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Full text of "Études sur les moralistes français"

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J)âioù     f/tJlUy 


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ÉTUDES 


SUR 


LES  MORALISTES 

FRANÇAIS 


IMPKlMERIE(VÉiNÉRALE4DE  CH     LAHUftï 

Rue  de  Fleurws,   9 ,  -à  Paris 


ÉTUDES  sê¥ 


SUR 


LES   MORALISTES 

FRANÇAIS 


SUIVIES    DE    QUELQUES    REFLEXIONS 
SUR    DIVERS    SUJETS 


M.  ■■  PREVOST-PARADOL 

de  l'Académie  française 


DEUXIEME  EDITION 


PARIS 


LIBRAIRIE    DE   L.    HACHETTE    El    C 

BOULEVARD    SAINT -GERMAIN,    JV°    77 

i865 


u. 


"Vvw  .  O&v^y-LeJL    4\vJjfc<j_AjL 


TABLE 


ICACE.  .  .  , III 

M  ntaigne i 

La  Boëtie , 4 J 

-al 79 

ijci  Rochefoucauld 1 3o, 

La  Bruyère iy5 

Vauvenargues  .  .  0 , 2i3 

De  la  chaire  à  propos  de  la  Bruyère 237 

De  l'ambition 255 

De  la  tristesse ,  . .  . .    273 

De  la  maladie  et  de  la  mort .  .  .  ,  291 


(ESp) 


M.    MIGNET 

l'un  des  quarante 
DE    L'ACADÉMIE    FRANÇAISE 

SECRÉTAIRE    PERPÉTUEL 

DE    L'ACADÉMIE    DES    SCIENCES    MORALES 
ET    POLITIQUES. 


Monsieur  , 

ous  me  pardonnerez,  je  l'es- 
père ,  si  j'inscris  votre  nom  en 
tête  de  ces  modestes  études  et 
si  je  vous  prie  d'en  accepter  le  sincère 
hommage. 

Ce  ri  est  pas  seulement  à  [ami  qui 


IV  DEDICACE. 


depuis  quatorze  années  ma  constam- 
ment soutenu  de  son  affection  et  de 
ses  conseils  .que  je  veux  donner  ce  té- 
moignage bien  insuffisant  d'attachement 
et  de  gratitude  ;  ce  n'est  pas  seulement 
à  V historien  éloquent  qui  occupe  un  rang 
si  élevé  dans  la  république  des  lettres 
parce  qu'il  n'a  jamais  cherché  que  dans 
la  vérité,  poursuivie  avec  patience  et  ex- 
posée avec  art,  les  moyens  d' intéresser 
et  d émouvoir  ;  c'est  encore  et  surtout  à 
l'homme  excellent  dont  le  nom  me  parait 
mieux  placé  que  tout  autre  au  commen- 
cement de  ce  petit  livre  9  parce  quil  est 
peut-être  moins  éloigné  que  tout  autre  de 
cet  équilibre  de  l'âme  et  de  cette  modéra- 
tion dans  la,  conduite  que  la  plupart  des 
moralistes  honorent  avec  raison  du  beau 
nom  de  sagesse. 

Si ,  en  effet,  l' accomplissement  tran- 
quille et  régulier  du  devoir ,    l'attache- 


DÉDICACE.         •  V 

ment  sans  ostentation  à  la  justice ,  le 
goût  de  V étude,  l  amour  du  bien  et  du 
beau,  éclairé  et  tempéré  par  la  raison.,  si 
le  dévouement  à  V amitié,  aux  lettres,  au 
pays  y  peuvent  mériter  à  quelqu'un  le 
nom  de  sage ,  ce  nom  vous  appartient  et 
votre  empressement  à  vous  y  dérober 
vous  le  confirme.  Quelque  chose  eût  man- 
qué peut-être  à  votre  vie  si ,  après  avoir 
joui  en  bon  citoyen  et  surtout  en  philo- 
sophe ,  du  triomphe  trop  court  de  la  li- 
berté parmi  nous  ,  vous  n  aviez  eu  l'occa- 
sion de  partager  ses  épreuves  et  de  lui 
rester  fidèle  ;  mais  les  malheurs  publics 
vous  ont  permis  de  montrer  votre  inva- 
riable attachement  aux  vrais  principes  de 
cette  grande  révolution  dont  vous  avez  si 
noblement  raconté  les  débuts  et  dont  le 
terme,  hélas!  échappe  encore  à  tous  les 
regards. 

La    consolation   élevée  que  vous  avez 


VI  •        DÉDICACE. 

cherchée  dans  la  poursuite  de  vos  sévères 
études  ,  je  F  ai  rencontrée  dans  la  lecture 
assidue  de  ce  petit  nombre  de  grands 
écrivains  qui  sont  appelés,  d'un  consente- 
ment universel,  les  Moralistes  français,  et 
qui  représentent  en  effet,  avec  autant  de 
variété  que  d'éclat,  le  génie  de  notre  pays 
appliqué  à  l'observation  et  à  la  peinture 
du  cœur  humain.  Après  avoir  joui  de 
leurs  beautés  je  liai  pu  m  empêcher  de 
les  louer  à  mon  tour,  et  fai  ajouté^  non 
sans  défiance  de  moi-même ,  mon  com- 
mentaire à  tant  de  commentaires .  Nul 
travail  ne  pouvait  mieux  me  délasser  des 
luttes  inégales  de  la,  presse  et  d'un  effort 
si  longtemps  stérile,  quoique  opiniâtre  , 
pour  la  défense  des  intérêts  publics  et  du 
bon  droit.  Si  vous  trouvez  quelque  plai- 
sir à  parcourir  ces  pages ,  si  elles  ne 
vous  paraissent  pas  trop  indignes  des 
grands  noms  qu'on  y  rencontre  et  des 


DEDICACE.  VII 

hautes  questions  qui  y  sont  débattues ,  si 
elles  donnent  à  ceux  qui  les  lisent  de 
nouveaux  motif  s  pour  mépriser  le  mal  et 
pour  aimer  la  justice,  aucune  satisfaction 
ne  me  sera  plus  douce  et  f  aurai  fait  tout 
ce  que  f  ai  désiré. 

Veuillez  agréer.  Monsieur,  la  nouvelle 
assurance  de  mon  respectueux  et  inalté- 
rable attachement. 

2  décembre  1864. 

Prévost-  Par  adol  . 


MONTAIGNE 


MONTAIGNE 


I 


ontaigne  s'est  peint  lui-même 
à  diverses  reprises  avec  tant  d'a- 
bondance et  de  sincérité  qu'il  est 
presque  impossible  d'ajouter  quelques  traits 
à  cette  image  à  la  fois  si  grande  et  si  fami- 
lière. Et  pourtant  cette  image  a.  été  sans 
cesse  retracée,  retouchée,  embellie  par  la 
piété   de  ses  admirateurs.    C'est    qu'il   est 


MONTAIGNE. 


impossible  de  goûter  Montaigne  sans  de- 
venir en  quelque  sorte  son  ami  particulier. 
À  force  de  vivre  avec  lui  et  de  jouir  de  sa 
compagnie,  nous  en  venons  insensiblement 
à  croire  qu'il  a  écrit  pour  nous  seul  ,  que 
nous  seul  l'entendons  parfaitement,  ou  du 
moins  mieux  que  tout  autre,  et  de  là  au 
désir  de  le  faire  mieux  connaître ,  de  ra- 
conter ou  de  découvrir  sa  vie,  il  n'y  a 
qu'un  pas.  Ce  pas  a  été  si  souvent  franchi 
et  parfois  avec  tant  de  bonheur,  qu'il  reste 
bien  peu  de  chose  à  faire  à  ceux  qui  vou- 
draient raconter  aujourd'hui  l'histoire  de 
Montaigne  ;  mais  le  chemin  n'est  point 
fermé  pour  ceux  qui  veulent  s'attacher  sur- 
tout à  l'étude  et  à  l'exposition  de  sa  pensée. 
Tout  le  monde  sait  de  sa  vie  ce  qu'il 
importe  d'en  savoir;  personne  n'ignore 
que  sa  conduite  a  toujours  été  une  sorte 
de  commentaire  de  ses  maximes ,  qu'il 
a  vécu  et  agi  comme  il  convenait  à  l'auteur 
des  Essais  de  vivre  et  d'agir.  L'éducation 
la  plus  douce  et  la  plus  forte,  le  latin  appris 


MONTAIGNE.  5 

dès  l'enfance  ou  plutôt  bégayé  dès  le  ber- 
ceau ,  un  heureux  mélange  d'occupations 
et  de  loisir,  quelques  voyages,  le  spectacle 
de  la  guerre  civile  et  d'une  société  boule- 
versée par  les  discordes  religieuses  ,  tout 
vint  en  aide  à  la  nature  pour  conduire  ce 
rare  esprit  vers  la  réflexion  tranquille  et 
vers  l'observation  impartiale  des  actions  hu- 
maines. Dans  son  admirable  essai  sur  X in- 
stitution des  enfants  il  conseille  de  leur 
apprendre  «  un  peu  de  chaque  chose  à  la 
françoise  ;  »  c'est  l'éducation  que  lui  a 
donnée  à  lui-même  l'arrangement  de  sa 
vie  ;  il  a  touché  suffisamment  à  tout  sans 
être  jamais  engagé  ni  encore  moins  absorbé 
dans  aucune  chose. 

Conseiller  au  Parlement  de  Bordeaux, 
plus  tard  maire  élu  de  cette  grande  ville  et 
gardien  de  son  repos,  ayant  traversé  la  cour 
à  plusieurs  reprises,  connu  et  apprécié  de 
plus  d'un  grand  personnage,  il  put  joindre 
une  certaine  expérience  des  hommes  et  des 
affaires  à  celle  qu'un  bon  esprit  sait  tirer 


MONTAIGNE. 


des  livres,  mais  ce  que  nous  appelons  au- 
jourd'hui la  politique  n'occupa  jamais  une 
place  importante  dans  son  esprit.  Rien  n'é- 
tait plus  éloigné  de  son  caractère  que  1  am- 
bition ou  la  prétention  d'influer  par  une 
active  habileté  sur  les  événements  de  ce 
monde.  Il  ne  s'abstient  nullement  de  juger 
ce  qui  se  passe  autour  de  lui  ;  il  prend  même 
parti  ;  il  tient  hautement  pour  le  pouvoir 
royal  et  pour  l'ancienne  religion  du  pays  ; 
mais  s'il  ne  souhaite  point  qu'on  trouble 
l'Etat,  c'est  parce  qu'il  n'espère  pas  qu'on 
puisse  l'amender,  et  s'il  ne  supporte  qu'avec 
impatience  cette  grande  entreprise  pour 
changer  la  religion  d'un  peuple,  c'est  que 
ce  genre  de  débats  lui  paraît  stérile  et  qu'il 
voit  avec  regret  couler  pour  de  telles  ques- 
tions le  sang  des  hommes.  Aussi  la  violence 
et  la  cruauté  de  la  défense  lui  inspirent- 
elles  le  même  éloignement  que  la  témérité 
et  l'inutilité  de  l'attaque  :  ce  C'est  mettre 
ses  conjectures  à  bien  haut  prix,  dit-il,  que 
d'en  faire  cuire  un  homme  tout  vif.  »  Si 


MONTAIGNE. 


donc  il  ne  paraît  pas  indifférent,  au  milieu 
des  assauts  que  subissaient  de  son  temps 
l'Église  catholique  et  l'Etat ,  la  part  qu'il 
prend  à  cette  crise  et  l'émotion  qu'il 
éprouve  viennent  au  fond  de  son  indiffé- 
rence même  et  découlent  de  la  même  source 
que  tous  les  actes  et  toutes  les  pensées  de 
sa  vie.  Ce  qui  le  dirige  en  cette  circonstance, 
comme  dans  toutes  les  autres  ,  c'est  l'idée  que 
les  mouvements  incertains  et  douloureux 
de  l'humanité  ne  peuvent  guère  améliorer 
son  sort,  c'est  un  réel  dédain  pour  le  sujet 
même  de  la  querelle,  c'est  enfin  un  mécon- 
tentement involontaire  contre  ceux  qui 
prennent  sur  eux  la  responsabilité  de  trou- 
bler inutilement  le  monde.  Il  n'a  donc  vu 
dans  nos  guerres  civiles  qu'un  grand  et 
sanglant  spectacle,  affligeant  pour  le  bon 
citoyen,  mais  attachant  pour  le  moraliste, 
une  sorte  de  commentaire  vivant  et  instruc- 
tif de  l'histoire  des  temps  antiques,  un  théâ- 
tre agité  sur  lequel  l'âme  humaine,  remuée 
de  mille  manières  par  les   événements  et 


8  MONTAIGNE. 

incessamment  secouée  par  la  fortune,  se 
prête  mieux  que  jamais  à  la  curiosité  de 
celui  qui  veut  l'observer  et  la  peindre. 

Les  lettres  ne  sont  pour  lui,  comme  la 
politique,  qu'un  moyen  d'observation, 
qu'une  vive  et  pénétrante  lumière  allumée 
et  entretenue  par  le  génie  pour  éclairer 
tous  les  détours  du  cœur  de  l'homme.  Cer- 
tes, le  souffle  vivifiant  de  la  Renaissance 
avait  échauffé  l'esprit  de  Montaigne  ;  il  ai- 
mait et  goûtait  les  lettres,  il  comprenait  et 
adorait  l'antiquité  ;  il  a  fait  passer  dans  ses 
écrits  les  plus  fortes  et  les  plus  brillantes 
pensées  de  la  Grèce,  et  surtout  de  Rome, 
avec  tant  d'abondance  et  tant  d'à-propos, 
que  ces  citations  innombrables  font  corps 
avec  les  Essais,  qu'il  est  impossible  d'en 
arracher  une  seule  sans  une  sorte  de  vio- 
lence qui  laisserait  sa  trace,  sans  une  dé- 
chirure qui  resterait  toujours  visible  dans 
cet  harmonieux  tissu.  La  forme  de  ces  pen- 
sées antiques  ne  lui  était  pas  indifférente  ; 
et,  maître  lui-même  dans  l'art  de  bien  dire, 


MONTAIGNE.  9 

il  goûtait  vivement  chez  les  anciens  la  force, 
le  naturel,  ou  la  perfection  achevée  de  l'ex- 
pression. Il  discute  souvent  la  propriété 
d'un  terme,  la  justesse  ou  le  bonheur  d'un 
mot  ;  il  excelle  à  sentir  et  à  mesurer  la*vraie 
grandeur  dans  le  langage  comme  lorsqu'il 
recherche  quel  est  le  poëte  qui  a  le  mieux 
parlé  de  Caton  ;  et  il  y  atteint  lui-même  sans 
effort  en  parlant  de  ce  qui  l'émeut,  comme 
dans  cette  page  d'une  éloquence  sublime 
jetée  dans  son  journal  de  voyage  sur  la  ma- 
jesté des  ruines  de  Rome.  Mais  malgré  sa 
noble  passion  pour  les  lettres ,  malgré  les 
délassements  qu'elles  lui  donnent,  malgré 
la  sûreté  de  jugement  avec  laquelle  il  les 
goûte,  malgré  son  propre  génie  d'écrivain, 
et  ce  secret  plaisir  d'avoir  bien  dit,  auquel 
il  ne  devait  pas  échapper  plus  qu'un  autre, 
les  lettres  ne  sont  jamais  sa  principale  af- 
faire, et  ce  n'est  point  pour  leur  propre 
beauté  qu'il  les  aime.  Si  Ton  parcourt  cette 
riche  galerie  de  citations,  incrustées  pour 
ainsi  dire  dans  les  Essais  et  inséparables 


10  MONTAIGNE. 

du  monument  qui  les  porte ,  on  ne  tarde 
guère  à  reconnaître  que  c'est  avant  tout 
une  incomparable  collection  de  témoigna- 
ges sur  les  habitudes  de  notre  esprit  et  sur 
les  penchants  de  notre  cœur.  Il  aime  les 
lettres  parce  qu'elles  lui  racontent  avec 
agrément  ou  avec  éclat  l'histoire  des  pas- 
sions humaines;  et  s'il  fait  comparaître 
et  parler  devant  nous  tant  d'historiens,  de 
philosophes  et  de  poëtes,  c'est  bien  moins 
pour  le  plaisir  de  ses  yeux  et  des  nôtres 
que  pour  les  faire  déposer,  chacun  dans  leur 
langage  et  selon  leur  divers  génie,  sur  ce 
qu'il  lui  importe  de  savoir. 

Que  lui  importe-t-il  donc  de  savoir  ? 
une  seule  chose ,  qu'il  poursuit  d'ailleurs 
sans  emportement,  sans  ardeur  doulou- 
reuse, sans  activité  inquiète  ,  mais  au  con- 
traire avec  un  mouvement  plein  de  dou- 
ceur et  avec  un  plaisir  tranquille  ,  comme 
un  ruisseau  qui  suit  sa  pente  ou  comme 
un  animal  folâtre  qui  obéit  en  se  jouant  à 
l'appel  de  la  nature.  Il  veut  savoir,  s'il  se 


MONTAIGNE.  H 

peut  ,  ce  que  c'est  que  l'homme  ,  prêt  à 
prendre  son  parti  et  à  se  consoler  s'il  l'i- 
gnore; bien  plus,  à  trouver  dans  cette  in- 
certitude même  je  ne  sais  quel  sentiment 
de  pleine  indépendance  et  d'entier  déta- 
chement ?  comme  un  voyageur  qui,  par- 
venu au  faîte  d'une  haute  montagne  et 
respirant  un  air  léger,  entreverrait  à  ses 
pieds  les  cités  et  les  plaines  enveloppées 
d'une  épaisse  atmosphère  et  parfois  cou- 
vertes de  noires  vapeurs.  Mais  cette  incer- 
titude dont  il  portait  la  source  profonde 
en  lui-même,  qu'il  trahit  dès  ses  premiers 
pas,  et  à  laquelle  tous  les  détours  de  sa 
pensée  devaient  aboutir,  ne  le  détourne 
nullement  d'observer  tout  ce  qu'il  peut 
atteindre  avec  autant  d'attention  et  de 
plaisir  que  s'il  avait  quelque  vérité  à  con- 
quérir. C'est  que,  faute  de  mieux,  il  tirera 
de  ce  qu'il  voit  de  nouvelles  raisons  de 
douter,  et  que  ce  fruit  de  sa  recherche 
perpétuelle  est  bien  loin  de  lui  paraître 
amer.   Il  est  donc  avant  tout  et  toujours 


12  MONTAIGNE. 

un  observateur.  Au  milieu  du  péril  et  des 
embûches  perpétuelles  de  la  guerre  civile, 
lorsque  sa  propre  sûreté  est  en  jeu  ,  le 
mouvement  des  passions,  leur  langage, 
l'expression  variée  des  traits  qui  les  ra- 
content ou  qui  s'appliquent  à  les  contenir, 
l'occupent  plus  que  tout  le  reste  et  don- 
nent sans  cesse  l'essor  à  sa  pensée.  Il 
voyage  un  jour  avec  un  gentilhomme, 
forcé  de  déguiser  sa  croyance  et  son  parti  ; 
il  le  devine  à  sa  pâleur,  et  écrit  quelques 
pages  admirables  sur  la  conscience  qui 
nous  porte  à  nous  déceler,  à  nous  accu- 
ser, à  nous  combattre  nous-mêmes.  Quel- 
que plaisir  pourtant  qu'il  éprouve  à  ob- 
server et  à  peindre  autrui,  c'est  à  lui-même 
qu'il  en  veut,  c'est  sur  lui-même  que  ses 
yeux  sont  incessamment  ouverts.  Depuis 
le  jour  où,  ayant  à  peine  dépassé  le  milieu 
de  la  vie,  il  se  déclarait,  dans  une  inscrip- 
tion restée  célèbre,  las  de  l'esclavage  des 
cours  et  des  fonctions  publiques,  esclavage 
sous  lequel  il  devait  retomber  dix  ans  plus 


MONTAIGNE.  13 

tard  {servitii  aulici  et  munerum  publi- 
corum  jamdudum  pertœsus)  ;  depuis 
le  jour  où  il  consacrait  la  demeure  pa- 
ternelle à  la  liberté,  à  la  tranquillité  et 
au  loisir  (libertati ,  tranquillilatique  et 
otio),  depuis  ce  jour  jusqu'à  son  dernier 
sommeil ,  il  ne  cessa  de  s'épier  et  de  se 
regarder  vivre,  curieux  avant  tout  de 
surprendre  en  lui-même  ces  mouvements 
variés  et  ondoyants  de  notre  nature,  dont 
il  aimait  à  chercher  les  traces  dans  l'his- 
toire et  les  effets  autour  de  lui. 

Cette  observation  intérieure  était  conti- 
nuelle, parce  que,  loin  de  lui  coûter  un 
effort,  elle  était  le  plus  vif  de  ses  plaisirs  ; 
aucune  distraction,  aucune  surprise,  si  vio- 
lente qu'elle  fût,  ne  pouvait  la  suspendre. 
Renversé  un  jour  de  son  cheval  parle  choc 
d'un  de  ses  serviteurs,  cruellement  meurtri, 
vomissant  des  flots  de  sang,  mortellement 
atteint  en  apparence  et  persuadé  lui-même 
qu'il  se  meurt,  il  se  regarde  mourir  avec  une 
curiosité  assez  attentive  pour  noter  plus 


14  MONTAIGNE. 

tard,  dans  uti  de  ses   récits  les  plus  char- 
mants, les  impressions  fugitives  qui  avaient 
alors  traversé  son  âme.  «  Il  me  sembloit, 
dit-il,  que  ma  vie  ne  me  tenoit  plus  qu'au 
bout  des  lèvres  ;  je  fermois  les  yeulx  pour 
ayder,  ce  me  sembloit,  à  la  pousser  hors  et 
prenois  plaisir  à  m'alanguir  et  à  me  laisser 
aller.  C'estoit  une  imagination  qui  ne  fai- 
soit  que  nager   superficiellement  en  mon 
âme,  aussi  tendre  et  aussi  foible  que  tout 
le  reste;  mais,  à  la  vérité,  non-seulement 
exempte  de  desplaisir,  ains  meslée  à  cette 
doulceur  que  sentent  ceulx  qui  se  laissent 
glisser  au  sommeil.  »  Il  n'était  pas  besoin 
d'une  secousse  aussi  profonde  pour  éveil- 
ler l'attention  de  Montaigne  sur  les  mou- 
vements de  son  esprit  et  pour  le  décider  à 
les   peindre;   tous  les  incidents  de  sa  vie 
comme  tous  les  chemins   de  sa  pensée  le 
ramenaient  à  lui-même  ;  on  dirait  qu'il  a 
pratiqué,    pour    l'appliquer    à    son  âme, 
cette  science  nouvelle   de  la  météorologie 
qui  s'attache  à  épier   et   à  décrire  les  plus 


MONTAIGNE.  15 

légers  changements  dans  l'état  du  ciel  ;  les 
yeux  fixés  sur  ce  monde  intérieur,  et  ne 
s'en  écartant  que  pour  y  revenir,  il  nous 
dit,  avec  une   engageante  complaisance  et 
avec    une    parfaite    sincérité,   quel  nuage 
l'obscurcit,  quel  rayon  de  soleil  l'éclairé, 
quelles  impressions   successives   et  parfois 
contradictoires  y  produisent  les  leçons  de 
l'histoire  et  le  spectacle  de  la  vie  ;  et  ainsi 
s'est  fait,   au  jour  le  jour,  ce  livre  admi- 
rable  et  unique   des  Essais,  dont  Mon- 
taigne a  pu  dire  qu'il  était  lui-même  «  la 
matière,  »   et  qu'on   hésite  à  nommer  un 
livre;  car  toute  application,  tout  travail, 
tout  dessein  prémédité  en  sont  absents,  et 
c'est,  à  proprement  parler,  le  plus  libre,  le 
plus  ouvert,  le  plus  familier  des  entretiens 
auxquels  un  homme  se   soit  jamais  aban- 
donné avec  ses  semblables  et  avec  lui-même. 
Quiconque  ouvrirait  ce  livre  sans  avoir 
jamais  entendu  parler  de  Montaigne,  sen- 
tirait dès  les  premières  pages  qu'il  est  en 
face  d'un  esprit  incertain  et  moins  dési- 


16  MONTAIGNE. 

.  reux  de  dissiper  son  incertitude  que  de  s'y 
affermir  et  que  de  la  répandre.  Quelle  que 
soit  la  question  qu'il  rencontre  sur  son 
chemin,  dans  quelque  sentier  que  le  ha- 
sard le  pousse,  qu'il  s'agisse  de  l'objet  le 
plus  vulgaire  de  la  vie  pratique  ou  du  pro- 
blème moral  le  plus  élevé,  il  n'émet  une 
opinion  et  ne  donne  dans  un  sentiment 
qu'afin  de  s'en  écarter  aussitôt  ou  plutôt 
de  rebondir  vers  l'opinion  contraire;  mais 
il  n'a  garde  de  s'y  tenir  davantage,  et  in- 
cline de  nouveau  vers  l'opinion  qu'il  a 
quittée  pour  la  quitter  encore,  jusqu'à  ce 
qu'il  demeure  immobile  à  égale  distance  de 
l'une  et  de  l'autre,  comme  un  pendule  bien 
suspendu  qui,  après  quelques  oscillations 
légères,  retrouve  son  équilibre  et  rentre 
dans  son  repos.  Qu'il  approfondisse  le 
sujet  qu'il  touche,  ou  bien  qu'il  l'effleure, 
il  suit  cette  méthode,  si  Ton  peut  donner 
le  nom  de  méthode  à  cette  allure  naturelle 
et  involontaire  d'une  intelligence  dans  la- 
quelle il  suffit  qu'une  idée  se  lève  pour  y 


MONTAIGNE.  17 

susciter  aussitôt  l'idée  contraire.  Chaque 
pensée,  dans  cet  esprit  né  pour  le  doute, 
est  comme  une  voix  à  laquelle  l'écho  ré- 
pond sur-le-champ,  non  pour  la  répéter, 
mais  pour  la  démentir.  Qui  ne  se  souvient 
de  cette  fable  charmante  de  Jason  semant 
les  dents  d'un  dragon  qui  se  changent  aus- 
sitôt en  hommes  armés,  prêts  à  s'égorger 
les  uns  les  autres  ?  L'esprit  de  ce  grand 
douteur  ressemble  à  ce  champ  de  bataille  ; 
pas  une  idée  n'y  apparaît  qu'elle  ne  trouve 
en  face  d'elle  une  idée  tout  armée  prête  à 
la  combattre  ;  mais  tandis  que  cette  lutte 
intérieure  qui  existe  à  divers  degrés  chez 
tout  homme  qui  pense,  engendre  en  plus 
d'une  âme  une  douloureuse  fatigue  ou  un 
incurable  dégoût,  elle  est  le  spectacle  pré- 
féré et  le  divertissement  le  plus  délicat  de 
cette  superbe  intelligence  qui  plane  avec 
sécurité  sur  cette  mouvante  arène,  et  qui  a 
reçu  de  la  nature  le  rare  privilège  de  trouver 
dans  le  doute  même  sa  pâture  et  son  repos. 
Ce  doute  est  épanché  partout  dans  les 


18  MONTAIGNE. 

Essais  ;  on  n'y  trouve  guère,  en  y  regar- 
dant de  près,  une  seule  page  qui  n'en  soit 
imprégnée  ;  mais  s'il  est  répandu  partout, 
il  est  en  même  temps  concentré  quelque 
part,  et,  en  remontant  le  cours  capricieux 
de  tous  ces  ruisseaux,  on  arrive  au  grand 
lac  d'où  ils  découlent.  \J Apologie  de  Rai- 
mond  Sebond,  placée  au  centre  des  Essais, 
n'en  est  rien  moins  que  le  cœur;  c'est  de 
là  que  part  ce  flot  puissant  qui  se  divise 
en  mille  rameaux,  pour  porter  jusqu'aux 
extrémités  du  tissu  vivant  des  Essais  la 
même  sève  et  la  même  pensée.  Chacun  de 
ces  chapitres  si  variés  n'est  qu'une  con- 
clusion dont  ce  chapitre  capital  contient 
les  prémisses  ;  chacun  d'eux  exprime  un 
doute  particulier,  lui  seul  contient  toutes 
les  raisons  de  douter,  et  les  énumère  avec 
une  hauteur,  une  force  et  un  éclat  qui  met- 
tent ces  pages  entraînantes  au  premier  rang 
parmi  les  efforts  que  l'homme  ait  jamais 
tentés  pour  arracher  de  son  âme  le  pen- 
chant à  croire  et  pour  en  exiler  la  certitude. 


II 


m 


e  plus  léger  détour  a  paru  suf- 
fisant à  Montaigne  pour  donner 
une  apparence  légitime  et  même 
religieuse  à  cette  guerre  sans  merci,  en- 
treprise contre  l'orgueil  humain  trop  con- 
fiant dans  la  raison  humaine.  Il  veut  sim- 
plement, à  l'entendre,  confondre  ceux  qui 
trouvent  faibles  et  insuffisantes  les  raisons 
alléguées  par  Raimond  Sebond  en  faveur 
de  la  vérité  des  croyances  chrétiennes, 
a  Vous  trouvez  ses  raisons  faibles,  dit-il  ; 
voyons  donc  les  vôtres.  Sur  quoi  vous  ap- 
puyez-vous pour  juger  les  siennes  ?  Quelle 
force  attribuez -vous  à  vos  arguments  ? 
Comment  établissez-vous  que  vous  êtes 
capable  d'arriver  à  la  certitude  ?  » 


20  MONTAIGNE. 

La  guerre  ainsi  portée  dans  le  camp 
ennemi,  sous  le  prétexte  d'une  défense 
légitime,  Montaigne  se  sent  libre  de  tout 
dire,  d'enlever  à  la  raison,  s'il  le  peut, 
ses  armes  chétives  et  de  renverser  le  su- 
perbe et  fragile  édifice  de  nos  connaissan- 
ces. Il  commence  donc,  comme  tous  ceux 
qui  veulent  arracher  violemment  notre 
esprit  à  ses  habitudes  et  élargir  l'horizon 
de  notre  pensée,  comme  Pascal  le  fera  un 
jour  à  son  exemple  dans  une  intention 
bien  différente  et  avec  plus  de  grandeur  ; 
il  commence  par  nous  forcer  à  regarder 
le  ciel  tel  qu'il  est  et  par  nous  accabler 
d'un  seul  mot  sous  l'immensité  de  la  na- 
ture. Quand  il  nous  a  ainsi  jetés  à  bas  de 
notre  trône  imaginaire  et  tirés  de  notre 
petit  empire  pour  nous  lancer  et  nous 
perdre  dans  la  poussière  infinie  de  l'uni- 
vers, quand  il  nous  a  demandé  ironique- 
ment qui  nous  a  donné  le  droit  de  croire 
faits  pour  notre  visage  et  de  prendre  à 
notre  service  «  le  bransle  admirable  de  la 


MONTAIGNE.  21 

voulte  céleste  et  la  lumière  éternelle  de 
ses  flambeaux  roulant  si  fièrement  sur  nos 
testes  »,  il  nous  met  en  face  d'un  autre 
mystère,  et  cherche  à  rabattre  en  nous 
cette  présomption  qui  nous  porte  à  nous 
mettre  dédaigneusement  à  part  des  autres 
êtres  répandus  sur  notre  planète ,  comme 
si  nous  étions  non-seulement  supérieurs  à 
eux,  mais  d'un  autre  ordre.  Qu'en  savons- 
nous  cependant?  Qui  a  pénétré  le  mystère 
de  ces  humbles  existences,  les  pensées  qui 
s'agitent  dans  ces  intelligences  endormies, 
les  limites  assignées  à  l'instinct,  la  nature 
de  cet  instinct  lui-même,  mot  commode 
pour  rabaisser  au  gré  de  notre  orgueil 
des  merveilles  de  prévoyance,  d'activité, 
de  dévouement  et  de  courage  ?  Avec  quelle 
audace  nous  nous  transportons  ainsi  hors 
de  nous-mêmes  pour  juger  la  vie  intérieure 
de  tous  ces  êtres  et  pour  en  donner  l'exacte 
mesure!  te  Quand  je  me  joue  à  ma  chatte, 
qui  sçaitsi  elle  passe  son  temps  de  moy  plus 
que  je  ne  fais  d'elle  !  »  Montaigne  veut  donc 


22  MONTAIGNE. 

nous  ramener  et  nous  joindre  à  cette  foule? 
sans  même  nous  permettre  de  nous  en 
distinguer  par  notre  faiblesse  particulière  à 
notre  naissance  ou  par  certaines  misères  que 
les  animaux  ne  connaissent  pas,,  car  ce  n'est 
qu'un  nouveau  détour  de  notre  orgueil  et 
qu'un  effort  ingénieux  de  notre  vanité  pour 
nous  entourer  d'un  certain  mystère  et  nous 
assurer  mieux  cette  place  à  part  que  nous 
revendiquons  obstinément  au  sein  de  la 
nature.  Il  n'est  pas  vrai,  nous  dit  Montai- 
gne, que  l'homme  naisse  plus  nu,  plus  dés- 
armé, plus  incapable  de  se  suffire  que  les 
autres  êtres;  et  d'ailleurs,  en  supposant 
toutes  ces  différences  et  toutes  ces  lacunes, 
ce  mouvement  qui  nous  pousse  à  y  porter 
remède?  nos  inventions,  nos  arts,  nos  ef- 
forts pour  vivre  et  pour  mieux  vivre,  ne 
sont-ils  pas  aussi  des  dons  de  la  nature  ?  ces 
instincts  salutaires  ne  rétabliraient-ils  pas 
l'équilibre  et  ne  nous  ramèneraient-ils  pas 
par  un  détour  à  la  condition  commune  : 
celle  d'une  existence  difficile  et  contrariée 


MONTAIGNE.  23 

par  les  forces  du  dehors,  mais  ayant  en  elle- 
même  le  moyen  dé  se  suffire  et  de  .^durer  ? 
Mais  nous  avons,  dit-on,  nos  privilèges, 
des  occupations  et  des  pensées  auxquelles 
nul  autre  être  que  l'homme  ne  peut  pré- 
tendre et  qui  font  notre  grandeur.  Voyons- 
les  donc,  serrons  de  plus  près  ces  facultés 
particulières  et  admirables  ;  détachons  et 
pesons  tous  ces  diamants  de  notre  cou- 
ronne ;  voyons  si  l'éclat  n'en  est  pas  faux 
et  s'il  est  bien  difficile  de  les  réduire  en 
poussière.  Est-ce  la  guerre  qui  justifie  notre 
orgueil?  C'est,  en  effet,  la  plus  grande  et 
la  plus  pompeuse  des  actions  humaines; 
mais  s'il  y  a  de  la  gloire  à  s'entre-détruire, 
cette  glorieuse  fureur  n'est  point  particu- 
lière à  l'homme,  et  deux  essaims,  se  dispu- 
tant une  ruche,  combattent  aussi  vaillam- 
ment que  deux  armées.  Les  taureaux  savent 
aussi  bien  que  nous  lutter  et  mourir  pour 
un  pâturage  du  pour  une  génisse.  Nos 
motifs,  dit-on,  sont  plus  nobles!  En  vé- 
rité !  Allez  au  fond  de  toute  guerre,  et  voyez 


24  MONTAIGNE. 

de  près  ce  qui  fait  couler  le  sang  des  hom- 
mes; combien  de  causes  plus  misérables, 
plus  injustifiables  que  la  possession  d'une 
ruche  ou  d'un  pré  leur  mettent  les  armes  à 
la  main  et  les  décident  à  se  chasser  les  uns 
les  autres  du  champ  de  l'existence  !  Nous 
pouvons  davantage  pour  nous  nuire,  mais 
la  volonté  qui  nous  pousse  à  employer  ces 
moyens  terribles  n'en  est  point  pour  cela 
plus  élevée  ni  plus  respectable.  Nous 
voulons  nous  agrandir,  tout  absorber  en 
nous,  confondre  les  limites  de  notre  être 
avec  celles  mêmes  du  monde  ;  ainsi  le  veut 
toute  créature  vivante,  et  de  là  vient  que 
toutes  s'entre-choquent  et  se  détruisent. 
Pareils  appétits  agitent  un  ciron,  un  élé- 
phant, un  puissant  monarque.  Mais  pour- 
quoi être  si  fiers  de  sentir  en  nous,  comme 
tout  ce  qui  existe,  et  de  traduire  à  notre 
manière  cette  secrète  impulsion  de  la  na- 
ture qui,  dans  chacune  de  ses  créations, 
tend  avec  excès  à  la  vie  et  qui  se  limite  et 
se  contient  elle-même  par  la  mort  ? 


MONTAIGNE.  25 

Si  la  guerre  n'est  point  faite  pour  enfler 
notre  orgueil,  est-ce  donc  la  science  qui  le 
justifie  ?  De  quel  usage,  de  quel  prix  est 
pourtant  la  science,  à  moins  quelle  ne 
serve  à  nous  révéler  notre  ignorance  et 
notre  faiblesse,  et  à  nous  rendre  pins  hum- 
bles à  mesure  que  nous  savons  davantage, 
comme  on  voit  les  épis  les  plus  chargés  de 
blé  s'incliner  le  plus  bas  vers  la  terre? 
Qu'est-ce  que  la  science  vue  de  près, 
sinon  un  amas  d'incertitudes?  Savons-nous 
si  cette  exaltation  même  de  notre  esprit, 
que  nous  croyons  féconde,  n'est  pas  une 
maladie,  une  affliction  et  une  déception  de 
la  nature  ?  Quelle  imperceptible  différence 
«  entre  la  folie  et  les  gaillardes  eslevations 
d'un  esprit  libre!  »  La  philosophie  est  le 
plus  sublime  effort  de  la  science  humaine, 
mais  que  produit  cet  effort  ?  un  vain  con- 
flit d'opinions  également  incertaines,  une 
lutte  bruyante  et  stérile,  un  «  tintamarre 
de  cervelles,  »  des  imaginations  qu'on 
cherche  à  transformer  en  raisonnements, 


26  MONTAIGNE. 

mais  qui  n'ont  pas  plus  de  corps  que  de 
base.  C'est  une  poésie  sophistiquée  et  rien 
de  plus,  Elle  peut  servir  d'amusement  à 
l'esprit,  d'occupation  à  la  vie,  nous  dis- 
traire de  nos  maux  par  une  recherche  qui 
peut  durer  toujours,  puisqu'elle  est  sans 
objet  réel  et  sans  terme,  mais  c'est  pré- 
somption et  folie  que  d'en  espérer  davan- 
tage. Quant  aux  religions  (sauf  une  seule, 
que  Montaigne  laisse  de  côté  plutôt  qu'il 
ne  la  met  à  part),  n'est-ce  pas  le  plus 
vaste  champ  ouvert  à  la  folie  humaine, 
n'est-ce  pas  là  qu'elle  s'est  donné  carrière 
avec  le  plus  de  complaisance?  Il  y  a  un 
trait  commun  entre  tous  les  produits,  si 
divers  qu'ils  soient,  de  ce  grand  délire  : 
c'est  notre  penchant  à  tailler  Dieu  sur 
notre  mesure,  à  nous  considérer  nous- 
mêmes  comme  le  centre  du  monde,  comme 
l'objet  de  toute  cette  action,  de  tout  ce 
mouvement,  de  tout  cet  ordre,  à  nous 
adorer  enfin  nous-mêmes  dans  notre  image 
agrandie,  embellie  etplacée  de  nos  propres 


MONTAIGNE.  27 

mains  au  faîte  de  ce  vaste  univers.  Ce  ré- 
sultat uniforme  des  religions  indique  assez 
clairement  qu'elles  ne  sortent  que  de  notre 
ignorance  et  de  notre  orgueil,  et  qu'avec 
des  prétentions  plus  imposantes  que  la  phi- 
losophie, elles  ne  nous  en  apprennent  pas 
davantage  sur  le  monde  et  sur  nous-mê- 
mes. Elles  ne  rompent  donc  pas  plus  que 
la  philosophie  l'effrayant  tête-à-tête  dans 
lequel  nous  sommes  enfermés  avec  notre 
propre  intelligence  ;  elles  nous  montrent 
seulement  à  l'œuvre  dans  la  région  des 
chimères,  cet  égoïsme  de  la  pensée  et  cet 
instinct  envahisseur  que  nous  portons  dans 
les  affaires  réelles  de  la  vie,  et  qui  nous 
sont  à  divers  degrés  communs  avec  toutes 
les  créatures.  N'est-ce  pas  de  ce  même 
égoïsme  qui  repousse  toute  limite  dans  la 
durée,  et  qui  veut  survivre  à  la  destruction 
même  du  corps,  que  nous  viennent  tant 
de  théories  sur  l'immortalité,  tant  de 
visions  sur  un  autre  séjour  conforme  en 
tout  point  à  nos  désirs,  arrangé  tout  exprès 


28  MONTAIGNE. 

pour  l'accomplissement  de  nos  vœux,  pro- 
pice à  une  sorte  de  dilatation  infinie  de 
notre  être?  Somnia  non  docentis,  sed 
optantes,  comme  disait  un  ancien,  qui  re- 
trouvait aussi  la  source  de  cette  croyance 
à  l'immortalité  dans  l'âme  elle-même,  avide 
de  vivre  et  quêtant  partout  des  consolations 
et  des  espérances. 

Quoi  d'çtonnant  d'ailleurs  si  la  science, 
la  philosophie,  les  religions  ne  peuvent 
rien  atteindre  de  certain  ni  de  solide, 
puisque  nos  opinions  elles-mêmes  sont 
soumises  à  un  continuel  changement  et  au 
rapide  mouvement  de  tout  ce  qui  nous 
entoure  ?  Je  n'ai  pas  pensé  hier  ce  que  je 
pense  aujourd'hui;  ma  pensée  de  demain 
sera  autre  chose  encore.  Je  ne  suis  pas  le 
même  homme  qu'il  y  a  un  an  ;  mon  esprit 
est  traversé  par  un  flot  ininterrompu  de 
pensées  qui  ronge  et  renouvelle  le  lit  et  les 
rives  de  ce  fleuve  invisible,  comme  le  flot 
de  matière  qui  traverse  incessamment  mon 
corps  le   dévore  et  le  renouvelle.    Même 


MONTAIGNE.  29 

instabilité  ,  même  changement  dans  les 
opinions  générales  que  dans  nos  croyances 
particulières  ;  c'est  que  le  même  courant 
qui  m'emporte  emporte  le  monde,  et  qu'il 
lui  est  aussi  impossible  qu'à  moi  de  prendre 
pied  et  de  s'arrêter  à  quelque  certitude. 
Notre  intelligence  et  les  choses,  ce  qui  voit 
et  ce  qui  est  vu,  ce  qui  juge  et  ce  qui  est 
jugé,  n'ont  rien  de  stable;  tout  s'écoule 
comme  un  torrent,  et  nous  prétendrions 
attacher  quelque  valeur  durable  à  nos  im- 
pressions d'un  jour!  Voyons-nous,  de 
plus,  les  choses  telles  qu'elles  sont  ?  Qui 
l'oserait  dire  ?  Un  sens  de  moins,  et  voilà 
un  autre  univers.  Un  aveugle -né,  un  sourd 
auront-ils  jamais  l'idée  du  son  ou  de  la 
couleur  ?  Si  un  sens  de  moins  nous  fait  un 
autre  monde,  qui  peut  dire  qu'un  sens  de 
plus  ne  bouleverserait  pas  toutes  nos  con- 
naissances ?  La  prétendue  vérité  de  nos 
cinq  sens  serait-elle  la  vérité  de  six  sens 
ou  de  huit  ?  Supposons  pourtant  ce  miracle 
que  nous  puissions   voir   avec  clarté,    et 


30*  MONTAIGNE. 

d'une  manière  uniforme  tout  ce  qui  nous 
entoure  ,  que  nous  soyons  d'accord  sur 
toute  chose  avec  nous-mêmes  et  avec  les 
autres,  avec  nos  descendants  et  avec  nos 
ancêtres;  qu'au  lieu  de  cette  mer  vaste, 
trouble  et  ondoyante  des  opinions  humai- 
nes, nous  ayons  sous  les  yeux,  comme  dans 
un  miroir  limpide  et  fidèle,  l'image  con- 
stante d'une  vérité  avouée  en  tout  lieu  et 
de  tout  temps  par  l'humaine  raison,  Cette 
vérité  perpétuelle  et  générale  cessera-t-elle 
pour  cela  d'être  humaine,  c'est-à-dire 
d'être  un  produit  particulier  de  l'intelli- 
gence de  l'homme,  l'expression  d'un  rap- 
port constant  entre  les  choses  et  ses  or- 
ganes, une  façon  devoir  et  déjuger  propre 
à  notre  espèce  mise  en  face  de  la  nature  ? 
Mais  où  est  le  lien,  le  rapport  nécessaire, 
le  point  de  contact  et  de  passage  entre  cette 
vérité  tout  humaine  et  la  vérité  absolue  à 
laquelle  nous  avons  la  prétention  d'at- 
teindre? Accordons  un  instant  qu'une 
chose  soit  vraie  pour  tous  les  hommes  et 


MONTAIGNE.  31 

sur  toute  la  terre  :  ce  ne  serait  jamais 
qu'une  vérité  de  l'homme  et  de  la  terre  ; 
où  sont  ses  titres  à  valoir  quelque  chose, 
à  exister  au  delà  ?  Nous  ne  sommes  pas 
plus  près  du  ciel  lorsque  nous  sommes  sur 
le  mont  Cenis  que  si  nous  étions  au  fond 
de  la  mer  ;  nous  pouvons  de  même  amas- 
ser en  un  monceau  toutes  les  opinions  de 
notre  race,  leur  donner  une  consistance 
factice  et  une  unité  trompeuse,  en  faire 
une  haute  et  solide  montagne  sur  laquelle 
flottera  le  drapeau  de  notre  raison,  rien  ne 
comblera  le  vide  infini  et  infranchissable 
qui  séparera  ce  petit  amas  de  vérités  à 
l'usage  de  l'homme  du  séjour  inaccessible 
où  la  vérité  absolue  réside.  Supposons  que 
nos  intelligences  soient  courbées  sous  une 
même  loi  :  c'est  une  loi  municipale  que 
nous  alléguerons  ;  qu'a-t-elle  à  faire  avec 
la  loi  universelle  ?  Lucrèce  a  bien  dit  : 

Terramque  et  solem,  lunam,  mare,  caetera  quse  sunt 
Non  esse  unica ,  sed  numéro  magis  innumerali. 

Qui  pourra  soutenir -que  pour  être  va- 


32  MONTAIGNE. 

labiés  ici-bas  les  lois  de  notre  raison  soient 
observées  dans  un  seul  de  tous  ces  mondes  ? 
Quoi  !  il  suffit  d'aller  d'ici  aux  Indes  pour 
voir  tout  changer,  les  plantes,  les  ani- 
maux, les  hommes,  et  cette  variété,  déjà 
si  marquée  dans  un  si  petit  espace,  ne  vous 
avertirait  pas  de  la  diversité  prodigieuse  et 
infinie  qui  est  sans  doute  répandue  dans  ce 
vaste  univers  !  Confinés  dans  notre  étroit 
et  mobile  séjour,  prenons  nos  imaginations 
pour  ce  qu'elles  valent,  n'attribuons  pas  à 
nos  pensées  une  domination  extérieure  à 
laquelle  elles  ne  sauraient  prétendre  ;  sa- 
chons demeurer  dans  notre  incertitude. 
Convenir  de  cette  incertitude  et  en  recon- 
naître les  causes,  voilà,  selon  Montaigne, 
le  dernier  terme  de  notre  raison  ;  en  pren- 
dre notre  parti  et  vivre  dans  la  modération 
que  l'incertitude  conseille,  voilà  le  dernier 
effort  de  notre  sagesse.  N'affirmons  donc 
aucune  chose,  pas  même  que  nous  doutons, 
car  c'est  encore  trop  dire  ;  disons  plutôt  : 
Que  sais-je?  Nous  serons  d'autant  pluséle- 


MONTAIGNE.  33 

vés  parmi  les  intelligences  et  d'autant  plus 
heureux  parmi  les  hommes  que  nous  regar- 
derons de  plus  haut  et  d'un  œil  plus  tran- 
quille les  affirmations  téméraires  auxquelles 
ils  se  livrent  et  les  passions  violentes  qui, 
nées  de  ces  affirmations  mêmes,  les  empor- 
tent pour  leur  malheur  dans  des  agitations 
stériles. 

C'est  presque  en  secret  et  comme  à  l'o- 
reille que  Montaigne  nous  communique 
dans  cette  Apologie  de  Rairhond  Sebond 
cette  doctrine  développée  du  doute  de  la- 
quelle toutes  ses  pensées  découlent.  Il  nous 
conseille  de  la  garder  pour  nous-mêmes, 
de  ne  nous  en  servir  que  rarement,  et 
comme  d'un  coup  désespéré,  contre  ces 
esprits  dogmatiques  dont  le  despotisme  et 
l'orgueil  peuvent  parfois  pousser  à  bout  le 
sage.  Il  n'a  garde  de  souhaiter  que  le  vul- 
gaire s'engage  dans  cette  route  dangereuse 
qui  mène  au  delà  des  limites  de  la  raison, 
et  dans  laquelle  un  esprit  faible  peut  per- 
dre à  chaque  pas  un    de  ses  motifs   de  se 

3 


34  MONTAIGNE. 

bien  conduire.  Il  faut  au  contraire  que 
l'homme  soit  bridé  de  lois,  de  religions 
et  de  coutumes,  et  poussé  dans  un  chemin 
battu  sous  une  forte  tutelle.  Mais  cette 
humiliante  nécessité  n'existe  point  pour 
l'âme  tempérée  du  sage,  qui  sera  d'au- 
tant plus  en  équilibre ,  d'autant  plus 
éloignée  des  désirs  immodérés  et  des 
actions  violentes  qu'elle  sera  mieux  in- 
struite de  sa  propre  ignorance,  de  sa 
faiblesse  et  du  néant  de  tout  ce  qui  agite 
les  hommes. 

Cette  doctrine  est  pour  Montaigne  autre 
chose  qu'un  mystère,  c'est  une  sorte  de 
retraite  intellectuelle  qu'il  s'est  ména- 
gée au  milieu  de  la  tempête  qui  sévissait 
autour  de  lui  et  qui  rendait  périlleux  les 
abords  mêmes  de  sa  demeure.  Tout  ce  tu- 
multe expirait  au  pied  de  la  tour  qui  con- 
tenait sa  chambre  d'étude,  interdite  aux 
membres  mêmes  de  sa  famille,  asile  invio- 
lable réservé  au  libre  essor  de  sa  pensée. 
Ce  qu'il  appelle  en  son  langage  si  familier 


MONTAIGNE.  35 

et  si  clair  son  arrière-boutique  n'est  pas 
autre  chose  que  cette  façon  paisible  et  dés- 
intéressée de  voir  les  affaires  humaines, 
et  d'y  laisser  errer  sa  curiosité  sans  jamais 
y  engager  trop  avant  son  cœur.  Ce  n'est 
point  cependant  qu'il  renonce  a  examiner 
les  pensées  de  ses  semblables,  à  juger  leur 
conduite,  à  choisir  même  entre  leurs  opi- 
nions, à  distribuer,  selon  l'impression  du 
moment,  le  blâme  ou  la  louange.  Toujours 
équitable  à  force  de  lumières,  toujours  to- 
lérant à  force  d'intelligence,  il  n'en  est  pas 
moins  comme  tout  le  monde ,  dogmatique 
à  son  heure,  et  prend  volontiers  parti  plus 
éloquemment  que  tout  le  monde  contre  ce 
qui  lui  déplaît  ou  l'offense.  Qui  a  mieux 
raillé  le  pédantisme,  flétri  la  cruauté  ,  cé- 
lébré l'amitié?  Qui  a  donné  de  plus  sages 
conseils  pour  élever  sans  violence  une  âme 
ingénue  qu'on  veut  préparer  à  l'honneur 
et  à  la  liberté  ?  Qui  a  pris  enfin,  en  des 
termes  plus  forts  et  avec  une  sympathie 
plus  généreuse ,    la  défense  des   honnêtes 


36  MONTAIGNE. 

gens  et  des  bons  citoyens  opprimés  par  la 
fortune  ?  Qui  a  mieux  parlé  de  Brutus  et 
de  Caton  ?  Certes ,  lorsqu'on  admire  ce 
respect  religieux  de  Montaigne  pour  la 
vertu  courageuse  et  malheureuse  et  le  lan- 
gage presque  divin  qu'il  trouve  pour  célé- 
brer les  belles  actions  qui  l'émeuvent,  on 
est  un  moment  tenté  de  croire  qu'ayant  de 
bien  loin  devancé  Rant  dans  son  inflexible 
distinction  entre  les  vérités  à  la  mesure  de 
l'homme  et  la  vérité  absolue  soustraite  à 
son  empire,  il  l'a  devancé  de  même  en  re- 
trouvant dans  la  loi  morale  et  dans  l'idée 
du  devoir  un  nouveau  chemin  vers  la  cer- 
titude. Aurait-il  donc  voulu,  comme  l'es- 
sayera Kant,  emporté  par  ce  même  torrent 
du  doute  universel,  s'attacher  à  l'idée  du 
devoir  d'une  étreinte  désespérée ,  et  re- 
monter, par  la  certitude  d'une  loi  morale, 
à  toutes  les  autres  certitudes  ?  Ne  cherchez 
rien  de  semblable  dans  la  pensée  de  Mon- 
taigne ;  il  n'a  point  de  ces  profondeurs,  il 
ne  connaît  aucun  de  ces  détours  et  ne  se 


MONTAIGNE.  37 

soucie  point  du  but  où  ils  pourraient  le 
conduire.  Il  vous  accorde  volontiers  que 
certains  hommes  le  touchent,  que  certaines 
vertus  le  ravissent  et  l'élèvent  par  l'en- 
thousiasme au-dessus  de  lui-même  ;  mais  à 
qui  voudrait  l'accuser  de  se  contredire  en 
admirant  si  fort  une  vertu  qui  ne  repose 
sur  aucune  règle  et  l'accomplissement  d'une 
loi  morale  qu'il  ignore ,  il  n'opposerait 
i  nulle  défense.  Les  contradictions  ne  l'ef- 
frayent point,  et  il  ne  leur  cherche  aucune 
issue,  il  les  reconnaît  et  les  accepte,  il  leur 
fait  même  bon  accueil  ;  son  scepticisme  les 
peut  contenir  toutes,  elles  peuvent  s'accu- 
muler et  se  mouvoir  à  l'aise  dans  cette  vaste 
enceinte. 

