévus et instructifs
que les personnages sont censés se tenir à
eux-mêmes , et se termine comme il a
commencé, par des maximes. Rien de tout
cela ne paraît tenir ensemble ni faire un
corps, et pourtant, lorsqu'on a tout lu,
l'impression est profonde, le tableau pa-
raît complet, et il semble difficile d'y rien
ajouter.
On peut croire que la succession de ces
courts morceaux dont se compose un cha-
pitre de la Bruyère n'a pas été décidée
d'avance, ni réglée par aucune loi de l'art,
puisque chaque édition en accroissait le
nombre, et que le réseau si lâche de cette
composition s'ouvrait sans effort pour faire
place à un nouveau portrait ou à une ré-
LA BRUYERE. 197
flexion nouvelle. Cependant le charme que
nous trouvons à parcourir cette sorte de
mosaïque aux brillantes couleurs, l'agréa-
ble facilité avec^ laquelle nous traversons
ces objets si divers de la pensée et ces for-
mes si variées du langage, nous avertissent
assez clairement qu'il n'y a dans cette façon
d'aller rien de pénible pour l'esprit ni de
contraire à la nature. Si l'on veut même
y rêver un peu et se prêter à l'illusion, si
l'on veut errer soi-même un instant avec
la Bruyère au sein de la cour et dans le
monde, ignoré comme lui dans cette foule
orgueilleuse et s'écartant avec lui pour
laisser passer ses modèles, on trouvera plus
naturelle que ne l'eût été aucune autre
l'ordonnance si libre et si vive qui a mêlé
dans une confusion apparente ces maximes,
ces portraits et ces discours. La Bruyère
réfléchit et il écrit ce qu'il pense, il re-
garde et il dépeint ce qu'il voit , il écoute
et il redit ce qu'il entend. Voici N qui
arrive avec grand bruit , écarte tout le
198 LA BRUYERE.
monde , se fait faire place , gratte , heurte
presque ; il se nomme ? on respire , il
n'entre qu'avec la foule. Voici d'autres
gens qui entrent sans saluer, marchent des
épaules, se rengorgent, interrogent sans re-
garder jusqu'à ce qu'il survienne un grand
qui fasse tomber cette hauteur contrefaite.
Voyez maintenant passer gravement Ci-
mon et Clitandre ayant pour unique affaire
de paraître chargés des affaires de l'Etat.
Quel est ce débordement de louanges qui
inonde tout à coup les cours , la chapelle,
qui gagne l'escalier , les salles, la galerie?
On en a au-dessus des yeux, on n'y tient
pas ; c'est un tel qui vient d'être placé dans
un nouveau poste et le torrent de l'adu-
lation emporte tout le monde. Pourquoi
Timante, presque abandonné naguère,
est-il entouré comme jadis, assailli de gens
qui veulent tous le tirer à l'écart pour
l'entretenir mystérieusement de rien ? Une
disgrâce apparente avait effacé tous ses
mérites, une faveur imprévue vient de les
1
LA BRUYERE. 199
lui rendre. Voyez plus loin serpenter Théo-
dote prêt à demander , et pour de bonnes
raisons , la place de Cassini pour le suisse
ou le postillon du favori., si l'occasion s'en
présente, prêt à tout sacrifier à ce qui
porte les livrées de la faveur. Ecoutez ce
plaintif murmure du courtisan dégoûté,
mais dégoûté pour un jour , de son triste
labeur : « Les deux tiers de ma vie sont
écoulés ; pourquoi m 'inquiéter tant sur ce
qui m'en reste ? La plus brillante fortune
ne mérite point ni le tourment que je me
donne, ni les petitesses où je me surprends,
ni les humiliations , ni les hontes que j'es-
suie; trente années détruiront ces colosses
de puissance qu'on ne voyait bien qu'à
force de lever la tête; nous disparaîtrons,
moi qui suis si peu de chose , et ceux que
je contemplais si avidement et de qui j'es-
pérais toute ma grandeur : le meilleur des
biens, s'il y a des biens, c'est le repos, la
retraite, et un endroit qui soit son do-
maine. » Mais le maître a paru, et les voilà
200 LA BRUYERE.
tous enlaidis par sa présence; à peine les
peut -on reconnaître , tant leurs traits sont
altérés et leur contenance avilie. Les plus
superbes sont les plus défaits ; l'homme
modeste , descendant de moins haut, se
soutient mieux. Enfin commence cette
messe royale où les grands y formant un
vaste cercle au pied de l'autel et la face
élevée vers le prince, paraissent l'adorer
lui-même, tandis qu'il paraît adorer Dieu.
Quelle étude suivie, quelle description ré-
gulière de la cour et du monde vaudrait
cet admirable et capricieux mélange d'in-
cidents, de personnages et de pensées,
image fidèle de la nature? C'est ainsi que
les grands, les riches, les lettrés, les avo-
cats, les prédicateurs, toutes les figures
originales que peuvent produire les com-
binaisons de la nature avec les lois et les
usages du monde, traversent comme en
courant les divers chapitres de cet ouvrage
immortel; tous ces personnages ont gardé
leur physionomie et leur allure , ils ont
LA BRUYERE. 201
l'air de ne songer qu'à eux et d'aller à
leurs affaires ; ils se pressent et se mêlent
dans le libre mouvement de ce livre comme
ils se coudoyaient dans le tumulte de la
vie.
Aussi le mot de comédie vieat-il aux
lèvres lorsqu'on voit marcher avec naturel
tant de caractères originaux. Et cependant
ce n'est point une comédie, non-seulement
parce qu'on ne peut saisir dans les actes
de tous ces personnages une action suivie,
et qu'ils ne sont point lancés ni engagés
les uns contre les autres, mais encore
parce que leur caractère est dessiné d'une
façon plus savante, plus fine, plus déliée
que le caractère de ces personnages d'un
ordre différent que le poète comique des-
tine à se mouvoir sur la scène et à saisir
fortement l'esprit du spectateur. Pour in-
téresser, pour émouvoir et même pour lais-
ser dans l'imagination la vive impression
d'un caractère, le poëte comique est inévi-
tablement conduit à forcer un peu la na-
202 LA BRUYERE.
ture et à s'écarter jusqu'à un certain point
de la vraisemblance. Il fait violence à la
réalité de diverses manières, non-seule-
ment en resserrant et en précipitant l'action
plus que ne le comporte le train ordinaire
de la vie, mais en donnant au caractère de
ses personnages plus de relief et à leurs
actes plus d'emportement ou de résolution
que ne le permettrait une reproduction
discrète de la nature. Le poète comique ne
fait comprendre et admirer un personnage
de la foule qu'en le peignant de couleurs
plus fortes , en le faisant aller plus vite et
en le poussant plus loin que ne le ferait le
moraliste, étudiant le même modèle à son
aise, et uniquement appliqué à serrer de
près la vérité. Voulez-vous avoir une juste
idée de cette différence ? Voulez-vous sen-
tir l'avantage du moraliste dépeignant à
loisir un caractère sur le poète comique
qui ne peut nous montrer ce même carac-
tère qu'en action , et qui est conduit à le
faire agir avec quelque excès pour nous le
LA BRUYÈRE. 203
faire mieux comprendre ? Lisez dans la
Bruyère le portrait d'Onuphre, composé
avec l'intention évidente de mettre en lu-
mière toutes les fautes contre la vraisem-
blance dont le Tartufe de Molière peut
être accusé. Il est certain qu'Onuphre est
plus voisin que Tartufe delà vraisemblance
et de la réalité. Onuphre se garderait de
dire ma haire et ma discipline , il fait
seulement en sorte que l'on croie qu'il
porte une haire et se donne la discipline ;
il ne s'aventure pas auprès de la femme de
celui qu'il veut dépouiller; du moins il ne
lui fera pas d'avances; il est homme à
s'enfuir et à lui laisser son manteau, s'il
n'est aussi sûr d'elle que de lui-même. Il
n'est point curieux d'un tel péril; il sait
où sont les femmes qui prospèrent et fleu-
rissent à l'ombre de la dévotion. S'il con-
voite un héritage, il ne se joue pas à la
ligne directe : il ne va point se heurter
avec scandale à des droits trop forts et
trop inviolables; il est la terreur des colla-
204 LA BRUYÈRE.
téraux. Enfin il est si consommé en ca-
lomnie qu'il ne se donne plus la peine de
médire; il se contente de sourire ou de
soupirer* sur le fait du prochain; il n'a que
faire déparier pour être entendu. Cet hy-
pocrite est plus près que l'autre de la
vraisemblance, plus capable d'exister et de
se soutenir, plus accommodé aux circon-
stances extérieures; nous sommes plus ex-
posés à sentir Onuphre ramper sous nos
pieds ou glisser entre nos doigts qu'à ren-
contrer Tartufe lâché comme une bête
fauve à travers les lois de la société, les
liens de la nature et les usages du monde.
Et pourtant ils sont de même famille, et
c'est bien le même homme que le mora-
liste et le poëte comique ont voulu nous
peindre; mais le premier contemple l'hy-
pocrite à loisir et le décrit avec une fidélité
minutieuse; le second le traîne sur la
scène et le pousse violemment d'incidents
en incidents jusqu'à l'entier développe-
ment de son caractère et jusqu'à l'avorte-
LA BRUYERE. 205
ment de ses desseins. L'espace, le temps,
l'attention même, tout fait défaut au poëte
comique pour nous conduire plus lente-
ment et plus avant dans l'intérieur de son
personnage ; il ne peut nous le décrire et
il doit le faire agir, en obéissant aux lois
de la perspective théâtrale, en poursuivant
les grands effets que la scène exige. L'art
est plus fin chez le moraliste ; .il est plus
imposant chez le poëte. 11 faut plus de
puissance et de courage pour façonner à
grands traits la fresque ou la frise qui de
loin et de haut saisiront et contenteront
nos regards, que pour parfaire ces ouvra-
ges délicats sur lesquels nous pouvons
promener la main en même temps que les
yeux.
L'exacte vérité dans les choses ne suffit
pas à la Bruyère; il poursuit avec le
même scrupule, ou, pour mieux dire, avec
le même plaisir la vérité dans les termes.
Il y a bien moins de fantaisie qu'on ne
l'imagine dans l'infinie variété de ses
206 LA BRUYERE.
tours ; il n'en prend guère qui ne soit
choisi avec discernement, mis à sa place,
employé à propos. H y a une raison, et
on la découvre, dans sa manière de com-
mencer et de finir, dans ses interpellations
soudaines, dans ses comparaisons hardies,
dans la gradation de ses expressions et de
ses figures qui vont se resserrant et s'ai-
guisant toujours, jusqu'à un dernier mot
ou un dernier trait auquel il s'arrête ,
parce qu'en effet, au delà, il n'y a plus
rien. Quelle marche savante dans cette
description des âmes vénales : « Il y a des
âmes sales, pétries de boue et d'ordure,
éprises du gain et de l'intérêt , comme les
belles âmes le sont de la gloire et de la
vertu, capables d'une seule volupté qui
est celle d'acquérir ou de ne point perdre,
curieuses et avides du denier dix, unique-
ment occupées de leurs débiteurs, tou-
jours inquiètes sur le rabais ou sur le dé-
cri des monnaies, enfoncées et comme
abîmées dans les contrats, les titres et les
LA BRUYERE. 207
parchemins. De tels gens ne sont ni pa-
rents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens,
ni peut-être des hommes; ils ont de l'ar-
gent. » Quelle hardiesse heureuse et op-
portune dansl'apostrophe célèbre : « Fuyez,
retirez- vous , vous n'êtes pas assez loin.
Je suis, dites-vous, sous l'autre tropique.
Passez sous le pôle et dans l'autre hémi-
sphère; montez aux étoiles si vous pouvez.
— M'y voilà. — Fort bien ; vous êtes en
sûreté. — Je découvre sur la terre un
homme avide, insatiable, inexorable, qui
veut vivre aux dépens de tout ce qui se
trouvera sur son chemin et à sa rencon-
tre, et quoi qu'il en puisse coûter aux au-
tres, pourvoir à lui seul, grossir sa fortune
et regorger de biens. » La vivacité du tour
n'est ici que le vêtement léger d'une im-
pression vive; est-il une façon plus ingé-
nieuse de nous présenter ce personnage re-
doutable et de nous engager à le fuir?
Mais on sent, dit-on, trop desprit dans
ces pages savantes; l'art y est trop visible,
208 LA BRUYERE.
et, tout habile que cet art se montre, il a le
tort de se montrer. 11 serait malaisé de dé-
fendre la Bruyère de ce reproche; qu'est-il
besoin d'ailleurs de l'en défendre? Il est
plus d'une façon de bien écrire, et si Ton
peut préférer Tune à l'autre, c'est pourtant
avoir touché le but que d'être écouté des
hommes et que de leur plaire longtemps
après qu'on a cessé d'être. Chacun suit son
chemin vers la postérité, il n'en est point
de mauvais pourvu qu'il y conduise. A
vrai dire , l'écrivain ne choisit guère ce
chemin ; il y est doucement engagé par la
nature, et il se ferait une violence inutile
en essayant de se détourner vers un autre.
Les idées s'offrent à chacun de nous sous
des aspects variés et provoquent en nous
des mouvements divers que l'art peut régler
sans en altérer sensiblement le cours. Il en
est que l'inspiration envahit comme un flot
brûlant, qui peuvent à peine la soutenir,
qui en sont étourdis et presque enivrés,
comme il arriva un jour à Rousseau, jus-
LA BRUYERE. 209
qu'à ce que la pensée qui les oppresse se
condense en eux-mêmes et se fasse jour au
dehors par un large courant d'éloquence ;
et alors même ils savent bien qu'ils n'ex-
priment qu'une faible partie de ce qu'ils
sentent, et que le meilleur de cette rosée
céleste est remonté en s'évaporant vers les
régions mystérieuses d'où elle était descen-
due, lien est d'autres que les idées hantent
et lutinent comme une troupe de nymphes
sauvages et légères, qui les poursuivent,
les atteignent, les captivent, les ornent
avec amour et nous les amènent enfin fami-
lières el souriantes, couvertes d'une gra-
cieuse parure. D'autres encore, ouvriers
ingénieux et habiles, vont par les chemins
et ramassent non point quelque diamant
rare, non point quelque perle introuvable,
mais quelques-uns de ces cailloux sur les-
quels ont glissé les yeux de tout le monde,
et qui ont été longtemps foulés par le pied
dédaigneux du passant; ils les nettoient
avec patience, les dépouillent de leur rude
14
210 LA BRUYERE
enveloppe , les taillent enfin avec art, et
les couvrent de facettes si heureusement
disposées, si adroitement polies, que la
lumière , en s'y jouant, y produit mille
effets nouveaux et permet à peine de les
reconnaître; et comme ils sont de nature
vulgaire et d'usage commode, ils courent
désormais de main en main et accroissent
la richesse commune de l'humanité. La
Bruyère est un de ces patients et adroits
lapidaires qui reçoivent, à défaut du don
de créer ou de découvrir, le pouvoir et le
goût d'embellir à jamais tout ce qu'ils ont
touché. Il obéissait à la nature et trouvait
à suivre son penchant la plus pure jouis-
sance. 11 contemplait une idée commune
jusqu'à ce qu'il la vît reluire, il la maniait
jusqu'à ce qu'il la fît briller; et si le mot ne
semblait point un peu dur pour le genre
de volupté le plus délicat et le plus hon-
nête qui se puisse concevoir., on pourrait
dire qu'il a savouré en épicurien le plaisir
de faire produire de nouveaux fruits aux
LA BRUYERE.