Il  faut  donc  le  prendre  tel  qu'il  est,  et, 
tel  qu'il  est,  nul  esprit  bien  fait  ne  le  trou- 
vera inutile.  Si  on  veut  laisser  de  côté  le 
fond  de  sa  pensée  et  se  borner  à  la  suivre 
dans  ses  courses  vagabondes,  il  est  peu  de 
sujets  sur  lesquels  il  ne  nous  laisse ,  en 
des  termes  qui  ne  s'effacent  plus   de    l'es- 


38  MONTAIGNE. 

prit,  une  impression  salutaire  ;  c'est  une 
perpétuelle  leçon  de  tempérance  et  de  mo- 
dération qu'un  tel  livre,  puisque  toute  opi- 
nion extrême  y  est  combattue  et  qu'on  y 
sent  partout  le  désir  d'être  équitable. 
Ajoutez-y  cette  sincérité  sans  égale  qui  est 
un  exemple  en  même  temps  qu'un  charme, 
et  qui  nous  montre  dans  une  complète 
ouverture  de  cœur  la  plus  puissante  des 
séductions  que  puisse  exercer  un  écrivain. 
Si  l'on  veut  aller  pourtant  au  fond  de  sa 
doctrine  et  se  mesurer  avec  ce  scepticisme, 
quelle  que  soit  l'issue  diverse  d'un  tel 
combat  ,  selon  la  nature  de  celui  qui  s'y 
livre  ,  on  ne  sort  guère  de  cette  étreinte 
forte  et  douce  sans  en  rapporter  un  esprit 
plus  large ,  une  vue  plus  élevée  et  plus 
impartiale  des  choses  humaines.  Quelque 
solution  qu'on  donne  soi-même  aux  ques- 
tions débattues  par  Montaigne,  on  en  a  du 
moins  compris  la  grandeur,  et  l'on  a  senti 
du  même  coup  qu'elles  sont  le  plus  noble 
et  le  plus  fort  aliment  que  l'homme  puisse 


MONTAIGNE.  39 

donner  à  l'activité  de  sa  pensée.  Il  est 
certes  bien  des  âmes  qu'il  ne  détachera 
pas  de  leur  certitude,  et  il  est  bien  loin  de 
souhaiter  qu'elles  s'en  détachent  ;  mais  il 
est  peu  d'âmes  cultivées  qu'il  ne  soit  ca- 
pable d'ébranler  pour  leur  bien  et  aux- 
quelles il  ne  puisse  donner  une  secousse 
vivifiante  qui  leur  fera  sentir  davantage  un 
jour  l'inestimable  douceur  de  la  conviction 
et  du  repos.  Comment  oublier  enfin  qu'é- 
crivant avec  une  pleine  liberté  dans  une 
langue  jeune  encore  et  capable  de  céder 
sans  effort  sous  sa  main?  il  y  a  trouvé  pour 
sa  pensée  si  mobile  et  si  vive  le  plus  riche, 
le  plus  souple  et  le  plus  léger  des  vête- 
ments ,  qu'il  a  toujours  atteint  ou  plutôt 
rencontré  F  expression  la  plus  juste  et  la 
plus  forte,  si  bien  qu'on  ne  peut  imaginer 
mieux  dites  les  choses  qu'il  a  voulu  dire, 
que  les  changements  survenus  dans  notre 
idiome,  moins  caressant  et  moins  flexible, 
ont  plutôt  augmenté  qu'obscurci  le  charme 
de  sa  parole,  et  qu'on  peut  encore  aujour- 


40 


MONTAIGNE. 


d'hui  mesurer  au  plaisir  qu'on  éprouve 
en  le  lisant  le  progrès  qu'on  a  fait  dans 
l'art  de  comprendre  notre  langue  et  de  la 
goûter  ? 


LA    BOETIE 


f  ( 


LA    BOÉTIE 


I 


K? 


sfèSS 


éé 


es  lettres  ont  comme  la  guerre 
leurs  héros  enlevés  à  la  fleur  de 
l'âge  et  au  milieu  de  leur  pre- 
mière victoire.  Elles  peuvent  montrer  leurs 
Hoche,  leurs  Marceau,  leurs  Desaix,  qui 
ont  traversé  si  vite  la  scène  du  monde,  que 
la  gloire  a  eu  à  peine  le  temps  de  toucher 
leur  front,  et  que  leur  vie,  pleine  de  pro- 


44  LA    BOETIE. 

messe,  n'a  été  qu'une  belle  aurore.  LaBoétie 
est  un  des  plus  attrayants  parmi  ces  illus- 
tres morts,  et  il  est  peu  de  figures  sur  les- 
quelles nos  regards  puissent  aujourd'hui 
s'arrêter  avec  plus  de  profit  pour  nos 
âmes. 

C'est  le  souvenir  de  la  Boétie  qui  a  in- 
spiré à  Montaigne  les  pages  les  plus  tou- 
chantes qui  soient  sorties  de  sa  plume.  Si 
ce  traité  de  la  Servitude  volontaire,  qui  a 
donné  à  Montaigne  le  désir  de  le  connaî- 
tre et  qui  a  conduit  ces  deux  belles  âmes  à 
l'intimité  la  plus  douce.,  eût  été  dérobé, 
comme  il  a  failli  l'être,  à  la  postérité,  le  nom 
de  la  Boétie  n'en  serait  pas  moins  sauvé  de 
l'oubli ,  grâce  à  cette  peinture  achevée  de 
l'amitié  que  Montaigne  a  placée  sous  son 
invocation  et  inséparablement  confondue 
avec  sa  mémoire.  Le  chapitre  sur  l'amitié 
ne  pouvait  périr,  et  le  nom  de  la  Boétie 
ne  pouvait  plus  en  être  arraché  ;  il  est  pour 
ainsi  dire  la  sève  de  ce  bel  arbre,  le  plus 
gracieux  peut-être  de  cette  riche  et  capri- 


LA    BOÉTIE.  45 

cieuse  forêt  des  Essais,  au  milieu  de  la- 
quelle il  s'élève;  on  sent  qu'il  est  habité  par 
une  âme  encore  plaintive;  on  croit  voir, 
en  l'approchant,  un  de  ces  lauriers  ou  de 
ces  cyprès  dans  lesquels  les  dieux  de  l'O- 
lympe enveloppaient  doucement  à  leur 
dernière  heure  les  mortels  aimés  qu'ils  ne 
pouvaient  empêcher  de  mourir. 

Montaigne  nous  peint  donc  d'un  même 
trait  dans  ce  chapitre  ,  l'amitié  la  plus 
parfaite  que  les  hommes  puissent  conce- 
voir et  l'amitié  qui  l'unissait  à  la  Boétie. 
C'est  pour  lui  qui  écrit  et  pour  nous  qui 
le  lisons  une  seule  et  même  chose.  Rien 
n'y  a  manqué  :  ni  cette  inclination  mys- 
térieuse ,  antérieure  à  toute  rencontre, 
qui  les  faisait  «  s'embrasser  par  leurs 
noms  »  avant  de  s'être  vus  ,  ni  cette 
prompte  attraction  des  âmes  qui  les  fit  se 
confondre  au  point  d'anéantir  leurs  vo- 
lontés particulières  en  les  plongeant  l'une 
dans  l'autre  et  en  les  transformant  en  une 
seule,  si  bien  qu'il  leur  eût  été  difficile  de 


46  LA    BOÉTIE. 

s'y  reconnaître  et  de  savoir  qui  des  deux 
avait  voulu  le  premier  ou  voulu  davan- 
tage.ce  qu'ils  voulaient  toujours  ensemble. 
Ce  n'est  point  l'amitié  qui  unit  le  fils  au 
père,  et  qui  est  limitée  par  des  réticences 
aussi  bien  que  tempérée  par  le  respect  ;  ce 
n'est  point  l'amitié  du  frère  pour  le  frère 
mêlée  à  l'idée  du  devoir  et  imposée  par  la 
commune  origine;  c'est  encore  moins  l'a- 
mitié de  l'homme  et  de  la  femme,  qui  n'é- 
chappe guère  à  l'amour,  soit  que  l'amour 
s'y  mêle  pour  la  détruire  un  jour,  soit 
qu'il  l'importune  et  la  combatte  en  atti- 
rant l'âme  ailleurs.  Non  ,  c'est  l'amitié 
toute  pure,  forte  de  sa  simplicité,  fière  de 
son  libre  choix,  sûre  de  l'emporter  sur 
tout  et  de  survivre  à  tout.  Dans  ce  libre  et 
noble  commerce,  les  mots  de  bienfaits, 
d'obligation,  de  remercîments,  de  recon- 
naissance n'ont  plus  de  pouvoir,  ni  de  si- 
gnification même,  et  l'on  y  goûte  un  bon- 
heur plein  et  tranquille,  inimaginable  à 
ceux  qui  ne  l'ont  point  connu. 


LA    BOETIE.  47 

Montaigne  et  la  Boétie  n'ont  joui  que 
quatre  ans  de  ce  bonheur.  Ce  fut  une  courte 
amitié,  et  Ton  eût  dit,  à  voir  son  ardeur, 
qu'elle  se  sentait  menacée  de  près  par  la 
mort.  Elle  était  en  même  temps  animée  et 
ennoblie  par  ce  souffle  de  la  renaissance  et 
par  cette  jeune  émulation  avec  toutes  les 
grandeurs  du  monde  antique  qui  enflam- 
mait alors  tant  de  belles  âmes  :  «  Je  vous 
avais  choisi  parmi  tant  d'hommes,  disait  la 
Boétie  à  Montaigne  sur  son  lit  de  mort,  pour 
renouveler  avec  vous  cette  sincère  et  ver- 
tueuse amitié  de  laquelle  l'usage  est  par  les 
vices  dès  si  longtemps  éloigné  d'entre 
nous,  qu'il  n'en  reste  que  quelques  vieilles 
traces  en  la  mémoire  de  l'antiquité.  »  Cette 
amitié  était  à  l'épreuve  de  tout  et  bravait 
les  distractions  de  l'amour.  Montaigne 
nous  dit,  dans  un  superbe  langage,  que  de 
ces  deux  passions  l'une  maintenait  sa  route 
d'un  vol  hautain  et  superbe,  et  regardait 
dédaigneusement  passer  l'autre  au-des- 
sous  d'elle.    Pour    la    Boétie ,    on    n'écrit 


48  LA    BOETIE. 

point  sans  avoir  aimé  quatre  vers  comme 
ceux-ci  : 

J'ai  vu  ses  yeux  perçants ,  j'ai  vu  sa  face  claire  ; 
Nul  jamais  sans  son  dam  ne  regarde  les  dieux  ; 
Froid,  sans  cœur,  me  laissa  son  œil  victorieux, 
Tout  étourdi  du  coup  de  sa  forte  lumière  ; 

mais  il  n'est  pas  douteux  que  Montaigne 
n'ait  possédé  après  tout  et  jusqu'au  bout 
le  meilleur  de  cette  belle  âme. 

Ils  étaient  faits  pour  s'entendre  ;  même 
amour  du  beau ,  même  goût  pour  l'anti- 
quité, même  modération  en  toutes  choses. 
Après  la  mort  prématurée  de  son  ami  et 
tout  désireux  qu'il  est  d'honorer  sa  mé- 
moire ?  Montaigne  renonce  à  publier  la 
Servitude  volontaire,  parce  que  cet  écrit  a 
déjà  servi  de  texte  à  ceux  qui  veulent  trou- 
bler l'Etat  sans  savoir  s'ils  pourront  l'amen- 
der. Et  nous  entendons  la  Boétie,  près  d'ex- 
pirer, exhorter  doucement  le  frère  de 
Montaigne,  M.  de  Beauregard,  à  fuir  les 
extrémités  et  à  ne  point  se  montrer  âpre  et 
violent  dans  son  désir  sincère  de  réformer 


LA    BOETIE.  49 

l'Eglise.  Mais,  malgré  ce  commun  éloigne- 
raient pour  toutes  les  apparences  d'excès, 
il  y  avait  en  la  Boétie  une  certaine  ardeur 
d'ambition  et  un  penchant  à  intervenir 
dans  les  affaires  humaines,  qui  manquaient 
à  Montaigne.  Il  avait  plus  de  confiance, 
ou,  si  l'on  veut ,  il  se  faisait  plus  d'illusion 
sur  la  possibilité  de  donner  à  l'intelli- 
gence et,  à  l'honnêteté  un  rôle  utile  dans 
les  divers  mouvements  de  ce  monde,  Mon- 
taigne nous  avoue  que  son  ami  eût  mieux 
aimé  être  né  à  Venise  qu'à  Sarlat;  plus 
explicite  encore  dans  une  lettre  au  chan- 
celier de  l'Hôpital,  il  regrette  que  la  Boétie 
ait  «  croupi  aux  cendres  de  son  foyer  do- 
mestique ,  au  grand  dommage  du  bien 
commun.  Ainsi,  ajoute- t-il,  sont  demeu- 
rées oisives  en  lui  beaucoup  de  grandes 
parties  desquelles  la  chose  publique  eût  pu 
tirer  du  service  et  lui  de  la  gloire.  »  On 
croirait  volontier  s  entendre  dans  ce  regret 
le  murmure  de  la  Boétie  s'exhalant  après 
sa  mort  par  cette  bouche  fraternelle  :  mais 

4 


50  LA    BOÉTIE. 

lui-même  enlevé  ,  comme  Vauvenargues 
devait  l'être  un  jour,  à  la  fleur  de  1  âge,  a 
laissé  échapper  en  mourant  ce  que  Vauve- 
nargues avait  répété  toute  sa  vie  :  «  Par 
adventure,  dit-il  à  Montaigne,  n'étois-je 
point  né  si  inutile  que  je  n'eusse  moyen  de 
faire  service  à  la  chose  publique  ?  Quoi 
qu'il  en  soit,  je  suis  prêt  à  partir  quand  il 
plaira  à  Dieu.  » 

Rien  de  plus  tranquille  ni  de  plus  beau, 
rien  de  plus  propre  à  servir  de  soutien  et 
d'exemple  que  cette  mort,  telle  que  nous 
l'a  peinte  Montaigne,  qui  en  était  letémoin 
et  qui  se  voyait  lentement  arracher  la 
moitié  de  lui-même.  La  grandeur  d'âme 
s'y  montre  à  découvert,  non  ptfint  par  de 
vifs  éclats  et  par  d'orgueilleuses  pensées, 
mais  avec  une  lumière  égale  et  constante 
que  nos  yeux  peuvent  endurer,  qui  élève 
notre  esprit  sans  secousse  et  qui  nous  ré- 
chauffe le  cœur.  Notre  façon  d'accueillir 
la  mort  dit  mieux  que  tout  le  reste  de  nos 
actions    ce  que  nous  sommes  ;  la  fin  de  la 


LA    BOETIE.  51 

Boétie  est  de  celles  qui  honorent  L'espèce 
humaine  ;  la  mort  venant  avant  son  heure 
fut    rarement    acceptée    et  embrassée    de 
meilleure  grâce.    Il   remplit  ses  derniers 
devoirs  envers    tout  le  monde  comme  en- 
vers Dieu,  il  se  résigne  à  tout  quitter  sans 
cesser  d'aimer  ceux  qu'il  aime  ;  il  exhorte, 
il  console,  il  est  courageux  et  tendre  ;  il  cite 
les  anciens  et  il  est  plein  de  l'Evangile  ;  ce 
que  l'antiquité  a  de  plus  ferme,  ce  que  le 
christianisme  a  de  plus  humble  et  de  plus 
doux,  se  rencontre  dans  son  cœur  et  sur  ses 
lèvres  ;  rien  ne  lui  manque  enfin  de  ce  que 
l'humanité   a  trouvé  de  plus  noble  et  de 
meilleur  pour  se  soutenir   à   travers   cet 
obscur  passage  et  pour  s'encourager  à  re- 
garder au  delà,  afin  de  le  mieux  franchir. 
Tel  était  l'homme  qui,  dans  la  première 
ferveur  de   la  jeunesse,  a  écrit  en  l'hon- 
neur de  la  liberté  contre  les  tyrans,  comme 
dit  Montaigne,   cet  éloquent  traité   de  la 
Servitude  volontaire.  Bien   que  l'inspira- 
tion de  l'antiquité  y  soit  à  chaque  pas  re- 


52  LA    BOÉTIE. 

connaissable ,  ce  n'est  point  un  de  ces 
traités  dogmatiques  à  la  façon  des  anciens, 
dans  lequel  on  rechercherait  avec  méthode 
la  nature  de  la  servitude  et  l'explication 
de  ses  causes  ;  c'est  une  pure  invective 
contre  la  lâcheté  des  peuples  trop  prompts 
à  rendre  leurs  armes  à  la  tyrannie  et  à 
s'endormir  dans  l'obéissance.  Le  jeune 
discoureur  ne  peut  revenir  de  la  surprise 
que  cet  aveuglement  lui  cause.  Qu'un  seul 
homme,  et  le  plus  souvent  le  moins  redou- 
table et  le  moins  respectable  de  tous, 
selon  l'ordre  de  la  nature  et  de  la  raison, 
soit  accepté  ou  plutôt  subi  pour  maître, 
qu'on  lui  abandonne  ses  biens,  sa  liberté 
et  parfois  l'honneur  des  siens  et  son  pro- 
pre honneur,  tout  ce  qui  fait  enfin  le  prix 
de  la  vie,  comment  cela  peut-il  se  faire  ? 
par  quel  renversement  des  instincts  natu- 
rels un  .si  triste  prodige  peut-il  s'accomplir 
et  durer  ?  Il  n'a  pourtant  que  deux  yeux, 
deux  mains  comme  les  autres,  mais  ce  sont 
précisément  les  mains  et  les  yeux  de  ceux 


LA    BOËTIE.  53 

qui  le  servent  avec  trop  de  complaisance 
qui  lui  donnent  sur  tous  cet  irrésistible 
empire.  «Comment  donc,  s'écrie  la  Boé- 
tie,  vous  oseroit-il  courir  sus,  s  il  n'avoit 
intelligence  avec  vous-mêmes  ?  Que  vous 
pourroit-il  faire  si  vous  n'étiez  receleurs 
du  larron  qui  vous  pille,  complices  du 
meurtrier  qui  vous  tue  et  traîtres  de  vous- 
mêmes  ?  Vous  semez  vos  fruits  afin  qu'il 
en  fasse  le  dégast,  vous  meublez  et  rem- 
plissez vos  maisons  pour  fournir  à  ses  vo- 
leries,  vous  nourrissez  vos  filles  afin  qu'il 
ait  de  quoi  saouler  sa  luxure,  vous  nour- 
rissez vos  enfants  afin  qu  il  les  mène  pour 
le  mieux  qu'il  fasse  en  ses  guerres,  qu'il 
les  mène  à  la  boucherie,  qu'il  les  fasse  les 
ministres  de  ses  convoitises,  les  exécuteurs 
de  ses  vengeances...  »  Et  cependant  les  bêtes 
mêmes  essayent  de  se  défendre  contre  celui 
qui  veut  les  conquérir  :  elles  crient  liberté 
dans  leur  langage,  mais  l'homme  soutient 
lui-même  son  maître  et  ne  peut  prendre 
seulement  sur  lui  de  le  laisser  tomber. 


54  LA    BOÉTIE. 

De  tous  les  maîtres  qu'il  peut  avoir,  le 
pire,  selon  la  Boétie,  ce  n'est  point  celui 
qui  règne  par  droit  de  conquête  et  qui 
abuse  sans  scrupule  de  son  butin  ;  ce  n'est 
point  non  plus  celui  qui  a  reçu  son  temple 
comme  un  héritage  et  qui  le  traite  en  na- 
turel esclave  ;  c'est  celui  qui  «  a  le  royaume 
par  l'élection  du  peuple,  à  qui  le  peuple 
lui-même  a  donné  l'Etat.  »  Il  est  pire,  dit 
la  Boétie,  parce  que,  résolu  à  ne  «  point 
bouger  »  du  sommet  où  Ton  l'a  mis,  et 
décidé  «  à  rendre  à  ses  enfants  la  puis- 
sance que  le  peuple  lui  a  baillée,  »  il  a  plus 
à  faire  que  les  autres  pour  ce  estranger  ses 
sujets  de  la  liberté  encore  que  la  mémoire 
en  soit  fraîche.  »  Sa  tâche  est  donc  plus 
difficile  que  celle  des  autres;  aussi  est-il 
réduit  à  l'exécuter  avec  plus  d'énergie  et 
plus  de  violence. 

Mais  la  faiblesse  de  la  nature  humaine 
lui  vient  en  aide,  et  ceux-là  même  qui  ont 
d'abord  servi  par  force  s'accoutument  par 
degrés    à    servir.    Tout   va   mieux   encore 


LA    BOETTE.  55 

quand  est  éteinte  la  génération  qui  a  vu  la 
liberté  et  que  pour  les  nouveaux  venus  ce 
n'est  plus  qu'un  mot  vide  de  sens.  «  Ceux 
qui,  en  naissant,  se  sont  trouvés  le  joug 
au  col,  ne  s'aperçoivent  point  du  mal.  » 
Mais  ils  ont  perdu  tout  ce  qui  fait  la  di- 
gnité de  l'homme,  et  quand  on  va  de  Ve- 
nise à  Constantinople,  «  nestimeroit-onpas 
que  sortant  d'une  cité  d'hommes  on  est  entré 
dans  un  parc  de  bêtes?  »  Deux  choses  en- 
tretiennent cette  tyrannie,  une  fois  fondée, 
l'ignorance  et  le  goût  des  vils  plaisirs.  Il 
faut  que  le  tyran  donc  proscrives  les  livres 
et  la  doctrine  qui  donnent  plus  que  toute 
autre  chose  aux  hommes  le  sens  de  se  re- 
connoître  et  de  haïr  la  tyrannie  ;  »  il  faut 
de  plus  qu'il  leur  prodigue  les  divertisse- 
ments les  plus  capables  de  les  énerver  et  de 
les  étourdir.  C'est  ainsi  que  Cyrus,  maître 
de  Sardes,  y  établit  avant  tout  des  tavernes, 
des  théâtres,  des  jeux  et  tout  ce  qui  pou- 
vait favoriser  le  goût  des  plaisirs,  et  «  il 
se  trouva  si  bien  de  cette  garnison  »  mise 


56  LA    BOETIE. 

dans  Sardes,  qu'il  n'eut  plus  besoin  d'y  ti- 
rer l'épée.  De  même  à  Rome,  où  les  «  théâ- 
tres, les  jeux,  les  farces,  les  gladiateurs, 
les  bêtes  étranges,  les  tableaux  et  autres 
telles  drogueries  étoient  les  appasts  de  la 
servitude.  »  La  tyrannie  n'est  pas  toujours 
aussi  sincère  dans  son  dessein  d'efféminer 
les  hommes,  mais  la  Boétie  assure  que 
((  sous  sa  main  »  elle  ne  «  pourchasse  »  ja- 
mais autre  chose.  Et  ce  succès  une  fois  ob- 
tenu, qui  dira  l'abêtissement  sous  lequel 
sert  et  languit  cette  multitude  ?  Les  choses 
les  plus  claires  lui  échappent,  et  il  n'est 
rien  qu'on  ne  puisse  attendre  de  sa  stupi- 
dité :  «  Tel,  dit  la  Boétie,  eût  amassé  au- 
jourd'hui le  sesterce  (jeté  au  peuple),  tel 
se  fût  gorgé  au  festin  public  en  bénissant 
Tibère  et  Néron  de  leur  belle  libéralité, 
qui  le  lendemain  estant  contraint  d'aban- 
donner ses  biens  à  l'avarice,  ses  enfants  à 
la  luxure,  son  sang  même  à  la  cruauté  de 
ces  magnifiques  empereurs,  ne  disoit  mot 
non  plus  qu'une  pierre  et  ne  se  remuoit 


LA    BOÉTIE.  57 

non  plus  qu'une  souche.  »  Bien  plus,  la 
foule  dispense  la  plus  entière  popularité, 
elle  garde  son  meilleur  souvenir  non-seu- 
lement à  Jules  César,  qui  «  donna  congé 
aux  lois  et  à  la  liberté,  »  mais  à  Néron 
lui-même,  non-seulement  à  ceux  qui  ont 
fondé  la  servitude,  mais  à  ceux  qui  l'ayant 
trouvée  établie  en  ont  le  plus  abusé. 

Quel  est  cependant  le  ressort,  le  fonde- 
ment de  cette  servitude  ?  Qu'est-ce  qui 
intéresse  tant  de  gens  au  maintien  de  ce 
pouvoir  despotique  ?  Quel  sentiment  porte 
tant  d'hommes  à  lui  prêter  les  mains,  les 
esprits  dont  il  a  besoin  et  sans  lesquels  il 
ne  pourrait  exister  un  seul  jour?  La  Boé- 
tie  ne  voit  d'autre  cause  à  ce  concours 
d'indispensables  serviteurs  que  l'intérêt 
personnel,  se  répandant  de  proche  en  pro- 
che et  rattachant  les  uns  par  les  autres 
une  foule  d'hommes  à  la  tyrannie,  qui  de- 
vient ainsi  le  centre  de  toutes  les  convoi- 
tises et  la  source  de  tous  les  avantages. 
Cinq  ou  six  ont   l'oreille  du  maître;    ces 


58  LA    BOETIE. 

six  en  ont  six  cents  ic  qui  profitent  sous 
eux;  ces  six  cents  tiennent  sous  eux  six 
mille  qu'ils  ont  élevés  en  état  ;  et  qui  vou- 
dra dévider  ce  filet  verra  que  non  pas  les 
six  mille,  mais  les  cent  mille,  les  millions 
par  cette  corde  se  tiennent  au  tyran,  qui 
s'en  aide,  comme  dans  Homère  Jupiter, 
qui  se  vante,  s'il  tire  la   chaîne,  d'amener 

tous  les  dieux »  Voilà,  selon  la  Boétie, 

le  grand  ressort  du  pouvoir  despotique  ; 
c'est  là  le  secret  qu'il  poursuivait  de  page 
en  page  en  se  demandant  comment  la  ty- 
rannie pouvait  exister  et  se  soutenir  sur  la 
terre;  et  cette  organisation  de  la  tyrannie 
est  d'autant  plus  funeste,  que  c'est  «  tout 
le  mauvais  et  toute  la  lie  du  royaume  »  qui 
s'amasse  autour  du  tyran  par  une  attraction 
naturelle,  comme  dans  les  corps  les  hu- 
meurs affluent  vers  la  partie  malade.  Triste 
avantage  d'ailleurs  que  d'être  si  voisin  de 
la  souveraine  puissance,  exposé  de  si  près 
à  ses  brusques  caprices  ?  N'est-ce  pas  Ca- 
ligula   qui    disait  en    embrassant   la   plus 


LA    BOÉTIE.  59 

chère  de  ses  maîtresses  :  «  O  la  belle  tête 
qu'un  seul  mot  de  moi  peut  faire  tomber  !  » 
Evitons  donc  les  tyrans  ;  tenons  nos  yeux 
levés  vers  le  ciel  et  gardons  notre  honneur 
avec  l'aide  de  Dieu,  qui  ne  saurait  aimer 
l'avilissement  de  ses  créatures. 

Tel  est  ce  traité,  qui  n'est,  à  vrai  dire, 
qu'un  cri  éloquent  contre  la  servitude, 
mais  qui  nous  explique  à  peine  en  quoi  elle 
consiste  et  qui  est  bien  loin  de  nous  don- 
ner la  raison  véritable  de  son  existence.  Ce 
n'est  point,  en  effet,  nous  découvrir  le 
ressort  du  pouvoir  despotique  que  de  nous 
dire  seulement  qu'il  intéresse  de  proche 
en  proche  un  grand  nombre  d'hommes  à 
son  maintien  et  à  sa  prospérité.  H  y  a  des 
causes  plus  profondes  à  ce  fléau  lorsqu'il 
se  déclare  dans  une  société  humaine  et 
qu'il  la  consume.  Il  revêt  des  formes  di- 
verses, il  parle  divers  langages,  il  agit  de  di- 
verses manières,  et  si  la  Boétie  a  saisi  au 
,  vif  quelques-uns  de  ses  caractères  les  plus 
généraux  et  les  plus  durables,  il  est  bien 


60  LA    BOETIE. 

d'autres  traits  importants  de  sa  physiono- 
mie qu'il  a  laissés  dans  l'ombre.  Il  n'a  point 
cherché  où  commence  la  tyrannie,  où  finit 
le  pouvoir  légitime,  nécessaire  au  maintien 
de  toute  société  humaine  ;  il  n'a  rien  dit 
qui  pût  nous  aider  à  entrevoir  en  quel  mo- 
ment, de  quelle  façon  la  juste  obéissance 
qu'une  créature  raisonnable  peut  compren- 
dre et  souffrir  perd  son  nom  pour  prendre 
le  nom  honteux  de  servitude.  En  un  mot, 
il  soulève  plus  de  questions  qu'il  n'en  ré- 
sout, et  en  agitant  avec  une  éloquence  si 
brûlante  ce  triste  sujet  de  méditation  pour 
les  plus  nobles  intelligences,  il  nous  instruit 
moins  qu'il  ne  nous  oblige  à  penser.  Fran- 
chissons donc  les  bornes  un  peu  étroites 
de  ce  discours  et  cherchons  nous-mêmes 
ce  que  c'est  véritablement  que  la  servi- 
tude, à  quoi  on  peut  la  recon naître  et 
d'où  elle  vient. 


P 


II 


i  la  servitude  n'était  fondée  , 
comme  la  Boétie  paraît  le  croire, 
que  sur  l'abêtissement  du  grand 
nombre  et  sur  l'intérêt  personnel  des  mal- 
honnêtes gens,  groupés  autour  d'un  pou- 
voir despotique ,  elle  n'aurait  aucune 
chance  de  durée,  et  on  ne  la  verrait  jamais 
longtemps  abaisser  et  ravager  un  peuple. 
Elle  a  des  fondements  plus  solides,  et  si 
l'on  étudie  de  près  ce  qui  la  soutient,  on 
découvrira,  comme  il  arrive  le  plus  sou- 
vent, une  parcelle  de  justice  et#  de  vérité 
qui  prête  sa  force  à  un  échafaudage  de 
mensonges.  Rien  de  complètement  faux 
et  d'absolument  mauvais  ne  peut  se  soute- 
nir dans  le  monde,  et  c'est  dans   un  me- 


62  LA   B0ÉT1E. 

lange,  à  la  vérité  fort  inégal,  de  mal  et  de 
bien  qu'il  faut  chercher  la  raison  de  tout 
fléau  qui  dure.  L'obéissance  est  la  condi- 
tion inévitable  et  l'indispensable  lien  de 
toutes  les  sociétés  humaines  ;  c'est  cette 
obéissance  juste  et  nécessaire  qui,  altérée 
dans  ses  traits  essentiels  et  détournée  de 
son  but  légitime  ,  devient  la  servitude. 
Mais  alors  même  que  cette  obéissance  est 
ainsi  gâtée  et  déshonorée,  alors  même 
qu'elle  a  changé  de  nom  aux  yeux  de  tous 
ceux  qui  pensent,  elle  n'en  garde  pas  moins 
une  partie  de  sa  vertu  parce  qu'alors  même 
on  la  sent  nécessaire  et  qu'on  ne  peut  songer 
à  s'en  passer.  L'art  de  la  tyrannie  consiste  à 
confondre  cette  obéissance  avec  la  servitude 
au  point  que  les  deux  choses  paraissent 
n'en  faire  plus  qu'une  seule  et  que  le  vul- 
gaire devienne  incapable  de  les  distinguer. 
Les  gens  sages  ne  s'y  trompent  pas 
aussi  aisément  que  le  vulgaire,  mais  ils 
peuvent  désespérer  de  séparer  deux  choses 
si    adroitement  mêlées  ;  et  s'ils  ne  voient 


LA    BOETIE.  63 

aucun  moyen  de  rendre  à  l'obéissance , 
sans  laquelle  la  société  ne  peut  vivre, 
sa  noblesse  et  sa  pureté  naturelles,  les 
plus  honnêtes  d'entre  eux  peuvent  être 
tentés  de  l'endurer  sous  la  forme  menson- 
gère et  pesante  qu'on  lui  a  donnée,  plutôt 
que  d'ébranler  inutilement  tout  l'État. 
C'est  ce  genre  de  résignation  qui  s'est 
appelé  dans  tous  les  temps  et  dans  toutes 
les  langues ,  préférer  la  servitude  à  l'anar- 
chie; et  cette  expression  si  familière  n'ex- 
prime pas  autre  chose  qu'un  certain  déses- 
poir de  dégager  l'obéissance  raisonnable 
et  nécessaire  de  l'obéissance  déréglée  et 
honteuse  avec  laquelle  on  l'a  trop  habile- 
ment confondue.  Ce  désespoir,  ou,  si  l'on 
veut,  cette  défiance  d'eux-mêmes  et  de  la 
fortune,  poussée  jusqu'à  la  résignation,  que 
les  honnêtes  gens  peuvent  ressentir,  est 
donc  le  fondement  véritable  de  toute 
tyrannie  qui  subsiste  un  certain  temps  sur 
la  terre.  Elle  ne  se  soutient,  comme  la 
Boétie  l'a  clairement  vu,  que  si  on  1  en- 


64  LA    BOÉTIE. 


dure  ;  mais  on  ne  l'endure  que  par  le  dés- 
espoir d'y  porter  remède,  ou,  ce  qui  re- 
vient au  même,  par  la  crainte  d'encourir 
un  mal  plus  grand  encore  en  essayant  de 
s'en  affranchir.  Et  ceux  qui  aiment  à 
réfléchir  peuvent  comprendre  ici,  sans 
qu'il  soit  besoin  de  s'y  arrêter,  pourquoi 
la  servitude  ne  peut  guère  être  accompa- 
gnée, chez  les  peuples  qui  l'endurent, 
d'aucune  générosité  de  sentiments,  d'aucun 
bel  effort  de  génie  ou  de  vertu ,  pourquoi 
il  y  a  une  guerre  secrète  et  perpétuelle 
entre  elle  et  tout  ce  qui  élève  ou  enhardit 
le  cœur  de  l'homme  :  c'est  qu'elle  provient 
avant  tout  du  découragement  de  l'âme 
humaine,  de  l'impuissance  que  l'âme  se 
reconnaît  ou  se  suppose,  et  que  par  là  elle 
tient  de  près  aux  idées  et  aux  sentiments 
les  plus  propres  à  nous  énerver  et  à  nous 
alanguir. 

J'ai  dit  sur  quoi  repose  la  servitude  et 
dans  quel  sens  elle  mérite,  en  effet,  le  nom 
de  volontaire.  En  quoi  cependant  consiste- 


LA    BOETIE.  65 

t-elle  elle-même  ?  A  quel  moment  peut-on 
dire  qu'elle  existe,  à  quel  signe  peut-on 
reconnaître  que  la  limite  de  l'obéissance 
raisonnable  est  franchie  et  qu'une  société 
humaine,  détournée  du  droit  chemin  par 
les  événements  ou  par  une  main  coupable, 
a  fait  le  premier  pas  vers  les  tristes  et  mal- 
saines régions  de  l'esclavage  ?  Cette  limite 
qui  sépare  l'obéissance  nécessaire  et  légi- 
time de  la  servitude  est  variable,  selon  les 
lieux  et  les  temps,  selon  l'état  des  sociétés 
qui  ont  besoin  de  plus  ou  moins  de  disci- 
pline pour  se  soutenir,  selon  l'état  des 
âmes  qui  peuvent  accorder  plus  ou  moins 
d'obéissance  sans  s'abaisser.  Ne  croyez 
point  cependant  vous  échapper  par  ce 
chemin,  apologistes  de  la  servitude,  en 
vous  écriant  que  cette  concession  suffit, 
qu'il  est  des  sociétés  où  ce  que  nous  enten- 
dons par  despotisme  est  nécessaire,  et  que 
ce  mot  même  est  vide  de  sens  puisqu'il 
peut  s'appliquer  à  des  états  tout  différents. 
Oui,  la  limite  de  l'obéissance  légitime  est 

5 


66  '       LA    BOÉTIE. 

variable,  et  ce  qui  pourrait  être  servitude 
à  Paris  ou  à  Londres  pourrait  ne  point 
l'être  à  Constantinople  ou  à  Ispahan  ;  mais 
si  cette  limite  est  variable ,  on  n'en  est  que 
plus  certain  de  la  bien  connaître  où  l'on 
se  trouve,  et  par  sa  flexibilité  même  elle 
échappe  à  ces  chances  d'erreur  que  les 
règles  trop  absolues  ne  peuvent  guère 
éviter.  Du  reste,  cette  flexibilité  n'exclut 
pas  toute  règle,  et  il  est  des  signes  constants 
auxquels  la  servitude  peut  se  reconnaître. 
On  peut  dire  qu'elle  existe  lorsqu'un  peu- 
ple est  tenu  éloigné  du  degré  de  liberté 
dont  il  est  évidemment  capable,  ou  mieux 
encore  lorsqu'il  est  privé  de  la  liberté  dont 
il  a  joui  pendant  un  temps  assez  long 
d'une  façon  régulière.  Il  est  certain,  par 
exemple,  qu'en  se  refusant  à  l'extension 
des  privilèges  du  Parlement  aussi  bien 
qu'au  maintien  de  quelques-uns  de  ses 
anciens  droits,  Charles  Ier  tendait  double- 
ment à  mettre  le  peuple  anglais  en  servi- 
tude, et  que  la  révolution  qui  l'a  renversé 


LA    BOETIE.  67 

fut  légitime.  Il  est  plus  évident  encore 
qu'en  «  donnant  congé,  »  selon  l'expression 
admirable  de  La  Boétie,  «  aux  lois  et  à  la  li- 
berté, »  c'est-à-dire  en  confondant  dans 
leur  main  tous  les  pouvoirs,  en  se  décla- 
rant tribuns  perpétuels  du  peuple  y  en 
présentant  leurs  candidats  aux  fonctions 
consulaires  et  en  faisant  des  comices  une 
formalité  vaine,  César  et  Auguste  ont  ef- 
ficacement,  et  pour  toujours,  réduit  le 
peuple  romain  en  servitude. 

Mais  j'entends  déjà  qu'on  triomphe  de 
ce  dernier  exemple  et  qu'on  s'écrie:  Si  ce 
changement  d'état  était  nécessaire  chez  le 
peuple  romain,  comme  il  peut  l'être  pour 
d'autres,  pourquoi  le  déplorer  comme  un 
malheur,  pourquoi  le  reprocher  comme 
un  crime  à  ceux  qui  l'ont  accompli  ? 
Pourquoi  parler  de  tyran  et  de  servitude  ? 
—  Je  demanderai  à  mon  tour  pourquoi  les 
choses  inévitables  changeraient  de  nom  et 
de  valeur  parce  qu'elles  sont  inévitables, 
et  pourquoi  l'asservissement  d'un   peuple 


68  LA    BOÉTIE. 

cesserait  d'être  un  malheur  et  un  crime 
parce  que  ses  fautes,  ses  discordes, sa  mol- 
lesse, l'ont  irrévocablement  jeté  sur  cette 
funeste  pente  et  l'ont  précipité  vers  cet 
abîme.  Ni  le  peuple  qui  s'est  mis  dans  cet 
état  de  souffrir  et  parfois  d'invoquer 
comme  un  bien % relatif  un  mal  profond  et 
incurable,  ni  les  hommes  qui  ont  été  choi- 
sis par  la  destinée  ou  qui  se  sont  sentis 
appelés  par  leur  perversité  naturelle  à 
inoculer  ce  poison  à  leur  patrie,  ne  sont 
innocents  et  encore  moins  recommanda- 
blés,  par  cela  seul  que  les  uns  et  les  autres 
se  sont  laissés  aller  au  courant  qui  les 
poussait  tous  ensemble.  On  voit  et  il  se 
passe  sur  la  vaste  scène  du  monde  bien 
des  choses  inévitables  dont  la  nécessité  ne 
peut  atténuer  la  laideur  :  la  servitude  est 
de  ce  nombre  et  aussi  le  tyran  qui  doit 
paraître  en  même  temps  .qu'elle  ;  il  n'y  a 
point  cependant  de  servitude  honorable 
ni  de  tyran  innocent,  et  de  tels  mots  ne 
s'accorderont  jamais  dans  les  langues  hu- 


LA    BOÉTIE.  69 

maines.  Nulle  société  ne  s'est  encore  passée 
de  supplices;  qui  a  jamais  mis  sa  gloire  à 
être  bourreau  ?  Je  ne  sais  s'il  faut  ajouter 
foi  aux  prédictions  flatteuses  qu'on  nous 
prodigue  sur  l'avenir  de  notre  race;  je  ne 
sais  si  nos  descendants  jouiront,  comme 
on  l'assure,  d'une  paix  profonde  et  d'une 
inviolable  liberté  répandues  sur  toute  la 
terre ,  mais  aussi  longtemps  que  le  monde 
verra  ce  qu'il  a  toujours  vu  depuis  qu'il 
existe  :  des  Etats  se  fornier  et  périr,  des 
sociétés  se  civiliser  et  se  corrompre ,  des 
peuples  s'élever  à  la  liberté,  s'y  maintenir 
un  certain  temps,  puis  s'abîmer  dans  la 
servitude ,  on  aura  beau  remarquer  ou 
prétendre  qu'une  loi  supérieure  à  tous  nos 
efforts  provoque  périodiquement  et  or- 
donne ces  décadences,  il  sera  toujours  beau 
de  s'en  défendre,  coupable  d'en  profiter, 
honteux  d'y  concourir.  Ne  nous  est-il  pas 
aussi  ordonné  à  tous  de  mourir  un  jour  ? 
Ne  devons-nous  pas  tous  retourner  en 
poussière  ?  Et  cependant  le  mal  qui  ter- 


70  LA    BOÉTIE. 

mine  notre  vie  est  un  fléau,  et  celui  de 
nos  semblables  qui  nous  l'arrache  un 
meurtrier. 

Être  tenu  éloigné  de  la  liberté  dont  on 
est  capable  ou  privé  de  celle  dont  on  a 
joui,  voilà  donc  les  signes  constants  de  la 
servitude;  mais  afin  qu'il  ne  subsiste  aucune 
obscurité  dans  ces  sortes  de  choses  et  que 
notre  mollesse  n'ait  point  d'excuse,  un 
signe  intérieur  nous  a  été  donné  qui  nous 
avertit,  à  ne  pouvoir  nous  y  méprendre, 
de  notre  état  de  servitude.  C'est  l'humi- 
liation que  nous  ressentons  en  accordant 
à  notre  semblable  plus  d'obéissance  qu'il 
ne  lui  en  est  dû  selon  l'ordre  de  la  nature 
et  de  la  raison.  Cette  humiliation  inté- 
rieure est  pour  ainsi  dire  d'ordre  divin, 
en  ce  sens  qu'elle  est  inévitable  et  involon- 
taire, et  que  l'homme  le  plus  dévoré  de  la 
passion  de  servir  sait  qu'il  sert,  et  se  mé- 
prise au  dedans  de  lui-même  presque  autant 
qu'il  le  mérite.  Enfin,  cette  honte  instinc- 
tive est  si  bien  le  signe  moral  de  la  servitude, 


LA    BOÉTIE.  71 

qu'elle  suit  la  servitude  à  travers  ses  trans- 
formations les  plus  diverses,  et  est  enfer- 
mée, comme  elle,  dans  des  limites  varia- 
bles selon  les  lieux  et  les  temps.  Un  honnêle 
homme  de  la  cour  de  notre  roi  Louis  XIV 
pouvait,  par  exemple,  ne  point  se  sentir  hu- 
milié de  certains  actes  de  déférence  que  le 
plus  vil  courtisan  de  nos  jours  hésiterait  à 
remplir  envers  le  plus  adulé  des  souverains 
modernes  ;  d'un  autre  côté,  ce  Français  du 
dix-septième  siècle  n'aurait  pu  supporter 
l'idée  de  témoigner  à  ce  grand  roi  le  respect 
abject  en  usage  chez  les Mèdes  et  les  Perses. 
Cette  humiliation  intérieure  est  donc  varia- 
ble comme  la  servitude,  et  elle  avertit  que 
la  servitude  existe  parce  qu'elle  ne  paraît 
dans  l'âme  que  si  l'acte  commis  est  réelle- 
ment servilepar  rapport  au  lieu  et  au  temps 
qui  le  voient  se  produire  ;  mais  rien  alors 
ne  peut  l'empêcher  de  paraître  et  de  crier 
à  la  conscience  de  1  homme  qu'il  est  esclave 
et  qu'il  se  résigne  à  l'être.  Cette  voix  de  la 
dignité  humaine  mortellement  blessée  s'en- 


72  LA    BOETIE. 

tend  plus  aisément  que  jamais  si  la  servitude 
est  nouvelle  et  si  le  souvenir  d'un  état 
meilleur  est  récent,  parce  que  la  comparai- 
son, impossible  à  éviter  entre  le  présent  et 
un  passé  si  voisin,  rappelle  sans  cesse  à 
l'homme  qu'il  sert  et  qu'il  est  honteux  de 
servir.  Plus  la  servitude  est  donc  incontes- 
table et  réelle,  plus  cette  humiliation,  qui 
en  est  le  signe,  est  importune  et  vive,  plus 
il  est  interdit  à  l'homme  de  s'y  méprendre 
ou  de  l'oublier.  En  général,  loin  de  lui 
donner  le  désir  d'être  meilleur,  cette  hu- 
miliation constante  le  rend  pire  ;  car  une 
fois  que  l'homme  a  de  bonnes  raisons  pour 
se  mépriser  lui-même  et  qu'il  en  prend  son 
parti,  il  devient  capable  de  tout.  La  Boétie 
a  donc  bien  fait  de  remarquer  que  la  servi- 
tude nouvellement  établie  devenait  aisément 
la  pire  de  toutes,  et  qu'en  ce  genre  de  chute 
on  tombe  d'autant  plus  lourdement  qu'on 
tombe  de  plus  haut. 

Ne  perdons  point  de  vue  cette  limite  va- 
riable de  la  servitude,  et  accoutumons-nous 


LA    BOETIE.  73 

à  ne  point  regarder  la  tyrannie  comme  in- 
séparable de  ces  images  violentes  et  gros- 
sières dont  les  mœurs  des  anciens,  le  peu 
d'étendue  et  le  peu  d'unité  de  leurs  États 
l'avaient  entourée.  La  femme  de  bois  et  de 
clous  de  Nabis  qui  meurtrissait  en  les  ser- 
rant dans  ses  bras  les  plus  riches  citoyens  de 
Sparte  asservie  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  fait 
l'abandon  de  leur  fortune,  serait  un  meuble 
fort  inutile  dans  les  temps  modernes  où  la 
collection  régulière  et  savante  des  impôts 
peut  suffire  à  tous  les  besoins  du  maître. 
L'arbitraire  des  exécutions  dans  l'ancienne 
Rome,  les  ordres  de  mort  envoyés  par  le 
prince,  le  centurion  et  son  glaive,  la  lan- 
cette du  médecin  grec  et  l'effusion  volon- 
taire du  sang  dans  l'eau  tiède  sont  des  vieil- 
leries bonnes  pour  ces  temps  inhabiles  où 
la  puissance  souveraine  devait  suppléer  par 
la  terreur  à  l'imperfection  de  ses  instru- 
ments, où  l'on  ne  connaissait  pas  l'art  de- 
venu vulgaire  de  tout  embrasser,  de  tout 
contenir,    de   tout  courber,  d'étendre  sur 


74  LA    BOÉTIE. 

tous  et  partout  comme  un  réseau  vivant 
d'autorité. 

Bien  plus;  une  société  peut  n'être  en 
proie  ni  au  meurtre,  ni  au  pillage,  les  droits 
de  chacun  peuvent  être  même  jusqu'à  un 
certain  point  respectés,  et  cette  société  peut 
cependant  par  la  violation  évidente  du 
droit  de  tous,  être  réduite  et  maintenue  en 
servitude.  Prenons  un  exemple  qui  nous 
soit  familier  et  considérons  un  instant  l'An- 
gleterre. Deux  sortes  de  droits  y  existent 
aujourd'hui  et  s'y  appliquent  sans  être  con- 
testés par  personne.  Le  premier,  que  j'ap- 
pellerais volontiers  le  droit  personnel,  con- 
siste en  ce  point,  que  chaque  Anglaisa  des 
garanties  fortes  et  nombreuses  de  n'être 
lésé  par  le  pouvoir  ni  dans  ses  biens  ni  dans 
sa  personne  ;  le  second,  qui  mérite  le  nom 
de  droit  national,  consiste  en  ceci,  que  le 
peuple  anglais  décide  souverainement,  par 
le  moyen  de  son  Parlement  et  des  ministres 
qui  en  dépendent,  de  la  politique  extérieure 
et  intérieure  du  pays.  N'est-il  pas  aisé  de 


LA    BOÉTIE.  75 

concevoir  et  d'imaginer  un  concours  de 
circonstances  qui,  sans  porter  atteinte  aux 
droits  personnels  de  chaque  Anglais,  les 
priverait  tous  ensemble  de  leur  droit  na- 
tional? Ne  peut-on  supposer  un  nouvel  état 
de  choses  où  leurs  ministres  ne  relèveraient 
plus  de  leurs  assemblées,  où  la  décision  en 
temps  opportun  de  leurs  plus  grandes  af- 
faires serait  enlevée  à  leur  Parlement,  où  ce 
Parlement  enfin,  atteint  dans  sa  formation 
par  l'intervention  excessive  et  prépondé- 
rante du  pouvoir  central,  ne  serait  plus  que 
l'ombre  de  lui-même  ?  Certes,  l'Angleterre, 
après  ce  grand  changement,  ne  ressemble- 
rait pas  tout  d'un  coup  à  l'ancienne  Rome 
ou  à  la  Syracuse  de  Denis  le  Tyran.  On 
pourrait  y  vivre  avec  sécurité,  y  trafiquer 
avec  liberté,  y  jouir  de  ses  biens,  les  échan- 
ger, les  transmettre;  ou  pourrait  même 
parler  de  temps  à  autre  de  la  marche  des 
affaires  publiques  et  s'en  plaindre,  faire 
même  semblant  d'élire  et  semblant  de  dis- 
cuter; mais   l'histoire  qui  va  au  fond  des 


76  LA    BOÉTIE. 

choses,  et  qui  ne  se  paye  pas  de  mots,  dirait 
qu'à  partir  de  tel  jour  la  mesure  d'obéissance 
que  le  peuple  anglais  devait  à  son  gouverne- 
ment a  été  franchie,  en  d'autres  termes  que 
l'Angleterre  a  été  ce  jour-là  réduite  en  servi- 
tude, et  le  cœur  humilié  de  chaque  Anglais  le 
lui  dirait  à  lui-même  avec  cette  insistance  et 
cette  clarté  dont  nous  parlions  tout  àl'heure. 
Il  suffit  maintenant  que  cette  tyrannie 
existe,  ou,  si  l'on  veut,  que  cette  suppres- 
sion d'une  liberté  capitale  de  fait  et  de 
droit  ait  été  accomplie,  pour  qu'aussitôt  on 
retrouve  dans  la  société  qui  aurait  éprouvé 
ce  malheur  tous  les  caractères  que  La  Boé- 
tiea  reconnus  et  signalés  dans  l'état  de  ser- 
vitude. C'est  une  éternelle  vérité  que  l'image 
de  cette  chaîne,  rattachant  au  tyran  tous 
ceux  qui  participent  à  son  pouvoir  et  en 
profitent,  depuis  le  plus  arrogant  jusqu'au 
moins  redouté  ;  c'est  une  vérité  que  les  pires 
sont  tout  dabord  attirés  vers  lui  comme 
les  humeurs  du  corps  autour  d'une  plaie 
qui  le  dévore  ;  c'est  une  vérité  que  la  foule 


LA    BOÉTIE.  77 

ignorante  est  portée  à  l'aimer  en  raison  de 
son  despotisme  même,  et  à  faire  de  son  pou- 
voir illimité  le  centre  unique  de  ces  espé- 
rances sans  bornes  et  de  ce  vague  désir  du 
mieux  qui  couvent  toujours  au  sein  des 
multitudes  ;  c'est  une  vérité  qu'un  tel  ré- 
gime est  favorable  à  tous  les  genres  de 
plaisirs  qui  peuvent  distraire  les  hommes 
de  leurs  devoirs  envers  eux-mêmes  ;  c'est 
enfin  une  éternelle  vérité  (et  la  plus  hono- 
rable pour  la  nature  humaine)  que  ceux  qui 
se  refusent  à  ces  distractions  vaines  et  qui 
ne  se  laissent  point  aller  à  ce  joyeux  délire, 
sont  suspects,  comme  ceux  dont  la  pâleur 
déplaisait  à  César,  de  chercher  à  garder  la 
dignité  de  leur  âme  et  de  regretter  la  li- 
berté perdue. 

Quiconque  a  exprimé  avec  bonheur  une 
de  ces  vérités  qui  ne  changent  point  et  que 
chaque  pas  de  l'humanité  confirme,  est  as- 
suré de  vivre  dans  la  mémoire  de  notre 
race,  et  mérite  en  effet  de  n'y  point  mou- 
rir.   La  Boétie  était  un  savant  et   ardent 


78  LA    BOÉTIE. 

ami  de  l'antiquité,  un  poëte  aimable  et  sou- 
vent énergique  ;  il  a  fait  de  beaux  vers,  il  a 
traduit,  avec  une  grâce  digne  d'Amyot,  Y'E- 
conomique y  de  Xénophon,  la  Ménagerie 
comme  il  l'appelle  d'un  nom  heureux  et 
juste  que  nous  aurions  dû  garder  ;  rien  de 
tout  cela  cependant  ne  l'aurait  fait  vivre  à 
travers  le  temps.  Mais  Montaigne  a  écrit 
sur  lui  un  chapitre  des  Essais,  lui-même  il 
a  écrit  la  Servitude  volontaire,  et  le  voilà 
immortel,  car  son  nom  est  étroitement  uni 
aux  mots  d'amitié  et  de  liberté,  mots  divins 
que  rien  n'effacera  du  langage  des  hommes. 


PASCAL 


PASCAL 


ier,  croire  et  douter  sont  à 
l'homme  ce  que  le  courir  est 
au  cheval  ,  dit  quelque  part 
Pascal,  au  milieu  de  cette  brillante  pous- 
sière de  pensées  si  longtemps  inédites ,  que 
son  manuscrit,  lu  avec  attention  et  publié 
avec  un  religieux  respect ,  a  rendues  de- 
puis une  vingtaine  d'années  à  la  lumière. 

6 


82  PASCAL. 

Ce  n'est  donc  pas  un  spectacle  rare  que 
de  voir  l'homme  nier,  douter  ou  croire, 
et  passer  à  travers  ces  divers  états  avec  un 
grand  trouble  d'esprit  et  de  cruelles  an- 
goisses du  cœur.  Il  n'est  pas  non  plus  ex- 
traordinaire de  voir  l'homme,  arriver  par 
cette  incertitude  ou  par  ses  efforts  pour  la 
fuir,  et  par  la  croyance  même  dans  la- 
quelle il  veut  se  reposer,  à  une  mélancolie 
profonde  ,  à  un  amer  dégoût  de  tous  les 
biens  de  la  vie,  au  désir  ardent  et  inquiet 
d'une  félicité  inconnue,  sans  mesure, 
comme  sans  fin.  Il  se  détourne  alors  de 
tous  les  plaisirs,  il  méprise  les  plus  hum- 
bles, il  reste  froid  devant  les  plus  doux, 
il  se  défie  des  plus  nobles  ;  rien  ne  saurait 
plus  le  tenter  ni  lui  plaire,  excepté  ce 
qu'il  ne  lui  est  permis  ni  de  voir,  ni  d'at- 
teindre en  ce  monde,  et  il  se  compare  lui- 
même,  avec  raison,  à  un  cerf  qui  languirait 
altéré  au  milieu  de  ses  pâturages,  écoutant 
le  murmure  d'une  eau  lointaine  et  brûlant 
de  s'abreuver  à  une  source  invisible. 


PASCAL.  83 

Combien  d'hommes  avant  et  après  Pas- 
cal ont  ainsi  détourné  leurs  regards  de 
la  terre,  depuis  ces  religieux  de  l'Inde, 
épris,  bien  des  siècles  avant  le  Christ,  de 
solitude  et  de  silence ,  de  mortifications 
et  de  supplices,  jusqu'à  ceux  de  nos  con- 
temporains qui  cherchent  encore  loin  du 
bruit  la  liberté  de  souffrir  et  de  prier  ! 
Mais  de  même  que  dans  le  chœur  de  la 
tragédie  antique  quelqu'un  parlait  au  nom 
de  la  foule ,  les  sentiments  universels  et 
éternels  de  l'humanité  trouvent  dans  quel- 
ques hommes  des  interprètes  si  accomplis 
ou  si  touchants,  qu'ils  semblent  avoir  parlé 
pour  tout  le  monde  ;  et  chacun  de  ceux 
qu'une  pensée  semblable  anime  reconnaît 
dans  leur  parole  la  claire  et  forte  expres- 
sion de  ce  qui  s'agite  confusément  en  son 
âme.  Ce  n'est  jamais  sans  quelque  juste 
cause  qu'un  homme  devient  ainsi  la  voix 
delà  foule;  et  si  pour  nous  ,  Français, 
Pascal  représente ,  mieux  que  tout  autre, 
ceux  de  nos  semblables  qui,    tourmentés 


84  PASCAL. 

par  le  problème  de  la  vie,  l'ont  résolu  en 
méprisant  la  vie  et  en  aspirant  au  ciel,  les 
raisons  ne  manquent  pas  pour  assurer  à 
son  nom  cette  gloire  douloureuse.  Il  a 
éprouvé  plus  qu'aucun  de  ses  semblables, 
peut-être,  le  supplice  de  l'incertitude  ;  il  a 
voulu  plus  ardemment  qu'aucun  de  nous 
savoir  le  dernier  mot  de  la  destinée  hu- 
maine, et  c'est  l'intensité  même  de  ce  dé- 
sir, devenu  une  angoisse,  qui  est  le  ressort 
de  son  éloquence.  Venu  dans  un  temps  où 
notre  langue  allait  toucher  à  sa  perfection, 
il  a  contribué  à  la  rendre  parfaite,  et  la 
forte  originalité  de  l'expression  vient  en 
aide,  pour  faire  durer  ses  écrits,  ébauchés 
et  mutilés,  à  l'éternel  intérêt  de  la  pensée. 
Enfin  ce  jeune  homme  avait  reçu  en  nais- 
sant des  dons  si  beaux  et  si  rares,  il  était 
armé  d'un  génie  si  pénétrant,  que  l'admi- 
ration ,  en  le  considérant ,  allait  jusqu'à 
l'épouvante,  et  nul  ne  peut  dire  jusqu'où 
il  se  fût  avancé  dans  Tordre  des  sciences 
humaines,  s'il  ne  s'était,    dès  le  premier 


PASCAL.  85 

pas,  arrêté  et  perdu  clans  la  contempla- 
tion de  l'infini.  Le  doute  fui  avec  violence, 
la  foi  embrassée  avec  une  sorte  de  déses- 
poir, les  passions  étouffées  plutôt  que  con- 
tenues, la  gloire  dédaignée  à  l'âge  même 
où  l'on  voudrait  mourir  pour  elle,  le  gé- 
nie sacrifié  ou  plutôt  enfermé  dans  un  seul 
objet  et  uniquement  voué  au  salut  des 
âmes,  la  hauteur  du  caractère  et  de  l'esprit 
faisant  un  continuel  effort  pour  s'anéantir 
devant  la  croix ,  une  vie  languissante  et 
mortifiée  dans  un  corps  débile,  une  mort 
prématurée  auprès  d'une  œuvre  incom- 
plète ,  voilà  l'histoire  de  Pascal  ,  histoire 
plus  émouvante  que  si  elle  était  remplie 
d'événements  extraordinaires ,  et  digne 
d'occuper  un  rang  élevé  dans  les  annales 
humaines,  puisqu'elle  est  entièrement  com- 
posée de  ce  genre  particulier  d'inquiétudes 
et  de  douleurs  qui  fait  la  dignité  de  notre 
nature,  par  cela  même  qu'il  n'a  rien  à  dé- 
mêler avec  les  intérêts  ici-bas. 

Comment  raconter  une  telle  vie  après 


86  PASCAL. 

l'inimitable  récit  que  la  sœur  même  de 
Pascal  en  a  laissé  ?  La  simplicité  de  ces  pa- 
ges vraiment  chrétiennes  est  ce  qui  con- 
vient le  mieux  à  ce  grand  homme.  Quel 
spectacle  que  celui  de  cet  enfant,  ques- 
tionneur opiniâtre  et  ingénieux  à  l'âge  ou 
l'on  balbutie  encore,  habile  à  discerner  les 
défaites  et  refusant  d'en  prendre  son  parti, 
vraiment  né  pour  savoir  et  déjà  incapable 
de  s'arrêter  en  dehors  de  la  vérité,  ni  de 
se  reposer  ailleurs  qu'en  pleine  lumière  ! 
Ecarté  de  la  géométrie,  on  sait  comment 
il  l'invente  ;  on  sait  ses  découvertes  soli- 
taires, les  larmes  silencieuses  de  son  père, 
effrayé  et  ravi  de  ce  prodige,  le  conseil  du 
bon  M.  le  Palleur,  qui  ce  ne  trouvait  pas 
juste  de  captiver  cet  esprit  et  de  lui  cacher 
cette  connaissance.  »  On  le  laisse  donc  se 
plonger  dans  ces  sciences  si  belles  par 
leur  certitude,  et  il  y  jouit  librement  de 
la  vérité  qu'il  avait  ardemment  recherchée. 
Mais  dès  sa  vingt-quatrième  année  il  dit 
adieu  aux  sciences,  et,    touché  d'une  eu- 


PASCAL.  87 

riosité  plus  haute,  il  poursuit  la  vérité  par 
un  chemin  moins  facile  ;  il  croit  la  saisir 
tout  d'abord  ,  il  l'embrasse  avec  une  ar- 
deur qu'il  répand  autour  de  lui.  Son 
père,  déjà  chrétien,  reçoit  de  son  fils  des 
leçons  d'austérité  :  sa  sœur  entre  à  Port- 
Royal;  tous  ceux  qui  l'approchent  sont 
échauffés  du  feu  qui  le  consume. 

Cependant  les  infirmités  l'avaient  assiégé 
dès  sa  jeunesse,  et,  depuis  l'âge  de  dix-huit 
ans,  il  n'avait  pas  connu  un  seul  jour  sans 
douleur  L'excès  même  de  ses  maux,  l'or- 
dre des  médecins  qui  intéressent  sa  con- 
science à  la  conservation  de  sa  vie,  le  font 
glisser  dans  le  monde,  et  il  ne  tarde  guère 
à  trouver  quelque  douceur  dans  les  devoirs 
et  dans  les  agréments  de  la  société  hu- 
maine. On  ne  peut  guère  douter  que  son 
cœur  ne  fût  ému,  qu'il  n'ait  senti  le  plaisir 
et  la  douleur  d'aimer,  qu'il  n'ait  enfin 
joui  et  souffert  pendant  un  temps  bien 
court  de  ce  qui  occupe  longtemps  la  plu- 
part des  hommes.  Est-il  besoin  de  se  de- 


88  PASCAL. 

mander  ce  qui  le  ramena  brusquement  à 
de  plus  hautes  pensées ,  à  la  grande  et 
unique  affaire  de  sa  vie  ?  Est-ce  un  acci- 
dent auquel  il  échappa  par  une  sorte  de 
miracle  ?  Est-ce  cette  nuit  d'extase  dont  il 
écrivit  et  conserva  toujours ,  cousu  dans 
son  habit,  le  singulier  témoignage  ?  Est-ce 
enfin  la  pieuse  influence  et  l'exhortation 
de  cette  même  sœur,  qu'il  avait  lui-même 
poussée  hors  du  monde  et  enflammée  de  l'a- 
mour divin  ?  Ce  fut  tout  cela  peut-être,  mais 
ce  fut  avant  tout  l'irrésistible  mouvement 
de  son  propre  cœur,  l'obsession  du  grand 
problème  de  la  vie  future,  l'impossibilité 
de  s'en  divertir  par  les  objets  ordinaires 
de  l'activité  ou  de  la  frivolité  humaine, 
l'irrémédiable  dégoût  de  tout  ce  qui  n'était 
pas  Dieu.  Il  abandonne  donc  tout  ce  qui 
n  'est  pas  lui  et  va  le  chercher  dans  la  retraite . 
Dès  le  commence  une  vie  de  médi- 
tations, ^stérités  et  de  souffrances,  le 
plus  souvent  imposées  par  la  nature,  mais 
acceptées  par  la  volonté  et  presque  savou- 


PASCAL.  89 

rées  par  la  foi.  Qu'il  parle,  qu'il  prie,  qu'il 
écrive ,  qu'il  s'entretienne  avec  quelques 
amis  touchés  de  la  même  passion  des  cho- 
ses divines,  il  n'a  plus  qu'un  sentiment  et 
qu'une  pensée  ;  l'avenir  de  l'homme  au 
delà  de  ce  monde,  la  façon  de  s'y  prépa- 
rer et  le  néant  de  tout  le  reste.  S'il  s'ou- 
blie un  instant  hors  de  cette  idée,  ou  s'il 
sent  s'élever  en  lui  quelque  fierté  de  l'avoir 
et  de  la  communiquer  aux  autres,  s'il  prend 
plaisir  à  la  louange,  s'il  s'enivre  parfois  de 
sa  propre  parole,  une  ceinture  de  fer  lui 
rappelle,  par  ses  morsures  cachées,  le  peu 
qu'il  est  et  ce  qu'il  a  résolu.  Son  désir  ar- 
dent de  la  béatitude,  ses  angoisses  pour  le 
salut  n'ont  pourtant  rien  d'égoïste  ;  il 
plaint  les  autres  à  l'égal  de  lui-même,  il 
voudrait  les  sauver  des  souffrances  du 
doute,  des  périls  mystérieux  de  l'autre 
vie,  et  comme  on  s'accorde  à  louer  force 
merveilleuse  qu'il  a  reçue  du  .1  pour 
pénétrer  les  esprits  et  pour  remuer  les 
cœurs  ,    il  entreprend    un  grand  ouvrage 


90  PASCAL. 

afin  de  conduire  au  repos  de  la  foi  ceux 
qui  languissent  dans  le  monde,  ou,  ce  qui 
est  pire,  qui  s'y  trouvent  heureux.  Il  veut, 
dit-il,  les  tirer  d'un  mal  dont  il  a  souffert 
lui-même,  mais  l'effort  qu'il  fait  pour  les 
en  tirer  laisse  voir  qu'il  n'en  est  pas  guéri. 
Il  écrit  par  charité  pure;  écrivain  vrai- 
ment unique  au  monde  par  son  détache- 
ment à  l'égard  de  son  propre  ouvrage  et 
par  son  mépris  absolu  de  la  gloire.  Cepen- 
dant ses  maux  augmentent  ;  toute  applica- 
tion lui  devient  impossible,  et  ses  dernières 
années  sont  une  perpétuelle  agonie.  Alors 
redoublent  son  humilité,  son  détachement 
de  tout  lien  terrestre,  son  amour  inquiet 
et  ingénu  pour  les  pauvres,  sa  patience  ou 
plutôt  son  goût  pour  la  douleur  :  «  Ne  me 
plaignez  point,  disait-il  ;  la  maladie  est  l'état 
naturel  des  chrétiens,  parce  qu'on  est  par 
là  comme  on  devrait  toujours  être,  dans 
la  souffrance  des  maux,  dans  la  privation 
de  tous  les  biens  et  de  tous  les  plaisirs 
des  sens,  exempt  de  toutes  les  passions  qui 


PASCAL.  91 

travaillent  pendant  tout  le  cours  de  la  vie, 
sans  ambition,  sans  avarice,  dans  l'attente 
continuelle  de  la  mort —  »  Il  s'éteignit 
plein  de  ces  pensées. 

Si  nous  considérons  un  moment  cette 
courte  existence  au  même  point  de  vue  que 
toutes  les  autres;  si,  voulant  y  appliquer 
la  règle  habituelle  de  nos  jugements,  nous 
nous  demandons  quelle  place  y  a  tenue  ce 
que  nous  appelons  ordinairement  le  bon- 
heur, nous  trouvons  à  peine  quelques  in- 
stants heureux  dans  cet  étroit  enchaîne- 
ment de  douleurs  physiques  et  d'angoisses 
morales.  Pascal  fut  heureux,  sans  doute, 
lorsque  son  jeune  esprit,  délivré  des  liens 
dans  lesquels  l'avait  retenu  une  prudence 
excessive,  put  s'élancer  dans  les  sciences 
exactes  et  y  trouver  une  solide  pâture.  11 
connut  alors  pendant  un  temps  bien  court, 
mais  dans  toute  sa  plénitude,  le  bonheur 
d'apprendre  et  de  savoir,  la  joie  ineffable 
de  découvrir.  Il  fut  heureux  encore  dans 
ces    agitations   variées  du  cœur,  que  son 


92  PASCAL. 

Discours  sur  les  passions  de  T amour  dé- 
crit et  explique  avec  une  admirable  déli- 
catesse. Certes,  Pascal  amoureux  ne  ces- 
sait pas  d'être  chrétien  et  philosophe.  Son 
amour  n'est  pas  un  transport  aveugle  et 
n'a  rien  de  l'ivresse  ;  il  ne  va  jamais  jus- 
qu'à empêcher  ce  moraliste  involontaire  de 
s'étudier  lui-même.  Son  esprit  curieux  suit 
avec  application  les  mouvements  de  son 
âme,  et  sa  pensée  mélancolique  trouve  dans 
les  défaillances  mêmes  de  l'amour  un  nou- 
vel aliment.  Il  s'étonne  que  l'amour  ne 
puisse  se  soutenir  toujours  le  même,  qu'il 
faille  «  reprendre  des  forces  pour  mieux 
aimer;  »  et  il  reconnaît  «  une  misérable 
suite  de  la  nature  humaine  »  dans  ces  las- 
situdes inévitables  du  cœur.  Néanmoins  le 
bonheur  d'aimer  et  de  souffrir  en  aimant 
éclaire  et  échauffe  ces  pages  éloquentes,  qui 
étaient  si  dignes  d'échapper  à  l'oubli;  et, 
par  une  juste  compensation  de  la  nature, 
cette  attention  soutenue  et  perçante  de  la 
pensée,  cette  merveilleuse  délicatesse  d'im- 


PASCAL.  93 

pressions  qui  rendent  un  cœur  si  sensible 
à  toutes  les  imperfections  de  l'amour  le 
rendent  aussi  plus  capable  d'en  apercevoir 
et  d'en  goûter  toutes  les  délices.  Pascal 
dut  encore  être  heureux,  ne  fût-ce  qu'un 
jour,  du  succès  éclatant  des  Provinciales; 
non-seulement  parce  qu'il  aimait  avec 
passion  sa  cause  et  ses  amis,  non-seu- 
lement parce  qu'un  tel  polémiste  ne  pou- 
vait, quoi  qu'il  fît,  être  tout  à  fait  in- 
sensible au  plaisir  d'avoir  porté  un  coup 
si  sûr  et  de  voir  chanceler  l'adversaire,  mais 
parce  que  son  ouvrage  était  vraiment  ad- 
mirable et  qu'il  ne  pouvait  éviter  de  le  sen- 
tir. Il  aimait  en  tout  la  perfection,  et  c'est, 
nous  dit  sa  sœur,  «  une  des  choses  sur  les- 
quelles il  s'examinait  le  plus  que  la  fantai- 
sie de  vouloir  exceller  en  tout,  comme  se 
servir  en  toutes  choses  des  meilleurs  ou- 
vriers et  autres  choses  semblables.  »  11  di- 
sait souvent,  par  exemple,  qu'il  fallait  ser- 
vir les  pauvres  pauvrement,  c'est-à-dire 
chacun  selon  son  pouvoir,  sans  grand  des- 


94  PASCAL. 

sein,  sans  excellence,  comme  nous  dirions 
aujourd'hui  sans  prétention.  Pourtant  ce 
grand  et  délicat  esprit  était  attiré  et  séduit 
plus  qu'il  ne  voulait  par  l'excellence;  l'ou- 
vrage bien  fait  dans  tous  les  genres  lui 
donnait  malgré  lui  du  plaisir,  et  la  perfec- 
tion des  Provinciales,  son  ouvrage,  ne 
pouvait  manquer  de  chatouiller  son  cœur. 
Si  l'on  veut  enfin  tenir  compte  de  tousses 
instants  de  bonheur,  qui  peut  dire  combien 
de  fois,  au  milieu  même  de  ses  plus  dures 
austérités  et  de  ses  inquiétudes  les  plus 
vives,  il  a  joui,  à  défaut  d'autre  plaisir,  du 
plaisir  de  se  combattre  et  de  se  vaincre, 
de  s'immoler  et  de  sentir  tout  le  prix 
de  son  sacrifice?  «  Quel  mal  vous  arri- 
vera-t-il  en  prenant  ce  parti?  »  dit-il  lui- 
même  dans  cette  page  saisissante  où  il 
presse  l'incrédule  de  parier  pour  «Dieu  et 
pour  l'autre  vie  :  «  Quel  mal  vous  arrivera- 
t-il  ?  vous  serez  fidèle,  honnête,  humble, 
reconnaissant,  bienfaisant,  sincère,  ami  vé- 
ritable. A  la  vérité,  vous  ne  serez  point  dans 


PASCAL.  95 

les  plaisirs  empestés,  dans  la  gloire,  dans 
les  délices  :  mais  n'en  aurez-vous  point 
d'autres?  »  Ce  sont  ces  autres  plaisirs  mê- 
lés à  ses  longues  tristesses  qu'on  ne  peut 
connaître,  parce  qu'ils  sont  restés  entre 
Dieu  et  lui  ;  c'est  un  genre  de  compte  qui 
ne  se  règle  point  ici-bas,  et  c'est  le  besoin 
instinctif  de  le  voir  régler  un  jour  qui 
force  l'homme  à  lever  si  souvent  les  yeux 
vers  le  ciel. 

Mais  ce  qu'on  voit  de  sa  vie  et  surtout 
ce  qu'il  nous  montre  de  lui-même  toutes 
les  fois  qu'il  décrit  avec  un  accent  si  per- 
sonnel et  si  vrai  la  nature  de  l'homme, 
permet  de  penser  que  la  paix  de  l'esprit  lui 
a  été  presque  toujours  étrangère,  et  que  la 
foi  même,  à  laquelle  il  s'attachait  par  un 
acte  de  volonté  dans  lequel  on  sent  l'effort, 
était  le  plus  souvent  impuissante  à  calmer 
les  troubles  de  son  cœur.  Cette  instabilité 
des  choses  humaines,  cette  fragilité  des 
attachements  les  plus  nobles  ou  les  plus 
doux,  cette  fuite  perpétuelle  de  tout  ce  qui 


96  PASCAL. 

nous  entoure  et  de  nous-mêmes,  dont  les 
moralistes  aiment  à  nous  entretenir,  sans 
en  être  toujours  réellement  émus,  dont 
nous  parlons  souvent,  tous  tant  que  nous 
sommes,  non  point  sans  y  croire,  mais  sans 
y  penser  assez  fortement  pour  en  souffrir, 
étaient  pour  Pascal  d'une  effrayante  réalité  ; 
bien  que  cette  idée  fût  toujours  pré- 
sente à  son  esprit,  elle  ne  fut  jamais  pour 
lui  émoussée  par  l'habitude  ;  il  la  considé- 
rait toujours  avec  une  émotion  aussi  vive 
et  aussi  profonde  que  si  elle  venait  de  l'as- 
saillir, et  toutes  les  fois  qu'il  l'exprime, 
c'est  avec  une  anxiété  si  sincère,  un  désir  si 
ardent  de  nous  en  pénétrer,  qu'on  croit  le 
voir  et  l'entendre  nous  annonçant  le  néant 
du  monde  et  nous  suppliant  d'en  sortir, 
comme  le  prophète  hébreu  avertissait  les 
habitants  de  Ninive  de  leur  destruction 
inévitable  et  prochaine.  Soit  qu'il  déve- 
loppe cette  pensée  en  quelques  pages, 
comme  dans  l'admirable  Ecrit  sur  la 
conversion  du  pécheur,  soit  qu'il  la  laisse 


PASCAL.  97 

échapper  comme  une  plainte  ou  comme  un 
cri  de  terreur  devant  «  le  silence  éternel 
de  ces  espaces  infinis  »  qui  nous  entourent, 
devant  cet  «  univers  muet  »  qui  nous  dé- 
vore et  se  dévore  lui-même,  il  en  est  as- 
siégé et  tourmenté  comme  on  le  serait  d'un 
mal  physique  qui  ne  nous  laisserait  aucun 
repos,  et  la  tradition  qui  nous  le  montre 
effrayé  d'un  abîme  matériel  et  visible,  tou- 
jours ouvert  à  ses  côtés,  nous  donne  l'image 
la  plus  fidèle  et  la  plus  sensible  de  l'état 
de  son  âme.  C'est  cet  état  qu'il  ne  pouvait 
endurer,  et  s'il  voulait  si  opiniâtrement  y 
amener  les  autres,  c'était  avec  l'espoir 
qu'ils  le  trouveraient  comme  lui  intolérable 
et  qu'ils  se  demanderaient  avec  angoisse 
par  quel  chemin  on  en  peut  sortir.  «  Je  ne 
puis  approuver,  »  dit-il  au  début  de  son 
grand  ouvrage,  «  que  ceux  qui  cherchent 
en  gémissant.  »  Ces  deux  mots  racontent 
sa  vie  ;  il  a  cherché  en  gémissant,  voyons 
ce  qu'il  a  trouvé. 


II 


ïen  ne  ressemble  plus  à  des  ruines 
^clque    les    matériaux    de    quelque 

vaste  édifice,  s'ils  sont  restés 
épars  sur  le  sol,  et  l'œil  contemple  avec  la 
même  tristesse  ce  que  l'homme  n'a  pas 
achevé  et  ce  que  le  temps  a  détruit.  Cette 
grande  apologie  de  la  religion  chrétienne 
que  Pascal  avait  conçue  et  qu'il  avait  com- 
mencé d'écrire  nous  offre  à  peu  près  le 
même  aspect  dans  les  éditions  fidèles  qu'on 
en  a  publiées  de  nos  jours,  que  si  un  anti- 
que manuscrit,  à  moitié  consumé  ou  im- 
parfaitement déchiffré,  n'en  avait  livré  que 
quelques  fragments  à  la  curiosité  humaine. 
Ces  chapitres  ébauchés,  ces  développements 
à  peine  entamés,  ces  sentences  incomplè- 


PASCAL.  99 

tes,  dont  parfois  le  sens  même  nous  fuit, 
semblable  à  des  portiques  élégants,  mais 
sans  issue,  à  des  degrés  superbes  qui  ne 
conduiraient  nulle  part,  paraissent  d'abord 
avoir  échappé  à  une  destruction  qui  nous 
aurait  dérobé  la  plus  grande  partie  de  ce 
bel  ouvrage;  mais  la  répétition  incessante 
des  mêmes  idées,  sous  des  formes  différen- 
tes, mille  essais  divers  dont  la  trace  est  sous 
nos  yeux,  suffiraient,  à  défaut  d'autre  in- 
dice, pour  nous  apprendre  que,  loin 
d'avoir  pu  assembler  ces  matériaux,  l'au- 
teur n'a  pas  même  eu  le  temps  de  les  choi- 
sir. Voulait-il  écrire  une  exposition  régu- 
lière de  sa  doctrine,  ou  nous  donner  le 
spectacle  dune  discussion  pressante?  Se- 
rait-ce une  suite  de  dialogues,  un  échange 
de  lettres?  Pascal  n'avait  encore  rien  dé- 
cide à  cet  égard,  et  dans  plus  d'une  note 
rapide,  on  le  voit  délibérant  avec  lui- 
même  sur  la  forme  qui  pourrait  le  mieux 
convenir  à  sa  pensée. 

Mais  sur  le  fond  même  de  cette  pensée, 


100  PASCAL. 

c'est-à-dire  sur  la  méthode  à  suivre  pour 
prouver  la  vérité  de  la  religion  chrétienne, 
il  n'avait  aucune  incertitude ,  et  son 
ouvrage  eût  été  achevé  jusqu'à  la  dernière 
ligne,  il  eût  été  conduit  jusqu'à  cette  per- 
fection, jusqu'à  cette  excellence  que  Pas- 
cal ne  pouvait  s'empêcher  d'aimer,  que 
nous  n'aurions  pu  y  trouver  sur  ce  point 
de  plus  vives  lumières.  C'est  parce  que  la 
pensée  de  Pascal  est  évidente,  c'est  parce 
que  son  plan  est  aussi  clair  qu'inflexible, 
c'est  parce  que  tous  les  fragments,  toutes 
les  phrases,  tous  les  mots  sortis  de  sa 
plume  peuvent  prendre  place  dans  sa  mé- 
thode de  démonstration  et  la  confirment, 
que  Pascal  occupe  un  rang  si  original  et 
si  élevé  parmi  les  apologistes  de  la  religion 
chrétienne.  Cet  impérieux  esprit,  saisi, 
au  milieu  des  sciences  exactes  et  naturelles, 
de  l'amour  de  la  religion  et  de  la  passion 
de  la  répandre,  a  voulu  simplement  appli- 
quer à  la  démonstration  de  la  vérité  du 
christianisme  la   méthode  en  usage  pour 


PASCAL.  lOi 

les  démonstrations  scientifiques,  et  ne 
laisser,  s'il  était  possible,  pas  plus  d'échap- 
patoires à  l'esprit  de  l'homme  pour  éviter 
de  croire  au  christianisme  que  nous  n'en 
aurions  aujourd'hui,  par  exemple,  pour 
refuser  notre  créance  au  mouvement  de 
la  terre.  Il  a  donc  voulu  donner  au  chris- 
tianisme, dans  la  science  de  l'hotnme,  le 
rôle  que  joue  l'hypothèse  dans  les  démon- 
strations de  la  science  appliquée  à  l'étude 
de  la  nature  ;  c'est-à-dire  rassembler  un 
certain  nombre  de  faits  incontestables,  et, 
notre  assentiment  sur  l'existence  de  ces 
faits  une  fois  obtenu,  nous  démontrer 
non-seulement  que  le  christianisme  rend 
raison  de  tous  ces  faits,  mais  qu'il  peut 
seul  en  rendre  raison,  et  que,  si  la  reli- 
gion chrétienne  n'était  pas  vraie,  il  serait 
impossible  de  les  expliquer. 

Pour  comprendre  la  force  à  peu  près 
invincible  de  ce  genre  de  démonstration 
lorsqu'on  l'emploie  dans  les  sciences  qui 
le  comportent,   il  suffit  de  songer  au  lé- 


102  PASCAL. 

gitime  crédit  dont  l'hypothèse  de  l'attrac- 
tion, par  exemple,  jouit  aujourd'hui  parmi 
les  hommes.  Personne  n'a  vu  ou  touché 
l'attraction,  et  la  cause  de  ce  .phéno- 
mène est  un  mystère  aussi  impénétrable 
que  tous  ceux  qu'on  peut  proposer  à 
l'esprit  de  l'homme  :  mais  lorsque  depuis 
la  pierre  qui  rouie  sous  nos  pieds,  de- 
puis l'eau  du  ruisseau  qui  s'écoule,  depuis 
le  grain  de  sable  qui  glisse  entre  nos 
doigts  pour  tomber  sur  la  terre,  jusqu'à 
ces  parcours  immenses  des  corps  célestes 
qui  modifient  à  nos  yeux  la  face  du  ciel, 
tout  est  expliqué  par  cette  hypothèse  que 
les  corps  s'attirent  avec  une  force  déter- 
minée par  leur  masse  et  par  leur  distance; 
lorsqu'à  l'aide  de  cette  hypothèse  la  marche 
du  monde  visible  devient  lumineuse  et 
simple,  au  point  d'être  comprise  par  un 
enfant,  tandis  que,  sans  elle,  les  mouve- 
ments grands  ou  petits  de  la  matière  n'of- 
friraient aux  regards  du  plus  puissant  génie 
qu'un  inextricable  chaos  ;  lorsque  enfin  cette 


PASCAL.  103 

hypothèse,  après  avoir  inondé  tout  ce  que 
nous  voyons  de  sa  vive  lumière,  permet  à 
notre  pensée  de  devancer  nos  yeux,  d'an- 
noncer le  retour  de  certains  astres  à  des 
époques  fixées,  bien  plus,  d'en  découvrir 
d'autres  sans  les  voir,  par  le  trouble  qu'ils 
apportent  dans  la  marche  de  leurs  voisins, 
de  prendre  ce  trouble  même  pour  fonde- 
ment de  nos  calculs  et  de  décrire  la  masse, 
le  poids  et  la  vitesse  de  ces  hôtes  encore 
invisibles  des  cieux,  en  attendant  l'heure 
inévitable  où  ils  paraissent  enfin  pour  nous 
donner  raison  ;  lorsque  la  preuve  se  fait 
ainsi  tous  les  jours,  lorsque  la  vérité  jaillit 
ainsi  de  toutes  parts,  il  est  impossible  que 
l'esprit  humain  se  refuse  à  un  degré  de 
probabilité  si  voisin  de  la  certitude  et  ne 
convienne  avec  lui-même,  non  sans  quel- 
que fierté,  qu'il  a  saisi  et  qu'il  possède  un 
des  premiers  ressorts  et  une  des  suprêmes 
lois  de  ce  vaste  univers.  Voilà  le  genre 
d'évidence  que  la  touchante  ambition  de 
Pascal  a  rêvé  pour  la  religion  chrétienne  ; 


104  PASCAL. 

voilà  le  degré  de  conviction  auquel  son  ar- 
dente charité  désirait  nous  conduire. 

Il  fait  donc  pour  la  théologie  quelque 
chose  d'analogue  à  ce  que  Socrate  avait 
coutume  de  faire  pour  la  philosophie;  il 
la  rappelle  sur  la  terre  et  veut  lui  donner 
pour  fondement  solide  des  faits  constatés 
dans  la  nature  même  de  l'homme.  Car,  si 
ces  faits  sont  admis,  si  le  christianisme 
les  explique  tous,  et  si  lui  seul  peut  les  ex- 
pliquer, comment  la  religion  chrétienne, 
devenue  ainsi  la  clef  du  monde  moral,  le 
dernier  mot  de  la  nature  humaine,  ne  se- 
rait-elle pas  la  religion  véritable  ?  «  Pour 
entrer  dans  ce  dessein ,  »  dit  Etienne 
Périer,  en  rapportant  le  discours  où  Pas- 
cal exposait  à  ses  amis  le  plan  de  son  ou- 
vrage ,  <c  il  commença  par  une  peinture 
de  l'homme,  et  il  n'oublia  rien  de  tout  ce 
qui  pouvait  le  faire  connaître  et  au  dedans 
et  au  dehors  de  lui-même  jusqu'aux  plus 
secrets  mouvements  de  son  cœur.  »  Voilà 
comment  Pascal  devient  par  nécessité  un 


PASCAL.  105 

moraliste.  Il  lui  faut  bien  peindre  l'homme, 
afin  de  nous  prouver  que  l'homme  est  une 
énigme  parfaitement  close  et  inexplicable 
par  toute  autre  hypothèse  que  la  vérité  de 
la  religion  chrétienne.  Plus  la  nature  de 
l'homme  sera  donc  singulière ,  pleine  de 
contradictions  étranges,  inintelligible  à  la 
seule  raison,  plus  sera  évidente  et  mieux 
sera  reçue  la  seule  vérité  qui  l'explique. 
Plus  profonde  sera  l'obscurité,  plus  vive 
et  plus  bienfaisante  nous  paraîtra  la  lu- 
mière. Pascal  se  plaît  donc  à  nous  confon- 
dre d'abord  par  le  spectacle  des  contradic- 
tions de  notre  nature,  et  par  notre  impuis- 
sance à  les  concilier  dans  une  théorie  de 
l'homme  et  du  monde  qui  soit  agréable  à 
notre  intelligence.  C'est  cet  effort  soutenu 
de  Pascal  pour  nous  enfermer  dans  ce  dé- 
dale et  pour  nous  pousser  ainsi  au  christia- 
nisme comme  à  la  seule  issue  qui  reste  à 
notre  désespoir,  en  attendant  que  nous  l'ac- 
ceptions avec  joie  comme  un  chemin  lumi- 
neux ouvert  à  notre  espérance,  c'est  cette 


106  PASCAL. 

méthode  inflexible  de  Pascal  que  Vauvenar- 
gues  condamnait  plus  tard  avec  toute  la 
fougue  de  la  jeunesse.  «  Il  n'y  a  point  de 
contradiction  dans  la  nature,  s'écriait-il  ; 
les  faux  philosophes  s'efforcent  d'attirer 
l'attention  des  hommes  en  faisant  remar- 
quer dans  notre  esprit  des  contrariétés  et 
des  difficultés  qu'ils  forment  eux-mêmes... 
Ceux  qui  nouent  ainsi  les  choses  pour 
avoir  le  mérite  de  les  dénouer  sont  des 
charlatans  de  morale.  »  Vauvenargues  res- 
pirait l'air  du  dix-huitième  siècle  ;  il  igno- 
rait jusqu'à  quel  point  Pascal  était  sincère, 
avec  quelle  émotion  il  se  considérait  lui- 
même  comme  une  énigme  inexplicable, 
comme  un  problème  insoluble  autrement 
que  par  la  vérité  de  la  religion. 

Entrons  avec  Pascal  dans  cette  exposi- 
tion si  rapide  et  si  pressante  des  contra- 
riétés de  la  nature  humaine,  et  laissons-le 
de  bonne  foi  nous  étonner  sur  nous  mê- 
mes. L'indifférence  du  plus  grand  nombre 
à  ces^  questions  redoutables,    cette  façon 


PASCAL.  107 

aisée  de  vivre  et  cette  imprévoyance  à  deux 
pas  de  la  mort,  sans  autre  barrière  contre 
le  néant  ou  contre  la  colère  d'un  Dieu 
offensé  que  la  possession  si  précaire  de  la 
vie,  sont  pour  Pascal  les  premières  mar- 
ques d'un  aveuglement  surnaturel.  N'est- 
ce  pas  un  état  d'esprit  que  le  bon  sens 
condamne,  que  la  raison  seule  n'explique 
pas  ?  Qu'est-ce  donc  lorsqu'on  voit  des 
hommes  fiers  de  cette  ignorance  sur  leur 
avenir,  fiers  de  cette  indifférence  même, 
et  faisant  les  braves  contre  un  Dieu  qui 
peut  exister,  après  tout,  pour  ceux  qui 
ne  se  soucient  point  de  le  connaître  ou  qui 
le  blasphèment,  comme  pour  ceux  qui 
le  contemplent  et  l'adorent  ?  Douter  sans 
chercher  et  s'enorgueillir  de  son  doute,  est- 
il  un  état  plus  misérable  ?  Mais  «  l'homme 
est  si  dénaturé  qu'il  y  a  dans  son  cœur 
une  semence  de  joie  en  cela.  »  Cependant 
il  aime  mieux  ne  point  songer  à  ce  grand 
problème,  et,  pour  éviter  de  se  voir  lui- 
même,  il  a  imaginé  de  se  divertir.  Le  jeu, 


108  PASCAL* 

la  chasse,  l'ambition,  la  politique,. autant 
de  divertissements.  C'est  la  misère  de 
l'homme  qui  a  fondé  tout  cela,  et  tout  cela 
ne  l'a  point  guéri  de  sa  misère. 

D'ailleurs  l'illusion  qui  nous  possède 
sur  le  plus  grand  de  nos  intérêts  n'est 
qu'une  des  illusions  dont  nous  sommes 
assiégés.  Tout  autour  de  nous  est  men- 
songe, vain  appareil  cachant  mal  le  dé- 
faut de  réalité  ,  conventions  hypocrites  , 
ou,  comme  le  dit  Pascal  dans  son  éner- 
gique langage  ,  puissances  trompeuses \ 
C'est  faute  de  vraie  science  et  de  vraie 
juslice  que  la  science  et  la  justice  re- 
cherchent d'instinct  la  pompe  et  s'atta- 
quent à  l'imagination  de  l'homme  ;  tout 
l'ordre  du  monde  repose  sur  de  mutuelles 
tromperies  passées  en  coutume.  «  L'homme 
n'est  que  déguisement ,  que  .  mensonge 
et  hypocrisie,  et  en  soi-même  et  à  l'égard 
des  autres.  Il  ne  veut  pas  qu'on  lui  dise  la 
vérité  ;  il  évite  de  la  dire  aux  autres,  et 
toutes   ces   dispositions,  si  éloignées  de  la 


PASCAL  109 

justice  et  de  la  raison ,  ont  une  racine  na- 
turelle dans  son  cœur.  »  Comment  croire, 
en  outre,  que  nous  puissions  atteindre  le 
vrai,  attachés  ou  plutôt  égarés  comme 
nous  le  sommes  dans  un  petit  coin  de 
cette  terre,  lorsque  «  tout  le  monde  visible 
n'est  qu'un  trait  dans  l'ample  sein  de  la 
nature  !  »  Suspendu  entre  les  deux  abîmes 
de  l'infini  et  du  néant ,  hors  d'état  de 
saisir  l'extrême  grandeur  et  l'extrême  pe- 
titesse, l'homme  est  tenu  par  sa  dispro- 
portion même  à  distance  de  la  réalité. 
Qu'importe  qu'il  en  sache  un  peu  plus  ou 
un  peu  moins,  qu'il  prenne  les  choses  d'un 
peu  plus  haut  ou  d'un  peu  plus  bas,  il  est 
toujours  à  une  distance  infinie  de  l'extré- 
mité des  choses;  leur  fin  et  leur  principe  lui 
échappent  également,,  il  est  toujours  déçu. 
Cependant  cet  état  qui  nous  est  natu- 
rel est  contraire  à  notre  inclination  vé- 
ritable. Nous  voulons  savoir,  et  savoir 
avec  certitude.  «  Nous  brûlons  du  désir 
de  trouver  une   assiette  ferme  et  une  der- 


110  '  PASCAL. 

nière  base  constante  pour  y  édifier  une 
tour  qui  s'élève  à  l'infini;  mais  tout  notre 
fondement  craque  et  la  terre  s'ouvre 
jusqu'aux  abîmes.  »  Impuissance  de  con- 
naître et  besoin  de  savoir,  ce  n'est  encore 
qu'une  partie  de  notre  grandeur  et  de 
notre  misère.  Pascal  relève  bien  d'autres 
traits  de  cet  éternel  conflit  qu'il  veut  nous 
montrer  en  nous-mêmes.  C'est  une  gran- 
deur, après  tout,  que  de  se  sentir  miséra- 
ble; une  maison  ruinée,  un  arbre  abattu 
ne  se  sentent  pas  misérables.  Nos  misères 
sont  des  misères  de  grand  seigneur,  de  roi 
dépossédé.  Elles  nous  tiennent  à  la  gorge, 
mais  elles  ne  peuvent  réprimer  en  nous  un 
instinct  qui  nous  élève.  «  L'homme  n'est 
qu'un  roseau,  et  le  plus  faible  de  la  nature, 
mais  c'est  un  roseau  pensant....  »  On  ne 
peut  abréger,  on  ne  peut  que  citer  ces 
pages  saisissantes  de  Pascal  sur  la  grandeur 
et  la  misère  de  l'homme.  Il  les  a  pour 
ainsi  dire  résumées  lui-même  en  disant: 
«   S'il  se  vante,  je   l'abaisse;  s'il  s'abaisse 


PASCAL.  111 

je  le  vante,  et  le  contredis  toujours  jusqu'à 
ce  qu'il  comprenne  qu'il  est  un  monstre 
incompréhensible.  » 

Voilà  le  problème  posé,  voilà  la  nature 
contradictoire  de  l'homme  dévoilée  :  que 
nous  en  disent  les  philosophes  ?  Us  n'en 
voient  que  l'une  ou  l'autre  face;  ils  tom- 
bent et  nous  entraînent  avec  eux  de  l'un 
ou  de  l'autre  côté.  «  Les  uns,  dit  Pascal, 
ont  voulu  renoncer  aux  passions  et  deve- 
nir Dieu,  les  autres  renoncer  à  la  raison 
et  devenir  brute.  »  Mais  la  vertu  des  stoï- 
ciens n'est  qu'un  «  mouvement  fiévreux 
que  la  santé  ne  peut  imiter.  »  Quant  aux 
autres,  qui  nous  disent  de  chercher  le 
bonheur  en  nous  divertissant,  ils  nous 
trompent  :  ce  Les  maladies  viennent.  » 
Même  guerre  entre  les  sceptiques  et  les 
dogmatiques,  et  des  deux  cotés  même  er- 
reur, k  Nous  avons  une  impuissance  à 
prouver  invincible  à  tout  le  dogmatisme; 
nous  avons  une  idée  de  la  vérité  invincible 
à  tout  le  pyrrhonisme.    »    Où  donc  nous 


112  PASCAL. 

réfugier,  et   qui  nous  dira   enfin    ce   que 
nous  sommes  ? 

C'est  alors  que  Pascal  triomphe  : 
«  Quelle  chimère  est-ce  donc  que  l'homme, 
s'écrie-t-il  ;  quelle  nouveauté,  quel  mons- 
tre, quel  chaos,  quel  sujet  de  contradic- 
tions, quel  prodige!  Juge  de  toutes  choses, 
imbécile  ver  de  terre,  dépositaire  du  vrai, 
cloaque  d'incertitude  et  d'erreur,  gloire 
et  rebut  de  l'univers.  »  Mais  cette  défini- 
tion même,  quelle  est-elle?  sinon  la  défini- 
tion que  la  religion  chrétienne  nous  donne 
de  l'homme  lorsqu'elle  le  représente  déchu 
par  le  péché  originel  et  conservant  pour- 
tant d'ineffaçables  traces  de  sa  célèbre 
origine.  Voilà,  en  effet,  où  Pascal  voulait 
en  venir  et  à  quel  but  tendait  tout  ce  la- 
beur. Il  voulait  faire  sortir  de  notre  pro- 
pre examen,  et  en  dehors  de  toute  croyance 
religieuse,  une  description  de  l'homme  telle 
que  le  christianisme  seul  pût  l'avouer , 
qu'elle  s'accordât  pleinement  avec  les  en- 
seignements  du  christianisme  et  avec  eux 


PASCAL.  113 

seuls,  que  le  mystère  de  la  chute  enfin  pût 
seul  en  rendre  raison.  C'est  ce  mystère 
qui  (c  démêlera  cet  embrouillement  de  la 
nature  humaine.  »  Si  l'homme  n'avait  ja- 
mais été  corrompu,  il  serait  en  possession 
de  l'innocence,  dubonheur  et  delà  vérité. 
S'il  n'avait  jamais  été  que  corrompu,  il 
n'aurait  aucune  idée  de  la  vérité  ni  de  la 
béatitude.  Mais  il  est  déchu  de  la  perfec- 
tion, et  de  là  ce  mélange  de  grandeur 
instinctive  et  de  misère  réelle  dont  il  offre 
l'étonnante  image.  Le  mystère  de  la  chute, 
c'est-à-dire  le  péché  héréditaire  et  châtié 
de  père  en  fils,  «  heurte  rudement  »  notre 
misérable  idée  de  la  justice,  «et  cependant 
sans  ce  mystère,  le  plus  incompréhensible 
de  tous,  nous  sommes  incompréhensibles 
à  nous-mêmes.  Le  nœud  de  notre  condi- 
tion prend  ses  replis  et  ses  tours  dans  cet 
abîme.  De  sorte  que  l'homme  est  plus  in- 
concevable sans  ce  mystère  que  ce  mystère 
n'est  inconcevable  à  l'homme.  » 

Ceux  qui  seraient  ici  tentés  de  sourire  et 

8 


114  PASCAL. 

de  dire  :  «  N'est-ce  donc  que  cela  ?  voilà 
donc  la  solution  de  ce  redoutable  cher- 
cheur qui  rejetait  si  fièrement  toutes  les 
autres  et  qui  paraissait  si  difficile  à  satis- 
faire !  »  ceux  qui  tiendraient  ce  langage 
ne  seraient  pas  justes  envers  Pascal  et 
n'auraient  compris  qu'imparfaitement  le 
curieux  effort  de  ce  grand  et  sincère  es- 
prit. Il  faut  d'abord  reconnaître  que  cette 
exacte  correspondance  entre  la  nature 
vraie  de  l'homme  et  le  mystère  de  la  chute 
ne  serait  pas  sans  action  ni  sans  droit  sur 
le  jugement  si  elle  était  clairement  établie  ; 
et  lorsque  Pascal  s'écrie  :  «  Il  faut,  pour 
qu'une  religion  soit  vraie,  qu'elle  ait  connu 
notre  nature,  la  grandeur,  la  petitesse  et 
la  raison  de  l'une  et  de  l'autre  ;  qui  l'a 
connue  que  la  chrétienne  ?  Nulle  autre 
n'a  connu  que  l'homme  est  la  plus  excel- 
lente créature nulle  autre  religion  n'a 

proposé  de  se  haïr....  »  lorsque  Pascal  ex- 
prime de  telles  pensées  et  les  développe  à 
sa  manière,  bien  habib  ou  bien  aveugle 


PASCAL.  115 

celui  qui  ne  se  sent  nullement  ému  et  qui 
ne  se  laisse  jamais  aller  à  dire  après  lui  ; 
En  effet,  il  y  a  une  étrange  coïncidence 
entre  les  explications  du  christianisme  et 
la  nature  de  l'homme. 

De  plus,  Pascal,  qui  est  aussi  éloigné 
que  possible  de  toute  feinte  et  qui  n'a 
point  le  moindre  penchant  à  surfaire  soit 
la  force  de  ses  raisons,  soit  la  solidité  de 
sa  propre  croyance,  ne  prétend  nullement 
que  le  mystère  de  la  chute  soit  une  solu- 
tion claire  du  problème  qu'il  a  posé  de- 
vant nous  et  auquel  il  nous  a  forcés  de 
concourir.  Il  prétend  seulement  que  si 
l'on  accepte  cette  solution,  on  explique 
le  problème,  qu'il  ne  peut  surtout  être 
expliqué  par  aucune  autre,  et  que  par 
conséquent  cette  solution  doit  s'imposer 
à  notre  esprit,  alors  même  qu'on  serait 
tenté  de  la  fuir;  mais  il  avoue  en  même 
temps  que  cette  solution  est  obscure,  bien 
plus ,  qu'elle  est  «  une  folie  devant  les 
hommes;  »  il  la  donne  expressément  pour 


116  PASCAL. 

telle,  et  on  ne  saurait  l'accuser  de  vou- 
loir nous  tromper.  Ce  démonstrateur  de 
la  religion  chrétienne  en  confesse  à  cha- 
que instant  l'obscurité  avec  une  candeur 
qui  ne  lui  coûte  guère,  puisqu'il  voit  dans 
cette  obscurité  même  une  preuve  de  plus 
de  ce  qu'il  veut  nous  amener  à  croire.  La 
chute  a,  en  effet,  tout  obscurci  dans  nos 
âmes,  jusqu'à  sa  trace  même,  presque  in- 
visible à  nos  propres  yeux,  à  moins  que 
la  grâce  ne  les  ait  ouverts.  Nous  ne  nou£ 
savons  pas  déchus,  nous  ne  nous  savons 
pas  sauvés,  et,  par  suite,  nous  ne  pouvons 
l'être  si  la  grâce,  qui  souffle  où  elle  veut, 
ne  nous  rend  l'esprit  ou  plutôt  le  cœur 
accessible  à  ces  grands  mystères.  Cette  ob- 
scurité de  la  religion  est  donc  tout  simple- 
ment un  signe  que  la  grâce  nous  manque 
encore.  Pascal,  qui  veut  que  nous  l'enten- 
dions ainsi,  l'entendait  ainsi  pour  lui- 
même.  Douter  ou  être  tenté,  c'était  pour 
lui  même  chose,  et  le  doute  devenait  ainsi 
pour  cette  âme  inquiète  un  double  supplice. 


PASCAL.  117 

Si  pourtant  la  religion  est  obscure,  ex- 
cepté pour  les  âmes  choisies,  quoiqu'elle 
puisse  seule  rendre  raison  de  la  nature  de 
l'homme;  si,  en  donnant  un  mystère  pour 
solution  à  un  problème,  Pascal  convient 
qu'il  peut  n'avoir  point  réussi  à  nous  con- 
vaincre, essayera-t-il  quelque  autre  moyen 
de  nous  réduire  ou  nous  abandonnera-t-il 
au  secours  incertain  du  ciel  ?  Prenez  pa- 
tience, il  ne  nous  déserte  pas  si  vite  ;  s'il 
relâche  son  étreinte  sur  un  point,  c'est 
pour  mieux  nous  assaillir  et  nous  dominer 
sur  un  autre.  Il  nous  a  proposé  la  foi 
chrétienne  comme  la  seule  hypothèse  qui 
fût  capable  de  satisfaire  notre  entende- 
ment; il  va  nous  proposer  la  soumission  à 
la  foi  chrétienne  comme  le  seul  parti  que 
nous  puissions  prendre  si  nous  voulons 
consulter  notre  intérêt;  et  cette  page,  que 
nos  pères  n'ont  connue  que  mutilée  et 
transformée,  est  la  plus  saisissante  peut- 
être  de  cette  œuvre  extraordinaire. 


III 


ipf 


mM 


E  calcul,  devenu  si  célèbre,  par 
lequel  Pascal  veut  nous  réduire, 
au  nom  de  notre  intérêt  le  plus 
clair,,  à  parier  que  Dieu  existe,  en  com- 
prenant, selon  son  usage,  sous  le  mot  Dieu, 
la  religion  chrétienne  tout  entière  avec  ses 
mystères  et  ses  préceptes,  est  fondé  sur 
deux  points  qui,  une  fois  admis,  rendent 
en  effet  ce  calcul  invincible  :  le  premier 
point,  c'est  que  la  religion  est  incertaine  et 
que  nous  sommes  incapables  d'atteindre  le 
vrai  sur  cette  question  comme  sur  toutes 
les  autres  par  les  lumières  naturelles  ;  le 
second  point,  c'est  que  nous  ne  pouvons 
cependant  éviter  de  nous  prononcer,  puis- 
que si  Dieu  et  le  christianisme  sont  vrais  et 


PASCAL.  119 

que  nous  ayons  refusé  de  les  reconnaître, 
nous  tomberons aprèsla  mort  sous  l'étreinte 
de  la  colère  divine;  de  sorte  que  ne  point 
parier,  c'est  parier  contre,  et  qu'il  ne  nous 
reste  qu'une  alternative,  celle  de  parier 
que  Dieu  existe  ou  qu'il  n'existe  pas. 