211
parties de l'esprit humain les plus fatiguées
par la culture, comme il se plaisait à renou-
veler, par toutes les tournures imagina-
bles, les ressources du langage français.
VAUVENÀRGUES
VAUVENARGUES
H l est difficile d'ouvrir le recueil
si court des écrits de Vauvenar-
gues sans le voir paraître lui-
même et sans fixer sur lui les yeux. Peu
s'en est fallu pourtant qu'il n'échappât tout
à fait à nos regards et qu'il n'eût pas même
cette gloire posthume qui l'entoure aujour-
d'hui, en échange de cette influence sur les
affaires humaines et de cette renommée
parmi ses contemporains qu'il a si ardem-
216 VAUVENARGUES.
ment et si vainement désirées. « Comme
on marche sur For et les diamants enfouis
dans le sein de la terre, » avons-nous lu
quelque part, « on passe en aveugle à côté
de grandes âmes auxquelles l'air et la lu-
mière ont manqué. » C'est l'histoire de
cette triste et noble existence; on voit
presque jusqu'au dernier jour Vauvenar-
gues étouffer faute d'air et de lumière.
Tout lui manque, un théâtre digne de lui,
des amitiés puissantes, la santé, l'occasion,
la vie enfin au moment où allait com-
mencer sa gloire. Comme son héros Cla-
zomène, « quand la fortune a paru se lasser
de le poursuivre, quand l'espérance trop
lente commençait à flatter sa peine, la mort
s'est offerte à sa vue. »
Cependant, à bien considérer son his-
toire, elle n'est point semée de difficultés
extraordinaires, et c'est la brièveté de sa
vie qui a été son véritable malheur. Il n'a-
vait, après tout, que trente et un ans le jour
où son nom sortait de l'obscurité, et il allait
VAUVENARGUES. 217
atteindre cette réputation dont la soif l'a-
vait consumé depuis les premiers jours de
sa jeunesse. Mais comme il a été enlevé du
monde au moment d'y prendre sa véritable
place, et que tout ce qu'il avait écrit jus-
qu'à ce jour était rempli de sa juste plainte
contre le sort, il est resté devant nos yeux
comme une des victimes les plus malheu-
reuses et les plus touchantes de la fatalité.
Si pourtant il avait accompli sa carrière ou
vécu seulement vingt années de plus, les
épreuves de son noviciat et les dégoûts de
sa jeunesse ne nous paraîtraient point sans
doute hors de proportion avec le bonheur
et l'éclat de sa destinée.
Tel qu'il est, grandissant au milieu d'une
ambition stérile, enlevé au seuil de la matu-
rité, et déposant dans chaque page qu'il
écrit sa protestation contre la fortune, il
inspire la compassion la plus vive. Plus on
le lit, plus on croit voir un homme ense-
veli vivant, qui ferait un continuel effort
pour soulever la pierre de son sépulcre, et
218
VAUVENARGUES.
retomberait épuisé au moment même où
il entrevoit la lumière. Que de fois il a tenté
de se faire entendre et d'élever la voix jus-
qu'à ceux qui pouvaient lui ouvrir un che-
min pour sortir de son obscure solitude !
C'est ainsi qu'au retour de la funeste re-
traite de Prague, dégoûté plus que jamais
de la guerre , et tournant vers les lettres
toutes ses espérances, il écrit à Voltaire
et lui envoie son parallèle entre Corneille
et Racine. Certes, ce n'est point un juge-
ment littéraire irréprochable , et l'on ne peut
tout à fait demeurer d'accord avec Vauve-
nargues que « les héros de Corneille disent
de grandes choses sans les inspirer, tandis
que ceux de Racine les inspirent sans les
dire; que les premiers parlent longuement
afin de se faire connaître, et que les autres
se font connaître parce qu'ils parlent. »
On ne peut vraiment louer de n'avoir ja-
mais fait parler ses personnages, afin qu'ils
se fassent connaître, celui qui a revêtu d'une
magnifique éloquence la haine de Mithri-
VAUVENARGUES. 219
date contre Rome, le ressentiment de Ma-
than contre le Dieu qu'il a quitté, la con-
fiance superbe de ïoad. Et faut- il accuser
celui qui a courbé Cinna sous la parole
d'Auguste et qui a fait écouter à Camille
pâlissante le récit de la mort de son amant,
d'avoir méconnu ce qu'il y a d'éloquent
dans le silence ? Il était cependant naturel
que Vauvenargues, ennemi de toute en-
flure, fût à la fois blessé des défauts de
Corneille et du caractère trop hardi de ses
beautés. Le langage pompeux de ces héros,
leurs prétentions souvent exagérées à la
grandeur devaient l'offenser, lui qui souf-
frait de sa propre ambition et qui aimait à
en parler avec une sorte de pudeur et à
mots couverts, même lorsqu'il se plaignait
de son siècle à la postérité. La mélancolie
discrète d'un Bajazet, d'un Xipharès, d'un
Britannicus, devait au contraire parler à
son cœur ; il devait aimer en eux leur des-
inée incomplète, leur ardeur contenue,
leurs tristes pressentiments. Ne se croyait-
220 VAUVENARGUES.
il point né pour l'action et la gloire comme
eux pour l'empire, et ne se voyait-il point
comme eux dépouillé de son héritage ?
L'action ! voilà le mot qui revient peut
être le plus souvent dans les écrits de Vau-
venargues, voilà l'image et le rêve qui ob-
sédaient sa pensée. Et il entendait surtout
par l'action l'influence sur les affaires hu-
maines, la lutte de l'intelligence aux prises
avec les difficultés et avec les hommes.
Officier maladif et mécontent , ayant tra-
versé de tristes guerres, instrument passif
et subalterne des idées et de la volonté d'au-
trui, il s'était fait de la politique et de la
diplomatie, qui décident de la paix et de la
guerre et qui régissent avec tant d'autorité
les destinées particulières enveloppées dans
la destinée générale, une imposante et sé-
duisante image. De plus, il se croyait ca-
pable d'agir sur l'esprit des hommes et
particulièrement propre à les pénétrer.
C'est évidemment l'idéal du négociateur,
le négociateur-moraliste qu'il a voulu pein-
VAUVENARGUES. 221
dre dans ses Caractères sous le nom de
Théophile ou la profondeur : « Il a été
touché dès sa jeunesse, dit-il , d'une forte
curiosité de connaître le genre humain et
le différent caractère des nations. Poussé
par ce puissant instinct et peut-être aussi
par C erreur de quelque ambition plus se-
crète, il a consumé ses beaux jours dans
l'étude et dans les voyages » On sait
quel fut le résultat pour Vauvenargues de
ce mouvement d'ambition et de cette lueur
d'espérance. On connaît ces lettres adres-
sées au roi et au ministre des affaires étran-
gères pour obtenir du service dans la di-
plomatie, et le silence bien naturel de ces
puissants correspondants auxquels Vauve-
nargues était inconnu. Pour lui, plus la
démarche lui avait coûté, plus il fut mor-
tifié de la voir inutile. « Personne, écrit-il
dans ses Maximes, ne peut se vanter de
n'avoir pas été méprisé ; » et encore :
« Clazomène a été offensé de ceux dont* il
ne pouvait prendre de vengeance. » Une
222 VAUVENARGUES.
seconde lettre fort noble, accompagnant sa
démission d'officier, attira enfin sur lui
quelque attention et lui valut une pro-
messe, mais rien de plus, et le reste de sa
triste existence s'écoula dans la méditation
et dans la douleur. Ses traits, sa vue, étaient
déjà atteints par une maladie cruelle et sans
remède. C'est au milieu de ses souffrances
et pendant le court répit que lui laissait la
mort qu'il acheva le monument sur lequel
devait rester gravé son nom. La lenteur
de sa fin lui permit de voir publier à Paris,
en 1 746 , son Introduction à la connais-
sance de l'esprit humain.
Certes, rien ne justifie mieux que ce sur-
prenant ouvrage l'exclamation de Voltaire :
« Par quel prodige avais-tu à vingt-cinq ans
la vraie philosophie et la vraie éloquence
sans autre étude que le secours de quelques
bons livres! » Tout s'explique pourtant,
si l'on considère quels étaient ces bons li-
vres. Ce sont surtout les moralistes du dix-
septième siècle , et Vauvenargues tira de
VAUVENARGUES. 223
leur fréquentation assidue deux avantages :
la noblesse et la pureté de son style, qui
reste cependant original et personnel ,
parce qu'il met dans ce qu'il écrit toute
son âme; et un vif éloignement pour
cette dure sévérité que les écrivains du
grand siècle ont montrée à l'égard de la
nature humaine. C'est la lecture assidue
de ces invectives religieuses et philoso-
phiques contre nos faiblesses qui donna
l'élan à l'esprit de Vauvenargues et lui fit
embrasser avec une ardeur généreuse la
cause trop délaissée de l'homme. Fatigué
d'entendre déclarer sous toutes les formes
que l'homme est naturellement pervers, et
incapable de faire le bien sans se faire d'a-
bord violence à lui-même, il veut récon-
cilier la nature humaine avec la justice. Il
refuse de voir l'idéal d'une vie vertueuse
dans le mépris des attachements les plus lé-
gitimes et des plus innocents plaisirs, de
l'ambition la plus élevée et de la gloire la
plus pure. 11 ne peut se résoudre h croire
224 VAUVENARGUES.
que tout ce qu'il aime ardemment ne peut
être aimé sans crime ; il déclare enfin la
guerre à cette cruelle vertu, qui confond,
comme la tyrannie, la paix avec la solitude,
et qui veut dépeupler l'âme de ses plus no-
bles passions comme on exile les plus no-
bles citoyens d'un Etat qu'on veut asservir.
Cette défense de l'homme « jusque-là en
disgrâce chez tous ceux qui pensent » est
le fond de tout ce qu'il écrit. C'est sa mar-
que distinctive et son originalité ; c'est aussi
le fondement de ses pensées les plus hautes,
car il sent le besoin de rattacher l'homme
au reste de la nature et tend incessamment
à s'élever de l'explication équitable des pas-
sions humaines à la conception de l'ordre
universel. Adversaire constant de Pascal et
de ces philosophes qui s'étudient à représen-
ter l'univers comme semé de problèmes in-
solubles, afin de nous réduire à une seule
façon de les résoudre, il s'appuie fermement
à ce principe : qu'il n'y a point de contra-
diction dans la nature. Il étudie donc les
VAUVENARGUES. 225
passions humaines avec finesse, cherchant
toujours à montrer comment elles peuvent
se concilier avec la vertu, comment même
elles peuvent souvent nous y conduire,
k Si vous avez quelque passion qui élève
vos sentiments, s'écrie-t-il dans ses Con-
seils à un jeune homme, qui vous rende
plus généreux, plus compatissant, plus hu-
main, qu'elle vous soit chère! » et il
donne à cette partie de ses écrits ce titre
d'une éloquence si concise et si forte, qui
paraît résumer son œuvre et raconter sa
vie : « Jimer les passions nobles, »
Il ne faut donc pas condamner ces puis-
sants ressorts de l'âme humaine, encore
moins chercher à les briser, comme ces
médecins qui « détruisent le corps pour
détruire un vice du sang souvent imagi-
naire; » il ne faut point mettre l'homme
en contradiction avec l'univers qui suit sa
loi et rencontre sa perfection dans un mou-
vement éternel. Vauvenargues insiste sur
tout ce que nous devons aux passions de
15
226 VAUVENARGUES.
grandes actions et de grandes pensées ; il
s'élève contre ces siècles, les plus vicieux
de tous, qui désavouent l'ambition, la
gloire, l'amour; contre les hommes qui,
méprisant hautement les grandes passions,
se piquent à leur tour des goûts les plus
méprisables. Il ne sépare pas de la défense
des passions nobles le plaisir que leur sa-
tisfaction nous donne. Le plaisir n'est
point à ses yeux le signe certain d'une
faute, et Ton peut faire le bien avec com-
plaisance sans démériter. Qu'importe que
nous fassions le bien sans effort, qu'une
bonne passion nous y entraîne, qu'il nous
soit même impossible de nous en abstenir ?
Ce bien cesse-t-il pour cela d'être un bien ?
la maladie, la santé changent-elles de ca-
ractère parce qu'elles nous sont imposées,
et les perfections divines cessent-elles d'être
des perfections parce quelles sont néces-
saires ? Qui oserait nous défendre de trou-
ver du plaisir à bien faire, et que veut dire
Dieu lui-même quand il nous ordonne d'aï-
VAUVENARGUES. 227
mer la vertu ? Il fait donc souvent et sans
scrupule l'éloge du plaisir, comme le signe
et l'accompagnement mystérieux du bien,
et, pour lui, « le secret du moindre plai-
sir de la nature passe la raison. »
Enfin, avec une logique qui a échappé
à la plupart de ses commentateurs, il refuse
d'admettre le libre arbitre comme l'enten-
daient les moralistes qu'il réfute, et sa théo-
rie de la liberté de l'homme, bien qu'à peine
ébauchée, est inséparable de ses autres vues
sur la nature humaine et sur le monde. A
ses yeux, nos actes apparents de libre arbitre
ne sont que le résultat nécessaire de la lutte
inégale de nos désirs, et c'est seulement en
prenant la forme d'un désir et d'une passion
pour entrer dans cette arène et pour y
triompher, que la notion du bien peut
l'emporter dans nos âmes. D'où vient
donc, selon Vauvenargues , l'illusion du
libre a/bitre? Un philosophe que Vauve-
nargues n'avait jamais lu, Spinoza, avait
dit que « les hommes se croient libres
228 VAUVENARGUES.
parce qu'ils ont conscience de leurs ac-
tions sans avoir conscience des causes qui
les déterminent. » Vauvenargues attribue
cette illusion à « la vitesse infinie du mo-
bile de nos actions ; la volonté paraît, le
sentiment n'esr plus, et Ton doute qu'il
ait jamais été. » Ce même philosophe avait
dit que la liberté n'était autre chose que
notre adhésion intelligente à une action né-
cessaire , et par une de ces rencontres qui
lui sont familières au fond de sa solitude,
Vauvenargues écrit : « Une action néces-
saire peut être volontaire et libre par con-
séquent. » Enfin il rattache la nécessité des
actions humaines à l'ordre général du
monde, et s'écrie avec une émotion reli-
gieuse : « Connaissons notre sujétion pro-
fonde— adorons la hauteur de Dieu qui
règne dans tous les esprits comme il règne
sur tous les corps ; déchirons le voile qui
cache à nos faibles regards la chaîne éter-
nelle du monde et la gloire du Créateur.
Une dépendance si noble dans toutes les
VAUV EN ARGUES. 229
parties de ce vaste univers doit conduire
nos réflexions à l'unité de leur principe.
Cette subordination fait la solide grandeur
des êtres subordonnés. »
Il est surprenant qu'on ait si souvent
fermé les yeux sur le sens et la portée de
ces fragments de Vauvenargues où est trai-
tée à fond la question du libre arbitre.
Tantôt on veut y voir des objections qu'il
se faisait à lui-même , tantôt les opinions
de sa jeunesse ? consignées dans ses écrits
pour mémoire et abandonnées plus tard,
Rien de moins justifiable que ces inter-
prétations diverses. Ces pages profondes
éclairent le reste de ses écrits et sont éclai-
rées par eux d'une vive lumière. C'est le
point d'appui de sa vive et continuelle
argumentation contre ceux qui confon-
dent la vertu avec la lutte de l'homme
contre lui-même, et qui font de l'effort le
signe du bien ; c'est le fond de cette affir-
mation constante et sans cesse renouvelée
dans ses écrits : que la réalité de la vertu
230 VAUVENARGUES.
est indépendante de ce qu'elle coûte , que
le bien où l'on se plaît ne cesse pas d'être
le bien, et qu'il faut se garder de croire que
ce qui est nécessaire n'est d'aucun mérite ;
c'est enfin de cette théorie et non d'ailleurs
que vient le rôle principal et légitime qu'il
attribue aux passions dans le gouverne-
ment de l'esprit humain et du monde.
Où est cependant la distinction du bien
et du mal moral dans ce système qui laisse
la vertu dans un si dangereux voisinage de
la passion et du plaisir ? Les sentiers que
suit l'esprit humain en quête de la vérité
ne sont point en nombre infini, et c'est
souvent sans se voir les uns les autres que
les philosophes s'y engagent et se suivent
de près. Vauvenargues ne connaissait pas
plus le système de Kant, qui devait naître
après lui, qu'il n'avait lu l'Ethique, et
cependant sa distinction du bien et du
mal est de l'école de Kant non-seulement
pour le fond, mais pour les termes. « Dire
simplement, écrit- il, que la vertu est la
VAUVENARGUES. 231
vertu parce qu'elle est bonne en son fonds,
et le vice tout au contraire, ce n'est pas
les faire connaître. La force et la beauté
sont aussi de grands biens ; la vieillesse et
là maladie, des maux réels; cependant on
n'a jamais dit que ce fût le vice ou la
vertu. Le mot de vertu emporte l'idée de
perfection, l'idée de quelque chose d'esti-
mable à l'égard de toute la terre; le vice
au contraire. Or, il n'y a que le bien et
le mal moral qui portent ces grand ca-
ractères. La préférence de l'intérêt géné-
ral au personnel est la seule définition
qui soit digne de la vertu et qui doive en
fixer l'idée. » — Qu'est-ce donc que la
définition de Kant pour une action ver-
tueuse : « Une action dont le motif puisse
être érigé en règle universelle, » sinon « ce
quelque chose d'estimable à V égard de
toute la terre, et cette préférence de l'in-
térêt général au personnel » que Vauve-
nargues déclare être le signe distinctif et
constant de la vertu?
232 VAUVENARGUES.
Tel était à peu près le système qui ratta-
chait aux yeux de Vauvenargues ces médi-
tations éparses, jetées sur le papier à travers
les dégoûts de la solitude et les agitations
stériles de son existence. Il sentait sa vie
s'échapper, et désespérait d'achever ce ta-
bleau systématique de l'esprit humain qu'il
avait eu la noble ambition d'entreprendre.
« Un travail si long, écrivait-il avec la ré-
signation la plus touchante, ne peut main-
tenant m 'arrêter. » Les chapitres qui de-
vaient être étendus restent donc ébauchés ;
ls se brisent en fragments de plus en plus
courts, et bientôt en pensées détachées qui
brillent d'un vif éclat dans leur beauté so-
litaire, fondements dispersés, colonnes ina-
chevées qui ont la grâce et la dignité des
ruines et qu'aucun monument n'a pourtant
couronnés.
Une seule chose est complète dans ses
touchants écrits, c'est le portrait qu'il y a
tracé de lui-même, non pas une fois, mais
presqu'à chaque page, tantôt en traits épars
VAUVENARGUES. 233
et en aveux voilés, tantôt avec plus de com-
plaisance et d'involontaire abandon. Ca-
ractères, dialogues, tout nous parle de lui,
tout nous raconte son ambition souffrante
et, en même temps, son effort admirable et
impuissant pour prendre une bonne fois en
dédain tous les biens qu'il eût voulu con-
quérir. La grandeur d'âme, cet instinct
élevé, comme il l'appelle, « qui porte les
hommes au grand, de quelque nature qu'il
soit, » peut être employée de deux maniè-
res et nous rendre divers services. « Tan-
tôt, dit-il, elle cherche à soumettre par
toutes sortes d'efforts et d'artifices les cho-
ses humaines à elle, et tantôt, dédaignant
ces choses, elle s'y soumet elle-même, sans
que sa soumission l'abaisse, pleine de sa
propre grandeur et contente de se possé-
der. » Réussit-il un seul jour à tourner
ainsi vers la résignation sa grandeur d'âme ?
Peut-être; mais c'est au contraire le ma-
laise d'une âme hors de sa place et op-
primée par la fortune qui revient le plus
234
VAUVENARGUES.
souvent dans ses confessions indirectes,
pleines d'une amère éloquence. Tantôt il
plaint Cirus « que la médiocrité avilit, que
la prospérité seule pouvait développer; »
tantôt il peint avec une vérité saisissante
F ambitieux Cléon indifférent aux beau-
tés de la nature, ne faisant nulle atten-
tion au changement des saisons , ne trou-
vant nulle grâce au printemps , mais
sentant à la moindre lueur d'espérance
ce la joie consumer ses entrailles comme
un feu ardent qu'il porte au dedans de lui-
même. » Il écrit enfin ce Clazomène ,
Le plus beau des portraits où lui-même s'est peint,
un des cris de douleur les plus éloquents
que l'ambition trompée et la rigueur du
sort aient jamais arrachés au cœur de
l'homme.
« Si la vie n'avait point de fin , écrit-il
quelque part , qui désespérerait de sa for-
tune? La mort comble l'adversité. » Ce
VAUVENARGUES. 235
comble de l'adversité, il le vit venir avec
courage. C'est autour de lui qu'on eut le
cœur serré en voyant disparaître avec une
rapidité si funeste un moraliste de trente et
un ans, qui, après Pascal et la Rochefou-
cauld, avait découvert et marqué plusieurs
grands traits dans 1 âme humaine, qui avait
peint, après la Bruyère, quelques carac-
tères originaux, qui avait enfin loué l'am-
bition et la gloire avec une éloquence si
forte et si simple qu'elle eût été convenable
dans la bouche des plus grands hommes.
Eternel problème de la destinée humaine !
Ce jeune homme grandit à travers les fai-
blesses de son enfance et les périls de sa
jeunesse, passée dans la guerre; il les sur-
monte, il médite, il écrit, son génie se dé-
couvre à lui-même et aux autres; il est
né sans doute pour l'ornement de son
siècle et de son pays ?. . . Il est né seule-
ment pour une constante douleur et pour
le regret de la postérité. Peut-on éviter,
devant un tel spectacle , d'entendre re-
236
VAUVENARGUES.
tentir à son oreille cette plainte profonde
du poëte latin, inutile question, adressée
avant lui comme après lui à la nature si-
lencieuse :
.... Quare mors immatura \agatur?
REFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS.
DE LA CHAIRE
A PROPOS
DE LA BRUYERE
v2^HH
DE LA CHAIRE
A PROPOS
DE LA BRUYERE
SfHpSj 'admirable chapitre de la
Wc.
î&
%
&
Bruyère sur la Chaire est le
tableau achevé et la mordante
critique de l'éloquence religieuse de ce
temps-là. Que de portraits dans ce court
morceau, reconnaissables pour les con-
temporains , réels et vivants pour la pos-
240 DE LA CHAIRE
térité ! Voici le beau diseur, refroidis
sant sous ses périodes étudiées les plus
émouvantes questions de doctrine ou de
morale. Voici le citateur, le pédant, pres-
sant et étouffant toute l'antiquité dans un
sermon ; le diviseur impitoyable avec ses
trois points ou ses trois vérités de plus
en plus importantes et de plus en plus
capitales; puis le peintre affecté et hardi
de nos vices qui paraît chercher à flatter
ce qu'il vient combattre, et qui renvoie
ses auditeurs plus enclins au péché qu'à
la pénitence; voici enfin le pire de tous,
le courtisan dans la chaire, prêt à abaisser
l'Eternel devant la moins respectable de
ses créatures, rapportant du plus haut des
cieux les flatteries les plus rares, exposé
quelquefois, par l'absence de sa périssable
idole, à changer de thème et à « louer
Dieu dans un sermon précipité. »
Ce n'est pas sans quelque jalousie que le
silencieux la Bruyère, enfermé dans son
cabinet, libre seulement la plume à la
A PROPOS DE LA BRUYÈRE. 241
main, comme un Saint-Simon moraliste,
écoute et juge ces orateurs si respectés de
la chaire chrétienne qui possédaient seuls
alors avec les avocats le privilège de la pa-
role publique. Il compare volontiers ces
deux sortes d'orateurs , et il abonde en
bonnes raisons pour donner d'abord à
l'avocat le mérite du plus grand labeur et
de la plus forte difficulté vaincue. L'avocat
est un combattant ; « il ne se met pas au
lit après avoir plaidé; on ne l'essuie point,
on ne lui prépare point des rafraîchisse-
ments, il ne se fait point dans sa chambre
un concours de tous les états et de tous
les sexes pour le féliciter sur l'agrément et
sur la politesse de son langage, lui remettre
l'esprit sur un endroit où il a couru risque
de demeurer court, ou sur un scrupule
qu'il a sur le chevet d'avoir plaidé moins
vivement qu'à l'ordinaire — » La Bruyère
ne tarde pas cependant à reconnaître, avec
cette justesse infaillible d'esprit qui chez
les hommes très-fins tient souvent lieu de
16
242 DE LA CHAIRE
justice, que la nouveauté du sujet, l'intérêt
puissant du combat, la force et la variété
des raisons soutiennent mieux l'avocat que
le prédicateur, toujours aux prises avec un
sujet éternel ; et il conclut excellemment
que « s'il semble plus aisé de prêcher que
de plaider, il semble aussi plus difficile de
bien prêcher que de bien plaider. » Mais
le succès trop facile de tant de froids pré-
dicateurs l'irrite; il souffre de Taffluence
complaisante qui les entoure et se laisse
aller à en donner durement la raison :
« l'oisiveté des femmes et l'habitude qu'ont
les hommes de les courir partout où elles
s'assemblent. »
Au-dessus du prédicateur, au-dessus de
l'avocat lui-même, il mettrait volontiers
l'auteur qu'on lit et qu'on étudie à loisir
dans le silence du cabinet, qu'on tient tout
imprimé sous la main comme un justi-
ciable, contre lequel on est toujours tenté
d'avoir de l'esprit afin de revendiquer son
indépendance. C'est donc l'écrivain qui a
A PROPOS DE LA BRUYERE. 243
le plus à craindre du discernement et de la
sévérité du public; c'est lui qui s'expose à
l'appréciation la plus libre, la plus sérieuse,
la plus exigeante, et, par conséquent, le
plus grand mérite est de son côté s'il tra-
verse heureusement le plus fort péril. Mais
la Bruyère paraît oublier que l'auteur
compose aussi à loisir son ouvrage, sans
contradiction, sans aventure, sans épreuve
immédiate à courir, qu'il se livre au public
tel qu'il lui convient de paraître, et que,
s'il déplaît à son juge, ce n'est point faute
d'avoir eu le temps et les moyens de lui
plaire.
Laissons donc le premier rang à la
parole parmi les plus difficiles et les plus
glorieux exercices de 1 ' intelligence humaine .
C'est encore de ce côté qu'est le plus grand
péril, et par conséquent, la gloire la plus
haute. La Bruyère l'a fait entendre lui-
même dans ce chapitre avec sa précision
merveilleuse : « Le métier de la parole
ressemble en une chose à celui de la guerre :
244 DE LA CHAIRE
il y a plus de risque qu'ailleurs, mais la
fortune y est plus rapide. »
Parmi les divers emplois de la parole,
en est-il de plus élevé que ce genre de la
prédication, inconnu au monde antique,
né avec cette opinion toute chrétienne qu'il
est de notre devoir d'édifier nos semblables
et de contribuer à leur salut? Qui avait
imaginé, avant le christianisme, d'instituer
au milieu des cités, bien plus, dans chaque
village, cette leçon publique et gratuite de
morale, cet enseignement perpétuel des
saintes croyances, cet appel périodique au
bien qui tombe de la plus humble chaire
chrétienne comme une manne intarissable
et bienfaisante? Combien d'hommes, com-
bien de Français, condamnés à un inces-
sant travail et aux préoccupations les plus
étroites d'un intérêt personnel et toujours
pressant, n'ont pas entendu parler ailleurs
qu'à l'église de vertu, de devoir, de sacri-
fices, d'un monde meilleur, d'espérances
immortelles? Et quel est le point du globe
A PROPOS DE LA BRUYERE. 245
où ne s'élève de temps à autre cette voix
fortifiante et consolatrice de la chaire chré-
tienne? Le mineur l'entend au fond de
l'Australie, elle soutient aujourd'hui sous
la tente le citoyen armé qui combat pour
la liberté américaine; elle console par l'i-
mage de la patrie céleste ceux que l'étran-
ger a dépossédés de leur patrie sur la
terre; partout enfin où flotte le pavillon
de l'Europe elle mêle son murmure à celui
des flots et entretient l'homme perdu sur
l'océan de la puissance et de la bonté in-
finies de Dieu.
Son texte est toujours le même, et l'on
ne peut en imaginer de plus sublime. Il
s'agit toujours, dans ses discours, de Dieu,
de l'homme, du monde, du bien et du mal,
des misères de notre nature, de la gran-
deur de notre destinée et de la miséricorde
mystérieuse qui peut seule combler l'inter-
valle. Ce thème universel et éternel est si
grand, qu'il élève le plus humble esprit et
la plus faible parole; il n'est point de mé-
246 DE LA CHAIRE
diocre prédicateur qui ne soit amené par la
tradition, par ses souvenirs, par l'involon-
taire imitation des grands modèles, à lais-
ser échapper quelques mots plus éloquents,
plus profonds, plus salutaires, mieux faits
pour le cœur de l'homme que les axiomes
les moins incertains de la philosophie la
plus fière. Qu'est-ce donc quand le génie
s'en mêle et tire de ce thème éternel quel-
que nouvel accord, quelque variation ori-
ginale et saisissante? Il semble alors que le
ciel s'ouvre, et la tradition nous a conservé
certains effets produits par la chaire chré-
tienne qui restent sans analogie dans les
fastes de l'éloquence.
L'éloquence chrétienne est soumise pour-
tant, comme tous les autres genres d'élo-
quence, à l'influence des temps et des
lieux; et bien qu'elle reste semblable à
elle-même dans ses traits essentiels, elle
peut offrir dans son inspiration et dans ses
allures la diversité la plus instructive.
Nous étions un jour vivement frappé de
A PROPOS DE LA BRUYÈRE. 247
ces différences et de leur cause en écou-
tant un homme de bien, un laïque, un
Anglais , saisi tout à coup (comme il ar-
rive souvent chez nos voisins) du besoin
et de la passion d'annoncer l'Evangile.