Que  ce  morceau  soit  un  dialogue  en 
règle,  comme  quelques  personnes  le  pré- 
tendent, et  que  l'incrédule  y  partage  la 
parole  avec  Pascal,  ou  qu'il  faille  plutôt 
y  voir  une  sorte  de  dialogue  avec  soi- 
même  dans  lequel  l'écrivain  se  fait  à  la  fois 
l'objection  et  la  réponse,  de  toute  manière, 
Pascal  accorde  sans  hésiter,  dès  le  début 
de  ce  raisonnement,  que  Dieu  et  la  reli- 
gion sont  inaccessibles  au  seul  effort  de 
notre  intelligence.  «  Dieu,  qui  n'a  ni  par- 
ties ni  bornes,  n'a  nul  rapport  avec  nous. 
Nous  sommes  incapables  de  connaître  ni 
ce  qu'il  est,  ni  sil  est.  »  Quant  à  la  reli- 
gion, bien  qu'on  puisse  voir  un  peu  le 
dessous  du  jeu  par  l'Ecriture  et  le  reste, 
les  chrétiens  eux-mêmes  professent  qu'ils 


120  PASCAL. 

n'en  peuvent  rendre  raison  :  «  Ils  décla- 
rent en  l'exposant  au  monde  que  c'est  une 
sottise,  stultitiam.  »  Cependant  ils  ont 
tort  ou  raison  ;  Dieu  est  ou  n'est  pas.  Le 
jugement  n'y  peut  rien  déterminer  :  «  Il  y 
a  un  chaos  infini  qui  nous  sépare.  Il  se  joue 
un  jeu  à  l'extrémité  de  cette  distance  infi- 
nie, où  il  arrivera  croix  ou  pile.  Que  ga- 
gerez-vous?  »  La  raison  conseillerait,  et 
Pascal  l'avoue,  de  ne  parier  ni  l'un  ni 
l'autre,  puisque  toute  présomption  de  gain 
ou  de  perte  est  impossible  ;  mais  il  faut 
parier  :  «  Cela  n'est  pas  volontaire,  vous 
êtes  embarqué.  »  Quel  parti  choisir  cepen- 
dant ?  Les  chances  étant  égales,  puisqu'il 
n'y  a  qu'une  seule  alternative,  à  savoir  : 
que  Dieu  soit  ou  ne  soit  pas,  il  y  a  pa- 
reil hasard  de  gain  ou  de  perte,  et  là 
encore,  nous  ne  trouvons  aucun  motif 
d'incliner  de  l'un  ou  de  l'autre  côté.  Mais 
quel  est  ce  gain  et  quelle  est  cette  perte, 
en  d'autres  termes,  quels  sont  les  enjeux  ? 
La  question  du  pari  étant  ainsi  resserrée 


PASCAL.  121 

et  l'intérêt  qu'on  peut  avoir  à  parier  pour 
ou  contre  ne  reposant  plus  que  sur  l'im- 
portance relative  des  enjeux,  Pascal  triom- 
phe sans  peine  et  nous  contraint,  par  le 
plus  simple  calcul,  à  parier  pour  l'affirma- 
tive. Qu'apportons-nous,  en  effet,  comme 
enjeu  ?  le  sacrifice  de  toute  notre  vie  par  la 
résolution  d'obéir  aux  prescriptions  du 
christianisme,  en  supposant  que  ce  soit  un 
sacrifice.  Voilà  ce  que  nous  hasardons  en 
pariant  que  Dieu  est,  car  si  Dieu  n'est  pas, 
nous  ne  serons  pas  récompensés  de  ce  sa- 
crifice et  notre  enjeu  sera  perdu.  Mais  si 
Dieu  est,  que  gagnons-nous  en  échange  du 
misérable  enjeu  que  nous  aurons  ainsi  aven- 
turé? L'immortalité  et  la  béatitude,  c'est- 
à-dire  une  infinité  de  vies  infiniment  heu- 
reuses ;  nous  aurions  donc  hasardé  le  fini 
(et  quel  triste  fini)  pour  l'infini,  c'est-à- 
dire  que  nous  aurions  fait  le  pari  que  l'in- 
térêt le  plus  étroit,  le  plus  bas,  le  plus  terre 
à  terre  nous  aurait  prescrit  de  faire.  D'un 
autre  côté,  si  nous  avons  parié  que  Dieu 


122  ASCAL 

n'est  pas,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  si 
nous  avons  refusé  de  parier,  et  si  Dieu 
existe,  nous  aurons  à  la  vérité  gardé  et  dis- 
sipé à  notre  manière  notre  misérable  enjeu, 
mais  nous  aurons  perdu  l'inestimable  gain 
qui  nous  était  offert;  bien  plus,  nous  ex- 
pierons notre  sot  calcul  ou  notre  refus  de 
calculer  par  une  éternité  de  supplices,  car 
Dieu  veut  dire  ici  tout  le  christianisme,  et 
par  suite  la  réalité  des  peines  établies  au 
delà  de  ce  monde  contre  les  incrédules. 

Soit,  il  faut  parier,  puisque  la  nécessité 
nous  y  oblige,  et  parier  pour  la  réalité  de 
Dieu  et  de  la  religion,  puisque  notre  inté- 
rêt le  commande;  mais  la  meilleure  volonté 
du  monde  peut  n'y  point  suffire,  car  enfin 
la  foi  n'est  pas  un  acte  de  pure  volonté  et 
Ton  peut  être  fait  de  telle  sorte  qu'on  ne 
puisse  croire.  On  connaît  la  réponse  de 
Pascal.  Avec  cette  admirable  candeur  qui 
sera  l'éternel  attrait  de  son  ouvrage,  il  s'of- 
fre lui-même  en  exemple;  il  a  passé  par  là; 
il  connaît  ce  chemin  ;  il  faut  faire  comme 


PASCAL.  123 

si  Ton  croyait,  prendre  de  l'eau  bénite, 
faire  dire  des  messes,  s'abêtir,  c'est-à-dire 
dans  la  pensée  de  Pascal,  imposer  silence 
aux  dangereuses  délicatesses  de  la  raison 
et  l'incliner  sous  le  poids  toujours  croissant 
de  l'habitude  :  «  La  coutume  est  notre  na- 
ture, dit-il  ;  qui  s'accoutume  à  la  foi,  la 
croit  et  ne  peut  plus  ne  pas  craindre  l'en- 
fer. »  La  foi  viendra  donc  naturellement 
par  la  pratique  ;  sans  parler  de  la  grâce, 
et  aussitôt  Ton  comprendra  que  ce  fini 
qu'on  a  hasardé  contre  l'infini  n'était  rien; 
bien  plus,  qu'on  ne  pouvait  faire  de  cette 
vie,  qu'on  a  livrée  comme  enjeu,  un  meil- 
leur usage,  qu'elle  ne  pouvait  être  mieux 
réglée  ni  mieux  employée  au  point  de  vue 
même  du  bonheur  terrestre.  Et  d'ailleurs, 
ce  moment  de  la  vie  qui  pouvait  être  réelle- 
ment donné  au  plaisir,  et  qu'on  a  mieux 
aimé  hasarder  pour  une  éternité  bienheu- 
reuse, est  si  fugitif  et  si  court  :  «  Que  me 
promettez-vous  enfin,  sinon  dix  ans  d'a- 
mour-propre à  bien  essayer  de  plaire  sans 


124  PASCAL. 

y  réussir,  outre  les  peines?  »  car  dix  ans, 
à  peu  près,  voilà  l'enjeu. 

Tel  est  ce  surprenant  chapitre  du  pari 
auquel  Pascal,  qui  excellait  à  fixer  sa  pen- 
sée en  un  seul  mot,  d'un  trait  rapide,  avait 
donné  pour  titre,  dans  ses  notes,  infini, 
rien;  voulant  dire  qu'il  s'agissait  d'ame- 
ner l'homme  à  parier  rien  pour  X infini, 
la  vie  humaine  pour  l'éternité.  Et  il  avait 
compris  le  tout  sous  cet  autre  titre  qui 
résume  exactement  ces  pages  singulières  : 
Moyens  d'arriver  à  la  foi;  raison,  cou- 
tume, inspiration;  entendant  ici  par  raison 
ce  calcul  de  l'intérêt  éclairé  et  raisonna- 
ble qui  nous  oblige  à  parier  pour  l'exis- 
tence de  Dieu  et  pour  la  vérité  de  la  reli- 
gion; par  coutume,  cette  pratique  qu'il  nous 
recommande,  après  l'avoir  suivie,  pour  in- 
cliner la  machine  humaine,  pour  lui  faire 
prendre  un  pli  dont  elle  ne  puisse  revenir, 
et  pour  attirer  la  foi  en  marchant  au-de- 
vant d'elle;  enfin,  par  inspiration,  le  se- 
cours d'en  haut,  la  grâce  qui  couronnera, 


PASCAL.  125 

s'il  plaît  à  Dieu,  ce  grand  effort  et  qui  peut 
seule  faire  un  vrai  chrétien  du  calculateur 
poussé  d'abord  par  le  seul  intérêt  vers  cette 
religion  dans  laquelle  tout  intérêt  person- 
nel doit  s'anéantir. 

Voilà  donc,  autant  qu'on  peut  le  voir  à 
travers  tous  ces  fragments  logiquement  ras- 
semblés, l'apologie  ou  plutôt  la  démonstra- 
tion que  Pascal  avait  conçue  pour  établir 
la  vérité  du  christianisme  et  l'intérêt  capi- 
tal qui  nous  presse  d'y  croire.  Ecartant 
tout  d'abord,  non  sans  quelque  dédain,  les 
façons  ordinaires  de  nous  conduire  à  la  foi, 
telles  que  la  preuve  de  la  divinité  par  les 
ouvrages  de  la  nature,  ou  les  arguments 
purement  métaphysiques  de  son  existence, 
ou  la  preuve  de  la  religion  par  l'antiquité 
et  l'universalité  des  croyances,  évitant  les 
chemins  battus,  allant  droit  au  cœur  de 
l'homme,  il  le  dépeint  de  telle  sorte  qu'il 
rend  l'état  de  l'homme  en  ce  monde  inex- 
plicable autrement  que  par  les  mystères  de 
la  chute  et  du  péché  originel  ;  et,  pour  faire 


126  PASCAL. 

ainsi  de  ces  deux  mystères  les  fondements 
mêmes  de  la  religion,  il  n'avait  pas  besoin 
d'être  janséniste,  il  lui  suffisait  d'être  chré- 
tien. Puis,  admettant  que  ce  genre  d'é- 
preuve puisse  manquer  de  faire  effet  sur  la 
raison  humaine  enveloppée,  comme  il  l'a 
lui-même  décrite,  d'une  épaisse  obscurité 
que  traversent  seulement  quelques  rayons 
de  lumière,  il  ne  tient  pas  compte  de  son 
propre  effort,  et  mettant  notre  âme  in- 
quiète en  face  de  cet  espace  insondable 
dans  lequel  la  mort  va  bientôt  nous  lancer, 
il  nous  somme  impérieusement  de  choisir 
entre  une  soumission  facile  à  la  foi  et  la 
chance  effrayante  d'une  éternité  de  sup- 
plices. Telles  sont,  si  l'on  va  au  fond  des 
choses,  les  deux  seules  raisons  de  croire  que 
Pascal,  dans  ce  qui  nous  reste  de  lui,  ait 
proposées  à  l'intelligence  et  au  cœur  de 
l'homme.  Elles  ont  leur  force;  est-il  be- 
soin d'ajouter  qu'elles  ne  sont  pas  invinci- 
bles, et  que  l'œuvre  de  Pascal,  alors  même 
qu  il  y  eût  mis  la  dernière  main  et  alors 


PASCAL.  127 

même  que  le  monde  serait  gouverné  par  la 
logique,  n'aurait  pas  été  capable  de  chasser 
l'incrédulité  du  monde  ? 

Cela  ne  veut  pas  dire  que  la  méthode 
que  Pascal  a  voulu  suivre ,  en  établis- 
sant un  rapport  nécessaire ,  comme  le 
rapport  de  l'effet  à  la  cause,  entre  l'état 
moral  de  l'homme  et  le  mystère  de  la 
chute,  ne  puisse  conduire  à  la  certitude; 
mais  cette  méthode  n'y  conduit  que  si 
on  l'applique  à  des  objets  qui  soient  capa- 
bles d'être  connus  par  la  raison  humaine 
avec  certitude.  Lorsque ,  par  exemple , 
en  nous  faisant  observer  les  découpures 
d'un  billet  de  banque ,  on  déclare  que 
ce  billet  est  détaché  d'un  certain  livre  et 
qu'il  y  a  une  exacte  correspondance  entre 
les  découpures  du  livre  et  les  découpures 
du  billet;  lorsque,  pour  le  prouver,  on  les 
rapproche  l'un  de  l'autre  et  qu'en  effet  les 
découpures  du  livre  et  celles  du  billet  s'en- 
trelacent et  se  complètent,  la  démonstra- 
tion est  faite  et  l'on  touche  au  plus  haut 


128  PASCAL. 

degré  de  certitude  auquel  l'homme  puisse 
prétendre.  Lorsque  le  géologue  déclare,  de 
même,  que  deux  montagnes,  dont  toutes  les 
échancrures  paraissent  se  correspondre  au 
point  que  les  angles  saillants  de  Tune  puis- 
sent remplir  les  angles  rentrants  de  l'autre, 
ont  été  jadis  unies,  puis  violemment  sépa- 
rées, il  énonce  un  fait  qui,  sans  pouvoir  être 
prouvé  avec  la  même  évidence  que  le  pre- 
mier, a  tous  les  caractères  d'une  probabi- 
lité bien  voisine  de  la  certitude.  Enfin,  si 
une  hypothèse  scientifique  comme  celle  de 
l'attraction,  par  exemple,  ne  peut  être  tou- 
chée du  doigt  et  doit  être  acceptée  comme 
la  conclusion  d'un  raisonnement  fait  par 
l'esprit,  elle  a  du  moins  cet  avantage  de 
nous  rendre  raison  de  faits  matériels  si 
évidents  et  si  nombreux  que  l'idée  de*  les 
contester  ne  peut  venir  à  personne;  et 
tandis  qu'on  ne  peut  expliquer  ces  faits 
autrement,  elle  les  explique  d'une  façon 
simple  qui  ne  heurte  en  rien  l'esprit  de 
l'homme;  elle  n'entraîne  aucune  contra- 


PASCAL.  129 

diction,  elle  ne  blesse  aucune  de  ces  no- 
tions premières  qui  sont  pour  ainsi  dire 
les  fondements  de  notre  intelligence. 

Pascal,  par  cela  même  qu'il  est  chrétien 
et  qu'il  connaît  le  christianisme,  ne  peut, 
réclamer  et  se  garde  bien  de  réclamer  pour 
le  mystère  de  la  chute,  donné  comme  l'ex- 
plication du  monde  moral,  aucun  de  ces 
caractères.  On  ne  peut  voir  ce  mystère 
des  yeux  du  corps  comme  la  souche  du  bil- 
let de  banque  ou  comme  la  contre-partie 
de  la  montagne;  on  ne  peut  le  présenter 
qu'à  l'esprit,  et  loin  de  l'accepter  avec  un 
facile  empressement  comme  l'hypothèse  de 
l'attraction,  l'esprit  de  l'homme,  s'il  est 
livré  à  lui-même,  rejette  tout  d'abord  cette 
hérédité  de  la  faute'  et  cette  transmission 
du  châtiment  comme  incompatibles  avec 
ses  propres  notions  de  la  justice  et  comme 
plus  inconciliables  encore  avec  ce  qu'on 
ose  entrevoir  de  la  justice  divine.  Pascal 
proclame  lui-même  que  ce  mystère  heurte 
violemment  la  raison;  or  il  ne  suffît  pas 


130  PASCAL. 


de  répéter,  pour  obliger  la  raison  à  le  su- 
bir, que  le  problème  de  l'état  moral  de 
l'homme  ne  peut  être  expliqué  que  par  ce 
mystère.  La  raison  a,  en  effet,  plus  d'une 
ressource  pour  échapper  à  cette  conclusion 
de  Pascal.  On  peut  dire  qu'il  peut  y  avoir  à 
ce  problème  quelque  autre  solution  que 
Pascal  n'a  point  vue,  et  en  admettant  même 
avec  Pascal  que  cette  solution  meilleure 
échappe  aux  yeux  de  tous?  l'absence  d'une 
bonne  solution  ne  doit  point  nous  porter 
nécessairement  à  nous  faire  violence  pour 
en  accepter  une  mauvaise.  On  peut  discu- 
ter encore  les  termes  du  problème,  soute- 
nir, comme  Ta  fait  Vauvenargues,  qu'il  est 
mal  posé,  et  que  la  nature  de  l'homme 
n'est  point  telle  que  Pascal  l'a  dépeinte, 
car  les  particularités  du  cœur  humain  sont 
moins  aisées  à  reconnaître  et  frappent 
moins  clairement  les  yeux  que  les  décou- 
pures d'un  papier,  les  échancrures  d'une 
montagne,  ou  la  translation  des  corps  cé- 
lestes. Ni  l'exposition  du  problème,  ni  la 


PASCAL.  131 

solution  que  Pascal  en  a  donnée  n'échap- 
pent donc  au  doute;  tout  cela  peut  être 
entraîné  avec  le  reste  dans  le  torrent  des 
spéculations  et  des  discussions  humaines. 
Quant  au  pari  et  surtout  à  la  nécessité 
absolue  de  parier,  qui  est  la  base  de  l'ingé- 
nieux argument  de  Pascal,  cette  nécessité 
n'existe  que  pour  celui  qui  doute  de  la 
vérité  de  la  religion  chrétienne  et  de  la 
réalité  de  l'enfer,  mais  non  pas  pour  celui 
qui  nie  absolument  la  vérité  de  l'une  ou 
l'existence  de  l'autre;  car  pour  un  esprit 
ainsi  disposé,  l'alternative  dans  laquelle 
Pascal  nous  enferme  n'existe  pas  ;  la  chance 
qui  est  l'élément  indispensable  du  pari  dis- 
paraît, et  si  peu  que  soit  la  vie,  il  n'y  a  plus 
de  raison  pour  hasarder  ce  quelque  chose 
contre  rien.  Il  est  vrai  que  l'œuvre  entière 
de  Pascal  est  destinée  à  nous  prouver  que 
nous  sommes  aussi  incapables  de  nier  que 
d'affirmer  aucune  chose,  et  qu'elle  tend 
avec  art  à  nous  laisser  dans  cet  état  de 
doute  universel  où  l'offre  du  pari  devient 


132  PASCAL. 

raisonnable.  Maison  peut  ne  pas  se  trouver 
dans  cet  état;  on  peut  douter  de  beaucoup 
de  choses  et  en  nier  absolument  quelques 
autres,  et  il  suffirait  que  l'enfer  fût  parmi 
ces  choses  que  l'on  nie  pour  que  l'argu- 
mentation de  Pascal  cessât  aussitôt  de  nous 
étreindre.  La  nécessité  du  pari  n'est  donc 
pas  plus  inévitable,  si  l'on  s'en  tient  à  Pas- 
cal, que  la  solution  de  la  chute,  et  l'on  peut 
fermer  ce  livre  immortel  sans  avoir  trouvé 
le  secret  qui  doit  finir  toutes  nos  incerti- 
tudes. Il  y  a  dans  ces  pages  si  éloquentes  de 
quoi  ébranler  l'esprit;  il  n'y  a  pas  de  quoi 
le  réduire. 

En  revanche,  il  y  a  de  quoi  l'émouvoir. 
Si  Pascal  n'a  point  touché  le  but  peut-être 
inaccessible  qu'il  s'était  marqué  ,  il  a  laissé 
sur  son  chemin  des  traces  ineffaçables  de- 
vant lesquelles  se  renouvellera  sans  cesse 
l'admiration  des  hommes.  Il  n'est  pas  le 
seul  qui  ait  voulu  nous  éveiller  sur  la  fra- 
gilité de  nos  attachements  et  sur  la  vanité 
de  nos  connaissances.  Dans  notre  langue 


PASCAL.  133 

même,  Montaigne  avait  avant  lui  raillé 
notre  science,  notre  justice,  nos  occupations 
ambitieuses,  notre  vie  affairée,  notre  haute 
opinion  de  nous-mêmes.  Mais  ce  qu'il  a  fait 
en  se  jouant  et  sans  dessein,  Pascal,  plus 
ému  des  arguments  de  Montaigne  que 
Montaigne  lui-même,  l'a  fait  avec  un  tel 
accent  de  douleur  et  avec  un  tel  désir  de 
nous  convaincre,  que  ses  coups  moins  nom- 
breux, mais  plus  perçants,  nous  vont  tous 
au  cœur.  Et  lorsque,  au  milieu  de  cette 
éloquence,  le  plus  souvent  hautaine  et  sé- 
vère, la  langue  attendrie  du  chrétien  se  fait 
jour,  de  quelle  émotion  il  nous  pénètre! 
«  Jésus-Christ,  dit-il,  est  un  Dieu  dont 
on  s'approche  sans  orgueil  et  sous  lequel 
on  s'abaisse  sans  désespoir.  »  C'est  aussi 
un  Dieu  qui  a  donné  au  langage  humain 
une  mélancolie  et  une  douceur  capables 
d'éveiller  de  nouveaux  échos  dans  toutes 
les  âmes. 

Enfin  si  Pascal  n'a  point  raison  en  toute 
chose,  il  a  plus  d'une  fois  raison,  et  il  re- 


134  PASCAL. 

mue  dans  le  genre  humain  tout  ce  qui 
sent  j  en  même  temps  que  tout  ce  qui 
pense,  lorsqu'il  s'étend  avec  une  éloquence 
incomparable  sur  l'inutilité  de  nos  di- 
vertissements et  sur  la  loi  mystérieuse, 
mais  certaine ,  qui  a  réuni  dans  notre 
existence  mortelle  la  soif  inextinguible  du 
bonheur  à  l'impossibilité  de  l'atteindre.  Il 
est  un  âge  où  l'on  ne  sent  pas  assez  que 
Pascal  a  raison  ;  il  est  un  âge  où  on  ne  le 
sent  que  trop.  Mais  alors  même  la  nature 
continue  à  se  donner  carrière,  et  elle  se 
joue  de  nous  en  nous  induisant  toujours  à 
espérer  contre  toute  espérance,  «.  Si  telle 
chose  m'arrivait,  je  serais  heureux,  »  voilà 
les  derniers  mots  que  désapprennent  la  bou- 
che et  le  cœur  de  l'homme;  mais  lorsque 
nous  les  prononçons,  nous  cédons  à  cette 
même  illusion  que  Lucrèce  reproche  à  ceux 
qui  se  soucient  outre  mesure  de  n'être  pas 
privés  de  sépulture,  ce  Vous  vous  figurez  à 
votre  insu,  dit  le  cruel  poëte,  debout  vous- 
même  près  de  votre  cadavre  et  attristé  de 


PASCAL.  135 

le  voir  déchiré  par  les  oiseaux  et  par  les 
bêtes  fauves  :  » 


Vivus  enim  sibi  quum  proponit  quisque  futurum 
Corpus  nti  volucres  lacèrent  in  morte  feraeque , 
Ipse  sui  miseret  ;  neque  enim  se  vindicat  hilum , 
Nec  removet  satis  a  projecto  corpore,  et  illud 
Se  fingit  sensuque  suo  contaminât  adstans. 


Et  nous  de  même,  dans  nos  vœux  de  bon- 
heur, nous  nous  figurons  toujours  tels 
que  nous  sommes  en  possession  de  ce  que 
nous  avons  désiré;  mais  si  ce  bien  ines- 
péré nous  arrive,  s'il  est  même  par  mi- 
racle tel  que  nous  l'avons  rêvé,  le  moindre 
changement  de  notre  être,  une  variation 
même  imperceptible  dans  les  ressorts  de 
notre  corps  ou  dans  ceux  de  notre  âme 
nous  défend  d'en  jouir,  et  nous  disons 
alors  :  n'est-ce  que  cela!  Si  pourtant,  par 
impossible,  nous  saisissons  ce  bonheur  avec 
un  cœur  qui  en  soit  encore  avide,  si  nous 
l'étreignons  de  toutes  nos  forces ,  cette 
étreinte  dure-t-elle  plus  qu'un  éclair  ?  notre 


-/ 


136  PASCAL. 

cœur  a-t-il  le  temps  de  battre  deux  fois 
avant  que  tout  ne  soit  fini  ou  flétri  ? 

Surgit  amari  aliquid  quod  in  ipsis  floribus  angat.... 

Pascal  a  dit  vrai;  le  soleil  n'éclaire 
rien  ici-bas  qui  ne  soit  misérablement  im- 
parfait, et  lui-même  en  est  la  preuve. 
Quelle  imperfection,  quelle  révolte  misé- 
rable de  la  matière  contre  l'esprit  que  ce 
corps  sitôt  usé  et  toujours  malade,  enfer- 
mant, obscurcissant,  étouffant  enfin  une 
telle  lumière  !  Et  cet  esprit  lui-même,  quel 
étonnant  mélange  de  grandeur  et  de  mi- 
sères, de  justesse  et  de  chimères,  de  péné- 
tration et  de  rêveries  !  quelles  angoisses  du 
cœur  en  échange  de  quelques  pures  jouis- 
sances de  l'entendement  !  Le  fruit  rongé 
par  le  ver,  un  champ  de  bataille  couvert 
de  morts,  un  enfant  expirant  dans  les  dou- 
leurs, un  peuple  libre  qui  tombe  en  servi- 
tude, n'offrent  point  de  plus  triste  pro- 
blème à  notre  curiosité  impuissante  et  ne 
proclament  point  plus  haut  qu'une   telle 


PASCAL.  137 

vie  l'imperfection  de  tout  ce  qui  est  dans  ce 
monde.  Et  ce  qui  est  un  autre  abîme ,  c'est 
qu'il  y  a,  dans  le  spectacle  même  de  ces 
agonies  et  de  ces  ruines,  je  ne  sais  quelle 
beauté  qui  chatouille  une  des  fibres  les 
plus  mystérieuses  du  cœur  de  l'homme. 
Pascal  aussi  clairvoyant  et  plus  raisonna- 
ble, Pascal  aussi  éloquent  et  moins  déchiré 
arrêterait  moins  notre  regard.  Mais  nous 
ne  pouvons  détourner  nos  yeux  de  la  flam- 
me qui  le  consume,  comme  les  Romains 
admiraient  les  nuances  changeantes  qu'une 
mort  lente  faisait  passer  sur  la  murène,  ou 
comme  nous  admirons  nous-mêmes  les 
couleurs  étranges  et  brillantes  que  nous 
donnons  à  certaines  fleurs  en  les  abreuvant 
de  poison. 


LA  ROCHEFOUCAULD 


LA    ROCHEFOUCAULD 


1 


ÈÈJ:- 


^IB-S  a  Rochefoucauld  est  certaine- 
ment le  plus  fin  et  peut-être  le 
plus  profond  des  moralistes  qui 
ont  fait  la  guerre  à  l'orgueil  de  l'homme. 
Pascal  parle  de  plus  haut  que  lui  et  veut 
nous  mener  plus  loin,  puisqu'il  ne  cherche  à 
ébranler  notre  confiance  en  nous-mêmes  que 
pour  nous  mieux  réduire  à  chercher  dans  le 


142  LA    ROCHEFOUCAULD. 

christianisme  Tunique  explication  et  la  meil- 
leure consolation  de  nos  misères.  Mais  si  la 
Rochefoucauld  n'a  pointée  grand  dessein, 
s'il  s'attache  simplement  à  nous  peindre 
tels  qu'il  nous  voit  parce  que  nos  vertus  ap- 
parentes lui  pèsent  et  qu'il  éprouve  une 
sorte  de  plaisir  intellectuel  à  nous  convain- 
cre de  leur  néant,  on  ne  peut  nier  qu'il 
ne  soit  entré  plus  avant  que  personne  dans 
le  détail  de  nos  intentions  secrètes ,  et  de 
ces  mouvements  instinctifs  qui  nous  portent 
à  l'action  sans  se  montrer,  ou  qui,  pour 
nous  faire  agir,  se  déguisent  à  nos  propres 
yeux  comme  aux  yeux  des  autres. 

Etranger  à  toute  ambition  philosophi- 
que, n'ayant  nullement  l'idée  de  bâtir  un 
système,  respectueux  envers  la  religion, 
simple  investigateur  de  la  conscience  hu- 
maine, il  couvre  ses  mortifiantes  conclu- 
sions de  l'autorité  des  Pères  de  l'Église,  et 
nous  présente  modestement  ses  maximes 
comme  autant  de  preuves  à  l'appui  de  cette 
sentence  générale  qu'a  portée  le  christia- 


LA   ROCHEFOUCAULD.  143 

nisme  contre   la  perversité   originelle   du 
genre  humain.  Mais,  homme  de  goût  en 
toute  chose,  il  insiste  peu  sur  ce  détour;  il 
n'allègue   qu'en  passant  cette  excuse,   et 
n'essaye  point  sérieusement  de  tromper  là- 
dessus  ses  contemporains  ou  la  postérité. 
Bien    qu'il  se  soit  trouvé   de   son   temps, 
sans  parler  du  nôtre,  des  lecteurs  capables 
de  s'y  laisser  prendre,  bien  qu'on  l'ait  naï- 
vement félicité  d'avoir  montré  «  que  toutes 
les  vertus  des  infidèles  sont  des  vices,  »  et 
d'avoir  abattu  «  comme  un  anti-Sénèque, 
l'orgueil   des  faux  sages,  »   l'œuvre  de  la 
Rochefoucauld  n'est  rien  moins  que  chré- 
tienne. C'est  seulement  la  psychologie  im- 
pitoyable d'un  observateur  mondain,  in- 
struit par  l'expérience  et  armé  d'une  rare 
puissance  de  réflexion  et  d'analyse.  Il  jouit 
vivement  de  ce  qu'il  découvre  et  nous  le 
révèle  avec  une  précision  incomparable  ; 
mais  il  n'en  veut  tirer  aucune  conclusion 
morale,  encore  moins  aucun  conseil,  et  il 
se  complaît  dans  la  seule  vue  de  la  vérité. 


144  LA    ROCHEFOUCAULD. 

On  peut  être  cependant  tenté  de  se  ser- 
vir de  ce  petit  livre  comme  d'une  triste  in- 
troduction à  la  partie  la  plus  sévère  du 
christianisme,  mais  c'est  à  la  condition  de 
faire  aussitôt  un  pas  de  plus  et  de  montrer 
à  l'homme  dans  le  perfectionnement  de 
son  âme,  avec  le  secours  de  la  religion,  un 
moyen  de  salut,  un  motif  d'espérance  :  «  On 
pourrait  dire,  »  écrit  excellemment  un  de 
ces  correspondants  choisis  qui  étaient  con- 
sultés sur  le  manuscrit  des  Maximes,  «  on 
pourrait  dire  que  les  chrétiens  commencent 
oùvotrephilosophieyfoz^etl'onnepourrait 
faire  une  instruction  plus  propre  à  un  caté- 
chumène pour  convertir  à  Dieu  son  esprit 
et  sa  volonté.  Quand  il  n'y  aurait  au  monde 
que  cet  écrit  et  l'Evangile,  je  voudrais  être 
chrétien....  »  C'est,  en  effet,  après  cet 
écrit  qu'on  a  surtout  besoin  de  lire  l'Evan- 
gile, et  rien  ne  prouve  mieux  la  force  ac- 
cablante des  Maximes  que  la  tentation 
qu'elles  inspirent  de  faire  aussitôt  appel  à 
un  secours  surnaturel/ à  un  miracle,  pour 


LA    ROCHEFOUCAULD.  145 

rompre  les  liens  si  savants  et  si  serrés 
qu'elles  enchevêtrent  autour  de  la  volonté 
de  l'homme.  Si  ce  secours  divin  fait  dé- 
faut, si  on  le  perd  seulement  de  vue,  on  est 
bien  près  de  dire  avec  Mme  de  Haute- 
fort  que  «  la  lecture  de  cet  écrit  persuade 
qu'il  n'y  a  ni  vice  ni  vertu,  et  que  l'on  fait 
nécessairement  toutes  les  actions  delà  vie,  » 
ou  encore  que  cet  écrivain  «  a  découvert 
les  parties  honteuses  de  la  vie  civile  et  de 
la  société  humaine.  »  Soit  pourtant  qu'on 
reste  accablé  sous  le  poids  de  ces  maximes, 
soit  qu'on  y  échappe  par  une  religieuse 
espérance  et  qu'on  y  trouve  un  point  d'ap- 
pui pour  s'élever  plus  haut,  soit  enfin 
qu'on  les  prenne  corps  à  corps,  qu'on  es- 
saye de  leur  tenir  tête  sans  aucun  secours 
surnaturel,  et  qu'on  cherche  seulement 
dans  la  nature  humaine  le  moyen  de  les 
ébranler,  on  ne  peut  s'empêcher  d'admi- 
rer la  force  pénétrante  de  celui  qui  a  réuni 
en  quelques  pages  et  sous  une  forme  si 
achevée  tant  de  raisons  de  douter  de  nous- 

10 


146  LA    ROCHEFOUCAULD. 

mêmes  et  de  rester  inquiets  sur  la  pureté 
de  nos  cœurs,  au  milieu  de  nos  plus  fiers 
mouvements  vers  le  bien. 

Si  Ton  veut  embrasser  d'un  coup  d'œil 
toutes  les  maximes,  l'esprit  qui  les  inspire, 
la  conclusion  implicite  de  chacun  de  ces 
regards  jetés  sur  notre  âme,  il  faut  lire 
l'admirable  morceau  sur  V  amour -propre , 
supprimé  dans  les  éditions  postérieures  à 
la  première ,  ou  bien  avoir  sans  cesse 
sous  les  yeux  cette  simple  réflexion,  per- 
due à  son  rang  parmi  cent  autres,  mais  ' 
les  dominant  toutes  par  la  grandeur  de 
l'image  'et  par  l'énergie  concise  de  l'ex- 
pression :  ce  Les  vertus  se  perdent  dans 
l'intérêt  comme  les  fleuves  se  perdent  dans 
la  mer.  » 

Qu'est-ce  que  cet  intérêt,  cette  mer  de 
laquelle  toutes  les  vertus  humaines  sont 
sorties  et  dans  laquelle  elles  viennent  se 
perdre  après  les  vains  détours  que  le  mo- 
raliste se  plaît  à  décrire?  Qu'est-ce  que  cet 
amour-propre  qui  est,  à  ses  yeux,  le  prin- 


LA    ROCHEFOUCAULD.  147 

cipe  de  nos  actions  bonnes  ou  mauvaises, 
Tunique  moteur  de  nos  vertus  comme  de 
nos  vices  ?  Si  nous  voulons  nous  le  deman- 
der pour  notre  propre  compte,  et  contem- 
pler dans  sa  source  profonde  cet  amour- 
propre  ou  cet  amour  de  soi  auquel  la 
Rochefoucauld  arrive  toujours  lorsqu'il 
suit  une  de  nos  vertus,  nous  reconnaîtrons 
aisément  ce  qui  est  le  principe  même  de  la 
vie*  et  du  mouvement  dans  le  monde,  ce 
que  la  philosophie  appelle  dans  son  sévère 
langage  :  l'être  et  la  tendance  à  persévérer 
dans  l'être.  Ce  penchant  à  vivre  et  à  durer 
n'est  pas  une  autre  force  chez  l'homme  que 
chez  tout  ce  qui  vit  et  se  meut  sur  la  sur- 
face de  la  terre  :  elle  anime  obscurément 
l'animal  qui  défend  son  existence  ou  qui 
veut  la  maintenir  et  l'étendre  par  la  des- 
truction de  sa  proie,  et  elle  souffle  en 
même  temps  à  l'homme  l'attachement  à  la 
vie,  le  goût  de  la  domination,  la  soif  de 
l'immortalité. 

Mais  cette  force,  aveugle  partout  ailleurs 


148  LA    ROCHEFOUCAULD. 

autant  que  puissante,  se  transforme  et  s'é- 
pure dans  notre  âme.  Deux  phénomènes 
nouveaux  et  admirables  la  tempèrent,  la 
dominent  parfois  jusqu'à  la  suspendre, 
et  lui  enlèvent,  alors  même  que  nous 
lui  cédons,  quelque  chose  de  sa  violence 
et  de  sa  brutalité.  C'est  d'abord  l'intel- 
ligence, ou,  pour  la  mieux  définir  dans 
ses  rapports  avec  notre  égoïsme  naturel, 
l'élévation  de  l'esprit  qui  nous  fait  con- 
cevoir quelque  chose  au-dessus  de  l'in- 
térêt personnel  et  qui  revêt  à  nos  yeux  de 
je  ne  sais  quelle  beauté  mystérieuse  lacté 
sublime  qui  reçoit  dans  les  langues  hu- 
maines le  nom  de  dévouement  ou  de  sa- 
crifice. C'est  ensuite  ce  mouvement  du 
cœur  qui  nous  fait  oublier,  pour  un  instant 
si  Ton  veut,  mais  tout  à  fait  et  sans  l'om- 
bre d'un  calcul,  notre  intérêt  personnel,  et 
qui  nous  emporte  à  une  belle  action  sans 
que  nous  ayons  le  temps  de  nous  recon- 
naître. Le  besoin  universel  d'être  et  de 
durer,  l'égoïsme,  pour  lui  donner  le  nom 


LA    ROCHEFOUCAULD.  149 

qu'il  prend  chez  l'homme,  n'est  donc  pas, 
quoi  qu'on  fasse  et  à  quelque  finesse  qu'on 
ait  recours,  la  raison  dernière  et  suffisante 
de  toutes  nos  actions.  L'homme  agit  par- 
fois par  suite  d'une  résolution  calme  et  hé- 
roïque qui  lui  a  fait  préférer  le  devoir  en- 
trevu par  l'intelligence  à  l'intérêt  suggéré 
et  appuyé  par  l'instinct  naturel;  parfois 
aussi  l'homme  agit,  entraîné  par  une  géné- 
rosité soudaine  et  violente  qui  lui  fait  ac- 
complir le  bien  sans  lui  laisser  le  loisir  de 
la  délibération,  ni  le  mérite  du  sacrifice. 
Sévère  investigateur  de  notre  âme  et  exercé 
à  surprendre  l'égoïsme  sous  ses  déguise- 
ments les  plus  habiles,  la  Rochefoucauld 
veut  le  trouver  là  même  où  il  n'est  pas; 
ou  du  moins  il  veut  le  montrer  agissant  en 
maître  là  même  où  il  obéit  plutôt  que  de 
commander  ;  il  refuse  donc  toute  part  dans 
nos  actions,  soit  à  l'accomplissement  in- 
telligent ,  réfléchi  et  pénible  du  devoir, 
soit  à  l'impulsion  naturelle  et  accidentelle 
vers   le  bien.    Tout   est    pour  lui   calcul 


150  LA    ROCHEFOUCAULD. 

égoïste,  avec  ou  sans  conscience  de  l'âme  en 
qui  ce  calcul  s'opère,  et  à  ses  yeux,  qu'il 
soit  spontané  ou  réfléchi,  héroïque  ou  fa- 
cile, le  mouvement  désintéressé  vers  le 
bien,  que  nous  appelons  vertu,  n'existe  pas. 
u  C'est  seulement  cette  négation  constante , 
ou  pour  mieux  dire,  cette  omission  per- 
pétuelle de  ce  fait  incontestable  :  qu'il  y  a 
des  actes  vertueux  dans  le  monde,  qui  est 
le  côté  faible  de  cet  inimitable  moraliste. 
Il  a  le  plus  souvent  raison,  mais  il  n'a  pas 
toujours  raison,  et  parfois  il  suffit  pour  le 
réfuter  d'un  coup  d'œil  jeté  autour  de 
nous  ou  en  nous-mêmes.  Confessons  ce- 
pendant qu'il  serait  vraiment  irréfutable 
si,  tout  en  accordant  qu'il  y  a  de  la  vertu 
dans  le  monde,  il  s'était  seulement  appli- 
qué à  montrer  que  l'amour  de  soi  en  est 
inséparable,  et  que  dans  les  profondeurs 
de  notre  être  la  vertu  et  l'intérêt  bien 
entendu  se  rapprochent  au  point  de  se  tou- 
cher. 11  est  certain  que  l'acte  le  plus  héroï- 
que du  monde,  que  le  sacrifice  le  plus  su- 


LA    ROCHEFOUCAULD.  151 

blime,  lorsqu'ils  sont  l'effet  de  la  réflexion, 
viennent  surtout  de  ce  qu'on  préfère  à  l'in- 
térêt immédiat  et  passager  qu'on  sacrifie, 
l'intérêt  supérieur  et  durable  de  l'être  mo- 
ral qui  est  en  nous.  Mais  c'est  précisément 
ce  discernement  des  intérêts  et  ce  sacrifice 
du  moins  noble  au  plus  noble  qui  a  reçu 
de  l'humanité  le  nom  de  vertu,  dénomina- 
tion admirable,  pleine  de  sens  et  de  jus- 
tesse, puisque  ce  sacrifice  est  le  plus  sou- 
vent douloureux  et  exige  une  certaine  force 
pour  s'accomplir.  La  vertu,  lorsqu'elle  est 
réfléchie  et  volontaire,  est  donc,  si  l'on 
veut,  un  art  sublime  de  faire  remonter  l'é- 
goïsme  à  sa  source  la  plus  élevée,  et  si  la 
Rochefoucauld  n'avait  pas  dit  autre  chose, 
il  aurait  eu  raison;  mais  il  est  décidé  contre 
lui  par  toutes  les  langues  humaines  qu'é- 
puré de  la  sorte  et  appliqué  uniquement  à 
la  conservation  et  à  l'accroissement  de 
l'être  moral,  l'égoïsme  perd  son  nom  pour 
faire  place  à  un  mot  plus  noble,  comme  si 
la  conscience  de  l'humanité  s'était  juste- 


152  LA    ROCHEFOUCAULD. 

ment  refusée  à  caractériser  de  la  même 
manière  deux  façons  si  différentes  d'enten- 
dre l'intérêt  personnel  et  de  poursuivre 
le  bonheur.  H  y  a  donc  une  façon  basse  et 
étroite  de  s'aimer  qu'on  appelle  le  vice,  et 
une  façon  intelligente,  courageuse  et  pres- 
que divine  de  s'aimer  qui  s'appelle  la  vertu, 
et  voilà  la  double  source  de  toutes  les  ac- 
tions humaines.  Quant  à  cesser  de  s'aimer 
soi-même  de  l'une  ou  de  l'autre  façon, 
quant  à  cesser  de  chercher  son  bien  en  ce 
monde  ou  son  salut  dans  l'autre,  comme 
disent  les  chrétiens,  on  ne  peut  l'exiger  de 
l'homme,  sans  renverser  d'abord,  non-seu- 
lement les  fondements  de  l'âme  humaine, 
mais  l'ordre  général  de  la  nature  qui  a  fait 
de  l'amour  de  soi,  c'est-à-dire  du  besoin 
d'être  et  de  durer,  le  principe  même  de  la 
conservation  et  du  mouvement  de  l'univers . 
La  méthode  la  plus  familière  à  la  Roche- 
foucauld, la  tendance  la  plus  fréquemment 
entrevue  dans  ses  Maximes,  c'est  de  con- 
fondre sous  le  même  nom  d'amour-propre 


LA    ROCHEFOUCAULD.  153 

ou  d'égoïsme  ces  deux  amours,  si  différents 
dans  leur  caractère  et  dans  leur  résultat, 
que  nous  nous  portons  à  nous-mêmes  et 
d'exiler  ainsi  la  vertu  de  l'âme  humaine, 
en  la  rangeant  tout  entière  sous  la  domi- 
nation étroite  et  exclusive  de  l'intérêt  per- 
sonnel. Mais  en  suivant  avec  une  admira- 
ble perspicacité  cet  intérêt  personnel  de 
détour  en  détour  jusque  dans  son  asile  le 
plus  inviolable,  il  se  garde  bien  de  nous 
indiquer  le  moment  où  cet  intérêt,  de  plus 
en  plus  élevé,  change  enfin  de  nature  et 
prend  le  nom  de  vertu  aux  yeux  de  toute 
la  terre.  Lisez,  par  exemple,  ce  passage  de 
l'incomparable  morceau  sur  Y Jmour -pro- 
pre, de  l'édition  de  \  665,  et  vous  y  verrez 
cette  transition  si  habilement  dissimulée 
qu'elle  devient  insensible  :  a  II  est  dans 
tous  les  états  de  la  vie  et  dans  toutes  les 
conditions  ;  il  vit  partout  et  il  vit  de  tout; 
il  vit  de  rien  ;  il  s'accommode  des  choses 
et  de  leur  privation;  il  passe  même  dans  le 
parti  des  gens  qui  lui  font  la  guerre,    il 


154  LA   ROCHEFOUCAULD. 

entre  dans  leurs  desseins,  et  ce  qui  est  ad- 
mirable, il  se  hait  lui-même  avec  eux,  il 
conjure  sa  perte,  il  travaille  lui-même  à  sa 
ruine  ;  enfin  il  ne  se  soucie  que  d'être,  et 
pourvu  qu'il  soit,  il  veut  bien  être  son  en- 
nemi. Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  s'il  se 
joint  quelquefois  à  la  plus  rude  austérité  et 
s'il  entre  si  hardiment  en  société  avec  elle 
pour  se  détruire,  parce  que,  dans  le  même 
temps  qu'il  se  ruine  en  un  endroit,  il  se 
rétablit  en  un  autre.  Quand  on  pense  qu'il 
quitte  son  plaisir,  il  ne  fait  que  le  suspen- 
dre ou  le  changer;  et  lors  même  qu'il  est 
vaincu  et  qu'on  croit  en  être  défait,  on  le 
retrouve  qui  triomphe  dans  sa  propre  dé- 
faite... »  Oui,  c'est  l'amour-propre  ou 
l'amour  de  soi  qui  ne  se  soucie  que  d être, 
et  veut  bien  être  son  ennemi,  pourvu  quil 
soit  ;  c'est  bien  lui  qui  se  rétablit  dans  un 
endroit  quand  il  se  ruine  dans  un  autre, 
qui  se  joint  à  la  plus  rude  austérité,  qui 
ne  fait  alors  que  changer  son  plaisir,  qui 
se  retrouve  enfin  triomphant  dans  sa  pro- 


LA    ROCHEFOUCAULD.  155 

pre  défaite;  mais  c'est  l'amour-propre  en- 
nobli, transfiguré,  aussi  épuré  enfin  que 
peut  l'être  un  sentiment  conçu  et  nourri 
dans  cette  poussière  dont  nous  sommes 
formés.  Ce  n'est  plus,  à  vrai  dire,  que  la 
forme  que  le  pur  amour  du  bien  est  ici- 
bas  condamné  à  prendre  pour  pénétrer  et 
subsister  dans  notre  âme.  Acceptons  ce- 
pendant les  jugements  et  le  langage  de  la 
Rochefoucauld;  voyons  quelle  idée  il  se 
fait  de  l'homme,  et  recueillons  dans  ses 
Maximes  les  traits  épars  de  cet  accablant 
portrait. 

L'homme  hait  le  bienfait  comme  une 
servitude;  sa  modération  vient  seulement 
du  calme  que  la  bonne  fortune  donne  à  son 
humeur;  s'il  se  fait  parfois  un  honneur 
d'être  malheureux,  c'est  qu'il  veut  paraître 
digne  d'être  en  butte  à  la  fortune;  s'il  pa- 
raît détester  le  mensonge,  c'est  qu'il  am- 
bitionne le  respect  d'autrui  pour  sa  parole; 
s'il  est  juste,  c'est  parce  qu'il  redoute  de 
souffrir  l'injustice;   l'amitié  est    pour  lui 


156  LA    ROCHEFOUCAULD. 

un  échange  de  bons  offices,  un  commerce 
où  l'amour-propre  se  propose  toujours 
quelque  chose  à  gagner;  s'il  exagère  par- 
fois dans  ses  discours  la  tendresse  de  ses 
amis,  ce  n'est  point  gratitude,  mais  désir 
de  faire  juger  de  son  mérite;  parler  de 
lui-même  fait  ses  délices,  il  aime  mieux  se 
diffamer  que  de  parler  d'autre  chose,  il 
envahit  toujours  la  conversation  par  cette 
passion  de  parler  de  lui-même ,  et  faire 
mine  d'écouter  autrui  est  déjà  un  merveil- 
leux effort;  s'il  refuse  des  louanges  c'est 
pour  être  loué  deux  fois;  s'il  se  repent, 
c'est  qu'il  a  peur;  s'il  pleure  ceux  qu'il 
aime,  c'est  pour  mille  raisons  dont  pas  une 
n'est  désintéressée;  enfin  les  deux  choses 
dont  il  se  pique  le  plus,  le  courage  et  le 
mépris  de  la  mort,  n'existent  pas;  sa  va- 
leur est  changeante,  capricieuse,  elle  a  be- 
soin de  témoins,  et  n'est  jamais  ce  qu'elle 
serait  si  le  danger  de  mourir  était  écarté; 
quant  au  mépris  de  la  mort.,  c'est  l'art  de 
s'en  distraire  de  mille  façons,  et  rien  de 


LA    ROCHEFOUCAULD.  157 

plus  :  ni  le  soleil  ni  la  mort  ne  peuvent  se 
regarder  fixement. 

Voilà  l'homme  dépouillé  de  tous  ses  mé- 
rites; que  gardera  la  femme  des  qualités 
qui  lui  sont  particulières  ?  Elle  sortira 
aussi  pauvre  que  nous  des  mains  de  ce  ter- 
rible juge.  On  parle  du  véritable  amour 
comme  on  parle  des  esprits  ;  qui  Ta  jamais 
vu?  Il  y  a  des  femmes  sévères,  mais  c'est 
un  fard  qu'elles  ajoutent  à  leur  beauté;  la 
sévérité  complète  n'existe  pas  sans  aver- 
sion; l'honnêteté  des  femmes,  c'est  l'amour 
du  repos  ;  il  en  est  peu  d'honnêtes  qui  ne 
soient  lasses  de  leur  métier,  ou  bien  qui  ne 
ressemblent  à  ces  trésors  cachés  qui  sont 
en  sûreté  parce  qu'on  ne  les  cherche  pas  ; 
si  l'on  souffre  de  la  jalousie  plus  que  d'au- 
cun mal,  c'est  que  la  vanité  ne  peut  aider 
à  la  supporter  ;  on  pleure  un  amant  pour 
mériter  d'en  avoir  un  autre  par  le  renom 
de  tendresse  et  par  la  gloire  d'une  belle 

douleur 

Mais  à  quoi  bon  émousser  ces  traits  ai- 


158  LA    ROCHEFOUCAULD. 

gus  pour  les  mettre  en  faisceau  et  pour  les 
montrer  tous  ensemble  ?  Tout  le  monde  les 
a  vus,  tout  le  monde  les  a  sentis,  il  en  est 
peu  qui,  à  de  certains  jours,  ne  nous  aient 
brusquement  atteints  et  déchirés.  Leur 
forme  incomparable,  leur  vif  et  dur  éclat 
ajoutent  à  leur  force,  et  quand  l'occasion 
nous  les  rappelle,  quand  l'événement  pa- 
raît leur  donner  raison,  il  semble  qu'ils 
nous  traversent  l'esprit  de  part  en  part. 
N'y  a-t-il  cependant  aucun  moyen  de  les 
parer,  de  les  briser  même,  et  s'il  est  possi- 
ble de  contredire  plus  d'une  fois  ces  maxi- 
mes impérieuses  par  un  simple  appel  à  la 
réalité,  d'où  vient  l'illusion  merveilleuse 
qui  les  accompagne?  où  ont-elles  pris  cet 
air  de  vérité  absolue  qui  nous  oblige,  par 
une  sorte  de  premier  mouvement  invo- 
lontaire, à  nous  incliner  d'abord  devant 
elles  ? 


II 


^f^&>A'  et  air  de  vérité  qu'ont  la  plupart 
f\  \MÊm  ^es  maximes  leur  yient  d'abord 
I(l4è^èl3  de  la  forme  achevée  qu'elles  ont 
reçue  de  la  main  de  leur  auteur.  Bien  qu'il 
se  soit  toujours  piqué  de  n'être  point  hom- 
mes de  lettres  et  qu'il  ait  feint  de  se  laisser 
arracher  la  publication  de  son  ouvrage,  par 
le  seul  désir  de  rectifier  certaines  copies 
infidèles  qui  couraient  le  monde,  la  Roche- 
foucauld a  patiemment  retouché  ce  petit 
chef-d'œuvre  avec  l'assistance  des  esprits 
les  plus  délicats  de  son  temps,  et  n'a  rien 
négligé  pour  le  faire  approcher  de  la  per- 
fection. Il  a  réussi,  en  ce  sens  qu'il  paraît 
impossible  au  lecteur  d  exprimer  la  même 
pensée  en  moins  de  mots,  avec  des  termes 


160  LA    ROCHEFOUCAULD. 

mieux  choisis  ?  d'une  façon  plus  saisis- 
sante. Ajoutez  à  cette  précision  merveil- 
leuse du  langage  quelques  images  vives 
et  sobres  qui,  par  leur  justesse  même, 
s'emparent  fortement  de  l'esprit,  et  vous 
comprendrez  la  singulière  autorité  qui  ac- 
compagne chacun  de  ces  courts  axiomes. 
Ces  affirmations  si  nettes,  si  claires ,  si 
spirituelles,  paraissent  du  même  coup  ad- 
mirables et  incontestables,  ou  du  moins 
découragent,  par  le  bonheur  même  de 
l'expression,  celui  qui  serait  tenté  de  les 
contester. 