Nous l'avons entendu plusieurs fois et tou-
jours sur le même sujet qui dominait évi-
demment sa pensée : la miséricorde de
Dieu, le pardon des péchés et le renou-
vellement soudain de l'âme qu'il plaît à
Dieu d'émouvoir. On voyait sans cesse
dans ses discours un homme perverti, dé-
sespérant de son salut au point de n'y plus
songer , ignorant ou comprenant mal la
doctrine du pardon des péchés et du re-
nouvellement de l'âme, jusqu'au moment
où la parole de quelque prédicateur lui ré-
vèle l'infinie miséricorde de Dieu et la
possibilité d'une régénération soudaine et
complète. 11 écoute avec joie cette doctrine,
il y croit, et le voilà changé d'un seul coup
et pour toujours. Ce salut qui tombe du
ciel sur le pécheur est gratuit ; il est sauvé
248 DE LA CHAIRE
parce qu'il est sauvé, et non point parce
qu'il l'a mérité; ce n'est point parce que
son âme est renouvelée que ses péchés sont
effacés , il reçoit du même coup et sans ef-
fort le pardon de ses péchés et une âme
nouvelle.
M. Redcliffe nous expliquait avec une
forte simplicité cette doctrine ; nulle autre
éloquence en lui que l'inévitable contagion
d'une conviction entière et d'une ardente
charité ; et cependant, comme il était aisé
de sentir en l'écoutant pourquoi ses com-
patriotes sont émus à sa voix, pourquoi
dans son pays ses filets, comme ceux de
l'apôtre, sont rarement retirés vides de
l'assemblée où il les a lancés ! C'est que
cette assemblée est véritablement et forte-
ment chrétienne, que ce n'est point la foi
qui fait défaut à ses auditeurs, mais le cou-
rage de ne point faillir et plus encore l'es-
pérance de se relever après avoir failli.
N'est-ce point un véritable Anglais que ce
pécheur violent et mélancolique qui est
A PROPOS DE LA BRUYÈRE. 249
l'interlocuteur habituel de M. Redcliffe et
le but constant de son charitable effort? Il
croit, mais il désespère; il se sait en guerre
avec le ciel, et comme il s'imagine que
cette guerre est inexpiable, il ne s'abaisse
point à en implorer la fin ; il redoute un
Dieu qu'il se représente volontiers sem-
blable à lui-même , superbe , menaçant ,
inflexible; il croit donc superflu de le
prier, inutile d'espérer, et reste en état de
révolte comme un héros de Byron ou l'ange
déchu de Mil ton. Mais la foi enracinée
par l'éducation des jeunes années et par la
respectueuse fréquentation de l'Ecriture
vit toujours dans son âme ; elle y demeure
profonde et latente. S'il évite Dieu comme
un irréconciliable adversaire entre les
mains duquel il doit tomber quelque jour,
il n'a jamais eu du moins l'idée de douter
de sa personnalité, de sa puissance infinie,
de sa justice terrible, de ses communica-
tions avec l'humanité, et quand il se hasarde
à lever les yeux vers lui, ou qu'on l'évoque
250 DE LA CHAIRE
subitement à sa vue, il le voit toujours tel
que le lui ont dépeint dès son enfance les
Saintes-Ecritures. H y a donc dans ce pé-
cheur endurci, mais chrétien, une source
profonde de foi docile qu'il suffit d'aller
chercher et d'ouvrir pour inonder son âme
et pour y faire germer une riche moisson
de soumission et de repentance. Pour cela
que faut-il? Tel ou tel verset des livres
saints, interprété d'une façon neuve et
frappante, tel prédicateur qui lui dit avec
autorité que son salut est proche, et que,
sans même étendre la main, il va le sai-
sir. L'espérance s'éveille , le cœur s'é-
meut, l'homme est changé ; mais le mi-
racle est moins grand qu'on ne l'ima-
gine. D'un chrétien qui vivait mal on a
fait un chrétien qui va bien vivre. L'œu-
vre est excellente, admirable, digne d'une
éternelle reconnaissance; mais elle a trouvé
dans la foi du pécheur un point d'appui
pour le pousser jusqu'à l'espérance , et
du même coup jusqu'au renouvellement
A PROPOS DE LA BRUYERE. 251
de son âme. Sans ce point d'appui tout eût
manqué.
Cette méthode, si féconde aujourd'hui
de l'autre côté de l'eau, perd chez nous
quelque chose de sa puissance, et un au-
ditoire français veut être autrement con-
duit vers le bien. La Bruyère conseille fi-
nement au prédicateur « de ne point sup-
poser ce qui est faux, c'est-à-dire que le
grand ou le beau monde sait sa religion. »
Ce que la Bruyère disait alors du grand
monde, il faut le dire de tout le monde
dans notre siècle de demi-lumières univer-
sellement répandues et d'égalité croissante.
Peu de gens parmi nous savent leur reli-
gion, même parmi ceux qui en ont une.
On ne rassure point un Français en lui ré-
vélant que Dieu peut pardonner ; il incline
de lui-même à croire que Dieu pardonne,
et n'est nullement tenté de se le figurer in-
flexible. Quand on le force à regarder le
ciel, il y voit plutôt le Dieu des bonnes
gens que le vrai Dieu du christianisme.
252 DE LA CHAIRE
On ne l'accable pas davantage sous un ver-
set de l'Ecriture; il connaît mal l'Ecriture,
et laisse volontiers à d'autres le soin de la
comprendre. En revanche, on peut trou-
ver aisément le chemin de son cœur. Qui-
conque saurait parler comme il convient à
notre race sensible et légère de ses vains
plaisirs, de ses fréquents dégoûts , du vide
de la vie, du néant du monde et du besoin
d'élever plus haut notre âme, se ferait écou-
ter, comprendre, presque applaudir, et lais-
serait peut-être un souvenir bienfaisant de
sa parole. Qu'il semble encore aisé de nous
prendre par la générosité de notre nature,
en nous montrant la bassesse, la sottise, les
contradictions du mal, en nous piquant
d'honneur pour nous entraîner au bien !
Quel texte inépuisable et touchant que le
tableau de nos lâchetés, de notre mollesse,
de notre indifférence ! Et quel orateur chré-
tien nous laisserait froids s'il nous disait,
avec le droit de nous reprendre de si haut,
tout ce que nous voyons et tout ce que
A PROPOS DE LA BRUYERE. 253
nous pensons de nous-mêmes ! Mais des
hommes élevés loin du monde, malheureu-
sement étrangers , par leur éducation comme
par leur vie, à nos joies, à nos douleurs, à
nos fautes mêmes qu'ils sont censés con-
naître, portent trop souvent sur ces sujets
délicats une main malhabile ou grossière ;
heureux encore s'ils n'aiment pas mieux lais-
ser là nos misères, le Christ et l'Evangile,
pour discuter en chaire contre les ennemis
de l'Eglise, et réciter, en guise de sermon,
un article de journal qu'on retrouve le
lendemain à sa véritable place , dans la
première colonne des journaux!
Il serait trop aisé et il serait aujourd'hui
peu généreux de faire une histoire des
témérités et des égarements de la chaire
chrétienne dans notre pays depuis une
douzaine d'années. Comment oublier que
la même personne y a été comparée tour
à tour et par les mêmes bouches à Cyrus
le libérateur et à Machabée, puis à Hérode
et à Pilate ? et comment se dissimuler que
254 DE LA CHATRE, ETC.
les anciennes comparaisons sont seulement
mises en réserve pour reparaître à la place
des comparaisons d'aujourd'hui si cette per-
sonne consent, par impossible, à se mieux
conduire? N'est-ce pas enfin de la chare
chrétienne qu'est tombé sur nos têtes ce
sermon hardi où l'on nous montrait dans
la résurrection du Christ le symbole de
la restauration d'un trône et du retour
d'une dynastie? Mais la chaire chrétienne,
qui a traversé tant d'épreuves diverses ?
n'en continuera pas moins à répandre ses
bienfaits sur le monde , et le perpétuel
courant qui en sort pour féconder les âmes
ne peut être ni tari ni corrompu par de
passagères souillures.
DE L'AMBITION
DE L'AMBITION
'ambition n'est pas autre chose
que le désir du commandement
ou de la gloire, et le plus sou-
vent de ces deux biens ensemble ; couvrir
du nom d'ambition tout autre désir que
celui-là, c'est détourner ce mot de son sens
véritable et c'est en même temps l'avilir.
N'est pas ambitieux qui veut, et bien des
gens reçoivent ce nom, ou même s'en dé-
fendent comme d'un blâme, qui n'y ont
17
258 DE L'AMBITION.
aucun droit et ne sont pas dignes de le
porter. Si vous voulez vous élever dans le
monde pour amasser des richesses ou pour
vivre dans les plaisirs, vous méritez les
noms attachés'à ces passions diverses ; mais
l'ambition exige des pensées plus nobles et
une visée plus haute. Si vous voulez vous
élever surtout pour être comblé d'honneurs
ou pour exercer une puissance apparente
sous un maître et jouir de l'influence que
vous tiendrez de son caprice, vous appro-
chez du nom d'ambitieux et tout le monde
vous le donnera; excepté celui qui, voulant
conserver à ce nom toute sa dignité et n'en
pas dégoûter les nobles cœurs, le réserve
aux âmes réellement éprises du commande-
ment ou de la gloire et incapables d'en re-
chercher seulement l'apparence. Non, je
n'appellerai point ambitieux l'homme qui
n'est pas sincèrement possédé de l'âpre
désir du commandement ou de la gloire,
celui qui veut seulement faire illusion au
vulgaire et qui se console aisément de n'être
DE L'AMBITION. 259
rien, pourvu qu'on le croie quelque chose.
Appellerai-je ambitieux ce Félix dont Po-
lyeucte dit en termes si justes et si forts :
.... Et qu'à titre d'esclave il commande en ces lieux !
Si j'appelle ambitieux un tel homme et
ceux qui se contenteraient comme lui de
commander à titre d'esclave , quel nom
donnerai-je à César, quel nom surtout
garderai-je pour ceux qui ont aspiré , par
des chemins légitimes, à la réalité du com-
mandement et à la réalité de la gloire?
Renoncerai-je à donner le nom d'ambi-
tieux à un Thémistocle , à un Périclès , à
un Scipion , ou dois-je les confondre avec
cette vile multitude ? Laissons à chacun son
nom véritable , le nom qui convient au dé-
sir qui le conduit et à la passion qui le do-
mine. H y a beaucoup d'avares, beaucoup
de voluptueux, beaucoup de vaniteux; l'am-
bitieux est plus rare et ne doit pas être
perdu dans cette foule; il tend au rom-
260 DE L'AMBTTTON.
mandement et à la gloire d'un mouvement
trop violent et trop sincère pour en em-
brasser seulement l'ombre: et peu lui im-
porterait de tromper sur ce point les
autres , puisque , toujours inquiet et mal-
heureux tant qu'il n'est pas en possession
de ce qu'il désire , il ne peut se tromper
lui-même.
Ce désir du commandement ou de la
gloire vient du fond même de notre être ;
il sort de la même source que tous nos au-
tres désirs , mais il est le jet le plus puis-
sant et le plus élevé de cette source inta-
rissable. Désirer le commandement ou la
gloire, c'est vouloir s'étendre, comme le
veut toute créature. C'est aspirer à vivre
hors de soi , à reculer les limites de son
être, à remplir un plus grand espace dans
le monde. Mais ce besoin de nous étendre
et de nous agrandir , qui est le principe de
tous nos mouvements ici-bas , est d'autant
plus noble , qu'il se dirige vers un objet
plus élevé , et c'est ce qui met le désir de la
DE L'AMBITION. 261
gloire bien au-dessus de la soif des richesses
ou des plaisirs. La gloire est en effet une
conquête que nous faisons dans l'âme d'au-
trui , une place que nous occupons dans
l'imagination de nos semblables , de leur
libre consentement, parce qu'ils jugent que
nous la méritons et parce qu'ils ne peuvent
se résoudre à nous la refuser. Si cette gloire
nous est donnée de notre vivant , c'est un
élargissement de notre existence qui accroît
en nous la plénitude et la douceur du sen-
timent de la vie; si nous pensons qu'elle
doit nous survivre , il nous est difficile de
séparer la perpétuité de notre être de celle
de notre nom, et il nous semble alors que
nous devons nous survivre à nous-mêmes ;
nous jouissons par anticipation de ce pro-
longement d'existence \ et nos yeux s'y ar-
rêtent volontiers comme sur un rideau qui
nous déroberait la vue de la mort. La pos-
session de la gloire , ce bien tout idéal que
l'esprit seul savoure et qui ne repose que
sur le jugement des autres esprits, sert
262 DE L'AMBITION.
donc à augmenter en nous l'intensité de
la vie , à nous faire illusion sur sa durée ,
et à éloigner de nous l'idée du néant } in-
supportable à tout ce qui est.
Le désir du commandement a quelque
chose de moins pur et de moins élevé que
le désir de la gloire ? parce qu'il se dirige
vers un bien réel et saisissable ; mais il a
aussi sa grandeur ? lorsque le commande-
ment est recherché par des voies légi-
times. Désirer la gloire , c'est entreprendre
sur l'imagination des hommes ; désirer le
commandement , c'est entreprendre sur
leur volonté. On cherche donc aussi à s'é-
tendre par le commandement, mais d'une
manière bien plus réelle et bien plus sen-
sible que par la gloire. Faire sienne la vo-
lonté de ses semblables , et par conséquent
leur puissance et leur part d'action sur le
monde, vouloir en eux, agir par eux et
accomplir par leur entremise des actes si
importants par leur nature ou par leurs
effets qu'ils ressemblent à des manifesta-
DE L'AMBITION. 263
tions de la puissance divine , quelle exten-
sion visible de notre être ? quelle multipli-
cation de nos forces , quelle élévation ou
plutôt quelle transformation de la nature
humaine! Cet aspect du commandement
impose et étonne par sa grandeur , alors
même qu'il est en des mains indignes de
le retenir et incapables de l'exercer. Voici
comme Sénèque fait parler Néron dans son
Traité sur la Clémence : « Seul de tous
les mortels, j'ai été jugé digne de repré-
senter les dieux sur la terre. La balance
des destinées et des conditions de tous est
remise en mes mains ; ce que le sort ré-
serve à chacun , c'est par ma bouche qu'il
le déclare. Tous ces milliers de glaives que
la paix retient dans le fourreau , je puis
d'un signe les faire sortir. Quelles nations
seront anéanties ou transportées ailleurs ,
affranchies ou réduites en servitude ? Quel
roi va devenir esclave? Quel front va
ceindre le bandeau royal? Quelles villes
doivent tomber ou s'élever ? C'est à moi
264 DE L'AMBITION.
de le dire — » N'est-ce point le langage
d'un dieu plutôt que celui d'un homme ?
et, en effet, celui qui peut parler de la sorte
n'a plus qu'un des attributs de l'homme ,
c'est l'impossibilité de soutenir et de gar-
der , sans perdre le sens , un si vaste et si
absolu pouvoir.
Mais si le commandement , même sous
cet aspect redoutable et déraisonnable , a
encore sa grandeur, il n'atteint sa beauté
véritable , il n'a tout son prix , il ne de-
vient enfin le digne objet de l'ambition
humaine que lorsqu'il repose sur la per-
suasion , et qu'il nous est accordé par le
consentement éclairé de nos égaux. Notre
orgueil ne peut être flatté des biens que
nous tenons de la nécessité seule ; il faut ,
pour que la possession nous en soit vrai-
ment agréable, qu'ils nous viennent de
notre propre mérite. Supposons que nous
soyons nés sur le trône , que notre image
soit gravée sur ks monnaies , que notre
nom soit en tête de tous les actes publics ,
DE L'AMBITION. 265
appellerons - nous cette notoriété de la
gloire et aurait-elle pour nous la même
douceur que la gloire librement acquise?
De même pour le commandement. Si nous
possédons les volontés d'un grand nombre
d'hommes comme un héritage qui nous
était dû ? ou si nous les avons conquises
par une violence qu'on ne pouvait éviter,
jouirons-nous de la possession de ces vo-
lontés transmises par héritage ou subju-
guées par la force , de la même manière
que si elles s'étaient données librement à
nous en considération de notre grandeur
d'âme ou de notre sagesse? Sera-ce la
même impression , le même plaisir ? Nulle-
ment ; ces deux impressions , ces deux plai-
sirs sont d'un ordre si différent que le se-
cond seul est noble , et que le premier peut
s'accorder avec les sentiments les plus vul-
gaires.
C'est donc le libre assentiment des vo-
lontés qui donne au commandement toute
sa douceur et à l'ambition toute sa no-
266 DE L'AMBITION.
blesse. Le commandement, ainsi obtenu
et ainsi exercé , est d'autant mieux fait
pour séduire une grande âme , qu'il touche
de près à la gloire , puisque les volontés ne
se sont rendues qu'après un jugement fa-
vorable ? puisque la persuasion a devancé
l'obéissance et l'accompagne. L'ambition
atteint alors le plus haut degré de satisfac-
tion auquel elle puisse prétendre sur la
terre ; elle jouit à la fois du commande-
ment et de la gloire , et cette jouissance est
d'autant plus douce, elle chatouille d'au-
tant mieux l'orgueil humain , que celui
qui l'éprouve l'a honnêtement gagnée,
qu'il la tient du consentement de ses sem-
blables , comme un juste retour du bien
qu'il leur doit faire ou qu'il leur a fait.
Heureux les peuples qui font ainsi tourner
l'ambition à leur service et qui ménagent
une si belle récompense à leurs serviteurs!
La gloire que décerne l'opinion d'un
peuple éclairé, et le commandement que
défère et que tempère la volonté d'un peu-
DE L'AMBITION. 267
pie libre , voilà donc le terme le plus élevé
de l'ambition humaine, voilà le bonheur le
plus complet qu'une âme ambitieuse puisse
recevoir. N'y a-t-il pourtant rien au delà ?
Ne peut-on rencontrer , hors de la gloire
bien acquise , hors du commandement légi-
time, une jouissance plus haute encore et
plus pure ? Ceux-là le savent qui ont pré-
féré la science et la philosophie au tumulte
des affaires humaines ; qui, ayant éprouvé
dans sa plénitude le plaisir d'apprendre
et de comprendre, l'ont jugé, en somme,
supérieur au plaisir d'être admiré et de
commander. Les raisons ne manquent pas
au sage pour se consoler de voir passer
en d'autres mains que les siennes les biens
qui sont le but de l'ambition humaine et
qui la contentent. Si grands que soient ces
biens, ils sont de la terre, c'est-à-dire très-
imparfaits et aussi facilement diminués et
flétris que tous les autres. La gloire la
plus légitime est sujette à mille accidents,
partagée avec d'indignes rivaux, contestée
268 DE L'AMBITION*
jusqu'à la mort ; elle est rarement accompa-
gnée d'autres jouissances moins bruyantes,
mais plus nécessaires au cœur de l'homme;
que de fois elle mérite d'être appelée,
selon la belle parole d'une femme élo-
quente et courageuse : le deuil éclatant du
bonheur !
For glory's pillow is but restless, if
Love lay not down his cheek there '....
Quant au plaisir du commandement,
est-il au monde un seul plaisir qui soit
mêlé de plus d'épines ? Si , tout en possé-
dant la réalité du pouvoir , on ne le tient
que de l'aveu d'un maître auquel on doit
hommage, quelle source toujours ouverte
d'incertitudes et de misères! quelle jour-
née que la journée des dupes ! quel spectacle
que celui d'un Richelieu renversé s'il dé-
plaît à Louis XIII ! Si l'on tient le pouvoir
directement de la multitude, à quelles sur-
prises soudaines , à quelles erreurs gros-
i. Byron , Werner.
DE L'AMBITION. 269
sières, à quelles basses rivalités n'est-on
pas tous les jours exposé ! Le cœur manqua
au premier des Gracques quand il vit Oc-
tavius enchérir perfidement sur ses propo-
sitions populaires. Si même on a le bon-
heur de tenir le pouvoir du consentement
d'une Assemblée souveraine, ce qui est la
forme la plus douce et la plus honorable
du commandement parmi les hommes,
combien ce pouvoir est précaire et par
combien de ménagements, d'adresse ou de
sacrifices il faut tous les jours l'acheter !
Enfin rien ne dure, et quoi de plus triste
que le spectacle de l'ambition déchue du
faîte des affaires et s' épuisant à remonter
cette âpre pente, comme se traîne un ani-
mal blessé qui ne veut ni rester en repos ni
mourir !
.... Defessi sanguine sudent,
Angustum per iter luctantes ambitionis.
Mais le meilleur antidote de l'ambition
pour l'esprit élevé qui aurait besoin de s'en
guérir, c'est l'intelligence de la nature, qui
270 DE L'AMBITION.
met toute chose à sa place,, et qui est si effi-
cace contre toutes les agitations du cœur
humain, parce qu'elle réduit immédiate-
ment toutes les causes qui l'agitent à leur
valeur véritable , c'est-à-dire à rien ou à
presque rien. Qui parlera donc plus élo-
quemment que personne contre l'ambi-
tion ? Ce sera cet os brisé ou cette plante
pétrifiée, débris et témoin d'une création
disparue ; ce sera ce morceau de lave
échappé au lac de feu dont nous sépare à
peine cette croûte légère sur laquelle nous
nous dressons un instant comme une
herbe aussitôt abattue ; ce sera surtout la
lumière éloignée de ces soleils innom-
brables, entourés de leurs mondes, pous-
sière infinie dans laquelle est perdu à son
rang notre grain de poussière. Where is
my earth ? Où est ma terre ? demande
Gain à Lucifer , qui l'enlève à travers les
mondes :
.... 'Tis now beyond thee,
Less in the universe than thou in it.
de l'Ambition. 271
« Elle est maintenant derrière toi,
comptant moins dans l'univers que tu ne
comptes sur elle » Il faudrait que l'am-
bition fût accompagnée de peu d'esprit
pour ne point s'amortir pendant un tel
voyage, ou du moins pour n'être pas tem-
pérée à jamais par de tels souvenirs. 11
suffit, en effet, d'un effort de la raison
pour embrasser de nouveau ce prodigieux
ensemble et pour donner à nos troubles
leur vraie mesure, ce qui équivaut à s'en
consoler.
DE LA TRISTESSE
18
DE LA TRISTESSE
n^I/Iss ayons de parler de la tristesse,
^S sans ordre et sans suite , sans
wkM^Jk, prétention surtout à découvrir
le fond des choses, mais pour marquer
seulement quelques traits épars qui peu-
vent aider à la mieux connaître et servir
à qui voudrait entreprendre d'en faire le
portrait complet et véritable.
Il faut d'abord distinguer la tristesse de
la douleur ? qui le plus souvent la précède,
276 DE LA TRISTESSE.
ou qui, pour mieux dire, prend elle-même
le nom de tristesse, lorsque émoussée par
le temps, mais se faisant encore sentir, elle
a en quelque sorte perdu son aiguillon. On
dira, par exemple, qu'un père qui vient de
perdre son enfant est dans le désespoir ou
dans la douleur; au bout de quelques an-
nées on dira qu'il est attristé par la perte
de son enfant ; plus tard encore , s'il reste
incliné sous le coup , on dira simplement
qu'il est triste, et comme on perdra de plus
en plus de vue la cause éloignée de sa tris-
tesse, on dira que sa nature est d'être triste,
que la tristesse est dans son caractère. C'est
alors, en effet, que ce sentiment méritera
le mieux le nom de tristesse, parce qu'il
sera le plus éloigné qu'il est possible de la
douleur aiguë qui en aura été la cause,
parce qu'il vient surtout de la réflexion,
qu'il suppose l'intelligence, en un mot,
qu'il est humain et qu'il nous distingue de
tous les autres êtres qui peuvent souffrir
ici-bas. Chez ceux-ci, en effet, la douleur
i
DE LA TRISTESSE. 277
morale, lorsqu'ils sont capables de la sen-
tir, ne peut durer assez longtemps ni sur-
vivre assez à sa cause pour mériter le nom
de tristesse. La plupart des animaux, par
exemple , aiment leurs petits et souffrent
s'ils les perdent ; quelques-uns expriment
cette douleur de la façon la plus touchante :
.... At mater, virides saltus orbata peragrans,
Linquit humi pedibus vestigia pressa bisulcis,
Omnia convisens oculis loca, si queat usquam
Conspicere amissum fœtum ; completque querelis
Frondiferum nemus adsistens, et crebra revisit
Ad stabulum, desiderio perfîxa juvenci.
Mais chez presque tous cette douleur est
passagère et ne survit pas assez à sa cause
immédiate pour changer de caractère. Dans
toutes les langues, un animal triste veut
dire un animal qui va être malade, parce
qu'une sorte d'instinct merveilleux l'avertit
alors de la destruction qui le menace, et
cette tristesse physique , dénuée de la pa-
role, est éloquente. Mais la tristesse pure-
ment morale, écho prolongé de la douleur,
f278 DE LA TRISTESSE.
ébranlement durable d'une âme qui a été
violemment secouée et qui quelquefois n'a
pas assez de toute la vie pour reprendre
son équilibre, est particulière à l'homme,
et lui seul mérite de la connaître par la
force de ses attachements et par l'intensité
de ses joies.
La tristesse est donc une sorte de cré-
puscule qui suit la douleur; et malgré l'o-
pinion des poëtes qui se piquent volontiers
d'être tristes sans raison et qui chantent la
mélancolie comme un don fatal du ciel,
comme un mystérieux privilège des âmes
délicates, il n'y a pas plus de tristesse sans
cause qu'il n'y a de gaieté sans motif.
Mais les causes de la tristesse et de la gaieté
ne sont pas toujours simples eL évidentes ;
on ne trouve pas toujours à la source de
l'une ou de l'autre une grande douleur ou
une vive joie. Plusieurs circonstances fu-
tiles , mais réunies par le hasard et se ve-
nant en aide les unes aux autres , peuvent
produire en nous un état de tristesse ou de
DE LA TRISTESSE. 279
gaieté dont la cause nous échappe et que
nous attribuons, faute d'examen, au pur
caprice de la nature humaine qui, étudiée
de plus près, n'a pas de caprices et obéit
à des lois. Mille coups d'épingle peuvent
donner la fièvre aussi bien qu'une profonde
blessure ; des incidents légers et inaperçus
de nous-mêmes au moment où ils se pro-
duisent peuvent créer en nous un état de
gaieté ou de tristesse assez fort pour résister
aux circonstances extérieures lorsqu'elles
nous sollicitent en sens contraire. Ce parti
pris de notre âme nous étonne alors nous-
mêmes, et nous nous demandons pourquoi
telle chose qui devrait nous attrister ou
telle autre chose qui devrait nous plaire
est sur nous sans pouvoir; c'est qu'une
disposition contraire a été déterminée à
notre insu dans notre âme et qu'elle a en-
core assez de force pour résister aux as-
sauts du dehors. Il faut aussi tenir compte
des causes permanentes et générales qui
nous rendent plus ou moins capables de
280 DE LA TRISTESSE.
gaieté ou de tristesse, et que nous oublions
volontiers lorsque nous attribuons l'état de
notre âme à un pur caprice de la nature.
Vous avez, par exemple, mille causes d'in-
quiétude ou de chagrin ; de plus, la na-
ture est en deuil, le ciel est sombre, une
pluie lente et froide pénètre la terre, et
cependant, malgré votre raison pleine de
germes de tristesse qui voudraient éclore,
malgré vos sens combattus et froissés par les
circonstances extérieures, vous ne pouvez
vous résoudre à être triste, votre âme se
soulève sans effort pour rejeter le fardeau,
ou elle le porte légèrement, de bonne grâce,
avec un confiant sourire qui défie l'univers
de l'accabler. Vous vous demandez d'où
vient cette force surprenante ; vous oubliez
seulement que vous vous portez bien et
que vous avez vingt ans.
La jeunesse et la santé sont deux rem-
parts qui bravent les assauts de la tristesse,
et tant qu'ils nous protègent, elle ne peut
guère remporter sur nous que de faibles et
DE LA TRISTESSE. 281
courts avantages. Mais ces murailles pro-
tectrices sont sans cesse minées par le
temps, et les déceptions de la vie en déta-
chent chaque jour quelque pierre, jusqu'à ce
que la brèche, étant une fois ouverte ets'é-
largissant toujours, la tristesse passe et re-
passe à son aise, en attendant qu'elle s'é-
tablisse au cœur de la place et n'en sorte
plus. Qui de nous ne l'a connu, ce mer-
veilleux ressort de la jeunesse et de l'inex-
périence, si prompt à se redresser sous la
plus dure étreinte ? Rebondissant sous le
choc, comme nos balles rapides , et s'éle-
vant d'autant plus haut qu'elle a été frappée
plus. fort, notre âme adolescente, rabattue
par les premières déceptions de la vie, ne
s'en élance que mieux dans le vaste champ
de ses espérances; mais après tant d'élans
hardis et tant de chutes profondes, elle perd
sa force, et, sans réagir davantage contre
le coup qui la frappe, elle languit à terre,
amollie, flétrie, souillée, roulée par le sort
comme par le pied d'un passant.
282 DE LA TRISTESSE.
C'est ainsi que s'épuise en nous ce fonds
rie force et de vie, cette alacrité de l'âme
qui nous permet de résister si aisément
aux premiers efforts de la tristesse. Cette
réserve une fois consommée , l'équilibre
est rompu contre nous, et comme un
homme qui voit tous les jours croître ses
dépenses et diminuer ses richesses , nous
avons de plus en plus de peine à faire face
aux chagrins de la vie. Les illusions s'en-
vont une à une, et nous avons beau res-
treindre de plus en plus nos espérances,
comme pour tenter par notre modération
la générosité du sort , comme pour faire
au-devant de lui la moitié du chemin , il
nous trompe toujours et nous demande
incessamment un sacrifice après un sacri-
fice. Comme l'impitoyable Romain, qui
après avoir dit au peuple de Carthage :
« Donne-moi tes vaisseaux, donne-moi tes
éléphants , donne-moi tes armes, » lui dit
enfin : « Donne-moi ta cité , que je veux
détruire, et va habiter plus loin, » ainsi le
DE LA TRISTESSE. 283
sort nous presse ; et après nous avoir dé-
pouillés de cette illusion, il nous dit :
ce Quitte encore cette autre ; donne-moi
enfin ce que tu as de plus sacré ou de plus
cher, il faut que j'atteigne le fond de ton
cœur. » Et alors même que par une sorte
de négligence quelque chose nous est laissé,
alors même que par une faveur singulière
nous avons accompli ou possédé une partie
de ce qui excitait nos désirs, quelle âme
humaine n'a en elle-même, au bout d'un
certain temps, assez d'illusions détruites,
assez de déceptions accumulées , assez de
ruines intérieures, pour qu'au moindre
souvenir qui les agite il ne s'en échappe,
comme une noire vapeur, un nuage épais
de tristesse ? '
Si quelque curiosité nous pousse alors à
examiner de près ces ruines, nous y trou-
vons en même temps l'histoire de notre
vie et le moyen de porter un jugement
équitable sur nous-mêmes. Qu'est-ce, en
effet, que ce résidu de nos déceptions,
284 DE LA TRISTESSE.
source intarissable de tristesse , sinon un
indice de la pente constante de notre âme,
une sorte de témoignage irrécusable sur la
direction habituelle de nos vœux ? Nos tris-
tesses sont du même ordre que nos désirs,
puisque nos désirs déçus les composent,
et nos désirs, c'est nous-mêmes. Quelles
sont donc les causes de notre tristesse ?