La  finesse  de  ces  petites  analyses,  le 
compte  détaillé  qu'elles  nous  rendent  en 
quelques  lignes  d'un  sentiment  que  nous 
avions  toujours  cru  simple  et  droit,  achè- 
vent de  nous  convaincre.  Il  nous  est  diffi- 
cile de  ne  pas  considérer  comme  vraies 
ces  découvertes  faites  en  nous-mêmes,  ces 
conquêtes  sur  l'inconnu ,  analogues  aux 
travaux  des  géographes  qui  dessinent,  sur 
une   carte    restée  blanche  jusque-là,   des 


\ 

LA    ROCHEFOUCAULD.  161 

lacs,  des  fleuves  et  des  montagnes,  ou  aux 
descriptions  des  naturalistes  qui  nous 
montrent,  à  l'aide  du  microscope,  tout  un 
monde  dans  quelque  parcelle  de  matière. 
Relisons,  par  exemple,  cette  définition  de 
la  constance*  :  «  La  constance  en  amour 
est  une.  inconstance  perpétuelle  qui  fait 
que  notre  cœur  s'attache  successivement 
à  toutes  les  qualités  de  la  personne  que 
nous  aimons,  donnant  tantôt  la  préférence 
à  l'une,  tantôt  à  l'autre;  de  sorte  que  cette 
constance  n'est  qu'une  inconstance  arrêtée 
et  renfermée  dans  un  même  sujet.  »  Rien 
de  plus  vrai,  quand  on  y  pense,  que  cet 
amour  successif  qui  voyage  d'une  qualité  à 
l'autre  sans  s'écarter  de  la  personne  aimée, 
comme  on  sacrifierait  sur  plusieurs  autels 
sans  sortir  du  même  temple,  et  c'est  là  ce 
qu'on  appelle  communément  la  constance; 
mais  on  ne  voit  guère  tout  cela  dans  la 
constance  avant  que  la  Rochefoucauld  ne 
l'ait  montré.  Dans  cette  maxime,  comme 
dans  bien  d'autres,  il  nous  apprend  quel- 

11 


162  LA    ROCHEFOUCAULD. 

que  chose  sur  nous-mêmes  ;  le  désir  de 
croire  est  voisin  du  plaisir  d'apprendre,  et 
c'est  parce  que  le  plus  souvent  la  Roche- 
foucauld nous  instruit  qu'il  est  toujours 
près  de  nous  séduire. 

En  y  regardant  bien,  cela  ne  revient-il 
pas  à  dire  que  l'air  de  vérité  des  Maximes 
leur  vient  de  leur  vérité  même  ?  et  que  si 
elles  s'imposent  à  notre  esprit,  c'est  qu'elles 
nous  découvrent  des  parties  mal  entrevues 
de  notre  cœur  ?  Entendons-nous  pourtant 
sur  cette  vérité  des  Maximes.  Si  l'on  passe 
d'abord  condamnation  sur  cette  confusion 
de  mots  dont  nous  avons  parlé  naguère  en- 
tre l'égoïsme  et  la  vertu,  l'intérêt  et  le  de- 
voir, les  Maximes  sont  vraies  dans  presque 
tout  ce  qu'elles  disent;  leur  fausseté  n'est 
que  relative  et  vient  seulement  de  ce  qu'elles 
omettent.  On  y  met  en  lumière  avec  un  art 
admirable  des  faits  certains,  ingénieuse- 
ment relevés  au  désavantage  de  l'homme,  et 
l'on  y  passe  tout  simplement  sous  silence 
le  fait  non  moins  certain  qui  devrait  être 


LA    ROCHEFOUCAULD.  163 

invoqué  à  sa  décharge  ou  compléter  du 
moins  le  tableau  de  son  cœur.  Le  mot  de 
sophisme  répugne  et  paraît  presque  violent 
lorsqu'il  s'agit  d'un  tel  ouvrage,  et  cepen- 
dant il  est  aisé  de  surprendre  dans  le  pro- 
cédé habituel  de  l'auteur  des  Maximes  ce 
qu'on  appellerait  en  termes  d'école  le  so- 
phisme d'omission  ou  de  généralisation  ex-  ; 
cessive.  Lisez,  par  exemple,  cette  définition 
si  profonde  des  divers  genres  de  courage 
qui  les  réduit  tous  à  néant  et  n'en  laisse 
subsister  que  le  nom  ;  elle  est  irréprocha- 
ble, si  ce  n'est  qu'il  y  manque  deux  lignes  où 
l'on  reconnaisse  enfin  qu'il  y  a  des  exem- 
ples d'un  certain  courage  qui  se  passe  de 
témoins,  de  lumière,  de  vanité,  de  récom- 
pense, d'espérance  même,  qui  est  parce 
qu'il  est  et  qui  compte  parmi  les  plus  no- 
bles mouvements  de  l'âme  humaine.  Lisez 
encore  cette  définition  incomparable  de 
l'affliction,  où  l'on  énumère  toutes  les  rai- 
sons pour  lesquelles  on  pleure;  on  croirait 
voir  un  habile  chimiste  analysant  et  fai- 


164  LA    ROCHEFOUCAULD. 

sant  évanouir  en  malignes  vapeurs  toutes 
les  larmes  échappées,  depuis  la  création, 
du  cœur  de  l'homme.  Mais  il  manque  quel- 
que chose  dans  le  creuset  de  la  Roche- 
foucauld :  un  peu  de  douleur  vraie,  sorte 
de  corps  premier,  d'élément  indécompo- 
sable, qui  eût  résisté  à  tous  ses  efforts  et 
témoigné  jusqu'au  bout  que  les  larmes  de 
l'homme  coulent  parfois  comme  son  sang, 
sans  autre  calcul  et  sans  autre  raison 
qu'une  blessure.  On  pourrait  donc  s'écrier 
en  lisant  les  Maximes  :  Où  est  l'amour  in- 
génu ?  où  est  l'affliction  sincère  ?  où  est  la 
pitié  involontaire  et  irrésistible?  qu'a-t-il 
fait  du  vrai  courage?  Mais  cette  portion  de 
vérité  qui  manque  n'empêche  point  en 
nous  l'impression  profonde  de  cette  autre 
portion  de  la  vérité  que  les  Maximes  décou- 
vrent et  relèvent;  bien  plus,  l'impression 
de  la  vérité  qu'on  nous  montre  est  si  vive, 
que  la  vérité  omise  en  souffre,  qu'elle  ne 
paraît  pas  seulement  laissée  de  côté,  mais 
détruite,  et  qu'elle  prend  aux  yeux  de  plus 


LA    ROCHEFOUCAULD.  165 

d'un  lecteur  l'apparence  trompeuse  d'un 
préjugé  vaincu. 

Un  grand  nombre  de  maximes,  non 
moins  incomplètes  et  non  moins  partiales, 
si  on  les  met  sans  détour  en  face  de  la  na- 
ture humaine  et  de  l'expérience,  emprun- 
tent leur  air  de  vérité  absolue  à  un  autre 
genre  de  sophisme,  puisque  nous  nous  ré- 
signons à  nous  servir  du  terme  exact  :  c'est 
le  sophisme  de  concomitance,  pour  l'appe- 
ler par  son  nom.  La  Rochefoucauld  réunit 
dans  la  même  maxime  deux  faits  incontes- 
tables, et  suppose  non  pas  seulement  que 
l'un  est  la  conséquence  de  l'autre  (ce  qui 
le  plus  souvent  est  vrai),  mais  encore  que 
le  second  de  ces  faits  est  la  conséquence 
recherchée  et  voulue  du  premier,  le  but 
secret  qui  lui  donne  naissance,  et  que  si  le 
premier  phénomène  existe  dans  l'âme  hu- 
maine, c'est  seulement  avec  l'intention  for- 
melle et  intéressée  d'amener  le  second. 
L'illusion  produite  par  ce  genre  de  so- 
phisme est  puissante  et  difficile  à  détruire; 


166  LA    ROCHEFOUCAULD. 

et  on  le  comprend  aisément  :  les  deux  faits 
allégués  sont  vrais,  le  rapprochement  en 
est  ingénieux  et  frappant;  bien  plus,  ils 
s'enchaînent  souvent  tous  les  deux  par  une 
conséquence  nécessaire;  quoi  de  plus  fa- 
cile que  de  se  laisser  glisser  sur  la  pente 
où  la  Rochefoucauld  nous  entraîne,  et  que 
de  voir  dans  cette  conséquence  inévitable 
la  poursuite  d'un  intérêt  et  l'effet  d'un 
calcul  ? 

Ne  faut-il  pas  accorder,  par  exemple, 
que  l'aversion  du  mensonge  rend  nos  té- 
moignages considérables  et  attire  à  nos 
paroles  un  aspect  de  religion  ?  que  la  fi- 
délité au  secret  attire  la  confiance  et  nous 
rend  dépositaires  des  choses  les  plus  im- 
portantes? qu'en  louant  à  l'excès  la  ten- 
dresse de  nos  amis  pour  nous,  nous  fai- 
sons juger  de  notre  mérite  ?  Tous  ces  faits, 
marchant  deux  par  deux,  et  réunis  dans  la 
même  maxime,  sont  incontestables;  bien 
plus,  ils  s'engendrent  l'un  l'autre,  et  le 
lien  de  nécessité  qui  les  unit  paraît  à  tous 


LA  ROCHEFOUCAULD. 

les  yeux.  Que  fait  la  Rochefoucauld  ?  Il 
transforme  d'un  seul  mot,  ingénieusement 
jeté  au  milieu  de  la  maxime,  ce  lien  de 
nécessité  en  un  lien  de  volonté,  cette  con- 
séquence naturelle  en  un  calcul.  Il  dira 
donc  que  l'aversion  du  mensonge  est  une 
imperceptible  ambition  de  rendre  nos  té- 
moignages considérables  ;  que  la  fidélité  est 
une  invention  rare  de  l'amour- propre 
pour  attirer  la  confiance;  que  nous  exa- 
gérons la  tendresse  de  nos  amis  pour  nous, 
moins  par  reconnaissance  que  par  le  désir 
de  faire  juger  de  notre  mérite.  C'est  là 
que  l'hypothèse  commence;  mais  elle  est 
si  bien  soutenue  et  si  bien  enveloppée  de 
faits  incontestables  et  d'observations  vraies, 
qu'elle  s'impose  avec  le  reste  et  emprunte 
à  ce  qui  l'entoure  un  air  de  certitude.  Qui 
n'accordera  encore  que  la  sévérité  ajoute 
un  charme  à  la  beauté  des  femmes  et  tend 
à  augmenter,  avec  la  difficulté  de  les  vain- 
cre, le  désir  de  les  toucher?  Mais  faut-il 
en  conclure  que  cette  sévérité  est  un  fard, 


168  LA    ROCHEFOUCAULD. 

un  ajustement,  et  en  faire  une  partie  de 
la  toilette,  une  sorte  de  mouche  plus  habi- 
lement placée  que  toutes  les  autres?  Pieu- 
,  rer  beaucoup  celui  qu'on  aimait,  c'est  en 
effet  paraître  plus  digne  encore  d'être  ai- 
mée; est-il  aussi  certain  que  c'est  afin  de 
mieux  remplacer  celui  qu'on  a  perdu  qu'on 
le  pleure  ?  Quoi  de  plus  involontaire  enfin 
que  cette  élévation  naturelle  que  la  Ro- 
chefoucauld définit  admirablement  en  l'ap- 
pelant ce  un  certain  air  qui  nous  distingue 
et  qui.  semble  nous  destiner  aux  grandes 
choses?  »  Que  l'élévation,  ainsi  entendue, 
ajoute  quelque  chose  à  la  valeur  de  l'homme 
et  lui  attire  tout  d'abord  une  sorte  de  dé- 
férence indépendamment  de  la  naissance, 
des  dignités  et  du  mérite  même,  on  peut 
le  voir  ou  le  sentir  aisément;  mais  que  ce 
nouveau  prix  on  se  le  donne  à  soi-même, 
que  l'élévation  tende  à  usurper  cette  su- 
périorité et  ces  déférences,  on  ne  sera  pas 
si  prompt  à  l'admettre  si  l'on  a  seulement 
rencontré  quelques-uns  de  ces  princes  sans 


LA   ROCHEFOUCAULD.  169 

parchemins  ou  de  ces  rois  sans  couronne 
que  la  nature  se  plaît  parfois  à  faire  naître 
dans  les  rangs  les  plus  humbles,  et  dont  l'é- 
lévation instinctive  est  aussi  étrangère  au 
calcul  que  le  mouvement  de  l'oiseau  qui 
s'élance  en  chantant  vers  le  ciel. 

Omettre  une  partie  de  la  vérité  ou  réu- 
nir deux  faits  certains  ,  ingénieusement 
rapprochés  l'un  de  l'autre  et  parfois  sortis 
l'un  de  l'autre,  par  le  lien  hypothétique 
d'un  calcul,  tel  nous  paraît  être  le  procédé 
habituel  de  l'auteur  des  Maximes,  lorsqu'il 
s'égare  dans  des  condamnations  trop  gé- 
nérales et  trop  profondes  de  la  nature  hu- 
maine. Mais  il  ne  s'égare  pas  toujours,  et 
alors  même  qu'il  va  trop  avant,  il  rencon- 
tre des  traits  si  vifs,  des  expressions  si 
justes  et  si  fines,  que  son  livre,  tel  qu'il  est, 
restera  parmi  les  monuments  les  plus  par- 
faits de.  notre  langue  et  les  créations  les 
plus  heureuses  de  notre  génie.  Il  est  légi- 
time et  il  peut  être  intéressant  de  se  rendre 
compte  des  Maximes,  d'analyser  et  de  dé- 


170  LA    ROCHEFOUCAULD. 

composer  même  quelques-uns  de  ces  petits 
chefs-d'œuvre  pour  en  chercher  la  partie 
faible  et  le  point  contestable,  de  montrer 
que  trop  souvent  la  nature  humaine,  avec 
sa  riche  et  puissante  variété,  ne  peut  y 
entrer  telle  qu'elle  est  sans  les  faire  éclater, 
que  l'auteur  enfin  se  met  parfois  en  désac- 
cord, par  une  confusion  volontaire  dans 
les  mots  plutôt  que  par  une  vue  fausse  des 
choses  elles-mêmes,  avec  la  conscience  du 
genre  humain.  Mais  en  dehors  de  ces 
justes  réserves,  faire  de  propos  délibéré 
la  guerre  aux  Maximes ,  et  surtout  en 
vouloir  à  la  Rochefoucauld  de  les  avoir 
écrites  ,  est  une  entreprise  peu  raison- 
nable et  qui  n'est  pas  toujours  exempte  de 
ridicule. 

Il  est  bien  superflu,  après  les  pages 
charmantes  qu'on  a  écrites  sur  ce  même 
sujet,  de  défendre  la  Rochefoucauld  con- 
tre les  plus  pompeux  de  ses  adversaires. 
A  tout  prendre,  c'était  un  galant  homme, 
et  si  son  humeur  mélancolique,  son  incli- 


LA    ROCHEFOUCAULD.  171 

nation  à  tout  pénétrer  pour  se  dégoûter  de 
tout  l'ont  empêché  de  jouir  de  la  vie,  s'il 
a  été  inutilement  comblé  de  tout  ce  qu'on 
désire  ici -bas  ,  si  Ton  peut  enfin  lui 
appliquer  les  vers  admirables  du  poëte 
latin  : 

....  Omnia ,  pertusum  congesta  quasi  in  vas , 
Commoda  perfluxere,  atque  ingrata  interiere, 

faut-il  l'en  blâmer  ou  l'en  plaindre?  Qui 
peut  se  flatter,  après  tout,  de  voir  exacte- 
ment les  choses  comme  elles  sont  et  de  se 
faire  une  idée  complète  des  biens  et  des 
maux  de  cette  vie,  des  beautés  et  des  lai- 
deurs de  l'âme  humaine  et  du  monde!  Heu- 
reux celui  qui  a  reçu  en  naissant  le  don  de 
tout  voir  d'un  œil  favorable,  pour  qui  le 
ciel  est  plus  beau,  les  arbres  plus  verts,  le 
soleil  plus  brillant,  les  hommes  meilleurs, 
les  femmes  plus  belles  que  pour  le  commun 
de  l'humanité  !  Heureux  encore  (quoique 
moins  heureux)  celui  qui  voit  plutôt  les 
aspects  sévères  du  monde  et  de  la  vie,  s'il 


172  LA    ROCHEFOUCAULD. 

s'élève  à  sa  manière  jusqu'à  la  conception 
de  l'ordre  universel,  si  le  plaisir  de  savoir 
et  la  présomption  de  comprendre  lui  tien- 
nent lieu  d'illusions  plus  douces!  La  Roche- 
foucauld ne  semble  avoir  été  ni  des  uns  ni 
des  autres.  Il  s'est  bien  attaché  aux  points 
de  vue  les  plus  sombres  qu'on  puisse  choi- 
sir ici-bas;  il  a  tout  considéré  sous  une 
triste  lumière;  mais  son  regard  pénétrant, 
qui  s'appliquait  à  tout  percer  autour  de 
lui,  ne  paraît  point  s'être  élevé  assez  haut 
ni  avoir  visé  assez  loin  pour  qu'il  pût  trou- 
ver, dans  une  observation  plus  complète 
de  la  nature  et  dans  la  jouissance  d'une 
contemplation  plus  vaste,  quelque  noble 
compensation  au  dégoût  que  cette  étude 
imparfaite  de  la  réalité  devait  amasser  dans 
son  cœur.  Il  a  donc  erré,  sans  en  sortir, 
dans  ces  postscenia  vitse,  où  l'air  est  trop 
épais  et  trop  lourd  pour  laisser  briller  plus 
d'un  instant  la  flamme  légère  et  tremblante 
du  plaisir.  Mais  pour  avoir  ainsi  manqué 
d'être  heureux,  faut-il  le  maudire?  et  n'a-t-il 


LA    ROCHEFOUCAULD. 


173 


même  aucun  titre  h  notre  reconnaissance 
pour  nous  avoir  décrit  en  quelques  traits 
immortels  ces  désolantes  régions  où  s'est 
fièrement    et    tristement    promenée    son 


ame 


LA   BRUYERE 


LA   BRUYERE 


i 


I  l  est  aisé  de  se  méprendre  sur 
la  Bruyère.  Le  peu  qu'on  sait 
de  sa  vie  passée  au  service  d'un 


prince,  quelques  allusions  amères  à  l'in- 
juste inégalité  des  rangs  et  à  sa  condi- 
tion subalterne,  quelques  plaintes  fières 
sur  le  bonheur  immérité  et  sur  l'inso- 
lence impunie  des  grands,  enfin  quelques 

12 


178  LA    BRUYERE. 

paroles  d'indignation  éloquente  sur  la 
misère  du  peuple,  peuvent  donner  à  plus 
d'un  lecteur  la  tentation  de  voir  dans  la 
Bruyère  un  adversaire  de  la  société  de 
son  temps,  une  sorte  de  réformateur  ou, 
comme  on  dit  aujourd'hui,  un  des  précur- 
seurs de  la  révolution  française.  Ce  juge- 
ment serait  inexact  en  ce  sens  que  la 
Bruyère,  tout  en  ayant  le  sentiment  très- 
vif  des  imperfections  de  la  société  française 
telle  qu'il  l'a  vue  et  telle  qu'il  l'a  peinte, 
n'avait  point  l'idée  que  cet  état  de  choses 
pût  être  réformé  ni  rapproché  des  lois  éter- 
nelles de  la  justice.  11  était  trop  éloigné  de 
la  révolution  pour  la  pressentir,  trop  bien 
enchaîné  lui-même  à  sa  place  dans  la  hiérar- 
chie sociale  pour  croire  qu'il  fût  jamais 
possible  de  la  remanier  de  fond  en  comble; 
il  voyait  de  trop  près  la  solidité  de  ce  mo- 
nument monarchique  et  aristocratique  qui 
imposait  alors  à  toute  l'Europe,  et  qu'au- 
cun souffle  ne  menaçait  encore,  pour  sou- 
haiter ou  prévoir,  même  de  loin,   la  des- 


LA    BRUYERE.  179 

tructionou  l'ébranlement  de  ce  majestueux 
édifice. 

La  Bruyère  sentait  mieux  que  personne, 
et  exprimait  souvent  dans  les  termes  les  plus 
heureux,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  contraire 
à  la  nature  dans  cet  ordre  politique  et  so- 
cial, où  il  était  humblement  logé,  et  quelle 
violence  perpétuelle  un  tel  état  de  choses 
faisait  à  la  justice;  mais  il  comprenait  que 
la  société  dût  s'écarter  jusqu'à  un  certain 
point  de  ^a  justice  et  de  la  nature,  et  tout 
en  faisant  remarquer  cet  écart  dans  maint 
passage  de  ses  écrits,  il  n'a  jamais  exprimé 
l'espérance  de  le  voir  comblé  ou  diminué 
par  la  générosité  des  uns  ou  par  le  courage 
des  autres;  il  a  cru  de  bonne  foi  léguer  à 
la  postérité  tout  ce  qui  avait  attristé  son 
cœur  ou  blessé  sa  raison.  S'il  n'avait  rien 
de  l'utopiste,  ou  du  réformateur,  il  ne 
serait  pas  moins  injuste  de  voir  en  lui 
un  misanthrope  et  de  croire  qu'il  ne  sa- 
vait pas  prendre  en  patience  ce  qu'il  con- 
sidérait comme  inévitable.    Il   ne  se  lais- 


180  LA    BRUYERE. 

sait  pas  aller  à  «  cette  jalousie  stérile  ou 
à  cette  haine  impuissante  pour  les  grands, 
qui  ne  nous  venge  point  de  leur  splendeur 
et  de  leur  élévation,  et  qui  ne  fait  qu'a- 
jouter à  notre  propre  misère  le  poids  insup- 
portable du  bonheur  d'autrui.  »  11  se  gar- 
dait de  son  mieux  de  toute  humiliation  ;  il 
évitait  avec  soin  tout  abaissement  inutile  et 
se  résignait  à  une  dépendance  nécessaire. 
Puis,  retiré  chez  lui  et  la  plume  à  la  main, 
sans  autre  maître  que  sa  pensée,  sans  autre 
souci  que  celui  de  bien  dire,  il  faisait  pas- 
ser devant  lui  cette  société  superbe,  et 
s'appliquait  à  la  juger  et  à  la  décrire  avec 
un  art  laborieux,  mais  délicat,  et  le  plus 
souvent  assez  heureux  pour  graver  à  ja- 
mais ses  peintures  dans  la  mémoire  des 
hommes. 

L'honorable  domesticité,  dans  laquelle 
s'écoula  la  seconde  moitié  de  sa  vie,  avait 
été  elle-même  précédée  d'une  existence 
plus  pénible,  et  pouvait  être  considérée, 
selon  les  mœurs  du  siècle,  comme  le  terme 


LA    BRUYERE.  181 

de  son  ambition,  comme  une  sorte  de 
récompense.  On  ne  sait  qu'imparfaitement 
comment  la  Bruyère  vécut  jusqu'à  trente- 
six  ans,  livré  sans  doute  à  cette  «  hor- 
rible peine  »  de  se  faire  jour  qu'il  a  in- 
diquée, en  passant,  d'un  trait  si  sobre 
et  si  vif  au  début  de  son  chapitre  sur  le 
mérite  personne L  Se  faire  jour,  pour  lui, 
ne  fut  autre  chose  que  d'être  appelé  à 
enseigner  l'histoire  au  petit-fils  du  grand 
Condé.  Le  voilà  donc  pour  la  vie  attaché 
à  cette  altière  famille  et  à  deux  princes 
dont  l'un,  le  père  de  son  élève,  ce  tenoit 
tout  dans  le  tremblement,  »  tandis  que 
l'autre,  le  duc,  son  jeune  élève,  n'épar- 
gnait pas  même  à  ses  amis,  «  des  insultes 
grossières  et  des  plaisanteries  cruelles.  » 
Ce  n'est  point  la  Bruyère,  c'est  Saint- 
Simon  qui  rend  d'eux  ce  témoignage  ;  mais 
il  n'est  point  douteux  que  la  Bruyère  se 
tenait  avec  eux  sur  ses  gardes,  se  retran- 
chant ce  dans  le  sérieux,  »  évitant  la  fami- 
liarité qui  lui   eût  été  bientôt  rendue  en 


182  LA    BRUYERE. 

mépris  et  forçant  la  considération  par  le 
respect.  Il  avait  sous  les  yeux  l'utile  et  af- 
fligeant exemple  de  Santeul,  qui,  s'étant 
livré  sans  réserve  à  la  familière  et  dange- 
reuse gaieté  de  cette  maison  ,  expiait  par 
des  injures  que  la  Bruyère  n'aurait  pu 
souffrir,  la  facilité  imprudente  et  presque 
enfantine  de  son  commerce.  On  sait  que 
Santeul  reçut  un  jour,  en  pleine  table,  un 
soufflet  de  Mme  la  duchesse,  suivi,  pour 
le  calmer,  d'un  verre  d'eau  jeté  à  la  fi- 
gure ;  il  se  contenta  de  chanter  en  beaux 
vers  latins  cette  colère  d'une  déesse  con- 
tre un  favori  des  muses.  Santeul  mou- 
rut-il ,  comme  Saint-Simon  le  raconte , 
d'une  plaisanterie  de  M.  le  duc,  qui  au- 
rait vidé  sa  tabatière  dans  un  verre  de 
vin  de  Champagne  et  qui  le  lui  aurait 
fait  boire  «  pour  voir  ce  qui  en  arrive- 
rait? »  On  n'en  est  pas  bien  sûr;  ce  qui 
n'est  que  trop  certain ,  c'est  que  la  vie 
de  Santeul  aurait  servi  d'avertissëmunt  à 
la   Bruyère,    si  la    Bruyère    avait    eu  be- 


LA    BRUYERE.  183 

soin  d'être  averti.  Mais  la  Bruyère  était 
conduit  en  ces  matières  par  un  instinct 
délicat  et  sûr,  et  en  montrant  sans  cesse 
qu'il  n'oubliait  point  ce  qu'il  devait  à  au- 
trui, il  empêchait  qui  que  ce  fût  d'oublier 
ce  qu'on  lui  devait  à  lui-même.  Il  disait 
volontiers  et  écrivait  même  à  Bussy-Ra- 
butin  :  «  Les  altesses  à  qui  je  suis;  »  mais 
il  n'était  à  ces  altesses  que  dans  la  mesure 
où  les  mœurs  du  temps  permettaient  au  plus 
honnête  homme  et  à  l'esprit  le  plus  libre 
de  leur  appartenir. 

La  gloire  littéraire,  qui  devait  venir  en 
aide  à  la  dignité  de  sa  vie,  lui  arriva  trop 
tard  ;  elle  fut  aussi  éclatante  que  soudaine, 
mais  il  n'eut  guère  le  temps  d'en  jouir.  La 
première  édition  des  Caractères  parut  en 
1688;  en  4  691,  après  la  sixième  édition 
de  son  ouvrage,  il  se  présentait  à  l'Aca- 
démie française  et  échouait  contre  Pavil- 
lon, dont  le  plus  grand  titre  au  souvenir 
de  la  postérité  est  certainement  d'avoir 
ainsi  pris  le  pas  sur  la  Bruyère.  Enfin,  en 


184  LA   BRUYERE. 

1693,  l'Académie  répara  cette  injustice  à 
Tégard  de  l'auteur  des  Caractères .  Il  fut 
nommé,  non  sans  peine,  et  son  discours 
fut,  aussi  bien  que  son  élection,  le  sujet 
des  plus  amères  critiques.  Trois  ans  plus 
tard  une  attaque  d'apoplexie  l'emporta. 

A-t-il  aimé?  et  quelle  personne  a  touché 
son  cœur?  La  question  est  livrée  aux  éru- 
dits,  tant  la  Bruyère  nous  a  laissés  sur  ce 
point  dans  l'incertitude.  Les  uns  soupçon- 
nent qu'Arténice,  dont  le  beau  portrait  est 
comme  égaré  dans  le  chapitre  des  Juge- 
ments, est  une  personne  véritable  que  la 
Bruyère  aurait  fortement  aimée,  et,  entre 
autres  indices,  ils  retrouvent  son  nom  à 
peine  déguisé  sous  le  nom  d'Arténice.  Les 
autres  assurent  qu'il  ne  saurait  être  ques- 
tion de  cette  personne  ,  parce  que  les 
éloges  de  la  Bruyère  porteraient  tous 
à  faux  s'il  avait  eu  le  dessein  de  la  pein- 
dre; objection  bien  faible,  puisque  le  pro- 
pre de  l'amour  est  de  voir  les  personnes  et 
les  choses  même  autrement  qu'elles  ne  sont. 


LA    BRUYERE.  185 

Quoi  qu'il  en  soit,  plus  d'un  trait  de  ses 
écrits  nous  montre  qu'il  n'ignorait  point 
au  moins  dans  leur  physionomie  extérieure 
et  dans  leur  effet,  ce  que  Pascal  appelait 
les  passions  de  l'amour.  L'expérience  ne 
paraît  pas  étrangère  à  plus  d'un  passage  du 
chapitre  Du  cœur  :  «  Le  commencement 
et  le  déclin  de  l'amour  se  font  sentir  par 
l'embarras  où  l'on  est  de  se  trouver 
seuls.  »  —  «  S'il  se  rencontre  une  femme 
pour  qui  l'on  ait  eu  une  grande  passion  et 
qui  ait  été  indifférente,  quelque  important 
service  qu'elle  nous  rende  dans  la  suite  de 
notre  vie,  l'on  court  un  grand  danger 
d'être  ingrat.  »  Doit-on  voir  dans  ce  qui 
suit  l'accent  de  la  jalousie  personnelle,  ou 
s'agit-il  seulement  d'une  vérité  banale  que 
la  Bruyère  aurait  tâché  de  relever,  comme 
il  le  disait,  par  l'agrément  du  style?  «  A 
juger  de  cette  femme  par  sa  beauté,  sa  jeu- 
nesse, sa  fierté  et  ses  dédains,  il  n'y  a 
personne  qui  ne  doute  que  ce  ne  soit  un 
héros  qui  doive  un  jour  la  charmer  :  son 


186  LA    BRUYERE. 

choix  est  déjà  fait  ;  c'est  un  petit  monstre 
qui  manque  d'esprit.  »  Enfin  faut-il  voir  la 
raison  de  son  célibat  dans  quelque  inclina- 
tion sans  remède  et  sans  espérance  comme 
il  semble  l'indiquer  ici  d'une  façon  si  déli- 
cate :  «  Il  y  a  quelquefois  dans  le  cours 
de  la  vie  de  si  chers  plaisirs  et  de  si  ten- 
dres engagements  que  l'on  nous  défend, 
qu'il  est  naturel  de  désirer  du  moins 
qu'ils  fussent  permis  ?»  —  ou  bien  a-t-il 
simplement  fui  le  mariage  parce  que  le 
mariage  «  met  tout  le  monde  dans  son 
ordre,  »  tandis  que  l'homme  libre  peut 
a  s'élever  au-dessus  de  sa  fortune,  se  mêler 
dans  le  monde  et  aller  de  pair  avec  les 
plus  honnêtes  gens  ?  »  Ces  motifs  divers, 
mais  qui  ne  s'excluent  pas  les  uns  les  autres, 
ont  sans  doute  eu  leur  part  dans  la  desti- 
née de  la  Bruyère  ;  il  est  difficile  qu'il  ait 
traversé  d'un  cœur  toujours  calme  cette 
société  élégante,  oisive  et  voluptueuse;  il 
est  possible  qu'il  ait  aimé  quelque  personne 
au-dessus  de  lui  par  le  rang  et  au-dessous 


LA   BRUYERE.  187 

de  lui  par  le  cœur,  ou  quelqu'un  qui  mé- 
ritait de  lui  inspirer  ce  sentiment,  mais 
qui,  selon  les  idées  du  temps,  ne  pouvait 
y  répondre  et  s'y  laisser  aller  sans  déchoir; 
il  est  enfin  naturel  qu'avec  sa  prudence 
et  sa  fermeté  reconnues,  il  ait  toujours 
hésité  à  «  se  mettre  dans  son  ordre  par  le 
mariage,  »  et  à  faire  ainsi  partager  à  un 
autre  lui-même  une  situation  dont  il 
sentait  si  vivement  le  poids  et  le  péril. 

Tenons-nous-en  donc  à  ses  écrits  et  ne 
cherchons  pas  à  pénétrer  plus  avant  dans 
son  âme.  La  Bruyère  n'est  pas  un  de  ces 
moralistes  profonds  ou  ambitieux  qui  dé- 
couvrent la  raison  des  sentiments  humains, 
ou  qui  la  cherchent,  qui  s'efforcent  de  les 
suivre  jusqu'à  leur  source,  les  ramènent 
ainsi  les  uns  aux  autres,  et  en  réduisent 
le  nombre  à  mesure  qu'ils  les  connaissent 
davantage,  pour  s'arrêter  seulement  devant 
ces  impulsions  primitives  qui,  sous  une 
riche  diversité  de  formes  et  de  noms,  font 
le  mouvement  de  tout  notre  être  et  l'agi- 


188  LA    BRUYÈRE. 

tation  de  notre  vie.  Il  laisse  aux  Pascal 
aux  la  Rochefoucauld,  aux  Vauvenargues, 
cette  investigation  hardie  et  cette  grande 
curiosité  pui  s'attaquent  au  fond  même 
de  notre  nature.  C'est  plutôt  l'aspect  et  la 
figure  de  nos  passions  que  leur  source  qui 
l'attirent;  c'est  surtout  leur  physionomie 
extérieure,  leur  allure  involontaire  ou 
calculée,  leur  marche  et  leur  effet  dans 
le  monde ,  leur  combinaison  avec  les 
accidents  de  la  vie  et  avec  l'ordre  de  la 
société.  C'est  de  ce  coté  que  l'entraînaient 
à  la  fois  son  esprit  peu  fait  pour  la  haute 
philosophie  (comme  l'indique  son  chapi- 
tre ingénieux  mais  faible  sur  les  Esprits 
forts),  son  éloignement  pour  les  grands 
sujets  qui  lui  semblaient  interdits  à  un  écri- 
vain «  né  chrétien  et  Français,  »  son  goût 
et  son  talent  de  peindre,  qui  ont  semé  tant 
de  comédies  vivantes  et  piquantes  dans  son 
œuvre,  son  inclination  enfin  à  écrire  par- 
faitement, le  plaisir  qu'il  éprouvait  en 
cherchant  à  bien  dire,  et  le  prix  extrême 


LA    BRUYERE.  189 

qu'il  attachait  à  la  gloire  d'avoir  bien  dit» 
Aussi  a-t-il  peint  les  hommes  par  leurs 
dehors  plutôt  qu'en  eux-mêmes;  mais 
comme  les  dehors  de  nos  passions  ne 
changent  guère  et  s'accommodent  seule- 
ment à  la  variété  des  temps  et  des  lieux, 
il  a  plus  d'une  fois  touché  ce  qui  ne  passe 
pas  à  travers  ce  qui  passe,  et  l'homme 
éternel  se  rencontre  souvent  dans  son  livre 
à  côté  de  l'homme  de  son  siècle  et  de  son 
pays.  Cependant  il  a  surtout  excellé  à  nous 
rendre  témoignage  de  ce  qu'il  a  vu ,  et  la 
cour,  les  grands,  les  riches,  la  société  et 
la  conversation,  sont  les  meilleurs  sujets  de 
ses  tableaux. 

Il  est  difficile  de  nous  faire  aujour- 
d'hui une  idée  juste  de  ce  qu'on  appe- 
lait alors  la  cour,  et  surtout  d'évoquer 
en  nous-mêmes  les  images  et  les  impres- 
sions que  ce  mot  devait  éveiller  dans 
l'esprit  de  la  Bruyère.  Cette  étroite  ré- 
gion, pour  employer  l'expression  du  mo- 
raliste, voyait  alors  réunies  comme   dans 


190  LA    BRUYÈRE 

un  faisceau  toutes  les  influences  sociales 
qui  ont  aujourd'hui  perdu  leur  force,  en 
étant  dépouillées  ou  dégagées  de  ce  qu'elles 
avaient  d'accablant  pour  l'esprit  des  hom- 
mes. Aucun  effort,  par  exemple,  ne  nous 
fera  bien  concevoir,  au  sein  de  l'égalité 
dans  laquelle  nous  vivons  tous  plongés, 
ce  qu'était  alors  la  différence  de  la 
naissance  et  du  rang  dans  la  société 
française.  Quoi  qu'on  en  dise ,  la  for- 
tune n'impose  guère  plus  aux  hommes 
de  notre  temps  que  le  rang  et  la  nais- 
sance ,  et  les  mêmes  raisons  qui  nous 
détournent  de  respecter  les  richesses  au 
delà  de  ce  qu'il  convient  engagent  ceux 
qui  les  détiennent  à  se  les  faire  pardonner 
de  leur  mieux.  Enfin  le  pouvoir  a  cessé, 
à  travers  toutes  nos  révolutions,  d'être  un 
titre  à  la  considération  de  personne;  et 
loin  d'avoir  gardé  un  prestige  suffisant  pour 
incliner  les  cœurs,  l'autorité,  appuyée  sur- 
tout sur  la  force,  ne  parvient  pas  sans 
peine  à  s'entourer  du  respect  indispensable 


LA    BRUYERE.  191 

au  maintien  de  l'ordre  et  à  l'exécution  des 
lois. 

Mais  au  temps  de  la  Bruyère,  le  pres- 
tige de  la  naissance  et  du  rang,  l'influence 
de  la  richesse  patrimoniale,  lascendant  et 
l'éclat  du  pouvoir  étaient  intacts  et  pesaient 
de  tout  leur  poids  sur  ceux  qui  n'avaient 
point  leur  part  de  ces  titres  incontestés  à 
la  déférence  de  leurs  semblables.  Bien  plus, 
tandis  qu'aujourd'hui  ces  avantages,  deve- 
nus en  eux-mêmes  si  précaires  et  si  minces, 
sont  dispersés  dans  la  société  tout  entière  ; 
tandis  que  la  naissance  est  relativement 
dépouillée  de  la  richesse  et  le  plus  souvent 
éloignée  du  pouvoir;  tandis  que  la  ri- 
chesse, si  fluide  d'ailleurs  et  toujours 
prête  à  s'échapper,  n'a  le  plus  souvent 
d'autre  titre  qu'elle-même  à  la  considéra- 
tion d'autrui  ;  tandis  que  le  pouvoir,  pres- 
que aussi  mobile  que  la  richesse, n'a  plus 
rien  à  faire  avec  la  naissance  et  n'est  pas 
toujours  soutenu  du  mérite  personnel,  on 
voyait  alors  la  naissance,  le  pouvoir,  la  ri- 


192  LA    BRUYERE. 

chesse,  rassemblés  dans  les  mêmes  mains, 
confondus  sur  les  mêmes  têtes  ?  se  prêter 
un  mutuel  appui,  et  ajouter  à  l'influence 
qui  leur  était  propre  la  force  et  l'éclat 
qui  leur  venaient  de  leur  concours. 
Un  même  lieu,  un  étroit  espace,  ce  point 
du  globe  que  la  Bruyère  place  «  à  qua- 
rante-huit degrés  d'élévation  du  pôle  et  à 
plus  de  onze  cents  lieues  de  mer  des  Iro- 
quoîs  et  des  Hurons,  »  contenait  cette  so- 
ciété brillante  vers  laquelle  étaient  tournés 
tous  les  yeux,  la  cour,  petite  patrie  au  sein 
de  la  grande,  patrie  unique  pour  la  plu- 
part de  ses  habitants,  siège  de  toute  auto- 
rité, source  de  toutes  les  faveurs,  centre 
de  tous  les  plaisirs.  Rien  n'y  manquait  de 
ce  qui  pouvait  aider  à  jouir  de  la  vie,  la 
rendre  facile ,  légère  à  porter,  agréable  à 
sentir.  Le  pouvoir  n'y  était  guère  accom- 
pagné de  peine  et  de  travail,  car  ce  pou- 
voir venait  d'un  maître  unique  et  se  con- 
fondait avec  la  faveur,  qui  élève  celui  qu'elle 
a  touché,  sans  lui  rien  demander.  L'absence 


LA    BRUYERE.  193 

de  ces  labeurs  et  de  ces  soucis,  dont  le  plus 
haut  rang  n'exempte  aujourd'hui  personne, 
laissait  la  place  libre  h  l'oisiveté  et  rendait 
la  distraction  nécessaire  :  «  Ames  oisi- 
ves., »  dit  excellemment  la  Bruyère,  «  sur 
lesquelles  tout  fait  d'abord  une  vive  im- 
pression. »  La  richesse,  employée  avec 
art,  ajoutait  l'éclat  et  la  délicatesse  au 
bien-être  et  donnait  le  moyen  de  pré- 
venir l'ennui  par  la  variété  des  amuse- 
ments ;  la  politesse,  apprise  dès  la  nais- 
sance et  transmise  avec  le  sang,  adoucis- 
sait les  rapports  des  hommes  et  glissait 
quelque  charme  dans  les  moindres  inci- 
dents de  la  vie  ;  enfin  la  légèreté  volup- 
tueuse de  notre  race  et  la  grâce  spirituelle 
des  femmes  donnaient  le  mouvement  à 
cette  foule  brillante,  et  mêlaient  le  goût 
des  plaisirs  de  l'esprit  à  la  recherche  des 
autres  plaisirs. 

Voilà  le  spectacle  que  la  Bruyère  a  vu 
de  près,  non  pas  en  ennemi,  mais  un  peu 
en   étranger  ;  voilà  ce  qu'il  nous  a  peint, 

13 


194 


LA    BRUYERE. 


en  y  revenant  toujours  au  point  d'en  faire 
le  fond  et  l'âme  de  son  œuvre,  non  pas 
avec  une  haine  envieuse,  mais  avec  quel- 
que amertume  et  avec  le  sentiment  con- 
tenu de  ce  qu'il  y  avait  d'injuste  dans  cette 
dispensation  du  sort  et  de  la  société,  pro- 
diguant à  quelques-uns  de  ses  semblables, 
et  souvent  aux  moins  dignes  d'une  telle  fa- 
veur, tout  ce  qui  peut  ici-bas  enfler  ou 
chatouiller  le  cœur  de  l'homme,  tout,  jus- 
qu'au «  bonheur  d'avoir  à  leur  service  des 
gens  qui  les  égalaient  par  le  cœur  et  par 
l'esprit  et  qui  les  passaient  quelquefois.  » 


II 


n  a  remarque  avec  raison  que 
les  portraits  célèbres  qu'on  aime 
le  plus  à  relire  dans  la  Bruyère 
ne  sont  point  fondus  d'un  seul  jet ,  mais 
composés  d'une  foule  de  remarques  suc- 
cessives, ajoutées  les  unes  aux  autres  avec 
patience  et  réunies  avec  art.  Ses  chapitres 
sont  composés  de  la  même  manière  que 
ses  portraits.  Nulle  part  on  ne  le  voit  en- 
trer hardiment  dans  un  sujet  pour  le  par- 
courir d'un  pas  ferme  et  réglé,  jusqu'à  ce 
qu'il  en  ait  touché  le  terme.  Il  y  pénètre, 
au  contraire,  par  cent  voies  différentes, 
ne  s'y  engage  un  moment  que  pour  en 
sortir,  puis  y  revient  encore  sous  une 
forme  nouvelle,  change  à  chaque  instant 


196  LA    BRUYERE. 

de  tour,  de  figure,  de  langage,  ne  s'appe- 
santit sur  rien,  et  finit  cependant  par  avoir 
tout  dit.  Le  chapitre  de  la  cour,  par 
exemple ,  commence  par  des  maximes 
courtes  et  vives,  se  continue  par  des  por- 
traits généraux  ou  particuliers,  est  mêlé 
de  petits  discours  imprévus  et  instructifs 
que  les  personnages  sont  censés  se  tenir  à 
eux-mêmes ,  et  se  termine  comme  il  a 
commencé,  par  des  maximes.  Rien  de  tout 
cela  ne  paraît  tenir  ensemble  ni  faire  un 
corps,  et  pourtant,  lorsqu'on  a  tout  lu, 
l'impression  est  profonde,  le  tableau  pa- 
raît complet,  et  il  semble  difficile  d'y  rien 
ajouter. 

On  peut  croire  que  la  succession  de  ces 
courts  morceaux  dont  se  compose  un  cha- 
pitre de  la  Bruyère  n'a  pas  été  décidée 
d'avance,  ni  réglée  par  aucune  loi  de  l'art, 
puisque  chaque  édition  en  accroissait  le 
nombre,  et  que  le  réseau  si  lâche  de  cette 
composition  s'ouvrait  sans  effort  pour  faire 
place  à  un  nouveau  portrait  ou  à  une  ré- 


LA    BRUYERE.  197 

flexion  nouvelle.  Cependant  le  charme  que 
nous  trouvons  à  parcourir  cette  sorte  de 
mosaïque  aux  brillantes  couleurs,  l'agréa- 
ble facilité  avec^  laquelle  nous  traversons 
ces  objets  si  divers  de  la  pensée  et  ces  for- 
mes si  variées  du  langage,  nous  avertissent 
assez  clairement  qu'il  n'y  a  dans  cette  façon 
d'aller  rien  de  pénible  pour  l'esprit  ni  de 
contraire  à  la  nature.  Si  l'on  veut  même 
y  rêver  un  peu  et  se  prêter  à  l'illusion,  si 
l'on  veut  errer  soi-même  un  instant  avec 
la  Bruyère  au  sein  de  la  cour  et  dans  le 
monde,  ignoré  comme  lui  dans  cette  foule 
orgueilleuse  et  s'écartant  avec  lui  pour 
laisser  passer  ses  modèles,  on  trouvera  plus 
naturelle  que  ne  l'eût  été  aucune  autre 
l'ordonnance  si  libre  et  si  vive  qui  a  mêlé 
dans  une  confusion  apparente  ces  maximes, 
ces  portraits  et  ces  discours.  La  Bruyère 
réfléchit  et  il  écrit  ce  qu'il  pense,  il  re- 
garde et  il  dépeint  ce  qu'il  voit ,  il  écoute 

et  il  redit  ce  qu'il  entend.  Voici  N qui 

arrive  avec  grand    bruit ,   écarte  tout   le 


198  LA    BRUYERE. 

monde  ,  se  fait  faire  place  ,  gratte ,  heurte 
presque  ;  il  se  nomme  ?  on  respire ,  il 
n'entre  qu'avec  la  foule.  Voici  d'autres 
gens  qui  entrent  sans  saluer,  marchent  des 
épaules,  se  rengorgent,  interrogent  sans  re- 
garder jusqu'à  ce  qu'il  survienne  un  grand 
qui  fasse  tomber  cette  hauteur  contrefaite. 
Voyez  maintenant  passer  gravement  Ci- 
mon  et  Clitandre  ayant  pour  unique  affaire 
de  paraître  chargés  des  affaires  de  l'Etat. 
Quel  est  ce  débordement  de  louanges  qui 
inonde  tout  à  coup  les  cours ,  la  chapelle, 
qui  gagne  l'escalier  ,  les  salles,  la  galerie? 
On  en  a  au-dessus  des  yeux,  on  n'y  tient 
pas  ;  c'est  un  tel  qui  vient  d'être  placé  dans 
un  nouveau  poste  et  le  torrent  de  l'adu- 
lation emporte  tout  le  monde.  Pourquoi 
Timante,  presque  abandonné  naguère, 
est-il  entouré  comme  jadis,  assailli  de  gens 
qui  veulent  tous  le  tirer  à  l'écart  pour 
l'entretenir  mystérieusement  de  rien  ?  Une 
disgrâce  apparente  avait  effacé  tous  ses 
mérites,  une  faveur  imprévue  vient  de  les 


1 


LA    BRUYERE.  199 

lui  rendre.  Voyez  plus  loin  serpenter  Théo- 
dote  prêt  à  demander ,  et  pour  de  bonnes 
raisons  ,  la  place  de  Cassini  pour  le  suisse 
ou  le  postillon  du  favori.,  si  l'occasion  s'en 
présente,  prêt  à  tout  sacrifier  à  ce  qui 
porte  les  livrées  de  la  faveur.  Ecoutez  ce 
plaintif  murmure  du  courtisan  dégoûté, 
mais  dégoûté  pour  un  jour ,  de  son  triste 
labeur  :  «  Les  deux  tiers  de  ma  vie  sont 
écoulés  ;  pourquoi  m 'inquiéter  tant  sur  ce 
qui  m'en  reste  ?  La  plus  brillante  fortune 
ne  mérite  point  ni  le  tourment  que  je  me 
donne,  ni  les  petitesses  où  je  me  surprends, 
ni  les  humiliations ,  ni  les  hontes  que  j'es- 
suie; trente  années  détruiront  ces  colosses 
de  puissance  qu'on  ne  voyait  bien  qu'à 
force  de  lever  la  tête;  nous  disparaîtrons, 
moi  qui  suis  si  peu  de  chose  ,  et  ceux  que 
je  contemplais  si  avidement  et  de  qui  j'es- 
pérais toute  ma  grandeur  :  le  meilleur  des 
biens,  s'il  y  a  des  biens,  c'est  le  repos,  la 
retraite,  et  un  endroit  qui  soit  son  do- 
maine. »  Mais  le  maître  a  paru,  et  les  voilà 


200  LA   BRUYERE. 

tous  enlaidis  par  sa  présence;  à  peine  les 
peut -on  reconnaître  ,  tant  leurs  traits  sont 
altérés  et  leur  contenance  avilie.  Les  plus 
superbes  sont  les  plus  défaits  ;  l'homme 
modeste  ,  descendant  de  moins  haut,  se 
soutient  mieux.  Enfin  commence  cette 
messe  royale  où  les  grands  y  formant  un 
vaste  cercle  au  pied  de  l'autel  et  la  face 
élevée  vers  le  prince,  paraissent  l'adorer 
lui-même,  tandis  qu'il  paraît  adorer  Dieu. 
Quelle  étude  suivie,  quelle  description  ré- 
gulière de  la  cour  et  du  monde  vaudrait 
cet  admirable  et  capricieux  mélange  d'in- 
cidents, de  personnages  et  de  pensées, 
image  fidèle  de  la  nature?  C'est  ainsi  que 
les  grands,  les  riches,  les  lettrés,  les  avo- 
cats, les  prédicateurs,  toutes  les  figures 
originales  que  peuvent  produire  les  com- 
binaisons de  la  nature  avec  les  lois  et  les 
usages  du  monde,  traversent  comme  en 
courant  les  divers  chapitres  de  cet  ouvrage 
immortel;  tous  ces  personnages  ont  gardé 
leur   physionomie    et  leur  allure ,  ils  ont 


LA    BRUYERE.  201 

l'air  de  ne  songer  qu'à  eux  et  d'aller  à 
leurs  affaires  ;  ils  se  pressent  et  se  mêlent 
dans  le  libre  mouvement  de  ce  livre  comme 
ils  se  coudoyaient  dans  le  tumulte  de  la 
vie. 

Aussi  le  mot  de  comédie  vieat-il  aux 
lèvres  lorsqu'on  voit  marcher  avec  naturel 
tant  de  caractères  originaux.  Et  cependant 
ce  n'est  point  une  comédie,  non-seulement 
parce  qu'on  ne  peut  saisir  dans  les  actes 
de  tous  ces  personnages  une  action  suivie, 
et  qu'ils  ne  sont  point  lancés  ni  engagés 
les  uns  contre  les  autres,  mais  encore 
parce  que  leur  caractère  est  dessiné  d'une 
façon  plus  savante,  plus  fine,  plus  déliée 
que  le  caractère  de  ces  personnages  d'un 
ordre  différent  que  le  poète  comique  des- 
tine à  se  mouvoir  sur  la  scène  et  à  saisir 
fortement  l'esprit  du  spectateur.  Pour  in- 
téresser, pour  émouvoir  et  même  pour  lais- 
ser dans  l'imagination  la  vive  impression 
d'un  caractère,  le  poëte  comique  est  inévi- 
tablement conduit  à  forcer  un   peu  la  na- 


202  LA    BRUYERE. 

ture  et  à  s'écarter  jusqu'à  un  certain  point 
de  la  vraisemblance.  Il  fait  violence  à  la 
réalité  de  diverses  manières,  non-seule- 
ment en  resserrant  et  en  précipitant  l'action 
plus  que  ne  le  comporte  le  train  ordinaire 
de  la  vie,  mais  en  donnant  au  caractère  de 
ses  personnages  plus  de  relief  et  à  leurs 
actes  plus  d'emportement  ou  de  résolution 
que  ne  le  permettrait  une  reproduction 
discrète  de  la  nature.  Le  poète  comique  ne 
fait  comprendre  et  admirer  un  personnage 
de  la  foule  qu'en  le  peignant  de  couleurs 
plus  fortes ,  en  le  faisant  aller  plus  vite  et 
en  le  poussant  plus  loin  que  ne  le  ferait  le 
moraliste,  étudiant  le  même  modèle  à  son 
aise,  et  uniquement  appliqué  à  serrer  de 
près  la  vérité.  Voulez-vous  avoir  une  juste 
idée  de  cette  différence  ?  Voulez-vous  sen- 
tir l'avantage  du  moraliste  dépeignant  à 
loisir  un  caractère  sur  le  poète  comique 
qui  ne  peut  nous  montrer  ce  même  carac- 
tère qu'en  action  ,  et  qui  est  conduit  à  le 
faire  agir  avec  quelque  excès  pour  nous  le 


LA    BRUYÈRE.  203 

faire  mieux  comprendre  ?  Lisez  dans  la 
Bruyère  le  portrait  d'Onuphre,  composé 
avec  l'intention  évidente  de  mettre  en  lu- 
mière toutes  les  fautes  contre  la  vraisem- 
blance dont  le  Tartufe  de  Molière  peut 
être  accusé.  Il  est  certain  qu'Onuphre  est 
plus  voisin  que  Tartufe  delà  vraisemblance 
et  de  la  réalité.  Onuphre  se  garderait  de 
dire  ma  haire  et  ma  discipline ,  il  fait 
seulement  en  sorte  que  l'on  croie  qu'il 
porte  une  haire  et  se  donne  la  discipline  ; 
il  ne  s'aventure  pas  auprès  de  la  femme  de 
celui  qu'il  veut  dépouiller;  du  moins  il  ne 
lui  fera  pas  d'avances;  il  est  homme  à 
s'enfuir  et  à  lui  laisser  son  manteau,  s'il 
n'est  aussi  sûr  d'elle  que  de  lui-même.  Il 
n'est  point  curieux  d'un  tel  péril;  il  sait 
où  sont  les  femmes  qui  prospèrent  et  fleu- 
rissent à  l'ombre  de  la  dévotion.  S'il  con- 
voite un  héritage,  il  ne  se  joue  pas  à  la 
ligne  directe  :  il  ne  va  point  se  heurter 
avec  scandale  à  des  droits  trop  forts  et 
trop  inviolables;  il  est  la  terreur  des  colla- 


204  LA    BRUYÈRE. 

téraux.  Enfin  il  est  si  consommé  en  ca- 
lomnie qu'il  ne  se  donne  plus  la  peine  de 
médire;  il  se  contente  de  sourire  ou  de 
soupirer*  sur  le  fait  du  prochain;  il  n'a  que 
faire  déparier  pour  être  entendu.  Cet  hy- 
pocrite est  plus  près  que  l'autre  de  la 
vraisemblance,  plus  capable  d'exister  et  de 
se  soutenir,  plus  accommodé  aux  circon- 
stances extérieures;  nous  sommes  plus  ex- 
posés à  sentir  Onuphre  ramper  sous  nos 
pieds  ou  glisser  entre  nos  doigts  qu'à  ren- 
contrer Tartufe  lâché  comme  une  bête 
fauve  à  travers  les  lois  de  la  société,  les 
liens  de  la  nature  et  les  usages  du  monde. 
Et  pourtant  ils  sont  de  même  famille,  et 
c'est  bien  le  même  homme  que  le  mora- 
liste et  le  poëte  comique  ont  voulu  nous 
peindre;  mais  le  premier  contemple  l'hy- 
pocrite à  loisir  et  le  décrit  avec  une  fidélité 
minutieuse;  le  second  le  traîne  sur  la 
scène  et  le  pousse  violemment  d'incidents 
en  incidents  jusqu'à  l'entier  développe- 
ment de  son  caractère  et  jusqu'à  l'avorte- 


LA    BRUYERE.  205 

ment  de  ses  desseins.  L'espace,  le  temps, 
l'attention  même,  tout  fait  défaut  au  poëte 
comique  pour  nous  conduire  plus  lente- 
ment et  plus  avant  dans  l'intérieur  de  son 
personnage  ;  il  ne  peut  nous  le  décrire  et 
il  doit  le  faire  agir,  en  obéissant  aux  lois 
de  la  perspective  théâtrale,  en  poursuivant 
les  grands  effets  que  la  scène  exige.  L'art 
est  plus  fin  chez  le  moraliste  ;  .il  est  plus 
imposant  chez  le  poëte.  11  faut  plus  de 
puissance  et  de  courage  pour  façonner  à 
grands  traits  la  fresque  ou  la  frise  qui  de 
loin  et  de  haut  saisiront  et  contenteront 
nos  regards,  que  pour  parfaire  ces  ouvra- 
ges délicats  sur  lesquels  nous  pouvons 
promener  la  main  en  même  temps  que  les 
yeux. 

L'exacte  vérité  dans  les  choses  ne  suffit 
pas  à  la  Bruyère;  il  poursuit  avec  le 
même  scrupule,  ou,  pour  mieux  dire,  avec 
le  même  plaisir  la  vérité  dans  les  termes. 
Il  y  a  bien  moins  de  fantaisie  qu'on  ne 
l'imagine    dans    l'infinie    variété    de    ses 


206  LA    BRUYERE. 

tours  ;  il  n'en  prend  guère  qui  ne  soit 
choisi  avec  discernement,  mis  à  sa  place, 
employé  à  propos.  H  y  a  une  raison,  et 
on  la  découvre,  dans  sa  manière  de  com- 
mencer et  de  finir,  dans  ses  interpellations 
soudaines,  dans  ses  comparaisons  hardies, 
dans  la  gradation  de  ses  expressions  et  de 
ses  figures  qui  vont  se  resserrant  et  s'ai- 
guisant  toujours,  jusqu'à  un  dernier  mot 
ou  un  dernier  trait  auquel  il  s'arrête , 
parce  qu'en  effet,  au  delà,  il  n'y  a  plus 
rien.  Quelle  marche  savante  dans  cette 
description  des  âmes  vénales  :  «  Il  y  a  des 
âmes  sales,  pétries  de  boue  et  d'ordure, 
éprises  du  gain  et  de  l'intérêt ,  comme  les 
belles  âmes  le  sont  de  la  gloire  et  de  la 
vertu,  capables  d'une  seule  volupté  qui 
est  celle  d'acquérir  ou  de  ne  point  perdre, 
curieuses  et  avides  du  denier  dix,  unique- 
ment occupées  de  leurs  débiteurs,  tou- 
jours inquiètes  sur  le  rabais  ou  sur  le  dé- 
cri  des  monnaies,  enfoncées  et  comme 
abîmées  dans  les  contrats,  les  titres  et  les 


LA    BRUYERE.  207 

parchemins.  De  tels  gens  ne  sont  ni  pa- 
rents, ni  amis,  ni  citoyens,  ni  chrétiens, 
ni  peut-être  des  hommes;  ils  ont  de  l'ar- 
gent. »  Quelle  hardiesse  heureuse  et  op- 
portune dansl'apostrophe  célèbre  :  «  Fuyez, 
retirez- vous  ,  vous  n'êtes  pas  assez  loin. 
Je  suis,  dites-vous,  sous  l'autre  tropique. 
Passez  sous  le  pôle  et  dans  l'autre  hémi- 
sphère; montez  aux  étoiles  si  vous  pouvez. 
—  M'y  voilà.  —  Fort  bien  ;  vous  êtes  en 
sûreté.  —  Je  découvre  sur  la  terre  un 
homme  avide,  insatiable,  inexorable,  qui 
veut  vivre  aux  dépens  de  tout  ce  qui  se 
trouvera  sur  son  chemin  et  à  sa  rencon- 
tre, et  quoi  qu'il  en  puisse  coûter  aux  au- 
tres, pourvoir  à  lui  seul,  grossir  sa  fortune 
et  regorger  de  biens.  »  La  vivacité  du  tour 
n'est  ici  que  le  vêtement  léger  d'une  im- 
pression vive;  est-il  une  façon  plus  ingé- 
nieuse de  nous  présenter  ce  personnage  re- 
doutable et  de  nous  engager  à  le  fuir? 

Mais  on  sent,  dit-on,  trop  desprit  dans 
ces  pages  savantes;  l'art  y  est  trop  visible, 


208  LA    BRUYERE. 

et,  tout  habile  que  cet  art  se  montre,  il  a  le 
tort  de  se  montrer.  11  serait  malaisé  de  dé- 
fendre la  Bruyère  de  ce  reproche;  qu'est-il 
besoin  d'ailleurs  de  l'en  défendre?  Il  est 
plus  d'une  façon  de  bien  écrire,  et  si  Ton 
peut  préférer  Tune  à  l'autre,  c'est  pourtant 
avoir  touché  le  but  que  d'être  écouté  des 
hommes  et  que  de  leur  plaire  longtemps 
après  qu'on  a  cessé  d'être.  Chacun  suit  son 
chemin  vers  la  postérité,  il  n'en  est  point 
de  mauvais  pourvu  qu'il  y  conduise.  A 
vrai  dire ,  l'écrivain  ne  choisit  guère  ce 
chemin  ;  il  y  est  doucement  engagé  par  la 
nature,  et  il  se  ferait  une  violence  inutile 
en  essayant  de  se  détourner  vers  un  autre. 
Les  idées  s'offrent  à  chacun  de  nous  sous 
des  aspects  variés  et  provoquent  en  nous 
des  mouvements  divers  que  l'art  peut  régler 
sans  en  altérer  sensiblement  le  cours.  Il  en 
est  que  l'inspiration  envahit  comme  un  flot 
brûlant,  qui  peuvent  à  peine  la  soutenir, 
qui  en  sont  étourdis  et  presque  enivrés, 
comme  il  arriva  un  jour  à  Rousseau,  jus- 


LA    BRUYERE.  209 

qu'à  ce  que  la  pensée  qui  les  oppresse  se 
condense  en  eux-mêmes  et  se  fasse  jour  au 
dehors  par  un  large  courant  d'éloquence  ; 
et  alors  même  ils  savent  bien  qu'ils  n'ex- 
priment qu'une  faible  partie  de  ce  qu'ils 
sentent,  et  que  le  meilleur  de  cette  rosée 
céleste  est  remonté  en  s'évaporant  vers  les 
régions  mystérieuses  d'où  elle  était  descen- 
due, lien  est  d'autres  que  les  idées  hantent 
et  lutinent  comme  une  troupe  de  nymphes 
sauvages  et  légères,  qui  les  poursuivent, 
les  atteignent,  les  captivent,  les  ornent 
avec  amour  et  nous  les  amènent  enfin  fami- 
lières el  souriantes,  couvertes  d'une  gra- 
cieuse parure.  D'autres  encore,  ouvriers 
ingénieux  et  habiles,  vont  par  les  chemins 
et  ramassent  non  point  quelque  diamant 
rare,  non  point  quelque  perle  introuvable, 
mais  quelques-uns  de  ces  cailloux  sur  les- 
quels ont  glissé  les  yeux  de  tout  le  monde, 
et  qui  ont  été  longtemps  foulés  par  le  pied 
dédaigneux  du  passant;  ils  les  nettoient 
avec  patience,  les  dépouillent  de  leur  rude 

14 


210  LA    BRUYERE 

enveloppe ,  les  taillent  enfin  avec  art,  et 
les  couvrent  de  facettes  si  heureusement 
disposées,  si  adroitement  polies,  que  la 
lumière ,  en  s'y  jouant,  y  produit  mille 
effets  nouveaux  et  permet  à  peine  de  les 
reconnaître;  et  comme  ils  sont  de  nature 
vulgaire  et  d'usage  commode,  ils  courent 
désormais  de  main  en  main  et  accroissent 
la  richesse  commune  de  l'humanité.  La 
Bruyère  est  un  de  ces  patients  et  adroits 
lapidaires  qui  reçoivent,  à  défaut  du  don 
de  créer  ou  de  découvrir,  le  pouvoir  et  le 
goût  d'embellir  à  jamais  tout  ce  qu'ils  ont 
touché.  Il  obéissait  à  la  nature  et  trouvait 
à  suivre  son  penchant  la  plus  pure  jouis- 
sance. 11  contemplait  une  idée  commune 
jusqu'à  ce  qu'il  la  vît  reluire,  il  la  maniait 
jusqu'à  ce  qu'il  la  fît  briller;  et  si  le  mot  ne 
semblait  point  un  peu  dur  pour  le  genre 
de  volupté  le  plus  délicat  et  le  plus  hon- 
nête qui  se  puisse  concevoir.,  on  pourrait 
dire  qu'il  a  savouré  en  épicurien  le  plaisir 
de  faire  produire  de  nouveaux  fruits  aux 


LA    BRUYERE. 


211 


parties  de  l'esprit  humain  les  plus  fatiguées 
par  la  culture,  comme  il  se  plaisait  à  renou- 
veler, par  toutes  les  tournures  imagina- 
bles, les  ressources  du  langage  français. 


VAUVENÀRGUES 


VAUVENARGUES 


H  l  est  difficile  d'ouvrir  le  recueil 
si  court  des  écrits  de  Vauvenar- 
gues   sans  le  voir  paraître  lui- 


même  et  sans  fixer  sur  lui  les  yeux.  Peu 
s'en  est  fallu  pourtant  qu'il  n'échappât  tout 
à  fait  à  nos  regards  et  qu'il  n'eût  pas  même 
cette  gloire  posthume  qui  l'entoure  aujour- 
d'hui, en  échange  de  cette  influence  sur  les 
affaires  humaines  et  de  cette  renommée 
parmi  ses  contemporains  qu'il  a  si  ardem- 


216  VAUVENARGUES. 

ment  et  si  vainement  désirées.  «  Comme 
on  marche  sur  For  et  les  diamants  enfouis 
dans  le  sein  de  la  terre,  »  avons-nous  lu 
quelque  part,  «  on  passe  en  aveugle  à  côté 
de  grandes  âmes  auxquelles  l'air  et  la  lu- 
mière ont  manqué.  »  C'est  l'histoire  de 
cette  triste  et  noble  existence;  on  voit 
presque  jusqu'au  dernier  jour  Vauvenar- 
gues  étouffer  faute  d'air  et  de  lumière. 
Tout  lui  manque,  un  théâtre  digne  de  lui, 
des  amitiés  puissantes,  la  santé,  l'occasion, 
la  vie  enfin  au  moment  où  allait  com- 
mencer sa  gloire.  Comme  son  héros  Cla- 
zomène,  «  quand  la  fortune  a  paru  se  lasser 
de  le  poursuivre,  quand  l'espérance  trop 
lente  commençait  à  flatter  sa  peine,  la  mort 
s'est  offerte  à  sa  vue.  » 

Cependant,  à  bien  considérer  son  his- 
toire, elle  n'est  point  semée  de  difficultés 
extraordinaires,  et  c'est  la  brièveté  de  sa 
vie  qui  a  été  son  véritable  malheur.  Il  n'a- 
vait, après  tout,  que  trente  et  un  ans  le  jour 
où  son  nom  sortait  de  l'obscurité,  et  il  allait 


VAUVENARGUES.  217 

atteindre  cette  réputation  dont  la  soif  l'a- 
vait consumé  depuis  les  premiers  jours  de 
sa  jeunesse.  Mais  comme  il  a  été  enlevé  du 
monde  au  moment  d'y  prendre  sa  véritable 
place,  et  que  tout  ce  qu'il  avait  écrit  jus- 
qu'à ce  jour  était  rempli  de  sa  juste  plainte 
contre  le  sort,  il  est  resté  devant  nos  yeux 
comme  une  des  victimes  les  plus  malheu- 
reuses et  les  plus  touchantes  de  la  fatalité. 
Si  pourtant  il  avait  accompli  sa  carrière  ou 
vécu  seulement  vingt  années  de  plus,  les 
épreuves  de  son  noviciat  et  les  dégoûts  de 
sa  jeunesse  ne  nous  paraîtraient  point  sans 
doute  hors  de  proportion  avec  le  bonheur 
et  l'éclat  de  sa  destinée. 

Tel  qu'il  est,  grandissant  au  milieu  d'une 
ambition  stérile,  enlevé  au  seuil  de  la  matu- 
rité, et  déposant  dans  chaque  page  qu'il 
écrit  sa  protestation  contre  la  fortune,  il 
inspire  la  compassion  la  plus  vive.  Plus  on 
le  lit,  plus  on  croit  voir  un  homme  ense- 
veli vivant,  qui  ferait  un  continuel  effort 
pour  soulever  la  pierre  de  son  sépulcre,  et 


218 


VAUVENARGUES. 


retomberait  épuisé  au  moment  même  où 
il  entrevoit  la  lumière.  Que  de  fois  il  a  tenté 
de  se  faire  entendre  et  d'élever  la  voix  jus- 
qu'à ceux  qui  pouvaient  lui  ouvrir  un  che- 
min pour  sortir  de  son  obscure  solitude  ! 
C'est  ainsi  qu'au  retour  de  la  funeste  re- 
traite de  Prague,  dégoûté  plus  que  jamais 
de  la  guerre ,  et  tournant  vers  les  lettres 
toutes  ses  espérances,  il  écrit  à  Voltaire 
et  lui  envoie  son  parallèle  entre  Corneille 
et  Racine.  Certes,  ce  n'est  point  un  juge- 
ment littéraire  irréprochable ,  et  l'on  ne  peut 
tout  à  fait  demeurer  d'accord  avec  Vauve- 
nargues  que  «  les  héros  de  Corneille  disent 
de  grandes  choses  sans  les  inspirer,  tandis 
que  ceux  de  Racine  les  inspirent  sans  les 
dire;  que  les  premiers  parlent  longuement 
afin  de  se  faire  connaître,  et  que  les  autres 
se  font  connaître  parce  qu'ils  parlent.  » 
On  ne  peut  vraiment  louer  de  n'avoir  ja- 
mais fait  parler  ses  personnages,  afin  qu'ils 
se  fassent  connaître,  celui  qui  a  revêtu  d'une 
magnifique  éloquence  la  haine  de  Mithri- 


VAUVENARGUES.  219 

date  contre  Rome,  le  ressentiment  de  Ma- 
than  contre  le  Dieu  qu'il  a  quitté,  la  con- 
fiance superbe  de  ïoad.  Et  faut- il  accuser 
celui  qui  a  courbé  Cinna  sous  la  parole 
d'Auguste  et  qui  a  fait  écouter  à  Camille 
pâlissante  le  récit  de  la  mort  de  son  amant, 
d'avoir  méconnu  ce  qu'il  y  a  d'éloquent 
dans  le  silence  ?  Il  était  cependant  naturel 
que  Vauvenargues,  ennemi  de  toute  en- 
flure, fût  à  la  fois  blessé  des  défauts  de 
Corneille  et  du  caractère  trop  hardi  de  ses 
beautés.  Le  langage  pompeux  de  ces  héros, 
leurs  prétentions  souvent  exagérées  à  la 
grandeur  devaient  l'offenser,  lui  qui  souf- 
frait de  sa  propre  ambition  et  qui  aimait  à 
en  parler  avec  une  sorte  de  pudeur  et  à 
mots  couverts,  même  lorsqu'il  se  plaignait 
de  son  siècle  à  la  postérité.  La  mélancolie 
discrète  d'un  Bajazet,  d'un  Xipharès,  d'un 
Britannicus,  devait  au  contraire  parler  à 
son  cœur  ;  il  devait  aimer  en  eux  leur  des- 
inée  incomplète,  leur  ardeur  contenue, 
leurs  tristes  pressentiments.  Ne  se  croyait- 


220  VAUVENARGUES. 

il  point  né  pour  l'action  et  la  gloire  comme 
eux  pour  l'empire,  et  ne  se  voyait-il  point 
comme  eux  dépouillé  de  son  héritage  ? 

L'action  !  voilà  le  mot  qui  revient  peut 
être  le  plus  souvent  dans  les  écrits  de  Vau- 
venargues,  voilà  l'image  et  le  rêve  qui  ob- 
sédaient sa  pensée.  Et  il  entendait  surtout 
par  l'action  l'influence  sur  les  affaires  hu- 
maines, la  lutte  de  l'intelligence  aux  prises 
avec  les  difficultés  et  avec  les  hommes. 
Officier  maladif  et  mécontent  ,  ayant  tra- 
versé de  tristes  guerres,  instrument  passif 
et  subalterne  des  idées  et  de  la  volonté  d'au- 
trui,  il  s'était  fait  de  la  politique  et  de  la 
diplomatie,  qui  décident  de  la  paix  et  de  la 
guerre  et  qui  régissent  avec  tant  d'autorité 
les  destinées  particulières  enveloppées  dans 
la  destinée  générale,  une  imposante  et  sé- 
duisante image.  De  plus,  il  se  croyait  ca- 
pable d'agir  sur  l'esprit  des  hommes  et 
particulièrement  propre  à  les  pénétrer. 
C'est  évidemment  l'idéal  du  négociateur, 
le  négociateur-moraliste  qu'il  a  voulu  pein- 


VAUVENARGUES.  221 

dre  dans  ses  Caractères  sous  le  nom  de 
Théophile  ou  la  profondeur  :  «  Il  a  été 
touché  dès  sa  jeunesse,  dit-il ,  d'une  forte 
curiosité  de  connaître  le  genre  humain  et 
le  différent  caractère  des  nations.  Poussé 
par  ce  puissant  instinct  et  peut-être  aussi 
par  C  erreur  de  quelque  ambition  plus  se- 
crète, il  a   consumé  ses  beaux  jours  dans 

l'étude  et  dans  les  voyages »  On  sait 

quel  fut  le  résultat  pour  Vauvenargues  de 
ce  mouvement  d'ambition  et  de  cette  lueur 
d'espérance.  On  connaît  ces  lettres  adres- 
sées au  roi  et  au  ministre  des  affaires  étran- 
gères pour  obtenir  du  service  dans  la  di- 
plomatie, et  le  silence  bien  naturel  de  ces 
puissants  correspondants  auxquels  Vauve- 
nargues était  inconnu.  Pour  lui,  plus  la 
démarche  lui  avait  coûté,  plus  il  fut  mor- 
tifié de  la  voir  inutile.  «  Personne,  écrit-il 
dans  ses  Maximes,  ne  peut  se  vanter  de 
n'avoir  pas  été  méprisé  ;  »  et  encore  : 
«  Clazomène  a  été  offensé  de  ceux  dont*  il 
ne  pouvait  prendre  de  vengeance.   »  Une 


222  VAUVENARGUES. 

seconde  lettre  fort  noble,  accompagnant  sa 
démission  d'officier,  attira  enfin  sur  lui 
quelque  attention  et  lui  valut  une  pro- 
messe, mais  rien  de  plus,  et  le  reste  de  sa 
triste  existence  s'écoula  dans  la  méditation 
et  dans  la  douleur.  Ses  traits,  sa  vue,  étaient 
déjà  atteints  par  une  maladie  cruelle  et  sans 
remède.  C'est  au  milieu  de  ses  souffrances 
et  pendant  le  court  répit  que  lui  laissait  la 
mort  qu'il  acheva  le  monument  sur  lequel 
devait  rester  gravé  son  nom.  La  lenteur 
de  sa  fin  lui  permit  de  voir  publier  à  Paris, 
en  1  746 ,  son  Introduction  à  la  connais- 
sance de  l'esprit  humain. 

Certes,  rien  ne  justifie  mieux  que  ce  sur- 
prenant ouvrage  l'exclamation  de  Voltaire  : 
«  Par  quel  prodige  avais-tu  à  vingt-cinq  ans 
la  vraie  philosophie  et  la  vraie  éloquence 
sans  autre  étude  que  le  secours  de  quelques 
bons  livres!  »  Tout  s'explique  pourtant, 
si  l'on  considère  quels  étaient  ces  bons  li- 
vres. Ce  sont  surtout  les  moralistes  du  dix- 
septième  siècle  ,  et  Vauvenargues  tira  de 


VAUVENARGUES.  223 

leur  fréquentation  assidue  deux  avantages  : 
la  noblesse  et  la  pureté  de  son  style,  qui 
reste  cependant  original  et  personnel  , 
parce  qu'il  met  dans  ce  qu'il  écrit  toute 
son  âme;  et  un  vif  éloignement  pour 
cette  dure  sévérité  que  les  écrivains  du 
grand  siècle  ont  montrée  à  l'égard  de  la 
nature  humaine.  C'est  la  lecture  assidue 
de  ces  invectives  religieuses  et  philoso- 
phiques contre  nos  faiblesses  qui  donna 
l'élan  à  l'esprit  de  Vauvenargues  et  lui  fit 
embrasser  avec  une  ardeur  généreuse  la 
cause  trop  délaissée  de  l'homme.  Fatigué 
d'entendre  déclarer  sous  toutes  les  formes 
que  l'homme  est  naturellement  pervers,  et 
incapable  de  faire  le  bien  sans  se  faire  d'a- 
bord violence  à  lui-même,  il  veut  récon- 
cilier la  nature  humaine  avec  la  justice.  Il 
refuse  de  voir  l'idéal  d'une  vie  vertueuse 
dans  le  mépris  des  attachements  les  plus  lé- 
gitimes et  des  plus  innocents  plaisirs,  de 
l'ambition  la  plus  élevée  et  de  la  gloire  la 
plus  pure.  11  ne  peut  se  résoudre  h  croire 


224  VAUVENARGUES. 

que  tout  ce  qu'il  aime  ardemment  ne  peut 
être  aimé  sans  crime  ;  il  déclare  enfin  la 
guerre  à  cette  cruelle  vertu,  qui  confond, 
comme  la  tyrannie,  la  paix  avec  la  solitude, 
et  qui  veut  dépeupler  l'âme  de  ses  plus  no- 
bles passions  comme  on  exile  les  plus  no- 
bles citoyens  d'un  Etat  qu'on  veut  asservir. 
Cette  défense  de  l'homme  «  jusque-là  en 
disgrâce  chez  tous  ceux  qui  pensent  »  est 
le  fond  de  tout  ce  qu'il  écrit.  C'est  sa  mar- 
que distinctive  et  son  originalité  ;  c'est  aussi 
le  fondement  de  ses  pensées  les  plus  hautes, 
car  il  sent  le  besoin  de  rattacher  l'homme 
au  reste  de  la  nature  et  tend  incessamment 
à  s'élever  de  l'explication  équitable  des  pas- 
sions humaines  à  la  conception  de  l'ordre 
universel.  Adversaire  constant  de  Pascal  et 
de  ces  philosophes  qui  s'étudient  à  représen- 
ter l'univers  comme  semé  de  problèmes  in- 
solubles, afin  de  nous  réduire  à  une  seule 
façon  de  les  résoudre,  il  s'appuie  fermement 
à  ce  principe  :  qu'il  n'y  a  point  de  contra- 
diction dans  la  nature.  Il  étudie  donc  les 


VAUVENARGUES.  225 

passions  humaines  avec  finesse,  cherchant 
toujours  à  montrer  comment  elles  peuvent 
se  concilier  avec  la  vertu,  comment  même 
elles  peuvent  souvent  nous  y  conduire, 
k  Si  vous  avez  quelque  passion  qui  élève 
vos  sentiments,  s'écrie-t-il  dans  ses  Con- 
seils à  un  jeune  homme,  qui  vous  rende 
plus  généreux,  plus  compatissant,  plus  hu- 
main, qu'elle  vous  soit  chère!  »  et  il 
donne  à  cette  partie  de  ses  écrits  ce  titre 
d'une  éloquence  si  concise  et  si  forte,  qui 
paraît  résumer  son  œuvre  et  raconter  sa 
vie  :  «  Jimer  les  passions  nobles,  » 

Il  ne  faut  donc  pas  condamner  ces  puis- 
sants ressorts  de  l'âme  humaine,  encore 
moins  chercher  à  les  briser,  comme  ces 
médecins  qui  «  détruisent  le  corps  pour 
détruire  un  vice  du  sang  souvent  imagi- 
naire; »  il  ne  faut  point  mettre  l'homme 
en  contradiction  avec  l'univers  qui  suit  sa 
loi  et  rencontre  sa  perfection  dans  un  mou- 
vement éternel.  Vauvenargues  insiste  sur 
tout  ce  que  nous  devons  aux  passions  de 

15 


226  VAUVENARGUES. 


grandes  actions  et  de  grandes  pensées  ;  il 
s'élève  contre  ces  siècles,  les  plus  vicieux 
de  tous,  qui  désavouent  l'ambition,  la 
gloire,  l'amour;  contre  les  hommes  qui, 
méprisant  hautement  les  grandes  passions, 
se  piquent  à  leur  tour  des  goûts  les  plus 
méprisables.  Il  ne  sépare  pas  de  la  défense 
des  passions  nobles  le  plaisir  que  leur  sa- 
tisfaction nous  donne.  Le  plaisir  n'est 
point  à  ses  yeux  le  signe  certain  d'une 
faute,  et  Ton  peut  faire  le  bien  avec  com- 
plaisance sans  démériter.  Qu'importe  que 
nous  fassions  le  bien  sans  effort,  qu'une 
bonne  passion  nous  y  entraîne,  qu'il  nous 
soit  même  impossible  de  nous  en  abstenir  ? 
Ce  bien  cesse-t-il  pour  cela  d'être  un  bien  ? 
la  maladie,  la  santé  changent-elles  de  ca- 
ractère parce  qu'elles  nous  sont  imposées, 
et  les  perfections  divines  cessent-elles  d'être 
des  perfections  parce  quelles  sont  néces- 
saires ?  Qui  oserait  nous  défendre  de  trou- 
ver du  plaisir  à  bien  faire,  et  que  veut  dire 
Dieu  lui-même  quand  il  nous  ordonne  d'aï- 


VAUVENARGUES.  227 

mer  la  vertu  ?  Il  fait  donc  souvent  et  sans 
scrupule  l'éloge  du  plaisir,  comme  le  signe 
et  l'accompagnement  mystérieux  du  bien, 
et,  pour  lui,  «  le  secret  du  moindre  plai- 
sir de  la  nature  passe  la  raison.  » 

Enfin,  avec  une  logique  qui  a  échappé 
à  la  plupart  de  ses  commentateurs,  il  refuse 
d'admettre  le  libre  arbitre  comme  l'enten- 
daient les  moralistes  qu'il  réfute,  et  sa  théo- 
rie de  la  liberté  de  l'homme,  bien  qu'à  peine 
ébauchée,  est  inséparable  de  ses  autres  vues 
sur  la  nature  humaine  et  sur  le  monde.  A 
ses  yeux,  nos  actes  apparents  de  libre  arbitre 
ne  sont  que  le  résultat  nécessaire  de  la  lutte 
inégale  de  nos  désirs,  et  c'est  seulement  en 
prenant  la  forme  d'un  désir  et  d'une  passion 
pour  entrer  dans  cette  arène  et  pour  y 
triompher,  que  la  notion  du  bien  peut 
l'emporter  dans  nos  âmes.  D'où  vient 
donc,  selon  Vauvenargues  ,  l'illusion  du 
libre  a/bitre?  Un  philosophe  que  Vauve- 
nargues n'avait  jamais  lu,  Spinoza,  avait 
dit  que    «    les  hommes   se    croient  libres 


228  VAUVENARGUES. 

parce  qu'ils  ont  conscience  de  leurs  ac- 
tions sans  avoir  conscience  des  causes  qui 
les  déterminent.  »  Vauvenargues  attribue 
cette  illusion  à  «  la  vitesse  infinie  du  mo- 
bile de  nos  actions  ;  la  volonté  paraît,  le 
sentiment  n'esr  plus,  et  Ton  doute  qu'il 
ait  jamais  été.  »  Ce  même  philosophe  avait 
dit  que  la  liberté  n'était  autre  chose  que 
notre  adhésion  intelligente  à  une  action  né- 
cessaire ,  et  par  une  de  ces  rencontres  qui 
lui  sont  familières  au  fond  de  sa  solitude, 
Vauvenargues  écrit  :  «  Une  action  néces- 
saire peut  être  volontaire  et  libre  par  con- 
séquent. »  Enfin  il  rattache  la  nécessité  des 
actions  humaines  à  l'ordre  général  du 
monde,  et  s'écrie  avec  une  émotion  reli- 
gieuse :  «  Connaissons  notre  sujétion  pro- 
fonde—  adorons  la  hauteur  de  Dieu  qui 
règne  dans  tous  les  esprits  comme  il  règne 
sur  tous  les  corps  ;  déchirons  le  voile  qui 
cache  à  nos  faibles  regards  la  chaîne  éter- 
nelle du  monde  et  la  gloire  du  Créateur. 
Une  dépendance  si  noble  dans  toutes  les 


VAUV  EN  ARGUES.  229 

parties  de  ce  vaste  univers  doit  conduire 
nos  réflexions  à  l'unité  de  leur  principe. 
Cette  subordination  fait  la  solide  grandeur 
des  êtres  subordonnés.  » 

Il  est  surprenant  qu'on  ait  si  souvent 
fermé  les  yeux  sur  le  sens  et  la  portée  de 
ces  fragments  de  Vauvenargues  où  est  trai- 
tée à  fond  la  question  du  libre  arbitre. 
Tantôt  on  veut  y  voir  des  objections  qu'il 
se  faisait  à  lui-même ,  tantôt  les  opinions 
de  sa  jeunesse  ?  consignées  dans  ses  écrits 
pour  mémoire  et  abandonnées  plus  tard, 
Rien  de  moins  justifiable  que  ces  inter- 
prétations diverses.  Ces  pages  profondes 
éclairent  le  reste  de  ses  écrits  et  sont  éclai- 
rées par  eux  d'une  vive  lumière.  C'est  le 
point  d'appui  de  sa  vive  et  continuelle 
argumentation  contre  ceux  qui  confon- 
dent la  vertu  avec  la  lutte  de  l'homme 
contre  lui-même,  et  qui  font  de  l'effort  le 
signe  du  bien  ;  c'est  le  fond  de  cette  affir- 
mation constante  et  sans  cesse  renouvelée 
dans  ses  écrits  :  que  la  réalité  de  la  vertu 


230  VAUVENARGUES. 

est  indépendante  de  ce  qu'elle  coûte  ,  que 
le  bien  où  l'on  se  plaît  ne  cesse  pas  d'être 
le  bien,  et  qu'il  faut  se  garder  de  croire  que 
ce  qui  est  nécessaire  n'est  d'aucun  mérite  ; 
c'est  enfin  de  cette  théorie  et  non  d'ailleurs 
que  vient  le  rôle  principal  et  légitime  qu'il 
attribue  aux  passions  dans  le  gouverne- 
ment de  l'esprit  humain  et  du  monde. 

Où  est  cependant  la  distinction  du  bien 
et  du  mal  moral  dans  ce  système  qui  laisse 
la  vertu  dans  un  si  dangereux  voisinage  de 
la  passion  et  du  plaisir  ?  Les  sentiers  que 
suit  l'esprit  humain  en  quête  de  la  vérité 
ne  sont  point  en  nombre  infini,  et  c'est 
souvent  sans  se  voir  les  uns  les  autres  que 
les  philosophes  s'y  engagent  et  se  suivent 
de  près.  Vauvenargues  ne  connaissait  pas 
plus  le  système  de  Kant,  qui  devait  naître 
après  lui,  qu'il  n'avait  lu  l'Ethique,  et 
cependant  sa  distinction  du  bien  et  du 
mal  est  de  l'école  de  Kant  non-seulement 
pour  le  fond,  mais  pour  les  termes.  «  Dire 
simplement,  écrit- il,   que  la  vertu   est  la 


VAUVENARGUES.  231 

vertu  parce  qu'elle  est  bonne  en  son  fonds, 
et  le  vice  tout  au  contraire,  ce  n'est  pas 
les  faire  connaître.  La  force  et  la  beauté 
sont  aussi  de  grands  biens  ;  la  vieillesse  et 
là  maladie,  des  maux  réels;  cependant  on 
n'a  jamais  dit  que  ce  fût  le  vice  ou  la 
vertu.  Le  mot  de  vertu  emporte  l'idée  de 
perfection,  l'idée  de  quelque  chose  d'esti- 
mable à  l'égard  de  toute  la  terre;  le  vice 
au  contraire.  Or,  il  n'y  a  que  le  bien  et 
le  mal  moral  qui  portent  ces  grand  ca- 
ractères. La  préférence  de  l'intérêt  géné- 
ral au  personnel  est  la  seule  définition 
qui  soit  digne  de  la  vertu  et  qui  doive  en 
fixer  l'idée.  »  —  Qu'est-ce  donc  que  la 
définition  de  Kant  pour  une  action  ver- 
tueuse :  «  Une  action  dont  le  motif  puisse 
être  érigé  en  règle  universelle,  »  sinon  «  ce 
quelque  chose  d'estimable  à  V égard  de 
toute  la  terre,  et  cette  préférence  de  l'in- 
térêt général  au  personnel  »  que  Vauve- 
nargues  déclare  être  le  signe  distinctif  et 
constant  de  la  vertu? 


232  VAUVENARGUES. 

Tel  était  à  peu  près  le  système  qui  ratta- 
chait aux  yeux  de  Vauvenargues  ces  médi- 
tations éparses,  jetées  sur  le  papier  à  travers 
les  dégoûts  de  la  solitude  et  les  agitations 
stériles  de  son  existence.  Il  sentait  sa  vie 
s'échapper,  et  désespérait  d'achever  ce  ta- 
bleau systématique  de  l'esprit  humain  qu'il 
avait  eu  la  noble  ambition  d'entreprendre. 
«  Un  travail  si  long,  écrivait-il  avec  la  ré- 
signation la  plus  touchante,  ne  peut  main- 
tenant  m 'arrêter.  »  Les  chapitres  qui  de- 
vaient être  étendus  restent  donc  ébauchés  ; 
ls  se  brisent  en  fragments  de  plus  en  plus 
courts,  et  bientôt  en  pensées  détachées  qui 
brillent  d'un  vif  éclat  dans  leur  beauté  so- 
litaire, fondements  dispersés,  colonnes  ina- 
chevées qui  ont  la  grâce  et  la  dignité  des 
ruines  et  qu'aucun  monument  n'a  pourtant 
couronnés. 

Une  seule  chose  est  complète  dans  ses 
touchants  écrits,  c'est  le  portrait  qu'il  y  a 
tracé  de  lui-même,  non  pas  une  fois,  mais 
presqu'à  chaque  page,  tantôt  en  traits  épars 


VAUVENARGUES.  233 

et  en  aveux  voilés,  tantôt  avec  plus  de  com- 
plaisance et  d'involontaire  abandon.  Ca- 
ractères, dialogues,  tout  nous  parle  de  lui, 
tout  nous  raconte  son  ambition  souffrante 
et,  en  même  temps,  son  effort  admirable  et 
impuissant  pour  prendre  une  bonne  fois  en 
dédain  tous  les  biens  qu'il  eût  voulu  con- 
quérir. La  grandeur  d'âme,  cet  instinct 
élevé,  comme  il  l'appelle,  «  qui  porte  les 
hommes  au  grand,  de  quelque  nature  qu'il 
soit,  »  peut  être  employée  de  deux  maniè- 
res et  nous  rendre  divers  services.  «  Tan- 
tôt, dit-il,  elle  cherche  à  soumettre  par 
toutes  sortes  d'efforts  et  d'artifices  les  cho- 
ses humaines  à  elle,  et  tantôt,  dédaignant 
ces  choses,  elle  s'y  soumet  elle-même,  sans 
que  sa  soumission  l'abaisse,  pleine  de  sa 
propre  grandeur  et  contente  de  se  possé- 
der. »  Réussit-il  un  seul  jour  à  tourner 
ainsi  vers  la  résignation  sa  grandeur  d'âme  ? 
Peut-être;  mais  c'est  au  contraire  le  ma- 
laise d'une  âme  hors  de  sa  place  et  op- 
primée par  la  fortune  qui  revient  le  plus 


234 


VAUVENARGUES. 


souvent  dans  ses  confessions  indirectes, 
pleines  d'une  amère  éloquence.  Tantôt  il 
plaint  Cirus  «  que  la  médiocrité  avilit,  que 
la  prospérité  seule  pouvait  développer;  » 
tantôt  il  peint  avec  une  vérité  saisissante 
F  ambitieux  Cléon  indifférent  aux  beau- 
tés de  la  nature,  ne  faisant  nulle  atten- 
tion au  changement  des  saisons ,  ne  trou- 
vant nulle  grâce  au  printemps ,  mais 
sentant  à  la  moindre  lueur  d'espérance 
ce  la  joie  consumer  ses  entrailles  comme 
un  feu  ardent  qu'il  porte  au  dedans  de  lui- 
même.  »  Il  écrit  enfin  ce  Clazomène , 

Le  plus  beau  des  portraits  où  lui-même  s'est  peint, 


un  des  cris  de  douleur  les  plus  éloquents 
que  l'ambition  trompée  et  la  rigueur  du 
sort  aient  jamais  arrachés  au  cœur  de 
l'homme. 

«  Si  la  vie  n'avait  point  de  fin  ,  écrit-il 
quelque  part ,  qui  désespérerait  de  sa  for- 
tune? La   mort  comble  l'adversité.  »  Ce 


VAUVENARGUES.  235 

comble  de  l'adversité,  il  le  vit  venir  avec 
courage.  C'est  autour  de  lui  qu'on  eut  le 
cœur  serré  en  voyant  disparaître  avec  une 
rapidité  si  funeste  un  moraliste  de  trente  et 
un  ans,  qui,  après  Pascal  et  la  Rochefou- 
cauld, avait  découvert  et  marqué  plusieurs 
grands  traits  dans  1  âme  humaine,  qui  avait 
peint,  après  la  Bruyère,  quelques  carac- 
tères originaux,  qui  avait  enfin  loué  l'am- 
bition et  la  gloire  avec  une  éloquence  si 
forte  et  si  simple  qu'elle  eût  été  convenable 
dans  la  bouche  des  plus  grands  hommes. 
Eternel  problème  de  la  destinée  humaine  ! 
Ce  jeune  homme  grandit  à  travers  les  fai- 
blesses de  son  enfance  et  les  périls  de  sa 
jeunesse,  passée  dans  la  guerre;  il  les  sur- 
monte, il  médite,  il  écrit,  son  génie  se  dé- 
couvre à  lui-même  et  aux  autres;  il  est 
né  sans  doute  pour  l'ornement  de  son 
siècle  et  de  son  pays  ?. . .  Il  est  né  seule- 
ment pour  une  constante  douleur  et  pour 
le  regret  de  la  postérité.  Peut-on  éviter, 
devant  un  tel    spectacle ,    d'entendre   re- 


236 


VAUVENARGUES. 


tentir  à  son  oreille  cette  plainte  profonde 
du  poëte  latin,  inutile  question,  adressée 
avant  lui  comme  après  lui  à  la  nature  si- 
lencieuse : 

....  Quare  mors  immatura  \agatur? 


REFLEXIONS   SUR  DIVERS   SUJETS. 


DE  LA  CHAIRE 


A    PROPOS 


DE  LA  BRUYERE 


v2^HH 


DE    LA    CHAIRE 


A     PROPOS 


DE   LA   BRUYERE 


SfHpSj    'admirable    chapitre    de    la 


Wc. 


î& 


% 


& 


Bruyère  sur  la  Chaire  est  le 
tableau  achevé  et  la  mordante 
critique  de  l'éloquence  religieuse  de  ce 
temps-là.  Que  de  portraits  dans  ce  court 
morceau,  reconnaissables  pour  les  con- 
temporains ,  réels  et  vivants  pour  la  pos- 


240  DE    LA   CHAIRE 

térité  !  Voici  le  beau  diseur,  refroidis 
sant  sous  ses  périodes  étudiées  les  plus 
émouvantes  questions  de  doctrine  ou  de 
morale.  Voici  le  citateur,  le  pédant,  pres- 
sant et  étouffant  toute  l'antiquité  dans  un 
sermon  ;  le  diviseur  impitoyable  avec  ses 
trois  points  ou  ses  trois  vérités  de  plus 
en  plus  importantes  et  de  plus  en  plus 
capitales;  puis  le  peintre  affecté  et  hardi 
de  nos  vices  qui  paraît  chercher  à  flatter 
ce  qu'il  vient  combattre,  et  qui  renvoie 
ses  auditeurs  plus  enclins  au  péché  qu'à 
la  pénitence;  voici  enfin  le  pire  de  tous, 
le  courtisan  dans  la  chaire,  prêt  à  abaisser 
l'Eternel  devant  la  moins  respectable  de 
ses  créatures,  rapportant  du  plus  haut  des 
cieux  les  flatteries  les  plus  rares,  exposé 
quelquefois,  par  l'absence  de  sa  périssable 
idole,  à  changer  de  thème  et  à  «  louer 
Dieu  dans  un  sermon  précipité.  » 

Ce  n'est  pas  sans  quelque  jalousie  que  le 
silencieux  la  Bruyère,  enfermé  dans  son 
cabinet,    libre   seulement  la  plume  à    la 


A    PROPOS    DE    LA    BRUYÈRE.  241 

main,  comme  un  Saint-Simon  moraliste, 
écoute  et  juge  ces  orateurs  si  respectés  de 
la  chaire  chrétienne  qui  possédaient  seuls 
alors  avec  les  avocats  le  privilège  de  la  pa- 
role publique.  Il  compare  volontiers  ces 
deux  sortes  d'orateurs ,  et  il  abonde  en 
bonnes  raisons  pour  donner  d'abord  à 
l'avocat  le  mérite  du  plus  grand  labeur  et 
de  la  plus  forte  difficulté  vaincue.  L'avocat 
est  un  combattant  ;  «  il  ne  se  met  pas  au 
lit  après  avoir  plaidé;  on  ne  l'essuie  point, 
on  ne  lui  prépare  point  des  rafraîchisse- 
ments, il  ne  se  fait  point  dans  sa  chambre 
un  concours  de  tous  les  états  et  de  tous 
les  sexes  pour  le  féliciter  sur  l'agrément  et 
sur  la  politesse  de  son  langage,  lui  remettre 
l'esprit  sur  un  endroit  où  il  a  couru  risque 
de  demeurer  court,  ou  sur  un  scrupule 
qu'il  a  sur  le  chevet  d'avoir  plaidé  moins 
vivement  qu'à  l'ordinaire —  »  La  Bruyère 
ne  tarde  pas  cependant  à  reconnaître,  avec 
cette  justesse  infaillible  d'esprit  qui  chez 
les  hommes  très-fins  tient  souvent  lieu  de 

16 


242  DE    LA    CHAIRE 

justice,  que  la  nouveauté  du  sujet,  l'intérêt 
puissant  du  combat,  la  force  et  la  variété 
des  raisons  soutiennent  mieux  l'avocat  que 
le  prédicateur,  toujours  aux  prises  avec  un 
sujet  éternel  ;  et  il  conclut  excellemment 
que  «  s'il  semble  plus  aisé  de  prêcher  que 
de  plaider,  il  semble  aussi  plus  difficile  de 
bien  prêcher  que  de  bien  plaider.  »  Mais 
le  succès  trop  facile  de  tant  de  froids  pré- 
dicateurs l'irrite;  il  souffre  de  Taffluence 
complaisante  qui  les  entoure  et  se  laisse 
aller  à  en  donner  durement  la  raison  : 
«  l'oisiveté  des  femmes  et  l'habitude  qu'ont 
les  hommes  de  les  courir  partout  où  elles 
s'assemblent.  » 

Au-dessus  du  prédicateur,  au-dessus  de 
l'avocat  lui-même,  il  mettrait  volontiers 
l'auteur  qu'on  lit  et  qu'on  étudie  à  loisir 
dans  le  silence  du  cabinet,  qu'on  tient  tout 
imprimé  sous  la  main  comme  un  justi- 
ciable, contre  lequel  on  est  toujours  tenté 
d'avoir  de  l'esprit  afin  de  revendiquer  son 
indépendance.  C'est  donc  l'écrivain  qui  a 


A    PROPOS    DE    LA    BRUYERE.  243 

le  plus  à  craindre  du  discernement  et  de  la 
sévérité  du  public;  c'est  lui  qui  s'expose  à 
l'appréciation  la  plus  libre,  la  plus  sérieuse, 
la  plus  exigeante,  et,  par  conséquent,  le 
plus  grand  mérite  est  de  son  côté  s'il  tra- 
verse heureusement  le  plus  fort  péril.  Mais 
la  Bruyère  paraît  oublier  que  l'auteur 
compose  aussi  à  loisir  son  ouvrage,  sans 
contradiction,  sans  aventure,  sans  épreuve 
immédiate  à  courir,  qu'il  se  livre  au  public 
tel  qu'il  lui  convient  de  paraître,  et  que, 
s'il  déplaît  à  son  juge,  ce  n'est  point  faute 
d'avoir  eu  le  temps  et  les  moyens  de  lui 
plaire. 

Laissons  donc  le  premier  rang  à  la 
parole  parmi  les  plus  difficiles  et  les  plus 
glorieux  exercices  de  1  '  intelligence  humaine . 
C'est  encore  de  ce  côté  qu'est  le  plus  grand 
péril,  et  par  conséquent,  la  gloire  la  plus 
haute.  La  Bruyère  l'a  fait  entendre  lui- 
même  dans  ce  chapitre  avec  sa  précision 
merveilleuse  :  «  Le  métier  de  la  parole 
ressemble  en  une  chose  à  celui  de  la  guerre  : 


244  DE   LA   CHAIRE 

il  y  a  plus  de  risque   qu'ailleurs,  mais  la 
fortune  y  est  plus  rapide.  » 

Parmi  les  divers  emplois  de  la  parole, 
en  est-il  de  plus  élevé  que  ce  genre  de  la 
prédication,  inconnu  au  monde  antique, 
né  avec  cette  opinion  toute  chrétienne  qu'il 
est  de  notre  devoir  d'édifier  nos  semblables 
et  de  contribuer  à  leur  salut?  Qui  avait 
imaginé,  avant  le  christianisme,  d'instituer 
au  milieu  des  cités,  bien  plus,  dans  chaque 
village,  cette  leçon  publique  et  gratuite  de 
morale,  cet  enseignement  perpétuel  des 
saintes  croyances,  cet  appel  périodique  au 
bien  qui  tombe  de  la  plus  humble  chaire 
chrétienne  comme  une  manne  intarissable 
et  bienfaisante?  Combien  d'hommes,  com- 
bien de  Français,  condamnés  à  un  inces- 
sant travail  et  aux  préoccupations  les  plus 
étroites  d'un  intérêt  personnel  et  toujours 
pressant,  n'ont  pas  entendu  parler  ailleurs 
qu'à  l'église  de  vertu,  de  devoir,  de  sacri- 
fices, d'un  monde  meilleur,  d'espérances 
immortelles?  Et  quel  est  le  point  du  globe 


A    PROPOS    DE    LA    BRUYERE.  245 

où  ne  s'élève  de  temps  à  autre  cette  voix 
fortifiante  et  consolatrice  de  la  chaire  chré- 
tienne? Le  mineur  l'entend  au  fond  de 
l'Australie,  elle  soutient  aujourd'hui  sous 
la  tente  le  citoyen  armé  qui  combat  pour 
la  liberté  américaine;  elle  console  par  l'i- 
mage de  la  patrie  céleste  ceux  que  l'étran- 
ger a  dépossédés  de  leur  patrie  sur  la 
terre;  partout  enfin  où  flotte  le  pavillon 
de  l'Europe  elle  mêle  son  murmure  à  celui 
des  flots  et  entretient  l'homme  perdu  sur 
l'océan  de  la  puissance  et  de  la  bonté  in- 
finies de  Dieu. 

Son  texte  est  toujours  le  même,  et  l'on 
ne  peut  en  imaginer  de  plus  sublime.  Il 
s'agit  toujours,  dans  ses  discours,  de  Dieu, 
de  l'homme,  du  monde,  du  bien  et  du  mal, 
des  misères  de  notre  nature,  de  la  gran- 
deur de  notre  destinée  et  de  la  miséricorde 
mystérieuse  qui  peut  seule  combler  l'inter- 
valle. Ce  thème  universel  et  éternel  est  si 
grand,  qu'il  élève  le  plus  humble  esprit  et 
la  plus  faible  parole;  il  n'est  point  de  mé- 


246  DE   LA    CHAIRE 

diocre  prédicateur  qui  ne  soit  amené  par  la 
tradition,  par  ses  souvenirs,  par  l'involon- 
taire imitation  des  grands  modèles,  à  lais- 
ser échapper  quelques  mots  plus  éloquents, 
plus  profonds,  plus  salutaires,  mieux  faits 
pour  le  cœur  de  l'homme  que  les  axiomes 
les  moins  incertains  de  la  philosophie  la 
plus  fière.  Qu'est-ce  donc  quand  le  génie 
s'en  mêle  et  tire  de  ce  thème  éternel  quel- 
que nouvel  accord,  quelque  variation  ori- 
ginale et  saisissante?  Il  semble  alors  que  le 
ciel  s'ouvre,  et  la  tradition  nous  a  conservé 
certains  effets  produits  par  la  chaire  chré- 
tienne qui  restent  sans  analogie  dans  les 
fastes  de  l'éloquence. 