Sont-elles nobles, élevées, avouables ou
égoïstes, misérables , bonnes à cacher loin
de toute lumière? Nos amis, notre pays,
le désir trop souvent confondu de savoir la
vérité, l'inutile effort vers le bien, le dé-
couragement inquiet de l'âme qui s'élance
vers la lumière et qui retombe, sont-ils au
fond de notre tristesse, mêlés, je le veux
bien, à cette inévitable lie qui dort toujours
dans le cœur de l'homme ; ou bien cette
lie est -elle tout notre cœur, et notre tris-
tesse vient-elle seulement de l'inexécution
de nos vœux injustes et de la soif inassou-
vie des plaisirs vulgaires? Nous pouvons
ainsi prendre notre mesure; savoir au vrai
DE LA TRISTESSE. 285
pourquoi Ton est triste, c'est être bien
près de savoir ce qu'on vaut.
Rien ne montre mieux que cette dose
à peu près égale de tristesse répandue parmi
les hommes selon l'âge, la santé et les évé-
nements de la vie, combien nos opinions si
diverses sur l'ordre du monde et sur notre
destinée ont peu d'influence sur la conduite
de nos sentiments et sur l'état vrai de notre
cœur. Quelle différence ne devrait-on pas
remarquer, au point de vue de la tristesse,
entre un homme qui, regardant les maux
de cette vie comme une épreuve, croit à
une compensation dans la vie future, et
un autre homme qui, confondant dans son
esprit sa propre existence avec celle du
monde, croit que sa personne est anéantie
par le coup de la mort ? Il semble que le
premier, une fois en règle avec sa con-
science et avec le ciel, ne devrait jamais
éprouver de tristesse, puisque les maux qui
peuvent. l'atteindre, acceptés avec soumis-
sion, deviennent un gage de sa récom-
286 DE LA TRISTESSE.
pense future, une promesse céleste de paix
et de félicité. Il semble au contraire que
l'homme qui croit son existence enfermée
dans l'enceinte de la terre devrait être in-
consolable du moindre obstacle rencontré
par ses désirs, du moindre échec éprouvé
sur son chemin. Le mot cruel de déception,
qui n'existe pas à vrai dire pour le premier,
a pour le second un sens profond et une
terrible vérité. Tout plaisir inaccessible ou
écarté de sa main est à jamais ravi, toute
blessure reçue est pour lui sans remède;
en fait de maux grands ou petits, il ne
connaît rien que d'irréparable. Cette jour-
née a été pour lui sans soleil , cette soirée
sans charme, le sourire sur lequel il comp-
tait lui a fait défaut : autant de perdu et
pour l'éternité. Il vivrait cent ans que ce
jour gâté et englouti dans le gouffre du
temps, que cette minute même écoulée sans
plaisir et désormais insaisissable , devraient
l'obséder comme un remords; quelle raison
a-t-il de se consoler du pli d'une feuille
DE LA TRISTESSE. 287
de rose ? Et cependant il s'en console, tout
comme s'il avait un avenir et une espé-
rance, tandis qu'à côté de lui couleront
les larmes d'un homme qui, au delà des
douleurs d'ici-bas , devrait voir le ciel
entr'ouvert.
C'est que nos croyances, quelles qu'elles
soient, n'ont point le caractère absolu
de la certitude. Celui qui croit à la vie
future ne la touche pas assez de la main
pour estimer les choses de ce monde au
peu de valeur que devrait leur laisser une
telle espérance ; et celui qui se croit voué
au néant n'en est pas au fond assez sûr
et ne le voit pas d'assez près pour s'atta-
cher avec une frénésie sincère à l'heure
qui passe et au plaisir qui vole. Nos joies
et nos tristesses sont donc bien plus réglées
par les événements de notre vie et parle tour
de nos caractères que par la logique de nos
croyances. Atteints par la douleur, nous
poussons à peu près le même cri, et, selon
le coup que nous avons reçu , il nous faut
288 DE LA TRISTESSE.
à peu près le même temps pour sécher nos
larmes. Incrédules , croyantes , tournées
vers le ciel, inclinées vers la terre, nos
âmes obéissent après tout aux grandes lois
de la joie et de la tristesse et marchent
courbées sous le même joug.
Il faut bien croire que les êtres animés
sont seuls capables, à des degrés très-divers,
de joie et de tristesse, et que ce qui ne sent
rien ne peut rien exprimer. Comment nier
cependant que la nature exprime tour à
tour, comme un tableau varié , la joie et
la tristesse en des traits si parlants et si
clairs que l'œil et le cœur de l'homme ne
peuvent s'y méprendre ? Nous savons tous
ce que veut dire un jour joyeux, une jour-
née triste, et nous en jugeons par l'impres-
sion unanime que la vue de ce spectacle
produit sur nos âmes. Qu'un ciel gris et
bas soit étendu sur nos têtes , que la pluie
descende, non pas emportée en tourbillons
par un ouragan qui aurait son intérêt et sa
grandeur, mais lente et lourde comme un
DE LA TRISTESSE. 289
froid linceul , et les mots de temps triste,
de ciel triste seront aussitôt sur toutes les
lèvres. En regardant de près les impres-
sions que nous donne la vue de la nature,
on s'apercevra bien vite que la lenteur et
l'obscurité sont pour nous les éléments ou
plutôt les promoteurs de la tristesse; ce
qui veut dire que la nature humaine a soif
de mouvement et de lumière, et éprouve
un indéfinissable malaise lorsque ces si-
gnes de la vie lui font défaut.
19
DE LA MALADIE
ET
DE LA MORT
DE LA MALADIE
ET
DE LA MORT
î
m
a maladie, considérée en elle-
même et séparée du terme fatal
auquel elle peut aboutir, est déjà
une épreuve sérieuse et suffit pour mettre
en jeu toutes les forces d'une âme bien née.
Supposez que le mal se prolonge et qu'il
laisse à l'intelligence toute sa clarté, c'est
une vie nouvelle qui commence pour le
294 DE LA MALADIE
malade, sevré de ses occupations habituel-
les et n'ayant plus d'autre affaire que de
souffrir et de penser. Pline, écrivant de la
campagne et considérant de sa retraite les
occupations multipliées de la ville, disait
avec finesse : ce II semble que, pris à part
et au moment où l'on s'en acquitte, cha-
cun de ces actes soit indispensable ; et pour-
tant, lorsqu'on les veut considérer de loin
et tous ensemble, ils n'ont aucune impor-
tance et ne laissent aucun souvenir. » La
maladie ressemble à cette retraite; elle sus-
pend le mouvement de tous les jours et
permet d'estimer à sa juste valeur cette
agitation inquiète et stérile. L'homme est
alors réduit à lui-même, et si les douleurs
du corps s'apaisent, ou plutôt , comme il
arrive d'ordinaire, s'émoussent par l'ha-
bitude, l'esprit se met à son tour en mou-
vement et réclame sa pâture.
Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe ?
ou qu'on ne lise, ce qui est un secours pour
ET DE LA MORT. 295
songer? C'est alors, si on a l'esprit cultivé
et le goût sain, qu'on sent le néant de ses
lectures accoutumées et le vide de ces œu-
vres légères que l'habitude du monde ou les
devoirs de notre profession nous obligent
à parcourir d'un œil rapide, mais qu'une
fois lues on ne saurait se décider à repren-
dre. C'est le malade lettré qui a plus que
personne le droit de dire : a Je ne lis pas,
je relis. » C'est pour lui plus que pour au-
cun autre que sont faits les livres éternels :
j'entends par là ceux qui parlent avec le
plus d'art des choses qui ne passent pas,
qu'il s'agisse de Dieu ou de la nature, de
l'homme ou de la société, des réalités de
ce monde ou de nos aspirations vers l'au-
tre. Il nous faut alors des livres dont le
fond soit vrai de tout temps, dont la forme
soit belle à tous les yeux; nous allons droit
aux œuvres qui sont la meilleure richesse
et l'honneur le moins fragile de l'esprit hu-
main. Retirés sur ces hauteurs et volontai-
rement enfermés dans ces régions sereines,
296 DE LA MALADIE
nous pouvons tromper la maladie et ga-
gner du temps jusqu'au moment solennel,
si ce moment doit venir, où le rideau se
déchire, où se découvre clairement l'issue
inévitable de notre épreuve, où commence
enfin, sans qu'on puisse s'y méprendre, la
grande affaire de la mort.
Que ce soit une grande affaire pour
l'homme qui a- l'esprit de la comprendre et
le loisir d'y songer, c'est ce qu'aucun mo-
raliste n'a eu le courage de nier, et ceux qui
prétendent que ce n'est rien, le soutiennent
avec assez d'apprêt et de chaleur pour nous
donner à entendre qu'après tout c'est quel-
que chose. C'est quelque chose, en effet,
et nous n'avons pas le droit de nous en
plaindre. Nous sommes les seuls habitants
de ce monde qui ayons de l'esprit, et nous
payons par les raffinements que l'esprit
ajoute à nos maux les délicatesses qu'il
ajoute à nos plaisirs. Nous mettons plus de
façons que les autres êtres à mourir, parce
que nous mettons plus de façons à aimer,
ET DE LA MORT. 297
et de même que nous trouvons dans l'am-
bition et dans l'amour des délices qu'ils ne
connaissent guère , nous voyons dans la
mort des horreurs qu'ils ne soupçonnent
point.
La Rochefoucauld , qui aimait la vie en
égoïste, qui a été comblé par la nature et
par le sort, et qui a eu de telles bonnes for-
tunes que les philosophes même les lui en-
vient, a dit excellemment que la mort était
une chose épouvantable, qu'elle ressem-
blait au soleil et ne pouvait se regarder
fixement; et il a ajouté cette réflexion pro-
fonde, que tout ce que la raison pouvait
faire pour nous contre la mort, c'était de
détourner notre vue sur d'autres objets et
de nous engager à n'y point penser.
Cela est vrai de tout temps ; depuis que
le monde existe, la principale ressource
pour bien mourir est de penser à autre
chose, et ceux qui nous entourent nous y
aident de leur mieux. Le plus souvent, si
le mourant se laisse faire, pour le détour-
•298 DE LA MALADIE
ner plus sûrement de la mort on l'engage î
penser à ce qui en est l'opposé, à la vie et
à sa guérison qui est la rentrée dans la vie.
Mais, grâce à Dieu, cette ressource vul-
gaire n'est pas la seule, et il est de plus
nobles moyens de détourner les yeux de la
mort alors même qu'on la sait certaine,
qu'on l'attend et qu'on l'accepte. La patrie,
l'amour de l'honneur ou de la liberté
peuvent avoir assez de puissance pour
tenir les yeux du mourant fixés ailleurs
que sur le but où la destinée l'entraîne. Il
y a plus, on peut aller vers ce but volon-
tairement et sans le voir ; on peut y mar-
cher comme à reculons , et les plus illus-
tres morts de l'antiquité n'ont guère fait
autre chose. Mourir pour ne rien devoir
h César, mourir pour ne pas respirer l'air
souillé par Octave, ce n'est point mourir,
c'est échapper à ce qu'on déteste, c'est
s'élever au-dessus de ce qu'on méprise, et,
tout entier aux objets qu'on évite, on n'a
plus d'attention pour ceux qu'on va cher-
ET DE LA MORT. 299
cher. Que de façons de détourner la vue
de la mort! Il n'est pas jusqu'à Pétrone qui
ne trouve moyen de ne la point voir en
s'occupant de la rendre élégante , con-
forme à sa vie, digne de son esprit et de
son goût. Et cet autre qui, torturé par la
goutte, ne veut pas se tuer encore et re-
tarde son suicide de quelques jours pour
avoir le suprême plaisir de survivre à Do-
natien : Donec huic latroni super si m.
Autant de manières de ne point songer
à la mort : autant de divertissements ,
comme disait Pascal.
Toutes ces ressources font défaut au
vrai chrétien, Il n'a point le droit de fuir
le monde avec emportement, il n'a point
le droit de se troubler la vue devant la
mort en s'enivrant de haine ou de mépris
pour ses semblables. Il ne la cherche pas,
il ne la fuit pas, il la prévoit et il l'attend;
il en est occupé pendant toute sa vie et
plus encore à ses derniers moments, et il
ne tient qu'à vous de croire que, faisant
300 DE LA MALADIE
exception au reste de l'humanité, il la re-
garde vraiment en face. Il n'en est rien
cependant; il a bien les yeux dirigés vers
la mort, mais son regard va plus loin et
la franchit sans la voir. Il a sa façon par-
ticulière d'en détourner la vue qui n'est
point de regarder, comme les autres hom-
mes, à sa droite ou à sa gauche, ou der-
rière lui, mais du côté de la mort et au
delà. Il s'est étudié de longue main à la
regarder sans la voir, et à force de lui ré-
péter hardiment : Où est ton aiguillon ?
où est ta victoire? il est devenu aveugle
devant sa victoire et s'est rendu insensible
à son aiguillon. En un mot, il a cette mé-
thode et cette ressource admirable de déro-
ber à la mort ses attributs naturels et de
ne pas la prendre au sérieux. Il la sup-
prime donc plutôt qu'il ne l'affronte, et
c'est pour lui un parti pris que de l'ou-
blier.
Voilà l'art de mourir à l'usage du chré-
tien, et ce que cet art a de plus admirable,
ET DE LA MORT. 301
c'est qu'il se soutient dans la pratique,
c'est qu'il ne dépasse pas le niveau ordi-
naire de l'âme humaine et qu'il est d'un
secours sans prix à un grand nombre de
nos semblables. Cette préoccupation quo-
tidienne de l'autre vie, cette constante
contemplation des régions célestes , cette
étude assidue des moyens d'y parvenir et
du vrai chemin qui y mène, rien de tout
cela n'est stérile; on se forme ainsi une
seconde nature qui fait la guerre aux in-
stincts de l'autre et qui finit par la sup-
planter. L'habitude de croire et d'espérer
équivaut à la certitude et aboutit à la pro-
duire. Et cette certitude bienfaisante est à
la portée des plus humbles esprits comme
des plus grands, s'ils ont pris le même
chemin. Pour mourir comme Ozanam est
mort naguère parmi nous, il n'est pas be-
soin de son intelligence délicate et culti-
vée, ni de son âme généreuse; les plus
humbles de ses frères l'imitent sans peine
ce jour-là , parce qu'ils l'ont imité tous
302 DE LA MALADIE.
les jours, et la vue exercée du chrétien
n'a pas besoin d'être perçante pour con-
templer à la place de la mort les cieux tout
grands ouverts.