L'éloquence  chrétienne  est  soumise  pour- 
tant, comme  tous  les  autres  genres  d'élo- 
quence, à  l'influence  des  temps  et  des 
lieux;  et  bien  qu'elle  reste  semblable  à 
elle-même  dans  ses  traits  essentiels,  elle 
peut  offrir  dans  son  inspiration  et  dans  ses 
allures  la  diversité  la  plus  instructive. 
Nous  étions  un  jour  vivement  frappé  de 


A    PROPOS    DE    LA    BRUYÈRE.  247 

ces  différences  et  de  leur  cause  en  écou- 
tant un  homme  de  bien,  un  laïque,  un 
Anglais  ,  saisi  tout  à  coup  (comme  il  ar- 
rive souvent  chez  nos  voisins)  du  besoin 
et  de  la  passion  d'annoncer  l'Evangile. 
Nous  l'avons  entendu  plusieurs  fois  et  tou- 
jours sur  le  même  sujet  qui  dominait  évi- 
demment sa  pensée  :  la  miséricorde  de 
Dieu,  le  pardon  des  péchés  et  le  renou- 
vellement soudain  de  l'âme  qu'il  plaît  à 
Dieu  d'émouvoir.  On  voyait  sans  cesse 
dans  ses  discours  un  homme  perverti,  dé- 
sespérant de  son  salut  au  point  de  n'y  plus 
songer  ,  ignorant  ou  comprenant  mal  la 
doctrine  du  pardon  des  péchés  et  du  re- 
nouvellement de  l'âme,  jusqu'au  moment 
où  la  parole  de  quelque  prédicateur  lui  ré- 
vèle l'infinie  miséricorde  de  Dieu  et  la 
possibilité  d'une  régénération  soudaine  et 
complète.  11  écoute  avec  joie  cette  doctrine, 
il  y  croit,  et  le  voilà  changé  d'un  seul  coup 
et  pour  toujours.  Ce  salut  qui  tombe  du 
ciel  sur  le  pécheur  est  gratuit  ;  il  est  sauvé 


248  DE   LA    CHAIRE 

parce  qu'il  est  sauvé,  et  non  point  parce 
qu'il  l'a  mérité;  ce  n'est  point  parce  que 
son  âme  est  renouvelée  que  ses  péchés  sont 
effacés ,  il  reçoit  du  même  coup  et  sans  ef- 
fort le  pardon  de  ses  péchés  et  une  âme 
nouvelle. 

M.  Redcliffe  nous  expliquait  avec  une 
forte  simplicité  cette  doctrine  ;  nulle  autre 
éloquence  en  lui  que  l'inévitable  contagion 
d'une  conviction  entière  et  d'une  ardente 
charité  ;  et  cependant,  comme  il  était  aisé 
de  sentir  en  l'écoutant  pourquoi  ses  com- 
patriotes sont  émus  à  sa  voix,  pourquoi 
dans  son  pays  ses  filets,  comme  ceux  de 
l'apôtre,  sont  rarement  retirés  vides  de 
l'assemblée  où  il  les  a  lancés  !  C'est  que 
cette  assemblée  est  véritablement  et  forte- 
ment chrétienne,  que  ce  n'est  point  la  foi 
qui  fait  défaut  à  ses  auditeurs,  mais  le  cou- 
rage de  ne  point  faillir  et  plus  encore  l'es- 
pérance de  se  relever  après  avoir  failli. 
N'est-ce  point  un  véritable  Anglais  que  ce 
pécheur  violent  et  mélancolique    qui    est 


A    PROPOS    DE    LA   BRUYÈRE.  249 

l'interlocuteur  habituel  de  M.  Redcliffe  et 
le  but  constant  de  son  charitable  effort?  Il 
croit,  mais  il  désespère;  il  se  sait  en  guerre 
avec  le  ciel,  et  comme  il  s'imagine  que 
cette  guerre  est  inexpiable,  il  ne  s'abaisse 
point  à  en  implorer  la  fin  ;  il  redoute  un 
Dieu  qu'il  se  représente  volontiers  sem- 
blable à  lui-même  ,  superbe  ,  menaçant , 
inflexible;  il  croit  donc  superflu  de  le 
prier,  inutile  d'espérer,  et  reste  en  état  de 
révolte  comme  un  héros  de  Byron  ou  l'ange 
déchu  de  Mil  ton.  Mais  la  foi  enracinée 
par  l'éducation  des  jeunes  années  et  par  la 
respectueuse  fréquentation  de  l'Ecriture 
vit  toujours  dans  son  âme  ;  elle  y  demeure 
profonde  et  latente.  S'il  évite  Dieu  comme 
un  irréconciliable  adversaire  entre  les 
mains  duquel  il  doit  tomber  quelque  jour, 
il  n'a  jamais  eu  du  moins  l'idée  de  douter 
de  sa  personnalité,  de  sa  puissance  infinie, 
de  sa  justice  terrible,  de  ses  communica- 
tions avec  l'humanité,  et  quand  il  se  hasarde 
à  lever  les  yeux  vers  lui,  ou  qu'on  l'évoque 


250  DE    LA    CHAIRE 

subitement  à  sa  vue,  il  le  voit  toujours  tel 
que  le  lui  ont  dépeint  dès  son  enfance  les 
Saintes-Ecritures.  H  y  a  donc  dans  ce  pé- 
cheur endurci,  mais  chrétien,  une  source 
profonde  de  foi  docile  qu'il  suffit  d'aller 
chercher  et  d'ouvrir  pour  inonder  son  âme 
et  pour  y  faire  germer  une  riche  moisson 
de  soumission  et  de  repentance.  Pour  cela 
que  faut-il?  Tel  ou  tel  verset  des  livres 
saints,  interprété  d'une  façon  neuve  et 
frappante,  tel  prédicateur  qui  lui  dit  avec 
autorité  que  son  salut  est  proche,  et  que, 
sans  même  étendre  la  main,  il  va  le  sai- 
sir. L'espérance  s'éveille  ,  le  cœur  s'é- 
meut, l'homme  est  changé  ;  mais  le  mi- 
racle est  moins  grand  qu'on  ne  l'ima- 
gine. D'un  chrétien  qui  vivait  mal  on  a 
fait  un  chrétien  qui  va  bien  vivre.  L'œu- 
vre est  excellente,  admirable,  digne  d'une 
éternelle  reconnaissance;  mais  elle  a  trouvé 
dans  la  foi  du  pécheur  un  point  d'appui 
pour  le  pousser  jusqu'à  l'espérance  ,  et 
du  même   coup  jusqu'au   renouvellement 


A    PROPOS    DE    LA    BRUYERE.  251 

de  son  âme.  Sans  ce  point  d'appui  tout  eût 
manqué. 

Cette  méthode,  si  féconde  aujourd'hui 
de  l'autre  côté  de  l'eau,  perd  chez  nous 
quelque  chose  de  sa  puissance,  et  un  au- 
ditoire français  veut  être  autrement  con- 
duit vers  le  bien.  La  Bruyère  conseille  fi- 
nement au  prédicateur  «  de  ne  point  sup- 
poser ce  qui  est  faux,  c'est-à-dire  que  le 
grand  ou  le  beau  monde  sait  sa  religion.  » 
Ce  que  la  Bruyère  disait  alors  du  grand 
monde,  il  faut  le  dire  de  tout  le  monde 
dans  notre  siècle  de  demi-lumières  univer- 
sellement répandues  et  d'égalité  croissante. 
Peu  de  gens  parmi  nous  savent  leur  reli- 
gion, même  parmi  ceux  qui  en  ont  une. 
On  ne  rassure  point  un  Français  en  lui  ré- 
vélant que  Dieu  peut  pardonner  ;  il  incline 
de  lui-même  à  croire  que  Dieu  pardonne, 
et  n'est  nullement  tenté  de  se  le  figurer  in- 
flexible. Quand  on  le  force  à  regarder  le 
ciel,  il  y  voit  plutôt  le  Dieu  des  bonnes 
gens  que  le  vrai  Dieu  du  christianisme. 


252  DE   LA    CHAIRE 

On  ne  l'accable  pas  davantage  sous  un  ver- 
set de  l'Ecriture;  il  connaît  mal  l'Ecriture, 
et  laisse  volontiers  à  d'autres  le  soin  de  la 
comprendre.  En  revanche,  on  peut  trou- 
ver aisément  le  chemin  de  son  cœur.  Qui- 
conque saurait  parler  comme  il  convient  à 
notre  race  sensible  et  légère  de  ses  vains 
plaisirs,  de  ses  fréquents  dégoûts ,  du  vide 
de  la  vie,  du  néant  du  monde  et  du  besoin 
d'élever  plus  haut  notre  âme,  se  ferait  écou- 
ter, comprendre,  presque  applaudir,  et  lais- 
serait peut-être  un  souvenir  bienfaisant  de 
sa  parole.  Qu'il  semble  encore  aisé  de  nous 
prendre  par  la  générosité  de  notre  nature, 
en  nous  montrant  la  bassesse,  la  sottise,  les 
contradictions  du  mal,  en  nous  piquant 
d'honneur  pour  nous  entraîner  au  bien  ! 
Quel  texte  inépuisable  et  touchant  que  le 
tableau  de  nos  lâchetés,  de  notre  mollesse, 
de  notre  indifférence  !  Et  quel  orateur  chré- 
tien nous  laisserait  froids  s'il  nous  disait, 
avec  le  droit  de  nous  reprendre  de  si  haut, 
tout  ce  que  nous  voyons  et  tout  ce  que 


A    PROPOS    DE    LA    BRUYERE.  253 

nous  pensons  de  nous-mêmes  !  Mais  des 
hommes  élevés  loin  du  monde,  malheureu- 
sement étrangers ,  par  leur  éducation  comme 
par  leur  vie,  à  nos  joies,  à  nos  douleurs,  à 
nos  fautes  mêmes  qu'ils  sont  censés  con- 
naître, portent  trop  souvent  sur  ces  sujets 
délicats  une  main  malhabile  ou  grossière  ; 
heureux  encore  s'ils  n'aiment  pas  mieux  lais- 
ser là  nos  misères,  le  Christ  et  l'Evangile, 
pour  discuter  en  chaire  contre  les  ennemis 
de  l'Eglise,  et  réciter,  en  guise  de  sermon, 
un  article  de  journal  qu'on  retrouve  le 
lendemain  à  sa  véritable  place ,  dans  la 
première  colonne  des  journaux! 

Il  serait  trop  aisé  et  il  serait  aujourd'hui 
peu  généreux  de  faire  une  histoire  des 
témérités  et  des  égarements  de  la  chaire 
chrétienne  dans  notre  pays  depuis  une 
douzaine  d'années.  Comment  oublier  que 
la  même  personne  y  a  été  comparée  tour 
à  tour  et  par  les  mêmes  bouches  à  Cyrus 
le  libérateur  et  à  Machabée,  puis  à  Hérode 
et  à  Pilate  ?  et  comment  se  dissimuler  que 


254  DE    LA    CHATRE,    ETC. 

les  anciennes  comparaisons  sont  seulement 
mises  en  réserve  pour  reparaître  à  la  place 
des  comparaisons  d'aujourd'hui  si  cette  per- 
sonne consent,  par  impossible,  à  se  mieux 
conduire?  N'est-ce  pas  enfin  de  la  chare 
chrétienne  qu'est  tombé  sur  nos  têtes  ce 
sermon  hardi  où  l'on  nous  montrait  dans 
la  résurrection  du  Christ  le  symbole  de 
la  restauration  d'un  trône  et  du  retour 
d'une  dynastie?  Mais  la  chaire  chrétienne, 
qui  a  traversé  tant  d'épreuves  diverses  ? 
n'en  continuera  pas  moins  à  répandre  ses 
bienfaits  sur  le  monde ,  et  le  perpétuel 
courant  qui  en  sort  pour  féconder  les  âmes 
ne  peut  être  ni  tari  ni  corrompu  par  de 
passagères  souillures. 


DE   L'AMBITION 


DE    L'AMBITION 


'ambition  n'est  pas  autre  chose 
que  le  désir  du  commandement 
ou  de  la  gloire,  et  le  plus  sou- 
vent de  ces  deux  biens  ensemble  ;  couvrir 
du  nom  d'ambition  tout  autre  désir  que 
celui-là,  c'est  détourner  ce  mot  de  son  sens 
véritable  et  c'est  en  même  temps  l'avilir. 
N'est  pas  ambitieux  qui  veut,  et  bien  des 
gens  reçoivent  ce  nom,  ou  même  s'en  dé- 
fendent comme  d'un  blâme,  qui   n'y  ont 

17 


258  DE    L'AMBITION. 

aucun  droit  et  ne  sont  pas  dignes  de  le 
porter.  Si  vous  voulez  vous  élever  dans  le 
monde  pour  amasser  des  richesses  ou  pour 
vivre  dans  les  plaisirs,  vous  méritez  les 
noms  attachés'à  ces  passions  diverses  ;  mais 
l'ambition  exige  des  pensées  plus  nobles  et 
une  visée  plus  haute.  Si  vous  voulez  vous 
élever  surtout  pour  être  comblé  d'honneurs 
ou  pour  exercer  une  puissance  apparente 
sous  un  maître  et  jouir  de  l'influence  que 
vous  tiendrez  de  son  caprice,  vous  appro- 
chez du  nom  d'ambitieux  et  tout  le  monde 
vous  le  donnera;  excepté  celui  qui,  voulant 
conserver  à  ce  nom  toute  sa  dignité  et  n'en 
pas  dégoûter  les  nobles  cœurs,  le  réserve 
aux  âmes  réellement  éprises  du  commande- 
ment ou  de  la  gloire  et  incapables  d'en  re- 
chercher seulement  l'apparence.  Non,  je 
n'appellerai  point  ambitieux  l'homme  qui 
n'est  pas  sincèrement  possédé  de  l'âpre 
désir  du  commandement  ou  de  la  gloire, 
celui  qui  veut  seulement  faire  illusion  au 
vulgaire  et  qui  se  console  aisément  de  n'être 


DE    L'AMBITION.  259 

rien,  pourvu  qu'on  le  croie  quelque  chose. 
Appellerai-je  ambitieux  ce  Félix  dont  Po- 
lyeucte  dit  en  termes  si  justes  et  si  forts  : 

....  Et  qu'à  titre  d'esclave  il  commande  en  ces  lieux  ! 

Si  j'appelle  ambitieux  un  tel  homme  et 
ceux  qui  se  contenteraient  comme  lui  de 
commander  à  titre  d'esclave ,  quel  nom 
donnerai-je  à  César,  quel  nom  surtout 
garderai-je  pour  ceux  qui  ont  aspiré ,  par 
des  chemins  légitimes,  à  la  réalité  du  com- 
mandement et  à  la  réalité  de  la  gloire? 
Renoncerai-je  à  donner  le  nom  d'ambi- 
tieux à  un  Thémistocle  ,  à  un  Périclès ,  à 
un  Scipion  ,  ou  dois-je  les  confondre  avec 
cette  vile  multitude  ?  Laissons  à  chacun  son 
nom  véritable  ,  le  nom  qui  convient  au  dé- 
sir qui  le  conduit  et  à  la  passion  qui  le  do- 
mine. H  y  a  beaucoup  d'avares,  beaucoup 
de  voluptueux,  beaucoup  de  vaniteux;  l'am- 
bitieux est  plus  rare  et  ne  doit  pas  être 
perdu  dans  cette  foule;  il  tend  au  rom- 


260  DE    L'AMBTTTON. 

mandement  et  à  la  gloire  d'un  mouvement 
trop  violent  et  trop  sincère  pour  en  em- 
brasser seulement  l'ombre:  et  peu  lui  im- 
porterait de  tromper  sur  ce  point  les 
autres  ,  puisque ,  toujours  inquiet  et  mal- 
heureux tant  qu'il  n'est  pas  en  possession 
de  ce  qu'il  désire ,  il  ne  peut  se  tromper 
lui-même. 

Ce  désir  du  commandement  ou  de  la 
gloire  vient  du  fond  même  de  notre  être  ; 
il  sort  de  la  même  source  que  tous  nos  au- 
tres désirs ,  mais  il  est  le  jet  le  plus  puis- 
sant et  le  plus  élevé  de  cette  source  inta- 
rissable. Désirer  le  commandement  ou  la 
gloire,  c'est  vouloir  s'étendre,  comme  le 
veut  toute  créature.  C'est  aspirer  à  vivre 
hors  de  soi ,  à  reculer  les  limites  de  son 
être,  à  remplir  un  plus  grand  espace  dans 
le  monde.  Mais  ce  besoin  de  nous  étendre 
et  de  nous  agrandir ,  qui  est  le  principe  de 
tous  nos  mouvements  ici-bas ,  est  d'autant 
plus  noble ,  qu'il  se  dirige  vers  un  objet 
plus  élevé ,  et  c'est  ce  qui  met  le  désir  de  la 


DE    L'AMBITION.  261 

gloire  bien  au-dessus  de  la  soif  des  richesses 
ou  des  plaisirs.  La  gloire  est  en  effet  une 
conquête  que  nous  faisons  dans  l'âme  d'au- 
trui ,  une  place  que  nous  occupons  dans 
l'imagination  de  nos  semblables ,  de  leur 
libre  consentement,  parce  qu'ils  jugent  que 
nous  la  méritons  et  parce  qu'ils  ne  peuvent 
se  résoudre  à  nous  la  refuser.  Si  cette  gloire 
nous  est  donnée  de  notre  vivant ,  c'est  un 
élargissement  de  notre  existence  qui  accroît 
en  nous  la  plénitude  et  la  douceur  du  sen- 
timent de  la  vie;  si  nous  pensons  qu'elle 
doit  nous  survivre ,  il  nous  est  difficile  de 
séparer  la  perpétuité  de  notre  être  de  celle 
de  notre  nom,  et  il  nous  semble  alors  que 
nous  devons  nous  survivre  à  nous-mêmes  ; 
nous  jouissons  par  anticipation  de  ce  pro- 
longement d'existence  \  et  nos  yeux  s'y  ar- 
rêtent volontiers  comme  sur  un  rideau  qui 
nous  déroberait  la  vue  de  la  mort.  La  pos- 
session de  la  gloire ,  ce  bien  tout  idéal  que 
l'esprit  seul  savoure  et  qui  ne  repose  que 
sur  le  jugement  des  autres   esprits,    sert 


262  DE    L'AMBITION. 

donc  à  augmenter  en  nous  l'intensité  de 
la  vie  ,  à  nous  faire  illusion  sur  sa  durée  , 
et  à  éloigner  de  nous  l'idée  du  néant }  in- 
supportable à  tout  ce  qui  est. 

Le  désir  du  commandement  a  quelque 
chose  de  moins  pur  et  de  moins  élevé  que 
le  désir  de  la  gloire  ?  parce  qu'il  se  dirige 
vers  un  bien  réel  et  saisissable  ;  mais  il  a 
aussi  sa  grandeur  ?  lorsque  le  commande- 
ment est  recherché  par  des  voies  légi- 
times. Désirer  la  gloire ,  c'est  entreprendre 
sur  l'imagination  des  hommes  ;  désirer  le 
commandement ,  c'est  entreprendre  sur 
leur  volonté.  On  cherche  donc  aussi  à  s'é- 
tendre par  le  commandement,  mais  d'une 
manière  bien  plus  réelle  et  bien  plus  sen- 
sible que  par  la  gloire.  Faire  sienne  la  vo- 
lonté de  ses  semblables  ,  et  par  conséquent 
leur  puissance  et  leur  part  d'action  sur  le 
monde,  vouloir  en  eux,  agir  par  eux  et 
accomplir  par  leur  entremise  des  actes  si 
importants  par  leur  nature  ou  par  leurs 
effets  qu'ils  ressemblent  à  des  manifesta- 


DE    L'AMBITION.  263 

tions  de  la  puissance  divine ,  quelle  exten- 
sion visible  de  notre  être  ?  quelle  multipli- 
cation de  nos  forces  ,  quelle  élévation  ou 
plutôt  quelle  transformation  de  la  nature 
humaine!  Cet  aspect  du  commandement 
impose  et  étonne  par  sa  grandeur  ,  alors 
même  qu'il  est  en  des  mains  indignes  de 
le  retenir  et  incapables  de  l'exercer.  Voici 
comme  Sénèque  fait  parler  Néron  dans  son 
Traité  sur  la  Clémence  :  «  Seul  de  tous 
les  mortels,  j'ai  été  jugé  digne  de  repré- 
senter les  dieux  sur  la  terre.  La  balance 
des  destinées  et  des  conditions  de  tous  est 
remise  en  mes  mains  ;  ce  que  le  sort  ré- 
serve à  chacun ,  c'est  par  ma  bouche  qu'il 
le  déclare.  Tous  ces  milliers  de  glaives  que 
la  paix  retient  dans  le  fourreau ,  je  puis 
d'un  signe  les  faire  sortir.  Quelles  nations 
seront  anéanties  ou  transportées  ailleurs  , 
affranchies  ou  réduites  en  servitude  ?  Quel 
roi  va  devenir  esclave?  Quel  front  va 
ceindre  le  bandeau  royal?  Quelles  villes 
doivent  tomber  ou  s'élever  ?  C'est  à  moi 


264  DE    L'AMBITION. 

de  le  dire —  »  N'est-ce  point  le  langage 
d'un  dieu  plutôt  que  celui  d'un  homme  ? 
et,  en  effet,  celui  qui  peut  parler  de  la  sorte 
n'a  plus  qu'un  des  attributs  de  l'homme , 
c'est  l'impossibilité  de  soutenir  et  de  gar- 
der ,  sans  perdre  le  sens ,  un  si  vaste  et  si 
absolu  pouvoir. 

Mais  si  le  commandement ,  même  sous 
cet  aspect  redoutable  et  déraisonnable ,  a 
encore  sa  grandeur,  il  n'atteint  sa  beauté 
véritable ,  il  n'a  tout  son  prix ,  il  ne  de- 
vient enfin  le  digne  objet  de  l'ambition 
humaine  que  lorsqu'il  repose  sur  la  per- 
suasion ,  et  qu'il  nous  est  accordé  par  le 
consentement  éclairé  de  nos  égaux.  Notre 
orgueil  ne  peut  être  flatté  des  biens  que 
nous  tenons  de  la  nécessité  seule  ;  il  faut , 
pour  que  la  possession  nous  en  soit  vrai- 
ment agréable,  qu'ils  nous  viennent  de 
notre  propre  mérite.  Supposons  que  nous 
soyons  nés  sur  le  trône  ,  que  notre  image 
soit  gravée  sur  ks  monnaies  ,  que  notre 
nom  soit  en  tête  de  tous  les  actes  publics , 


DE    L'AMBITION.  265 

appellerons  -  nous  cette  notoriété  de  la 
gloire  et  aurait-elle  pour  nous  la  même 
douceur  que  la  gloire  librement  acquise? 
De  même  pour  le  commandement.  Si  nous 
possédons  les  volontés  d'un  grand  nombre 
d'hommes  comme  un  héritage  qui  nous 
était  dû  ?  ou  si  nous  les  avons  conquises 
par  une  violence  qu'on  ne  pouvait  éviter, 
jouirons-nous  de  la  possession  de  ces  vo- 
lontés transmises  par  héritage  ou  subju- 
guées par  la  force  ,  de  la  même  manière 
que  si  elles  s'étaient  données  librement  à 
nous  en  considération  de  notre  grandeur 
d'âme  ou  de  notre  sagesse?  Sera-ce  la 
même  impression  ,  le  même  plaisir  ?  Nulle- 
ment ;  ces  deux  impressions  ,  ces  deux  plai- 
sirs sont  d'un  ordre  si  différent  que  le  se- 
cond seul  est  noble  ,  et  que  le  premier  peut 
s'accorder  avec  les  sentiments  les  plus  vul- 
gaires. 

C'est  donc  le  libre  assentiment  des  vo- 
lontés qui  donne  au  commandement  toute 
sa  douceur  et  à  l'ambition  toute  sa  no- 


266  DE    L'AMBITION. 

blesse.  Le  commandement,  ainsi  obtenu 
et  ainsi  exercé ,  est  d'autant  mieux  fait 
pour  séduire  une  grande  âme  ,  qu'il  touche 
de  près  à  la  gloire  ,  puisque  les  volontés  ne 
se  sont  rendues  qu'après  un  jugement  fa- 
vorable ?  puisque  la  persuasion  a  devancé 
l'obéissance  et  l'accompagne.  L'ambition 
atteint  alors  le  plus  haut  degré  de  satisfac- 
tion auquel  elle  puisse  prétendre  sur  la 
terre  ;  elle  jouit  à  la  fois  du  commande- 
ment et  de  la  gloire  ,  et  cette  jouissance  est 
d'autant  plus  douce,  elle  chatouille  d'au- 
tant mieux  l'orgueil  humain  ,  que  celui 
qui  l'éprouve  l'a  honnêtement  gagnée, 
qu'il  la  tient  du  consentement  de  ses  sem- 
blables ,  comme  un  juste  retour  du  bien 
qu'il  leur  doit  faire  ou  qu'il  leur  a  fait. 
Heureux  les  peuples  qui  font  ainsi  tourner 
l'ambition  à  leur  service  et  qui  ménagent 
une  si  belle  récompense  à  leurs  serviteurs! 
La  gloire  que  décerne  l'opinion  d'un 
peuple  éclairé,  et  le  commandement  que 
défère  et  que  tempère  la  volonté  d'un  peu- 


DE    L'AMBITION.  267 

pie  libre  ,  voilà  donc  le  terme  le  plus  élevé 
de  l'ambition  humaine,  voilà  le  bonheur  le 
plus  complet  qu'une  âme  ambitieuse  puisse 
recevoir.  N'y  a-t-il  pourtant  rien  au  delà  ? 
Ne  peut-on  rencontrer ,  hors  de  la  gloire 
bien  acquise  ,  hors  du  commandement  légi- 
time, une  jouissance  plus  haute  encore  et 
plus  pure  ?  Ceux-là  le  savent  qui  ont  pré- 
féré la  science  et  la  philosophie  au  tumulte 
des  affaires  humaines  ;  qui,  ayant  éprouvé 
dans  sa  plénitude  le  plaisir  d'apprendre 
et  de  comprendre,  l'ont  jugé,  en  somme, 
supérieur  au  plaisir  d'être  admiré  et  de 
commander.  Les  raisons  ne  manquent  pas 
au  sage  pour  se  consoler  de  voir  passer 
en  d'autres  mains  que  les  siennes  les  biens 
qui  sont  le  but  de  l'ambition  humaine  et 
qui  la  contentent.  Si  grands  que  soient  ces 
biens,  ils  sont  de  la  terre,  c'est-à-dire  très- 
imparfaits  et  aussi  facilement  diminués  et 
flétris  que  tous  les  autres.  La  gloire  la 
plus  légitime  est  sujette  à  mille  accidents, 
partagée  avec  d'indignes  rivaux,  contestée 


268  DE    L'AMBITION* 

jusqu'à  la  mort  ;  elle  est  rarement  accompa- 
gnée d'autres  jouissances  moins  bruyantes, 
mais  plus  nécessaires  au  cœur  de  l'homme; 
que  de  fois  elle  mérite  d'être  appelée, 
selon  la  belle  parole  d'une  femme  élo- 
quente et  courageuse  :  le  deuil  éclatant  du 
bonheur  ! 

For  glory's  pillow  is  but  restless,  if 
Love  lay  not  down  his  cheek  there  '.... 

Quant  au  plaisir  du  commandement, 
est-il  au  monde  un  seul  plaisir  qui  soit 
mêlé  de  plus  d'épines  ?  Si ,  tout  en  possé- 
dant la  réalité  du  pouvoir ,  on  ne  le  tient 
que  de  l'aveu  d'un  maître  auquel  on  doit 
hommage,  quelle  source  toujours  ouverte 
d'incertitudes  et  de  misères!  quelle  jour- 
née que  la  journée  des dupes  !  quel  spectacle 
que  celui  d'un  Richelieu  renversé  s'il  dé- 
plaît à  Louis  XIII  !  Si  l'on  tient  le  pouvoir 
directement  de  la  multitude,  à  quelles  sur- 
prises soudaines  ,   à  quelles  erreurs  gros- 

i.   Byron  ,  Werner. 


DE    L'AMBITION.  269 

sières,  à  quelles  basses  rivalités  n'est-on 
pas  tous  les  jours  exposé  !  Le  cœur  manqua 
au  premier  des  Gracques  quand  il  vit  Oc- 
tavius  enchérir  perfidement  sur  ses  propo- 
sitions populaires.  Si  même  on  a  le  bon- 
heur de  tenir  le  pouvoir  du  consentement 
d'une  Assemblée  souveraine,  ce  qui  est  la 
forme  la  plus  douce  et  la  plus  honorable 
du  commandement  parmi  les  hommes, 
combien  ce  pouvoir  est  précaire  et  par 
combien  de  ménagements,  d'adresse  ou  de 
sacrifices  il  faut  tous  les  jours  l'acheter  ! 
Enfin  rien  ne  dure,  et  quoi  de  plus  triste 
que  le  spectacle  de  l'ambition  déchue  du 
faîte  des  affaires  et  s' épuisant  à  remonter 
cette  âpre  pente,  comme  se  traîne  un  ani- 
mal blessé  qui  ne  veut  ni  rester  en  repos  ni 
mourir  ! 

....  Defessi  sanguine  sudent, 
Angustum  per  iter  luctantes  ambitionis. 

Mais  le  meilleur  antidote  de  l'ambition 
pour  l'esprit  élevé  qui  aurait  besoin  de  s'en 
guérir,  c'est  l'intelligence  de  la  nature,  qui 


270  DE    L'AMBITION. 

met  toute  chose  à  sa  place,,  et  qui  est  si  effi- 
cace contre  toutes  les  agitations  du  cœur 
humain,  parce  qu'elle  réduit  immédiate- 
ment toutes  les  causes  qui  l'agitent  à  leur 
valeur  véritable ,  c'est-à-dire  à  rien  ou  à 
presque  rien.  Qui  parlera  donc  plus  élo- 
quemment  que  personne  contre  l'ambi- 
tion ?  Ce  sera  cet  os  brisé  ou  cette  plante 
pétrifiée,  débris  et  témoin  d'une  création 
disparue  ;  ce  sera  ce  morceau  de  lave 
échappé  au  lac  de  feu  dont  nous  sépare  à 
peine  cette  croûte  légère  sur  laquelle  nous 
nous  dressons  un  instant  comme  une 
herbe  aussitôt  abattue  ;  ce  sera  surtout  la 
lumière  éloignée  de  ces  soleils  innom- 
brables, entourés  de  leurs  mondes,  pous- 
sière infinie  dans  laquelle  est  perdu  à  son 
rang  notre  grain  de  poussière.  Where  is 
my  earth  ?  Où  est  ma  terre  ?  demande 
Gain  à  Lucifer ,  qui  l'enlève  à  travers  les 
mondes  : 

....  'Tis  now  beyond  thee, 
Less  in  the  universe  than  thou  in  it. 


de  l'Ambition.  271 

«  Elle  est  maintenant  derrière  toi, 
comptant  moins  dans  l'univers  que  tu  ne 
comptes  sur  elle »  Il  faudrait  que  l'am- 
bition fût  accompagnée  de  peu  d'esprit 
pour  ne  point  s'amortir  pendant  un  tel 
voyage,  ou  du  moins  pour  n'être  pas  tem- 
pérée à  jamais  par  de  tels  souvenirs.  11 
suffit,  en  effet,  d'un  effort  de  la  raison 
pour  embrasser  de  nouveau  ce  prodigieux 
ensemble  et  pour  donner  à  nos  troubles 
leur  vraie  mesure,  ce  qui  équivaut  à  s'en 
consoler. 


DE   LA   TRISTESSE 


18 


DE   LA    TRISTESSE 


n^I/Iss ayons  de  parler  de  la  tristesse, 
^S  sans  ordre  et  sans  suite  ,  sans 
wkM^Jk,  prétention  surtout  à  découvrir 
le  fond  des  choses,  mais  pour  marquer 
seulement  quelques  traits  épars  qui  peu- 
vent aider  à  la  mieux  connaître  et  servir 
à  qui  voudrait  entreprendre  d'en  faire  le 
portrait  complet  et  véritable. 

Il  faut  d'abord  distinguer  la  tristesse  de 
la  douleur  ?  qui  le  plus  souvent  la  précède, 


276  DE    LA    TRISTESSE. 

ou  qui,  pour  mieux  dire,  prend  elle-même 
le  nom  de  tristesse,  lorsque  émoussée  par 
le  temps,  mais  se  faisant  encore  sentir,  elle 
a  en  quelque  sorte  perdu  son  aiguillon.  On 
dira,  par  exemple,  qu'un  père  qui  vient  de 
perdre  son  enfant  est  dans  le  désespoir  ou 
dans  la  douleur;  au  bout  de  quelques  an- 
nées on  dira  qu'il  est  attristé  par  la  perte 
de  son  enfant  ;  plus  tard  encore  ,  s'il  reste 
incliné  sous  le  coup  ,  on  dira  simplement 
qu'il  est  triste,  et  comme  on  perdra  de  plus 
en  plus  de  vue  la  cause  éloignée  de  sa  tris- 
tesse, on  dira  que  sa  nature  est  d'être  triste, 
que  la  tristesse  est  dans  son  caractère.  C'est 
alors,  en  effet,  que  ce  sentiment  méritera 
le  mieux  le  nom  de  tristesse,  parce  qu'il 
sera  le  plus  éloigné  qu'il  est  possible  de  la 
douleur  aiguë  qui  en    aura  été  la  cause, 
parce  qu'il  vient  surtout  de  la  réflexion, 
qu'il    suppose  l'intelligence,  en  un   mot, 
qu'il  est  humain  et  qu'il  nous  distingue  de 
tous  les  autres  êtres  qui  peuvent  souffrir 
ici-bas.  Chez  ceux-ci,  en  effet,  la  douleur 


i 


DE    LA  TRISTESSE.  277 

morale,  lorsqu'ils  sont  capables  de  la  sen- 
tir, ne  peut  durer  assez  longtemps  ni  sur- 
vivre assez  à  sa  cause  pour  mériter  le  nom 
de  tristesse.  La  plupart  des  animaux,  par 
exemple ,  aiment  leurs  petits  et  souffrent 
s'ils  les  perdent  ;  quelques-uns  expriment 
cette  douleur  de  la  façon  la  plus  touchante  : 

....   At  mater,  virides  saltus  orbata  peragrans, 
Linquit  humi  pedibus  vestigia  pressa  bisulcis, 
Omnia  convisens  oculis  loca,  si  queat  usquam 
Conspicere  amissum  fœtum  ;  completque  querelis 
Frondiferum  nemus  adsistens,  et  crebra  revisit 
Ad  stabulum,  desiderio  perfîxa  juvenci. 

Mais  chez  presque  tous  cette  douleur  est 
passagère  et  ne  survit  pas  assez  à  sa  cause 
immédiate  pour  changer  de  caractère.  Dans 
toutes  les  langues,  un  animal  triste  veut 
dire  un  animal  qui  va  être  malade,  parce 
qu'une  sorte  d'instinct  merveilleux  l'avertit 
alors  de  la  destruction  qui  le  menace,  et 
cette  tristesse  physique ,  dénuée  de  la  pa- 
role, est  éloquente.  Mais  la  tristesse  pure- 
ment morale,  écho  prolongé  de  la  douleur, 


f278  DE    LA  TRISTESSE. 

ébranlement  durable  d'une  âme  qui  a  été 
violemment  secouée  et  qui  quelquefois  n'a 
pas  assez  de  toute  la  vie  pour  reprendre 
son  équilibre,  est  particulière  à  l'homme, 
et  lui  seul  mérite  de  la  connaître  par  la 
force  de  ses  attachements  et  par  l'intensité 
de  ses  joies. 

La  tristesse  est  donc  une  sorte  de  cré- 
puscule qui  suit  la  douleur;  et  malgré  l'o- 
pinion des  poëtes  qui  se  piquent  volontiers 
d'être  tristes  sans  raison  et  qui  chantent  la 
mélancolie  comme  un  don  fatal  du  ciel, 
comme  un  mystérieux  privilège  des  âmes 
délicates,  il  n'y  a  pas  plus  de  tristesse  sans 
cause  qu'il  n'y  a  de  gaieté  sans  motif. 
Mais  les  causes  de  la  tristesse  et  de  la  gaieté 
ne  sont  pas  toujours  simples  eL  évidentes  ; 
on  ne  trouve  pas  toujours  à  la  source  de 
l'une  ou  de  l'autre  une  grande  douleur  ou 
une  vive  joie.  Plusieurs  circonstances  fu- 
tiles ,  mais  réunies  par  le  hasard  et  se  ve- 
nant en  aide  les  unes  aux  autres ,  peuvent 
produire  en  nous  un  état  de  tristesse  ou  de 


DE    LA  TRISTESSE.  279 

gaieté  dont  la  cause  nous  échappe  et  que 
nous  attribuons,  faute  d'examen,  au  pur 
caprice  de  la  nature  humaine  qui,  étudiée 
de  plus  près,  n'a  pas  de  caprices  et  obéit 
à  des  lois.  Mille  coups  d'épingle  peuvent 
donner  la  fièvre  aussi  bien  qu'une  profonde 
blessure  ;  des  incidents  légers  et  inaperçus 
de  nous-mêmes  au  moment  où  ils  se  pro- 
duisent peuvent  créer  en  nous  un  état  de 
gaieté  ou  de  tristesse  assez  fort  pour  résister 
aux  circonstances  extérieures  lorsqu'elles 
nous  sollicitent  en  sens  contraire.  Ce  parti 
pris  de  notre  âme  nous  étonne  alors  nous- 
mêmes,  et  nous  nous  demandons  pourquoi 
telle  chose  qui  devrait  nous  attrister  ou 
telle  autre  chose  qui  devrait  nous  plaire 
est  sur  nous  sans  pouvoir;  c'est  qu'une 
disposition  contraire  a  été  déterminée  à 
notre  insu  dans  notre  âme  et  qu'elle  a  en- 
core assez  de  force  pour  résister  aux  as- 
sauts du  dehors.  Il  faut  aussi  tenir  compte 
des  causes  permanentes  et  générales  qui 
nous  rendent  plus  ou  moins    capables  de 


280  DE    LA  TRISTESSE. 

gaieté  ou  de  tristesse,  et  que  nous  oublions 
volontiers  lorsque  nous  attribuons  l'état  de 
notre  âme  à  un  pur  caprice  de  la  nature. 
Vous  avez,  par  exemple,  mille  causes  d'in- 
quiétude ou  de  chagrin  ;  de  plus,  la  na- 
ture est  en  deuil,  le  ciel  est  sombre,  une 
pluie  lente  et  froide  pénètre  la  terre,  et 
cependant,  malgré  votre  raison  pleine  de 
germes  de  tristesse  qui  voudraient  éclore, 
malgré  vos  sens  combattus  et  froissés  par  les 
circonstances  extérieures,  vous  ne  pouvez 
vous  résoudre  à  être  triste,  votre  âme  se 
soulève  sans  effort  pour  rejeter  le  fardeau, 
ou  elle  le  porte  légèrement,  de  bonne  grâce, 
avec  un  confiant  sourire  qui  défie  l'univers 
de  l'accabler.  Vous  vous  demandez  d'où 
vient  cette  force  surprenante  ;  vous  oubliez 
seulement  que  vous  vous  portez  bien  et 
que  vous  avez  vingt  ans. 

La  jeunesse  et  la  santé  sont  deux  rem- 
parts qui  bravent  les  assauts  de  la  tristesse, 
et  tant  qu'ils  nous  protègent,  elle  ne  peut 
guère  remporter  sur  nous  que  de  faibles  et 


DE    LA   TRISTESSE.  281 

courts  avantages.  Mais  ces  murailles  pro- 
tectrices sont  sans  cesse  minées  par  le 
temps,  et  les  déceptions  de  la  vie  en  déta- 
chent chaque  jour  quelque  pierre,  jusqu'à  ce 
que  la  brèche,  étant  une  fois  ouverte  ets'é- 
largissant  toujours,  la  tristesse  passe  et  re- 
passe à  son  aise,  en  attendant  qu'elle  s'é- 
tablisse au  cœur  de  la  place  et  n'en  sorte 
plus.  Qui  de  nous  ne  l'a  connu,  ce  mer- 
veilleux ressort  de  la  jeunesse  et  de  l'inex- 
périence, si  prompt  à  se  redresser  sous  la 
plus  dure  étreinte  ?  Rebondissant  sous  le 
choc,  comme  nos  balles  rapides ,  et  s'éle- 
vant  d'autant  plus  haut  qu'elle  a  été  frappée 
plus. fort,  notre  âme  adolescente,  rabattue 
par  les  premières  déceptions  de  la  vie,  ne 
s'en  élance  que  mieux  dans  le  vaste  champ 
de  ses  espérances;  mais  après  tant  d'élans 
hardis  et  tant  de  chutes  profondes,  elle  perd 
sa  force,  et,  sans  réagir  davantage  contre 
le  coup  qui  la  frappe,  elle  languit  à  terre, 
amollie,  flétrie,  souillée,  roulée  par  le  sort 
comme  par  le  pied  d'un  passant. 


282  DE    LA  TRISTESSE. 

C'est  ainsi  que  s'épuise  en  nous  ce  fonds 
rie  force  et  de  vie,  cette  alacrité  de  l'âme 
qui  nous  permet  de  résister  si  aisément 
aux  premiers  efforts  de  la  tristesse.  Cette 
réserve  une  fois  consommée ,  l'équilibre 
est  rompu  contre  nous,  et  comme  un 
homme  qui  voit  tous  les  jours  croître  ses 
dépenses  et  diminuer  ses  richesses ,  nous 
avons  de  plus  en  plus  de  peine  à  faire  face 
aux  chagrins  de  la  vie.  Les  illusions  s'en- 
vont  une  à  une,  et  nous  avons  beau  res- 
treindre de  plus  en  plus  nos  espérances, 
comme  pour  tenter  par  notre  modération 
la  générosité  du  sort ,  comme  pour  faire 
au-devant  de  lui  la  moitié  du  chemin ,  il 
nous  trompe  toujours  et  nous  demande 
incessamment  un  sacrifice  après  un  sacri- 
fice. Comme  l'impitoyable  Romain,  qui 
après  avoir  dit  au  peuple  de  Carthage  : 
«  Donne-moi  tes  vaisseaux,  donne-moi  tes 
éléphants ,  donne-moi  tes  armes,  »  lui  dit 
enfin  :  «  Donne-moi  ta  cité  ,  que  je  veux 
détruire,  et  va  habiter  plus  loin,  »  ainsi  le 


DE    LA   TRISTESSE.  283 

sort  nous  presse  ;  et  après  nous  avoir  dé- 
pouillés de  cette  illusion,  il  nous  dit  : 
ce  Quitte  encore  cette  autre  ;  donne-moi 
enfin  ce  que  tu  as  de  plus  sacré  ou  de  plus 
cher,  il  faut  que  j'atteigne  le  fond  de  ton 
cœur.  »  Et  alors  même  que  par  une  sorte 
de  négligence  quelque  chose  nous  est  laissé, 
alors  même  que  par  une  faveur  singulière 
nous  avons  accompli  ou  possédé  une  partie 
de  ce  qui  excitait  nos  désirs,  quelle  âme 
humaine  n'a  en  elle-même,  au  bout  d'un 
certain  temps,  assez  d'illusions  détruites, 
assez  de  déceptions  accumulées  ,  assez  de 
ruines  intérieures,  pour  qu'au  moindre 
souvenir  qui  les  agite  il  ne  s'en  échappe, 
comme  une  noire  vapeur,  un  nuage  épais 
de  tristesse  ?     ' 

Si  quelque  curiosité  nous  pousse  alors  à 
examiner  de  près  ces  ruines,  nous  y  trou- 
vons en  même  temps  l'histoire  de  notre 
vie  et  le  moyen  de  porter  un  jugement 
équitable  sur  nous-mêmes.  Qu'est-ce,  en 
effet,   que  ce   résidu  de    nos  déceptions, 


284  DE    LA  TRISTESSE. 

source  intarissable  de  tristesse ,  sinon  un 
indice  de  la  pente  constante  de  notre  âme, 
une  sorte  de  témoignage  irrécusable  sur  la 
direction  habituelle  de  nos  vœux  ?  Nos  tris- 
tesses sont  du  même  ordre  que  nos  désirs, 
puisque  nos  désirs  déçus  les  composent, 
et  nos  désirs,  c'est  nous-mêmes.  Quelles 
sont  donc  les  causes  de  notre  tristesse  ? 
Sont-elles  nobles,  élevées,  avouables  ou 
égoïstes,  misérables  ,  bonnes  à  cacher  loin 
de  toute  lumière?  Nos  amis,  notre  pays, 
le  désir  trop  souvent  confondu  de  savoir  la 
vérité,  l'inutile  effort  vers  le  bien,  le  dé- 
couragement inquiet  de  l'âme  qui  s'élance 
vers  la  lumière  et  qui  retombe,  sont-ils  au 
fond  de  notre  tristesse,  mêlés,  je  le  veux 
bien,  à  cette  inévitable  lie  qui  dort  toujours 
dans  le  cœur  de  l'homme  ;  ou  bien  cette 
lie  est -elle  tout  notre  cœur,  et  notre  tris- 
tesse vient-elle  seulement  de  l'inexécution 
de  nos  vœux  injustes  et  de  la  soif  inassou- 
vie des  plaisirs  vulgaires?  Nous  pouvons 
ainsi  prendre  notre  mesure;  savoir  au  vrai 


DE    LA  TRISTESSE.  285 

pourquoi  Ton   est  triste,  c'est   être   bien 
près  de  savoir  ce  qu'on  vaut. 

Rien  ne  montre  mieux  que  cette  dose 
à  peu  près  égale  de  tristesse  répandue  parmi 
les  hommes  selon  l'âge,  la  santé  et  les  évé- 
nements de  la  vie,  combien  nos  opinions  si 
diverses  sur  l'ordre  du  monde  et  sur  notre 
destinée  ont  peu  d'influence  sur  la  conduite 
de  nos  sentiments  et  sur  l'état  vrai  de  notre 
cœur.  Quelle  différence  ne  devrait-on  pas 
remarquer,  au  point  de  vue  de  la  tristesse, 
entre  un  homme  qui,  regardant  les  maux 
de  cette  vie  comme  une  épreuve,  croit  à 
une  compensation  dans  la  vie  future,  et 
un  autre  homme  qui,  confondant  dans  son 
esprit  sa  propre  existence  avec  celle  du 
monde,  croit  que  sa  personne  est  anéantie 
par  le  coup  de  la  mort  ?  Il  semble  que  le 
premier,  une  fois  en  règle  avec  sa  con- 
science et  avec  le  ciel,  ne  devrait  jamais 
éprouver  de  tristesse,  puisque  les  maux  qui 
peuvent. l'atteindre,  acceptés  avec  soumis- 
sion, deviennent  un   gage   de  sa  récom- 


286  DE    LA  TRISTESSE. 

pense  future,  une  promesse  céleste  de  paix 
et  de  félicité.  Il  semble  au  contraire  que 
l'homme  qui  croit  son  existence  enfermée 
dans  l'enceinte  de  la  terre  devrait  être  in- 
consolable du  moindre  obstacle  rencontré 
par  ses  désirs,  du  moindre  échec  éprouvé 
sur  son  chemin.  Le  mot  cruel  de  déception, 
qui  n'existe  pas  à  vrai  dire  pour  le  premier, 
a  pour  le  second  un  sens  profond  et  une 
terrible  vérité.  Tout  plaisir  inaccessible  ou 
écarté  de  sa  main  est  à  jamais  ravi,  toute 
blessure  reçue  est  pour  lui  sans  remède; 
en  fait  de  maux  grands  ou  petits,  il  ne 
connaît  rien  que  d'irréparable.  Cette  jour- 
née a  été  pour  lui  sans  soleil  ,  cette  soirée 
sans  charme,  le  sourire  sur  lequel  il  comp- 
tait lui  a  fait  défaut  :  autant  de  perdu  et 
pour  l'éternité.  Il  vivrait  cent  ans  que  ce 
jour  gâté  et  englouti  dans  le  gouffre  du 
temps,  que  cette  minute  même  écoulée  sans 
plaisir  et  désormais  insaisissable ,  devraient 
l'obséder  comme  un  remords;  quelle  raison 
a-t-il  de  se  consoler  du  pli   d'une  feuille 


DE    LA   TRISTESSE.  287 

de  rose  ?  Et  cependant  il  s'en  console,  tout 
comme  s'il  avait  un  avenir  et  une  espé- 
rance, tandis  qu'à  côté  de  lui  couleront 
les  larmes  d'un  homme  qui,  au  delà  des 
douleurs  d'ici-bas ,  devrait  voir  le  ciel 
entr'ouvert. 

C'est  que  nos  croyances,  quelles  qu'elles 
soient,  n'ont  point  le  caractère  absolu 
de  la  certitude.  Celui  qui  croit  à  la  vie 
future  ne  la  touche  pas  assez  de  la  main 
pour  estimer  les  choses  de  ce  monde  au 
peu  de  valeur  que  devrait  leur  laisser  une 
telle  espérance  ;  et  celui  qui  se  croit  voué 
au  néant  n'en  est  pas  au  fond  assez  sûr 
et  ne  le  voit  pas  d'assez  près  pour  s'atta- 
cher avec  une  frénésie  sincère  à  l'heure 
qui  passe  et  au  plaisir  qui  vole.  Nos  joies 
et  nos  tristesses  sont  donc  bien  plus  réglées 
par  les  événements  de  notre  vie  et  parle  tour 
de  nos  caractères  que  par  la  logique  de  nos 
croyances.  Atteints  par  la  douleur,  nous 
poussons  à  peu  près  le  même  cri,  et,  selon 
le  coup  que  nous  avons  reçu  ,  il  nous  faut 


288  DE    LA   TRISTESSE. 

à  peu  près  le  même  temps  pour  sécher  nos 
larmes.  Incrédules ,  croyantes  ,  tournées 
vers  le  ciel,  inclinées  vers  la  terre,  nos 
âmes  obéissent  après  tout  aux  grandes  lois 
de  la  joie  et  de  la  tristesse  et  marchent 
courbées  sous  le  même  joug. 

Il  faut  bien  croire  que  les  êtres  animés 
sont  seuls  capables,  à  des  degrés  très-divers, 
de  joie  et  de  tristesse,  et  que  ce  qui  ne  sent 
rien  ne  peut  rien  exprimer.  Comment  nier 
cependant  que  la  nature  exprime  tour  à 
tour,  comme  un  tableau  varié  ,  la  joie  et 
la  tristesse  en  des  traits  si  parlants  et  si 
clairs  que  l'œil  et  le  cœur  de  l'homme  ne 
peuvent  s'y  méprendre  ?  Nous  savons  tous 
ce  que  veut  dire  un  jour  joyeux,  une  jour- 
née triste,  et  nous  en  jugeons  par  l'impres- 
sion unanime  que  la  vue  de  ce  spectacle 
produit  sur  nos  âmes.  Qu'un  ciel  gris  et 
bas  soit  étendu  sur  nos  têtes  ,  que  la  pluie 
descende,  non  pas  emportée  en  tourbillons 
par  un  ouragan  qui  aurait  son  intérêt  et  sa 
grandeur,  mais  lente  et  lourde  comme  un 


DE    LA  TRISTESSE.  289 

froid  linceul ,  et  les  mots  de  temps  triste, 
de  ciel  triste  seront  aussitôt  sur  toutes  les 
lèvres.  En  regardant  de  près  les  impres- 
sions que  nous  donne  la  vue  de  la  nature, 
on  s'apercevra  bien  vite  que  la  lenteur  et 
l'obscurité  sont  pour  nous  les  éléments  ou 
plutôt  les  promoteurs  de  la  tristesse;  ce 
qui  veut  dire  que  la  nature  humaine  a  soif 
de  mouvement  et  de  lumière,  et  éprouve 
un  indéfinissable  malaise  lorsque  ces  si- 
gnes de  la  vie  lui  font  défaut. 


19 


DE   LA   MALADIE 


ET 


DE    LA    MORT 


DE    LA   MALADIE 


ET 


DE    LA    MORT 


î 


m 


a  maladie,  considérée  en  elle- 
même  et  séparée  du  terme  fatal 
auquel  elle  peut  aboutir,  est  déjà 
une  épreuve  sérieuse  et  suffit  pour  mettre 
en  jeu  toutes  les  forces  d'une  âme  bien  née. 
Supposez  que  le  mal  se  prolonge  et  qu'il 
laisse  à  l'intelligence  toute  sa  clarté,  c'est 
une  vie  nouvelle  qui  commence   pour  le 


294  DE    LA   MALADIE 

malade,  sevré  de  ses  occupations  habituel- 
les et  n'ayant  plus  d'autre  affaire  que  de 
souffrir  et  de  penser.  Pline,  écrivant  de  la 
campagne  et  considérant  de  sa  retraite  les 
occupations  multipliées  de  la  ville,  disait 
avec  finesse  :  ce  II  semble  que,  pris  à  part 
et  au  moment  où  l'on  s'en  acquitte,  cha- 
cun de  ces  actes  soit  indispensable  ;  et  pour- 
tant, lorsqu'on  les  veut  considérer  de  loin 
et  tous  ensemble,  ils  n'ont  aucune  impor- 
tance et  ne  laissent  aucun  souvenir.  »  La 
maladie  ressemble  à  cette  retraite;  elle  sus- 
pend le  mouvement  de  tous  les  jours  et 
permet  d'estimer  à  sa  juste  valeur  cette 
agitation  inquiète  et  stérile.  L'homme  est 
alors  réduit  à  lui-même,  et  si  les  douleurs 
du  corps  s'apaisent,  ou  plutôt ,  comme  il 
arrive  d'ordinaire,  s'émoussent  par  l'ha- 
bitude, l'esprit  se  met  à  son  tour  en  mou- 
vement et  réclame  sa  pâture. 

Car  que  faire  en  un  gîte,  à  moins  que  l'on  ne  songe  ? 

ou  qu'on  ne  lise,  ce  qui  est  un  secours  pour 


ET    DE    LA    MORT.  295 

songer?  C'est  alors,  si  on  a  l'esprit  cultivé 
et  le  goût  sain,  qu'on  sent  le  néant  de  ses 
lectures  accoutumées  et  le  vide  de  ces  œu- 
vres légères  que  l'habitude  du  monde  ou  les 
devoirs  de  notre  profession  nous  obligent 
à  parcourir  d'un  œil  rapide,  mais  qu'une 
fois  lues  on  ne  saurait  se  décider  à  repren- 
dre. C'est  le  malade  lettré  qui  a  plus  que 
personne  le  droit  de  dire  :  a  Je  ne  lis  pas, 
je  relis.  »  C'est  pour  lui  plus  que  pour  au- 
cun autre  que  sont  faits  les  livres  éternels  : 
j'entends  par  là  ceux  qui  parlent  avec  le 
plus  d'art  des  choses  qui  ne  passent  pas, 
qu'il  s'agisse  de  Dieu  ou  de  la  nature,  de 
l'homme  ou  de  la  société,  des  réalités  de 
ce  monde  ou  de  nos  aspirations  vers  l'au- 
tre. Il  nous  faut  alors  des  livres  dont  le 
fond  soit  vrai  de  tout  temps,  dont  la  forme 
soit  belle  à  tous  les  yeux;  nous  allons  droit 
aux  œuvres  qui  sont  la  meilleure  richesse 
et  l'honneur  le  moins  fragile  de  l'esprit  hu- 
main. Retirés  sur  ces  hauteurs  et  volontai- 
rement enfermés  dans  ces  régions  sereines, 


296  DE    LA    MALADIE 

nous  pouvons  tromper  la  maladie  et  ga- 
gner du  temps  jusqu'au  moment  solennel, 
si  ce  moment  doit  venir,  où  le  rideau  se 
déchire,  où  se  découvre  clairement  l'issue 
inévitable  de  notre  épreuve,  où  commence 
enfin,  sans  qu'on  puisse  s'y  méprendre,  la 
grande  affaire  de  la  mort. 

Que  ce  soit  une  grande  affaire  pour 
l'homme  qui  a- l'esprit  de  la  comprendre  et 
le  loisir  d'y  songer,  c'est  ce  qu'aucun  mo- 
raliste n'a  eu  le  courage  de  nier,  et  ceux  qui 
prétendent  que  ce  n'est  rien,  le  soutiennent 
avec  assez  d'apprêt  et  de  chaleur  pour  nous 
donner  à  entendre  qu'après  tout  c'est  quel- 
que chose.  C'est  quelque  chose,  en  effet, 
et  nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous  en 
plaindre.  Nous  sommes  les  seuls  habitants 
de  ce  monde  qui  ayons  de  l'esprit,  et  nous 
payons  par  les  raffinements  que  l'esprit 
ajoute  à  nos  maux  les  délicatesses  qu'il 
ajoute  à  nos  plaisirs.  Nous  mettons  plus  de 
façons  que  les  autres  êtres  à  mourir,  parce 
que  nous  mettons  plus  de  façons  à  aimer, 


ET    DE    LA    MORT.  297 

et  de  même  que  nous  trouvons  dans  l'am- 
bition et  dans  l'amour  des  délices  qu'ils  ne 
connaissent  guère  ,  nous  voyons  dans  la 
mort  des  horreurs  qu'ils  ne  soupçonnent 
point. 

La  Rochefoucauld ,  qui  aimait  la  vie  en 
égoïste,  qui  a  été  comblé  par  la  nature  et 
par  le  sort,  et  qui  a  eu  de  telles  bonnes  for- 
tunes que  les  philosophes  même  les  lui  en- 
vient, a  dit  excellemment  que  la  mort  était 
une  chose  épouvantable,  qu'elle  ressem- 
blait au  soleil  et  ne  pouvait  se  regarder 
fixement;  et  il  a  ajouté  cette  réflexion  pro- 
fonde, que  tout  ce  que  la  raison  pouvait 
faire  pour  nous  contre  la  mort,  c'était  de 
détourner  notre  vue  sur  d'autres  objets  et 
de  nous  engager  à  n'y  point  penser. 

Cela  est  vrai  de  tout  temps  ;  depuis  que 
le  monde  existe,  la  principale  ressource 
pour  bien  mourir  est  de  penser  à  autre 
chose,  et  ceux  qui  nous  entourent  nous  y 
aident  de  leur  mieux.  Le  plus  souvent,  si 
le  mourant  se  laisse  faire,  pour  le  détour- 


•298  DE    LA    MALADIE 

ner  plus  sûrement  de  la  mort  on  l'engage  î 
penser  à  ce  qui  en  est  l'opposé,  à  la  vie  et 
à  sa  guérison  qui  est  la  rentrée  dans  la  vie. 
Mais,  grâce  à  Dieu,  cette  ressource  vul- 
gaire n'est  pas  la  seule,  et  il  est  de  plus 
nobles  moyens  de  détourner  les  yeux  de  la 
mort  alors  même  qu'on  la  sait  certaine, 
qu'on  l'attend  et  qu'on  l'accepte.  La  patrie, 
l'amour  de  l'honneur  ou  de  la  liberté 
peuvent  avoir  assez  de  puissance  pour 
tenir  les  yeux  du  mourant  fixés  ailleurs 
que  sur  le  but  où  la  destinée  l'entraîne.  Il 
y  a  plus,  on  peut  aller  vers  ce  but  volon- 
tairement et  sans  le  voir  ;  on  peut  y  mar- 
cher comme  à  reculons ,  et  les  plus  illus- 
tres morts  de  l'antiquité  n'ont  guère  fait 
autre  chose.  Mourir  pour  ne  rien  devoir 
h  César,  mourir  pour  ne  pas  respirer  l'air 
souillé  par  Octave,  ce  n'est  point  mourir, 
c'est  échapper  à  ce  qu'on  déteste,  c'est 
s'élever  au-dessus  de  ce  qu'on  méprise,  et, 
tout  entier  aux  objets  qu'on  évite,  on  n'a 
plus  d'attention  pour  ceux  qu'on  va  cher- 


ET    DE   LA    MORT.  299 

cher.  Que  de  façons  de  détourner  la  vue 
de  la  mort!  Il  n'est  pas  jusqu'à  Pétrone  qui 
ne  trouve  moyen  de  ne  la  point  voir  en 
s'occupant  de  la  rendre  élégante ,  con- 
forme à  sa  vie,  digne  de  son  esprit  et  de 
son  goût.  Et  cet  autre  qui,  torturé  par  la 
goutte,  ne  veut  pas  se  tuer  encore  et  re- 
tarde son  suicide  de  quelques  jours  pour 
avoir  le  suprême  plaisir  de  survivre  à  Do- 
natien :  Donec  huic  latroni  super  si  m. 
Autant  de  manières  de  ne  point  songer 
à  la  mort  :  autant  de  divertissements , 
comme  disait  Pascal. 

Toutes  ces  ressources  font  défaut  au 
vrai  chrétien,  Il  n'a  point  le  droit  de  fuir 
le  monde  avec  emportement,  il  n'a  point 
le  droit  de  se  troubler  la  vue  devant  la 
mort  en  s'enivrant  de  haine  ou  de  mépris 
pour  ses  semblables.  Il  ne  la  cherche  pas, 
il  ne  la  fuit  pas,  il  la  prévoit  et  il  l'attend; 
il  en  est  occupé  pendant  toute  sa  vie  et 
plus  encore  à  ses  derniers  moments,  et  il 
ne  tient  qu'à  vous  de  croire  que,  faisant 


300  DE    LA    MALADIE 

exception  au  reste  de  l'humanité,  il  la  re- 
garde vraiment  en  face.  Il  n'en  est  rien 
cependant;  il  a  bien  les  yeux  dirigés  vers 
la  mort,  mais  son  regard  va  plus  loin  et 
la  franchit  sans  la  voir.  Il  a  sa  façon  par- 
ticulière d'en  détourner  la  vue  qui  n'est 
point  de  regarder,  comme  les  autres  hom- 
mes, à  sa  droite  ou  à  sa  gauche,  ou  der- 
rière lui,  mais  du  côté  de  la  mort  et  au 
delà.  Il  s'est  étudié  de  longue  main  à  la 
regarder  sans  la  voir,  et  à  force  de  lui  ré- 
péter hardiment  :  Où  est  ton  aiguillon  ? 
où  est  ta  victoire?  il  est  devenu  aveugle 
devant  sa  victoire  et  s'est  rendu  insensible 
à  son  aiguillon.  En  un  mot,  il  a  cette  mé- 
thode et  cette  ressource  admirable  de  déro- 
ber à  la  mort  ses  attributs  naturels  et  de 
ne  pas  la  prendre  au  sérieux.  Il  la  sup- 
prime donc  plutôt  qu'il  ne  l'affronte,  et 
c'est  pour  lui  un  parti  pris  que  de  l'ou- 
blier. 

Voilà  l'art  de  mourir  à  l'usage  du  chré- 
tien, et  ce  que  cet  art  a  de  plus  admirable, 


ET    DE    LA    MORT.  301 

c'est  qu'il  se  soutient  dans  la  pratique, 
c'est  qu'il  ne  dépasse  pas  le  niveau  ordi- 
naire de  l'âme  humaine  et  qu'il  est  d'un 
secours  sans  prix  à  un  grand  nombre  de 
nos  semblables.  Cette  préoccupation  quo- 
tidienne de  l'autre  vie,  cette  constante 
contemplation  des  régions  célestes ,  cette 
étude  assidue  des  moyens  d'y  parvenir  et 
du  vrai  chemin  qui  y  mène,  rien  de  tout 
cela  n'est  stérile;  on  se  forme  ainsi  une 
seconde  nature  qui  fait  la  guerre  aux  in- 
stincts de  l'autre  et  qui  finit  par  la  sup- 
planter. L'habitude  de  croire  et  d'espérer 
équivaut  à  la  certitude  et  aboutit  à  la  pro- 
duire. Et  cette  certitude  bienfaisante  est  à 
la  portée  des  plus  humbles  esprits  comme 
des  plus  grands,  s'ils  ont  pris  le  même 
chemin.  Pour  mourir  comme  Ozanam  est 
mort  naguère  parmi  nous,  il  n'est  pas  be- 
soin de  son  intelligence  délicate  et  culti- 
vée, ni  de  son  âme  généreuse;  les  plus 
humbles  de  ses  frères  l'imitent  sans  peine 
ce  jour-là ,   parce   qu'ils  l'ont  imité  tous 


302  DE    LA   MALADIE. 

les  jours,  et  la  vue  exercée  du  chrétien 
n'a  pas  besoin  d'être  perçante  pour  con- 
templer à  la  place  de  la  mort  les  cieux  tout 
grands  ouverts. 

Si  les  philosophes  ne  peuvent  imiter 
que  de  loin  cette  sécurité  parfaite,  ils  n'en 
recueilleront  pas  moins  pour  cette  épreuve 
suprême  le  fruit  du  commerce  qu'ils  ont 
entretenu  avec  les  choses  éternelles,  soit 
qu'ils  aient  pris  l'habitude  de  vivre  sous 
l'œil  d'un  Dieu  de  justice  et  de  bonté  et 
qu'ils  aient  toujours  agi  dans  l'attente  de 
son  jugement;  soit  qu'ils  aient  cherché 
dans  la  conception  de  l'ordre  universel  et 
dans  une  intelligente  adhésion  aux  lois  de 
la  nature  la  force  nécessaire  pour  endurer 
avec  calme  les  maux  de  cette  vie  et  pour 
la  quitter  sans  regret.  Quelque  chemin 
qu'ait  suivi  la  pensée  de  l'homme,  pour 
peu  qu'elle  se  soit  élevée  au-dessus  des  in- 
térêts et  des  préoccupations  vulgaires,  elle 
s'est  rendue  plus  capable  de  considérer  la 
mort  sans  faiblesse,  et  tout  effort  d'esprit 


ET    DE    LA    MORT.  303 

vers  le  grand  et  vers  le  beau  reçoit  ce  jour- 
là  sa  récompense.  Nous  avons  en  effet  cet 
avantage  sur  les  bêtes,  que,  menacés  par  la 
mort,  nous  savons  de  quoi  il  s'agit  ;  mais 
si  nous  en  restons  à  ce  point,  c'est  un 
triste  privilège,  et  nous  aurions  le  droit  de 
regretter  notre  intelligence  si  elle  ne  nous 
faisait  pas  faire  un  pas  de  plus  :  savoir  de 
quoi  il  s'agit  et  en  prendre  notre  parti , 
voilà  notre  supériorité  véritable  et  notre 
gloire. 


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Mas  (D.  Sinibaldo  de)  :  La  Chine  et  les 

puissances  chrétiennes.  2  vol. 
V[SLthe'Ws(C.):  Légendes  iîidiennes.  lvol- 
Michelet  :  La  femme.  2e  édition,  i  vol. 

—  La  mer.  3e  édition,  i  vol. 

—  L'amour.  ke  édition,  i  vol. 

—  L'insecte,  5e édition.  1  vol. 

—  L'oiseau.  7°  édition,  l  vol. 

Milne  (W.  C.)  :  La  vie  réelle  en  Chine, 
traduite  de  l'anglais  par  M.  Tasset,  et 
annotée  par  G.  Pauthier.  2e  édit.  i  vol. 

Moges  (le  M18  de  )  :  Souvenirs  d'une  am- 
bassade en  Chine  et  au  Japon,  i  vol. 

Molènes  (Paul  de)  :  Les  caprices  d'un 
régulier;  —  les  souffrances  d'un  hou- 
zard;  —  le  soldat  en  1709.  1  vol. 

Monnier  (Marc)  :  L'Italie  est-elle  la 
terre  des  morts?  1  vol. 

Mornand  (F.)  :  La  vie  des  eaux,  conte- 
nant les  bains  de  mer  et  les  eaux 


thermales,  avec  des  notes  sur  la  verte 
curative  des  eaux,  par  le  D*  Roubaud. 
2e  édition,  i  vol. 

Mortemart-Boisse  (baron  de)  :  La  vie 
élégante  à  Paris.  2e  édition,  i  vol. 

Nisard  'Charles)  :  Curiosités  de  Vétimo 
logie  française,  i  vol. 

Nodier  (Ch.)  :  Les  sept  châteaux  du  roi 
de  Bohême  ;  Les  quatre  talismans. 
Édition  illustrée,  i  vol. 

Nourrisson  (J.  F.)  :  Les  Pères  de  l'Église 
latine,  leur  vie,  leurs  écrits,  leur 
temps.  2  vol. 

Orsay  (comtesse  d')  :  L'ombre  du  bon- 
heur, i  vol. 

Patin  (Th.):  Études  sur  les  tragiques 
grecs.  2°  édition .  %  vol. 

Ferint  (Ch.)  :  Le  presbytère  de  Plou- 
guern,  récits  bretons.  1  vol. 

Perrens  (F.  T.)  :  Jérôme  Savonar oie, 

d'après  les  documents  originaux  et 

avec  des  pièces  justificatives  en  grande 

partie  inédites.  3e  édition,  i  vol. 

Ouvrage  couronné  par  l'Acad.  franc. 

—  Deux  ans  de  révolution  en  Italie 
(1848-1850).  1  vol. 

Pfeiffer  (Mme  Ida):  Voyage  d'une  femme 
autour  du  monde,  traduit  de  l'aile* 
mand,  avec  l'autorisation  de  l'auteur, 
par  W.  de  Suckau.  i  vol. 

—  Mon  second  voyage  autour  du  monde, 
traduit  de  l'allemand  ,  avec  l'autori- 
sation de  l'auteur,  par  W.  de  Suckau, 
1  vol. 

—  Voyage  à  Madagascar,  traduit  de 
l'allemand  avec  l'autorisation  de  la  fa- 
mille de  l'auteur,  par  W.  de  Suckau, 
et  précédé  d'une  notice  historique  sur 
Madagascar,  par  Francis  Riaux.  i  voi. 

Quatrefages  (A.  dej  :  Unité  de  l'espèce 

humaine.  1  vol. 
Raymond  (Xavier)  :  Les  marines  de  la 

France  et  de  l'Angleterre  (1815-1863) 

1  vol. 
Rendu  (V.)  :  L'intelligence  des  bêtes.  1  v. 
Rougebief  (kug.)  :  Un  fleuron  de  la 

France,  i  vol. 
Russell  de  Killough  (le  comte  Henry)  : 

Seize  mille  tieues  à  travers  l'Asie  et 

l'Océanie.  2  vol. 
Saintine  (X.-B.)  :  La  mythologie  du 

Rhin.  2e  édition  i  vol  t 


^_  4  _ 


Saintine  (X.-B.)  :  Le  chemin  des  éco- 
liers. 2e  édition  1  vol. 

—  Picciola.  i  vol. 

—  Seuil  3e édition.  1  vol. 

Sand  (George)  :  Elle  et  lui.  2e  édit.  1  v. 

—  Jean  de  La  Roche.  i  vol. 
Soudo(P.)  :  Critique  et  littérature  mu- 
sicales. 2  vol. 

—  L'Année  musicale,  trois  années 
(1859-1861  ).  4  vol.  dont  chacun  se 
vend  séparément. 

—  Le  chevalier  Sarti.  i  vol. 

Simon  (Jules)  :  La  liber té. 2e édit. 2  vol, 

—  La  liberté  de  conscience.  3e  «Mit  i  v. 

—  La  religion  naturelle.  5e  edii.  1  vol. 

—  Le  devoir.  6e  édition.  î  vol. 
Ouvrage  couronné  par  l'Acad.  franc. 

—  L'Ouvrière.  ke  édition,  i  vol. 
Taine  (H.) .-  Essai  sur  Tite  Live.  2e édi- 
tion, i  vol. 

Ouvrage  couronné  par  l'Académie 
française. 

—  Essais  de  critique  et  d'histoire,  i  vol. 

—  La  Fontaine  et  ses  fables.  3e  édition. 
1  vol. 

—  Les  philosophes  contemporains. 
2e  édition,  i  vol. 

—  Voyage  aux  Pyrénées.  de  édit.  i  vol. 
Texier  (Edmond)  :  La  chronique  de  la 

guerre  d'Italie,  i  vol. 
Théry  :  Conseils  aux  mères.  2  vol. 

Ouvrage  couronné  par  l'Acad.  franc. 
TôpfFer  (R.)  :  Nouvelles  genevoises,  i  v. 

—  Rosa  et  Gertrude.  i  vol. 

—  Le  presbytère,  i  vol. 

—  Réflexions  et  menus  propos  dyun 
peintre  genevois,  ou  Essai  sur  le  beau 
dans  les  arts.  1  vol. 


Troplong  :  De  l'influence  du  christia- 

nismesur  le  droit  civil  des  Romains. 

i  vol. 
Ulliac-Trémadenre  (Mlle)  :  La  maîtresse 

de  maison.  2e  édition,  i  vol. 
Vapereau  :    L'année   littéraire,  cinq 

années(i858-i861).  5  vol.  dont  chacun 

se  vend  séparément. 
Viardot  (L.) .-  Les  musées  d'Allemagne. 

3e  édition,  i  vol. 

—  Les  musées  d'Angleterre, de  Belgique, 
de  Hollande,  de  Russie.  3e  édit.  l  v. 

—  Les  musées  d'Espagne.  3e  édit.  i  vol. 

—  Les  musées  de  France  (Paris).  2e  édi- 
tion, i  vol. 

—  Les  musées  d'Italie.  3e  édition,  l  vol. 
Viennet  :  Épîtr es  et  satires .  5e  édition. 

1vol. 
Vigneaux  (Ern.)  :  Souvenirs  d'un    ri- 
sonnier  de  guerre  au  Mexique  (1854- 
1855).  1  vol. 

Vivien  de  Saint-Martin  :  L'année  géo- 
graphique, ire  année  (i 862),  i  vol. 

Warren  (comte  Edouard  de)  :  L'Inde 
anglaise  avant  et  après  l'insurrection 
de  1857.  3e  édition  ,  revue  et  considé- 
rablement augmentée.  2  vol. 

Wey  (Francis)  :  Dick  Moon  en  France, 
journal  d'un  Anglais  de  Paris.  2e  éd.  1  v. 

Widal  (Aug.)  :  Études  littéraires  et  mo- 
rales sur  Homère,  i  vol. 

Seller  (J.)  :  Épisodes  dramatiques  de 
l'histoire  d'Italie,  i  vol. 

—  Vannée  historique ,  quatre  années 
(1859-1862).   4   vol.  dont  chacun  se 


vend  séparément. 

(2e   SÉRIE   A   3   FRANCS   LE   VOLUME.) 

About  Ed.):  Madelon.  2e  édition.  2  vo- i     de  M.    de    la  Guerche.  2  volumes, 
lûmes.  Berthet  (Élie)  :  Les  catacombes  de  Pa- 

Acnard   (Amédée)   :  Les  coups  d'épee  I     ris.  2  volumes. 

II.  ŒUVRES  DES  PRINCIPAUX  ÉCRIVAINS  FRANÇAIS. 

(lre  SÉRIE   A   2  FRANCS   LE   VOLUME.) 


Barthélémy  :  Voyage  du  jeune  Ana- 
charsis  en  Grèce  dans  le  milieu  du 
ive  siècle  avant  l'ère  chrétienne.  3  vol. 

Atlas  pour  le  Voyage  du  jeune  Anachar- 
sis,  dressé  par  J.  D.  Barbie  du  Bocage, 
revu  par  A.  D.  Barbie  du  Bocage. 
in-S.  3  fr. 


Boilean  :  OEuvres  complètes,  t  vol. 
Bossnet  :  OEuvres  choisies.  5  vol. 
Corneille  :  OEuvres  complètes.  5  vol' 
Fénelon  :  OEuvres  choisies,  k  vol. 
La  Fontaine  :  OEuvres  complètes.  2  vol. 
Marivaux  :  OEuvres  choisies.  2  vol. 
Molière  :  Œuvres  complètes,  3  vol. 


—  5 


Montesquieu  :  Œuvr  escomptâtes.  2  vol. 
Pascal  (B.):  OEuvres  complètes.  2  vol. 
Raoine(J.).-  OEuvres  complètes.  2  vol. 
Rousseau  (J.  J.)  :  Œuvres  complètes. 

8  vol. 
Saint-Simon  (le  duc   de)  :  Mémoires 

complets  et  authentiques  sur  le  siècle 


de  Louis  XIV  et  la  Régence,  collation- 
nés  sur  le  manuscrit  original  par 
M.  Chéruel,  et  précédés  d'une  notice 
de  M.  Sainte-Beuve,  de  l'Académie 
française.  13  vol. 

Sedaine  :  OEuvres  choisies,  l  vol. 

Voltaire  :  OEuvres  complètes.  35  vol. 


(2e  SÉRIE  A  3  FR.  50  C.  LE  VOLUME.) 


Chateaubriand:  Le  génie  du  Christia- 
nisme. 1  vol. 

—  Les  martyrs;  —  le  dernier  des  Aben- 
cerages.  i  vol. 

—  Atala;—  René;—  les  Natchez.  1  v. 
Fléchier  :    Mémoires   sur    les    grands 

jours  d'Auvergne  en  1665,  annotés  par 
M.  Chéruel  et  précédés  d'une  notice 
par  M.  Sainte-Beuve.  1  vol. 

Malherbe  :  Poésies.  î  vol. 

Montaigne  (Michel  de)  :  Essais,  précédés 


d'une  lettre  à  M.  Villemain  sur  l'élcge 
de  Montaigne,  par  P.  Chrislian.  1  très- 
fort  volume. 

Sévigné  (Mme  de)  :  Lettres  de  Mme  de 
Sévigné,  de  sa  famille  et  de  ses  amis, 
réimprimées  pour  le  texte  sur  la  nou- 
velle édition  publiée  par  M.  Monmer- 
qué  dans  la  Collection  des  grands  écri- 
vains de  la  France.  Tomes  I,  II  et  III. 

Cette  édition  ne  comprend  pas  les  notes 


III.  LITTERATURES  ETRANGERES. 

(A   3  FR.    50  C.  LE  VOLUME.) 


Syron  (lord)  :  OEuvres  complètes ,  tra- 
duites de  l'anglais  par  Benjamin  La- 
roche, quatre  séries  : 

lr«  série  :  Childe-Harold.  1  vol. 

2e  série  :  Poèmes.  1  vol. 

3e  série:  Drames.  i  vol. 

k*  série  :  Don  Juan.  i  vol. 

Dante  :  La  Divine  Comédie,  traduite  de 
l'italien  par  P.  A.  Fiorentino.  1  vol. 


Nibelungen  (les).  Traduction  nouvelle 
par  Emile  Laveleye.  1  vol. 

Ossian  :  Poèmes  gaéliques  recueillis  par 
Mac~Pherson  ,  traduits  de  l'anglais 
par  P.  Christian,  et  précédés  de  re- 
cherches sur  Ossian  et  les  Calédo- 
niens, 1  vol. 

Pouchkine:  OEuvres  dramatiques,  tra- 
duites du  russe  par  L.  Viardot  et 
I,  Tourguéneff.  i  vol. 


IV.  BIBLIOTHÈQUE  DES  MEILLEURS  ROMANS  ÉTRANGERS. 

(A  2  FR.   LE  VOLUME.) 


linsworth  (W.  Harrison)  :  Abigaïl, 
ou  la  Cour  de  la  reine  Anne,  roman 
historique  traduit  de  l'anglais  par 
M.  Révoil.  i  vol. 

—  Crichton,  roman  traduit  par  M.  A.  Ro- 
let.  i  vol. 

—  La  Tour  de  Londres ,  roman  traduit 
par  Éd.  Scheffier.  i  vol. 

Anonymes  :  César  Borgia,  ou  l'Italie  en 
1500,  traduit  de  l'anglais  par  Éd. 
Scheffter.  i  vol. 

—  Paul  Ferroll,trdLduit  de  l'anglais  par 
Mme  H.  Loreau.  i  vol. 


Anonymes:  Les  pilleurs  d'épaves, tra- 
duits de  l'anglais  par  Louis  Stenio.  i  v. 

—  Violette  ;  —  Éléanor  Raymond.  Imité 
de  l'anglais  par  Old-Nick.  1  vol. 

—  Whitefriars ,  traduit  de  l'anglais  par 
M.  Éd.  Scheffter.  i  vol. 

—  Whitehall,  traduit  de  l'anglais,  par 
M.  Éd.  Scheffter.  i  vol. 

Beecner  Stowe  (Mrs):  La  case  de  l'oncle 
Tom ,  traduit  de,  l'anglais  par  Louis 
Énault.  1  vol. 

—  La  fiancée  du  ministre,  traduit  de 
l'anglais  par  H.  dePEspine.  t  vol. 


—  6  — 


Bersezio(V.)  :  Nouvelles  piémontaises. 
traduites  avec  l'autorisation  de  l'au- 
teur, par  Amédée  Roux.  1  vol. 

Bulwer  Lytton  (sir  Edward)  :  Œuvres, 
traduites  de  l'anglais,  avec  l'autorisa- 
tion de  l'auteur,  sous  la  direction  de 
P.  Lorain.  14  vol. 

On  vend  séparément: 

—  Devereux,  traduit  par  William  L.  Hu- 
ghes. 1  vol. 

—  Ernest  Maltravers ,  traduit  par 
Mlle  Collinet.  1  vol. 

—  Le  dernier  des  barons,  traduit  par 
Mme  Bressant.  2  vol. 

—  Le  désavoué,  trad.  par  M.  Gorréard. 
ivol. 

—  Les  derniers  jours  de  Pompéi,  traduite 
par  M.  Hippolyte  Lucas.  1  vol. 

—  Mémoires  de  Pisistrate  Caxton,  tra- 
duits par  Éd.  Scueffter.  1  vol. 

—  Mon  roman,  traduit  par  M.  H.  de  l'Es- 
pine.  1  vol. 

—  Paul  Clifford ,  traduit  par  M.  Virgile 
Boileau.  1  vol. 

— Qu'en  fera-t-il?  traduit  par  M.  Amédée 
Pichot.  2  vol. 

—  Rienzi ,  traduit  sous  la  direction  de 
M.  Lorain.  1  vol. 

—  Zanonx,  traduit  par  M.  Sheldon.  1  vol. 
Caballero  (Fernan)  :  Nouvelles  anda- 

louses,    traduites  de  l'espagnol    par 
A.  Germond  de  Lavigne.  1  vol. 
Cervantes  :  Don  Quichotte,  traduit  de 
l'espagnol  par  L.  Viardot.  2  vol. 

—  Nouvelles,  traduites  par  le  même.l  v. 

Cummins  (miss;  :  L'allumeur  de  réver- 
bères, traduit  de  l'anglais  par  MM.  Be- 
lin  de  Launay  et  Ed.  Scheffter.  l  vol. 

—  Mabel  Vaughan,  traduite  de  l'anglais 
avec  l'autorisation  de  l'auteur,  par 
Mme  H.  Loreau.  1  vol. 

—  La  rose  du  Liban,  traduite  de  l'an- 
glais par  M.  Ch.  Bernard-Derosne. 
i  vol. 

Gurrer  Bell  (Miss  Brontë)  :  Jane  Eyre 
ou  les  Mémoires  d'une  institutrice, 
roman  traduit  de  l'anglais,  avec  l'au- 
torisation de  l'auteur,  par  Mme  Les 
bazeilles-Souvestre.  1  vol. 

—  Le  professeur,  trad.  avecl'autorisatioi 
de  l'auteur,  par  Mme  H.  Loreau.  i  vol. 

—  Shirley,  traduit  par  M.  A.Rolet.l  v. 


Dickens  (Charles)  :  Œuvres,  traduite» 
del'anglais,  avec  l'autorisation  de  l'au- 
teur, sous  la  direction  de  P.  Lorain. 
22  vol. 

On  vend  séparément  : 

—  Aventures  de  M.  Pickwick.  2  vol. 

—  Barnabe  Rudge.  2  vol. 

—  Bleak-House.  i  vol. 

—  Contes  de  Noël,  i  vol. 

—  David  Copperfield.  2  vol. 

—  Dombey  et  fils.  2  vol. 

—  La  petite  Dorrit.  2  vol. 

—  Le  magasin  d'antiquités.  2  vol. 

—  Les  temps  difficiles,  i  vol. 

—  Nicolas  Nickleby.  2  vol. 

—  Olivier  Twist,  i  vol. 

—  Paris  et  Londres  en  1793.  i  vol.     . 

—  Vie  et  aventures  de  Martin  Chuzzle- 
wit.  2  vol. 

Disraeli  :  Sybil,  traduit  de  l'anglais, 
avec  l'autorisation  de  l'auteur,  par  ***. 
i  vol. 

Freytag  (G.)  :  Doit  et  avoir,  traduit  de 
l'allemand,  avec  l'autorisation  de  l'au- 
teur, par  W.  de  Suckau.  i  vol. 

Fullerton  (lady)  :  L'Oiseau  du  bon 
Dieu,  traduit  de  l'anglais  par  Mlle  de 
Saint-Romain,  et  publié  avec  l'autori- 
sation de  l'auteur.  1  vol. 

Fullon  (S.  W.)  :  La  comtesse  de  Mi- 
randole ,  roman  anglais  traduit  par 
Ch.  Roquette,  l  vol. 

Gaskell  (Mrs)  :  OEuvres,  traduites  de 
l'anglais,  avec  l'autorisation  exclusive 
de  l'auteur,  k  vol. 

On  vend  séparément: 

—  Autour  du  sofa,  traduit  par  Mme  H. 
Loreau.  1  vol. 

—  Marie  Bar  ton,  traduit  par  Mlle  Mo- 
rel.  i  vol. 

—  Marguerite  Hall,  traduit  par  Mmes 
H.  Loreau  et  H.  de  l'Espine.  l  vol. 

—  Ruth,  traduit  par  M.  ***.  1  vol. 
Gerstaoker  :  Les  pirates  du  Mississipi, 

traduits  de  l'allemand  par  B.  H.  Ré- 
voil.  ivol. 

—  Les  deux  convicts,  traduits  par  B.  H. 
Révoil.  i  vol. 

Gogol  (Nicolas):  Les  âmes  mortes,  tra- 
duit du  russe  par  Ernest  Charrière. 
1  vol. 


—  7 


Gran  (James):  Les  mousquetaires  écos- 
sais ,  roman  anglais  traduit  par 
M.  Emile  Ouchard.  1  vol. 

Hacklânder  :  Boutique  et  comptoir, 
traduit  de  l'allemand ,  avec  l'autorisa- 
tion de  l'auteur,  par  M,  Materne,  ivol. 

—  Le  moment  du  bonheur,  roman  tra- 
duit par  M.  Materne.  1  vol. 

Hauflf  ( Wilhem)  :  Nouvelles  ,  traduites 
de  l'allemand  par  A.  Materne,  l  vol. 

—  Lichlenstein,  épisode  de  l'histoire  du 
Wurtemberg,  traduit  par  MM.  E.  et 
H.  de  Suckau.  1  vol. 

Heiberg  (L.)  :  Nouvelles  danoises,  tra- 
duites par  M.  X.  Marmier.  t  vol. 

Hildreth  :  L'esclave  blanc  ,  nouvelle 
peinture  de  l'esclavage  en  Amérique, 
trad.  de  l'anglais  par  M.  Mornand.  i  vol 

ïmmermann  :  Les  paysans  de  Vestpha- 
lie,  traduit  par  M.  Desfeuilles.  1  vol. 

James  :  Léonora  d'Orco,  traduite  de 
l'anglais,  avec  l'autorisation  de  l'au- 
teur, par  Mme  de  Morvan.  i  vol. 

Kavanagh  (Julia)  :  Tuteur  et  pupille, 
traduit  de  l'anglais,  avec  l'autorisa- 
tion de  l'auteur,  par  Mme  H.  Loreau. 
i  vol. 

Kingsley  :  Il  y  a  deux  ans,  roman  an- 
glais, traduit  avec  l'autorisation  de 
l'auteur,  par  H.  de  l'Espine.  i  vol. 

Lennep  (J.  Vanf:  Les  aventures  de  Fer- 
dinand Huyck,  traduites  duhollandais, 
avec  l'autorisation  de  l'auteur  ,  par 
MM.  Wocquier  et  D.  Van  Lennep.  i  vol. 

—  Brinio,  traduit  du  hollandais,  avec 
l'autorisation  de  l'auteur,  par  F.  Dou- 
chez. 1  vol. 

—  La  rose  de  Dekama,  traduit  du  hol- 
landais, avec  l'autorisation  de  l'auteur, 
par  MM.  Wocquier  et  D.  Van  Lennep. 
i  vol. 

Lever  (Ch.)  :  Harry  Lorrequer,  traduit 
de  l'anglais  ,  avec  l'autorisation  de 
l'auteur,  par  M.  Baudéan.  2  vol. 

— L'homme  du  jour,  traduit  de  l'anglais, 
avec  l'autorisation  de  l'auteur,  par 
M.  A.  Baudéan.  1  vol. 

Ludwig  (Otto;  :  Entre  ciel  et  Urre,  tra- 
duit de  l'allemand,  avec  l'autorisation 
de  l'auteur,  par  M.  Materne,  i  vol» 

Marvel  ^l&aac)  :  La  rêve  ae  ta  vt6t  romai 


anglais,  traduit,  avec  l'autorisation  de 
l'auteur,  par  Mme  Mezzara.  i  vol. 
Mayne-Reid  :  La  piste  de  guerre,  tra- 
duite de  l'anglais,  avec  l'autorisation 
de  l'auteur,  par  V.  Boileau.  i  vol. 

—  La  Quarteronne,  roman  anglais,  tra- 
duit, avec  l'autorisation  de  l'auteur, 
par  L .  Stenio.  i  vol. 

Mûgge  (Th.)r  Afraja,  traduit  de  l'alle- 
mand, avec  l'autorisation  de  l'auteur, 
par  W.  et  E.  de  Suckau.  i  vol. 

Smith  (J.  F.)  :  L'héritage,  traduit  de 
l'anglais,  avec  l'autorisation  de  l'au- 
teur, par  Éd.  Scbeffter.  2  vol. 

—  La  femme  et  son  maître,  traduit,  avec 
l'autorisation  de  l'auteur,  par  H.  de 
l'Espine.  2  vol. 

Stepheus  (miss  A.  S.)  :  Opulence  et  mi- 
sère, traduit  de  l'anglais  par  Mme  Lo- 
reau. i  vol.  » 

Thackeray  :  Œuvres,  traduites  de  l'an- 
glais, avec  l'autorisation  de  l'auteur, 
1  vol. 

On  vend  séparément 

—  Henry  Esmond,  traduit  par  Léon  de 
Wailly.  i  vol. 

—  Histoire  de  Pendennis ,  traduite  par 
Ed.  Scbeffter.  2  vol. 

—  La  foire  aux  vanités,  traduite  par 
G.  Guiffrey.  2vol. 

—  Le  livre  des  Snobs,  traduit  par  le 
même,  l  vol. 

—  Mémoires  de  Bar  ry  Lyndon,  traduits 
par  Léon  de  Wailly.  i  vol. 

Tourguéneff  :  Scènes  de  la  vie  russe 
traduites  du  russe  avec  l'autorisatioc 
de  l'auteur,  par  X.  Marmier  etL.  Viar- 
dot.  i  vol. 

—  Mémoires  d'un  seigneur  russe ,  tra- 
duits par  E.  Charrière.2*  édition.  lvoL 

Frollope  (Francis)  :  La  pupille,  roman 
anglais  traduit  par  Mme  Sara  de  la  Fi- 
zelière.  i  vol. 

Wilkie  Collics  :  Le  se^et,  romin  an- 
glais, traduit,  avec  l'autorisation  de 
l'auteur,  par  Old-Nick.  1  vol. 

Sscîiokke  :  Addrich  des  Mousses,  romat 
allemand  tradui .  par  W.  de  Suckau. 
1  vol. 

Le  château  d' A ar au, traduit  de  l'alle- 
mand par  W.  «le  Suckaa.  i  vol.. 


8  — 


V.    LITTERATURES   ANCIENNES. 


(A  3  FR.  50  C, 
LITTÉRATURE  GRECQUE. 

Anthologie  grecque,  traduite  sur  le  texte 
publié  par  Jacob,  avec  des  notices  bio- 
graphiques et  littéraires.  2  vol. 

Aristophane  :  Œuvres  complètes  ,  tra- 
duction nouvelle,  avec  une  introduc- 
tion et  des  notes,  par  C.  Poyard.  l  vol. 

Hérodote:  OEuvres  complètes,  traduc- 
tion nouvelle  avec  une  introduction 
et  des  notes,  par  M.  P.  Giguet.  1  vol. 

Homère  :  OEuvres  complètes, traduction 
nouvelle,  suivie  d'un  Essai  d'encyclo- 
pédie homérique,  par  M.  P.  Giguet. 
6e  édition.  î  vol. 

Lucien  •*  OEuvres  complètes,  traduction 
nouvelle,  suivied'une  table  analytique, 
par  M.  Talbot.  2  vol. 

Thucydide  :  Histoire  de  la  guerre  du  Pe- 


LE  VOLUME.) 

loponèse,  traduction  nouvelle,  avec  une 
notice  et  des  notes,  par  M.  Bétant,  di- 
recteur du  Gymnase  de  Genève.  1  vol. 

Xénophon  :  OEuvres  complètes, traduc- 
tion nouvelle,  suivie  d'une  table  ana- 
lytique, par  M.  Talbot.  2  vol. 

Des  traductions  d'Eschyle,  d'Euri- 
pide, de  Plutarque,  de  Sophocle  et  de 
Strabon  sont  sous  presse  ou  en  prépa- 
ration. 

LITTÉRATURE  ROMAINE. 

Séneqne  le  philosophe  :  OEuvres  com- 
plètes, traduction  nouvelle  avec  une 
notice  et  des  notes,  par  J.  Baillard,  de 
l'Académie  Stanislas.  2  vol. 

Tacite  :  OEuvres  complètes ,  traduites 
en  français  avec  une  introduction  et 
des  notes,  par  J.  L.  Burnouf.   i  ygî. 


VI.  CHEFS-D'ŒUVRE  DE  LA  PHILOSOPHIE  ANCIENNE    ET  MODERNE 

(A  3  FR.   50  C.  LE  VOLUME.) 


Sossnet  :  OEuvres  philosophiques,  com- 
•  prenant  les  Traités  de  la  connaissance 
de  Dieu  et  de  soi-même,  et  du  Libi e  ar- 
bitre, la  Logique,  et  le  Traité  des  cau- 
ses, publiées  par  M.  de  Lens.  i  vol. 

Descartes,  Bacon, Leibnitz, recueil  con- 
tenant :  1°  Discours  de  la  Méthode; 
2°  Traduction  nouvelle  en  français  du 
Novum  organum  ;  3°  Fragments  de  la 
Théodicée,  avec  des  notes,  par 
M.Lorquet,  professeur  de  philosophie 
au  lycée  Saint-Louis,  i  volume. 


Fénelon  :  Traité  de  l'Existence  de  Dieu 
et  Lettres  sur  divers  sujets  de  méta- 
physique, publiées  par  M.  Danton,  in- 
specteur général  de  l'instruction  pu- 
blique, i  vol. 

Nicole  :  OEuvres  philosophiques  et  mo- 
rales ,  comprenant  un  choix  de  ses 
essais  et  publiées  avec  des  notes  et 
une  introduction ,  par  M.  Charles 
Jourdain,  professeur  agrégé  de  philo- 
sophie près  les  Facultés  des  lettres 
1  volume. 


NOV  2S  t! 


Pans.  —  Imprimerie  générale  de  Ch.  Lahuie,  rue  de  Fleuras,  d. 


>Z1*> 


ÉTUDES 


SUR 


LES  MORALISTES 

FRANÇAIS 


SUIVIES      DE      QUELQUES      REFLEXIONS 
SUR     DIVERS     SUJETS 


M.    PREVOST -PARADOL 

de  l'Académie  française 


DEUXIEME    EDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  L.  HACHETTE    ET   C'< 

BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    N°     JJ 

i865 


Librairie  de  L.  HACHETTE  et  C1»,  boulevard  Saint- Germain,  n°  77,  à  Paris. 


BIBLIOTHÈQUE  VARIEE,  FORMAT  IN-18  JÉSUS,  A  3  FR.  50  C.  LE  VOL. 


A  bout  Edm  ).  La  Grèce  contemporaine.  1  vol. —  Le 
Progrès.  1  roi.  —  Madelin.  1  roi,  —  Lo  salon  de 
1864.  1  vol.  —  Théâtre  impossible.  1  vol. 

Ackermann.  Cornes  et  poésies.  1  vol. 

Anthologie  grecque,  trad    en  français.  S  vol. 

Aristophane.  OËuvr es  complètes,  tr.  par  Poyard.  1  Y. 

Arnould  (Edm.)    Sonnets  et  pcërnes.  1  vol. 

Balzac  (H.  de).  Théâtre.  1  vol. 

Barran.  Histoire  de  la  Révolution   frança^e.  1  vol. 

Bautain  (l'abbé).  La  belle  saison  à  la  campagne.  1  v. 

—  La  chrétienne  de  nos  jours.  S  vol.  —  Le  chré- 
tien de  nos  Jours.  2  vol. 

Bayard.  Théâtre.  12  vol. 

Bellemare  (A.).  Abd-el-Kader.  1  vol. 

Belloy  (dej.  Le  Chevalier  d'Aï    1  vol.  —  Légendes 

fleuries.  1   vol. 
Bersot  (E.).  Mesmer  on  le  magnétisme  animal.  1  v. 
Beulé.  Phidias,  drame  antique.  1  vol. 
Bosquet.  Pnëme  des  heures.  1  vol. 
Byron.  OFuvres  complète-;  .  trad.  de  Laroche.  4  vol. 
Calemard  de  la  Fayette  (Ch.).  Le  poëme  des 

champs.  1  vol. 
Cammas(R  jet  Lefèvre  (A.).  La  vallée  du  Nil.  1  v. 
Cervantes.  Don  Quichotte.  2  vol. 
Caro  (  E.).  Études  morales,  t  v  —  L'idée  de  Dieu.  1  v. 
Castellane  (de).  Souvenirs  de  la  vie  militaire.  1  v. 
Charpentier.  Les  écrivains  latins  de  l'empire.  1  v 
Chateaubriand.  Le  génie  du  christianisme.  1  vol. 

—  Les  martyrs.  1  vol.  --Atala,  René,  les  Natuhes.  1  v. 
Cherbulicz  (V.).  Le  comte  Kostia.   1  vol.  —  Paul 

Méré.  1  vol. 

Chevalier  (M.).  LeMexique  ancien  et  moderne.  1  v. 

Chodxko.  Contes  slaves.  1  vol. 

Crépet  (J.).  Le  trésor  épistolaire  de  la  Franc»,  2  v. 

Dante.  La  Divine  comédie,  trad.  par  Fiorentino.  1  vol. 

Dargaud  (J-)*  Marie  Stuart.  1  vol.  —  Voyage  aux 
Alpes.  1  vol.  —  Voyage  en  Danemark.  1  vol. 

Daumas  (E.).  Mœurs  et  coutumes  de  l'Algérie.  1  v. 

Deschane!  (Em.).  Physiologie  des  écrivains.  1  vol. 

Diodore  de  Sicile.  Œuvres.  3  vol. 

Énault  (L.).  La  Terra-Sainte.  1  vol.  — Constat,  tiuople 
et  la  Turquie.  1  vol. 

Ferry  (Gabr.).  Le  coureur  des  bois.  2  vol.  —  Costal 
1*  Indien.  1  vol. 

I^guier  (  Louis  ).  L'alchimie  et  les  alchimistes. 
'  vol.  —  Histoire  du  merveilleux.  4  vol.  —  Les  ap- 
plications nouvelles  de  la  science.  1  vol.  —  L'an- 
née scientifique,  8  années  (1856-1863).  8  vol. 

Fléchier.  Les  grands  jo   rs  d'Auvergne.  1  vol. 

Forgues.  La  révolte  des  Cipayes.  1  vol. 

Fromentin  (Eug.).  Dominique.  1  vol. 

Giguet    P  ).  Le  Livre  de  Job.  1  vol. 

Gotthelf  (J.).  Nouvelles  bernoises.  1  vol. 

Guizot  (F.).  Un  projrt  do  mariage  royal.  1  vol. 

Hérodote.  Œuvres  complètes.  1  vol. 

Henzè^L'année  agricole,  4  années  (1860-1863).  4  v. 

Homère,  Œuvres  complètes,  trad   deGiguet.  1  vol. 

Honssa^e  (A.).  Poésies  1  vol.  —  Philosophes  et  co- 
médiennes. 1  vol.  —  Le  violon  de  Franjolô.  1  vol.  — 
Histoire  du  41e  fauteuil.  1  vol.  —  Voyages  humo- 
ristique*. 1  vol.  —  Les  filles  d'Eve.  1  vol. 

Hugo  (Victor}.  Notre-Damo  de  Paris.  2  vol.  —  Bug- 
Jargal,  Le  dernier  jour  d'un  condamné.  1  vol.  — 
Odes  ot  ballades.  1  vol.  —  Les  voix  intérieures,  Les 
rayons  et  les  ombres.  1  vol.—  Légende  des  siècles. 
1  vol.  —  Orientales,  Feuilles  d'automne,  Chants  du 
crépuscule.  1  vol.  —  Théâtre.  4  vol.  —  Les  contem-^ 
plations.  2  vol.  — Le  Rhin.  3to1.  — Mélanges.  2  vol. 

—  Discours.  1  vol.  —  Les  enfants,  i  vol. 
Jacques.  Contes  et  causeries.  1  vol. 
Jouflfroy.  Cours  de  droit   naturel    2  vol.  —  Cours 

d'esthétique.  1  vol.  —  Mélanges.  2  vol. 
Jlurien    de   la    Gravière   (l'amiral).   Souvenirs 

d'un  amiral.  2  vol.  —  Voyage  en  Chine.  2  vol. 
La  Landelle   (G.  de).  Le  tableau  de   la    mer  (la 

vie  navale).  1  vol. 
Ismartine  (A.  de).  Méditations  poétiques.   2    vol. 

—  Harmonies  poétiques.  1  vol.  —  Recueillements 
poétiques.  1  vol.  —  Jocelyn.  1  vol.  —  La  chute 
d'un  ange.  1  vol.  —  Voyago  en  Orient.  2  vol.  —  Les 
Girondin».  6  v.  —  Histoire  de  la  Restauration.  8  v 

-  LecU'tiMl  ponr  tous*   1  vol, 


Lanoye  (F.  de).  Le  Niger.  1  vol.  —  L'Inde  conte 

poraine    1  vol. 
Laugel.  Études  scientifiques.  1  vol. 
L.a  Vallée  (J  ).  Z««rga  le  chasseur.  1  vol. 
Liber  t.  Histoire  de  ia  chevalerie  en  France.  1  vo 
Loiseleur.  Les  crimes  et  les  peines.  1  voL 
Lucien.  Œuvres  complètes  tr.  par  M.Talbot.  2  ? 
Nacaulay  (lord)    Œuvres  diverses.  2  vol. 
Malherbe.  Poésies.  1  vol. 
Marinier.    En  Alsace:  L'avare  et  son  trésor,  lv 

—  En  Amérique  et  en  Europe.  1  v.  —  Ga-ida.  1 

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Fiancés  du  Spitaberg.  1  vol.  —  Lettres  sur  le  No; 

1  vol.  —  Uéiène  et  Suzanne.  1  vol. 
Mas  (Sinibaldo  dej.  La  Chine  et  les  puissances  chr 

tiennes.  2  vol. 
Michelet.    L'amour.    1  vol.  —    La    femme.    1  v 

—  La  mer    1  v. —  L'insecte.  1  v. —  L'oiseau.  1  v 
Moges  (le  marquis  de).  S  uvenirs  d'une  ambassa 

en  Chine  et  au  Japon.  1  vol. 
Molènes  (P.  de).  Caprices  d'un  régulier.  1  vol. 
Monaier.   L  Italie  est-elle  la  terro  des  morts?  1   > 
Mortemart  (baron  dey.   La  vie  élégante.  1  vol. 
Nisard  (Ch).  Curiosités  de  l'étymologie  française.  1 
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Nourrisson.  Les  Pères  de  l'Église  latine.  1  vol. 
Orsay  (comtesse  d').  L'ombre  du  bonheur.  1  vol. 
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Patin.   Etudes  sur  les  tragiques  grées.  4  vol. 
Perint  (Ch.).  Le  presbytère  de  Plouguern.  1  vol. 
Perrens  (F    T.).  Jérôme  Savonarole.  1  vol. 
PftVijrer  (Mme    l£a).   Voyage  d'une  femme  auto 

du  monde.  1   vol.  —  Mon  second  voyage  autour  • 

monde.  1  vol    —  Voyage  à  Madagascar.  1  voi. 
Plante.  Comédies.  2  vol. 
Pouchkine.  Poèmes  dramatiques.  1  vol. 
Quatrefages  (de).  Unité  de  l'espèce  humaine.  1 
Raymond  (X.j.  Les  marines  de  la  France    et 

l'Angleterre.  1  vol 
Rendu  iV.t.  L'intelligence  des  botes.  1  vol. 
Roland  (Mma).  Mémoires.  2  vol. 
Russeli  de  Kiliough  (le  comte).  16000  lieues 

travers  l'Asie  et  l'Oceanie.  2  vol. 
Saintine  (X.-B  ).  Pieciola.  1  vol.  —  Seul!  1  vol. 

Le  chemin  des  écoliers.  1  vol.  —  La  mythologie  v 

Rhin.  1  vol. 
Sand  (George).  Elle  et  lui.  1  vol. 
Satiriques  latins  (les).  1  vol. 
Scudo.  Critique  et  littérature  musicales.  2  vol.  —     • 

Chevalier  Sarti ,    roman  musical.  1  vol.  —  L'ann    - 

musicale,  3  années  (1859-1861).  3  vol. 
Séncque    OEuvres  complètes.  2  vol. 
Se  vigne  (Mme  dej.  Lettres.  4  vol.  sont  en  vente- 
Simon  (Jules).  Le  devoir.  1  vol.  —  La  religion  n  :.• 

turelle.  1  vol.  —  La  liberté.  2  vol.  —  La  liberté   .*■ 

conscience.  1  vol.  —  L'ouvrière.  1  vol. 
Tacite.  OKuvres  complètes,  trad.  de  Burnouf.  1  vr 
Taioe  (H.).  Voyage  aux  Pyrénées,  i  vol. —  Essai  i 

Tite  Live.  1  vol.  —  Essais  de  critique  et  d'histoii  - 

1  vol.  —  La   Fontaine  et   ses    faoles.  1  vol.  —  L 

philosophes  français  du  xix«  siècle.  1  vol. 
Théry.  Conseils  aux  mères.  2  vol. 
Thucydide.     Guerre   du    Péioponèse,   trad.    p 

M.  i. étant.   1  vol. 
Tôpffer  (Rod.).    Le  presbytère.  1  vol.  —  Nouvel] 

genevoises.  1   vol.  —  Rosa  et  Gertrude.  1  vol. 

Réflexions  et  menus  propos.  1  vol. 
Ulliac-Tc-émadeure  (Mlle).  La  maîtresse  de  m: 

son.  1  vol. 
Vaperoau    (  Gust.  ).  L'année  littéraire,  6  annd 

(1858-18f2).  6  vol. 
Viardot    (L.).    Les   musées  d'Allemagne.  1  vol. 

Les  musées  d'Atigletone,  de  Belgique,  etc.  1  vol. 

Les    musées   d'Espagne.    1    vol.  —  Le»  musées 

France,  t  vol.  —  Les  musées  d'Italie.  1  vol. 
Vigneaux.  Souvenirs  d'un  prisonnier  de  gcerre  - 

Mexique,  i  vcl. 
Vivien  de  St-OTartin.  L'année  géogr.  (1362).  1  . 
Wey  ï  Francis).  Dick  Moon  en  France.  1  vol. 
Wi-ïal  (Aug.).  Études  sur  Homère.  1  vol. 
Xénophon.  OEuvres  complètes,  2  vol. 
Zeller.  L'année  historique.  4  années  (1839-1 861).  4 
ar.wchokke  (H.).  Ccstei  fuisses.  1  vol. 


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Treatment  Date:  Dec.  2004 

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Cranberry  Township.  PA  16066 
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