Si les philosophes ne peuvent imiter
que de loin cette sécurité parfaite, ils n'en
recueilleront pas moins pour cette épreuve
suprême le fruit du commerce qu'ils ont
entretenu avec les choses éternelles, soit
qu'ils aient pris l'habitude de vivre sous
l'œil d'un Dieu de justice et de bonté et
qu'ils aient toujours agi dans l'attente de
son jugement; soit qu'ils aient cherché
dans la conception de l'ordre universel et
dans une intelligente adhésion aux lois de
la nature la force nécessaire pour endurer
avec calme les maux de cette vie et pour
la quitter sans regret. Quelque chemin
qu'ait suivi la pensée de l'homme, pour
peu qu'elle se soit élevée au-dessus des in-
térêts et des préoccupations vulgaires, elle
s'est rendue plus capable de considérer la
mort sans faiblesse, et tout effort d'esprit
ET DE LA MORT. 303
vers le grand et vers le beau reçoit ce jour-
là sa récompense. Nous avons en effet cet
avantage sur les bêtes, que, menacés par la
mort, nous savons de quoi il s'agit ; mais
si nous en restons à ce point, c'est un
triste privilège, et nous aurions le droit de
regretter notre intelligence si elle ne nous
faisait pas faire un pas de plus : savoir de
quoi il s'agit et en prendre notre parti ,
voilà notre supériorité véritable et notre
gloire.
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Ghampflenry : Contes d'été, i vol.
Charpentier (J. P.) : Les écrivains latins
de l'empire, l vol.
Gherbuliez (V.) : Le comte Kostia. i vo
Chevalier (Michel) : Le Mexique ancien
et moderne. 1 vol.
Bargaud (J. M.) : Histoire, de Marie
Stuart. 2e édition, i vol.
— Voyage aux Alpes, i vol.
— Voyage en Danemark. 1 vol.
Daumas (général E. ) : Mœurs et cou-
tumes de l'Algérie ( Tell, Kabylie,
Sahara). 3e édition, ivol.
Deschanel(É.) :A pied et en wagon, îv.
Deville : Excursions dans l'Inde. i vol.
Bidier (Ch. ) : Les amours d'Italie. 1 v.
— Les nuits du Caire, i vol.
Énault (L.) : Constantinople et la Tur-
quie, tableau historique, pittoresque,
statistique et moral de l'empire otto-
man, i vol.
2 —
Enanlt (L.) . La Norvège, i vol.
— La terre sainte, voyage des quarante
pèlerins de 1853, avec la carte de la
Palestine et le panorama de Jérusa-
lem, i vol.
Ferri Fisant : Lettres sur les États-Unis
d'Amérique. 1 vol.
Ferry (Gabriel) : Le coureur des bots ou
les chercheurs d'or, i vol.
— Costal V Indien, scènes de l'indépen-
dance du Mexique. 1 vol.
Figuier (L.) : Histoire du merveilleux
dans les temps modernes. 4 vol.
— V alchimie et les alchimistes, ou
essai historique et critique sur la phi-
losophie hermétique. 3e édit. i vol.
— Les applications nouvelles de la
science à l'industrie et aux arts, in-
troduction à V Année scientifique et
industrielle, i vol.
— L'Année scientifique et industrielle ,
neuf années (1856-1864). 9 vol. dont
chacun se vend séparément.
Forgues : La révolte des Cipayes. 1 vol.
Fromentin (Eug.) : Dominique. 1 vol.
Gerardy Saintine : Trois ans en Judée.
1 vol.
Giguet (P.) : Le livre de Job, précédé
des livres de Ruth , Tobie, Judith et
Esther, traduit du grec des Septante,
par P. Giguet. 1 vol.
Gotthelf (J.) : Nouvelles bernoises, tra-
duites par M. Max Buchon. 2« édit,
1 vol.
Guizot(F.): Un projet de mariage royal,
étude historique, i vol.
Henzé : L'année agricole, quatre années
(1860-1863). 4 vol. dont chacun se
vend séparément.
Hommaire de Hell (Mme) : Voyage dans
les steppes de la mer Caspienne et
dans la Russie méridionale. 1 vol.
Houssaye (A.) : Histoire du quarante
et unième fauteuil de l'Académie
française. 6e édition, i vol.
— Le violon de Franjolé. 6e éd. i vol.
— Philosophes et comédiennes. 3e édi-
tion, i vo).
— Poésies complètes, sédition, s roî.
Houssaye (A.): Voyageshumoristiques
1 vol.
Hugo (Victor) : Notre-Dame de Paris.
2 vol.
— Bug-Jargal; le dernier jour d'un con-
damné; Claude Gueux, i vol.
— Odes et ballades, 1 vol.
— Orientales; Feuilles d'automne,
Chants du crépuscule, i vol.
— Les voix intérieures; Les rayons et les
ombres, lvol.
— Les contemplations. 2 vol.
— Légende des siècles, i vol.
— Théâtre, k volumes.
— Les enfants, livre des mères, extrait
des œuvres poétiques de l'auteur.
1 vol.
Jacques : Contes et causeries. 1 vol.
Jouffroy (Th.) : Cours de droit naturel.
3e édition. 2 vol.
— Cours d'esthétique. 2e édition. 1 vol.
— Mélanges philosophiques. 3e édition.
1 vol.
— Nouveaux mélanges philosophiques.
2e édition, i vol.
Jourdau (L.) : Contes industriels, i vol.
Jurien de la Gravière (l'amiral E.)
Souvenirs d'un amiral. 1 vol,
La Landelle (G. de) : Tableau de la met
(La vie navale). 1 vol.
Lamartine (Alph. de) : Œuvres. io vol.
Méditations poétiques. 2 vol.
Harmonies poétiques, i vol.
Recueillements poétiques, l vol.
Jocelyn. i vol.
La chute d'un ange, i vol.
Voyage en Orient. 2 vol.
Lectures pour tous, i vol.
— Histoire des Girondins. 6 vol.
— Histoire de la Restauration. 8 vol.
Lanoye (Ferd. de) -.L'Inde contempo-
raine. 2e édition, i volume contenan-
une carte.
— Le Niger et les explorations de
l'Afrique centrale , depuis Mungo-
Park jusqu'au docteur Barth. 2e édit.
1 vol.
Lasteyrie (Ferd. de) : Causeries politi-
ques, l vol.
Laugel : Etudes scieutifiques. 1 vol.
— 3
La Vallée (J.) : Zurga le chasseur. 1 vol.
Lecoq (Henri) : La vie des fleurs, i vol.
Lenient : La satire en France au moyen
âge. 1 vol.
Ouvrage couronné par l'Acad. franc.
Libert : Histoire de la chevalerie en
France, i vol.
Loiseleur (J.) -.Les crimes et les peines
dans l'antiquité et dans les temps mo-
dernes, i vol.
Lutfullah : Mémoires traduits de l'an-
glais et annotés par l'auteur de YInde
contemporaine (F. de Lanoye). i vol.
Macaulay (lord) : OEuvres diverses,
traduites par MM. Am. Pichot, Adolphe
Joanneet E. D. Forgues. 2 vol.
Marcoy (Paul) : scènes et paysages dans
les Andes. 2 vol.
Marinier (X.): En Alsace: L'avare et son
trésor. 1 vol.
— En Amérique et en Europe, 1 vol.
— Gazida, fiction et réalité, i vol.
Ouvrage couronné par l'Acad. franc.
— Hélène et Suzanne. 1 vol.
— Les fiancés du Spitzberg. 2eédit. ! v.
Ouvrage couronné par l'Acad. franc.
— Lettres sur le Nord. 5e édition, l vol.
— Un été au bord de la Baltique et dt
la mer du Nord (Danzig; Oliva; Ma-
rienbourg ; la côte de Poméranie ; l'île
de Rugen; Hambourg; l'embouchur*
de l'Elbe; Helgoland). l vol.
Mas (D. Sinibaldo de) : La Chine et les
puissances chrétiennes. 2 vol.
V[SLthe'Ws(C.): Légendes iîidiennes. lvol-
Michelet : La femme. 2e édition, i vol.
— La mer. 3e édition, i vol.
— L'amour. ke édition, i vol.
— L'insecte, 5e édition. 1 vol.
— L'oiseau. 7° édition, l vol.
Milne (W. C.) : La vie réelle en Chine,
traduite de l'anglais par M. Tasset, et
annotée par G. Pauthier. 2e édit. i vol.
Moges (le M18 de ) : Souvenirs d'une am-
bassade en Chine et au Japon, i vol.
Molènes (Paul de) : Les caprices d'un
régulier; — les souffrances d'un hou-
zard; — le soldat en 1709. 1 vol.
Monnier (Marc) : L'Italie est-elle la
terre des morts? 1 vol.
Mornand (F.) : La vie des eaux, conte-
nant les bains de mer et les eaux
thermales, avec des notes sur la verte
curative des eaux, par le D* Roubaud.
2e édition, i vol.
Mortemart-Boisse (baron de) : La vie
élégante à Paris. 2e édition, i vol.
Nisard 'Charles) : Curiosités de Vétimo
logie française, i vol.
Nodier (Ch.) : Les sept châteaux du roi
de Bohême ; Les quatre talismans.
Édition illustrée, i vol.
Nourrisson (J. F.) : Les Pères de l'Église
latine, leur vie, leurs écrits, leur
temps. 2 vol.
Orsay (comtesse d') : L'ombre du bon-
heur, i vol.
Patin (Th.): Études sur les tragiques
grecs. 2° édition . % vol.
Ferint (Ch.) : Le presbytère de Plou-
guern, récits bretons. 1 vol.
Perrens (F. T.) : Jérôme Savonar oie,
d'après les documents originaux et
avec des pièces justificatives en grande
partie inédites. 3e édition, i vol.
Ouvrage couronné par l'Acad. franc.
— Deux ans de révolution en Italie
(1848-1850). 1 vol.
Pfeiffer (Mme Ida): Voyage d'une femme
autour du monde, traduit de l'aile*
mand, avec l'autorisation de l'auteur,
par W. de Suckau. i vol.
— Mon second voyage autour du monde,
traduit de l'allemand , avec l'autori-
sation de l'auteur, par W. de Suckau,
1 vol.
— Voyage à Madagascar, traduit de
l'allemand avec l'autorisation de la fa-
mille de l'auteur, par W. de Suckau,
et précédé d'une notice historique sur
Madagascar, par Francis Riaux. i voi.
Quatrefages (A. dej : Unité de l'espèce
humaine. 1 vol.
Raymond (Xavier) : Les marines de la
France et de l'Angleterre (1815-1863)
1 vol.
Rendu (V.) : L'intelligence des bêtes. 1 v.
Rougebief (kug.) : Un fleuron de la
France, i vol.
Russell de Killough (le comte Henry) :
Seize mille tieues à travers l'Asie et
l'Océanie. 2 vol.
Saintine (X.-B.) : La mythologie du
Rhin. 2e édition i vol t
^_ 4 _
Saintine (X.-B.) : Le chemin des éco-
liers. 2e édition 1 vol.
— Picciola. i vol.
— Seuil 3e édition. 1 vol.
Sand (George) : Elle et lui. 2e édit. 1 v.
— Jean de La Roche. i vol.
Soudo(P.) : Critique et littérature mu-
sicales. 2 vol.
— L'Année musicale, trois années
(1859-1861 ). 4 vol. dont chacun se
vend séparément.
— Le chevalier Sarti. i vol.
Simon (Jules) : La liber té. 2e édit. 2 vol,
— La liberté de conscience. 3e «Mit i v.
— La religion naturelle. 5e edii. 1 vol.
— Le devoir. 6e édition. î vol.
Ouvrage couronné par l'Acad. franc.
— L'Ouvrière. ke édition, i vol.
Taine (H.) .- Essai sur Tite Live. 2e édi-
tion, i vol.
Ouvrage couronné par l'Académie
française.
— Essais de critique et d'histoire, i vol.
— La Fontaine et ses fables. 3e édition.
1 vol.
— Les philosophes contemporains.
2e édition, i vol.
— Voyage aux Pyrénées. de édit. i vol.
Texier (Edmond) : La chronique de la
guerre d'Italie, i vol.
Théry : Conseils aux mères. 2 vol.
Ouvrage couronné par l'Acad. franc.
TôpfFer (R.) : Nouvelles genevoises, i v.
— Rosa et Gertrude. i vol.
— Le presbytère, i vol.
— Réflexions et menus propos dyun
peintre genevois, ou Essai sur le beau
dans les arts. 1 vol.
Troplong : De l'influence du christia-
nismesur le droit civil des Romains.
i vol.
Ulliac-Trémadenre (Mlle) : La maîtresse
de maison. 2e édition, i vol.
Vapereau : L'année littéraire, cinq
années(i858-i861). 5 vol. dont chacun
se vend séparément.
Viardot (L.) .- Les musées d'Allemagne.
3e édition, i vol.
— Les musées d'Angleterre, de Belgique,
de Hollande, de Russie. 3e édit. l v.
— Les musées d'Espagne. 3e édit. i vol.
— Les musées de France (Paris). 2e édi-
tion, i vol.
— Les musées d'Italie. 3e édition, l vol.
Viennet : Épîtr es et satires . 5e édition.
1vol.
Vigneaux (Ern.) : Souvenirs d'un ri-
sonnier de guerre au Mexique (1854-
1855). 1 vol.
Vivien de Saint-Martin : L'année géo-
graphique, ire année (i 862), i vol.
Warren (comte Edouard de) : L'Inde
anglaise avant et après l'insurrection
de 1857. 3e édition , revue et considé-
rablement augmentée. 2 vol.
Wey (Francis) : Dick Moon en France,
journal d'un Anglais de Paris. 2e éd. 1 v.
Widal (Aug.) : Études littéraires et mo-
rales sur Homère, i vol.
Seller (J.) : Épisodes dramatiques de
l'histoire d'Italie, i vol.
— Vannée historique , quatre années
(1859-1862). 4 vol. dont chacun se
vend séparément.
(2e SÉRIE A 3 FRANCS LE VOLUME.)
About Ed.): Madelon. 2e édition. 2 vo- i de M. de la Guerche. 2 volumes,
lûmes. Berthet (Élie) : Les catacombes de Pa-
Acnard (Amédée) : Les coups d'épee I ris. 2 volumes.
II. ŒUVRES DES PRINCIPAUX ÉCRIVAINS FRANÇAIS.
(lre SÉRIE A 2 FRANCS LE VOLUME.)
Barthélémy : Voyage du jeune Ana-
charsis en Grèce dans le milieu du
ive siècle avant l'ère chrétienne. 3 vol.
Atlas pour le Voyage du jeune Anachar-
sis, dressé par J. D. Barbie du Bocage,
revu par A. D. Barbie du Bocage.
in-S. 3 fr.
Boilean : OEuvres complètes, t vol.
Bossnet : OEuvres choisies. 5 vol.
Corneille : OEuvres complètes. 5 vol'
Fénelon : OEuvres choisies, k vol.
La Fontaine : OEuvres complètes. 2 vol.
Marivaux : OEuvres choisies. 2 vol.
Molière : Œuvres complètes, 3 vol.
— 5
Montesquieu : Œuvr escomptâtes. 2 vol.
Pascal (B.): OEuvres complètes. 2 vol.
Raoine(J.).- OEuvres complètes. 2 vol.
Rousseau (J. J.) : Œuvres complètes.
8 vol.
Saint-Simon (le duc de) : Mémoires
complets et authentiques sur le siècle
de Louis XIV et la Régence, collation-
nés sur le manuscrit original par
M. Chéruel, et précédés d'une notice
de M. Sainte-Beuve, de l'Académie
française. 13 vol.
Sedaine : OEuvres choisies, l vol.
Voltaire : OEuvres complètes. 35 vol.
(2e SÉRIE A 3 FR. 50 C. LE VOLUME.)
Chateaubriand: Le génie du Christia-
nisme. 1 vol.
— Les martyrs; — le dernier des Aben-
cerages. i vol.
— Atala;— René;— les Natchez. 1 v.
Fléchier : Mémoires sur les grands
jours d'Auvergne en 1665, annotés par
M. Chéruel et précédés d'une notice
par M. Sainte-Beuve. 1 vol.
Malherbe : Poésies. î vol.
Montaigne (Michel de) : Essais, précédés
d'une lettre à M. Villemain sur l'élcge
de Montaigne, par P. Chrislian. 1 très-
fort volume.
Sévigné (Mme de) : Lettres de Mme de
Sévigné, de sa famille et de ses amis,
réimprimées pour le texte sur la nou-
velle édition publiée par M. Monmer-
qué dans la Collection des grands écri-
vains de la France. Tomes I, II et III.
Cette édition ne comprend pas les notes
III. LITTERATURES ETRANGERES.
(A 3 FR. 50 C. LE VOLUME.)
Syron (lord) : OEuvres complètes , tra-
duites de l'anglais par Benjamin La-
roche, quatre séries :
lr« série : Childe-Harold. 1 vol.
2e série : Poèmes. 1 vol.
3e série: Drames. i vol.
k* série : Don Juan. i vol.
Dante : La Divine Comédie, traduite de
l'italien par P. A. Fiorentino. 1 vol.
Nibelungen (les). Traduction nouvelle
par Emile Laveleye. 1 vol.
Ossian : Poèmes gaéliques recueillis par
Mac~Pherson , traduits de l'anglais
par P. Christian, et précédés de re-
cherches sur Ossian et les Calédo-
niens, 1 vol.
Pouchkine: OEuvres dramatiques, tra-
duites du russe par L. Viardot et
I, Tourguéneff. i vol.
IV. BIBLIOTHÈQUE DES MEILLEURS ROMANS ÉTRANGERS.
(A 2 FR. LE VOLUME.)
linsworth (W. Harrison) : Abigaïl,
ou la Cour de la reine Anne, roman
historique traduit de l'anglais par
M. Révoil. i vol.
— Crichton, roman traduit par M. A. Ro-
let. i vol.
— La Tour de Londres , roman traduit
par Éd. Scheffier. i vol.
Anonymes : César Borgia, ou l'Italie en
1500, traduit de l'anglais par Éd.
Scheffter. i vol.
— Paul Ferroll,trdLduit de l'anglais par
Mme H. Loreau. i vol.
Anonymes: Les pilleurs d'épaves, tra-
duits de l'anglais par Louis Stenio. i v.
— Violette ; — Éléanor Raymond. Imité
de l'anglais par Old-Nick. 1 vol.
— Whitefriars , traduit de l'anglais par
M. Éd. Scheffter. i vol.
— Whitehall, traduit de l'anglais, par
M. Éd. Scheffter. i vol.
Beecner Stowe (Mrs): La case de l'oncle
Tom , traduit de, l'anglais par Louis
Énault. 1 vol.
— La fiancée du ministre, traduit de
l'anglais par H. dePEspine. t vol.
— 6 —
Bersezio(V.) : Nouvelles piémontaises.
traduites avec l'autorisation de l'au-
teur, par Amédée Roux. 1 vol.
Bulwer Lytton (sir Edward) : Œuvres,
traduites de l'anglais, avec l'autorisa-
tion de l'auteur, sous la direction de
P. Lorain. 14 vol.
On vend séparément:
— Devereux, traduit par William L. Hu-
ghes. 1 vol.
— Ernest Maltravers , traduit par
Mlle Collinet. 1 vol.
— Le dernier des barons, traduit par
Mme Bressant. 2 vol.
— Le désavoué, trad. par M. Gorréard.
ivol.
— Les derniers jours de Pompéi, traduite
par M. Hippolyte Lucas. 1 vol.
— Mémoires de Pisistrate Caxton, tra-
duits par Éd. Scueffter. 1 vol.
— Mon roman, traduit par M. H. de l'Es-
pine. 1 vol.
— Paul Clifford , traduit par M. Virgile
Boileau. 1 vol.
— Qu'en fera-t-il? traduit par M. Amédée
Pichot. 2 vol.
— Rienzi , traduit sous la direction de
M. Lorain. 1 vol.
— Zanonx, traduit par M. Sheldon. 1 vol.
Caballero (Fernan) : Nouvelles anda-
louses, traduites de l'espagnol par
A. Germond de Lavigne. 1 vol.
Cervantes : Don Quichotte, traduit de
l'espagnol par L. Viardot. 2 vol.
— Nouvelles, traduites par le même.l v.
Cummins (miss; : L'allumeur de réver-
bères, traduit de l'anglais par MM. Be-
lin de Launay et Ed. Scheffter. l vol.
— Mabel Vaughan, traduite de l'anglais
avec l'autorisation de l'auteur, par
Mme H. Loreau. 1 vol.
— La rose du Liban, traduite de l'an-
glais par M. Ch. Bernard-Derosne.
i vol.
Gurrer Bell (Miss Brontë) : Jane Eyre
ou les Mémoires d'une institutrice,
roman traduit de l'anglais, avec l'au-
torisation de l'auteur, par Mme Les
bazeilles-Souvestre. 1 vol.
— Le professeur, trad. avecl'autorisatioi
de l'auteur, par Mme H. Loreau. i vol.
— Shirley, traduit par M. A.Rolet.l v.
Dickens (Charles) : Œuvres, traduite»
del'anglais, avec l'autorisation de l'au-
teur, sous la direction de P. Lorain.
22 vol.
On vend séparément :
— Aventures de M. Pickwick. 2 vol.
— Barnabe Rudge. 2 vol.
— Bleak-House. i vol.
— Contes de Noël, i vol.
— David Copperfield. 2 vol.
— Dombey et fils. 2 vol.
— La petite Dorrit. 2 vol.
— Le magasin d'antiquités. 2 vol.
— Les temps difficiles, i vol.
— Nicolas Nickleby. 2 vol.
— Olivier Twist, i vol.
— Paris et Londres en 1793. i vol. .
— Vie et aventures de Martin Chuzzle-
wit. 2 vol.
Disraeli : Sybil, traduit de l'anglais,
avec l'autorisation de l'auteur, par ***.
i vol.
Freytag (G.) : Doit et avoir, traduit de
l'allemand, avec l'autorisation de l'au-
teur, par W. de Suckau. i vol.
Fullerton (lady) : L'Oiseau du bon
Dieu, traduit de l'anglais par Mlle de
Saint-Romain, et publié avec l'autori-
sation de l'auteur. 1 vol.
Fullon (S. W.) : La comtesse de Mi-
randole , roman anglais traduit par
Ch. Roquette, l vol.
Gaskell (Mrs) : OEuvres, traduites de
l'anglais, avec l'autorisation exclusive
de l'auteur, k vol.
On vend séparément:
— Autour du sofa, traduit par Mme H.
Loreau. 1 vol.
— Marie Bar ton, traduit par Mlle Mo-
rel. i vol.
— Marguerite Hall, traduit par Mmes
H. Loreau et H. de l'Espine. l vol.
— Ruth, traduit par M. ***. 1 vol.
Gerstaoker : Les pirates du Mississipi,
traduits de l'allemand par B. H. Ré-
voil. ivol.
— Les deux convicts, traduits par B. H.
Révoil. i vol.
Gogol (Nicolas): Les âmes mortes, tra-
duit du russe par Ernest Charrière.
1 vol.
— 7
Gran (James): Les mousquetaires écos-
sais , roman anglais traduit par
M. Emile Ouchard. 1 vol.
Hacklânder : Boutique et comptoir,
traduit de l'allemand , avec l'autorisa-
tion de l'auteur, par M, Materne, ivol.
— Le moment du bonheur, roman tra-
duit par M. Materne. 1 vol.
Hauflf ( Wilhem) : Nouvelles , traduites
de l'allemand par A. Materne, l vol.
— Lichlenstein, épisode de l'histoire du
Wurtemberg, traduit par MM. E. et
H. de Suckau. 1 vol.
Heiberg (L.) : Nouvelles danoises, tra-
duites par M. X. Marmier. t vol.
Hildreth : L'esclave blanc , nouvelle
peinture de l'esclavage en Amérique,
trad. de l'anglais par M. Mornand. i vol
ïmmermann : Les paysans de Vestpha-
lie, traduit par M. Desfeuilles. 1 vol.
James : Léonora d'Orco, traduite de
l'anglais, avec l'autorisation de l'au-
teur, par Mme de Morvan. i vol.
Kavanagh (Julia) : Tuteur et pupille,
traduit de l'anglais, avec l'autorisa-
tion de l'auteur, par Mme H. Loreau.
i vol.
Kingsley : Il y a deux ans, roman an-
glais, traduit avec l'autorisation de
l'auteur, par H. de l'Espine. i vol.
Lennep (J. Vanf: Les aventures de Fer-
dinand Huyck, traduites duhollandais,
avec l'autorisation de l'auteur , par
MM. Wocquier et D. Van Lennep. i vol.
— Brinio, traduit du hollandais, avec
l'autorisation de l'auteur, par F. Dou-
chez. 1 vol.
— La rose de Dekama, traduit du hol-
landais, avec l'autorisation de l'auteur,
par MM. Wocquier et D. Van Lennep.
i vol.
Lever (Ch.) : Harry Lorrequer, traduit
de l'anglais , avec l'autorisation de
l'auteur, par M. Baudéan. 2 vol.
— L'homme du jour, traduit de l'anglais,
avec l'autorisation de l'auteur, par
M. A. Baudéan. 1 vol.
Ludwig (Otto; : Entre ciel et Urre, tra-
duit de l'allemand, avec l'autorisation
de l'auteur, par M. Materne, i vol»
Marvel ^l&aac) : La rêve ae ta vt6t romai
anglais, traduit, avec l'autorisation de
l'auteur, par Mme Mezzara. i vol.
Mayne-Reid : La piste de guerre, tra-
duite de l'anglais, avec l'autorisation
de l'auteur, par V. Boileau. i vol.
— La Quarteronne, roman anglais, tra-
duit, avec l'autorisation de l'auteur,
par L . Stenio. i vol.
Mûgge (Th.)r Afraja, traduit de l'alle-
mand, avec l'autorisation de l'auteur,
par W. et E. de Suckau. i vol.
Smith (J. F.) : L'héritage, traduit de
l'anglais, avec l'autorisation de l'au-
teur, par Éd. Scbeffter. 2 vol.
— La femme et son maître, traduit, avec
l'autorisation de l'auteur, par H. de
l'Espine. 2 vol.
Stepheus (miss A. S.) : Opulence et mi-
sère, traduit de l'anglais par Mme Lo-
reau. i vol. »
Thackeray : Œuvres, traduites de l'an-
glais, avec l'autorisation de l'auteur,
1 vol.
On vend séparément
— Henry Esmond, traduit par Léon de
Wailly. i vol.
— Histoire de Pendennis , traduite par
Ed. Scbeffter. 2 vol.
— La foire aux vanités, traduite par
G. Guiffrey. 2vol.
— Le livre des Snobs, traduit par le
même, l vol.
— Mémoires de Bar ry Lyndon, traduits
par Léon de Wailly. i vol.
Tourguéneff : Scènes de la vie russe
traduites du russe avec l'autorisatioc
de l'auteur, par X. Marmier etL. Viar-
dot. i vol.
— Mémoires d'un seigneur russe , tra-
duits par E. Charrière.2* édition. lvoL
Frollope (Francis) : La pupille, roman
anglais traduit par Mme Sara de la Fi-
zelière. i vol.
Wilkie Collics : Le se^et, romin an-
glais, traduit, avec l'autorisation de
l'auteur, par Old-Nick. 1 vol.
Sscîiokke : Addrich des Mousses, romat
allemand tradui . par W. de Suckau.
1 vol.
Le château d' A ar au, traduit de l'alle-
mand par W. «le Suckaa. i vol..
8 —
V. LITTERATURES ANCIENNES.
(A 3 FR. 50 C,
LITTÉRATURE GRECQUE.
Anthologie grecque, traduite sur le texte
publié par Jacob, avec des notices bio-
graphiques et littéraires. 2 vol.
Aristophane : Œuvres complètes , tra-
duction nouvelle, avec une introduc-
tion et des notes, par C. Poyard. l vol.
Hérodote: OEuvres complètes, traduc-
tion nouvelle avec une introduction
et des notes, par M. P. Giguet. 1 vol.
Homère : OEuvres complètes, traduction
nouvelle, suivie d'un Essai d'encyclo-
pédie homérique, par M. P. Giguet.
6e édition. î vol.
Lucien •* OEuvres complètes, traduction
nouvelle, suivied'une table analytique,
par M. Talbot. 2 vol.
Thucydide : Histoire de la guerre du Pe-
LE VOLUME.)
loponèse, traduction nouvelle, avec une
notice et des notes, par M. Bétant, di-
recteur du Gymnase de Genève. 1 vol.
Xénophon : OEuvres complètes, traduc-
tion nouvelle, suivie d'une table ana-
lytique, par M. Talbot. 2 vol.
Des traductions d'Eschyle, d'Euri-
pide, de Plutarque, de Sophocle et de
Strabon sont sous presse ou en prépa-
ration.
LITTÉRATURE ROMAINE.
Séneqne le philosophe : OEuvres com-
plètes, traduction nouvelle avec une
notice et des notes, par J. Baillard, de
l'Académie Stanislas. 2 vol.
Tacite : OEuvres complètes , traduites
en français avec une introduction et
des notes, par J. L. Burnouf. i ygî.
VI. CHEFS-D'ŒUVRE DE LA PHILOSOPHIE ANCIENNE ET MODERNE
(A 3 FR. 50 C. LE VOLUME.)
Sossnet : OEuvres philosophiques, com-
• prenant les Traités de la connaissance
de Dieu et de soi-même, et du Libi e ar-
bitre, la Logique, et le Traité des cau-
ses, publiées par M. de Lens. i vol.
Descartes, Bacon, Leibnitz, recueil con-
tenant : 1° Discours de la Méthode;
2° Traduction nouvelle en français du
Novum organum ; 3° Fragments de la
Théodicée, avec des notes, par
M.Lorquet, professeur de philosophie
au lycée Saint-Louis, i volume.
Fénelon : Traité de l'Existence de Dieu
et Lettres sur divers sujets de méta-
physique, publiées par M. Danton, in-
specteur général de l'instruction pu-
blique, i vol.
Nicole : OEuvres philosophiques et mo-
rales , comprenant un choix de ses
essais et publiées avec des notes et
une introduction , par M. Charles
Jourdain, professeur agrégé de philo-
sophie près les Facultés des lettres
1 volume.
NOV 2S t!
Pans. — Imprimerie générale de Ch. Lahuie, rue de Fleuras, d.
>Z1*>
ÉTUDES
SUR
LES MORALISTES
FRANÇAIS
SUIVIES DE QUELQUES REFLEXIONS
SUR DIVERS SUJETS
M. PREVOST -PARADOL
de l'Académie française
DEUXIEME EDITION
PARIS
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tien de nos Jours. 2 vol.
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son. 1 vol.
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(1858-18f2). 6 vol.
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Treatment Date: Dec. 2004
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